L'entre-deux-guerres : entre espoirs et menaces
Le contexte socio-historique
L'après-guerre, jusqu'aux années Trente, a été baptisé "les Années folles". Folles années, en effet, où les valeurs admises vacillent au profit de nouvelles libertés, où, sur les ruines de la 1ère Guerre mondiale, les uns gémissent tandis que les autres tirent profit de la reconstruction et ont décidé de s'amuser à tout prix. Folles années où les uns, écoeurés des massacres de la Grande guerre, veulent d'abord profiter de la vie, du confort, des loisirs, tandis que les autres préparent d'autres folies, celles d'une nouvelle guerre, encore plus meurtrière...
Le contexte économique
L’armistice, le 11 novembre 1918, met fin à la guerre. Le bilan est terrible : villages en ruines, 9 millions de morts inscrits sur les monuments, construits par souscription publique, 7 millions d’invalides et 350000 disparus. Une classe d’âge décimée ! De plus, le pays est lourdement endetté : 3991 millions de dollars dus aux USA, 3030 millions au Royaume-Uni. Certes, "l'Allemagne paiera" des réparations, selon le Traité de Versailles, signé en juin 1919, et la reconstruction du pays est activement menée, mais l'inflation est galopante, et les pénuries s'aggravent : nourriture, médicaments, combustible manquent encore en 1920. Dix ans sont nécessaires pour redresser la situation, et pour stabiliser la monnaie par la création, en 1928, du « franc Poincaré ».
Cependant, l'équilibre économique est à peine retrouvé que se produit, le 24 octobre 1929, le krach à la Bourse de Wall Street, à New-York, qui, en quelques années, répercute la crise sur le monde entier. En France, les faillites se multiplient, le nombre de chômeurs augmente, les files d'attente s'allongent devant les soupes populaires, des "marches de la faim" sont organisées. L'Allemagne connaît une situation pire encore dans l'après-guerre, et sa monnaie est totalement dévalorisée.
Cette situation économique explique en partie les troubles politiques qui secouent l’Europe, et elle va favoriser la montée des fascismes.
un traité est signé, en juin 1919, entre les vainqueurs de la guerre, qui prive l'Allemagne de ses colonies et lui impose de payer pour les dommages de guerre. (W. Orpen, "La signature de la paix dans la galerie des glaces, Versailles", Huile sur toile, 1921. Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Berlin.)
est fondée, et l'Allemagne y adhère en 1926. La diplomatie y est active, mais la SDN ne dispose ni des moyens financiers, ni des effectifs qui permettraient un réel maintien de la paix. (Cip, "Une tâche ardue", caricature, 1927)
L'après-guerre a déstabilisé aussi bien le mark allemand que le "franc-germinal", créé en 1803 par Bonaparte. Cela s'accentue avec la spéculation, et la méfiance face au "Cartel des Gauches", qui accède au pouvoir en 1924. Poincaré, devenu ministre en 1926, décide une dévaluation de 80%, douloureuse, mais qui permet une relance économique.
Entre 1931 et 1936, la crise économique, entraînée par le krach de Wall Street, crée 1 million de chômeurs en France, dont un tiers seulement sont indemnisés. La Confédération Générale du Travail Unifiée forme des comités de soutien, et celui du Nord organise, en janvier 1933, une "marche de la faim" entre Lille et Paris.
Le "suicide", en janvier 1934, de l'escroc Stavisky, directeur du Crédit municipal de Bayonne, marque l'apogée d'un scandale financier qui touche la presse, la police, la justice, et révèle la corruption de nombreux hommes politiques. Cette affaire, qui déclenche aussi les manifestations de février 1934, ébranle la République.
qu'elles soient royalistes, nationalistes ou fascistes, défilent dans les rues, et se heurtent, parfois violemment comme en février 1934, aux militants des mouvements ouvriers.
En octobre 1934, est organisée, à Marseille, la visite officielle du roi Alexandre Ier de Yougoslavie. Alors que la voiture approche de la Chambre de commerce, un homme sort de la foule et tire à bout portant, abattant le roi, tandis que la violente riposte policière touche, elle - mais on ne l'apprendra que plus tard - le ministre Berthou qui l'accompagne.
Les élections d'avril 1936 amènent au pouvoir le socialiste Léon Blum : les grèves de mai et juin 1936 conduisent à un "Front populaire" et à la signature des accords Matignon. Sont mises en place à la fois d'importantes augmentations de salaire, et des lois sociales fondamentales.
qui menaçait depuis l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933, est déclarée le 3 septembre 1939. Après un temps d'attente, la "drôle de guerre", l'offensive allemande, en mai 1940, amène à une rapide défaite : en juin, les troupes allemandes défilent sur les Champs-Elysées.
Le contexte politique
La III° République a survécu à la guerre, à la fin de laquelle les élections conduisent au pouvoir une Chambre des députés dite "bleu horizon" à cause du poids des anciens combattants. Mais le jeu des alliances entre les divers partis ne stabilise pas la vie politique, les gouvernements se succèdent, les ministères chutent rapidement… D’un côté, il y a le "Bloc national", droite modérée, qui évolue en "Union nationale", plus marquée à droite et exaltant les valeurs patriotiques. De l’autre, la gauche, parti socialiste et parti radical, forme le "Cartel des Gauches" en 1924, animé par le pacifisme de Briand. Il faut aussi compter avec la puissance du mouvement ouvrier, qui rêve d'une révolution du type de celle qui, en octobre 1917, a amené les Bolcheviks au pouvoir en Russie, mais est déchiré depuis la scission entre socialistes et communistes à l’issue du congrès de Tours en 1920.
Cette instabilité favorise l'émergence de nombreuses organisations extrémistes de droite, les "ligues". À gauche comme à droite on manifeste, parfois violemment, contre le pouvoir parlementaire, jugé corrompu : les uns réclament la mort du capitaIisme ; les autres clament des slogans royalistes, comme les "Camelots du roi", milice du mouvement de l’Action française dont Charles Maurras est l’idéologue, nationalistes, comme les « Croix-de-feu », encadrées par le colonel de La Rocque, ou fascistes, tels les « francistes », soutenus par Mussolini, qui affichent clairement leur antisémitisme.
En 1932 le Président du Conseil, Paul Doumer, est assassiné, puis, en 1934 à Marseille, le roi Alexandre Ier de Yougoslavie et Barthou, le ministre des Affaires étrangères. L'affaire Stavisky, escroc lié aux milieux politiques, dont la corruption éclate au grand jour, fournit le prétexte à une grande manifestation le 6 février 1934 de nuit sur la place de la Concorde à Paris, qui tourne à l'émeute : des membres des ligues et d'autres groupes extrémistes tentent d'envahir la Chambre des Députés. Le bilan est lourd (une quinzaine de morts, plusieurs centaines de blessés) et les jours suivants grèves et manifestations se succèdent.
De même l'arrivée au pouvoir du Front Populaire après les grandes grèves de 1936, et la signature des accords Matignon le 7 juin, qui accordent de nouveaux droits aux travailleurs, déchaînent les passions nationalistes et antisémites contre le Président du Conseil, Léon Blum qui démissionne un an plus tard.
Ces crises politiques entretiennent un climat troublé, qui ne favorise guère l'union, et encore moins la paix !
"Le bel été" : l'entre-deux-guerres, un documentaire en 4 parties.
Guerre ou paix ?
Les efforts en faveur de la paix
Pourtant, la paix est ardemment désirée ! Chacun veut que cette Grande guerre devienne "la Der des Der". À l'issue de la Conférence de Paris, qui réunit, de janvier à mai 1919, les 32 pays vainqueurs - mais sans les vaincus - est signé le Traité de Versailles : l'Allemagne est désarmée. En janvier 1920, pour construire une paix durable, est fondée la Société des Nations qui doit garantir le droit des peuples et la sécurité collective.
Sous l'influence d'Aristide Briand, qui recevra le prix Nobel de la paix, sont signés, en 1925, les accords de Locarno, qui marquent le début de l'évacuation des territoires allemands occupés, d’abord la Ruhr est évacuée, puis, en 1926, alors que l'Allemagne entre à la SDN, la Rhénanie. Enfin lors de la Conférence de Lausanne sur le désarmement, en 1932, la France renonce aux réparations de guerre dues par l'Allemagne. En 1928, le pacte Briand-Kellogg réaffirme la volonté de la France et du Royaume-Uni de renoncer à la guerre, et, en avril 1935, la Conférence Tripartite (France, Royaume-Uni, Italie) de La Stresa confirme le désir de l'empêcher à tout prix.
Cependant que peut réellement la Société des Nations ? Elle ne manque pas de bonnes volontés pour œuvrer en faveur de la paix, mais bien de moyens, financiers et militaires, pour faire appliquer ses décisions. Le maintien de la paix retrouvée semble donc bien difficile !
Depuis lors, jusqu'en novembre 1918, les Allemands ont occupé la Belgique et quelques-uns de nos départements du nord de la France. Véritables barbares, plus cruels que les Huns, ils y ont commis les pires atrocités. [...] Hélas ! nous connaissons à peine la liste complète des villes, des villages martyrs ! Inaccessible à la pitié, la nation allemande s'est déshonorée par les plus noirs forfaits. Ses sous-marins ont coulé, sans avis préalable, les inoffensifs vaisseaux marchands (torpillage du Lusitania, superbe paquebot anglais, causant la mort de 1000 personnes). Bien plus, l'Allemagne ne s'est-elle pas arrogé le droit de couler tout navire, même neutre ? À la suite de cette barbare menace, l'univers entier a frémi, indigné.
Histoire de France des origines à nos jours, à destination des cours moyens, Mellottée éditeur
ILS ONT FAIT LA GUERRE À LA GUERRE. Sept millions et demi de Français ont porté leur vie sur les champs de bataille! UN MILLION CINQ CENT MILLE SONT MORTS ! Un million sont incurablement mutilés ! Huit cent mille enfants n'ont plus de père ! Sept cent mille femmes n'ont plus de mari !
Les hommes de la guerre veulent que LEUR VICTOIRE consacre L'ÉCRASEMENT DE LA GUERRE !
Ils veulent que l'Allemagne coupable paye la guerre qu'elle a déchaînée !
La France mutilée, "Appel pour la célébration du 11 novembre", 29 octobre 1922
La marche vers la guerre
En fait, la guerre est déjà en germe dans le Traité de Versailles, car l'Allemagne, privée de ses colonies et de plusieurs régions de son territoire, le vit comme un "Diktat", une humiliation, et l'Italie se juge lésée. De plus la carte de l'Europe, remodelée, ne tient pas compte des minorités, par exemple de ces trois millions d'Allemands des Sudètes, en Tchécoslovaquie. Même les manuels scolaires, de part et d'autres du Rhin, attisent la haine entre les deux peuples (cf. Extrait ci-dessous). Quant aux anciens combattants, ils entendent bien entretenir la mémoire des morts et peser de tout leur poids dans la vie politique (cf. Extrait ci-dessous). Ainsi, en 1922, Poincaré, ministre de la Guerre, dirige une politique de fermeté envers l'Allemagne. En 1930 est décidée la construction de la ligne Maginot, ensemble de fortifications qui doit empêcher toute invasion venue de l'est. On veut la paix... mais on se prépare à la guerre !
Cette menace de guerre est accentuée par les régimes autoritaires, fascistes, qui se mettent en place sous prétexte de "rétablir l'ordre" :
- en 1922, Mussolini avec ses "chemises noires" marche sur Rome et s'empare du pouvoir. En 1925 il établit une véritable dictature en Italie.
- en 1926, Salazar s'installe au pouvoir au Portugal, et son gouvernement devient une dictature en 1933.
- en janvier 1933, Hitler, qui se présente comme un rempart contre une révolution de type bolchevique, est nommé chancelier en Allemagne. Dès la fin de l'année, il est Reichsführer, avec les pleins pouvoirs pour quatre ans. Le parti communiste est interdit après l'incendie du Reichstag, et ses membres sont parmi les premiers à être emprisonnés dans le camp de Dachau, ouvert en mars 1933.
L'Allemagne entreprend alors son réarmement, en créant son armée, la Wehrmacht, en 1933, puis en instaurant le service militaire obligatoire en 1935. La Sarre, jusqu'alors occupée, choisit de lui être rattachée, et la Rhénanie est remilitarisée en 1936.
Le droit au sol et à la terre peut devenir un devoir, lorsqu'un grand peuple paraît voué à la ruine, à défaut d'extension. Et particulièrement quand il ne s'agit pas d'un quelconque petit peuple nègre, mais de l'Allemagne, mère de toute la civilisation actuelle. L'Allemagne sera une puissance mondiale ou elle ne sera pas [...] Nous arrêtons l'éternelle marche des Germains vers le sud et vers l'ouest de l'Europe, et nous jetons nos regards vers l'Est.
Hitler, Mein Kampf, 1934
Face à cela, on est surpris du peu de réactions de la diplomatie, qui semble n'avoir pas pris la mesure du risque, même si la presse, elle, se fait l'écho de débats passionnés autour des périls croissants. Le danger représenté par l'Allemagne nazie, malgré les premières lois antisémites de 1935, est minimisé. Ainsi, lorsqu'éclate en 1936, la guerre civile d'Espagne, la France reste en dehors du conflit, et ce sont Hitler et Mussolini qui aident Franco à prendre le pouvoir. Pourtant déjà dans Mein Kampf, paru en 1925 (cf. Extrait ci-dessus), Hitler exprimait clairement sa volonté d'épurer l'Europe des "non-aryens" et développait sa théorie de "l'espace vital" : pour retrouver leur supériorité de race aryenne, les Allemands doivent étendre leur territoire au détriment d'autres peuples. Suivant cette même théorie impérialiste, Mussolini envahit l'Éthiopie en octobre 1935, et la SDN ne réussit pas à défendre ce pays membre de son organisation. De même Hitler, après l'assassinat du chancelier Dollfuss, annexe en 1938 l'Autriche (l'Anchluss), sans réaction diplomatique.
En fait, les gouvernements français et anglais ont mis en place une "politique d'apaisement" pour tenter de sauver la paix. Ainsi, quand Hitler annexe les Sudètes, la conférence de Munich, en septembre 1938, qui réunit à ses côtés Nevile (USA), Chamberlain (Grande-Bretagne), Daladier (France) et Mussolini (Italie), lui cède ce territoire. De retour à Paris, Daladier est même applaudi comme un sauveur par une opinion publique pacifiste ! Il faut attendre l'invasion de la Tchécoslovaquie, en août 1939, la signature du Pacte germano-soviétique, le 23 août, puis l'invasion de la Pologne, le 1er septembre, pour que la France et la Grande-Bretagne déclarent, le 3 septembre, la guerre à l'Allemagne. Alors débute la « drôle de guerre »… jusqu’au 10 mai 1940, l’attaque, « guerre-éclair » qui permet à l'Allemagne d'occuper Paris dès juin. Le maréchal Pétain reçoit du Parlement les pleins pouvoirs, et il signe l'armistice le 22 juin : la France est coupée en deux par une ligne de démarcation.
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"Paris années folles" : un documentaire exceptionnel.
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Comme dans les siècles précédents, certains auteurs se sont illustrés dans différents genres littéraires. Cependant, pour faciliter l'analyse de cette période particulièrement riche et complexe, nous choisisssons de les étudier dans le genre qu'ils ont le plus pratiqué ou dans celui qui les a rendus célèbres.
Deux mouvements littéraires de l'entre-deux-guerres dans a
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Deux mouvements littéraires naissent et se développent durant cette période, et influencent profondément les artistes (Cf. Les arts), notamment les écrivains. Le dadaïsme naît en Suisse pendant la guerre, mais touche Paris dès l'après-guerre. Comme lui, le surréalisme, né à Paris, prend un retentissement international. Ces deux mouvements donnent lieu à plusieurs "manifestes", qui en définissent, sinon les principes, du moins les refus et les souhaits. Ils se sont incarnés particulièrement dans la poésie, mais certains de leurs thèmes se retrouvent au théâtre ou dans des formes romanesques.
Le dadaïsme
Le
surréalisme
Le dadaïsme
Tract Dada, 1921
La première guerre mondiale n'a pas seulement détruit les corps et ruiné les pays impliqués, elle a provoqué une remise en cause de toutes les certitudes qui avaient construit la pensée européenne, son art, sa littérature. D'où l'indignation qui réunit au café Voltaire, à Zurich, en 1916, sous l'appellation "Dada", un groupe d'artistes autour de Tristan Tzara (1896-1963).
La négation
Par ce titre absurde, "Dada", tiré au hasard du dictionnaire selon l'origine donnée, Tzara et ses amis lancent un cri de protestation contre toutes les valeurs portées par la société.
DÉGOÛT DADAISTE
Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; protestation aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu'à présent par le sexe publique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : DADA ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l'archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA ; saut élégant et sans préjudice d'une harmonie à l'autre sphère; trajectoire d'une parole jetée comme un disque sonore cri; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste; peler son église du tout accessoire inutile et lourd; cracher comme une cascade lumineuse la pensé désobligeante ou amoureuse, ou la choyer avec la vive satisfaction que c'est tout à fait égal avec la même intensité dans le buisson, pur d'insectes pour le sang bien né, et doré de corps d'archanges, de son âme. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE.
Tristan Tzara, Manifeste Dada, in Dada 2, Zurich, 1918.
Rien ne résiste, en effet, à la volonté de faire table rase. Ainsi, aucun écrivain antérieur n'échappe à ce rejet et, pour détruire la littérature, ils s'attaquent aux mots eux-mêmes, à leur assemblage logique dans les phrases, à l'expression de toute pensée rationnelle. Quand Tzara, qui a déjà publié quelques oeuvres comme La première aventure céleste de monsieur Antipyrine (1916) et qui a correspondu avec Apollinaire, arrive à Paris, en 1919, il fréquente tout un groupe de jeunes poètes, Breton, Soupault, Aragon, Eluard... sur lesquels ses provocations exercent une influence considérable. C'est avec eux qu'il anime des manifestations qui font scandale. 1920 voit l'apogée du mouvement Dada : expositions, articles, revues dont 391 ou Cannibale, dirigées par Francis Picabia.
Portrait de Francis Picabia, photographie d'A. Stieglitz, 1915, Zurich.
Francis Picabia (1879-1953)
Voici le texte lu par Francis Picabia au Salon des Indépendants, le 5 février 1920 au Grand-Palais des Champs-Elysées, et publié dans la revue Littérature en mai 1920 : " Dada, lui, ne veut rien, rien, rien, il fait quelque chose pour que le public dise : 'nous ne comprenons rien, rien, rien'. 'Les Dadaïstes ne sont rien, rien, rien, bien certainement ils n'arriveront à rien, rien, rien'. Francis PICABIA qui ne sait rien, rien, rien." Picabia se fait surtout connaître par ses sculptures et ses oeuvres picturales (cf. Les arts), mais il a aussi publié de nombreux poèmes, tels Unique Eunuque (1920) - préfacé par Tristan Tzara et Blaise Pascal ! -, véritable gag littéraire, lisible à l'endroit comme à l'envers..., ou Jésus-Christ Rastaquouère (1920), qui attaque avec dérision toutes les conventions sociales.
Mais le dadaïsme est, par avance condamné, car, soit il devient "sérieux" - ce que lui reproche Picabia qui s'en sépare dès 1921 - et contredit alors ses propres objectifs, soit, dans sa volonté de tout détruire, il ne peut lui-même échapper à sa propre destruction.
Couverture de Cannibale, n°1, 5 mai 1920.
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Labyrinthe
La volonté attend sans cesse
Un désir sans trouver.
Le cran d’arrêt passionne l’absence
de gaudriole.
Une cicatrice vers la nuit
profane la réflexion
II n’y a que détachementincrédule.
On me fait souffrir
parce que je sais l’indifférence
Banalités embarquées sans cesse
sur elles-mêmes.
Les horizons attirent les yeux
de nos sentiments.
Francis Picabia
Nager
Je suis le mirage au-dessus de la littérature
des absinthes bourgeoises.
Supposition tendre d’alcoolique buvard
auteur fantôme d’un travail nouveau !
La route est discrètement sauvage,
coupée d’illuminations.
La mort, occasion unique des splendeurs invisibles
est couchée sur un lit de repos.
Comme un poète impair
,je suis l’auteur de la mauvaise tenue.
Francis Picabia
Pour lire
Jésus-Christ Rastaquouère, cliquer sur l'image ci-dessus.
Dada, n° 4-5, Zurich, mai 1919, illustrée par Francis Picabia,
Le surréalisme
Très vite, les jeunes écrivains qui s'étaient ralliés à "Dada" en ont perçu les limites, et ont donc cherché à dépasser son nihilisme. Pour échapper au contrôle de la raison et de la morale, et atteindre la "vraie vie", ils empruntent à Freud la notion d'inconscient, qu'il s'agira alors de faire jaillir dans l'oeuvre. Breton et Soupault illustrent cela dans une revue, Littérature, fondée en 1919.
Les "techniques" du surréalisme
Dans l'atelier de Breton, le groupe surréaliste expérimente des techniques propres à permettre la libre expression de l'inconscient, telles l'écriture automatique et les sommeils hypnotiques, ou même les jeux sur les "cadavres exquis".
M. Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922. Huile sur toile, 130 x 195. Wallraft-Richarz Museum, Cologne. De gauche à droite, de bas en haut : Crevel, Soupault, Arp, Ernst, Morise, Dostoïevsky, Sanzio, Fraenkel, Eluard, Paulhan, Péret, Aragon, Breton, Baargel, de Chirico, Gaïa Eluard, Desnos.
L'écriture automatique
Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase, étrangère à notre pensée consciente, qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vibrante. Continuez autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire. À la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra.
André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
L'extrait ci-dessus explique bien les conditions pour écrire sous la dictée de l'inconscient. Cette technique a pu être pratiquée pour la réalisation des Champs magnétiques, recueil écrit conjointement, en mai-juin 1919, par par Breton et Soupault : ils écrivent de 8 à 10 heures par jour, jusqu'à atteindre, sous l'effet de la fatigue, une sorte d'état second. Soit ils rédigent des phrases, voire des paragraphes, à tour de rôle, soit ils confrontent et "collent" des passages écrits séparément. Dans les deux cas, il s'agit bien d'abolir la raison pour privilégier le hasard, l'aléatoire.
Les sommeils hypnotiques
A. Masson, Dans la tour du sommeil, 1938. Huile sur toile, 81,2 x 100,3. The Baltimore Museum of Art, Baltimore.
Une "épidémie de sommeil", selon la formule d'Aragon dans Une vague de rêves (1924) succède, en 1922, aux expériences d'écriture automatique.
"Ils sont sept ou huit qui ne vivent plus que pour ces instants d'oubli où, les lumières éteintes, ils parlent sans conscience, comme des noyés en plein air", raconte Aragon. Ainsi, les corps des participants sont, par des techniques d'hypnose transmises au groupe par René Crevel, transformés en "vases communicants", titre d'un recueil rédigé par Breton et Eluard et publié en 1932. Il s'agit, en fait, d'un état de demi-conscience, qui permet de faire naître des images, mises en phrases notées par les assistants.
Les "cadavres exquis"
Le nom de ce jeu surréaliste vient du premier texte ainsi fabriqué : "Le cadavre exquis boira le vin nouveau". C'est une forme de "collage" : chaque participant écrit spontanément un mot sur un papier, ensuite plié pour être transmis au suivant. Par la succession d'images hétéroclites, naît un texte insolite
Pour lire le premier Manifeste : cliquer sur le lien.
Je le définis donc une fois pour toutes :
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac.
André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
C'est en 1924 que le mouvement se définit plus précisément dans un premier manifeste, rédigé par André Breton , qui fonde aussi La Revue surréaliste, tandis qu'Antonin Artaud dirige, lui, le "Bureau de recherches surréalistes".
Par opposition aux dadaïstes, ils reconnaissent certains écrivains comme d'illustres prédécesseurs (d'où la présence, dans le tableau de Max Ernst ci-dessus, du romancier russe Dostoïevsky), notamment des poètes, tels Nerval, créateur du terme "surnaturalisme", les révoltés et les "voyants", Lautréamont, Rimbaud, explorateurs des régions les plus sombres de l'inconscient, et Apollinaire, qui a inventé et mis en oeuvre, dans son drame Les Mamelles de Tirésias (1917), la notion de "surréalité".
Mais ils reprennent les luttes entreprises par Dada contre les valeurs bourgeoises, que la revue illustre, dès le premier numéro, par l'hommage rendu à Germaine Berton, anarchiste meurtrière d'un journaliste d'extrême-droite. Le surréalisme se présente donc comme une "révolution.
L'histoire du surréalisme
I. Goll, Manifeste du surréalisme, 1924. Couverture illustrée par R. Delaunay.
La révolution d'abord et toujours", proclame un tract en 1925. Sont visés l'armée, le nationalisme, le patriotisme, et les écrivains auxquels ils reprochent de prôner ces valeurs, par exemple Barrès, contre lequel ils organisent un procès, Anatole France dont ils perturbent les funérailles, en 1924, par un pamphlet intitulé "Un cadavre", ou Paul Claudel, qu'ils condamnent, en 1925, dans une "lettre ouverte"... Autres cibles, le colonialisme, comme en témoigne l'appel lancé en 1931, "Ne visitez pas l'exposition coloniale", la famille et, bien évidemment, la religion : "Dieu est un porc", s'écrie Breton.
Cela les conduit à s'engager politiquement aux côtés du Parti communiste français : Aragon, Breton, Eluard, Péret collaborent à la revue Clarté, et adhèrent au PCF en 1927.
" Par-dessus tout, nous étions en proie au refus systématique, acharné, des conditions dans lesquelles, à pareil âge, on nous forçait à vivre. Mais ce refus ne s'arrêtait pas là, ce refus était avide [...] [Il] portait sur toute la série des obligations intellectuelles, morales et sociales que de tous côtés et depuis toujours nous voyions peser sur l'homme d'une manière écrasante."
André Breton, Qu'est-ce que le surréalisme ?, 1934
Un dossier de P. Balmand sur la dimension politique du surréalisme : cliquer sur le lien.
A. Breton, Qu'est-ce que le surréalisme ?, 1934, couverture illustrée par Magritte.
Mais cela marque aussi le début des divisions internes. Artaud et Soupault expriment leur désaccord, refusant de mettre le surréalisme au service de la révolution communiste, et ils se trouvent exclus du mouvement par Breton, qui impose de plus en plus son autorité. Puis vient le tour de Desnos et de Leiris...
C'est avec le PCF qu'éclate ensuite le conflit, quand sont mieux connues les réalités terribles du stalinisme : s'en trouvent exclus Breton, Crevel, Eluard. Seul Aragon restera, jusqu'à la fin de sa vie, fidèle au parti.
Mais ces dissensions dissolvent peu à peu le groupe surréaliste, que la guerre achève de disperser : certains partent en exil, d'autres s'engagent dans la Résistance. En fait, le surréalisme en tant que mouvement meurt alors, malgré les efforts de Breton pour en ranimer l'esprit après la guerre, et jusque dans les années 60. Cependant, aucun artiste du XX° siècle n'aura échappé à son influence.
Les thèmes privilégiés
Le but premier des surréalistes étant l'expression de l'inconscient, du monde du rêve, les thèmes qu'ils abordent le plus souvent découlent de cette volonté.
S. Dali, Le Rêve, 1931. Huile sur toile, 96 x 96. The Cleveland Museum of Art, Cleveland.
Dessin de Nadja, n°33, "De manière à pouvoir varier l'inclinaison de la tête", in Nadja, de Breton, original de 1928.
Du rêve au délire
Les images nées du rêve surgissent dans les textes des surréalistes, considérant, après Freud, que "Le rêve est la voie royale pour accéder à l'inconscient". Mais la formation et l'expérience en psychiatrie de Breton le conduisent à s'intéresser aussi aux névroses, aux psychoses, plus généralement à la dimension créatrice de la maladie mentale. En rend compte une partie de L'immaculée Conception (1930), recueil poétique écrit conjointement par Breton et Eluard, intitulée "Les possessions" : ils montrent à quel point la frontière est ténue entre certaines formes de folie et l'univers poétique. Cette idée que le délire, la folie, sont des portes d'accès à la vérité intérieure est poussée à l'extrême par "l'activité paranoïaque critique" prônée par Salvador Dali, association systématique des phénomènes délirants.
La femme
La femme et l'amour, sources de tant de désirs fantasmatiques, sont au coeur des écrits surréalistes, de Breton (L'Amour fou, récit publié en 1937), d'Eluard (L'Amour la Poésie, recueil poétique de 1929), d'Aragon avec les nombreux poèmes dédiés à Elsa... , pour deux raisons. D'une part, la pulsion sexuelle, "eros", porte atteinte aux normes morales, et transgresse les interdits de la société bourgeoise. D'autre part, la femme, créatrice de vie, est détentrice du secret de l'univers, qu'elle dévoile à l'homme. Muse ou sorcière, mère ou déesse incarnant la nature, elle révèle ainsi à l'homme sa vérité, telle Nadja dont les "yeux de fougère" guident mystérieusement Breton vers la découverte du hasard, des coïncidences, du merveilleux.
Nous tournons par la rue de Seine, Nadja résistant à aller plus loin en ligne droite. Elle est à nouveau très distraite et me dit de suivre sur le ciel un éclair que trace lentement une main. "Toujours cette main." Elle me la montre réellement sur une affiche, un peu au-delà de la librairie Dorbon. Il y a bien là, très au-dessus de nous, une main rouge à l'index pointé, vantant je ne sais quoi. Il faut absolument qu'elle touche cette main, qu'elle cherche à atteindre en sautant et contre laquelle elle parvient à plaquer la sienne. "La main de feu, c'est à ton sujet, tu sais, c'est toi." Elle reste quelque temps silencieuse, je crois qu'elle a les larmes aux yeux. Puis, soudain, se plaçant devant moi, m'arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m'appeler, comme on appelerait quelqu'un, de salle en salle, dans un château vide : "André ? André ? ... Tu écriras un roman sur moi. Je t'assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s'affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste... Mais cela ne fait rien : tu prendras un autre nom : quel nom veux-tu que je te dise, c'est très important. Il faut que ce soit un peu le nom du feu, puisque c'est toujours le feu qui revient quand il s'agit de toi. La main aussi, mais c'est moins essentiel que le feu.
A. Breton, Nadja, 1928
Brassaï, Notre-Dame de Paris, 1933. Photographie.
La ville
La ville contemporaine, avec ses contrastes architecturaux, est le lieu privilégié des surréalistes. Elle offre toutes les possibilités de rencontres nées du hasard, aussi bien des êtres dissemblables amenés à se cotoyer que des lieux dissonants. Sous l'éclairage nocturne notamment, elle prend des apparences fantasmagoriques : "chair et sang de la poésie", c'est ainsi que Benjamin Péret définit le fantastique urbain.
Elle correspond donc parfaitement à ce qu'Aragon nomme, dans Le Paysan de Paris (1926), "le stupéfiant image". Comme leurs amis sculpteurs et peintres, les écrivains surréalistes pratiquent le "collage", c'est-à-dire des associations inédites, hétéroclites car elles rapprochent deux réalités les plus éloignées possible.
Une passionnante interview de Breton par I. Jamin, en 1961.
La poésie entre les deux guerres
Tristan Tzara (1896-1963) : un poète dadaïste
R. Delaunay, Portrait de Tristan Tzara, 1923. Huile sur toile, 104,5 x 75. Musée Reine Sophie, Madrid.
C'est à Zurich, où il s'installe dès 1915, que le roumain Samuel Rosenstock, qui prend le pseudonyme de Tristan Tzara, inaugure, avec quelques amis, le cabaret Voltaire, fonde la revue Dada, et anime les premières activités du groupe. Il y met en oeuvre sa démolition de toutes les valeurs alors admises, et de la littérature par un éclatement du langage. Il s'agit pour lui de montrer que la poésie possède une force créatrice, régénératrice, même et surtout quand elle s'affirme antipoétique. D'où son intérêt pour les arts primitifs : dès 1916, il intègre, dans ses "spectacles" de théâtre, des textes d'origine africaine, malgache, océanienne, associés à de la danse et de la musique "nègres" et accordant un rôle important aux masques. Le rythme des poèmes africains, la syntaxe libre, les sonorités répondent à son désir de créer une autre littérature, fondée sur un état de transe propre à faire jaillir la force vitale de l'être : "Vigueur et soif [...] la poésie". Le poème doit donc naître dans le chaos d'un bouillonnement intérieur, d'où la logique brisée, les associations insolites, la typographie originale...
Quand il vient à Paris, en 1920, Tzara est accueilli par Breton et Picabia, qu'il a influencés. Avec eux, il met en scène ses textes, forme de théâtre de l'Absurde. Mais lui-même reste à l'écart du surréalisme, jusqu'en 1931 quand le mouvement adhère à l'idée de la révolution communiste. Pour lui, en effet, la poésie est aussi action révolutionnaire, idée qu'il concrétise par son engagement politique : de 1934 à 1936, il organise la résistance en Espagne, puis participe à la Résistance pendant la seconde guerre mondiale.
T. Tzara, "Boxe" in Sic, n° 42-43, mars-avril 1919. .
LE CERVEAU DÉSINTÉRESSÉ
sifflet gonflé de citronnade sans amour
réveil dans le lait condensé
rencontre un poisson de femme jaune merci aspire
la couleur de lanterne opium
les oreilles du violon
l'heure de la tranche de l'œil du vent
porte des moustaches
MADAME INTERRUPTION
eh bien mon œil porte aussi des moustaches
MONSIEUR ABSORPTION
sort par une pompe à gomme
mesure ou parfume
ou allume car je suis toujours possible
MONSIEUR ANTIPYRINE
je exportation
MONSIEUR SATURNE
avez-vous des grenouilles dans les souliers?
OREILLE
B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.B.
MONSIEUR ABSORPTION
les pincettes chevalines
des sexes d'autruche saturés
Tristan Tzara, La Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine, 1938
Pour faire un poème dadaïste
Prenez un journal
Prenez des ciseaux
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur
[que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l'article.
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment
[cet article et mettez-les dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l'une après l'autre dans
[l'ordre où elles ont quitté le sac.
Copiez consciencieusement.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voici un écrivain infiniment original et d'une
[sensibilité charmante, encore qu'incomprise du vulgaire.
Tristan Tzara, 1916
De nombreux textes dadaïstes, un site à explorer : cliquer sur l'image.
André Breton (1896-1966) : le "maître" du surréalisme
V. Brauner, André Breton, 1934. Huile sur toile, 61 x 50. Musée d'Art Moderne, Paris.
Qualifié par ses détracteurs de "pape du surréalisme", formule qu'il refuse avec force, Breton fait cependant figure de "maître" au sein du groupe. C'est lui qui en élabore la doctrine, dans la revue Légitime Défense, en 1926, puis dans les six manifestes qui suivent le premier, paru en 1924 (cf. Extraits ci-dessus). La volonté de pratiquer cet "automatisme psychique pur" se révèle pleinement, après Les Champs magnétiques (1920), où il mêle sa voix à celle de Soupault, dans L'Immaculée Conception (1930), recueil poétique réalisé avec Eluard à partir de l'écriture automatique et du collage. En quatre parties, "L'Homme", "Les Possessions", "Les Méditations" et "Le Jugement originel", les deux poètes expriment la pulsion de vie, qui, jusque dans les états de démence, pousse l'homme à la création et à l'amour. Ce thème, l'amour, parcourt toute son oeuvre, sa poésie, par exemple dans Clair de terre (1923), notamment avec le poème "L'union libre", qui place la femme au centre de l'univers, mais aussi des récits comme Nadja, en 1928 (Cf. Extrait ci-dessous) et L'Amour fou (1937) qui mettent en valeur sa part de mystère : "'L'étreinte poétique' comme 'l'étreinte de chair' empêche toute échappée sur la misère du monde. 'Aimez' est le dernier commandement... et l'essentiel", écrit-il encore en 1942 dans Vie légendaire de Max Ernst. Pour conquérir la vérité intérieure, la surréalité, il faut briser la cohérence mentale par des images inédites, des associations inattendues, des calembours et jeux sur le langage, par l'humour noir aussi.
Pour en savoir plus sur Breton et son oeuvre, un site très complet : cliquer sur l'image.
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquets d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreinte de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâton d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitresMa femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d’allumette
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
Aux doigts de foin coupé [...]
A. Breton, "L'union libre", Clair de terre, 1923.
Le 10 avril 1934, en pleine occultation de Vénus par la lune (ce phénomène ne devait se produire qu’une seule fois dans l’année), je déjeunais dans un petit restaurant situé assez désagréablement à côté d’un cimetière. Il faut, pour s’y rendre, passer sans enthousiasme devant plusieurs étalages de fleurs. Mais j’observais, n’ayant rien de mieux à faire, la vie charmante de ce lieu. Le soir le patron « qui fait cuisine » regagne son domicile à bicyclette. Les ouvriers semblent faire honneur à la nourriture. Le plongeur, vraiment très beau, d’aspect très intelligent, discute de choses apparemment sérieuses avec les clients. La servante est assez jolie : poétique plutôt. Le 10 avril 1934, elle portait, sur un col blanc à pois espacés rouges fort en harmonie avec sa robe noire une très fine chaîne retenant trois gouttes claires, gouttes rondes sur lesquelles se détachait à la base un croissant de même substance pareillement serti. J’appréciai une fois de plus, infiniment , la coïncidence de ce bijou et de cette éclipse. Comme je cherchais à situer cette jeune femme, en la circonstance si bien inspirée, la voix du plongeur : « Ici, l’Ondine », et la réponse exquise, enfantine, à peine soupirée, parfaite : « Ah ! Oui, on le fait ici, l’on dîne ! » Est-il plus touchante scène ? Je me le demandais hier encore, en écoutant les artistes de l’atelier massacrer une pièce de John Ford.
La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.
A. Breton, L'Amour fou, 1937.
Du surréalisme affirmé à l'engagement assumé
Philippe Soupault ( 1897-1990)
R. Delaunay, Le poète Philippe Soupault, 1922. Huile sur toile, 197 x 130. Musée National d'Art moderne, Paris.
Après un premier recueil poétique novateur, Rose des Vents (1919), Philippe Soupault co-fonde avec Breton le surréalisme et s'associe aux recherches du groupe : avec lui, il co-écrit Les Champs magnétiques (1920) et il participe aux activités de "l'atelier". Mais quand Breton exige de ses amis l'adhésion au parti communiste, Soupault refuse, car, pour lui, la seule révolution passe par l'écriture, et il prône, par-dessus tout, la liberté. Il se retrouve exclu en 1926. Cependant, son métier de journaliste l'amène à effectuer de nombreux voyages, d'abord à travers l'Europe, puis aux Etats-Unis.
Il s'intéresse alors à la montée des fascismes et aux difficiles conditions de vie du peuple. Ainsi, lors du Front populaire, Léon Blum lui demande de créer, à Tunis, une radio antifasciste, qu'il dirige de 1937 à 1941. Pourchassé par les autorités de Vichy, il fait six mois de prison avant de réussir à fuir la Tunisie en 1942 pour les Etats-Unis. Dans son oeuvre, il aborde tous les autres genres, roman, théâtre, essai, ce que d'ailleurs Breton lui a reproché, mais c'est surtout sa poésie qui l'a rendu illustre, une poésie rythmée comme le jazz qu'il affectionne, avec les thèmes privilégiés par les surréalistes, notamment la grande ville moderne et l'amour fou.
Un film (1982) de B. Tavernier avec J. Arrenche, "Soupault et le surréalisme".
Pour lire quelques oeuvres : cliquer sur l'image.
Horizon
Toute la ville est entrée dans ma chambre
les arbres disparaissent
et le soir s’attache à mes doigts
Les maisons deviennent des transatlantiques
le bruit de la mer est monté jusqu’à moi
Nous arriverons dans deux jours au Congo
j’ai franchi l’Equateur et le Tropique du Capricorne
je sais qu’il y a des collines innombrables
Notre-Dame cache le Gaurisankar et les aurores boréales
la nuit tombe goutte à goutte
j’attends les heures
Donnez-moi cette citronnade et la dernière cigarette
je reviendrai à Paris
P. Soupault, Rose des Vents, 1919.
Georgia
Je ne dors pas Georgia
Je lance des flêches dans la nuit Georgia
j'attends Georgia
Le feu est comme la neige Georgia
La nuit est ma voisine Georgia
J'écoute les bruits tous sans exception Georgia
je vois la fumée qui monte et qui fuit Georgia
je marche à pas de loup dans l'ombre Georgia
je cours voici la rue les faubourgs Georgia
Voici une ville qui est la même
et que je ne connais pas Georgia
je me hâte voici le vent Georgia
et le froid et le silence et la peur Georgia
je fuis Georgia
je cours Georgia
Les nuages sont bas il vont tomber Georgia
j'étends les bras Georgia
je ne ferme pas les yeux Georgia
j'appelle Georgia
je t'appelle Georgia
Est-ce que tu viendras Georgia
bientôt Georgia
Georgia Georgia Georgia
Georgia
je ne dors pas Georgia
je t'attends Georgia
P. Soupault, Georgia, 1926.
Benjamin Péret ( 1899-1959)
Benjamin Péret. Photographie.
Péret est, sans doute, de tous les surréalistes, celui qui représente le mieux à la fois cette poésie novatrice - il pratique avec enthousiasme l'écriture automatique (Cf. Extrait ci-contre) - et la volonté de révolte proclamée par ce groupe. Révolte contre l'armée, car très jeune il a découvert les horreurs de la guerre (Cf Texte ci-dessous), dénoncées aussi dans un roman, Mort aux vaches et au champ d'honneur (1923), contre l'école, contre le clergé...
Pour lire de nombreux poèmes et contes de Péret : cliquer sur l'image.
Une botte d’asperges qui n’avait pas tout à fait sept lieues s’exténue à découper un arc-en-ciel dans une boîte à cirage. L’arc-en-ciel court sur la plage à la recherche d’une pipe en écume. Il entend la mer dans le creux de sa main et devient, après des années d’études sur une île de sables mouvants, capitaine de vaisseau.
B. Péret, L'Ecriture automatique, 1929, extrait.
... et pour en savoir plus sur Péret et son oeuvre, un site très complet : cliquer sur l'image.
Cette révolte se traduit concrètement dans sa vie, après son adhésion en 1925 au Parti communiste : il séjourne au Brésil de 1929 à 1931, dont il est expulsé comme "agitateur comuniste", puis il s'engage dans les brigades internationales et combat lors de la guerre d'Espagne. Il s'éloigne alors du PCF pour se rapprocher des courants trotskiste et anarchiste, radicalisation que l'on retrouve dans le violent recueil poétique Je ne mange pas de ce pain-là (1936) et qui lui vaut quelques semaines de prison en 1940 à son retour en France. Pour échapper aux poursuites, une fois libéré, il passe en zone libre, puis quitte la France pour le Mexique, où il reste jusqu'en 1948, s'intéressant aux cultures pré-colombiennes car, comme ses amis surréalistes, il est fasciné par les arts, les mythes et les rites des peuples primitifs. Mais, comme il le révèle dans le pamphlet intitulé Le déshonneur des poètes (1945) qui attaque avec virulence la poésie dite de la Résistance, Péret considère qu'il ne faut pas mêler la poésie et le combat politique, car, pour lui, la poésie doit être révolution par sa seule force.
"Hymne des anciens combattants patriotes"
Regardez, comme je suis beau
J’ai chassé la taupe dans les Ardennes
pêché la sardine sur la côte belge
Je suis un ancien combattant
Si la Marne se jette dans la Seine
c’est parce que j’ai gagné la Marne
S’il y a du vin en Champagne
c’est parce que j’y ai pissé
J’ai jeté ma crosse en l’air
mais les tauben m’ont craché sur la gueule
c’est comme ça que j’ai été décoré
Vive la république
J’ai reçu des pattes de lapin dans le cul
j’ai été aveuglé par des crottes de bique
asphyxié par le fumier de mon cheval
alors on m’a donné la croix d’honneur
Mais maintenant je ne suis plus militaire
les grenades me pètent au nez
et les citrons éclatent dans ma main
Et pourtant je suis un ancien combattant
Pour rappeler mon ruban
je me suis peint le nez en rouge
et j’ai du persil dans le nez
pour la croix de guerre
Je suis un ancien combattant
regardez comme je suis beau
Benjamin Péret, Je ne mange pas de ce pain-là, 1936.
B. Péret, Dormir dormir dans les pierres, 1927, illustré par Tanguy.
Robert Desnos ( 1900-1945)
J.-C. Muracciole, Desnos, un film présenté dans "Un siècle d'écrivains", France 3, 1997 : cliquer sur le lien
R. Desnos, à sa fenêtre à Paris. Photographie.
Un site très complet, celui de l'association des amis de R. Desnos : cliquer sur le lien.
A son retour de l'armée, en 1922, Desnos, installé à Paris, découvre le dadaïsme, rencontre Breton et participe aux activités du groupe, notamment aux sommeils hyponotiques, produisant des textes où les mots déversés se mêlent aux jeux graphiques. Il publie ses premiers recueils poétiques, comme Deuil sur deuil (1924) ou La Liberté ou l'amour (1927) qui illustrent les thèmes surréalistes.
Mais, très vite, l'autoritarisme de Breton, qui lui reproche son refus d'adhérer au Parti communiste et sa pratique du journalisme, lui pèse : il participe à un violent pamphlet contre celui-ci, Un Cadavre (1929), et se retrouve exclu du mouvement. Les écrits de cette période, intégrés notamment dans Corps et biens (1930), sont nettement marqués par le surréalisme.
R. Desnos, au camp de Terezin, 1945. Photographie.
R. Desnos, Le livre secret pour Youki, 1932.
Mais Desnos ne s'éloigne pas pour autant des préoccupations de son époque : il a compris le rôle novateur de ses amis peintres, sur lesquels il compose des articles critiques, il se passionne pour la musique (le jazz, les rythmes latino-américains...), pour le cinéma, découvre les pouvoirs de l'oralité à travers la radio, pour laquelle il travaille, et les slogans publicitaires. Sa poésie se fait alors plus populaire, et, conscient des menaces politiques, plus militante : il adhère à "Front commun", mouvement d'opposition au fascisme, écrit sur Garcia Lorca et la guerre civile espagnole. Fait prisonnier en juin 40, puis relâché après l'armistice, Desnos entre, en 1942, dans le réseau de résistance "Agir". Il est arrêté en février 1944, passe de camp en camp, Auschwitz, Buchenwald, Flossenburg, Flöha, jusqu'à Terezin, où, épuisé, malade du typhus, il meurt en juin 45, quelques jours après la libération de ce camp.
P'OASIS
Nous sommes les pensées arborescentes qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux.
- Soeur Anne, ma Sainte Anne, ne vois-tu rien venir... vers Sainte-Anne ?
- Je vois les pensées odorer les mots.
- Nous sommes les mots arborescents qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux.
De nous naissent les pensées.
- Nous sommes les pensées arborescentes qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux.
Les mots sont nos esclaves.
- Nous sommes
- Nous sommes
- Nous sommes les lettres arborescentes qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux.
Nous n'avons pas d'esclaves.
- Soeur Anne, ma sœur Anne, que vois-tu venir vers Sainte-Anne ?
- Je vois les Pan C
- Je vois les crânes KC
- Je vois les mains DCD
- Je les M
- Je vois les pensées BC et les femmes MÉ et les poumons qui en ont AC de l'RLO poumons noyés des ponts NMI.
Mais la minute précédente est déjà trop AG.
- Nous sommes les arborescences qui fleurissent sur les déserts des jardins cérébraux.
R. Desnos, L'Aumonyme, 1923.
Pour lire quelques poèmes et leur analyse : cliquer sur l'image.
"Les quatre sans cou"
Ils étaient quatre qui n’avaient plus de tête,
Quatre à qui l’on avait coupé le cou,
On les appelait les quatre sans cou.
Quand ils buvaient un verre,
Au café de la place ou du boulevard,
Les garçons n’oubliaient pas d’apporter des entonnoirs.
Quand ils mangeaient, c’était sanglant,
Et tous quatre chantant et sanglotant,
Quand ils aimaient, c’était du sang.
Quand ils couraient, c’était du vent,
Quand ils pleuraient, c’était vivant,
Quand ils dormaient, c’était sans regret.
Quand ils travaillaient, c’était méchant,
Quand ils rodaient, c’était effrayant,
Quand ils jouaient, c’était différent,
Quand ils jouaient, c’était comme tout le monde,
Comme vous et moi, vous et nous et tous les autres,
Quand ils jouaient, c’était étonnant.
Mais quand ils parlaient, c’était d’amour.
Ils auraient pour un baiser
Donné ce qui leur restait de sang. [...]
R. Desnos, Les quatre sans cou, 1934
Paul Eluard ( 1895-1952)
C'est aussi l’expérience de la guerre qui conduit Paul Eluard, pseudonyme d’Eugène Grindel, à fréquenter, dès son retour à Paris, les dadaïstes, puis à participer, avec les surréalistes, aux explorations du domaine des rêves, enfin à signer, avec Breton, le premier Manifeste du surréalisme en 1924 et le recueil poétique en prose, L’immaculée Conception (1930). Ses premiers recueil, Capitale de la douleur (1926), L’amour la poésie (1929), La Rose publique (1930), illustrent la façon dont Eluard mêle les audaces du surréalisme – syntaxe brisée, multiplication d’images insolites – à un lyrisme plus personnel, qui célèbre l’amour et la fraternité humaine.
Cela le conduit à adhérer au Parti communiste en 1927, qu’il quitte en 1930, mais sans pour autant renoncer à l’engagement militant dans diverses associations de gauche, en particulier lors de la guerre d’Espagne. Pendant la seconde guerre mondiale, il se range au côté de la Résistance en 1942, publiant clandestinement de nombreux poèmes, tels le célèbre « Liberté », inséré dans le recueil Poésie et Vérité (1942), violente critique du nazisme et de la collaboration, puis élaborant le recueil L’Honneur des poètes (1943), qui rassemble de nombreux poèmes politiques.
Man Ray, Portrait de Paul Eluard, 1927. Photographie.
Mais la poésie d’Eluard témoigne aussi de la place que les surréalistes ont accordée à la femme et à l’amour. Ainsi, il chante celui éprouvé pour Gala, épousée en 1917, et sa profonde douleur quand elle le quitte en 1929 pour Dali, puis pour Maria Benz, surnommée Nusch, épousée en 1944, à laquelle il dédie de nombreux poèmes et dont la mort, en 1946, le plonge dans une profonde dépression. C’est sa dernière épouse, Dominique, qui l’inspire à nouveau par exemple dans le recueil Le Phénix (1951). Cet amour pour la femme, Eluard l’élargit au monde, dont, au-delà de la laideur et de la cruauté, dénoncées, il sait aussi montrer les beautés familières, le triomphe de la vie et de la fraternité.
P. Eluard, "Grand air", illustré par Picasso, Les Yeux fertiles, 1936.
[...] Tu es venue le feu s’est alors ranimé
L’ombre a cédé le froid d’en bas s’est étoilé
Et la terre s’est recouverte
De ta chair claire et je me suis senti léger
Tu es venue la solitude était vaincue
J’avais un guide sur la terre je savais
Me diriger je me savais démesuré
J’avançais je gagnais de l’espace et du temps
J’allais vers toi j’allais sans fin vers la lumière
La vie avait un corps l’espoir tendait sa voile
Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit
Promettait à l’aurore des regards confiants
Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard
Ta bouche était mouillée des premières rosées
Le repos ébloui remplaçait la fatigue
Et j’adorais l’amour comme à mes premiers jours. [...]
Paul Eluard," La mort l'amour la vie", Le Phénix, 1951
La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Paul Eluard, Capitale de la douleur, (1926)
Paul Eluard lit son poème "Liberté".
Pour lire quelques poèmes, un site : cliquer sur le logo.
Louis Aragon ( 1897-1982)
Hors-série de L'Humanité, 27 novembre 2012.
Louis Aragon est le seul des écrivains surréalistes qui ne renia jamais son adhésion en 1927 au parti communiste français, même après la révélation des horreurs du stalinisme. Comment expliquer cette fidélité ? Par son enfance dans une famille bourgeoise, qui lui a caché la vérité sur sa naissance ? Par la gêne financière qu’il a longtemps connue ? Par son expérience douloureuse des deux guerres et son engagement dans la Résistance ?
Lorsqu’il retrouve, en 1919, André Breton, rencontré deux ans auparavant, il adhère comme lui au mouvement Dada, dans un premier temps, puis co-fonde avec lui la revue Littérature. Il participe alors à toutes les expériences – et à tous les scandales – du groupe. Son premier recueil poétique, Feu de joie (1920) révèle déjà ses révoltes : "Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ", écrit-il, et il lance ce cri, dans Mouvement perpétuel (1926) : "Je dédie ce livre à la poésie et Merde pour ceux qui le liront". Mais, alors que Breton proclame son refus du roman, Aragon se démarque rapidement, et débute, avec Anicet ou Le panorama (1920), une carrière de romancier, mais d’un romancier qui entend bien mettre en œuvre toutes les ressources de l’écriture surréaliste, par exemple le collage, comme dans Le Paysan de Paris (1926), et son droit à la libre imagination pour sauver « le sentiment du merveilleux quotidien ».
Mais l’événement fondateur à la fois de sa vie et de son œuvre est sans doute sa rencontre en 1928 avec Elsa Triolet, d’origine russe, femme profondément aimée et qui détermine son choix de l’engagement politique. Elle marque un tournant dans son œuvre, qui rompt avec le surréalisme pour devenir militante, comme dans « Front rouge » (1931) où sa violence explose : "vous attendez le doigt sur la gâchette / que ce ne soit plus moi qui vous crie / Feu / mais Lénine / le Lénine du juste moment » / «Descendez les flics / camarades / descendez les flics »".
Ses voyages en URSS le confirment dans son choix du communisme, qu’illustre, par exemple le recueil Hourra l’Oural (1934), vibrant hommage à la révolution russe mais qui conserve encore les marques du surréalisme dans sa syntaxe brisée, ses images qui se heurtent…
L. Aragon. Illustration pour le recueil Feu de joie, 1920.
Ses romans ultérieurs, tels Les Cloches de Bâle (1934), Les beaux Quartiers (1936) ou Aurélien (1944), affirment davantage une volonté de réalisme à travers la dénonciation sociale. Il collabore alors au journal communiste Ce Soir, qu’il dirigera après la libération, avant de prendre, de 1953 à 1972, la direction des Lettres françaises, hebdomadaire soutenu par le PCF.
Dès sa démobilisation, en 1941, il rejoint les rangs des résistants communistes et, tout en poursuivant une lutte active, entreprend de mettre la poésie au service du peuple opprimé. Il retrouve alors une versification plus traditionnelle, s’inspire, notamment, de la littérature médiévale en plaçant la mélodie au premier plan, par exemple dans le recueil Le crève-cœur (1941), ou le long poème Brocéliande (1942) qui fait revivre les mythes bretons. La Diane française (1945), qui regroupe de nombreux poèmes publiés dans la clandestinité, marque l’apogée de cette poésie de la Résistance, qui se veut avant tout populaire.
Mais cette période est aussi celle des plus beaux poèmes d’amour d’Aragon, pour qui la femme à jamais aimée, Elsa, est indissociable de la terre de France, du combat pour la liberté et de la patrie à restaurer, comme en témoigne le recueil Les yeux d’Elsa (1942). La forme poétique, simple et mélodieuse, souvent sous forme de ballade, explique que de nombreux poèmes d’Aragon ont été mis en musique et chantés, par exemple par Léo Ferré ou Jean Ferrat.
"L'affiche rouge" des nazis, base d'un poème d'Aragon.
Pour lire des poèmes d'Aragon, un site : cliquer sur le logo.
Pour écouter Aragon lire : cliquer sur le poème correspondant.
- "Les yeux d'Elsa"
[...] Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
L. Aragon, La Diane française, 1946, extrait.
Léo Ferré chante Aragon..... ... et Jean Ferrat.
Les poètes en quête d'absolu
Max Jacob ( 1876-1944)
C. Wood, Portrait de Max Jacob, 1929. Huile sur toile, 81 x 64. Musée des Beaux-Arts, Quimper.
Venu de sa Bretagne natale – dont les paysages et les légendes restent présents dans son œuvre – à Paris, Max Jacob se lie, dès la fin du siècle, avec la bohème de Montmartre, devient l’ami des peintres, impressionnistes, fauvistes, cubistes, notamment de Picasso. Lui-même partage leur misère, et, à côté de différents métiers d’occasion, peint et écrit des articles de critique d’art pour vivre. Il fréquente aussi les poètes de son temps, Apollinaire, Salmon, Cocteau…, sans oublier les surréalistes. Mais il n’adhère pas à ce mouvement, même si son premier recueil de poèmes en prose, Le Cornet à dés (1917), révèle une écriture disloquée, novatrice.
Son existence est marquée, en effet, par un bouleversement mystique : après deux visions du Christ, en 1909 et en 1914, il se convertit au catholicisme et se fait baptiser en 1915. Il choisit, peu après, de mettre sa vie en accord avec sa foi, et se retire, de 1921 à 1927, dans l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire, où il se livre à des méditations religieuses, qui imprègnent des recueils comme Le laboratoire central (1921) ou Les Pénitents en maillot rose (1925). Son choix de retraite devient définitif en 1936, mais il reçoit de nombreux visiteurs, artistes déjà renommés ou jeunes poètes, tel René-Guy Cadou, qu’il influence dans Conseils à un jeune poète (publication posthume, 1945), et il anime ce qui deviendra « l’Ecole de Rochefort ». Ultime paradoxe, son origine juive le rattrape : il est obligé de porter l’étoile jaune, et c’est dans ce petit village qu’il est arrêté par les nazis en 1944, puis envoyé au camp de Drancy où, malgré les efforts de quelques amis pour le faire libérer, il meurt rapidement.
« Je vous enseigne la légèreté, l’élan, l’enthousiasme, car plus la source du jet d’eau est comprimée, plus elle monte haut », écrit-il, formule qui, comme plusieurs titres de recueils, pourrait résumer le contraste flagrant dans toute son œuvre. D’un côté, une forme de légèreté joyeuse, pirouettes verbales, calembours, coq-à-l’âne, jeux sonores, fantaisie qui emprunte aux genres les plus populaires, aux comptines enfantines par exemple, et entremêle aux souvenirs de Bretagne les objets du modernisme ou ceux de l’art nègre. De l’autre, la volonté de « monte[r] haut », de trouver la réponse aux angoisses, d’élever l’âme pour atteindre une vérité spirituelle.
Pour en savoir plus, le site très complet de l'Association des amis de Max Jacob : cliquer sur le lien.
Pour lire des poèmes : cliquer sur l'image ci-contre.
J. Cocteau, Portrait de Max Jacob, 1961.
M. Jacob, lettre illustrée du 27 septembre 1928.
M. Jacob, brouillon texte et dessin. manuscrit de "St Benoît Labre".
"Avenue du Maine"
Les manèges déménagent.
Manège, ménageries, où ?... et pour quels voyages ?
Moi qui suis en ménage
Depuis…ah ! il y a bel âge !
De vous goûter, manèges,
Je n’ai plus…que n’ai-je ?...
L’âge.
Les manèges déménagent.
Ménager manager
De l’avenue du Maine
Qui ton manège mène
Pour mener ton ménage ! Ménage ton ménage
Manège ton manège.
Ménage ton manège.
Manège ton ménage.
Mets des ménagements
Au déménagement.
Les manèges déménagent,
Ah ! vers quels mirages ?
Dites pour quels voyages
Les manèges déménagent.
M. Jacob, Oeuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel, 1912.
Pierre Reverdy ( 1889-1960)
J. Gris, Portrait de Pierre Reverdy, vers 1918. Fondation Maegh, St. Paul-de-Vence
« La poésie de Reverdy est toute empreinte de malaise, de spleen, à l’instar de Baudelaire, on y sent un mal être latent. Reverdy a été l’un des inspirateurs du surréalisme », déclare Breton dans des Entretiens avec André Parinaud (1932). Il reconnaît ainsi la dimension novatrice de ce poète, qui, après avoir partagé à Paris, dès 1910, la joyeuse vie des peintres, Braque, Gris, Matisse, Léger Picasso... et des poètes, tels Apollinaire ou Max Jacob, et avoir connu, de 1914 à 1916, l'horreur de la guerre, choisit de se retirer, en 1926, à Solesmes, à proximité de l'abbaye, par "besoin d'absolu", explique-t-il. D'où son oeuvre ultérieure, qui reflète ce profond mysticisme.
Un temps directeur de la revue Nord-sud (1917-1918) qu'il a fondée, l'essentiel de sa vie est consacrée à la poésie, depuis Poèmes en prose, en 1915, jusqu'aux recueils de sa retraite, Sources du vent (1929), Ferraille (1937), ou Le chant des morts (1948), illustré par Picasso, en passant par Le Gant de crin (1927), où il précise ses idées sur la poésie et sur l'art en général.
"Tendresse", extrait de Ferraille, comme "Tard dans la vie", publié dans La Liberté des mers (posthume, 1960), traduisent bien les sentiments de Reverdy, mélange de souffrance devant l'amitié, fervente mais impossible, les "ruines" des projets inaboutis, l'angoisse devant les pesanteurs humaine, mais aussi l'écoute des bruits de la nature, des "murmures du soir", de tout ce qui révèle la beauté, toujours à recréer par la poésie. Reverdy demande, en fait, à la poésie, de l'aider à retrouver ce qu'il y a de plus secret, d'unique en l'homme.
Tendresse
Mon cœur ne bat que par ses ailes
Je ne suis pas plus loin que ma prison
Ô mes amis perdus derrière l’horizon
Ce n’est que votre vie cachée que j’écoute
Il y a le temps roulé sous les plis de la voûte
Et tous les souvenirs passés inaperçus
Il n’y a qu’à saluer le vent qui part vers vous
Qui caressera vos visages
Fermer la porte aux murmures du soir
Et dormir sous la nuit qui étouffe l’espace
Sans penser à partir
Ne jamais vous revoir
Amis enfermés dans la glace
Reflets de mon amour glissés entre les pas
Grimaces du soleil dans les yeux qui s’effacent
Derrière la doublure plus claire des nuages
Ma destinée pétrie de peurs et de mensonges
Mon désir retranché du nombre
Tout ce que j’ai oublié dans l’espoir du matin
Ce que j’ai confié à la prudence de mes mains
Les rêves à peine construits et détruits
Les plus belles ruines des projets sans départs
Sous les lames du temps présent qui nous déciment
Les têtes redressées contre les talus noirs
Grisées par les odeurs du large de la terre
Sous le fougue du vent qui s’ourle
A chaque ligne des tournants
Je n’ai plus assez de lumière
Assez de peau assez de sang
La mort gratte mon front
Et la même matière
S’alourdit vers le soir autour de mon courage
Mais toujours le réveil plus clair dans la flamme
de ses mirages
P. Reverdy, "Tendresse", Ferraille, 1937
P. Picasso, Pierre Reverdy lisant rue La Boétie, 1921. Frontispice pour Les Cravates de chanvre, 11.8 x 8.9.
Reverdy lit "Pour éviter l'écueil" et "Encore l'amour" : cliquer sur l'image.
Pour en savoir plus sur Reverdy : cliquer sur le lien
- le site Wikipoèmes, avec de nombreux poèmes,
- une présentation de G. Pressnitzer
"Tard dans la vie"
Je suis dur
je suis tendre
et j'ai perdu mon temps
à rêver sans dormir
à dormir en marchant
partout où j'ai passé
j'ai trouvé mon absence
je ne suis nulle part
excepté le néant
mais je porte caché au plus haut des entrailles
à la place où la foudre a frappé trop souvent
un cœur où chaque mot a laissé son entaille
et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement
P. Reverdy, La Liberté des mers, 1955.
P. Reverdy, La guitare endormie, 1919. extrait du manuscrit.
Oscar W. de Lubicz Milosz( 1877-1939)
Jules Supervielle ( 1884-1960)
A. Bilis, Portrait d'O. V. de Lubicz Milosz, 1930.
A. Bilis, Portrait de Jules Supervielle, 1928.
Né en Lituanie, alors terre russe, dans une famille d'aristocrates, Milosz vient à Paris en 1889 poursuivre ses études en langues orientales et archéologie. De son château, des paysages et des légendes de son enfance, il garde des souvenirs où l'éblouissement se mêle à une nostalgie désenchantée.
Visions de rêve, impressions fantasmagoriques, images allégoriques, ses poèmes rappellent souvent le mystère tant aimé des symbolistes, comme dans Les sept solitudes (1906).
Né en Uruguay, orphelin peu après sa naissance, Supervielle ne découvre la France, où il poursuit ses études, qu'en 1894. Même si, en 1912, il se fixe à Paris, il effectue de nombreux séjours en Uruguay, dont un long exil de 1939 à 1946. Les paysages de ce pays, les souvenirs de l'enfance ou ceux des longs voyages en bateau se retrouvent dans son oeuvre, comme dans les poèmes de Débarcadères (1922) ou le roman, L'Homme de la pampa (1923).
Cette quête se fait mystique, dans un roman d'abord, L'amoureuse Initiation (1910), puis au théâtre avec des "mystères", tel Miguel Manara (1912), apogée vécue dans une expérience d'illumination, en 1914, où il voit "le soleil spirituel". Sa poésie devient alors le reflet de cette incessante prière, destinée à réconcilier le poète avec lui-même, dont témoigne le recueil Les Symphonies (1915).
Même quand elle prend la forme du théâtre (La Belle au bois, vers 1931), du conte (Orphée, 1946), du roman ou de nouvelles, telles celles de L'Enfant de la haute mer (1931), son écriture reste toujours empreinte de poésie. Cette poésie jette sur le "matin du monde" (Cf. Extrait ci-dessous) un regard où se mêlent la fraîcheur de l'enfance et la fragilité du "corps tragique", titre de son dernier recueil en 1959 : sa maladie de coeur le rend sensible à la dimension éphémère d'une vie qui peut, à tout instant s'arrêter. Pour lutter contre cette menace, il y a les "amis inconnus", présents dans le recueil de ce nom, publié en 1934, depuis le plus frêle brin d"herbe, le plus humble des animaux, jusqu'aux étoiles suspendues dans le vaste ciel, en passant par les êtres les plus purs, les enfants, les femmes porteuses de vie. Dans cette "fable du monde", tout parle à l'âme du poète, à l'écoute de l'univers et de ses mystères.
Deux sites pur en savoir plus sur la vie de Milosz et découvrir son oeuvre : cliquer sur l'image, et sur le lien.
Trois poèmes de Supervielle mis en musique : cliquer sur l'image.
Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Supervielle : cliquer sur le logo.
[...] J’aurai rêvé ma vie à l’instar des rivières
Vivant en même temps la source et l’océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le monde la plaine et les plages dernières.
Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières
Changent de part et d’autres et me laissent errant.
Suis-je l’eau qui s’en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu’il laisse derrière ?
Ou serais-je plutôt sans même le savoir
Celui qui dans la nuit n’a plus que la ressource
De chercher l’océan du côté de la source
Puisqu’est derrière lui le meilleur de l’espoir ? [...]
J. Supervielle, Oublieuse mémoire, 1949.
"Le matin du monde"
Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence
Que l'oreille croyait ouïr
Le chant de sa propre innocence.
Tout vivait en se regardant,
Miroir était le voisinage
Où chaque chose allait rêvant
A l’éclosion de son âge.
Les palmiers trouvant une forme
Où balancer leur plaisir pur
Appelaient de loin les oiseaux
Pour leur montrer des dentelures.
Un cheval blanc découvrait l'homme
Qui s'avançait à petit bruit,
Avec la Terre autour de lui
Tournant pour son cœur astrologue.
Le cheval bougeait les naseaux
Puis hennissait comme en plein ciel
Et tout entouré d'irréel
S'abandonnait à son galop.
Dans la rue, des enfants, des femmes,
A de beaux nuages pareils,
S'assemblaient pour chercher leur âme
Et passaient de l'ombre au soleil.
Mille coqs traçaient de leurs chants
Les frontières de la campagne
Mais les vagues de l'océan
Hésitaient entre vingt rivages.
L'heure était si riche en rameurs,
En nageuses phosphorescentes
Que les étoiles oublièrent
Leurs reflets dans les eaux parlantes.
J. Supervielle, Gravitations, 1925
Le théâtre entre les deux guerres
Le renouveau de la mise en scène
Dès la fin du XIX° siècle, plusieurs metteurs en scène avaient réfléchi sur la mise en scène, opposant le réalisme au symbolisme. Les premiers essais de renouvellement viennent de l’étranger, avec le suisse Adolphe Appia (1862-1928), l'anglais Gordon Craig (1872-1966) et le russe Constantin Stanislavski (1863-1938). Ils influencent toute une génération de metteurs en scène. L’évolution se construit autour d'une réflexion sur le rapport entre le texte, l’espace scénique, décor habité par les acteurs, et le public, qu'il s'agit d'impliquer dans la représentation.
Appia et Craig travaillent sur la structure de l’espace, divisé en compartiments, répartis en plusieurs niveaux, avec des plans inclinés parfois, ou des escaliers. Le décor se trouve épuré, « poétique », ce qui modifie aussi le jeu de l’acteur. Tous deux accordent à la lumière un rôle essentiel pour varier les ambiances. Stanislavski s’intéresse, lui, plus particulièrement au jeu de l’acteur, qui doit puiser dans sa mémoire affective, dans son inconscient, pour éprouver réellement l’émotion sur scène et, avec l’aide du décor, se plonger dans les conditions de vie du rôle qu’il joue. De plus, Stanislavski, qui a accepté de lier le théâtre à la révolution russe, installe l’idée d’un "théâtre accessible à tous", moyen d’éducation populaire. Cela s’incarne en France par la création, en 1920, du premier Théâtre National de Paris au Trocadéro, dirigé par l'acteur et metteur en scène Firmin Gémier, les représentations du Groupe Octobre entre 1933 et 1936, fondé par les frères Prévert et parrainé par le parti communiste, auxquelles collaboreront les membres du Cartel des Quatre.
Jacques Copeau (1879-1949)
Jacques Copeau et sa troupe, 1913.
Assis, de gauche à droite : Dullin, Copeau, Albane, Lory, Bing, Cariffa. - Debout, de gauche à droite : Karl, Jouvet, Roche.
Après quelques articles critiques pour la revue Théâtre, de 1905 à 1914, puis pour La Nouvelle Revue Française, qu’il dirige en 1912-1913, sa rencontre avec Appia et Craig pendant la première guerre, puis sa découverte de Stanislavski conduisent Copeau à fonder un théâtre "pour réagir contre toutes les lâchetés du théâtre mercantile", comme le formule son "Appel à la Jeunesse" : en 1913 naît le petit théâtre du Vieux-Colombier, qui compte dans sa troupe Dullin et Jouvet. Fermé pendant la guerre, tandis que Copeau part à New York y diriger le Théâtre français de 1916 à 1919, il rouvre en 1920.
Par nostalgie de la dimension originelle du théâtre, le "sacré" de l'antiquité grecque, il affirme sa volonté d'épurer le théâtre des excès du "spectacle" : "Que les autres prestiges s'évanouissent et pour l'œuvre nouvelle qu'on nous laisse un tréteau nu !" (« Un essai de rénovation dramatique » in Critiques d'un autre temps, 1923). Il proclame donc la supériorité absolue du texte au service duquel doit se mettre une mise en scène poétiquement stylisée : plateau en ciment brut, "praticables" modulables... Afin de transmettre cet idéal, Copeau s'associe à une de ses actrices, Suzanne Bing, pour monter une École de Comédiens auxquels il veut donner une formation complète, digne de cet art total qu'est le théâtre : culture générale, musique, rythmique, gymnastique, improvisation, mime, jeux de masques...
Malgré les difficultés financières qui mènent à la fermeture du Vœux-Colombier et de son Ecole, Coupeau continue son travail de metteur en scène jusqu'en 1943, formant ainsi toute une génération de jeunes acteurs. Avec lui, le théâtre rompt définitivement avec le réalisme comme avec les excès d'un esthétisme gratuit ; il s'affirme comme un "jeu" de l'homme visant à expliquer sa propre condition et le metteur en scène doit s'autoriser toutes les audaces pour autant qu'il restitue le sens originel et profond de l'œuvre.
Le "Cartel des quatre" : Dullin, Baty, Pitoëff, Jouvet
Le Cartel des quatre
De gauche à droite : Dullin, Baty, Pitoëff, Jouvet.
Les idées de Copeau se retrouvent chez les quatre membres du "Cartel", avec des variations dans leur propre personnalité. Georges Pitoëff (1886-1939), formé par Stanislavski en Russie ainsi que sa femme, Ludmilla, et Charles Dullin (1885-1949), plus lyriques, plus exaltés, voire plus violents, mettent au centre de leur travail l'acteur dans sa communion avec la salle. Tous deux pourraient reprendre à leur compte la phrase d'Antonin Artaud, d'ailleurs acteur et élève de Dullin : "Je propose un théâtre où des images physiques violentes broient tout et hypnotisent la sensibilité des spectateurs pris dans le tourbillon de forces supérieures." (Le Théâtre et son double, 1938) Gaston Baty (1885-1952)et Louis Jouvet (1887-1951) sont, eux, plus rigoristes, avec une approche plus intellectuelle, moins immédiatement émotionnelle. Mais tous quatre partagent l'idéal exprimé par Jouvet dans Le Comédien désincarné (1943) :
" Le théâtre est fait pour apprendre aux gens qu'il y a autre chose que ce qui se passe autour d'eux, que ce qu'ils croient voir et entendre, qu'il y a un envers à ce qu'ils croient être l'endroit des choses et des êtres, pour les révéler à eux-mêmes, pour leur faire deviner qu'ils ont un esprit et une âme immortelle. Comment ? De quelle façon ? Ceci ne me regarde plus ou plutôt cela me regarde mais en tant qu'intermédiaire."
La particularité de Jouvet est qu'il exige de son acteur une adhésion parfaite aux mots qu'il doit faire vivre : "Regarde le lustre et articule", "Si tu sais jouer un point d'exclamation, tu sauras tout jouer", conseille-t-il aux acteurs. Respiration, rythme de la phrase, inflexion de la voix, geste qui en dit plus que cent mots, mais "impossible identification", tel est le credo de Jouvet, qui développe un véritable paradoxe. Mettant au premier plan « les pensées du poète », il laisse, en effet, supposer qu’il existerait une forme de vérité unique et absolue, le sens que l'auteur donne à son œuvre. Pourtant, en considérant que "la nature d'une pièce est d'être interprétée et interprétable", il restitue une grande liberté au metteur en scène, ouvrant la porte à toutes les futures audaces d'interprétation.
L'influence du surréalisme
Antonin Artaud (1896-1948)
Même si la pièce d’Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias (1917), est considérée par lui-même comme un « drame surréaliste », les surréalistes, eux, tout en reconnaissant la nouveauté de l’œuvre, ont été beaucoup plus réticents, de manière générale, face au théâtre comme au roman, pour privilégier la liberté offerte par la poésie. Trois auteurs seulement ont véritablement choisi ce genre littéraire. Mais les oeuvres de Raymond Roussel (1877-1933), L'Etoile au front (1924) et La Poussière de soleils (1926), même si elles sont reconnues par les surréalistes, ne connaissent guère de succès à son époque, sinon par le scandale qu'elles provoquent, contrairement à celles d'Artaud et de Vitrac.
Pour lire Les Mamelles de Tirésias : cliquer sur l'image.
Invitation pour Les Mamelles de Tirésias, revue Sic, 1917.
... et une analyse des oeuvres de Roussel : cliquer sur l'image.
Après une première crise dépressive, en 1914, le long parcours d’Artaud commence entre différentes maisons de repos pour des cures de désintoxication aux drogues, jusqu’à son internement, à partir de 1937 et jusqu'à sa mort, dans des hôpitaux psychiatriques. Sa découverte du dadaïsme, en 1921, puis des surréalistes, a constitué sans doute, pour lui, une sorte de réponse à ses propres questionnements sur lui-même, à sa quête angoissée. Il adhère au surréalisme en 1924, et il participe activement aux activités du groupe, dirigeant pendant un moment le Bureau des recherches surréalistes, et publiant quelques poèmes. Mais, épris de liberté, il se retrouve, comme Soupault, exclu par Breton.
A. Artaud, Autoportrait, 1947.
Pour en savoir plus, un dossier très complet de la BnF : cliquer sur l'image.
C’est aussi par l’intermédiaire d’un surréaliste, Max Jacob, qu’il entre dans la compagnie de Charles Dullin, puis, en 1923, dans celle des Pitoëff ; enfin, il fonde avec Vitrac, en 1927, le « théâtre Alfred-Jarry » pour soutenir financièrement les représentations. Acteur, il est passionné par le spectacle, et publie trois essais qui marquent profondément la réflexion sur la mise en scène, d’abord dans un manifeste, Le Théâtre de la cruauté, publié en 1932 dans la Nouvelle Revue française, puis Le Théâtre et la Peste, en 1934, enfin il regroupe de nombreux articles et conférences dans Le Théâtre et son double (1938). Mais, pour illustrer ses propres théories, il fait jouer, en 1935, Les Cenci, brièvement car il manque d’argent. Quelle violence, en effet, chez ces personnages de la Renaissance ! Un père acharné à perdre ses fils, qui viole sa fille, celle-ci, par vengeance, le faisant assassiner, et la mise en scène n’épargne pas au public la vue du vieil homme agonisant, un clou s'enfonçant dans son œil jusqu’au cerveau, puis le supplice de celle-ci sur la roue… C’est que, pour Artaud, le théâtre doit retrouver la dimension sacrée qu’il avait dans l’antiquité, donc refléter l’homme dans sa totalité, au sein de son univers… mais cet univers n’étant que cruauté et violence, l’homme ne peut qu’être, lui aussi, porteur de cette même sauvagerie. Et de même pour la représentation. Marqué par le théâtre balinais, découvert en 1931 lors de l’Exposition coloniale, il demande aussi à la mise en scène – et à l’acteur – de dépasser le seul texte pour retrouver la force du spectacle : architecture des décors, éclairages, musique, danse, pantomime… doivent emporter le public dans un autre monde, « rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et (…) rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité. » C’est en cela qu’il s’éloigne du réalisme pour rejoindre les surréalistes.
Un site intéressant, pour lire de nombreux textes et documents d'Artaud : cliquer sur le lien.
Roger Vitrac (1899-1952)
Si, encore tout jeune, Vitrac est influencé par sa découverte de Lautréamont et de Jarry, sa participation à la manifestation Dada à Saint-Julien-le-Pauvre, en 1920, puis aux suivantes, le conduit à rencontrer Breton en 1922, à adhérer au mouvement et à publier d’abord des poèmes dans les premiers numéros de La Révolution surréaliste, avant d’être, lui aussi, exclu du groupe par Breton. Mais c’est le théâtre qui le passionne. Ainsi, il fonde, avec Artaud, le « Théâtre Alfred-Jarry », association de soutien financier qui fonctionne de 1927 à 1929, en lui permettant, notamment, de faire jouer ses propres pièces, telle, en 1927, au Théâtre de Grenelle, Les Mystères de l’amour : 38 personnages, qui expriment leurs pulsions profondes, jusqu’au crime, leurs fantasmes érotiques et leurs angoisses, et dans la salle, mêlés aux spectateurs, des comédiens qui les interpellent, commentent bruyamment les répliques, ou protestent… On retrouve là le goût des surréalistes pour la provocation !
Mais sa pièce la plus connue, Victor ou les Enfants au pouvoir, montée en 1928 à la Comédie des Champs-Elysées par lui-même associé encore à Artaud, donne un exemple plus intéressant de la remise en cause de toute « logique », du mélange de la bouffonnerie la plus cocasse (à l’exemple d’Ida Mortemart, la dame pétomane) et de l’horreur amplifiée pour faire surgir l’irrationnel.
Roger Vitrac, 1951, in programme du Sabre de mon père, photo Harcourt, Collections A.R.T.
Un extrait de Victor ou les Enfants au pouvoir, mise en scène d'E. Demarcy-Mota : cliquer sur l'image et sur le lien.
Jean Cocteau (1889-1963)
La phrase de Diaghilev, directeur de la troupe des Ballets russes, dont la Première eut lieu à Paris en 1909, au jeune Cocteau, « Étonne-moi! », peut caractériser toute l’œuvre de Cocteau, toujours en quête d’innovation.
Il débute sa carrière d’écrivain par la poésie, publiant, en 1909, son premier recueil, La Lampe d’Aladin. Cependant, même s’il fréquente l’avant-garde des poètes et se rapproche en 1919 des dadaïstes, il ne se reconnaît pas dans leur négation absolue, ni dans les recherches des surréalistes, avec lesquels il entre d’ailleurs en conflit. Il est cependant marqué par la place qu’ils accordent à l’inconscient, et partage leur volonté de rendre à la poésie sa force d’expression de l’invisible, du rêve, des hasards qui ponctuent le réel. En fait, toutes ses œuvres baignent dans une atmosphère à la frontière du rêve et de la réalité, ouvrant sans cesse la porte aux forces invisibles, toujours prêtes à se manifester.
Une biographie de Cocteau très complète : cliquer sur le lien.
L. Clergue, Cocteau dessine son autoportrait, 1959. Photographie.
Par Diaghilev il découvre le musicien Stravinski, le danseur Nijinski, et il se lance pour eux dans l’écriture d’arguments de ballets : Parade représente bien cette avant-garde novatrice, réalisé, en 1917, avec Diaghilev, Massine, son chorégraphe, Picasso pour les décors et les costumes, sur une musique de Satie. Cocteau devient ainsi le défenseur du « Groupe des Six », et effectue plusieurs créations avec Milhaud et Honegger. En compagnie de Milhaud il découvre aussi le jazz et, en 1922, participe aux soirées du cabaret « Le Bœuf sur le toit ».
Son autre passion, le dessin, sort renforcée de sa rencontre avec Picasso en 1915. Une première exposition a lieu en 1926, puis elles se succèdent : de nombreux dessins illustrent ses propres écrits. Du dessin il passe à la tapisserie. Vient enfin le temps des grandes fresques murales, puis la poterie, à laquelle il s’initie en 1957, la verrerie, avec les vitraux réalisés en 1958 : son œuvre reflète tous les mouvements du siècle dans le domaine des arts plastiques.
Mais, même si son roman, Thomas l’Imposteur, paru en 1923, rencontre le succès, c’est au théâtre qu’il se distingue. Sa carrière se fonde sur son intérêt pour les mythes antiques, auxquels il donne une nouvelle dimension comme dans Antigone (1922), Orphée (1926), et La Machine infernale en 1934. Mais certaines pièces font scandale, comme Les Parents terribles, lors de la Première en 1939, ou La Machine à écrire, interdite en 1941par la censure sous l’Occupation.
Enfin, pendant la guerre Cocteau découvre le cinéma, qu’il nourrit de son imaginaire poétique : dialoguiste d’abord, il devient ensuite scénariste et accompagne les tournages de nombreux films qui ponctuent la fin de son activité artistique, tels La Belle et la Bête (1945-1946) ou Orphée, qui triomphe en 1950, primé par la critique et applaudi par le public.
Une analyse de La Machine infernale : cliquer sur l'image.
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Un film de N. Simolo : série documentaire sur Cocteau.
Comédie et satire
A l’image de ces « années folles », le théâtre veut aussi offrir, tout simplement, un moment de divertissement, n’oubliant cependant pas une des fonctions du comique, mettre en évidence les ridicules humains et les abus sociaux. Ainsi de nombreux auteurs choisissent la comédie et la satire, tels Charles Vildrac (1882-1971), Armand Salacrou (1882-1971), Marcel Achard (1899-1974), chacun avec sa personnalité propre. Plus de poésie, plus de profondeur dans l’analyse psychologique, plus d’engagement social chez Vildrac, par exemple dans Le Paquebot Tenacity (1920) ou La Brouille (1931), où il montre l’écart entre les rêves et la réalité, plus douloureuse. Plus de satire sociale chez Salacrou, qui se moque férocement des comportements de la bourgeoisie, par exemple dans Une femme libre (1934) ou dans L’Inconnue d’Arras (1935). Plus de fantaisie, un comique de gestes retrouvé, mais aussi la cocasserie poétique à travers les intrigues amoureuses, comme dans Voulez-vous jouer avec moâ (1923), avec ses personnages de clowns amoureux et naïfs, Jean de la Lune (1929) ou Domino (1932 d'Achard. Autant d’auteurs montés et joués par les plus grands metteurs en scène et acteurs, Dullin, Jouvet, dont les œuvres ont souvent aussi donné lieu à des films, et dont le succès se poursuit après la guerre.
Parmi ces auteurs qui privilégient le rire, notons l’originalité de Jules Romains, Sacha Guitry et Marcel Pagnol.
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Jules Romains 1885-1972)
C. van Vechten, Jules Romains, 1936. Photographie.
Jules Romains débute sa carrière littéraire en mettant en pratique, dans des recueils de poèmes puis dans des romans (Cf. infra « Le roman-fleuve »), ce qu’il nomme « l’unanimisme », c’est-à-dire l’idée qu’une « harmonie naturelle » constitue l’âme commune d’un groupe d’hommes, qui « participent à la même émotion ». Mais c’est avec ses comédies qu’il connaît ses plus grands succès, notamment Monsieur le Trouhadec saisi par la débauche (1923), Knock ou le Triomphe de la médecine (1923) ou Donogoo (1930).
Son personnage de Trouhadec offre un parfait exemple de caricature des intellectuels, désarmés dans cette société où règnent l’argent et l’avidité qu’il engendre. Romains reproduit aussi, sous une forme qui emprunte beaucoup au comique traditionnel de la farce, les scandales de son époque : les manipulations du docteur Knock qui finit par aliter tous les villageois crédules de son village ou les escroqueries organisées autour de la ville fictive de DonoogoTonka ne peuvent que faire écho aux « affaires » politico-économiques du temps. Bien sûr, Romains exagère à plaisir et joue sur tous les ressorts du comique, mais il met ainsi en lumière l’habileté d’hommes sans scrupules quand il s’agit de tirer profit des plus faibles.
Pour lire Knock : cliquer sur l'image.
Un extrait de Donogoo, mise en scène de J.-P. Tribout, Théâtre 14.
"Donogoo" par J. Romains, in La Petite Illustration, Théatre N° 514, 7 Février 1931.
Louis Jouvet dans un extrait de Knock, mise en scène de L. Legrand, 1951.
Sacha Guitry (1885-1957)
Le nouveau Testament de S. Guitry, mise en scène de J.-C. Prosi, Troupe ruffinoise 2013.
Guitry dans Donne-moi tes yeux, in Vedettes, n°155 du 27/02/1943.
A la fois acteur, metteur en scène, scénariste et réalisateur, c’est par l’écriture de 124 pièces de théâtre, représentatives du théâtre de Boulevard, que Guitry remporte un succès qui ne se dément pas après la seconde guerre. Le titre d’une de ses comédies, Le Mari, la Femme et l’Amant (1919), illustre bien le ton des intrigues, proches du vaudeville, qui se moquent fréquemment du mariage, des rapports amoureux faussés, des hypocrisies familiales et des fausses conventions sur lesquelles est censé reposer le bonheur de la bourgeoisie. Mais, si les intrigues de ses pièces, souvent courtes, sont légères, les dialogues, eux, sont brillants : jeux de mots, paradoxes, maximes incisives, tout sert l’ironie de celui qu’on pourrait définir en empruntant le titre d’une autre de ses pièces, L’Illusionniste (1915), car, derrière la fantaisie de ses pièces et la frivolité de ses personnages, tels ceux de Désiré (1927) ou de Le nouveau Testament (1934) se cache une analyse souvent fine des contradictions du cœur et des fantasmes inassouvis.
Pour en savoir plus sur Guitry et son oeuvre : cliquer sur le logo.
Marcel Pagnol (1895-1974)
M. Pagnol, in Il était une fois Pagnol, biographie de R. Castans, 1995.
L'oeuvre de Pagnol, qu'il s'agisse de sa trilogie romanesque autobiographique, La Gloire de mon père (1957), Le Château de ma mère (1958) et Le Temps des secrets (191960), ou de son théâtre, est nourrie de sa Provence natale.
Dans son premier succès au théâtre, Topaze (1928), il se livre, par le biais de son héros, professeur crédule, à une satire de l'affairisme : après avoir été trompé par Castel-Bénac, auquel il a servi de prête-nom, Topaze comprend vite comment retourner la situation à son profit pour faire fortune.
Deux films réalisés par Pagnol.
extrait de Topaze, 1951.
"La partie de cartes", extrait de Marius, 1931.
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La satire est moins virulente dans sa trilogie marseillaise, Marius (1928), Fanny (1929) et César, oeuvre écrite d'abord pour le cinéma puis jouée au théâtre en 1946. Pagnol cherche plutôt à faire sourire son public par la peinture de la vie du petit peuple sur le Vieux-port de Marseille, à travers la complicité des personnages, entrecoupée de disputes souvent cocasses, et grâce à la verve des dialogues familiers. Mais il sait aussi faire naître l'émotion en montrant l'amour sincère qui unit Marius et Fanny, brisé par le rêve d'aventures lointaines du jeune homme. Les sentiments des jeunes gens, exprimés avec pudeur, nous touchent par le mélange de vérité et de naïveté souriante. Plusieurs des pièces de Pagnol connaissent un succès renouvelé lors de leur adaptation au cinéma, avec de grands acteurs tels Fernandel ou Raimu, mais Pagnol impose aussi son originalité en tant que cinéaste, par exemple dans Adèle (1934) ou La Femme du boulanger (1938).
Jean Giraudoux (1882-1944)
J. E. Blanche, Etude pour le portrait de Jean Giraudoux, 1924. Huile sur toile,
60,8 x 49,6. Musée des Beaux-Arts, Rouen
Giraudoux, par son parcours, représente parfaitement son époque, d’une part en tant qu'humaniste, d’autre part par son action de diplomate. Son œuvre rappelle, en effet, l’atmosphère souvent étriquée des petites villes de province, dont il est originaire, mais aussi son amour de la nature, d’un cadre à l’échelle humaine. Elle garde aussi le souvenir d’études classiques, imprégnées de la découverte du théâtre antique. Mais ses premiers voyages, en Allemagne d’abord, en 1905, puis aux Etats-Unis, en 1906, lui font mesurer la nécessité impérieuse de construire un dialogue fraternel entre les états que le nationalisme exacerbé menace : il choisit en 1910 d’entrer dans une carrière diplomatique.
Electre, mise en scène de C. Morin, Théâtre 14.
Ondine, mise en scène par la troupe de Lyb.
Mais la guerre éclate : blessé deux fois, il en garde une horreur profonde, très présente aussi dans son œuvre. Après la guerre, ses nombreuses missions à l’étranger, sa participation, en 1932, à la conférence de Lausanne, accentuent encore son pacifisme. Nommé en 1939 Commissaire à l’Information, il quitte ce poste lors de l’installation du gouvernement de Vichy, et finit sa vie dans une douloureuse lucidité sur les faiblesses humaines. Si les romans de Giraudoux (Cf. « Le roman psychologique »), tels Suzanne et le Pacifique (1919), Siegfried et le Limousin (1922), ou Bella (1926), s’attachent à affiner l'analyse psychologique tout en reflétant le contexte politique et social, son théâtre, lui, s’oriente dans une double direction :
L'inspiration antique
On y relève l’importance de la reprise des mythes antiques, par exemple dans Amphitryon 38 (1929), La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1934), ou Électre (1937), mais il ne s’agit pas pour Giraudoux d’un simple retour aux origines, mais d’un moyen de questionner sa propre époque, et d’inciter les hommes à prendre en main leur destin, à dépasser les haines et les conflits de pouvoir pour retrouver un monde fraternel.
ANDROMAQUE. – Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu'ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont créé autour d'eux tant d'entraîneurs vivants ou non vivants ! Quand ce ne serait que l'orage ! Quand ce ne serait que les bêtes ! Aussi longtemps qu'il y aura des loups, des éléphants, des onces, l'homme aura mieux que l'homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l'autre cible, que le cœur de l'ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j'ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l'ai remercié. Je savais qu'il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d'autres hommes ?
PRIAM. – Je ne veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C'est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S'ils avaient été paresseux aux armes, s'ils n'avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elle, c'est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c'est d'oublier qu'on est mortel.
ANDROMAQUE. – Oh ! justement, Père, vous le savez bien ! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habilité. Il faut avoir courbé la tête, ou s'être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ?
PRIAM. – Ma fille, la première lâcheté est la première ride d'un peuple.
Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, I, 6, extrait, 1934.
Pour en savoir plus sur Giraudoux et l'héritage du mythe antique, une analyse précise et des extraits : cliquer sur l'image.
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La féerie
Plusieurs pièces nous plongent dans une atmosphère où règne le merveilleux, comme Ondine (1939), sorte de conte de fées où la magie et le mystère se mêlent à un prosaïsme comique. De même dans Intermezzo (1933), grâce à l'héroïne, Isabelle, toute imprégnée d'une gracieuse poésie, ou dans La Folle de Chaillot, jouée après sa mort, avec la clocharde Aurélie, amie des animaux et des plantes, qui veut rendre au monde sa pureté en le purgeant de ses escrocs.
Le Chevalier, Auguste, Eugénie, Ondine
Ondine, de la porte où elle est restée immobile. – Comme vous êtes beau !
Auguste. – Que dis-tu, petite effrontée ?
Ondine. – Je dis : comme il est beau !
Auguste. – C’est notre fille, Seigneur. Elle n’a pas d’usage.
Ondine. – Je dis que je suis bien heureuse de savoir que les hommes sont aussi beaux… Mon cœur n’en bat plus !…
Auguste. – Vas-tu te taire !
Ondine. – J’en frissonne !
Auguste. – Elle a quinze ans, Chevalier. Excusez-la…
Ondine. – Je savais bien qu’il devait y avoir une raison pour être fille. La raison est que les hommes sont aussi beaux…
Auguste. – Tu ennuies notre hôte…
Ondine. – Je ne l’ennuie pas du tout… Je lui plais… Vois comme il me regarde… Comment t’appelles-tu ?
Auguste. – On ne tutoie pas un seigneur, pauvre enfant !
Ondine, qui s’est approchée. – Qu’il est beau ! Regarde cette oreille, père, c’est un coquillage ! Tu penses que je vais lui dire vous, à cette oreille ?… À qui appartiens-tu petite oreille ?… Comment s’appelle-t-il ?
Le Chevalier. – Il s’appelle Hans…
Ondine. – J’aurais dû m’en douter. Quand on est heureux et qu’on ouvre la bouche, on dit Hans…
Le Chevalier. – Hans von Wittenstein…
Ondine. – Quand il y a de la rosée, le matin, et qu’on est oppressée, et qu’une buée sort de vous, malgré soi on dit Hans…
Le Chevalier. – Von Wittenstein zu Wittenstein…
Ondine. – Quel joli nom ! Que c’est joli, l’écho dans un nom !… Pourquoi es-tu ici ?… Pour me prendre ?…
Auguste. – C’en est assez… Va dans ta chambre…
Ondine. – Prends-moi !… Emporte-moi !
Eugénie revient avec son plat.
Eugénie. – Voici votre truite au bleu, Seigneur. Mangez-la. Cela vous vaudra mieux que d’écouter notre folle…
Ondine. – Sa truite au bleu !
Le Chevalier. – Elle est magnifique !
Ondine. – Tu as osé faire une truite au bleu, mère !…
Eugénie. – Tais-toi. En tout cas, elle est cuite…
Ondine. – Ô ma truite chérie, toi qui depuis ta naissance nageais vers l’eau froide !
Auguste. – Tu ne vas pas pleurer pour une truite !
Ondine. – Ils se disent mes parents… Et ils t’ont prise… Et ils t’ont jetée vive dans l’eau qui bout.
Le Chevalier. – C’est moi qui l’ai demandé, petite fille.
Ondine. – Vous ?… J’aurais dû m’en douter… À vous regarder de près tout se devine… Vous êtes une bête, n’est-ce pas ?
Eugénie. – Excusez-nous, Seigneur !
Ondine. – Vous ne comprenez rien à rien, n’est-ce pas ? C’est cela la chevalerie, c’est cela le courage !… Vous cherchez des géants qui n’existent point, et si un petit être vivant saute dans l’eau claire, vous le faites cuire au bleu !
Le Chevalier. – Et je le mange, mon enfant ! Et je le trouve succulent !
Ondine. – Vous allez voir comme il est succulent… (Elle jette la truite par la fenêtre.)… Mangez-le maintenant… Adieu.
Giraudoux, Ondine, I, 3, extrait, 1939