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Mai 40- mai 68 : de nouveaux élans vers un nouveau monde

Après les souffrances des quatre années d'Occupation, la Libération, en 1944, provoque une explosion de joie, mais aussi des règlements de compte. Puis, la nécessaire reconstruction fait entrer le pays, malgré les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie, dans la période prospère dite des "Trente Glorieuses".

La seconde guerre mondiale : mai 1940-1945

Après la "drôle de guerre", les troupes allemandes entrent en Belgique, puis en France, ce qui jette sur les routes vers le sud, malgré les bombardements meurtriers, de 5 à 8 millions de "réfugiés", mêlés aux soldats qui se replient : c'est l'exode (Cf. documents ci-dessous). Paris est occupé en juin 40, et le 17, l'armistice est signé par le maréchal Pétain. La France est coupée en deux, une zone nord occupée, et la "zone libre", où s'installe le gouvernement "de Vichy". Commence très vite une "révolution nationale", fondée sur une nouvelle devise, "Travail, Famille, Patrie", en fait, sous couvert de préserver la nation française, une politique de collaboration avec le pouvoir allemand, comme l'exige l'armistice : "Dans les régions occupées de la France, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. Le Gouvernement français s'engage à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l'exercice de ces droits et à la mise en exécution avec le concours de l'Administration française."  Sous le gouvernement de Pierre Laval, puis de Darlan, sont promulguées des lois anti-juives, les arrestations se multiplient, jusqu'à de véritables "rafles" menées par la police française, comme celle du Vél'd'Hiver, en juillet 1942, qui conduisent à des déportations massives dans les camps d'extermination. Est aussi mis en place le Service du Travail Obligatoire, qui enverra environ 650000 travailleurs en Allemagne, incités à cette action sous prétexte d'une "relève" des prisonniers. Enfin, après le débarquement allié en Afrique du nord, la zone "libre" est occupée, en novembre 1942, par les Allemands et les Italiens.

Cette évolution oblige la population à des choix... Si une grande majorité  de Français se range aux côtés du maréchal Pétain, encore estimé comme "le vainqueur de Verdun", peu à peu des mouvements de résistance s'organisent, les "maquis" entreprennent de combattre par les armes l'occupant, notamment ceux des Francs Tireurs Partisans encadrés par le parti communiste, tandis que d'autres fondent des réseaux de toute nature : publications clandestines, fabrication de faux-papiers, actions de sabotage... Le Général de Gaulle, chef de la France Libre, qui a appelé à résister dès le 18 juin 1940 et a installé à Londres son gouvernement, réussit à les unifier en 1943 en créant, grâce à l'action de Jean Moulin, le Conseil national de la Résistance, puis, par fusion, sont instituées, en 1944, les Forces Françaises de l'intérieur. Mais, face à ces résistants, d'autres Français acceptent la collaboration, et certains s'engagent même nettement dans la Milice, fondée en janvier 43 par Joseph Darnand, dont les méthodes sont proches de celles de la Gestapo nazie... Au"chant des partisans" d'un côté répond donc le "chant des cohortes", de l'autre, tandis que la plus grande partie du peuple tente, tout simplement, de survivre au rationnement, aux exactions diverses : les exécutions d'otages suivent les actes de ceux que les uns appellent "libérateurs", les autres "terroristes".

Les débarquements alliés, en Sicile, en 1943, puis le 6 juin 1944 en Normandie, précipitent la chute de Mussolini, puis de l'armée allemande. Après une violente bataille, Paris est libéré : le général de Gaulle défile sur les Champs-Elysées le 25 août, et devient le chef du Gouvernement provisoire de la République française. Tandis que les troupes progressent vers l'Allemagne, qui capitule le 7 mai 1945, en France débute "l'épuration". Mais, avant d'être officialisée par des cours de justice, elle se fait d'abord avec toute la sauvagerie d'une revanche à prendre : la foule se déchaîne contre ceux qu'on accuse, à raison parfois mais aussi à tort, de "collaboration" : des miliciens sont massacrés, des femmes sont tondues (Cf. poème ci-dessous), parfois simplement pour avoir été au service de l'occupant...

Le contexte socio-historique

Je survole donc des routes noires de l’interminable sirop qui n’en finit plus de couler. On évacue, dit-on, les populations. Ce n’est déjà plus vrai. Elles s’évacuent d’elles-mêmes. Il est une contagion démente dans cet exode. Car où vont-ils, ces vagabonds ? Ils se mettent en marche vers le Sud, comme s’il était, là-bas, des logements et des aliments, comme s’il était, là-bas, des tendresses pour les accueillir. Mais il n’est, dans le Sud, que des villes pleines à craquer, où l’on couche dans les hangars et dont les provisions s’épuisent. Où les plus généreux se font peu à peu agressifs à cause de l’absurde de cette invasion qui, peu à peu, avec la lenteur d’un fleuve de boue, les engloutit. Une seule province ne peut ni loger ni nourrir la France ! Où vont-ils ? Ils ne savent pas ! Ils marchent vers des escales fantômes, car à peine cette caravane aborde-t-elle une oasis, que déjà il n’est plus d’oasis. Chaque oasis craque à son tour, et à son tour se déverse dans la caravane. Et si la caravane aborde un vrai village qui fait semblant de vivre encore, elle en épuise, dès le premier soir, toute la substance. Elle le nettoie comme les vers nettoient un os.

L’ennemi progresse plus vite que l’exode. Des voitures blindées, en certains points, doublent le fleuve qui, alors, s’empâte et reflue. Il est des divisions allemandes qui pataugent dans cette bouillie, et l’on rencontre ce paradoxe surprenant qu’en certains points ceux-là mêmes qui tuaient ailleurs donnent à boire.

Nous avons cantonné, au cours de la retraite, dans une dizaine de villages successifs. Nous avons trempé dans la tourbe lente qui lentement traversait ces villages :

- Où allez-vous ?

- On ne sait pas.

Jamais ils ne savaient rien. Personne ne savait rien. Ils évacuaient. Aucun refuge n’était plus disponible. Aucune route n’était plus praticable. Ils évacuaient quand même. On avait donné dans le Nord un grand coup de pied dans la fourmilière, et les fourmis s’en allaient. Laborieusement. Sans panique. Sans espoir. Sans désespoir. Comme par devoir.

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, 1942

L'exode en 1940 : actualités cinématographiques.
Exode

« En ce temps-là, pour ne pas châtier les

coupables, on maltraitait des filles. On

allait même jusqu’à les tondre. »

 

Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut

La malheureuse qui resta

Sur le pavé

La victime raisonnable

À la robe déchirée

Au regard d’enfant perdue

Découronnée défigurée

Celle qui ressemble aux morts

Qui sont morts pour être aimés

 

Une fille faite pour un bouquet

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres

 

Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

 

Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle est souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté

 

Et ma mère la femme

Voudrait bien dorloter

Cette image idéale

De son malheur sur terre.

 

Paul Éluard, "Comprenne qui voudra",

Au rendez-vous allemand, 1944.

Epuration
L'instabilité politique de la IVème République : 1947-1958

Le Gouvernement provisoire, unissant les divers courants de la résistance, débute la reconstruction, et promulgue des lois novatrices : création de la Sécurité sociale, droit de vote des femmes, nationalisation des banques et des entreprises d'Etat... De Gaulle, voulant redonner au pays une voix sur la scène mondiale, participe à la fondation de l'ONU : la France devient membre permanent du Conseil de Sécurité. Mais, devant un refus de vote, il démissionne en janvier 1946.

 

Le retour des partis politiques au premier plan inaugure la IVème République, période d'instabilité : 28 gouvernements, fondés sur des coalitions fragiles, se succèdent. Pourtant, tout n'est pas négatif, et l'accroissement de la natalité, le "baby boom", témoigne d'un élan d'optimisme. Sur le plan international, la France participe à la création de l'OTAN, en 1949, de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (1951), puis, en signant le traité de Rome, en 1957,  de la Communauté Economique Européenne. La mise en fonction de la première pile atomique, en 1948, est une promesse d'indépendance énergétique.

Des Plans rigoureux soutiennent le développement économique, la reconstruction est activement menée, l'agriculture prospère. Mais les difficultés restent nombreuses, d'abord économiques et sociales, avec une crise qui suscite un mouvement populiste de révolte fiscale des commerçants et artisans, mené entre 1953 et 1958, par Pierre Poujade.

Les gouvernements se heurtent aussi à la volonté de liberté des peuples colonisés, qui exigent cette juste rétribution de leur engagement pendant la guerre. L'Indochine donne le signal, et le pays s'engage, en 1946, dans une guerre meurtrière, jusqu'à l'ultime défaite de Dien Bien Phu face aux troupes d'Ho Chi Minh qui met fin, par les accords de Genève en 1954,  à la présence française.  L'Algérie prend le relais cette même année : une nouvelle guerre débute, contre le Front de Libération Nationale, plus sanglante encore, car elle est menée à la fois contre la puissance de l'Etat colonial mais aussi contre la communauté française installée sur place : de part et d'autre, les massacre se multiplient, les communautés se déchirent... Au Maroc et en Tunisie aussi éclatent des manifestations anti-françaises, réprimées dans le sang, mais la pression internationale conduit la France à céder : ces deux pays accèdent, en 1956, à l'indépendance.

Pour en savoir plus sur la guerre d'Algérie : "Guerre d'Algérie, la déchirure", un film remarquable de B. Stora et G. Bomin.
la Vème République

Face à l'impuissance parlementaire de la IV° république l'armée installe à Alger un Comité de Salut public : devant cette menace, le Parlement rappelle le général de Gaulle, et lui accorde les pleins pouvoirs le 1er juin 1958. Il pose comme conditions à son retour l'institution d'une nouvelle constitution. Elle est ratifiée par le référendum du 28 septembre à une très large majorité, en métropole comme dans les colonies, et fonde la Vème république. Le président, élu pour 7 ans, dispose d'importants pouvoirs, et l'équilibre législatif est assuré par l'établissement de deux chambres, l'Assemblée nationale et le Sénat.

De Gaulle, bien qu'élu pour rétablir la paix en Algérie, n'y parvient qu'après un long conflit qui déchire les communautés, en métropole comme en Algérie : en 1961 et 62, l'Organisation de l'Armée Secrète, qui lutte pour le maintien de "l'Algérie française", multiplie les attentats à Paris et en Algérie. Les accords d'Evian n'y mettent fin qu'en 1962.

Avec l'indépendance de l'Algérie, la France doit alors assurer le rapatriement d'un million de "pieds noirs", Français installés en Algérie, mais ne règle pas la douloureuse questions des harkis, indigènes dans les rang de l'armée française, traîtres aux yeux de leurs compatriotes, qui ne seront que partiellement évacués d'Algérie, et mal intégrés dans la métropole. Mais la guerre d'Algérie sert de leçon... et la décolonisation en Afrique noire se fait pacifiquement : seule la Guinée choisit son indépendance immédiate par son rejet du référendum de 1958, tandis que 14 pays accèdent à l'indépendance en 1960.

L'arrivée de De Gaulle au pouvoir donne aussi un nouvel élan au développement, tout en préservant l'indépendance politique du pays sur le plan mondial : la première explosion atomique dans le Sahara, en 1960, puis une seconde, en 1966 dans le Pacifique, lui donnent une force militaire de dissuasion, en 1966 est lancé le premier satellite, et la France quitte l'OTAN en 1966 .

Parallèlement, se poursuit l'intégration européenne, avec un accord monétaire, en 1958, suivi de la mise en circulation, en 1960, du "franc lourd", ou "nouveau franc", importante dévaluation qui permet de rétablir la balance des paiements et de ralentir l'inflation. Les accords de la Politique agricole commune, conclus en 1962, bénéficient au monde agricole, et une politique d'investissements bien menée favorise l'essor industriel, que symbolise l'aéronautique, par exemple avec la mise en service de l'avion "Caravelle", tandis que les échanges au sein de l'Europe s'accentuent. La construction de logements continue activement, ainsi que la création d'autoroutes, l'ouverture de vastes supermarchés, travaux permis par l'importante immigration d'une main d'oeuvre étrangère, notamment en provenance du Maghreb. L'économie se trouve ainsi dynamisée, avec un symbole tel que l'entrée en fonction de l'aérogare d'Orly-sud, en 1961.

Pour en savoir plus sur cette période  : cliquer sur l'image correspondante.

Les difficultés de la vie quotidienne pendant la guerre expliquent la volonté d'expansion économique qui la suit : produire plus, vendre plus, acheter plus... Le pays construit alors la société de consommation.

La recherche vit un nouvel élan, notamment dans les domaines de la conquête spatiale et de l'atome. L'homme connaît mieux son univers, et son propre corps, grâce à la génétique. Mais ce progrès génère aussi de l'angoisse.

La guerre a joué un rôle essentiel dans l'histoire des idées, et a modifié l'image du philosophe : on exige de lui des réponses aux questions les plus diverses, et qu'il s'engage. Après l'existentialisme naît le structuralisme.

Ces progrès et ces doutes rejaillissent sur les artistes. Beaucoup s'interrogent sur leur rôle, et cherchent à concilier les innovations technologiques et le désir de ne pas leur sacrifier l'homme et les valeurs humanistes.

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L'avion "La Caravelle"

L'avion "Caravelle" sous les couleurs d'Air France.

Affiche publicitaire :

la Renault 4, 1961.

De Gaulle explique sa décision de retrait  de l'OTAN, en 1966.
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Durant cette période, l'analyse littéraire devient très complexe. Nous y observons, en effet, non seulement l'héritage du passé, par exemple du surréalisme, qui marque encore de nombreux écrivains, mais aussi l'influence d'idées philosophiques, comme l'existentialisme, ou de courants de pensée, comme le structuralisme pour le Nouveau Roman. Comme dans les siècles précédents, certains auteurs, mais également certains mouvements, se sont illustrés dans différents genres littéraires. Parallèlement, de nouvelles aspirations se font jour pour répondre aux questions que l'homme se pose sur lui-même et sur le monde.

Pour aller directement à l'analyse du genre ou du mouvement littéraire : cliquer sur le bouton / l'image / l'intitulé.
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L'Existentialisme

M. Lemaître, Leçon de peinture lettriste à un disciple de Mondrian, 1968. Huile sur toile, 55 x 46. Coll° particulière. 

A. Arnouil, La Négritude, 2008. Peinture acrylique sur toile et collage, 60 x 50. Coll° particulière.

Affiche pour La Cantarice chauve d'Eugène Ionesco.

Sartre à Saint-Germain-des-Prés, à l'issue de la seconde guerre mondiale.

A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau Roman, 1963.

Un mouvement littéraire : le lettrisme

Lettrisme
1ère manifestation lettriste

Définition et objectifs du lettrisme

Dans Bilan lettriste, en 1947, Isidore Isou (1925-2007), fondateur du mouvement avec Gabriel Pomerand (1925-1972), définit le lettrisme : « Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s'ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes. » Il s’agit donc, notamment pour l’écrivain, de s’attacher aux lettres seules, à leur forme, aux jeux sonores que forme leur regroupement, sans se préoccuper d’un sens à transmettre. Il y a même des « lettres » en dehors de l’alphabet, qu’Isou appelle les « lettres nouvelles » : sons inarticulés, soupirs, claquements de langue, grognements, applaudissements, toussotements, éternuements…

Arrivé de Roumanie à Paris en août 1945, Isidore Isou fréquente aussitôt les intellectuels et artistes, tels Tzara, Gide ou Breton. C’est en janvier 1946 qu’avec Gabriel Pomerand, il organise une première manifestation lettriste. Puis il profite d’une représentation de La Fuite, pièce de Tzara, pour réciter des poèmes, se faisant ainsi connaître. Enfin, le mouvement est lancé par la publication, en juillet 1946, du premier numéro de La Dictature lettriste, sous-titrée « Cahiers d’un nouveau régime artistique », qui diffuse de nombreux textes, et la transformation de la librairie de la Porte latine en « Centrale lettriste ». Isou substitue ensuite "hyper-créatisme" et "hyper-novatisme" au terme "lettrisme", pour mieux rendre compte de la prise en compte de l'économie politique, de la psychologie, et de bien d'autres sciences sans lien direct avec la lettre dans ce courant.

Le groupe s’élargit progressivement, et entend toucher – voire mêler – tous les arts, littérature (poésie, roman et théâtre), peinture, musique, et même cinéma : à ses débuts, Roberdhay, François Dufrêne, Jean-Louis Brau, puis, en 1950, Gil J. Wolman, Maurice Lemaître et Guy Ernest Debord, qui fonde en 1951 l'Internationale lettriste. Même si certains artistes n'ont effectué qu'un court passage dans ce mouvement, d'autres le rejoignent après 1968, et il reste encore actif actuellement.

Isidore Isou, "Autoportrait", 1952

Isidore Isou, Autoportrait, 1952.  Gouache sur photographie.

Pour en savoir plus sur le lettrisme, un site très complet : cliquer sur le logo.

La poésie lettriste

O. Welles, poème d'Isou lu par Lemaître, Isou et Spacagna, 1955.
M. Lemaître, "Lettre rock", 1960.

De nombreux écrivains ont participé, ne fut-ce que ponctuellement, aux activités du lettrisme, dans lesquelles la poésie a été la première pratiquée, suivie par la peinture. Impossible donc de tous les présenter !

Pour écouter des poèmes lettristes : cliquer sur le logo.

Isidore Isou (Goldstein) est le fondateur du courant. Dans Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947),  il propose comme fondement de la création, aussi bien poétique que musicale, la lettre alphabétique, à laquelle peuvent s’ajouter « les bruits que peut produire l’homme tout entier », car « le cri originel [est] source commune de la poésie et de la musique ». Le poème, ou « lettrie », doit être lu, voire hurlé, pour que ces sons discordants, parfois désarticulés gardent toute leur force expressive : s’ils ne prétendent rien « signifier », ils n’en provoquent pas moins des sensations évocatrices (Cf. Vidéos ci-contre).

G. Pomerand, "Tabou", 1955

G. Pomerand, "Tabou", 1955.

Isou va même jusqu’à la « monolettrie », qui se réduit à un seul phonème, répété selon des modulations et intensités variées, puis, en 1958, en arrive, dans Anti-lettries, à l’extrême : des espaces vides dans la page, qui ne porte que des titres, tels « Lettrie blanche », « Lettrie vide » ou « A-Lettrie ». Gabriel Pomerand, par exemple avec « Tabou », poème « onomatopéique » (Cf. Doc. dessus), Maurice Lemaître (né en 1926)  et François Dufresne (1930-1982), contribuent également à ces recherches poétiques graphiques et sonores.

Le "roman" lettriste

Isou, "Les Journaux des Dieux", 1950

I. Isou, Les Journaux des Dieux, p. 49, 1950. Ed. Aux Escaliers de Lausanne.

Isou se lance aussi dans une remise en cause du roman, au moyen de ce qu’il nomme d’abord « hypergraphie », puis « métagraphie », c’est-à-dire d’une graphie qui mêle l’écriture traditionnelle, dans divers alphabets, à l’ensemble des signes visuels de communication existants, notes de musique, signes mathématiques, idéogrammes, hiéroglyphes… , voire inventés. Ainsi, en 1950, il fait publier en Suisse Les Journaux des Dieux (Cf. Image ci-contre). Lui-même, dans un essai qui précède l’œuvre, Le Bouleversement intégral de la prose et du roman, y explique son objectif : « On ajoute à l’écriture la richesse des signes. C'est-à-dire que la page rompt avec la monotonie affligeante et répétée de ces quelques essences primaires auxquelles se réduit son alphabet. On rend la page égale au monde ; elle embrasse l’univers. On fait de l’écriture une cosmogonie, un calque de l’univers ».

C’est ce même procédé, qui rend le « roman » semblable à une sorte de rébus, ou à une bande-dessinée,  qu’utilisent, en 1950, Gabriel Pomerand dans Saint-Ghetto-des prêts. Grimoire  ou Maurice Lemaître dans Canailles.

Pour découvrir des oeuvres lettristes : cliquer sur le logo.
Pomerand, "Saint-Ghetto-des-prêts", 1950

G. Pomerand, Saint-Ghetto-des- Prêts. Grimoire, 1950. OLB, Paris.

IsouLettrisme

Un mouvement littéraire : la Négritude

Négritude

Quelle période choisir pour présenter le mouvement de la Négritude ? Nous avons choisi celle de l’après-guerre car, même s’il naît pendant l’entre-deux-guerres, ce n’est qu’à la Libération, en lien avec les luttes pour les indépendances des colonies, que les auteurs qui s’y inscrivent se font véritablement connaître.

Journal "L'Etudiant noir"

Les origines du mouvement

« Je suis nègre, et je me glorifie de ce nom ; je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines. » Un auteur de la Négritude aurait pu écrire ces lignes, elles viennent pourtant de la lointaine Amérique, sous la plume de William Edward Du Bois (1868-1963), auteur d’Ȃmes noires (1903) et militant de l’Association pour la défense des personnes de couleur. En France, il faut attendre René Maran (1887-1960), administrateur d’outre-mer originaire de Martinique, et son roman Batouala, pour trouver une dénonciation des abus de la colonisation. Son obtention du prix Goncourt en 1921 fait scandale, et il perd son poste de fonctionnaire. Mais le mouvement est lancé…

L'Etudiant noir, numéro 1, 1934.

Fanon, "Peau noire, masques blancs

F. Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952.

La revue Légitime Défense

 

Tous deux ont influencé le groupe de jeunes étudiants martiniquais qui fait paraître à Paris, en 1932, une petite revue, au nom évocateur, Légitime Défense. Les trois fondateurs, Étienne Léro, Jules Maunerot et René Ménil, y critiquent avec force ce que Frantz Fanon (1925-1961) symbolise plus tard par le titre de son essai, Peau noire, masques blancs (1952). Une aliénation totale, jusqu’à la honte de ses origines, qui conduit les écrivains antillais à imiter les écrivains « français », par exemple dans des poèmes qui reproduisent ceux des Parnassiens… « L'Antillais, bourré à craquer de morale blanche, de culture blanche, de préjugés blancs, étale dans ses plaquettes l'image boursouflée de lui-même. D'être un bon décalque d'homme pâle, lui tient lieu de raison sociale aussi bien que de raison poétique », déclare Étienne Léro, qui ajoute, encore plus sévèrement : « Quelques membres d'une société mulâtre, intellectuellement et physiquement abâtardie, littérairement nourrie de décadence blanche se sont faits, auprès de la bourgeoisie française qui les utilise, les ambassadeurs d'une masse qu'ils étouffent et, de plus, renient parce que trop foncée. »

À partir de ce constat et de leur choix politique du communisme, ils réclament de l'écrivain noir une expression authentique de la culture, de l’histoire, de la personnalité, qui se fasse « l’écho des haines et des aspirations de son peuple opprimé ». Le jour même de sa parution, la revue est censurée, les étudiants rédacteurs perdent leur bourse… mais leurs idées se répandent dans des réunions.

Il est à noter que cette proclamation correspond aussi à un double mouvement intellectuel :

      - celui de chercheurs, d’ethnologues, comme l’Allemand Léo Frobenius, qui publie, en 1930, son Histoire de la civilisation africaine,

        l’Américaine Margaret Mead, ou, en France, Maurice Delafosse, Théodore Monod et Claude Lévi-Strauss.

     - celui des dadaïstes et des surréalistes qui manifestent, dans leurs œuvres, leur goût pour l’art « primitif » et les objets des cultures   

       africaines, par exemple les masques, dont témoigne, entre autres, l’Anthologie nègre de Blaise Cendrars, parue en 1921.

Dans les deux cas, se trouve niée la théorie de la « table rase » soutenue par les colonisateurs, comme le proclame Monod dans la préface de Karim, roman du sénégalais Ousmane Socé : « Le Noir n’est pas un homme sans passé, il n’est pas tombé d’un arbre avant-hier. »

L'Etudiant noir

 

Enfin, en 1934, un nouveau journal, L’Étudiant noir, va plus loin puisqu’il dépasse le seul cadre des Antilles pour unir tous les « noirs » dans un même mouvement, à l’image de ses trois fondateurs, Léopold Sédar Senghor, du Sénégal, Aimé Césaire, de Martinique et Léon Gontran Damas, de Guyane. De plus, il ne se limite pas à la seule dénonciation d’une assimilation stérile, mais propose un moyen d’émancipation : retourner aux sources de l’âme noire, à ses origines, à son histoire, à sa culture

Définition et objectifs de la Négritude

Le mot « négritude » est employé pour la première fois par Aimé Césaire dans son poème Cahier d’un retour au pays natal, publié d’abord en 1939 dans la revue Volontés. Il la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture. »

Il s’agit donc, pour les écrivains qui se réclament de ce mouvement, d’une part de raconter la véritable histoire du monde africain, de la traite, du travail forcé, de la colonisation qui a forgé son destin, d’autre part de replonger dans leurs racines africaines, pour en restituer les valeurs profondes, de faire revivre, par exemple, la littérature orale, les grandes épopées, les contes et les légendes transmis lors des veillées, de retrouver, notamment dans la poésie, le rythme même des langues africaines. 

Une définition de la Négritude, 1er Congrès, 1956.
La Une de "Présence africaine"
Présence africaine

 

La guerre interrompt le mouvement, en séparant ses membres fondateurs. Mais l’élan reprend après la Libération avec la fondation, par le Sénégalais Alioune Diop, de la revue Présence africaine : son premier numéro, avec pour rédacteur en chef Césaire, sort à Paris et à Dakar en décembre 1947, et elle s’impose, jusqu’à aujourd’hui, comme une publication de référence. S’associent à cette publication de nombreux intellectuels français « engagés », comme Gide, Sartre, Camus, Mounier, Leiris…Ainsi s’affirme la prise de conscience de l’« ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie et dans les œuvres des Noirs », pour reprendre la formule de Senghor.

En 1948, Senghor contribue à préciser le sens de ce mouvement en faisant paraître son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, avec le projet de mettre en avant la parole du peuple noir qui doit « apporter [sa] contribution à l’humanisme français d‘aujourd’hui qui se fait véritablement universel parce que fécondé par les sucs de toutes les races de la terre ».

Une de Présence africaine, n°1, déc. 1947.

En 1949, la revue Présence africaine est prolongée par une maison d’édition, qui va permettre à bien des jeunes écrivains noirs de publier sans contraintes, à un moment où la décolonisation n’est pas encore réalisée. En 1956, le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, puis un second à Rome, en 1959, assurent à la Négritude une plus large diffusion.

 

Mais l’ère des Indépendances met un frein à ce mouvement, qui perd alors sa puissance de dénonciation, et semble s’être enfermé dans une dimension idéalisée du monde noir, voire dans le désir d’un humanisme apaisé entre les anciens colonisés et les néo-colonisateurs, jugé par beaucoup utopique. Les auteurs de la Négritude sont contestés, comme l'exprime plaisamment l’écrivain nigérian Wole Soyinka, « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore. »

La poésie : Damas, Senghor, Césaire, fondateurs de la Négritude

Léon-Gontran Damas (1912-1978)
Léon-Gontran Damas

L.-G. Damas, le Parisien.

Après avoir contribué à unir le groupe de Légitime Défense et celui de L'Etudiant noir, Damas est le premier à mettre en pratique les objectifs de la Négritude dans son recueil poétique Pigments (1937).

Le ton adopté est d'abord celui de la révolte, contre l'esclavage et la colonisation, violemment condamnés, tout comme le racisme qui les a fondés. Son origine guyanaise (lieu du bagne pour les forçats) et son métissage, qui lui ont valu, raconte-t-il, tant d'insultes, expliquent sans doute la rage qui explose dans ses écrits. De plus, rejeté par sa famille pour ses prises de position extrêmes, et par l'Etat qui lui supprime sa bourse d'étude, il exerce toutes sortes de "petits métiers", "vie de galère", dirait-on aujourd'hui, qui renforce sa rancoeur à la fois contre les Blancs, qui l'oppriment, et contre les Noirs, trop résignés à ses yeux. Cela se retrouve dans les recueils d'après-guerre, tels Poèmes nègres sur des airs africains (1948), mais le ton se fait plus lyrique dans Graffiti (1952) et Black Label (1956). Répondant aussi au désir d'un retour aux origines : il fait paraître, en 1943, un recueil de contes guyanais, Veillées noires.

Masereel, frontispice de "Pigments"

Damas lit 9 de ses poèmes.

F. Masereel, frontispice de Pigments, 1937.

"La Complainte du nègre"

                                                    Pour Robert Goffin

Ils me l'ont rendue

la vie

plus lourde et lasse

 

Mes aujourd'hui ont chacun sur mon jadis

de gros yeux qui roulent de rancoeur

de honte

 

Les jours inexorablement

tristes

jamais n'ont cessé d'être

à la mémoirede ce que fut

ma vie tronquée

 

Va encore mon hébétude

du temps jadis

de coups de corde noueux

de corps calcinés

de l'orteil au dos calcinés

de chair morte

de tisons

de fer rouge

de bras brisés

sous le fouet qui se déchaîne

sous le fouet qui fait marcher la plantation

et s'abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie

et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.

Léon-Gontran Damas, Pigments, 1937

Léopold Sédar Senghor

Léopold Sédar Senghor.

Léopold Sédar Senghor (1906-2001)

Par ses origines sociales, ses études jusqu'à l'agrégation de grammaire, son statut de professeur, Senghor représente le modèle même de cette assimilation qu'il dénonce. Pourtant, c'est de lui que vient la réponse aux questions que se posent ses frères des îles ou de Guyane : puiser dans le patrimoine africain pour retrouver le sens même de l'âme nègre.

Il influence donc fortement le mouvement de la Négritude par sa connaissance de l'histoire et de la culture africaines, de son patrimoine et de ses langues. Plusieurs essais explicitent ses conceptions, qui insistent sur les spécificités de "l'homme noir" par rapport au rationalisme blanc : "Ce que l'homme noir apporte à l'homme" dans L'Homme de couleur (1959) ou Négritude et humanisme (1964).

Parallèlement à ses activités politiques, qui l'ont mené de la fonction de député, après la guerre, à la présidence du Sénégal, indépendant en 1960, il s'est consacré essentiellement à la poésie, empreinte de lyrisme, comme dans les recueils Chants d'ombre (1945), Hosties noires (1948), Ethiopiques (1956), Nocturnes (1961), ou épique, dans son long poème, Chaka (1964), où il chante ce héros zoulou.

Ses poèmes se caractérisent, outre leurs thèmes empruntés aux réalités, aux paysages, aux traditions africains, par leur rythme : l'élan des vers, tantôt brefs, tantôt amplifiés, avec leurs échos sonores, évoque le son du tamtam. D'ailleurs Senghor souhaite qu'ils soient chantés, accompagnés de musique, selon l'usage des griots, ces maîtres de la tradition orale en Afrique.

Senghor lit "Femme noire", poème de Chants d'ombre.

Joal!

Je me rappelle.

 

Je me rappelle les signares à l'ombre verte des vérandas

Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.

 

Je me rappelle les fastes du Couchant

Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal.

 

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.

 

Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo

Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.

Je me rappelle la danse des filles nubiles

Les choeurs de lutte - oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste

Penché élancé, et le pur cri d'amour des femmes - Kor Siga !

 

Je me rappelle, je me rappelle...

Ma tête rythmant

Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois

Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote.

Léopold Sédar Senghor, "Joal", Chants d’ombre, 1945.

Senghor, "Nocturnes"
Césaire, écrivain engagé

L'engagement d'Aimé Césaire.

Cahier d'un retour au pays natal , dans un film de P. Bérenger.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Césaire, un remarquable documentaire de France 3 : cliquer sur les liens

- "L'île veilleuse", Partie 1

- "Au rendez-vous de la conquête", Partie 2.

Aimé Césaire (1913-2008)

Extrait de La Tragédie du roi Christophe  : 50ème Festival d'Avignon.

"Faites de moi une tête de proue", s'écrie Césaire dans Cahier d'un retour au pays natal, son premier poème publié dans la revue Volontés en 1939, puis édité en 1947. Il proclame ainsi sa volonté d'engagement, dont témoigne toute sa vie, sans distinguer l'activité politique et la création littéraire. Le combat entrepris alors qu'il fonde le mouvement de la Négritude se poursuit, en effet, dès 1945 et jusqu'en 1993, alors qu'il est élu député du parti communiste, et maire de sa ville natale en Martinique, Fort-de-France, dont il entreprend le développement.

Son Discours sur le colonialisme (1950) et la Lettre à Maurice Thorez (1956) rendent compte des raisons de ses luttes et de son choix de se faire le porte-parole du peuple noir. Cahier d'un retour au pays natal donne, lui, le ton de l'ensemble de son oeuvre, par ses thèmes comme par son style. Il y dépeint la misère choquante de son île, la crasse, l'oppression subie, l'anéantissement psychologique qui accable ses habitants, "ces quelques milliers de mortiférés". La dénonciation y est d'une violence saisissante, en raison du rythme martelé des vers, des choix lexicaux et des images évocatrices. Parallèlement, il y réclame la justice pour le monde noir, dont il chante avec lyrisme les qualités et les valeurs propres (Cf. Extrait ci-contre).

Les recueils suivants, Les Armes miraculeuses (1946), Soleil cou coupé (1948), Ferrements (1960) et Cadastre (1961) prolongent cette approche poétique, riche en symboles, qui vise à rendre aux Antillais leur dignité humaine et à les libérer des traumatismes de la colonisation, de leur peur de vivre, voire de leurs lâchetés.

Transformer les esclaves en hommes libres, ainsi pourrait-on résumer l'objectif de Césaire que l'on retrouve dans ses tragédies, Et les chiens se taisaient (1956), La tragédie du Roi Christophe , en 1964 (Cf. Extrait vidéo ci-dessus) et Une Saison au Congo (1965). Il y met en scène des héros en lutte, résistants souvent mal compris, en proie aux jalousies, aux machinations et aux complots. Effort des combats, douleur des échecs, mais surtout grandeur du désir de liberté, voilà ce qu'illustre ce théâtre fastueux.

ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole

ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité

ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel

mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre

gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre déserte

davantage la terre

silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre

ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour

ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'œil mort de la terre

ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol

elle plonge dans la chair ardente du ciel

elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.

 

Eia pour le Kaïlcédrat  royal !

Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé

pour ceux qui n'ont jamais rien exploré

pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

 

mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose

ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose

insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde

poreux à tous les souffles du monde

aire fraternelle de tous les souffles du monde

lit sans drain de toutes les eaux du monde

étincelle du feu sacré du monde

chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !

A. Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, 1947.

Senghor, "Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache"

L. S. Senghor, Anthologie, 1948.

Il serait trop long de reprendre les seize poètes présentés dans l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, publiée par Senghor en 1948. Ils sont classés selon leur origine, et outre les trois fondateurs de la Négritude, on retiendra Guy Tirolien et Paul Niger pour la Guadeloupe, Jacques Roumain pour Haïti, Birago Diop et David Diop pour l'Afrique noire, et trois poètes malgaches : Jean-Joseph Rabéarivelo, Jacques Rabémananjara et Flavien Ranaivo.

L'Afrique va parler

 

Car c'est à elle maintenant d'exiger :

"J'ai voulu une terre où les hommes soient hommes

et non loups

et non brebis

et non serpents

et non caméléons

P. Niger,  extrait de Je n'aime pas l'Afrique, 1944.

Pour lire "Prière d'un petit enfant nègre" de Guy Tirolien : cliquer sur l'image.

Les vagues furieuses de la liberté

Claquent sur la Bête affolée

de l'esclave d'hier un combattant est né

Et le docker de Suez et le coolie d'Hanoï

Tous ceux qu'on intoxique de fatalité

Lancent leur chant immense au milieu des vagues

Les vagues furieuses de la liberté

Qui claquent sur la Bête affolée.

David Diop, "Vagues", Coups de pilon, 1956.

Romanciers et conteurs

Pour les écrivains qui choisissent la prose, sans pouvoir en faire une étude complète, nous reprendrons l'opposition faite par Senghor entre ce qu'il nomme la « Négritude des Sources », soit la situation dans laquelle le nègre se trouvait avant l'arrivée des blancs en Afrique, à la Négritude actuelle, « instrument efficace de libération », qui fait preuve d'une agressivité due à de longues années de domination.

La "Négritude des sources"

Une phrase de l'écrivain malien, Amadou Hampâté Bâ (1901-1991), prononcée lors d'un discours à l'Unesco en 1960, est emblématique de la volonté d'un "retour aux sources" manifestée par de nombreux auteurs : "Apprenez que dans mon pays, chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui a brûlé". Et il réclame que "la sauvegarde des traditions orales soit considérée comme une opération de nécessité urgente au même titre que la sauvegarde des monuments de Nubie." Ainsi débute une collecte de toutes les oeuvres appartenant à la tradition orale, épopées, telles celles de Ségou ou de Soundiata, contes et légendes, parmi lesquels les plus connus sont ceux du Sénégalais Birago Diop (1906-1989), Les contes d'Amadou Koumba, et de l'Ivoirien Bernard Dadié (né en 1916), Le Pagne noir.

C'est ce même désir qui explique les nombreux romans autobiographiques, comme celui du Martiniquais Joseph Zobel (1915-2006), Rue Cases-Nègres, publié en 1950, Climbié (1956) de Dadié, ou L'Enfant noir du Guinéen Camara Laye (1928-1980) qui y relate son enfance villageoise, les coutumes et les traditions, par exemple les cérémonies de l'initiation. Ces écrivains portent un regard à la fois attendri et plein d'humour sur leur passé, tout en cherchant à en restituer fidèlement l'atmosphère.

La "Négritude de libération"

- Gens du Diallobé, dit-elle au milieu d’un grand silence, je vous salue.

Une rumeur diffuse et puissante lui répondit. Elle poursuivit.

- J’ai fait une chose qui ne nous plaît pas, et qui n’est pas dans nos coutumes. J’ai demandé aux femmes de venir aujourd’hui à cette rencontre. Nous autres Diallobé, nous détestons cela, et à juste titre, car nous pensons que la femme doit rester au foyer. Mais de plus en plus nous aurons à faire des choses que nous détestons, et qui ne sont pas dans nos coutumes. C’est pour nous exhorter à faire une de ces choses que j’ai demandé de vous rencontrer aujourd’hui.

« Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant. »

Il y eut un murmure. La Grande Royale attendit qu’il eût expiré, et calmement poursuivit.

-Je dois vous dire ceci : ni mon frère, votre chef, ni le maitre des Diallobé n’ont encore pris parti. Ils cherchent la vérité. Ils ont raison. Quant à moi, je suis comme ton bébé, Coumba (elle désignait l’enfant à l’attention générale). Regardez-le. Il apprend à marcher. Il ne sait pas où il va. Il sent seulement qu’il faut qu’il lève un pied et le mette devant, puis qu’il lève l’autre et le mette devant le premier.

La Grande Royale se tourna vers un autre point de l’assistance.

- Hier, Ardo Diallobé, vous me disiez : « La parole se suspend mais la vie, elle, ne se suspend pas. » C’est très vrai. Voyez le bébé de Coumba.

L’assistance demeurait immobile, comme pétrifiée. La Grande Royale seule bougeait. Elle était au centre de l’assistance, comme la graine dans la gousse.

- L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre.

Elle se tut encore, bien qu’aucun murmure ne l’eût interrompue. Samba Diallo perçut qu’on reniflait près de lui. Il leva la tête et vit deux grosses larmes couler le long du rude visage du maître des forgerons.

Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, 1961, 10/18, Union Générale d’Edition

Plusieurs romanciers se sont nettement engagés dans la dénonciation de la colonisation. C'est le cas, par exemple, du Camerounais Ferdinand Oyono (1929-2010) dans Une vie de boy, paru en 1956 : son héros naïf, Toundi, dépeint avec ironie les moeurs bizarres de ses maîtres blancs, mais Oyono sait aussi adopter un ton plus violent pour mettre l'accent sur les abus meurtriers de la police et des administrateurs, soutenus par l'Eglise. Ce ton se retrouve dans Le vieux Nègre et la médaille (1960) qui démythifie l'hypocrisie du pouvoir colonial.

Bien différente est l'approche du Sénégalais Ousmane Sembène (1923-2007) dans Les Bouts de bois de Dieu, publié en 1960, qui raconte, de façon directe et crue, la grève, en 1947-48,  des cheminots du chemin de fer qui relie Dakar à Bamako : il ne masque aucune des terribles réalités qui accablent les grévistes, intimidation, corruption, misère, jusqu'à leur victoire finale. Sembène, avec La Noire de..., long métrage de 1966, est aussi le premier cinéaste africain. La cruauté de la colonisation se retrouve dans le titre même du roman du Camerounais Mongo Beti, Ville cruelle, publié en 1954 sous son autre pseudonyme d'Eza Boto : il y décrit la ville imaginaire de Tanga, véritable jungle qui représente toutes les aliénations subies par ces Africains qui, venus s'entasser dans les villes dans l'espoir d'une vie meilleure, n'y découvrent que la misère et l'anarchie morale. En 1956, un autre roman, Le pauvre Christ de Bomba, fait scandale car il attaque l'Eglise et son action missionnaire en Afrique.

Une des oeuvres les plus intéressantes est sans doute L'Aventure ambiguë (1961) du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane (né en 1928), qui retrace l'arrivée du colonisateur européen sur les côtes africaines et la victoire facile des canons et des fusils face aux lances des combattants diallobés. Mais, selon la Grande Royale (Cf. Extrait ci-dessus), soeur de leur chef, le pouvoir de ces conquérants vient plus de "l'école" que des armes. Kane pose ainsi la douloureuse question de l'assimilation qui, en apportant à l'homme noir les "bienfaits" de la civilisation occidentale, lui fait courir le risque de perdre son âme, jusqu'à sombrer dans la folie, comme l'un des personnages du roman.

Bien d'autres auteurs pourraient être cités jusqu'à l'ère des Indépendances, où la cible de la critique se déplace des anciens colonisateurs aux nouveaux dirigeants. Ainsi, dans Les Soleils des Indépendances, paru en 1968, l'Ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003) a su restituer le langage oral si particulier du petit peuple, ses expressions, son rythme, pour montrer, à travers son personnage grotesque, Fama, comment il se retrouve opprimé par une nouvelle forme de dictature.

Comme toute cérémonie funéraire rapporte, on comprend que les griots malinkés, les vieux Malinkés, ceux qui ne vendent plus parce que ruinés par les Indépendances (et Allah seul peut compter le nombre de vieux marchands ruinés par les Indépendances dans la capitale !) « travaillent » tous dans les obsèques et les funérailles. De véritables professionnels ! Matins et soirs ils marchent de quartier en quartier pour assister à toutes les cérémonies. On les dénomme entre Malinkés, et très méchamment, « les vautours » ou « bande d’hyènes ». Fama Doumbouya ! Vrai Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un « vautour ». Un prince Doumbouya ! Totem panthère faisait bande avec les hyènes. Ah ! les soleils des Indépendances !

Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, 1968.

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La poésie de 1940 à mai 68

poésie

Les héritiers du surréalisme

Henri Michaux (1899-1984)
H. Michaux, in "La Quinzaine littéraire"

Michaux s'est toujours tenu en marge de tous les courants littéraires. Cependant, comme les surréalistes, ses contemporains, il entreprend une plongée dans son univers intérieur, à partir duquel il crée des oeuvres où le langage fait exploser la logique par des images souvent violentes (Cf. Poème ci-contre).

Très jeune encore, il choisit d'arrêter ses études pour voyager : Amérique latine, Asie, Turquie, Espagne, Portugal... Il cherche dans ces ailleurs une réponse à des angoisses dont rendent compte plusieurs recueils parus dans l'entre-deux-guerres, tel Ecuador (1927) ou Un Barbare en Asie (1929), et qui se traduisent aussi dans la noirceur de ses dessins à l'encre et de ses peintures aux formes torturées.

 

H. Michaux, in La Quinzaine littéraire, N° 156, 16-01-1973. 

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre d'Henri Michaux : cliquer sur le portrait ci-dessus.

Emportez-moi dans une caravelle,

Dans une vieille et douce caravelle,

Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,

Et perdez-moi, au loin, au loin.

 

Dans l'attelage d'un autre âge.

Dans le velours trompeur de la neige.

Dans l'haleine de quelques chiens réunis.

Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.

 

Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,

Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,

Sur les tapis des paumes et leur sourire,

Dans les corridors des os longs et des articulations.

 

Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.

H. Michaux, "Emportez-moi, Mes Propriétés, 1929

Pour découvrir une analyse de ce poème : cliquer sur le lien.

Mais c'est après la guerre qu'il est véritablement reconnu, et qu'il substitue aux voyages réels une exploration imaginaire : "J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. " , déclare-t-il dans Passages, en 1950. Ailleurs (1948) raconte ainsi des voyages fictifs, des rencontres avec des peuples fantastiques, à Garabagne, à Poddema, ou au pays de la Magie.

A partir de 1954, il recourt à des drogues hallucinogènes, la mescaline, puis le LSD, toujours dans le but de sortir de son état conscient pour mieux "questionner, pour ausculter, pour approcher le problème d'être" (Passages) En témoignent des recueils aux titres évocateurs comme Misérable miracle (1956), L'Infini turbulent (1957) ou Connaissance par les gouffres (1961). Toutes les oeuvres de Michaux illustrent son obsession angoissée face à un monde en proie à la guerre, théâtre de toutes les cruautés, dans lequel l'homme lui-même se retrouve déchiré, disloqué, poursuivi par la mort. Il plonge alors dans une nuit sans fin, dans un gouffre qui le fascine autant qu'il le terrifie. C'est une véritable descente aux enfers que le langage poétique à la fois reproduit, et suspend le temps de l'écriture.

Michaux, dessin à la plume

Dans la nuit

Dans la nuit

je me suis uni à la nuit

A la nuit sans limites

A la nuit.

 

Mienne, belle, mienne.

Nuit

Nuit de naissance

Qui m'emplis de mon cri

De mes épis

Toi qui m'envahis

Qui fais houle houle

Qui fais houle tout autour

Et fumes, es fort dense

Et mugis

Es la nuit

 

Nuit qui gît,

Nuit implacable.

 

Et sa fanfare, et sa plage,

Sa plage en haut, sa plage partout,

Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui

Sous lui, sous plus ténu qu'un fil,

Sous la nuit

La Nuit.

H. Michaux, "Dans la nuit", Lointain  intérieur, 1938

H. Michaux, dessin à la plume, sans titre ni date.

Trois films sur René Char.

René Char (1907-1988)

René Char à l'Isle-sur-Sorgue : un film de M. Soutter (1967)  .

En 1929, Char, venu de son Vaucluse natal à Paris, rencontre Breton, Aragon, Crevel, Eluard, et participe aux activités du groupe surréaliste jusqu’en 1934 : « le surréalisme est mort du sectarisme imbécile de ses adeptes », explique-t-il alors dans une lettre à Artaud.

Mais il en garde la confiance en la force de la poésie, source de la « neuve innocence » de la vie, et son goût des images insolites, parfois hermétiques. Il entretient ainsi, durant toute sa vie, les amitiés littéraires alors créées, et accompagne le mouvement de renouveau artistique : par exemple Boulez met en musique, en 1955, Le Marteau sans maître, paru en 1934, et de nombreux peintres illustrent ses manuscrits ou ses recueils, tels Miró, Braque, Fernandez, Brauner, ou, pour Le Poème pulvérisé (1947), Matisse, qui donne une gravure à l’édition originale, et Nicolas de Staël, qui en illustre douze poèmes.

Pendant la guerre, il prend les armes dans la Résistance et, sous le nom de « capitaine Alexandre », commande le Service action parachutage de la zone Durance et livre de nombreux combats clandestins. De cette « école de douleur et d’espérance » témoignent deux recueils, Seuls demeurent (1945) et Feuillets d’Hypnos (1946). Son choix d’une forme d’isolement dans sa maison de l’Isle-sur-Sorgue ne l’empêche pas, cependant, de s’engager à nouveau du côté des pacifistes qui luttent, dans les années soixante contre l’installation dans le Vaucluse d’un centre de fusées atomiques.

Mio, illustration de "Six patiences pour Juan Miro"

J. Miró, illustration de Six patiences pour Juan Miró, 1948. Manuscrit original, encre de Chine et gouache. BnF.

Un site pour découvrir sa vie, son oeuvre : cliquer sur le logo.

Mais sa définition de la poésie montre que, pour lui, elle est d’abord la recherche d’une vérité « personnelle », afin de réconcilier le « moi » et le monde, mais aussi les différents fragments de l’homme perçu comme disloqué : "Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié". C’est cette quête que traduisent des recueils comme Fureur et Mystère (1948), regroupant les poèmes de l’après-guerre, ou La Parole en archipel (1962), réunion des recueils parus entre 1952 et 1960. Ce dernier titre évoque, à lui seul, cette conception d’un homme en miettes, dont la poésie se donne pour tâche d’éclairer la vérité confuse. Ainsi chaque poème est comme un éclair, une illumination de l’énigme de l’homme, qui pourtant ne se résout jamais. D’où le langage poétique si particulier de René Char : des vers ou des versets brisés, des séries d’images qui se heurtent. Mais les tensions, dont on sent la douleur qu’elles infligent, trouvent aussi leur apaisement, pour celui qui se qualifie comme « homme de jour pur et d’eau courante », dans l’amour, la tendresse d’un enfant, la lumière d’un paysage, l’arbre ou l’animal : " Au plus fort de l'orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C'est l'oiseau inconnu. Il chante avant de s'envoler. "

L. Fernandez, illustration pour "Les Transparents" de René Char

Dans les rues de la ville il y a mon amour.

 

Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour.

 

Chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus, qui au juste l’aima ?

 

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité.

 

Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À mon insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

 

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé.

 

Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler.

 

Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ?

R. Char, "Allégeance", Fureur et Mystère, 1948.

L. Fernandez, illustration pour Les Transparents de René Char, 1949. Manuscrit original, encre de Chine et gouache. BnF.

Doisneau, photographie de Jacques Prévert

R. Doisneau, Jacques Prévert, 19 rue de Crimée, Paris, 1955. Photographie argentique, 33 x 29,4.

Jacques Prévert (1900-1977)

Pour écouter de grands interprètes chanter des poèmes de Prévert.

Dès 1922, Prévert participe aux activités du groupe surréaliste, mais, reprochant à Breton son autoritarisme, il s’éloigne du mouvement en 1928. De même, malgré sa volonté d’un théâtre proche du peuple, qui le conduit à fonder, avec son frère le groupe « Octobre », il n’adhère pas au parti communiste. C’est, en effet, d’abord la liberté que prône Prévert, aussi bien dans ses sketches pour le théâtre que dans ses poèmes ou ses scenarii, notamment pour les films de Marcel Carné ou de Jean Renoir. En témoigne aussi la poésie de son dessin animé, Le Roi et l’Oiseau

Un site très complet, avec de nombreux poèmes : cliquer sur le logo.

Du surréalisme, Prévert garde cependant à la fois les révoltes, et le langage, tout aussi libre que ses idées, sans jamais pourtant devenir hermétique, bien au contraire. Les titres de ses recueils, Paroles, paru en 1946 – anagramme de « la prose », comme il le signale –, regroupant  des textes antérieurs, puis Histoires (1946) et Spectacles (1951), révèlent  le choix d’une poésie proche de l’oralité, qui veut « raconter » le quotidien, jeter un œil neuf sur lui. Ces poèmes, parfois de longs réquisitoires, comme dans « Dîner de têtes » ou « La crosse en l’air » (Paroles), plus souvent sous forme d’anecdotes ou à la façon de fables,  comme dans « Histoire du cheval » (Histoires), poème en prose, se livrent à une violente satire de tous les « honnêtes gens », ces « braves gens », inlassablement dénoncés, qui défendent l’ordre établi, l’armée, la religion, hommes politiques fauteurs de guerre et de misère, et autres puissants, snobs et intellectuels pédants. Prévert, homme du peuple, se range nettement dans le camp des plus faibles, qu’il évoque avec tendresse, le « cancre », « l’enfant » qu’on enferme (Cf. Vidéo ci-dessous) les amoureux sincères : « Je dis tu à tous ceux que j’aime / Même si je ne les ai vus qu’une seule fois / Je dis tu à tous ceux qui s’aiment / Même si je ne les connais pas », avoue-t-il dans « Barbara », en même temps qu’il s’écrie avec violence « Quelle connerie la guerre ».

Le langage aussi se met au service de cette liberté, celle des oiseaux, celle d’artistes comme Picasso : énumérations parfois cocasses, jeux sonores, images inattendues, calembours, rythmes brisés, toute fantaisie est permise. Mis en musique par Joseph Kosma, et interprétés par les plus célèbres chanteurs de son temps, Piaf, Montand, Mouloudji… (Cf. Vidéo ci-dessus), ses poèmes, polémiques, émouvants ou souriants, ont pu toucher un large public, faisant de lui un des poètes les plus connus du XX° siècle.

Marianne Oswald interprète "La chasse à l'enfant".

Il dit non avec la tête

mais il dit oui avec le coeur

il dit oui à ce qu’il aime

il dit non au professeur

il est debout

on le questionne

et tous les problèmes sont posés

soudain le fou rire le prend

et il efface tout

les chiffres et les mots

les dates et les noms

les phrases et les pièges

et malgré les menaces du maître

sous les huées des enfants prodiges

avec les craies de toutes les couleurs

sur le tableau noir du malheur

il dessine le visage du bonheur.

J. Prévert, "Le cancre", Paroles, 1946

Démons et merveilles 

Vents et marées 

Au loin déjà la mer s'est retirée 

Démons et merveilles 

Vents et marées 

Et toi 

Comme une algue doucement caressée par le vent 

Dans les sables du lit tu remues en rêvant 

Démons et merveilles

Vents et marées 

Au loin déjà la mer s'est retirée 

Mais dans tes yeux entrouverts 

Deux petites vagues sont restées 

Démons et merveilles 

Vents et marées 

Deux petites vagues pour me noyer. 

J. Prévert, "Sables mouvants", Paroles, 1946

J. Prévert, Les Enfants du paradis, une planche du scénario, 1945. 

Prévert, "Les Enfants du paradis", planche du scénario

Nouveaux itinéraires poétiques

Le surréalisme de l'entre-deux-guerres a donc évolué, en se diversifiant, mais en conservant la liberté qu'il a donnée au langage. Mais il a aussi perdu une grande partie de sa confiance en la possibilité de rendre compte de la "vérité" de l'homme en allant au-delà des limites de la raison et des conventions sociales. Après la guerre, l'homme, malgré sa conscience d'"exister", semble ne plus pouvoir se définir que par les mots "angoisse", "solitude", "absurde". Comment la poésie peut-elle alors encore trouver sa place ?

Feund, portrait de Saint-John Perse

G. Freund, Saint-John Perse, 1966. 

Alexis Léger, dit Saint-John Perse (1887-1975)

Saint-John Perse a toujours voulu dissocier sa vie personnelle, notamment sa carrière diplomatique, de ses activités d'écrivain. Pourtant, un même terme pourrait s'appliquer aux deux, "exil". Vie placée sous le signe de l'exil, depuis 1899, où il quitte son île natale, la Guadeloupe, paradis d'enfance que toute son oeuvre s'emploie à recréer par la mémoire. Exil aussi les voyages et les séjours, en Chine, au Japon, en Mongolie, qu'exigent ses fonctions dans les ambassades.

J. Trefouel, "Saint-John Perse" : documentaire,  1982, France 3.

Exil enfin quand, après les accords de Munich en 1938,  considéré comme "belliciste", il est démis de son poste de Secrétaire Général au Quai d'Orsay, et décide, en 1940, de partir aux Etats-Unis, ce qui lui vaut d'être déchu de la nationalité française par le gouvernement de Vichy. "L'exil n'est point d'hier", s'écrie-t-il dans un des poèmes du recueil (1942-46) qui porte ce titre, ajoutant "J'habiterai mon nom". Cela donne sens à ce qui s'avère le véritable exil, métaphysique : comment retrouver sa véritable patrie, celle où la vérité du monde serait donnée telle une illumination ? Son recueil, Anabase (1924), qui rappelle la longue marche des 10 000 soldats grecs, sous le commandement de Xénophon, pour regagner leur patrie depuis la lointaine Perse où ils se sont perdus, retour d'exil ponctué de combats, prend une valeur analogique : bataille du poète avec le langage pour remonter aux sources les plus pures de son existence, aux sources de l'univers lui-même. Ce thème détermine aussi le choix poétique si particulier à l'ensemble de l'oeuvre, proche du souffle épique en raison de l'emploi de versets, qui, comme chez Claudel, s'allongent ou se rétractent selon un rythme quasi respiratoire. Cette respiration est celle de l'écrivain, dont le ton se fait solennel et prophétique, avec une syntaxe complexe, un vocabulaire aussi luxuriant que le monde qu'il décrit, des images sans cesse jaillissantes pour chanter la gloire de l'univers recréé par la poésie, dès son  premier recueil, Eloges, paru en 1911. Mais c'est aussi la respiration de l'univers lui-même, dont dans Vents par exemple, paru en 1946, ou dans Amers, en 1957, il chante les éléments et leur puissance : déchaînement des "milices du vent", image du souffle qui fait vibrer le "très grand arbre du langage peuplé d'oracles", déchaînement aussi "des grandes eaux en marche". Tout  se passe comme si le poète, monté sur un vaisseau dans lequel il a pris en charge l'humanité et ses propres questionnements, scrutait l'horizon, guettait un lieu où la vie prendrait sens  "La nuit où tu navigues n'aurait-elle pas son île, son rivage ?", s'interroge-t-il dans Amers. Alors vient la réponse, dédiée à la femme aimée : "Tu es là, mon amour, et je n'ai lieu qu'en toi".

C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,

De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,

Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,

En l’an de paille sur leur erre…

Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !

Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses

Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,

C’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,

Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses…

Saint-John Perse, Vents, I. 1, 1946.

Étroits sont les vaisseaux, étroite notre couche.

Immense l’étendue des eaux, plus vaste notre empire / Aux chambres closes du désir.

Entre l’Été, qui vient de mer. / À la mer seule, nous dirons

Quels étrangers nous fûmes aux fêtes de la Ville, et quel astre montant des fêtes sous-marines

S’en vint un soir, sur notre couche, flairer la couche du divin.

En vain la terre proche nous trace sa frontière. Une même vague par le monde, une même vague depuis Troie

Roule sa hanche jusqu’à nous.

Au très grand large loin de nous fut imprimé jadis ce souffle…

Et la rumeur un soir fut grande dans les chambres : la mort elle-même, à son de conques, ne s’y ferait point entendre !

Saint-John Perse, Amers, "Étroits sont les vaisseaux", I, 1957.

Pour découvrir Saint-John Perse, sa vie et son oeuvre, un site remarquable : cliquer sur l'image...

... et pour lire de nombreux extraits, la "Fondation Saint-John Perse" : cliquer sur le lien.

Photographie de Francis Ponge. 

Francis Ponge (1889-1988)

Ponge a partagé les colères de son temps, celle des surréalistes – mais, contrairement à eux, il prône une pratique consciente du langage – et, surtout celle des communistes : il adhère au parti de 1937 à 1947, participe activement à la Résistance, et collabore au magazine Action.

Mais bien différente est la réponse aux questions métaphysiques qu’il propose d'après le titre du recueil  de 1942 qui le fait connaître, et dont il définit ainsi l’objectif : « Du fait seul de vouloir rendre compte du contenu entier de leurs notions, je me fais tirer par les objets, hors du vieil humanisme, hors de l’homme actuel et en avant de lui. J’ajoute à l’homme les nouvelles qualités que je nomme. Voilà Le Parti pris des choses. » (Le grand Recueil, « Méthodes », 1961)

L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.

À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

F. Ponge, "L'huïtre", Le Parti pris des choses, 1942.

Il s’agit de privilégier les « choses » aux hommes, donc de saisir l’homme à partir d'elles, de prendre le parti de leur existence, en les analysant tel un entomologiste devant un insecte, d’en faire l’objet même de l’œuvre d'art. En multipliant la richesse de la « chose » par son étymologie, par la pluralité des sens qu’elle revêt, par les images poétiques qui découlent de son observation ou de son usage, en jouant sur les anagrammes, la forme des lettres, les sonorités, le monde perd son flou, son vague, et devient signifiant : le poème, ni lyrique, ni réaliste, est une « machine à lire » le monde et l’homme. « Je désire moins aboutir à un poème qu'à une formule, qu'à un éclaircissement d'impressions. S'il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l'homme de cette science », explique-t-il.

Poèmes… ou « proêmes » d’ailleurs, pour reprendre le titre du recueil de 1948 qui à la fois réunit « pro[se] » et « [po]ème », et renvoie au « pro-oïmon » de l’antiquité grecque, prélude qui vient avant le chant. C’est pourquoi il tente de dépasser l’aspect encore figé des premières œuvres, comme « L’huître », « Le cageot »..., pour restituer, notamment dans La Rage de l’expression (1952),  ce que l’on nomme chez un peintre les « repentirs », c’est-à-dire les hésitations de la composition et de la rédaction, en faisant apparaître les formes successives prises par un même sujet. Finalement, c’est l’élaboration qui compte plus que le résultat final : par exemple, « La crevette », extrait du Parti Pris des choses devient un recueil, La Crevette dans tous ses états (1948), et le texte n’est plus ni poème, ni même prose poétique, mais les reprises, variantes, retouches, la reproduction du processus de création lui-même. C’est ce que prolongent les recueils ultérieurs, tels Pour un Malherbe (1965), Le Savon (1967), Le nouveau Recueil (1967) ou encore La Fabrique du pré (1971).

Ponde, "L'Araignée mise au mur"

Si je m'en frotte les mains, le savon écume, jubile...

Plus il les rend complaisantes, souples,

liantes, ductiles, plus il bave, plus

sa rage devient volumineuse et nacrée...

Pierre magique !

Plus il forme avec l'air et l'eau

des grappes explosives de raisins

parfumés...

L'eau, l'air et le savon

se chevauchent, jouent

à saute-mouton, forment des

combinaisons moins chimiques que

physiques, gymnastiques, acrobatiques...

Rhétoriques ?

Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu'il raconte de lui-même jusqu'à la disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l'objet même qui me convient.

                                                              *

Le savon a beaucoup à dire. Qu'il le dise avec volubilité, enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n'existe plus.[…]

F. Ponge, Le Savon, extrait, 1967.

F. Ponge, "L'Araignée mise au mur :  Exorde en courante, Proposition thématique, Courante en sens inverse", Pièces, 1962. 

... et pour lire l'extrait de "L'Araignée mise au mur" : cliquer sur le lien.

L'école de Rochefort

Ecole de Rochefort

En 1941 Jean Bouhier, poète, et Pierre Penon, musicien, fondent, en Anjou, « l’école de Rochefort », en regroupant autour d'eux, grâce aux liens noués avec Max Jacob, plusieurs poètes, parmi lesquels Jean Rousselot, Luc Bérimont, Michel Manoll…, ainsi que René-Guy Cadou et Jean Follain.

R. Toulouse, Bouhier, Manoll, Cadou, Béalu, Bérimont, Rousselot.

C’est, en fait, sous l'influence de Max Jacob, plus un mouvement d’amitié autour de la poésie qu’une « école » au sens normatif du terme. Ils partagent, selon la formule de Follain, le désir de chanter « la transparence du monde », et Bouhier précise qu’ils veulent « dire leurs poèmes à la face du monde, les mêler aux rythmes de la nature, au bruit des arbres, de l’eau, les mêler à la vie ». Ils diffusent une revue, Les Cahiers de Rochefort, consacrée à la publication d’une œuvre inédite, littéraire, plus particulièrement poétique, mais aussi musicale, picturale…

René-Guy Cadou (1920-1951)
René-Guy Cadou

Loin des mouvements artistiques parisiens, Cadou choisit l’expression lyrique, accordant une place essentielle à la nature. À l’homme, si faible, blessé par la vie, promis à la mort (Morte Saison, 1942 ; Les Visages de la solitude, 1947), chaque matin la nature offre un monde neuf, les éléments d’une vie simple, tranquille et fraternelle : « Chaque journée est pleine de coups de foudre », déclare-t-il, et il intitule un de ses recueils Poésie la vie entière.

Mais c’est aussi un « coup de foudre » au sens premier de l’expression, celui qu’il éprouve pour Hélène, épousée en 1946, à laquelle il dédie un recueil, Hélène ou le règne végétal, publié à titre posthume en 1952. Vision de rêve ou attente mystique, passé retrouvé ou découverte exaltante de la beauté du monde, c’est l’univers entier qui est porté par la vérité de cet amour intense.

M. Benin, accompagné par D. Dumont, chante deux poèmes à "Hélène" : Nantes, mars 2014.

Il faut tout dire

Ecoute

Un coin des lèvres se déchire

Il y a le grand vent

Un  filon de soleil dans la houille du temps

Pour toi la nuit entière

La douleur sous la main

L'eau fraîche sous la pierre

Et  l'homme qui se lève au fond du lendemain

Sur les flancs du chemin

L'écume de la terre

Au bord de l'horizon

Des guirlandes de pas

Ce qui force le coeur

Et qui ne revient pas

R.-G. Cadou, Pétales de voix, 1940.

... et pour en savoir plus sur René-Guy Cadou : une analyse et plusieurs poèmes : cliquer sur le lien. 

René-Guy Cadou, dans sa jeunesse. 

Jean Follain (1903-1971)
Denis, portrait de Jean Follain

M. Denis, portrait de Jean Follain.

Pour en savoir plus sur Jean Follain : une analyse et plusieurs poèmes : cliquer sur le lien. 

Jean Follain, même s’il choisit d’exercer ses fonctions d’avocat à Paris, adopte, dès ses débuts auprès des poètes réunis, entre 1927 et 1930, dans le groupe « Sagesse », un ton intimiste, qui le rapproche ensuite de l’école de Rochefort. Les titres de plusieurs recueils en témoignent, tels Chants terrestres (1937), Usage du temps suivi de Transparence du monde (1943) ou Exister (1943)… Menant de front sa carrière de magistrat et la création poétique, en 1961, il abandonne l’une pour se consacrer entièrement à l’autre, et multiplie aussi les voyages, en Asie, en Amérique latine, en Afrique. N’est-ce pas là une image de sa poésie même, tantôt resserrée autour du plus minuscule, de l’objet quotidien, banal jusqu’à l’insignifiance, qui, au fil d’un texte, s’élargit tout à coup à l’univers entier, à l’angoisse du temps et de la mort ?

Le soir ils écoutent
la même musique à peine gaie
un visage se montre
à un tournant du monde habité
les roses éclosent
une cloche a tinté sous les nuées
devant l’entrée à piliers.
Un homme assis répète à tout venant
dans son velours gris
montrant les sillons à ses mains
moi vivant personne ne touchera
à mes chiens amis.
J. Follain, "Exil", Appareil de la terre, 1964.

La perspective religieuse

Enfin, certains poètes n'ont pas trouvé d'autre réponse aux angoisses et au sentiment de l'absurde, au "néant du temps", selon la formule de Pierre-Jean Jouve, que "la perspective religieuse". Outre ce dernier auteur, trois noms ressortent particulièrement. Jean Grosjean (1912-2006) célèbre la gloire de Dieu dans des recueils inspirés par les textes bibliques, comme Hypostases (1950), Apocalypse (1962) ou Le Messie (1974). Patrice de La Tour du Pin (1911-1975) exprime sa foi profonde par exemple dans Psaumes (1938) ou Genèse (1945), ce qu'il nomme sa "théopoésie". Pierre Emmanuel, pour sa part transforme l'oeuvre poétique en prière, dans lequel le quotidien prend une valeur transcendante : Orphiques (1942), Babel (1952), Evangéliaire (1961)... autant d'élans vers Dieu.

"Salomon IV" : lecture de J. Grosjean.

... et pour en savoir plus sur P. de La Tour du Pin et sur P. Emmanuel : cliquer sur les liens correspondants. 

Pierre-Jean Jouve (1887-1976)
Fauconnier, "Portrait de Pierre-Jean Jouve"

H. Fauconnier, Portrait de Pierre-Jean Jouve, 1909. Huile sur toile, 81 x 100,5. Centre Pompidou, Paris.

Installé à Paris en 1909, Jouve y fréquente les milieux artistiques, cubistes, dadaïstes, surréalistes ; il partage un temps les activités du groupe de l’Abbaye (1906-1908), fondé par Vildrac, se reconnaît aussi dans l’unanimisme de Jules Romains, puis, marqué par son expérience d’infirmier lors de la 1ère guerre mondiale, prône ardemment le pacifisme. Ses premières œuvres révèlent déjà la quête d’une vérité en réponse au tragique de l’existence, profondément ressenti. 

En 1925, une rupture intervient à la suite de sa relation avec Blanche Reverchon, psychanalyste et femme profondément aimée jusqu’à la fin de sa vie, qui détermine ce qu’il nomme sa « vita nuova ». Il renie alors tous ses écrits antérieurs, rompt avec ses amis artistes, et s’engage dans une poétique nouvelle, « orientée vers deux objectifs fixes : d’abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant […] pas un des vers que j’avais écrits ne répondait à cette exigence […] et trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse […] Un mouvement vers le haut, un mouvement de conscience que je propose de nommer spirituel se présentait à l’esprit par ces deux objectifs réunis », déclare-t-il dans sa postface des Noces (1931)

La poésie mystique, animée par la foi catholique, permettrait donc de dépasser ce qui fait penser au déchirement exprimé par Baudelaire, auquel il consacre d’ailleurs un essai : la « double postulation simultanée », l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. Satan est la chair, les images érotiques – qui explosent dans toute son œuvre – mais avec la conscience du péché inévitablement mêlée à la jouissance, signe de la présence de Dieu dans l’existence de l’homme. C’est ce conflit intérieur qu’illustre son roman Paulina 1880, paru en 1925, avec son personnage déchiré entre son amour adultère passionné et sa fascination pour l’amour mystique, entre son désir de jouissance et sa pulsion de mort, ou encore Le Monde désert, roman de 1926.

À partir de 1935, Jouve n’écrit plus de roman, mais poursuit  sa recherche à travers des essais, sur la musique, Mozart, Bartok, sur la poésie, Baudelaire, Hölderlin… Pendant la 2nde guerre mondiale, exilé en Suisse, Jouve donne à la résistance contre le nazisme une valeur mystique, par exemple dans le recueil La Vierge de Paris (1946). Ensuite, avec Hymne (1947), le thème de la guerre s'efface, et les œuvres poétiques mettent au premier plan la femme, la prostituée notamment, archétype de cette fascination-malédiction de la chair.

À celle qui s’amuse

 

Inguérissable amour ! Inguérissable plaie

Inguérissable rouge feuilles dans du noir

Ou du blond mais toujours du sombre

Inguérissables maigres démons nus

Vous luisez en vous tordant contre les ombres

Inapaisées inguérissables trous sanglants.

 

Tu voles pourtant un sourire enragé

Tes yeux se promènent comme deux pierres

Ta chevelure est un jeu de frisons sur la tombe

Ton masque est mort pour mieux regarder

Pour mieux regarder des feux d’entrailles.

La déraison cherchant à devenir raison

Inscrit un numéro sur la tenture.

P.-J. Jouve, Sueur de sang, 1933.

C’est que le conflit entre Éros et Thanatos, pour reprendre les termes de la psychanalyse freudienne, constitutif de l’individu comme de la collectivité, ne peut se résoudre que par « le Chant », l’écriture au service de la foi, dont témoignent les titres de recueils comme Matière céleste (1937), Kyrie (1938) ou Gloire (1942) : la poésie devient "catharsis", c'est-à-dire purification, car la chair maudite peut se métamorphoser en absolue beauté par le travail sur le langage : c'est lui qui fait partager au poète l’expérience douloureuse des mystiques, celle du vide, du manque, autant d’images de la mort présentes dans le dernier recueil, Moires (1967), pour fonder alors son salut, l’œuvre.

Pour en savoir plus sur P.-J. Jouve, un  site d'une remarquable richesse : cliquer sur le logo ci-contre. 

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Jouve

Le théâtre de 1940 à mai 68

Théâtre

L'évolution du théâtre

Sous l’Occupation

 

L’Occupation allemande pèse lourd sur le théâtre, à la fois matériellement et intellectuellement. Le couvre-feu, par exemple, modifie les horaires, les coupures d’électricité perturbent les spectacles, certaines salles sont réservées aux Allemands, qui bénéficient aussi de places prioritaires ; en 1943, on passe d’un jour de fermeture hebdomadaire à 4 jours… Tout cela ne facilite pas la vie des directeurs de théâtre, qui subissent, de plus, un étroit contrôle sur les pièces représentées. D’une part, la censure s’exerce pleinement – jusqu’à rebaptiser « Théâtre de la Cité » le théâtre Sarah Bernhardt – car rien ne doit être dit contre l’Occupant. Jusqu’en 1942, la « Propaganda-Staffel » contrôle, et interdit de nombreux auteurs, et le régime de Vichy prend le relais avec ses propres interdictions. D'autre part, à cela s’ajoute une presse critique violemment antisémite et aux ordres des nazis, comme Je suis partout, La Gerbe, Comoedia.

Pourtant, les spectateurs se pressent au théâtre, pour se divertir d’abord, d’où le succès des comédies de Pagnol, Achard ou Guitry : 304 millions à Paris en 1943, contre 220 millions en 1938. Et ils réagissent bruyamment au moindre passage perçu comme une allusion aux réalités qu’ils vivent.

1er festival d'Avignon : affiche
La place du metteur en scène

 

Pendant la guerre, c’est encore le « Cartel des Quatre » qui anime la mise en scène. Mais il s’efface peu à peu dans l’après-guerre, remplacé par une nouvelle génération que se fixe comme objectif de rapprocher le théâtre du peuple. Ainsi Jean Vilar (1912-1971) joue un rôle essentiel, en inaugurant le festival d’Avignon en 1947, puis avec la troupe du TNP, au palais de Chaillot, qu’il dirige de 1951 à 1963. Il met ainsi en place une double orientation. D’une part, il entend décentraliser le théâtre : de nombreuses troupes se développent en province, telles le Grenier de Toulouse, le Centre dramatique de l’Est, la Comédie de Provence… Les tournées se multiplient, et les Maisons de la culture, officiellement créées par Malraux en 1961, accueillent aussi des spectacles et fondent des clubs de théâtre amateur. D’autre part, grâce à l’appui financier de l’Etat, le prix des places peut baisser, la location est facilitée, pour les scolaires ou les comités d’entreprise par exemple : le théâtre se démocratise, sans que, pour autant, le choix des pièces et la mise en scène ne cèdent à la facilité ou à la démagogie.  

C’est le cas aussi de Jean-Louis Barrault (1910-1994), qui fonde en 1946 avec sa femme, Madeleine Renaud (1900-1994), et de nombreux transfuges de la Comédie-Française, la Compagnie Renaud-Barrault. En 1954, la Compagnie s’installe au théâtre Marigny, où elle accueille aussi bien le répertoire  classique, Courteline, Feydeau, Rostand, que les auteurs contemporains, Jules Romains, Jean Cocteau, Henri de Montherlant ou Jacques Audiberti. C’est ce travail que Barrault poursuit, en montant Becket, Duras, Genet…, quand il dirige le théâtre de l’Odéon, de 1959 à 1968, puis à l’Elysée-Montmartre. Parallèlement, de nombreuses petites salles de théâtre, comme le théâtre des Noctambules jusqu’en 1950, celui de La Huchette, dès 1957, ou le théâtre de Montparnasse, s’ouvrent aux auteurs d’avant-garde en s’autorisant toutes les audaces de mise en scène.

C’est aussi à cette époque que de jeunes novateurs, comme Roger Planchon (1931-2009), Antoine Vitez (1930-1990), Patrice Chéreau (1944-2013) ou Ariane Mnouchkine (née en 1939) avec sa troupe, le Théâtre du Soleil, fondée en 1964, réalisent leurs premières mises en scène.

Affiche du Premier Festival d'Avignon, 1947.

Programme de la compagnie Renaud-Barrault au théâtre Marigny

La Compagnie Renaud-Barrault au théâtre Marigny : programme.

Le renouveau du tragique

Henry de Montherlant (1895-1972)
Blanche, "Portrait de Henry de Montherlant"

J.-E. Blanche, Portrait de Henry de Montherlant, 1924. Huile sur carton, 540 x 450. Musée des Beaux-Arts, Rouen.

Lignée aristocratique, armoiries familiales, « noblesse oblige »… un héritage qui peut expliquer le goût de Montherlant pour « l’héroïsme », la « grandeur » de l’âme, la passion pour tout ce qui amène l’homme à se dépasser : tauromachie, combats, sports, dont Les Olympiques, recueil de poèmes, descriptions et dialogues, paru en 1924, se fait l’écho. Puis vient le temps des voyages autour de la Méditerranée, et celui des grands romans : Les Bestiaires (1926), Les Célibataires (1934), Les jeunes Filles, quatre tomes publiés entre 1936 et 1939. Quand la guerre éclate, Montherlant s’engage comme correspondant, et Le Solstice de juin (1941) révèle un autre visage : d'abord la révolte contre la défaite, attribuée à la faiblesse, voire à la lâcheté, puis un appel à la résignation : « Pour une fois, être beau joueur. Ne pas entrer dans l’avenir en rechignant. Nous retourner du tout et dire oui de bon cœur, à ce qui vient d’arriver. Double acceptation : de la réalité en tant que telle ; puis d’un événement juste : nous avons été battus on ne peut plus régulièrement, et à tous les degrés. Acceptation. Ensuite, adhésion. »

La Reine morte, A. I, tableau 1, sc. 3 : le roi Ferrante et son fils Pedro. 

Cela lui vaut quelques ennuis à la Libération de la part du comité d’épuration… Il ne revient au roman que bien plus tard, avec Les Garçons, roman paru en 1969, mais travaillé pendant 50 ans à partir du thème traité dans La Ville dont le Prince est un enfant.

La guerre marque une nouvelle orientation de l’œuvre, les pièces de théâtre, avec La Reine morte, représentée en 1942, puis Fils de personne, en 1943, Le Maître de Santiago, écrite en 1945, jouée en 1948, Malatesta créée en 1950 par la Compagnie Renaud-Barrault, Celles qu’on prend dans ses bras (1950). La liste est longue... En 1951, est publiée La Ville dont le Prince est un enfant, et Port-Royal est mise en scène en 1954 : « L’élévation des âmes, la noblesse du langage, la cruauté des circonstances, tout répond à ce que pouvait souhaiter son génie », déclare, à cette occasion, Marcel Jouhandeau, formule qui pourrait s’appliquer à toute son œuvre.

P. Fresnay-P. Dux

P. Fresnay (Caton) et P. Dux (Pompée) dans La Guerre civile.

Qu’il s’agisse, en effet, de la noblesse espagnole, de collégiens exclus alors même qu’ils ont sacrifié leur amitié intense à un idéal de pureté, ou des religieuses opprimées à Port-Royal, l’œuvre est placée sous le signe du tragique : une vie de ténèbres, où la force, la rigueur morale, la grandeur des héros restent incomprises des médiocres et des vulgaires, ce qui les condamne à une douloureuse solitude, empreinte de mépris pour les amours qui affaiblissent… Tous les héros rappellent aussi les grands hommes de l’antiquité romaine, présentés directement dans La Guerre civile (1964), hommes de gloire, mais surtout, comme Caton, hommes de « virtú » et de principes : « Je leur demandais tantôt un motif d’exaltation, tantôt un modèle de conduite, tantôt une façon de réagir dans les moments difficiles », explique-t-il. Y a-t-il aussi trouvé le modèle stoïcien du choix ultime, celui de son suicide pour échapper à la déchéance physique et psychique menaçante ?

Pour en savoir plus sur Montherlant, un site très complet, avec de nombreux documents audio et vidéo : cliquer sur l'image. 

Le tragique chez Montherlant, outre la construction classique de ses intrigues et un langage empreint de noblesse, naît d’une quête de l’unité intérieure, du désir – souvent désespéré – de faire coïncider l’idéal de grandeur, profondément ressenti, et l’impuissance réelle : comment atteindre cet idéal ? Les héros, lucides, savent que l’échec leur est promis, tous vivent de douloureux dilemmes, et pourtant, ils ne résolvent pas au renoncement. L’idéal devient alors une sorte de masque, à préserver à tout prix : "Je voudrais ne plus m’occuper que de moi-même, à si peu de jours de me montrer devant Dieu ; cesser de mentir aux autres et de me mentir, et mériter enfin le respect que l’on me donne, après l’avoir si longtemps usurpé. " Cet aveu du roi Ferrante, dans La Reine morte, ne l’empêche pas de tuer Inès, épousée en secret par son fils, sous prétexte de « raison d’État », mais, en réalité, pour préserver l’image que son  peuple a de lui, et pour effacer l’insupportable conscience de sa propre médiocrité face à la supériorité spirituelle de la jeune femme.

Jean Anouilh (1910-1987)
Jean Anouilh

Le tragique chez Anouilh prend des formes différentes, selon la "catégorie" dans laquelle se range la pièce. Anouilh a, en effet, réparti son oeuvre en 5  "catégories" :

  • les "pièces noires", comme Le Voyageur sans bagages (1937), La Sauvage (1938) ou Antigone (1944),

  • les "pièces roses", comme Le Bal des voleurs (1938),

  • les "pièces brillantes", comme L'Invitation au château (1947), La Répétition au l'Amour puni (1950),

  • les "pièces grinçantes", comme Pauvre Bitos (1956),

  • les "pièces costumées", comme L'Alouette (1953), qui évoque Jeanne d'Arc et son procès, Becket ou l'Honneur de Dieu (1959), où l'on voit cet ancien compagnon des débauches d'Henri II devenu archevêque.

Jean Anouilh, à la fin des années 60.

Antigone, mise en scène de N. Briançon, 2003.

Que ce soit par l'ironie comique, la dérision, ou en utilisant les ressorts traditionnels du tragique, l'oeuvre théâtrale d'Anouilh révèle un profond pessimisme. D'une part, avec violence il remet en cause tous les pouvoirs et leur hypocrisie, que ce soit celui de l'Etat, de la religion ou de la famille. D'autre part, il met en scène un dilemme tragique inhérent à la nature même de l'homme : dire "oui" à la vie, c'est-à-dire accepter de faire des concessions face à la réalité, ou bien refuser de "s'habituer à vivre", donc toute compromission, comme Antigone, Jeanne d'Arc ou la Sauvage. Quel que soit son choix, l'homme vit le tragique : dans le premier cas en acceptant lucidement de perdre son idéal car il est douloureusement conscient que "vivre avilit" ; dans le second cas, en refusant de perdre l'absolue pureté de l'enfance, de déchoir en se rabaissant au niveau de la réalité. Condamné donc, soit à vivre dans la médiocrité, soit à mourir pour préserver une vie sans souillure. Chez Anouilh, le destin l'emporte toujours sur la volonté humaine, mais le héros trouve sa grandeur dans la mort : c'est là la marque même du tragique.

D. Ivernel, E. Zedkine, dans un extrait de L'Alouette.

Pour en savoir plus sur Antigone d'Anouilh : cliquer sur le logo, puis sur le lien

ANTIGONE, doucement. – Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

CRÉON, hausse les épaules. – Tu es folle, tais-toi.

ANTIGONE. – Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre

CRÉON. – Tu aimes Hémon ?

ANTIGONE. – Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s’il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s’il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu’il sache pourquoi, s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n’aime plus Hémon !

CRÉON. – Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

ANTIGONE. – Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer, avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit). Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

CRÉON, la secoue. – Te tairas-tu, enfin ?

ANTIGONE. – Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans les yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

CRÉON.  – Le tien et le mien, oui, imbécile !

ANTIGONE. – Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.

J. Anouilh, Antigone, 1944.

Montherlant
Anouilh

L'existentialisme au théâtre

THexistentialisme
Daniau, Jean-Paul Sartre

Marc Daniau, Jean-Paul Sartre, illustration.

La seconde guerre mondiale, avec ses violences et les conflits idéologiques entraînés par l'Occupation, permet aux concepts posés par la philosophie existentialiste de s'inscrire dans la réalité. L'homme ne se retrouve-t-il pas, en effet, seul face au poids de l'Histoire, contraint à faire des choix pour construire son propre destin, pour fonder sa liberté dans les limites imposées par un monde sans Dieu et inhérentes à sa condition "absurde" ? Rappelons la formule de Sartre : "L'homme est ce qu'il se fait", même si sa "mauvaise foi" tente de se donner toutes sortes d'excuses. Enfin, si l'homme est "condamné à être libre", il doit aussi lutter pour que chaque homme puisse disposer de cette même liberté : puisque je suis "en situation" dans l'Histoire, tout ce qui menace la liberté d'autrui met en péril la mienne. D'où le nécessaire "engagement" en faveur de la liberté.

Or, le théâtre offre une tribune privilégiée : il permet d'incarner, sous les yeux des spectateurs, à travers les personnages et le déroulement de l'intrigue, les luttes de l'homme face à soi-même et face à autrui. Ainsi, indépendamment de leurs différences, Sartre et Camus se rejoignent dans la mise en scène d'un double mouvement de la conscience :

  • le sentiment de l'absurde, c'est-à-dire de ce qui soumet l'homme au temps, à la mort, en le rendant "étranger" aux autres, au monde et à lui-même ;

  • la révolte, qui va le pousser à agir, à s'engager, aux côtés des autres hommes, pour fonder sa liberté et donner sens à sa vie.

"Sartre et le théâtre", interview de M. Huelin, 1960. RTS.

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Sartre, peinture murale

Jean-Paul Sartre, peinture murale.

"La demeure du chaos", Saint-Romain-de-Mont d'Or. 

Dans ses premières pièces, Sartre met en scène surtout le conflit intérieur. Ainsi, dans Les Mouches (1943), Oreste accomplit ses meurtres davantage pour donner un sens à sa propre vie et fonder sa liberté, que pour délivrer le pays de la tyrannie, ce qui n'est, en fait, qu'un alibi. De même, dans Huis clos (1944), Sartre veut montrer que "l'enfer, c'est les autres" : la conscience d'autrui, qui m'observe et me juge, m'enferme dans mes propres actes, irréversibles une fois accomplis, en m'interdisant tous les alibis invoqués par ma mauvaise foi (Cf. Vidéo ci-dessous).

En revanche, après la guerre, c'est plus la question de l'action politique et des luttes collectives que pose Sartre. Par exemple, dans La P... respectueuse (1946), dont l'intrigue est située dans une petite ville du sud des Etats-Unis, il traite du racisme. Dans Les Mains sales (1948), il jette un regard lucide sur les  compromissions auxquelles oblige souvent le combat politique, à travers l'opposition entre Hoederer, un des chefs du Parti, et Hugo, jeune militant qui veut garder la pureté de son idéal (Cf. Extrait ci-dessous).

HUGO. – Hoederer, je… je sais mieux que vous ce que c’est que le mensonge ; chez mon père tout le monde se mentait, tout le monde me mentait. Je ne respire que depuis mon entrée au parti. Pour la première fois j’ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux autres hommes. Chacun pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le militant le plus humble avait le sentiment que les ordres des dirigeants lui révélaient sa volonté profonde, et s’il y avait un coup dur, on savait pourquoi on acceptait de mourir. Vous n’allez pas……

HOEDERER. – Mais de quoi parles-tu ?

HUGO. – De notre parti.

HOEDERER. – De notre Parti ? Mais on y a toujours menti. Comme partout ailleurs. Et toi, Hugo, tu es sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu n’as jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute même ?

HUGO. – Je n’ai jamais menti aux camarades. Je… à quoi sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?

HOEDERER. – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n’est pas moi qui l’ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes.

HUGO. – Tous les moyens ne sont pas bons

HOEDERER.  – Tous les moyens sont bon lorsqu'ils sont efficaces.

HUGO. – Alors, de quel droit condamnez-vous la politique du régent ? Il a déclaré la guerre à l’URSS parce que c’était le moyen le plus efficace de sauvegarder l’indépendance nationale.

HOEDERER. – Est-ce que tu t’imagines que je la condamne ? Il a fait ce que n’importe quel type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni contre des hommes ni contre une politique mais contre la classe qui produit cette politique et ces hommes.

HUGO. – Et le meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle, c’est de lui offrir de partager le pouvoir avec vous ?

HOEDERER. – Parfaitement. Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen. (Un temps.) Comme tu y tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains ! Eh bien, reste pur ! À qui cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ?

J.-P. Sartre, Les Mains sales, 1948.

Pour lire un 2nd extrait des Mains sales : cliquer sur l'image.

Sartre, Huis clos, mise en scène de R. Revon, 45th Street Theater, New York.

Le pessimisme de Sartre s'accentue encore dans les dernières pièces, où le poids de l'Histoire annule complètement la liberté des héros. Ainsi, dans Le Diable et le Bon Dieu (1951), le héros Goetz, décide, par défi, pour affirmer sa liberté face au curé qui explique que le Bien est plus difficile à faire que le Mal, de ne pas accomplir le massacre prévu, et de consacrer sa vie au Bien. Mais, tous ses actes justes, libération de sa maîtresse-esclave, distribution de ses terres aux paysans pauvres, s'inversent : celle-ci meurt de chagrin, une guerre civile éclate, et tous ses disciples qui, comme lui, prônaient l'amour, meurent en martyrs. En fait, le poids de la collectivité l'emporte sur le libre choix de l'individu, ce qui peut entraîner des conséquences imprévues. L'échec ultime est celui du héros des Séquestrés d'Altona (1959), Franz, qui revient du front profondément traumatisé par les scènes de violence, de torture - Sartre se sert de la 2nde guerre mondiale pour évoquer ce qui se passe alors en Algérie. Il s'enferme alors chez lui, sombre peu à peu dans la folie, et finit par se suicider pour échapper à la culpabilité.

Le théâtre de Sartre correspond donc bien aux angoisses de l'après-guerre. Les héros n'ont aucune issue, soit parce qu'ils sont enfermés dans leur solitude, soit parce qu'ils sont condamnés à "être-pour-autrui", c'est-à-dire obligés de convaincre l'autre du bien-fondé de leurs choix, pour, finalement, essayer de s'en convaincre soi-même en mettant en oeuvre toutes les ruses de la mauvaise foi. Les intrigues progressent inévitablement vers le vide ou vers la mort. Dans ce monde tragique, l'homme ne peut accéder à sa liberté qu'au prix du sang et dans la douleur.

Pour découvrir Sartre romancier : cliquer sur le lien.

Albert Camus (1913-1960)

Albert Camus

A. Camus, sur le tournage du Malentendu pour la télévision.

Camus s’intéresse, dès ses études au lycée en Algérie, à la philosophie, discipline qu’il choisit pour poursuivre ses études universitaires. Parallèlement, il adhère au parti communiste, en 1935 – pour le quitter deux ans plus tard – et se passionne pour le théâtre : en 1936, il fonde avec quelques amis, étudiants, artistes, ouvriers, « Le Théâtre du Travail », où il joue et adapte de nombreuses pièces. Son engagement se poursuit dans son travail de journaliste à Alger-Républicain, puis, à son arrivée en France en 1942, à Paris-Soir, enfin en participant, à partir de 1943, à la publication du journal clandestin Combat.

Même s’il n’a jamais prétendu au titre de « philosophe », Camus rejoint, pour un temps, Sartre dans sa conception de l’absurde, et dans les questions qui en découlent sur la condition humaine dès lors que l’homme est livré à sa seule liberté. C’est ce qu’analyse, notamment, son essai, Le Mythe de Sisyphe, en 1942. Mais il se sépare assez vite des conceptions de Sartre, en refusant d’accorder à l’Histoire le poids d’un « destin » pour remettre au centre de sa réflexion, dans L’Homme révolté (1951), par exemple, les limites morales de la « révolte » : elle ne justifie pas, selon lui, d’agir par tous les moyens. C’est ce que montre chacune de ses pièces.

L’absurde fonde aussi bien Le Malentendu (1944) que Caligula (1944). Dans le premier cas, un fils revient après vingt-cinq ans d’absence auprès de sa mère et de sa sœur mais, ne voulant pas se faire reconnaître, il est finalement tué par elles, par appât du gain ; dans le second cas, Caligula, obsédé par l’impossible combat contre la mort, décide d’exercer sa liberté par le meurtre, l’avilissement, la destruction, jusqu’à tout faire pour qu’on l’assassine : « Infidèle à l'homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes », explique Camus en 1957 dans l’édition américaine de cette œuvre. La liberté choisie par les héros de ces deux pièces n’est donc pas la bonne, ce que déclare d’ailleurs Caligula, devenu fou et mourant sous les coups des conjurés : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. »

"Caligula" de Camus, mise en scène d'Olivié-Bisson

C’est que, pour Camus, la juste révolte contre le mal ne doit pas se réaliser en dehors de la nécessaire solidarité entre les hommes. Ainsi, dans L’État de siège (1948) ou dans Les Justes (1949), il met en scène l’importance, face à la tyrannie, qu’elle soit fasciste ou tsariste, d’une morale collective. Sa déclaration, dans Lettres à un ami allemand, résume bien la pensée de Camus : « Je continue de croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens, et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir ».

Caligula, mise en scène de S. Olivié-Bisson.

Pour une analyse de l'extrait des Justes ci-dessous : cliquer sur le lien.

Affiches : Caligula, Les Justes.

Camus, "Caligula" : affiche
Camus, "Les Justes" : affiche

[Kaliayev (Yanek), chargé de lancer une bombe sur le grand-duc, ne l'a pas fait pour ne pas tuer les enfants dans la calèche. Il revient s'expliquer auprès de ses camarades.

KALIAYEV, égaré. – […] Je voulais me tuer. Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, que vous étiez mes seuls juges, que vous me diriez si j’avais tort ou raison, que vous ne pouviez pas vous tromper. Mais vous ne dîtes rien.

Dora se rapproche de lui, à le toucher. Il les regarde, et d’une voix morne.

Voilà ce que je propose. Si vous décidez qu’il faut tuer ces enfants, j’attendrai la sortie du théâtre et je lancerai la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but. Décidez seulement, j’obéirai à l’Organisation.

STEPAN. – L’Organisation t’avait demandé de tuer le grand-duc.

KALIAYEV. – C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.

ANNENKOV. – Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.

STEPAN. – Il devait obéir.

ANNENKOV. – Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous laissons échapper définitivement cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre. Alexis ?

VOINOV. – Je ne sais pas. Je crois que j’aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi. (Plus bas.) Mes mains tremblent.

ANNENKOV. – Dora ?

DORA, avec violence. – J’aurais reculé, comme Yanek. Puis-je conseil­ler aux autres ce que moi-même je ne pourrais pas faire ?

STEPAN. – Est-ce que vous vous rendez compte de ce que signifie cette décision ? Deux mois de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. Et il faudrait recommencer? Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tension incessante, avant de retrouver l’occa­sion propice ? Etes-vous fous ?

ANNENKOV. – Dans deux jours, le grand-duc retournera au théâtre, tu le sais bien.

STEPAN. – Deux jours où nous risquons d’être pris, tu l’as dit toi-même.

KALIAYEV. – Je pars.

DORA. – Attends! (A Stepan.) Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ?

STEPAN. – Je le pourrais si l’Organisation le commandait.

DORA. – Pourquoi fermes-tu les yeux ?

STEPAN. – Moi ? J’ai fermé les yeux?

DORA. – Oui.

STEPAN. – Alors, c’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause.

DORA. – Ouvre les yeux et comprends que l’Organisa­tion perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.

STEPAN. – Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

DORA. – Ce jour-là, la révolution sera haïe de l’huma­nité entière.

STEPAN. – Qu’importe si nous l’aimons assez fort pour l’imposer à l’humanité entière et la sauver d’elle-­même et de son esclavage.

DORA. – Et si l’humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?

STEPAN. – Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple.

DORA. – L’amour n’a pas ce visage.

STEPAN. – Qui le dit ?

DORA. – Moi, Dora.

STEPAN. – Tu es une femme et tu as une idée malheureuse de l’amour.

DORA, avec violence. – Mais j’ai une idée juste de ce qu’est la honte.

A. Camus, Les Justes, A. II, extrait, 1949.

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SartreTH
CamusTH

Le théâtre de l'Absurde

Absurde

Même si l’expression « théâtre de l’absurde » n’apparaît qu’en 1961 dans un essai que lui consacre Martin Essling, même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un mouvement littéraire constitué, avec manifeste, écrits théoriques et « chef de file », et même si les auteurs qu’on y rattache, tels Adamov ou Ionesco, refusent cette appellation, il reste commode de désigner ainsi un « nouveau théâtre », né dans l’après-guerre, qui s’est développé jusqu’à la fin des années 60, et a profondément modifié la création dramatique, aussi bien les œuvres elles-mêmes que leur mise en scène.

Ionesco au théâtre de la Huchette

Ionesco, affiche du Théâtre de la Huchette.

Ses origines

L'existentialisme

 

Comme les autres courants littéraires, le "Théâtre de l'absurde" est directement issu de la guerre, des angoisses et des nouvelles questions qu’elle génère sur le sens même de l’existence humaine. Le mot « absurde » lui-même est employé, pour la première fois, par Camus dans son essai, Le Mythe de Sisyphe (1942), pour désigner la condition de l’homme, livré seul, sans Dieu, à son absolue liberté, alors même que sa vie, avec les efforts quotidiens qu’elle exige, n’a pour ultime but que la mort. Condition tragique, donc, mais aussi dérision si l’on considère le peu que représente une vie humaine

 

Sur ce premier constat, Sartre et Camus construisent leur philosophie existentialiste. Mais  là où ces deux écrivains appellent à une « révolte » et à un « engagement » dans les luttes sociales, la jeunesse de l’après-guerre, celle des caves de Saint-Germain-des-Prés et de la « Nouvelle Vague », n’en retire, elle, qu’une seule certitude : puisque tout n’est qu’ « absurde », il ne reste que la dérision… Rire de tout, se moquer de toute sagesse proposée, notamment par les adultes si sérieux, et ne cultiver que le désir de vivre pleinement, en dehors de toutes les conventions, après les restrictions de la guerre. Écoutons alors Ionesco : «  Le comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique est tragique, et la tragédie de l’homme dérisoire. »

L'absurde chez Jarry et le surréalisme

 

C’est dans cette perspective qu’intervient un autre héritage, celui d’Alfred Jarry (1873-1907), du modèle grotesque et caricatural d'Ubu-Roi, son tyran, et de sa conception de la « ‘pataphysique » : science des exceptions, des observations particulières de la réalité, déconstruite, désintégrée même, pour être reconstruite à partir de « solutions imaginaires ». Or, c’est en 1948 qu’Emmanuel Peillet, professeur de lettres et de philosophie, fonde le « Collège de ‘pataphysique », réunissant autour de lui, notamment, un bon nombre d’anciens tenants du surréalisme, tels Max Ernst, Juan Miró, Man Ray, Jacques Prévert, et leurs héritiers, par exemple Raymond Queneau ou Boris Vian… Or, dans leur première revue, les Cahiers de ‘pataphysique, on note la signature d’Ionesco… Qu’a-t-il trouvé dans ce groupe, sinon, précisément, cette idée de déconstruction, de « non-sens » du réel, liée à l’éclatement du langage, au jaillissement des images insolites, au sens de la dérision, déjà pratiqués par les surréalistes ?

 

Ajoutons-y l’influence d’Artaud dont Le Théâtre et son double, paru en 1938, développe la conception d’un « théâtre de la cruauté ». En comparant le théâtre à la peste, il explique que, comme elle, il doit réveiller un public endormi, donc user de toutes ses forces, parmi lesquelles la représentation de la cruauté, pour crever les abcès. Pour ce faire, il s’accorde le droit de sortir du seul dialogue : « Cette poésie très difficile et complexe revêt de multiples aspects : elle revêt d’abord ceux de tous les moyens d’expression utilisables sur la scène, comme musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulation, intonations, architecture, éclairage et décor. » Comment ne pas y voir une parenté avec les choix des auteurs du théâtre de l'absurde, notamment dans la mise en scène de leurs oeuvres ?

Ses caractéristiques

Si l’on pense que le théâtre n’est que théâtre de la parole, il est difficile d’admettre qu’il puisse avoir un langage autonome. Il ne peut être que tributaire des autres formes de pensée qui s’expriment par la parole, tributaire de la philosophie, de la morale. Les choses sont différentes si l’on considère que la parole ne constitue qu’un des éléments de choc du théâtre. D’abord le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue, c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres moyens de théâtraliser la parole : en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations.

[…] Mais il n’y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque pas, il n’est pas une suite d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture mouvante d’images scéniques.

Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles.

De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. [...]

Si donc la valeur du théâtre était dans le grossissement des effets, il fallait les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre, ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature. [...] Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique dur, sans finesse, excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais revenir à l’insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence: violemment comique, violemment dramatique. Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. Dislocation aussi, désarticulation du langage.

E. Ionesco, Notes et Contre-Notes, 1966.

La lecture du texte d’Ionesco ci-contre permet de dégager les principales caractéristiques du théâtre de l’absurde.

- sur le plan de l’écriture
  • Ionesco refuse catégoriquement toute forme de réalisme, qu’il s’agisse de l’intrigue ou de la psychologie des personnages, puisqu’il faut « éviter la psychologie ». Dans un autre passage du même ouvrage, il confirme : « Pas d'intrigue…pas d'architecture…simplement une suite sans suite, un enchaînement fortuit, sans relation de cause à effet, d'aventures inexplicables ou d'états émotifs, ou un enchevêtrement indescriptible, mais vivant, d'intentions, de mouvements, de passions sans unité, plongeant dans la contradiction. » Pour détruire la logique, l’auteur cultive alors deux ressorts, le hasard et la répétition.

  • Une place importante est aussi réservée aux « objets » qu’il faut  « faire vivre », jusqu’à ce qu’ils envahissent l’espace scénique, en reléguant au second plan l’humain, jusqu’à l’écraser, l’effacer, symboles alors de son insignifiance.

  • La conséquence en est la « dislocation du langage », qui « doit presque exploser, ou se détruire ». Seul un langage poussé à l’extrême permet, en effet, d'exprimer les sentiments extrêmes, et, surtout, d’apporter la preuve que la condition humaine, les rapports humains ne sont que dérision. Le langage ne permet plus d’avoir prise sur le monde, de lui donner sens, puisqu’il n’est plus qu’une sorte de machine qui tourne à vide…

- sur le plan de la mise en scène

On note ce même refus du réalisme, puisqu’il demande de « ne pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore ». Ni le metteur en scène, ni l’acteur ne doivent donc rechercher le naturel. Au contraire, il faut « aller à fond dans le grotesque, la caricature ». L’acteur, devenu marionnette, traduit ainsi cette même déshumanisation, le comique se trouvant alors mis au service d’un tragique de nature métaphysique. C’est, là encore, l’insolite, qui est recherché, quand Ionesco formule un conseil : « jouer contre le texte. Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d’une pièce. »

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Eugène Ionesco (1909-1994)

Eugène Ionesco

Eugène Ionesco.

Né en Roumanie, c’est en France qu’Eugène Ionesco passe son enfance, jusqu’en 1925 où il rejoint son père en Roumanie. Il y fait ses études supérieures, mais la montée du fascisme le ramène en France en 1938, qu’il quitte à nouveau quand éclate la guerre. Il s’y fixe définitivement en 1942, et travaille pour un éditeur. En 1950, le théâtre des Noctambules présente La Cantatrice chauve, à laquelle est rapidement jointe La Leçon, deux pièces qui imposent une nouvelle forme de théâtre. Trois directions se distinguent dans l’œuvre d’Ionesco.

 

La démythification du langage

La première est l’explosion du langage, qui déconcerte le public. Ionesco a souvent expliqué que l’idée lui en était venue à partir de la lecture d’une méthode Assimil d’apprentissage de l’anglais, le titre initial de la pièce étant d’ailleurs « L’Anglais sans peine ». Il en retire l’image d’un langage formé de phrases toutes faites, avec des dialogues qui fonctionnent sans souci de réelle communication, mais qui, à travers des automatismes, construit une image stéréotypée de la vie en Angleterre. Il met en scène, dans ce qu’il désigne comme une « anti-pièce », la conversation des couples des Smith et des Watson, qui se vide peu à peu de tout sens, jusqu’à enfermer chacun dans une solitude inexorable.

Ionesco, La Cantatrice chauve, mise en scène par "la clé des planches".

M. SMITH. - Je m'en vais habiter ma Cagna dans mes cacaoyers.

Mme MARTIN. - Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao.

Mme SMITH. - Les souris ont des sourcils, les sourcils n'ont pas de souris.

Mme MARTIN. - Touche pas ma babouche !

M. MARTIN. - Bouge pas la babouche !

M. SMITH. -Touche la mouche, mouche pas la touche.

Mme MARTIN. - La mouche bouge.

Mme SMITH. - Mouche ta bouche.

M. MARTIN. - Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche.

M. SMITH. - Escarmoucheur escarmouche !

Mme MARTIN. - Scaramouche !

Mme SMITH. - Sainte-Nitouche !

M. MARTIN. - T'en as une couche !

M. SMITH. - Tu m'embouches.
Mme MARTIN. - Sainte Nitouche touche ma cartouche.
Mme SMITH. - N'y touchez pas, elle est brisée.

M. MARTIN. – Sully !
M. SMITH. - Prudhomme !
Mme MARTIN, M. SMITH -François.
Mme SMITH, M. MARTIN. - Coppée.
Mme MARTIN, M. SMITH. - Coppée Sully !
Mme SMITH, M. MARTIN. - Prudhomme François.
Mme MARTIN. - Espèces de glouglouteurs, espèces de glouglonteuses.
M. MARTIN. - Mariette, cul de marmite !
Mme SMITH. -Khrishnamourti, Khrishnamourti, Khrishnamourti !
M. SMITH. - Le pape dérape ! Le pape n'a pas de soupape. La soupape a un pape.
Mme MARTIN. - Bazar, Balzac, Bazaine !
M. MARTIN. - Bizarre, beaux-arts, baisers !
M. SMITH. - A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i !
Mme MARTIN. - B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
M. MARTIN. -De l'ail à l'eau, du lait à l'ail !
Mme SMITH, imitant le train.- Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff,teuff, teuff, teuff.

E. Ionesco, La Cantatrice chauve, extrait 1950.

Toute « humanité » est ainsi détruite, au sein du couple, comme aussi dans Amédée ou comment s’en débarrasser (1954), où un cadavre, résultat d’un crime mais aussi symbole de l’amour détruit par le temps qui passe, ne cesse de grandir. Le langage fonctionne aussi tel une mécanique dans La Leçon, où le pseudo-savoir du professeur, contré par la pseudo-logique de son élève, finit par le conduire au crime. Le comble est sans doute atteint dans Rhinocéros, depuis le raisonnement absurde du Logicien, jusqu’aux barrissements qui envahissent la ville, en passant par l’incommunicabilité entre Daisy et Bérenger : la destruction du langage va ici de pair avec l’installation du fascisme.

 

La démythification des convictions

En découle la démythification de toutes les valeurs qui fondent notre société, et de l’humanisme. Dieu est mort, l’amour est mort, le respect est mort, les rapports sociaux sont morts…, l’objet envahit l’espace et engloutit l’’homme. « Il est possible que la vie du genre humain n’ait aucune importance, donc sa disparition non plus », déclare Bérenger dans Tueur sans gages (1959). Et pourtant, le public rit dans la salle, comme si le grotesque, que souligne le jeu des acteurs, permettait d’exorciser les peurs confusément ressenties.

La condition de l'homme

Ainsi – et paradoxalement – par la farce et le burlesque, le théâtre d’Ionesco remet au centre du questionnement l’homme. Il plonge dans son inconscient, en dévoile les fantasmes, les pulsions (chacun ne porte-t-il pas en soi un « rhinocéros » prêt à tuer aveuglément ?), les obsessions, notamment celle du vieillissement et de la mort, représentées de façon saisissante dans Les Chaises (1952) et Le Roi se meurt (1962).  Pourtant, dans un univers où toute expression humaine semble promise au néant, l’homme résiste, dans un ultime élan tragique, comme Bérenger, qui s’écrie à la fin de Rhinocéros : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! » Mais les dernières pièces, La Soif et la Faim (1964), vision des tortures physiques et psychiques d’hommes en cages, « un cauchemar de plus », selon Ionesco, et surtout Jeux de massacre (1970), 28 tableaux illustrant les épidémies, la souffrance, la séparation, le suicide, l’incendie, le meurtre, révèlent le pessimisme croissant de l’écrivain face à la mort inexorable.

Ionesco, La Leçon,  extrait mis en scène par G. Col, Compagnie de l'Horizon.

Pour lire un extrait de La Leçon : cliquer sur l'image.

Ionesco, "La Leçon"

Pour en savoir plus sur Ionesco, le site, très complet, de la BnF : cliquer sur le logo.

Samuel Beckett (1906-1989)

Samuel Beckett

Samuel Beckett.

Né en Irlande, Beckett poursuit des études supérieures de lettres à Dublin, mais, en 1928, chargé de cours d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure, il découvre Paris, où il séjourne pendant deux ans. Vient ensuite une période instable, entre Dublin, Londres, l’Allemagne, Paris… Sa santé, fragile, se détériore, tout comme ses relations avec sa famille, il est déprimé, sans argent. Mais il se lance alors dans l’écriture, de poèmes, d’un roman (Murphy, publié en 1938), de nouvelles. En 1938, son choix de s’installer en France est définitif, il participe à la Résistance pendant la guerre, et, surtout, commence à écrire en français, comme si cette langue « étrangère » correspondait mieux à une sorte d’ « exil » de soi, permettant donc de mieux restituer le vide et l’inexistence. Son choix du bilinguisme le conduit aussi à traduire systématiquement dans l’autre langue ses œuvres écrites initialement tantôt en anglais, mais le plus souvent en français, comme les romans de sa trilogie, Molloy et Mallone meurt, parus en 1951, suivis de L’Innommable (1953).

Mais c’est le théâtre qui lui apporte le véritable succès, avec En attendant Godot, pièce représentée en 1953, puis Fin de partie, en 1957, écrite elle aussi en français, La dernière bande (1958), écrite en anglais, et Oh les beaux jours, en anglais, en 1961, et en français, en 1963. Autant d’intrigues vides, où des personnages dérisoires, sortes de clochards clownesques, comme Vladimir et Estragon dans En attendant Godot, s’agitent en vain pour se donner l’impression d’exister, ou, au contraire, se figent dans une immobilité sinistre, voire s’enfoncent dans une poubelle, comme dans Fin de partie, ou sont engloutis dans le sol, comme Winnie et Willie dans Oh ! Les beaux jours. Ils parlent dans le vide, de sujets tout aussi insignifiants qu’eux-mêmes, et sans réellement communiquer. Les dialogues ne sont qu’une inlassable répétition, un substitut à l’action, toujours vaine, et deviennent même un monologue quand Winnie s’adresse  à un époux dont le public ne voit jamais le visage et qui ne « répond » que par quelques grognements, sauf à la fin : il rampe alors vers elle, dans une ultime fiction de couple au moment même où ils sont définitivement enlisés. Beckett, qui a rarement commenté son œuvre, aurait déclaré, selon Brenda Bruce, la première interprète de cette pièce en anglais, « Je me suis dit que la chose la plus terrible qui puisse arriver serait de n’être jamais autorisé à dormir, comme si juste au moment où on était en train de s’assoupir, un grand « Dring » obligeait à rester éveillé ; vous vous enfoncez vivant dans le sol et dedans ça grouille, c’est plein de fourmis, et le soleil brille sans arrêt, jour et nuit, il n’y a pas un arbre (...) il n’y a pas un pouce d’ombre, rien, que cette sonnerie qui vous réveille tout le temps, et tout ce que vous avez c’est deux ou trois bricoles pour vous regarder vivre. »

Un dossier sur En attendant Godot : cliquer sur le lien.

Walter D. Asmus, mise en scène d'En attendant Godot , 1989.

Madeleine Renaud dans "O! les beaux jours" de Beckett

Jeux d’illusions dans un espace scénique sinistre, sombre, où seuls quelques objets semblent encore garder un sens, mais lequel ? Meubler une vie où chacun est condamné à « attendre Godot »  – tel un sauveur qui ne viendra jamais dans un monde sans transcendance –, en fait à attendre la mort dans un instant suspendu, d’une infinie durée

Madeleine Renaud dans Oh ! les beaux jours, mise en scène de R. Blin.

Fin de partie, mise en scène d'E. Sanjou, Cie Arène Théâtre.

ESTRAGON. – Je suis fatigué. Allons-nous en.

VLADIMIR. – On ne peut pas.

ESTRAGON. – Pourquoi ?

VLADIMIR. – On attend Godot.

ESTRAGON. – C'est vrai. Alors comment faire ?

VLADIMIR. – Il n'y a rien à faire.

ESTRAGON. – Mais moi je n'en peux plus.

VLADIMIR. – Veux-tu un radis ?

ESTRAGON. – C'est tout ce qu'il y a ?

VLADIMIR. – Il y a des radis et des navets.

ESTRAGON. – Il n'y a plus de carottes ?

VLADIMIR. – Non. D'ailleurs tu exagères avec les carottes.

ESTRAGON. – Alors donne-moi un radis. Il est noir !

VLADIMIR. – C'est un radis.

ESTRAGON. – Je n'aime que les roses, tu le sais bien !

VLADIMIR. – Alors tu n'en veux pas ?

ESTRAGON. – Je n'aime que les roses.

VLADIMIR. – Alors rends-le-moi.

ESTRAGON. – Je vais chercher une carotte.

VLADIMIR. – Ceci devient vraiment insignifiant

ESTRAGON. – Pas encore assez.

VLADIMIR. – Si tu les essayais ?

ESTRAGON. – J'ai tout essayé.

VLADIMIR. – Je veux dire, les chaussures.

ESTRAGON. – Tu crois ?

VLADIMIR. – Ça fera passer le temps. Je t'assure, ce sera une diversion.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Une distraction.

ESTRAGON. – Un délassement.

VLADIMIR. – Essaie.

ESTRAGON. – Tu m'aideras ?

VLADIMIR. – Bien sûr.

ESTRAGON. – On ne se débrouille pas trop mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ?

VLADIMIR. – Mais oui, mais oui. Allez, on va essayer la gauche d'abord.

ESTRAGON. – On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression d'exister.

VLADIMIR. – Mais oui, mais oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissons pas détourner de ce que nous avons résolu. […]

E. Ionesco, En attendant Godot, 1952.

Pour en savoir plus sur Beckett et Oh ! les beaux jours : cliquer sur le lien.

« Un roi sans divertissement est un homme plein de misères », déclarait Pascal, car il doit alors faire face à l’angoisse de la mort… Le « théâtre de l’Absurde » semble reprendre cette conception, à la différence que, depuis le XVII° siècle, « Dieu est mort » pour bien des hommes qui ont, parallèlement, découvert les profondeurs les plus sombres de l’inconscient grâce à la psychanalyse, et la faculté de l’humanité de s’auto-détruire par l’atome… Là où Pascal trouvait encore une réponse, dans la foi, la seconde moitié du XX° siècle, elle, ne voit donc plus que le néant, insupportable, d’où un théâtre de dérision qui détruit toutes les normes, à commencer par celles du langage, et  remet en cause les traditions dramatiques : intrigue, personnages, espace  scénique, jeu des acteurs…

Ionesco
Beckett

Un nouveau langage théâtral

Ces deux courants de l’après-guerre, l’existentialisme et l’Absurde, marquent durablement le théâtre. De jeunes auteurs choisissent, en effet de les combiner, en créant ainsi une nouvelle expression théâtrale, particulièrement originale.

Pichette, mise en scène de "Nucléa"
Henri Pichette (1924-2000)

Ami de plusieurs surréalistes, H. Pichette se fait d’abord connaître par ses poèmes (Apoèmes, 1945), avant son premier succès au théâtre avec Les Épiphanies, en 1947. Pièce d’un étrange lyrisme, qui célèbre la vie et la mort du Poète, en chantant la puissance de l’imaginaire par un jaillissement d’images.

Puis vient Nucléa, pièce créée en 1952 par Jean Vilar au Palais de Chaillot avec Gérard Philippe et Jeanne Moreau, en deux parties, « les infernales » et « le ciel humain », cauchemar et songe pour opposer les douleurs de la guerre, notamment le péril atomique, aux bonheurs de la paix, de l’amour. Malgré la qualité de la mise en scène, le langage étrange, mélange de prose poétique, de poésie classique et de chœurs, déconcerte le public. Pichette revient ensuite à la poésie.

Pour lire un extrait des Epiphanies : cliquer sur le lien.

H. Pichette, Nucléa, 1952 : J. Vilar, G. Philipe, J. Moreau.

Jacques Audiberti (1899-1965)
Audiberti, "Le Mal court", 1947

J. Audiberti, Le Mal court, 1947.

Audiberti aussi a commencé par la poésie, qui donne le ton à une œuvre composée d’une vingtaine de romans et d’autant de pièces de théâtre. Sa première pièce représentée, Quoat-Quoat (1946), nom fictif d’un Dieu mexicain si proche du cri de la poule, puis Le  Mal court, en 1947, illustrent la lutte entre le bien et le mal, destinée de l’homme, à travers un délire verbal souvent cocasse et une fantaisie imaginaire qui rappellent l’absurde.

Dans Quoat-Quoat par exemple, le jeune héros Amédée, archéologue envoyé au Mexique à la recherche d’un trésor, subit, sur le navire, l’autorité absolue, d’un capitaine qui menace de le faire fusiller : absurde d’un arbitraire ridicule opposé au désir d’aimer… De nombreuses pièces suivent, telle L’Effet Glapion, en 1959, commentée par Gabriel Marcel dans Les Nouvelles Littéraires : « Ce qui est remarquable dans la pièce, c’est la façon dont l’inépuisable faculté d’invention verbale, qui est propre à M. Audiberti, a trouvé le moyen cette fois de s’incorporer à la série de sketches qui se succèdent à une allure endiablée ». Commentaire qui, à des  degrés divers, pourrait s’appliquer à toutes les pièces d’Audiberti.

L'Opéra du monde, mise en scène de M. Maréchal : répétition au Théâtre du Cothurne, Lyon, 1966.

Pour en savoir plus sur Audiberti et son oeuvre : cliquer sur la signature. 

Le Cavalier seul (1963), analyse et vidéo : cliquer sur le lien. 

Dubillard, "Naïves hirondelles" : affiche
Roland Dubillard (1923-2011)

Dubillard poursuit, dans des recueils de poèmes, des nouvelles, et surtout au théâtre, cette plongée dans un imaginaire qui, souvent, touche  à l’absurde, par exemple dans les courtes « saynètes » composées à partir de 1947 pour la radio, puis réunies en volume en 1976 sous le titre Les Diablogues : duo comique entre deux personnages, tels deux clowns, dont l’un joue le naïf, questionneur, face à l’autre, en apparence plus sérieux, mais dont la logique fonctionne à vide. 

Il compose l’essentiel de ses pièces entre 1950 et 60 – mais éditées ultérieurement pour la plupart -, par exemple, Si Camille me voyait (1953), Naïves Hirondelles, jouée en 1961, ou, en 1962, La Maison d’os (1962). Ce dernier titre symbolise le corps d’un vieillard agonisant, dont la conscience produit de courtes scènes, tantôt cocasses, tantôt fantaisistes, tantôt fantastiques… dont l’auteur laisse toute liberté au metteur en scène de les ordonner.

R. Dubillard, Naïves Hirondelles, 1961. 

Pour découvrir Dubillard et Les Diablogues : cliquer sur le logo.

Adamov, "Le Ping-pong"
Arthur Adamov (1908-1970)

Adamov, après avoir fréquenté les milieux surréalistes dès son installation à Paris en 1924, écrit d’abord sous cette influence sa première pièce, Mort chaude. Dans l’après-guerre, il compose des pièces, telles La Parodie, écrite en 1948, L’Invasion (1949), La grande et la petite Manœuvre, représentée en 1950, qui l’inscrivent plutôt dans le courant de l’absurde. L'intrigue, absente, offre des personnages effacés par l’invasion des objets, mécanisés par leur langage qui se disloque et se vide de sens. Mais déjà ces pièces révèlent une volonté d’engagement, expression des luttes sociales et dénonciation du capitalisme.

La guerre d’Indochine, puis celle d’Algérie, radicalisent Adamov, qui se rapproche alors du parti communiste, puis des mouvements d’extrême-gauche dans les années 68. Il s’en explique, dans Les Nouvelles littéraires, en 1976 : « Il est évident qu’à ce moment-là, nous avions saisi l’absurdité d’un théâtre de l’absurde, […], alors qu’il y a une société réelle qui nous brime et qui nous broie. » Ainsi, ses pièces suivantes, Le Ping-Pong (1955) et Paolo Paoli (1957) rappellent davantage le théâtre engagé de Brecht, mais sans jamais renoncer à montrer à quel point la condition de l’homme est dérisoire

Adamov, "La grande et la petite Manoeuvre"

A. Adamov, La grande et la petite Manoeuvre, 1950. 

Pour en savoir plus sur Adamov et son oeuvre : cliquer sur l'image. 

Le Ping-Pong met en scène des êtres asservis par le billard électrique, qui veulent en dominer les mystères alors que le mouvement des billes est, en réalité, réglé par un puissant « Consortium ». Dénonciation des vaines illusions suscitées par l’appât du gain, que l’on retrouve dans Paolo Paoli, représentation des trafics d’hommes d’affaires véreux et sans scrupules : « j’ai voulu montrer ceux qui paient de leur personne et ceux qui paient de leur argent. Je n’ai pas montré les grands de ce monde, mais leurs sous-chefs, ceux qui font la sale besogne et les garçons de courses des exécuteurs. Cela m’a permis de faire voir un certain aspect des choses à la fois très révoltant et très comique ».  

Sennep, Le Ping-Pong d'Adamov, 1955. Dessin.

Gatti, "Chant public devant deux chaises électriques"
Armand Gatti (né en 1924)

A. Gatti, Chant public devant deux chaises électriques, 1966. 

Une des premières pièces de Gatti, La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste Geai (1962), donne le ton à l’ensemble d’une œuvre qui unit la force de l’imaginaire et la dénonciation de tout ce qui ôte à l’homme sa dignité. Œuvre qui reflète aussi la vie de l’auteur, résistant, torturé, déporté puis évadé pour rejoindre Londres, journaliste qui couvre les conflits de son temps, du Guatemala à l’Irlande du nord, de l’Algérie à Cuba, en Chine, où il rencontre Mao Tse Toung, ou en Argentine, où  il fait la connaissance de Che Guevara, et engagé, à la fin de sa vie, aux côtés des chômeurs, toxicomanes et délinquants de banlieue.

Armand Gatti

Pour en savoir plus sur Armand Gatti et La Passion du général Franco : cliquer sur l'image.

Depuis sa première pièce, Le Crapaud-Buffle, mise en scène au TNP par Jean Vilar, en 1959, Gatti ne cesse d’écrire pour le théâtre, mettant le plus souvent lui-même en scène ses pièces. Chant public devant deux chaises électriques (1966), qui raconte l’accusation injustifiée, la condamnation et l’exécution de deux anarchistes italiens, Sacco et Vanzetti, en 1927 aux Etats-Unis, tout comme V. comme Vietnam (1967), éloge de l’indépendance, caractérisent bien une œuvre qui prend la forme d’un violent réquisitoire, tout en se mettant au service du peuple : « vos mots ils racontent, mais ils ne disent jamais rien. Vos paroles, vous les jetez mais vous ne les faites jamais exister », reproche-t-il aux intellectuels. La censure de La Passion du Général Franco, écrite en 1965 mais interdite sur scène en 1968, à la demande du gouvernement espagnol, prouve  bien d’ailleurs qu’il a réussi, lui, à faire que les mots soient des armes.  

Obaldia, "Du vent dans les branches de sassfras"
René de Obaldia (1918-2012)

Fils d’un diplomate panaméen, c’est en France que grandit R. de Obaldia, et qu’il est fait prisonnier en 1940. Après des poèmes, et un premier roman, Tamerlan des coeurs, paru en 1956, c’est au théâtre qu’il connaît le succès. Mais ce qu’il déclare, lors d’une interview pour L’Express, parue le 29 novembre 2011, à propos de son héros, conquérant des plus cruels et « bourreau des cœurs, « j'expose les différents modes de cruauté qui m'obsèdent, je mélange les dates, je superpose les époques », pourrait s’appliquer à l’ensemble de son œuvre, dont la dimension onirique met en valeur toutes les formes du mal, mais aussi de l’amour.

R. de Obaldia, Du Vent dans les branches de sassafras, 1965. 

Du Vent dans les branche de sassafras, au théâtre C. Dullin : mise en scène de Y. Lemarié avec la troupe du Théâtre de l'Intuition, 

Ses premières pièces, Genousie, mise en scène en 1961 par Jean Vilar au TNP, et Le Satyre de La Villette, en 1963, lui ont valu d’être rapproché des auteurs de l’Absurde, étiquette qu’il a toujours refusée car, même s’il pratique la dérision, il veut que ses pièces gardent « un sens ». Ainsi, Genousie propose une vision cocasse du snobisme des milieux intellectuels parisiens, parmi lesquels d’ailleurs il compte beaucoup d’amis ; dans Le Satyre de La Villette il se moque de la télévision (Cf. Extrait ci-dessous) et de la liberté sexuelle alors en vogue. Du Vent dans les branches de sassafras (1965) joue ainsi sur le double registre du comique, par la parodie du western, et du tragique car bien des menaces pèsent sur la famille Rockefeller, pauvres fermiers du Kentucky, à commencer par les Indiens Comanches qui, sous la direction de leur chef, le terrible Œil-de-Lynx, encerclent le ranch. Obaldia s’emploie, en fait, à détruire par le rire tous les mythes du monde moderne.

Obaldia, interview de P. Simonin pour TV5 Monde, 2012 : cliquer sur le logo. 

[Urbain Cloquet, présentateur vedette du journal télé, présente chaque soir ce genre de bulletin. ]

URBAIN, à la télévision. - … et la situation reste confuse. Ce matin, à 10h25, le général Potoduhesme, récemment débarqué à Paris et escorté par les colonels Rafiot de Jute et Joufflu, a ranimé la flamme du Soldat Inconnu. « Inconnu » est un mot qui n’a guère de sens au XXème siècle, a déclaré le général tandis qu’il ranimait.

Mais venons-en au fait capital de la matinée : M. Mic, après avoir parcouru 700 000 kilomètres, a enfin rencontré M. Mac, ce dernier en ayant accompli 423 000 pour sa part. Les deux grands hommes d’Etat, après s’être serré la main, sont repartis immédiatement chacun de leur côté. De Panama, nous apprenons qu’une tentative pour faire sauter le canal a échoué. Ce geste malheureux est imputé à des extrémistes.

Nouvelles de dernière minute : Après les Américains qui viennent de lancer avec succès une girafe dans l’espace, les Russes viennent de propulser à la verticale Boro, le plus gros éléphant du zoo de Moscou. Ce dernier, au dire des Soviétiques, aurait déjà accompli neuf fois le tour de notre planète… Vive protestation en Angleterre, où la Société Protectrice des Animaux s’élève à juste titre contre ce qu’elle nomme « le viol du pachyderme »…

Mais revenons sur terre où malheureusement le viol, le viol pur et simple, continue d’alimenter la chronique. Nous apprenons à l’instant que le satyre de La Villette, ainsi nommé pour le choix qu’il a fait de ce quartier, continue d’exercer ses ravages : après la petite Monique, la petite Lola, la petite Hélène, la petite Fanfan, la petite Carmen, la petite Dédé, la petite Chinoise, c’est au tour de la petite Huguette d’avoir subi ses sévices… On a trouvé la fillette évanouie – ou faisant semblant – dans une rame de métro, entre les stations Crimée et Stalingrad. Les mailles du filet de la police se resserrent sur l’odieux personnage.

Ceci compense cela : nous avons la joie d’apprendre que la princesse Fleep vient de mettre au monde une ravissante petite fille.

Eh bien voici, Mesdames et Messieurs, ce que nous pourrions appeler les lignes de force du moment, lignes qui se coupent, qui s’entremêlent, qui se choquent, qui s’accouplent, qui se chevauchent à l’occasion, mais qui, toutes, donnent à notre planète sa physionomie, prouvant, s’il en était besoin, sa vitalité.

A très bientôt, chers téléspectateurs, et merci de votre attention.

R. de Obaldia, Le Satyre de La Villette, extrait, 1963.

Jean Genet, "Les Bonnes"

J. Genet, Les Bonnes, mise en scène de G. Clayssen, Toulouse.

Jean Genet (1910-1986)

Dans ses romans, Notre-Dame-des-Fleurs (1944), Miracle de la rose (1946), Querelle de Brest (1947), Pompes funèbres (1947), Genet règle ses comptes avec la société, comme pour exorciser les épreuves de sa jeunesse de délinquant. Enfant « bâtard » abandonné, son placement en famille d’accueil, mal vécu, le conduit en pénitencier dès son adolescence ; il connaît ensuite la prison pour vol et prostitution homosexuelle, se bat dans la Légion  étrangère, pour enfin mener une vie de marginal à travers l’Europe. Cocteau, rencontré en 1943 par l’intermédiaire d’amis intellectuels connus alors qu’il tenait un étal de bouquiniste à Paris, découvre un premier poème, publié à compte d’auteur, Condamné à mort (1942), lui évite la prison à perpétuité et lui apporte son appui. Sartre aussi, fasciné par celui qui lui paraît un exemple de révolte existentialiste, le soutient, en publiant des extraits de Journal du voleur, et lui consacre un essai, Saint Genet comédien et martyr (1952). À partir de 1947, Genet se consacre au théâtre, qu’il conçoit comme le moyen d’une sorte de sacralisation du mal, à la façon des cérémonies du théâtre antique. Mais, à la fin des années 60, Jean Genet s’éloigne de la littérature et s’engage plus directement dans la vie politique, aux côtés des Palestiniens, par exemple, ou des Black Panthers.

"Libération" de toutes les pulsions les plus sombres, de tous les interdits jusqu’au meurtre pour satisfaire ses haines, c’est ainsi que l’on pourrait aussi résumer le sens des pièces de Genet. Si Les Bonnes (1947) se déroule encore dans un monde clos, dans la chambre de « Madame », pour mimer la rancœur qui anime les deux sœurs face à elle et les pousse au désir de meurtre, les pièces suivantes, Les Nègres (1958), Le Balcon (1960) et Les Paravents (1966) s’ouvrent sur le monde.  Toutes ces pièces font scandale, et toutes renvoient à une même vision de l’altérité : le rejet que m'impose l’autre, refusant tout ce qui est autre, m’oblige à devenir ce que l’autre voit en moi.

A découvrir : une interview de Jean Genet.

A. Acquart, scénariste, explique ses choix pour la mise en scène des Paravents par R. Blin, en 1966. 

Par exemple les Nègres jouent à imiter, jusqu'à l'absurde et pour la dénoncer, l'image fausse que les Blancs se font d'eux et à laquelle ils les réduisent, image à laquelle ils finissent donc par ressembler. De même, les bonnes, Claire et Solange, miment l’image des « bonnes » que le mépris de « Madame » leur renvoie (Cf. Extrait ci-dessous), reflet qui suscite leur pulsion de meurtre, dirigée à la fois contre leur patronne, mais, au fond, contre elles-mêmes. Ainsi, les personnages de Genet se donnent tous eux-mêmes en spectacle, tous symboles de nos perversions et de la manière indigne dont la société traite ceux qui ne rentrent pas dans la « norme ». La scène devient alors le lieu de tous les possibles, comme dans Le Balcon où, à l’intérieur d’un bordel, tous les fantasmes peuvent se donner libre cours, jusqu’à mettre en place un pouvoir fictif, avec ses puissants et ses révoltés fictifs. Le sommet du « spectacle » - mais aussi du scandale – est atteint dans Les Paravents, qui ravive les traumatismes de la guerre d’Algérie : 100 rôles, que se partagent, pendant les 4 heures du spectacle, 65 comédiens, incarnant, pour les uns, les Arabes, pour les autres le pouvoir colonial, civils et militaires. Le titre désigne le décor, ces paravents entre lesquels se jouent les différents tableaux, entre l’érotisme du bordel et les cruautés de la guerre, monde de la vie que traversent les personnages, autant de facettes du mal, avant de rejoindre le monde de la mort.

Jean Genet

Pour en savoir plus sur la vie de Genet : cliquer sur l'image.

[Claire joue le rôle de "Madame", dont elle a revêtu la robe rouge. Solange, elle, en tenant le rôle de "Claire", incarne la haine des deux soeurs.]

 

SOLANGE, doucement d'abord. – Je suis prête, j'en ai assez d'être un objet de dégoût. Moi

aussi, je vous hais...

CLAIRE. – Doucement, mon petit, doucement... Elle tape doucement l'épaule de Solange pour l'inciter au calme.

SOLANGE. – Je vous hais ! Je vous méprise. Vous ne m'intimidez plus. Réveillez le souvenir de votre amant, qu'il vous protège. Je vous hais! Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés. Votre poitrine... d'ivoire ! Vos cuisses... d'or ! Vos pieds... d'ambre ! (Elle crache sur la robe rouge.) Je vous hais !

CLAIRE, suffoquée. – Oh ! oh ! Mais...

SOLANGE, marchant sur elle. – Oui Madame, ma belle Madame. Vous croyez que tout vous sera permis jusqu'au bout ? Vous croyez pouvoir dérober la beauté du ciel et m'en priver ? Choisir vos parfums, vos poudres, vos rouges à ongles, la soie, le velours, la dentelle et m'en priver ? Et me prendre le laitier ? Avouez ! Avouez le laitier ! Sa jeunesse, sa fraîcheur vous troublent, n'est-ce pas ? Avouez le laitier. Car Solange vous emmerde !

CLAIRE, affolée. – Claire ! Claire !

SOLANGE. – Hein ?

CLAIRE, dans un murmure. – Claire, Solange, Claire.

SOLANGE. – Ah ! oui, Claire. Claire vous emmerde ! Claire est là, plus claire que jamais.

Lumineuse ! Elle gifle Claire.

CLAIRE. – Oh ! oh ! Claire... vous... oh !

SOLANGE. – Madame se croyait protégée par ses barricades de fleurs, sauvée par un exceptionnel destin, par le sacrifice. C'était compter sans la révolte des bonnes. La voici qui monte, Madame. Elle va crever et dégonfler votre aventure. Ce monsieur n'était qu'un triste voleur et vous une...

CLAIRE. – Je t'interdis !

SOLANGE. – M'interdire ! Plaisanterie ! Madame est interdite. Son visage se décompose. Vous désirez un miroir ? Elle tend à Claire un miroir à main.

CLAIRE, se mirant avec complaisance. – J'y suis plus belle ! Le danger m'auréole, Claire, et toi tu n'es que ténèbres...

SOLANGE. – ... infernales ! Je sais. Je connais la tirade. Je lis sur votre visage ce qu'il faut vous répondre et j'irai jusqu'au bout. Les deux bonnes sont là - les dévouées servantes ! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour vous. Nous prenons forme, Madame. Ne riez pas. Ah! surtout ne riez pas de ma grandiloquence.. .

CLAIRE. – Allez-vous-en.

SOLANGE. – Pour vous servir, encore, Madame ! Je retourne à ma cuisine. J'y retrouve mes gants et l'odeur de mes dents. Le rot silencieux de l’évier. Vous avez vos fleurs, j'ai mon évier. Je suis la bonne. Vous au moins vous ne pouvez pas me souiller. Mais vous ne l'emporterez pas en paradis. J'aimerais mieux vous y suivre que de lâcher ma haine à la porte. Riez un peu, riez et priez vite, très vite ! Vous êtes au bout du rouleau ma chère ! (Elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge.) Bas les pattes et découvrez ce cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j'opère vite et en silence. Oui, je vais retourner à ma cuisine, mais avant je termine ma besogne.

Elle semble sur le point d’étrangler Claire. Soudain un réveille-matin sonne. Solange s’arrête. Les deux actrices se rapprochent, émues, et écoutent, pressées l'une contre l'autre.

Déjà ?

CLAIRE. – Dépêchons-nous. Madame va rentrer. (Elle commence à dégrafer sa robe.) Aide-moi. C'est déjà fini, et tu n'as pas pu aller jusqu'au bout.

SOLANGE, l'aidant. D'un ton triste. – C'est chaque fois pareil. Et par ta faute. Tu n'es jamais prête assez vite. Je ne peux pas t'achever.

J. Genet, Les Bonnes, extrait, 1947.

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