Définir la forme et les composantes de l'énonciation...
Qui s'adresse à qui ?
Cette vignette n'est pas actualisée : sans paratexte pour la présenter, nous ignorons qui l'a réalisée, quand, dans quel journal elle a pu paraître... En revanche, le lieu qu'elle représente est identifiable par la tenue d'un des deux personnages : la scène se passe dans un cabinet médical, entre un médecin et sa patiente.
Imaginons le début de leur échange de paroles : "Comme prévu, je reviens vous voir, docteur... "
- "Alors, Madame Dubois, ce traitement ? Est-ce que vos douleurs ont un peu diminué ?" Ainsi formulé l'énoncé prend la forme d'un discours direct entre deux interlocuteurs. Mais l'on peut aussi le transformer en un récit : "Comme le lui avait demandé son médecin, madame Dubois revenait pour un contrôle, après un mois de traitement. Quand elle fut assise dans son cabinet, le docteur s'informa de l'évolution de sa santé, de ses douleurs." Dans ce cas, l'énoncé est pris en charge par un narrateur, qui raconte l'échange à un destinataire.
Etudier l'énonciation, c'est analyser la forme générale prise par l'énoncé, discours ou récit, et identifier les instances narratives, le plus souvent les personnes qui y sont impliquées.
Observons...
- Le petit est parti ? demanda Michu à sa femme.
- Il rôde autour de l'étang. Il est fou des grenouilles et des insectes, dit la mère.
Michu siffla de façon à faire trembler. La prestesse avec laquelle son fils accourut démontrait le despotisme exercé par le régisseur de Gondreville. Michu, depuis 1789, mais surtout depuis 1791, était à peu près le maître de cette terre. La terreur qu'il inspirait à sa femme, à sa belle-mère, à un petit domestique appelé Gaucher et à une servante nommée Marianne, était partagée à dix lieues à la ronde.Peut-être ne faut-il pas tarder plus longtemps de donner les raisons de ce sentiment, qui, d'ailleurs, achèveront au moral le portrait de Michu.
Balzac, Une ténébreuse affaire, 1843
Le discours
Grâce à la présence des tirets et aux verbes de parole, "demanda" et "dit", nous reconnaissons, au début du texte, deux répliques échangées entre Michu et sa femme, indiquées en rouge. C'est un passage de discours direct.
Mais la fin du texte, notée en vert, avec le verbe "faut-il" qui nous ramène du passé au présent, représente, elle aussi, un discours. Qui s'adresse ici à qui ? Celui qui peut "donner les raisons de ce sentiment" est forcément celui qui raconte l'histoire, un narrateur dont nous ignorons l'identité, qui souhaite apporter des explications à un destinataire, lui aussi inconnu. Mais, dans la mesure où Michu est le personnage créé par Balzac, ce narrateur peut se confondre aussi avec l'écrivain, pensant alors à son lecteur.
Le récit
Au centre du passage, l'énonciation est différente. Les indices indiqués en bleu, verbes au passé (passé simple et imparfait), choix de la 3ème personne, actualisation spatio-temporelle explicite, révèlent qu'il s'agit d'un récit d'événements passés. Cela implique la présence d'un narrateur, qui, ici, est au courant de tous les faits, du passé des personnages, des réactions que Michu provoque. C'est d'ailleurs lui qui intervient directement à la fin du texte.
Le récit est donc la forme dominante du texte, dans lequel s'inscrivent les discours rapportés des personnages. Les instances narratives sont, à la base, un narrateur et son destinataire, puis, au second degré, les personnages qui prennent la parole.
Discours et récit
Analysons et interprétons...
- Allô... Vous êtes madame Lebel ?
- Oui, qui êtes-vous ?
- Monsieur Brosse, de Sonorama. Ma camionnette est tombée en panne. Je ne pourrai vous livrer votre téléviseur que demain.
- Quelle malchance ! Je ne serai pas ici demain. Venez plutôt jeudi.
- D'accord. Rendez-vous jeudi après-midi. Au revoir.
Soudain le téléphone sonna. Madame Lebel alla décrocher. C'était le fameux monsieur Brosse de Sonorama dont la camionnette était tombée en panne. "Je vous livrerai demain", proposa-t-il. "Quelle malchance ! " s'écria madame Lebel, très déçue, "je ne serai pas chez moi demain." Elle lui demanda de venir plutôt le jeudi, et ils convinrent d'un rendez-vous l'après-midi.
Plusieurs indices permettent de distinguer le discours et le récit. Parfois cette distinction est simple, mais souvent ils se mêlent dans un même texte.
Soudain le téléphone sonna. Madame Lebel alla décrocher. C'était monsieur Brosse de Sonorama dont la camionnette était tombée en panne. Il téléphonait pour lui dire qu'il ne pourrait livrer son téléviseur que le lendemain. Madame Lebel fut déçue car elle ne serait pas chez elle ce jour-là. Elle lui demanda de venir plutôt le jeudi, et le rendez-vous fut pris pour l'après-midi.
Aujourd'hui, cela vous paraît banal d'avoir un téléviseur. Mais à cette époque-là ! Je me rappelle encore avec quelle impatience nous attendions depuis un mois notre premier poste, qui devait nous être livré l'après-midi. Nous étions en train de déjeuner quand le téléphone sonna. Ma mère alla décrocher et nous comprîmes qu'elle parlait à monsieur Brosse de Sonorama. Il devait ne pas pouvoir venir car ma mère lui expliqua qu'elle ne serait pas à la maison le lendemain et lui demanda de livrer plutôt le jeudi. Quelle déception ! Ces deux jours encore à attendre me parurent les plus longs de ma vie !
Le discours direct
Dans le texte 1, on reconnaît le discours direct (en rouge) grâce
-
aux marques de personne : ici on observe les pronoms "je" et "vous", l'adjectif possessif "ma", c'est-à-dire les 1ère et 2nde personnes, celles qui participent au dialogue.
-
aux temps choisis : le temps de base est le présent, dit de l'énonciation, ici à l'indicatif, "êtes", "suis"..., mais aussi à l'impératif : "Venez". Par rapport à lui, on trouve ici le passé composé, "est tombée", et le futur, "livrerai", "serai".
-
aux indices spatio-temporels : tous renvoient au moment précis de cet échange téléphonique, qu'on peut, par déduction à partir de "demain" et "jeudi", fixer au mardi.
-
à la ponctuation : d'une part, les tirets permettent de marquer le passage d'un interlocuteur à l'autre ; d'autre part, il y a la présence d'une ponctuation expressive, points d'interrogation, d'exclamation, de suspension.
-
à la présence d'un lexique propre à l'expression orale, tels "Allô" pour engager la conversation, "oui", "au revoir".
Le discours direct produit un effet de vérité. L'auteur s'efface et, en supprimant tout narrateur intermédiaire, donne à son lecteur l'impression d'assister à la scène, de percevoir la totalité du dialogue. Il le laisse libre aussi de visualiser les gestes, d'interpréter les sentiments des interlocuteurs, une forme de brutalité chez monsieur Brosse, qui ne présente aucune excuse pour ce contretemps, et la déception de madame Lebel, signalée par son exclamation.
Le récit
Dans le texte 2, on reconnaît le récit (en bleu) grâce
-
aux marques de personne : ici les pronoms "il", "elle", "lui", l'adjectif possessif "son", c'est-à-dire la 3ème personne.
-
aux temps choisis : le temps de base est le passé, simple pour les actions, "sonna", "alla"..., imparfait pour la description, "c'était", "téléphonait". Par rapport à lui, le plus-que-parfait s'emploie pour une action antérieure, ici "était tombée", et, par concordance des temps, le futur dans le passé : ""pourrait", "serait". L'impératif, pour sa part, prend une forme indirecte : "elle lui demanda de venir".
-
aux indices spatio-temporels : ils sont modifiés pour correspondre à l'énoncé : "le lendemain", "ce jour-là", "le jeudi".
-
à l'absence de toute marque d'expressivité de la part des personnages : la ponctuation reste neutre, sans aucun terme spécifiquement destiné à l'expression orale.
Dans un texte écrit, le récit, composé par l'auteur, implique la présence d'un narrateur, qui s'adresse à un lecteur. Dans ce texte, ni l'un ni l'autre n'apparaissent : ce récit, neutre, a pour but essentiel de donner des informations, à la fois sur le retard de la livraison, sur sa cause, et sur le rendez-vous fixé. Il se veut objectif, réaliste. Cependant, le sentiment de madame Lebel est explicité, elle "fut déçue", par un narrateur omniscient : il sait ce que ressent son personnage. Le lecteur est donc guidé, l'objectivité n'est, en fait, qu'une illusion car l'auteur lui impose une compréhension.
Mais, dans un texte littéraire, il est rare d'avoir une forme de pur discours ou de pur récit. Ainsi, même au théâtre, où le discours s'impose, un personnage peut faire un récit, tout comme dans un poème pris en charge par le "je" de l'auteur. Inversement, dans un récit, les personnages peuvent prendre la parole dans des discours, alors rapportés. Dans ces cas-là, il convient d'identifier la forme qui sert de cadre global.
Le récit-cadre
Dans le texte 3, on reconnaît
-
le cadre, le récit (en bleu) : au début du texte, pour mettre en place la situation, l'échange téléphonique, nommer les personnages, informer le lecteur de la raison du retard dans la livraison et, dans la dernière phrase, du rendez-vous prévu.
-
les discours rapportés (en rouge) : ils s'insèrent dans le récit. On y reconnaît les caractéristiques du discours direct, temps, marques de personne, indices temporels, ponctuation expressive ; il est introduit par des verbes de parole, "proposa", "s'écria". L'impératif devient, lui, du discours indirect : "elle lui demanda de venir plutôt le jeudi".
Ce choix d'énonciation permet de conserver le réalisme, à travers le discours direct des personnage et son effet de vérité. Mais, en même temps, il laisse à l'auteur la possibilité d'intervenir (en vert), caché derrière son narrateur omniscient, toujours absent ici. C'est l'écrivain, par exemple, qui précise "le fameux monsieur Brosse", laissant supposer que ce personnage est déjà connu. De même, il caractérise le sentiment de madame Lebel en l'amplifiant, elle est "très déçue". Enfin, il choisit des verbes de parole plus expressifs : "proposa" suggère que monsieur Brosse tente d'arranger cette situation, tandis que "s'écria" renforce la déception de madame Lebel.
Le lecteur peut ainsi mieux imaginer la scène, et mieux partager les sentiments des personnages.
Le discours-cadre
Dans le texte 4, on reconnaît
-
le cadre, un discours direct (en rouge) : le locuteur est identifiable par les pronoms personnels "je", "me", et l'adjectif possessif "ma", mais il s'inclut aussi dans un groupe avec "nous" et "notre". Il s'adresse à un - ou plusieurs - destinataire/s, reconnaissable/s grâce au pronom "vous". Il s'exprime au présent, en accord avec l'indice temporel "Aujourd'hui" : "cela vous paraît", "je me rappelle". Enfin, deux phrases exclamatives expriment ses sentiments.
-
le récit inséré (en bleu) : ce locuteur est aussi narrateur, puisqu'il raconte un fait passé, situé dans le temps : "nous attendions depuis un mois". Les verbes sont alors au passé et les acteurs du récit présentés à la 3ème personne, "il", "elle". Enfin, dans ce récit, figure un discours rapporté indirectement, avec les verbes de parole, "expliqua", "demanda", les paroles de la mère au téléphone, les seules que le narrateur pouvait entendre.
Ici, le "je" renvoie à un locuteur, qui est aussi narrateur et personnage. Sans paratexte, nous ignorons s'il est l'auteur, mais nous pouvons supposer qu'il est déjà âgé, et que le fait raconté renvoie à son enfance, "à cette époque-là". Peut-être s'adresse-t-il à ses petits enfants... Le récit ressemble ainsi à une autobiographie, et devient totalement subjectif (en vert) : nous ne savons de la conversation que ce que lui-même a entendu, et il insiste sur ses propres sentiments, l'attente impatiente de ce "premier poste".
Ce choix d'énonciation rapproche le personnage du lecteur, qui peut, selon son âge, s'identifier à lui ou à ses destinataires.
Pour s'exercer...
Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait.
Gravelot, La mort de Manon, gravure, 1753
Portrait présumé de l'abbé Prévost, attribué à J. Aved. Peinture sur toile, 81,5 x 65
1. L’abbé PRÉVOST, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731 : "La mort de Manon"
1. Observer les temps des verbes dans chacun des deux paragraphes : que peut-on en conclure sur la forme du texte ?
2. Caractériser le narrateur de ce passage. S'agit-il d'une autobiographie ?
3. Quel effet produit le choix de l'énonciation sur le lecteur ?
2. Philippe Claudel, Les Âmes grises, 2003
Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je répondrais que je les sais, un point c'est tout. Je les sais parce qu'ils me sont familiers comme le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j'ai passé ma vie à vouloir les assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C'était jadis un peu mon métier.
Je vais faire défiler beaucoup d'ombres. L'une surtout sera au premier plan. Elle appartenait à un homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat. Il fut procureur à V., pendant plus de trente ans, et il exerça son métier comme une horloge mécanique qui jamais ne s'émeut ni ne tombe en panne. Du grand art si l'on veut, et qui n'a pas besoin de musée pour se mettre en valeur. En 1917, au moment de l'Affaire, comme on l'a appelée chez nous tout en soulignant la majuscule avec des soupirs et des mimiques, il avait plus de soixante ans et avait pris sa retraite une année plus tôt. C'était un homme grand et sec, qui ressemblait à un oiseau froid, majestueux et lointain.
1. A partir des indices précis relevés, identifier le passage de récit. Est-il la forme dominante du passage ?
2. Identifier de façon précise le rôle de celui qui dit "je" dans le texte.
3. Interpréter : quel est l'intérêt de ce choix d'énonciation pour le lecteur ?
Les instances énonciatives
Analysons et interprétons...
Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1765
Jacques et son maître, 1884. Dessin de M. Leloir. Gravure sur cuivre de Mongin, 7 x 9,2. BnF, Paris.
J.-M. van Loo, Portrait de Diderot, 1767. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre, Paris.
Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner : il faisait un temps lourd ; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : "Celui-là était apparemment encore écrit là-haut..." Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait.
Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L’aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. – Et où allaient-ils ? – Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et que je vous réponds. Qu’est-ce que cela vous fait ? Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques… Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet : « Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ? »
Définir les instances énonciatives, c'est reconnaître et caractériser toutes les personnes, réelles ou fictives, qui participent au texte.
L'auteur du texte
Le lecteur dispose, le plus souvent, d'un paratexte pour l'identifier. Mais est-il présent dans le texte ?
Dans un discours, qu'il soit autobiographique ou argumentatif, on peut le reconnaître dans le pronom "je". Mais parfois, qu'il s'agisse d'un discours ou d'un récit, l'écrivain préfère le pronom "nous" : soit c'est une façon de rester modeste, soit il s'inclut dans un groupe, celui de ceux qui ont partagé son expérience, qui adhèrent à son opinion, en tentant d'y impliquer son lecteur, de créer avec lui une connivence même, comme quand un romancier mentionne son personnage par la formule "notre héros". Il peut aussi choisir l'indéfini "on", lui aussi généralisant, mais plus neutre.
Mieux encore, il peut feindre de ne pas être l'auteur du texte, qu'il présente comme celui d'un autre, dont il n'est que l'intermédiaire-éditeur. Ainsi Voltaire déclare que son conte philosophique, l'Ingénu (1767), est une "histoire véritable, tirée des manuscrits du P. Quesnel". Il s'agit, bien sûr, d'une stratégie pour éviter la censure. Marivaux, dans la Vie de Marianne (1742), explique au début du roman, que le récit qu'il livre n'est pas de lui : "[...] dans une armoire pratiquée dans l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l'histoire qu'on va lire", et il va jusqu'à affirmer plaisamment : "ce petit préambule m'a paru nécessaire, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci." Moyen pour lui de faire croire à la vérité de ce qui n'est, en fait, que fiction !
C'est de là que le roman de Diderot, Jacques le fataliste et son maître, tire son originalité. Diderot n'y masque pas son rôle, au contraire il affirme (cf. passages notés en rouge) sa toute-puissance : c'est lui qui construit son intrigue, qui lui donne le rythme qu'il veut, qui crée ses personnages et choisit ses procédés d'écriture. C'est lui qui fait "des contes" à sa guise.
Cependant il convient de rester prudent car une distance peut apparaître
-
entre l'opinion de l'auteur lui-même et le "je" qui s'exprime dans le texte. C'est le cas, notamment, quand l'auteur pratique l'ironie. Par exemple, quand Montesquieu, dans De l'Esprit des lois (1748) veut dénoncer les esclavagistes, il feint d'en être lui-même un, de façon à poser leurs arguments en les rendant absurdes et inacceptables : "Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre."
-
entre l'auteur et le portrait qu'il fait de lui-même. C'est le cas dans l'autobiographie, où leur identité ne relève que du "pacte", selon le terme de Philippe Lejeune, conclu avec le lecteur. Cette distinction est bien marquée, par exemple, dans le Préambule des Confessions (1765-70) de Rousseau : "Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi."
Le narrateur
Dans un récit, le plus souvent l'auteur choisit de ne pas apparaître pour renforcer l'illusion réaliste. Il délègue alors la parole à un narrateur, auquel renvoie le pronom "je" quand il affiche sa présence : Maupassant, par exemple, choisit souvent cette stratégie, feignant de rapporter le récit pris en charge par un homme rencontré, comme dans "Histoire vraie", une des nouvelles des Contes du jour et de la nuit (1885). Au cours d'un repas de chasseurs, où tous ont beaucoup bu, l'un d'eux s'écrie : "C’est moi qui ai eu jadis une drôle d’histoire avec une fillette comme ça ! Tenez, il faut que je vous la raconte." On parle alors de "mise en abyme" pour ce récit second du chasseur qui s'insère dans le récit initial d'une partie de chasse. De même, dans l'extrait de Diderot, c'est Jacques, comme le signale la première phrase, notée en bleu, qui se substitue à Diderot pour raconter "l'histoire de ses amours". Quand le récit est ainsi pris en charge par celui qui dit "je" ("nous ou "on"), il convient de distinguer si nous sommes dans une autobiographie, le "je" se confondant alors avec l'auteur et le personnage représenté, ou bien si ce narrateur n'a été que le témoin, ou bien le participant épisodique, des faits racontés, voire le rapporteur d'un récit qui lui aurait été fait.
Le lecteur
Pour tout texte publié, il y a forcément des lecteurs. Mais il y a une grande différence entre le lecteur réel, nous-même, et le lecteur auquel l'auteur - ou le narrateur - peut s'adresser dans son discours ou son récit, qu'il le tutoie ou qu'il choisisse le pronom "vous". C'est la seconde originalité de l'extrait de Jacques le fataliste de Diderot, le dialogue qu'il entreprend avec son lecteur, dont il imagine les questions, et auquel il répond. Dans les passages notés en vert, nous constatons qu'il prête à ce lecteur imaginaire une curiosité, une impatience même, et qu'il le traite avec une désinvolture ironique.
Le lecteur réel, lui, appartient à un cadre spatio-temporel ignoré de l'écrivain, il a sa personnalité, ses opinions, et ses compétences de lecture propres... Il lui appartient d'interpréter le texte, ce qui lui ouvre un espace de liberté.
Le personnage
Dans un récit, le personnage participe à l'énoncé : il y agit, c'est autour de lui que s'organise l'intrigue, le/s héros étant entouré/s de personnages secondaires avec lesquels il/s inter-réagi/ssent, voire de simples figurants, qui n'ont qu'un rôle occasionnel. Dans l'extrait de Diderot, Jacques est à la fois le narrateur de "ses amours", et le héros du récit de voyage pris en charge par Diderot, auteur-narrateur. Il est d'ailleurs placé en tête dans le titre du roman, caractérisé comme "fataliste", tandis que le second personnage est présenté uniquement comme "son maître". C'est aussi sur Jacques que se centre l'intérêt, par son statut de "valet" qui le montre victime de la "colère terrible" de son maître, et par la sympathie que Diderot nous invite à avoir pour lui, "le pauvre diable".
Ces personnages peuvent aussi devenir locuteurs : ils prennent la parole dans des discours rapportés, comme ici celui de Jacques d'abord, puis l'invitation de son maître qui l'interpelle à la fin du passage.
Pour s'exercer...
1. Prosper Mérimée, Carmen, 1845
J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des bourgeois qui disaient : Voilà la gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.
Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. A Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole :
- Compère, me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre-fort ?
- C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis-je.
- Ton épinglette ! s’écria-t-elle en riant. Ah ! monsieur fait de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles !
Tout le monde qui était là se mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je ne pouvais trouver rien à lui répondre.
- Allons, mon cœur, reprit-elle, fais-moi sept aunes de dentelle noire pour une mantille, épinglier de mon âme !
Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement de pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait... Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds ; je ne sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement dans ma veste. Première sottise !
1. Identifier, à partir d'indices précis, le narrateur et son destinataire.
2. Quel intérêt présente la forme d'énonciation choisie par Mérimée.
2. Victor Hugo, Les Misérables, 1862
Cosette, dessin de Bayard, 1862. Gravure
Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants ; dès qu’elle se mit à se développer un peu, c’est-à-dire avant même qu’elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.
Cinq ans, dira-t-on, c’est invraisemblable. Hélas, c’est vrai. La souffrance sociale commence à tout âge. N’avons-nous pas vu, récemment, le procès d’un nommé Dumolard, orphelin devenu bandit, qui, dès l’âge de cinq ans, disent les documents officiels, étant seul au monde « travaillait pour vivre, et volait. »
On fit faire à Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se crurent d’autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était toujours à Montreuil-sur-Mer commença à mal payer. Quelques mois restèrent en souffrance.
Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années, elle n’eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise ! disaient les Thénardier.
L’injustice l’avait faire hargneuse et la misère l’avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils étaient, il semblait qu’on y vît une plus grande quantité de tristesse.
C’était une chose navrante de voir, l’hiver, ce pauvre enfant, qui n’avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.
1. Relever les indices qui représentent le narrateur et son lecteur. Quel rôle Hugo accorde-t-il à chacune de ces instances énonciatives ?
2. Identifier et caractériser les différents personnages introduits dans cet extrait.
La focalisation
Analysons et interprétons...
Moderato cantabile, dit l'enfant.
La dame ponctua cette réponse d'un coup de crayon sur le clavier. L'enfant resta immobile, la tête tournée vers sa partition.
-Et qu'est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
-Je ne sais pas.
Une femme, assise à trois mètres de là, soupira.
Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile ? reprit la dame.
L'enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d'impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau le clavier de son crayon. Pas un cil de l'enfant ne bougea.
M. Duras, Moderato cantabile, 1958
Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l'acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe.
Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834
Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839
Dans un récit à la troisième personne, le narrateur peut choisir le point de vue qu'il adopte : on parle alors de "focalisation".
-
La focalisation est dite externe, quand le récit reste totalement neutre. Nous ne savons rien du passé des personnages, rien de leur éventuel avenir, nous n'entrons en rien dans leur conscience. Le récit nous les montre à la façon d'une caméra : nous voyons leurs gestes, leurs mimiques, nous entendons leurs discours, l'intonation qu'ils adoptent. C'est à partir de ces notations que nous pouvons nous faire une opinion sur eux, comme dans l'extrait de Moderato cantabile (1958) de Marguerite Duras (cf. Extrait ci-dessus). Le lecteur a ainsi une impression d'objectivité, de vérité, et toute liberté lui est laissée pour poser sa propre interprétation. Mais le texte peut alors paraître froid, les personnages semblent même parfois sans âme : il est plus difficile de s'identifier à eux, d'éprouver pour eux sympathie ou antipathie.
-
La focalisation dite zéro, ou omnisciente, est l'inverse. Le narrateur, tel un dieu dans sa création, sait tout du passé de ses personnages, il peut même annoncer, dans une prolepse, leur avenir. Il connaît tout d'eux, leurs moindres habitudes, et surtout leurs sensations, sentiments, leurs pensées les plus intimes. Il entre en eux tous, transformant ainsi son lecteur en un voyeur... Parfois même il fait irruption dans son récit pour lancer un commentaire, un jugement, une réflexion sur les actes de ses personnages. Ce choix de focalisation a été fréquent dans les romans du XIX° siècle, par exemple dans ce passage de La Duchesse de Langeais (1834) de Balzac (cf. Extrait ci-dessus). Le lecteur pénètre la conscience de Montriveau tout comme celle de la duchesse : le narrateur explique ce que tous deux ont ressenti. Ainsi le personnage nous devient plus proche, nous partageons davantage l'événement qu'il vit. Il est certes séduisant de tout connaître d'autrui, de découvrir les mouvements intérieurs qui poussent à agir... Cependant, ne nous y trompons pas, cette technique, qui se veut réaliste, n'est qu'une illusion : jamais dans le monde réel nous ne pourrions atteindre une telle connaissance ! De plus, nous sommes obligé de suivre l'interprétation que nous propose le narrateur, derrière lequel se cache, bien sûr, l'auteur, ici Balzac et son jugement péjoratif sur les femmes de la noblesse de l'Ancien Régime.
-
La focalisation dite interne est la plus complexe. Le narrateur se confond avec un des personnages : c'est à travers lui que nous percevons les faits, c'est sa conscience qui les interprète, comme dans l'extrait de la Chartreuse de Parme (1839) de Stendhal (cf. Extrait ci-dessus). Cette focalisation se reconnaît par la présence de nombreux verbes exprimant des sensations, des sentiments ou des pensées, tels "voir", "entendre", "se sentir", "juger"... Ce choix rend le récit subjectif, en cela il présente l'inconvénient de paraître moins véridique, car il offre forcément une vision partielle, limitée, dépendant du jugement d'un seul personnage. Ici la bataille de Waterloo perd toute son ampleur, car elle est représentée à l'échelle du personnage, qui ne perçoit que les détails proches de lui. Mais, parallèlement, le récit gagne en humanité : n'est-ce pas ainsi que nous-même percevons le monde qui nous entoure ? Le lecteur est davantage touché car il partage l'émotion ressentie par le héros et peut alors s'identifier à lui.
Pour s'exercer...
1. James Joyce, Gens de Dublin, 1914 : extraits de 2 nouvelles
Le crépuscule d’août gris et tiède était descendu sur la ville et un air doux et tiède, comme un rappel de l’été, soufflait dans les rues. Les rues aux volets clos pour le repos du dimanche s’emplissaient d’une foule gaiement bigarrée. Pareilles à des perles éclairées du dedans, du haut de leurs longs poteaux, les lampes à arc illuminaient le tissu mouvant des humains qui, sans cesse changeant de forme et de couleur, envoyait dans l’air gris et tiède du soir une rumeur incessante, monotone.
Deux jeunes gens descendaient la pente de Ruthland Square. L’un venait de terminer un long monologue. L’autre, qui marchait sur le bord du trottoir et devait parfois sauter sur la chaussée à cause de l’impolitesse de son compagnon, l’écoutait, amusé. Il était râblé et rougeaud d’aspect. Une casquette de yacht était repoussée loin, derrière le front, et le récit qu’il écoutait provoquait constamment des vagues d’expression qui partant des coins du nez, des yeux et de la bouche s’étalaient sur tout son visage. Des fusées de rire s’échappaient de son corps, convulsé. Ses yeux, scintillant d’une joie maligne, se dirigeaient à tous moments sur le visage de son compagnon.
"Les deux galants"
1. A l'aide d'indices précis, comparer la focalisation choisie pour ces deux récits.
2. Quel est l'intérêt de chacun de ces choix ?
Huit ans auparavant, il avait pris congé de son ami à la gare de North-Wall et lui avait souhaité bon voyage, Gallaher avait fait son chemin. Cela se voyait tout de suite à sa tournure de voyageur, à son complet de tweed irréprochable et à l’assurance de son parler. Peu d’hommes avaient ses capacités et moins encore étaient capables de ne pas se laisser aussi peu gâter par le succès. Gallaher avait le cœur bien placé et il avait mérité de réussir, – ça comptait d’avoir un pareil ami.
Les pensées du petit Chandler, depuis le déjeuner, avaient pour objet sa rencontre avec Gallaher, l’invitation de Gallaher, et la grande ville de Londres où Gallaher vivait. On l’appelait le petit Chandler, car bien qu’à peine légèrement au-dessous de la normale, il donnait l’impression d’être un petit homme. Ses mains étaient blanches et menues, sa carrure frêle, sa voix douce et ses manières raffinées. Il prenait le plus grand soin de sa moustache et de ses cheveux également blonds et soyeux, et parfumait discrètement son mouchoir. Ses ongles avaient des lunules parfaites et son sourire dévoilait une rangée de dents blanches et enfantines.
Tandis qu’il était assis à son pupitre au King’s Inns, il songeait aux changements qu’avaient apportés ces huit dernières années. Cet ami qu’il avait connu râpé et d’aspect nécessiteux était devenu une des brillantes figures de la presse londonienne.
"Un petit nuage"
2. François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927
Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme, immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage qui n’exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l’avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l’attention.
Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D’ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture. Thérèse marchait entre les deux hommes qu’elle dominait du front et qui de nouveau discutaient comme si elle n’eût pas été présente ; mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude. Alors elle demeura un peu en arrière, déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu’elle longeait. Parfois un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ; la boue jaillie l’obligeait à se tapir contre le mur. Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent. L’odeur de fournil et de brouillard n’était plus seulement pour elle l’odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ; elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée ; s’efforçait de ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille ; elle aurait pu choir au bord de ce chemin : ni lui, ni Duros ne s’en fussent aperçus. Ils n’avaient plus peur d’élever la voix.
1. Dans cet extrait, à partir d'indices précis, distinguer les passages de focalisation externe, omnisciente et interne.
2. Quel intérêt offre chacun de ces choix par rapport au portrait de l'héroïne ?
Les discours rapportés
Analysons et interprétons...
Le discours rapporté direct
Ici, il est inséréré dans un récit, celui de l'invitation de Jeanne par Michel reconnaissable par les guillemets qui l'encadrent, et par les tirets qui signalent le changement de locuteur. Mais ces signes de ponctuation sont parfois omis par les romanciers. D'autres indices permettent alors de le reconnaître :
-
les temps des verbes : le présent de l'énonciation ("je fête", "je t'invite") sert de base, le passé composé comme "J'ai prévu" pour une action antérieure, et le futur ("J'apporterai") pour une action ultérieure.
-
les marques de la personne : le discours est exprimé à la 1ère et 2ème personne, "je fête mon anniversaire", "je t'invite", "une danse avec toi"...
-
des modalités expressives, exclamation ("Oh !", "Super !"), interrogation ("A quelle heure faut-il venir ?"), impératif : "Viens". Cela explique aussi la présence de points de suspension et de phrases non verbales ("Parfait", "A demain donc") et de mots propres à l'oralité : "Bonjour", "D'accord".
-
des indices spatio-temporels liés au moment de l'énonciation, comme "demain".
Le discours rapporté indirect
Ici, il est inséréré dans un discours, le mail de Jeanne à Marie, ce qui justifie l'emploi du "je" par Jeanne Elle lui rapporte sa conversation avec Michel. Ce discours indirect est introduit par des verbes de parole, suivis d'une subordonnée : "il m'a dit qu'... ", "j'ai répondu que... ", "m'a expliqué que... ", "m'a déclaré... qu'", "je lui ai dit que... et ai demandé...", "Il m'a répondu..." Cela entraîne des modifications :
-
Le texte est rédigé à la 3ème personne : "il fêtait son anniversaire", "il m'invitait"...
-
Les temps des verbes suivent la règle de la concordance quand les verbes introducteurs sont au passé : le présent devient l'imparfait ("fêtait", "invitait", "tentait", "acceptai", "fallait"...), le passé se change en plus-que-parfait ("il avait prévu") et le futur prend la marque du passé : "apporterais".
-
Toutes les formes expressives disparaissent. L'impératif devient un infinitif ("il m'a répondu de venir") et les marques d'oralité sont racontées : "Tu imagines mon cri de joie" remplace "Oh !"
-
Les indices spatio-temporels sont modifiés : "le lendemain".
Le discours rapporté indirect libre
Il est inséréré dans un récit, au cours duquel un personnage exprime intérieurement un discours. Un indice signale souvent la présence de ce qui se présente comme un monologue intérieur. Ici, Jeanne est "absorbée par ses pensées", et se remémore l'échange téléphonique avec MIchel. Le discours est dit "indirect libre" car
-
Il emprunte au discours indirect les temps des verbes, les marques de la 3ème personne ( "il fêtait son anniversaire", "il l'invitait", "il avait prévu", "elle apporterait") et les indices spatio-temporels.
-
MAIS il reste "libre" : il n'a pas besoin de verbes de parole introducteurs, et il conserve les marques de l'expressivité, telles "Oh ! Bien sûr, c'était super !" ou "A quelle heure fallait-il venir ? A huit heures... "
Ce discours se mêle au récit. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève du récit lui-même, tel un commentaire sur la situation, ou du discours : "Elle avait accepté" correspond bien à ce qui a été dit par Jeanne, tandis que, dans la phrase suivante, elle exprime ses "doutes", non formulés au téléphone, et se pose une question, bien actuelle.
Le discours narrativisé
Directement inséré dans le récit, il permet de savoir que des paroles ont été prononcées, mais sans que nous sachions exactement lesquelles. Ici, on sait que le vendeur avait conseillé une veste "en tweed bleu", sans que l'on entende précisément ce conseil, puis qu'il fait des "compliments enthousiastes" à monsieur Martin, et vante sa marchandise, mais nous n'avons pas les mots exacts de leur dialogue.
Ces quatre formes de discours rapporté ont des rôles différents :
- Le discours narrativisé est employé quand il est important de savoir qu'un échange de paroles a eu lieu, mais que ces paroles elles-mêmes sont trop banales pour mériter d'être rapportées avec exactitude. Ici, il montre que le vendeur a fait correctement son métier, il a essayé de vendre une veste, sans doute plus coûteuse, mais, quand il a vu que le client en choisissait une autre, il a préféré se ranger à son goût, et le convaincre de l'acheter. C'est là le seul intérêt de cette conversation.
- Le discours rapporté direct donne vie au récit, et en renforce la vérité. Il contribue à nous faire mieux percevoir les sentiments des personnages, notamment, ici la joie de Marie à l'annonce de cette invitation, et, surtout, quand Michel lui annonce "Je retiens une danse avec toi". Ses exclamations, son acceptation rapide nous permettent de supposer qu'elle aimerait avoir une relation plus intime avec Michel.
- Le discours rapporté indirect est très lourd, en raison des verbes de parole qui l'introduisent. Il montre donc l'importance, non pas tant des paroles elles-mêmes que du fait de les répéter : ici Jeanne tient à informer précisément son amie Marie, à laquelle elle va demander ensuite conseil. Mais ce sont surtout les verbes introducteurs qui méritent de retenir l'attention. Ici, ils sont très neutres, "dire", "demander", "répondre", sauf le verbe "déclarer", plus solennel : il prouve que, pour Jeanne, cette idée de retenir une danse représente une sorte de déclaration d'amour.
- Le discours indirect libre est le plus complexe, mais aussi le plus intéressant des discours rapportés. Le lecteur ne sait plus si c'est un narrateur omniscient qui raconte, ou si c'est le personnage, en focalisation interne. Le texte acquiert ainsi une profondeur psychologique plus réaliste, nous permettant de plonger dans la conscience du personnage, qui gagne en épaisseur. Cela entraîne des réactions de sympathie (ou d'antipathie), comme ici où nous partageons les doutes de cette jeune fille. Elle repense aux paroles prononcées, celles du jeune homme mais aussi les siennes, en pèse la signification... C'est une façon habile de nous amener à nous identifier à elle, en nous faisant comprendre qu'elle est amoureuse, sans qu'intervienne un narrateur pour nous le préciser.
Pour s'exercer...
1. Emile Zola, La Curée, 1871
Puis, quand [Saccard] se fut un peu calmé et qu’il eut l’intelligence nette, il s’étonna du brusque revirement de sa femme : à coup sûr, elle avait dû être conseillée. Il flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net qu’il courut chez sa sœur pour l’interroger, lui demander si elle ne savait rien de la vie cachée de Renée. Sidonie se montra très aigre. Elle ne pardonnait pas à sa belle-sœur l’affront qu’elle lui avait fait en refusant de voir M. de Saffré. Aussi, quand elle comprit, aux questions de son frère, que celui-ci accusait sa femme d’avoir un amant, s’écria-t-elle qu’elle en était certaine. Et elle s’offrit elle-même pour espionner « les tourtereaux ». Cette pimbêche verrait comme cela de quel bois elle se chauffait. Saccard d’habitude, ne cherchait pas les vérités désagréables ; son intérêt seul le forçait à ouvrir des yeux qu’il tenait sagement fermés. Il accepta l’offre de sa sœur.
1. A partir d'indices précis, identifier les formes de discours rapportés présentes dans cet extrait.
2. Quel intérêt offre chacune de ces formes par rapport au portrait des personnages impliqués.
2. Gustave Flaubert, L'Education sentimentale, 1869
Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme. Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l’entretint familièrement. Elle comprenait qu’il ne jouât point, ne dansât pas.
Dans la jeunesse on est triste !
Puis enveloppant le bal d’un seul regard :
D’ailleurs, tout cela n’est pas drôle ! pour certaines natures du moins !
Et elle s’arrêtait devant la rangée des fauteuils distribuant çà et là des mots aimables, tandis que des vieux qui avaient des binocles à deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil d’Etat, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières.
1. A partir d'indices précis, identifier les formes de discours rapportés présentes dans cet extrait.
2. Que révèle chacune de ces formes choisies ?
3. Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?
1. A partir d'indices précis, identifier les formes de discours rapportés présentes dans cet extrait.
2. Que révèle chacune de ces formes choisies ?