Le "siècle des Lumières" : la marche vers la liberté
Ce tableau de Watteau, intitulé "L'enseigne de Gersaint" (1720. Huile sur toile, 163 x 306. Palais de Charlottenburg, Berlin), illustre la vie galante et raffinée des riches privilégiés sous la Régence de Philippe d'Orléans.
Cette gravure, comme l'indique son titre, "Monument consacré à la postérité en mémoire de la folie incroyable de la VIII° année du XVIII° siècle" (Musée national de la Coopération Franco-américaine, château de Blérancourt), témoigne de la faillite du système de Law, fondé sur une spéculation effrénée avec émission de papier-monnaie. Si certains ont pu ainsi s'enrichir, d'autres se sont retrouvés totalement ruinés.
Ce portrait de Louis XV (Huile sur toile, 157 x 144. Bibliothèque municipale de Versailles) de L.-M. Van Loo date du début des années 1760. La monarchie connaît alors ses premières difficultés.
Ce tableau de Vernet, "La bataille de Fontenoy" (Huile sur toile, 510 x 958. Château de Versailles), réalisé en 1828, représente l'annonce de la victoire contre les Anglais et les Hollandais coalisés, une des multiples guerres qui ont jalonné le XVIII° siècle.
Cette estampe montre l'exécution publique de Damiens en place de Grève, le 28 mars 1757 (BnF, Paris). Après de multiples tortures, il subit l'écartèlement, puis est brûlé. Cet acte révèle à quel point Louis XV n'est plus alors celui qu'on nommait "le bien Aimé" au début de son règne.
Ce tableau anonyme (Huile sur toile. Musée Lécuyer, Saint-Quentin), intitulé "La famille Calas implorant Voltaire", montre le rôle qu'a joué ce philosophe dans la réhabilitation de Calas, condamné pour avoir tué son fils, sans preuve, uniquement parce qu'il est protestant.
Ce tableau anonyme (Musée du Trianon, Versailles) représente "La famille royale réunie autour du Dauphin", en 1778. Cette image d'une famille heureuse ne durera guère...
Ce tableau de Couder (Huile sur toile, 400 x 715. Musée de l'histoire de France, Versailles), daté de 1838; représente "La réunion des Etats Généraux dans la salle des Menus Plaisirs à Versailles le 5 mai 1789". Cette assemblée des 1183 députés, représentant la noblesse, le clergé et le tiers-état, est réunie par Louis XVI représente l'ultime tentative pour sauver le royaume de la faillite.
Ce tableau de David, réalisé après 1791 (Huile sur toile, 65 x 88,7. Musée Carnavalet, Paris) représente l'épisode fondateur de la Révolution : "Le serment du jeu de paume le 20 juin 17893. Les députés du tiers-état et une partie de ceux du clergé s'enferme dans la salle du jeu de paume, se déclare "Assemblée nationale" et jure de ne passe séparer avant d'avoir donné une constitution à la France.
Le contexte socio-historique
Le XVIII° siècle commence à la mort de Louis XIV, en 1715, et se clôt quand la révolution s'achève, en portant au pouvoir Bonaparte, sacré empereur en 1804. Malgré la censure, la répression parfois violente, la monarchie n'a pu freiner la marche du peuple vers la liberté, qui explique l'appellation "siècle des Lumières".
Quatre étapes dans le siècle
Une nouvelle période de Régence ouvre ce siècle, avec Philippe d'Orléans, neveu du roi, période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours lors des "fêtes galantes". Le pays s'enrichit grâce, notamment, aux colonies et à la création de la Compagnie des Indes, en 1719. Mais la faillite de Law, après l'émission d'actions et de papier-monnaie, ruine les nombreux spéculateurs, provoque des émeutes, et met le premier coup de frein à la prospérité.
Louis XV devient roi en 1723. Celui qu'on nomme "le bien Aimé", par opposition au Régent, détesté du peuple, suscite de grands espoirs, concrétisés au début de son règne grâce à la politique économique avisée de son ministre Fleury. Mais, à la mort de celui-ci, en 1743, son règne personnel - et les scandales dus à ses favorites, telle Mme de Pompadour, inaugurent une longue suite de troubles, à l'intérieur comme à l'extérieur du royaume. La monarchie est considérablement affaiblie.
Louis XVI, sacré roi en 1774, tente d'apaiser les tensions et s'entoure de ministres "éclairés", tels Turgot, Malesherbes et Necker. Mais les privilégiés, dans les Parlements comme à Versailles, résistent aux réformes, et la situation financière est désespérée : les émeutes se multiplient. Après la rédaction des "cahiers de Doléances", le roi convoque, en 1789, les Etats généraux.
La période révolutionnaire débute symboliquement avec le serment du jeu de paume, quand les députés du tiers-état, et plusieurs du clergé, se déclarent Assemblée nationale. Le 14 juillet 1789, la Bastille, symbole de l'absolutisme royal, est prise, et le 4 août, l'assemblée, devenue "Constituante", abolit les privilèges. La résistance des monarchistes, notamment des "chouans", n'empêche pas la République d'être proclamée en 1792 par la Convention, et le roi, puis sa famille, sont exécutés en 1793. La "Terreur" règne alors, les révolutionnaires se déchirent entre Montagnards et Girondins, dont Robespierre, Danton, Saint-Just, Marat... qui, à leur tour, meurent, victimes des luttes internes. En 1799, un coup d'Etat met fin au "Directoire", et Bonaparte est nommé Premier Consul. Ses succès le conduisent à son sacre comme empereur en 1804, qui achève la révolution.
Guerres et troubles intérieurs
Les guerres de succession se poursuivent durant tout le siècle : les coalitions se font et se défont entre la France, l'Angleterre, l'Espagne, la Hollande, la Prusse... Quelques victoires, telle celle de Fontenoy (1715), sont suivies de nombreuses défaites. La France perd notamment le Canada, et cède plusieurs colonies à l'Angleterre, mais elle annexe la Lorraine et la Corse. La monarchie prend aussi une part active à la guerre d'indépendance américaine.
A l'intérieur du pays, la religion reste la première cause de trouble. La lutte contre les protestants s'accentue, dont l'affaire Calas apporte, en 1762, un cruel témoignage, ainsi que contre tous ceux qui remettent en cause les dogmes et les rites catholiques, tel le châtiment subi par le chevalier de La Barre, en 1766. L'élimination officielle des jansénistes se poursuit - ils sont excommuniés en 1718 - puis c'est au tour des jésuites d'être expulsés, en 1767.
Mais ces troubles ont un retentissement politique, car les jansénistes sont actifs au sein des Parlements. L'affaire dite des "billets de confession", refus de sacrement à deux prêtres jansénistes sur leur lit de mort, marque le début d'une contestation parlementaire contre le roi. La révolte du Parlement de Rennes (1765) entraîne peu à peu l'ensemble des Parlements dans une opposition à la monarchie : durant toute la fin du siècle, ils freinent les réformes et provoquent, par exemple, la disgrâce de plusieurs ministres, Choiseul (1770), Turgot (1776). Face à eux, la monarchie semble de plus en plus faible.
A cela s'ajoutent les révoltes du peuple : celles des soyeux à Lyon, en 1744 et 1784, les "émeutes de la faim", en 1763 puis 1774, sont violemment réprimées. Mais le peuple supporte de plus en plus mal sa misère, accrue par les mauvaises récoltes, face au faste et aux abus des puissants privilégiés.
Pour en savoir plus sur le XVIII° siècle : cliquer sur l'image correspondante.
Pour découvrir la Régence, la bande-annonce de "Que la fête commence" (1975), film de Tavernier : cliquer sur l'affiche.
... et deux téléfilms remarquables de T. Binisti :
"Louis XV, le soleil noir", 2009
"Louis XVI, l'homme qui ne voulait pas être roi", 2011
Le frontispice de l'Encyclopédie, gravure de Prévost, 1751. BnF.
Pour en savoir plus sur l'esprit des Lumières, une exposition vidéo de la BnF :
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L'esprit des Lumières
Cette expression traduit d'abord la volonté de sortir la population des "ténèbres" de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissance afin d'"éclairer", notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, tels ceux de Mme Du Deffand, de Mme de Tencin ou de Mme Geoffrin, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc-Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes", puis, en 1777, du Journal de Paris, le premier quotidien. C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.
Mais le terme de "Lumières" qualifie aussi les hommes "éclairés", intellectuels, artistes, "philosophes", qui réfléchissent sur la société, en critiquent les abus et les injustices, imaginent les utopies d'un monde meilleur, et proposent des idées en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, notions fondatrices de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proclamée en 1789.
L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'"âme sensible", dont il faut toucher l'imagination et le coeur. C'est la double orientation que révèle l'histoire des idées au XVIII° siècle, avec la poursuite du rationalisme, chez Bayle ou Fontenelle par exemple, parallèlement au sensualisme de Condillac : à la suite de l'anglais Locke, il souligne le rôle des sens dans l'accès à la connaissance.
Cet humanisme prend, en posant l'idée de "nature" commune à tout homme, une dimension universaliste : il prône la liberté des opprimés, en particulier des esclaves. Il affirme ainsi que le bonheur ne doit plus être espéré pour l'au-delà de la mort, comme le pose la religion, mais être recherché "hic et nunc", ici et maintenant, en améliorant la société et les conditions de vie de tous.
EXPLICATION DU FRONTISPICE DE L'ENCYCLOPÉDIE
SOUS un Temple d’Architecture Ionique, Sanctuaire de la Vérité, on voit la Vérité enveloppée d’un voile, & rayonnante d’une lumière qui écarte les nuages & les disperfe.
A droite de la Vérité, la Raison & la Philosophie s’occupent l’une à lever, l’autre à arracher le voile de la VÉRITÉ.
A ses piés, la Théologie agenouillée reçoit sa lumière d’en-haut.
En suivant la chaîne des figures, on trouve du même côté la Mémoire, l’Histoire Ancienne & Moderne ; l’Histoire écrit les fastes, & le Tems lui sert d’appui.
Au-dessous sont grouppées la Géométrie, l’Astronomie & la Physique.
Les figures au-dessous de ce grouppe, montrent l’Optique, la Botanique, la Chymie & l’Agriculture.
En bas sont plusieurs Arts & Professions qui émanent des Sciences.
A gauche de la Vérité, on voit l’Imagination, qui fe dispose à embellir & couronner la VÉRITÉ.
Au-dessous de l’Imagination, le Dessinateur a placé les différens genres de Poësie, Epique, Dramatique, Satyrique, Pastorale.
Ensuite viennent les autres Arts d’Imitation, la Musique, la Peinture, la Sculpture & l’Architecture.
Diderot
Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux.
Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité.
Diderot, Lettre à Sophie Volland (26 septembre 1762).
Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait. Le philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient et se livre à elles avec connaissance : c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi, il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être ni à l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du Chrétien dans le système de Saint Augustin. La grâce détermine le Chrétien à agir volontairement ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion ; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes n'agit qu'après la réflexion : il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau. La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout. Il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe : c'est que, lorsqu'il n'a point le motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé. […]
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes. Mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive; il porte plus loin son attention et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt. Les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables. […]
Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre, il veut trouver du plaisir avec les autres, et pour en trouver il faut en faire. Ainsi, il cherche à convenir à ceux, avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile. […]
Dumarsais, article "Philosophe", Encyclopédie
L'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle des Lumières
L’Encyclopédie que nous présentons au public, est, comme son titre l'annonce, l'ouvrage d’une société de gens de lettres. Nous croirions pouvoir assurer, si nous n'étions pas du nombre, qu'ils sont tous avantageusement connus, ou dignes de l'être. Mais sans vouloir prévenir un jugement qu'il n'appartient qu'aux savants de porter, il est au moins de notre devoir d'écarter avant toutes choses l'objection la plus capable de nuire au succès d’une si grande entreprise.
Nous déclarons donc que nous n'avons point eu la témérité de nous charger seuls d'un poids si supérieur à nos forces, et que notre fonction d'éditeurs consiste principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a été entièrement fournie. Nous avions fait expressément la même déclaration dans le corps du prospectus ; mais elle aurait peut-être dû se trouver à la tête. Par cette précaution, nous eussions apparemment répondu d'avance à une foule de gens du monde, et même à quelques gens de lettres, qui nous ont demandé comment deux personnes pouvaient traiter de toutes les sciences et de tous les arts, et qui néanmoins avaient jeté sans doute les yeux sur le prospectus, qu'ils ont bien voulu l'honorer de leurs éloges.
Ainsi, le seul moyen d'empêcher sans retour leur objection de reparaître, c'est d'employer, comme nous faisons ici, les premières lignes de notre ouvrage à la détruire. Ce début est donc uniquement destiné à ceux de nos lecteurs qui ne jugeront pas à propos d'aller plus loin : nous devons aux autres un détail beaucoup plus étendu sur l'exécution de l'encyclopédie : ils le trouveront dans la suite de ce discours, avec les noms de chacun de nos collègues ; mais ce détail si important par sa nature et par sa matière, demande à être précédé de quelques réflexions philosophiques.
L'ouvrage dont nous donnons aujourd'hui le premier volume, a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu'il est possible, l'ordre et l'enchaînement des connaissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, il doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essentiels, qui en font le corps et la substance.
Jean Le Bon d'Alembert, Discours préliminaire, 1751
Mais sans nous étendre davantage sur les imperfections de l’Encyclopédie anglaise, nous annonçons que l’ouvrage de Chambers n’est point la base sur laquelle nous avons élevé ; que nous avons refait un grand nombre de ses articles, et que nous n’avons employé presque aucun des autres, sans addition, correction ou retranchement ; qu’il rentre simplement dans la classe des auteurs que nous avons particulièrement consultés ; et que la disposition générale est la seule chose qui soit commune entre notre ouvrage et le sien.
Nous avons senti, avec l’auteur anglais, que le premier pas que nous avions à faire vers l’exécution raisonnée et bien entendue d’une Encyclopédie, c’était de former un arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts, qui marquât l’origine de chaque branche de nos connaissances, les liaisons qu’elles ont entre elles et avec la tige commune, et qui nous servît à rappeler les différents articles à leurs chefs. Ce n’était pas une chose facile. Il s’agissait de renfermer en une page le canevas d’un ouvrage qui ne se peut exécuter qu’en plusieurs volumes in-folio, et qui doit contenir un jour toutes les connaissances des hommes.
Diderot, Le prospectus de l'Encyclopédie, 1750
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Diderot rappelle lui-même l'étymologie du mot "encyclopédie" : "la préposition grecque ɛν, en, et des substantifs, κύκλος, cercle, et παιδεία, connaissance". Il s'agit donc "de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre". Cela permet déjà de mesurer l'ampleur du projet... Certes, l'anglais Chambers avait déjà réalisé une Cyclopedia, mais celle que dirigent Diderot et d'Alembert dépasse les limites d'une simple traduction. En témoigne déjà l'image de "l'arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts", empruntée au philosophe Bacon : marquer l'origine des sciences et des arts abordés, et leurs "liaisons". C'est ce qui explique la complexité du classement dans l'ouvrage, que précise d'Alembert : "Trois choses forment l’ordre encyclopédique ; le nom de la Science à laquelle l’article appartient ; le rang de cette Science dans l’Arbre ; la liaison de l’article avec d’autres dans la même Science ou dans une Science différente ; liaison indiquée par les renvois, ou facile à sentir au moyen des termes techniques expliqués suivant leur ordre alphabétique".
Mais c'est aussi ce qui donne à cet immense ouvrage (28 volumes, dont 11 de planches, publiés de 1751 à 1772) sa force subversive : le jeu des "renvois" d'un article à un autre, s'il permet de combiner les connaissances, parvient aussi à égarer la censure, quand un article respectueux, tel celui sur "la constitution Unigenitus", bulle du pape contre le jansénisme, est contredit par deux articles fortement critiques, "Controverse" et "Convulsionnaire". Au total, les 61700 renvois fonctionnent comme nos hypertextes modernes, le record est atteint pour l'article "Châtelet", avec 124 renvois ! On comprend alors les luttes qu'ont dû entreprendre les auteurs de l'Encyclopédie pour mener à bien leur oeuvre.
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Le théâtre au siècle des Lumières
Le théâtre profite du goût du siècle pour le divertissement. Mais il commence son évolution. Certes, la tragédie connaît encore un grand succès, comme celui remporté par les pièces de Voltaire, telles Oedipe (1718), Zaïre (1732) ou Mahomet (1741). Mais elles paraissent aujourd'hui bien fades après les grandes tragédies classiques.
Le théâtre n'échappe pas à la réflexion des philosophes. Ainsi Diderot, dans le Paradoxe sur le comédien (rédigé entre 1773 et 1777, mais publié seulement en 1830) s'interroge sur le jeu de l'acteur, son lien avec l'émotion qu'il peut ressentir et celle qu'il doit provoquer sur le public. Lui-même inaugure un genre nouveau, le drame bourgeois avec Le Fils naturel (1757) et Le Père de famille (1761), "genre sérieux" qu'il analyse dans Entretiens sur le fils naturel (1757). Il ne s'agit pas encore de mêler le comique au tragique, mais plutôt, en mettant en scène le malheur de personnages ordinaires, "les malheurs de la vertu", comme l'indique le sous-titre du Fils naturel, incarnés par les acteurs avec le plus de naturel possible, de susciter l'émotion du spectateur et de le conduire à réfléchir sur l'organisation de la société. Après son Essai sur le genre sérieux (1767), Beaumarchais, dans La Mère coupable (1792), veut, de la même façon, attendrir son public face aux souffrances de la Comtesse, malheureuse mère, et aux élans d'amour paternel de son époux, afin de transmettre une morale : "[...]venez vous convaincre avec nous que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant finit toujours par être bon, quand l'âge des passions s'éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père ! " Le théâtre affirme alors pleinement son objectif didactique. En fait, ce sont les comédies qui illustrent le mieux l'esprit du siècle, celles de Lesage, Marivaux ou Beaumarchais.
Alain-René Lesage (1668-1747)
MARINE. – Que le maître et le valet sont deux fourbes qui s’entendent pour vous duper ; et vous vous laissez surprendre à leurs artifices, quoiqu’il y ait déjà du temps que vous les connaissiez. Il est vrai que depuis votre veuvage il a été le premier à vous offrir brusquement sa foi ; et cette façon de sincérité l’a tellement établi chez vous qu’il dispose de votre bourse comme de la sienne.
LA BARONNE. – Il est vrai que j’ai été sensible aux premiers soins du chevalier. J’aurais dû, je l’avoue, l’éprouver avant que de lui découvrir mes sentiments, et je conviendrai, de bonne foi, que tu as peut-être raison de me reprocher tout ce que je fais pour lui.
MARINE. – Assurément ; et je ne cesserai point de vous tourmenter, que vous ne l’ayez chassé de chez vous ; car enfin, si cela continue, savez-vous ce qui en arrivera ?
LA BARONNE. – Eh ! quoi ?
MARINE. – M. Turcaret saura que vous voulez conserver le chevalier pour ami ; et il ne croit pas, lui, qu’il soit permis d’avoir des amis. Il cessera de vous faire des présents, il ne vous épousera point ; et si vous êtes réduite à épouser le chevalier, ce sera un fort mauvais mariage pour l’un et pour l’autre.
LA BARONNE. – Tes réflexions sont judicieuses, Marine ; je veux songer à en profiter.
MARINE. – Vous ferez bien ; il faut prévoir l’avenir. Envisagez dès à présent un établissement solide. Profitez des prodigalités de M. Turcaret, en attendant qu’il vous épouse. S’il y manque, à la vérité on en parlera un peu dans le monde ; mais vous aurez, pour vous en dédommager, de bons effets, de l’argent comptant, des bijoux, de bons billets au porteur, des contrats de rente, et vous trouverez alors quelque gentilhomme capricieux, ou malaisé, qui réhabilitera votre réputation par un bon mariage.
Turcaret, Acte I, scène 1, extrait
J.-B. Guélard, Portrait d'Alain-René Le Sage. Gravure par Langlois. BnF.
Lesage est l'auteur de très nombreuses farces, inspirées de la commedia dell'arte, mais aussi de grandes comédies, Crispin rival de son maître (1707) et surtout Turcaret (1709), qui illustrent le rôle alors pris par l'argent et la façon dont il modifie profondément les relations sociales. Le personnage de Turcaret, un "traitant", représente, en effet, le type même du parvenu, ancien valet enrichi par des spéculations malhonnêtes, face à son rival dans le coeur de la Baronne, le Chevalier, jeune gentilhomme libertin, insolent et dépensier. Mais l'amour de Turcaret pour la Baronne le conduit à sa perte : ce "fourbe" corrompu se retrouve à son tour trompé par son valet, Frontin.
Pour lire Turcaret : cliquer sur le lien
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763)
L.-M. Van Loo, Portrait de P. de Marivaux, 1743. Huile sur toile, 52 x 63. Château de Versailles.
Noble de naissance, assidu dans les salons parisiens, Marivaux, ruiné par la faillite de Law, décide de vivre de ses écrits, de nombreux articles parus dans Le Nouveau Mercure de France, journal mensuel, mais aussi des romans et des comédies, jouées par le théâtre italien. Il lui emprunte donc de nombreux personnages, Colombine, Silvia, Arlequin... Mais il les éloigne des stéréotypes de la farce pour leur faire illustrer les comportements plus raffinés de son époque. On prête à Voltaire le reproche à Marivaux d'avoir tellement élaboré la psychologie de ses personnages qu'il "p[èse] des oeufs de mouche dans des balances en toile d'araignée". En réalité, celui-ci a su montrer les émois que provoque la naissance du sentiment amoureux, les conflits intérieurs entre l'amour-propre et l'élan du coeur. Lui-même a déclaré : "J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches." Le mot "marivaudage", alors péjoratif, est donc aujourd'hui synonyme d'éveil à l'amour, de jeu subtil de la séduction. Marivaux illustre aussi les "fêtes galantes" de son temps en jouant sur les chassés-croisés amoureux, notamment dans La double Inconstance (1723) ou Les fausses Confidences (1737), et sur les déguisements, par exemple dans Le Jeu de l'amour et du hasard (1730). Dans cette comédie, Silvia et Dorante, destinés au mariage par leurs parents, décident de prendre la place de leurs serviteurs respectifs, Lisette et Arlequin, pour mieux juger du caractère et de la sincérité de leur fiancé/e. Mais chacun ignore le stratagème de l'autre... Est-il possible d'aimer en dehors de son rang social ? Quelle valeur prend la naissance par rapport au mérite ? (cf. extrait ci-dessous)
Telles sont les questions que pose Marivaux, qui, en même temps, approuve la volonté des femmes d'affirmer leur liberté. Il annonce aussi l'esprit des Lumières dans ses courtes pièces, L'Île des esclaves (1725), et La Colonie (1729), deux "utopies". Dans la seconde, il s'interroge, en imaginant un lieu de "nulle part" où les femmes prennent le pouvoir, sur leur place dans la société. Et son "île des esclaves", au-delà du comique né de l'inversion des rôles entre les maîtres et les serviteurs, annonce déjà les revendications d'égalité ultérieures (cf. extrait ci-dessous); mais, au dénouement, les maîtres ont compris leurs erreurs, se sont repentis, et la hiérarchie sociale est rétablie.
N. Lancret, Les acteurs de la comédie italienne, XVIII°s. Huile sur bois, 25 x 22. Musée du Louvre, Paris
N. Lancret, Une scène du Jeu de l'amour et du hasard, XVIII°s. Gravure de Lars. BnF.
Pour lire une analyse de l'extrait ci-contre : cliquer sur l'image.
Malgré elle, Silvia est charmée par le "valet" Dorante.
SILVIA, à part. - Mais en vérité, voilà un garçon qui me surprend, malgré que j'en aie ... (Haut.) Dis-moi, qui es-tu, toi qui me parles ainsi ?
DORANTE - Le fils d'honnêtes gens qui n'étaient pas riches.
SILVIA - Va, je te souhaite de bon cœur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y contribuer ; la fortune a tort avec toi.
DORANTE - Ma foi, l'amour a plus tort qu'elle ; j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton cœur, que d'avoir tous les biens du monde.
SILVIA, à part. - Nous voilà, grâce au ciel, en conversation réglée. (Haut.) Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens ; mais je t'en prie, changeons d'entretien. Venons à ton maître. Tu peux te passer de me parler d'amour, je pense ?
DORANTE.- Quitte donc ta figure.
SILVIA. - Ah ! je me fâcherai ; tu m'impatientes. Encore une fois, laisse là ton amour. SILVlA, à part. -A la fin, je crois qu'il m'amuse... (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas en finir ? Faudra-t-il que je te quitte ? (À part) Je devrais déjà l'avoir fait.
Voici la tirade que Cléanthis, la suivante d'Euphrosine, adresse aux maîtres, dans la scène 10.
Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.
Beaumarchais (1732-1799)
D'après J.-M. Nattier, Portrait de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, 1755.
Huile sur toile, 83 x 65. Comédie française, Paris
La vie de Pierre-Augustin Caron qui, en acquérant une charge royale, prend le nom de Beaumarchais, est un vrai roman d'aventures : devenu horloger de la cour, puis maître de harpe des filles de Louis XV, il s'enrichit par des projets commerciaux douteux, mêlés d'intrigues politiques, d'espionnage et de vente d'armes aux insurgés américains... En cela, et par son tempérament, Beaumarchais ressemble beaucoup à son héros, Figaro qui se définit ainsi : "faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ; orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées : j'ai tout vu, tout fait, tout usé." (Le Mariage de Figaro, V, 3)
Le Mariage de Figaro est la seconde pièce d'une trilogie, qui se clôt sur le drame bourgeois, La Mère coupable (cf. supra) alors qu'elle s'ouvre avec Le Barbier de Séville (1775), comédie encore proche de la farce traditionnelle comme l'indique son sous-titre qui rappelle l'intrigue de l'Ecole des femmes de Molière : "La précaution inutile". La jeune Rosine, promise à son vieux tuteur Bartholo, est courtisée par le comte Almaviva, caché sous les traits de l'étudiant Lindor. Après bien des rebondissements, grâce aux ruses des jeunes amants et à l'aide du valet Figaro, l'amour finit par triompher.
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Comme le suggère son sous-titre, "La folle journée", l'intrigue du Mariage de Figaro est beaucoup plus complexe, car plusieurs actions s'entrecroisent, mais aussi beaucoup plus audacieuse. Le comte, à présent marié, veut, en effet, exercer son "droit du seigneur" sur Suzanne, la suivante de son épouse et la fiancée de son valet, Figaro. Pour défendre leur honneur et ramener le comte à son épouse, Suzanne et Figaro vont lutter : les coups de théâtre se multiplient, mensonges, ruses, déguisements et fausses confidences, trahisons et reconnaissances... et le comique se donne libre cours sur un rythme accéléré. Mais la pièce est aussi une satire si peu dissimulée des privilèges de la noblesse, avec de si violentes attaques contre la politique royale, qu'elle est interdite plus de cinq ans avant d'être jouée, en 1784... mais Beaumarchais en a fait souvent la lecture dans les salons ! Cet auteur a d'ailleurs lutté dans sa vie même, par exemple pour fonder la Société des auteurs dramatiques, idée lancée en 1777 qui aboutit, en 1791, à la reconnaissance de la propriété intellectuelle par l'Assemblée constituante : "la plus sacrée, la plus inattaquable et la plus personnelle de toutes les propriétés est l'ouvrage, fruit de la pensée de l'écrivain".
"Rosine" dans Le Barbier de Séville, I, 3. Edition de 1876.
Maleuvre, Gravure en couleur illustrant l'acte V du Mariage de Figaro.
FIGARO : Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! ... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter... [Figaro rappelle son passé tumultueux.] Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net : sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs.
Le Mariage de Figaro, V, 3, extrait
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Le déclin de la poésie
Si le théâtre est vivant au XVIII° siècle, il n'en va pas de même pour la poésie. Certes, les salons voient encore des poètes déclamer des vers galants, mais le rationalisme qui imprègne l'esprit des Lumières a tué le lyrisme. Ce registre s'est réfugié dans des oeuvres en prose, notamment celles de Rousseau, par exemple dans plusieurs passages de La Nouvelle Héloïse (1761) ou des Confessions (1765-1770) et surtout dans Les Rêveries du Promeneur solitaire (1776-1778).
Voltaire
En fait de poésie, sont restés célèbres deux longs poèmes de Voltaire, Le Mondain (1736) et Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). Il s'agit de poésie didactique, car Voltaire utilise la versification pour donner une forme plus expressive à ses conceptions philosophiques. Dans les deux cas, il s'oppose aux croyances religieuses. Dans Le Mondain, en effet, il se livre à un éloge vibrant de son "siècle de fer" et des plaisirs offerts : "Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs. / J'aime le luxe, et même la mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, / La propreté, le goût, les ornements : / Tout honnête homme a de tels sentiments", s'écrie-t-il, et, après s'être moqué de la triste vie d'Adam et Eve, il conclut : "Le paradis terrestre est où je suis." De même, dans le second poème, il s'attaque avec violence à toute interprétation providentialiste du terrible malheur qu'a représenté le tremblement de terre de Lisbonne, et l'on sent toute son indignation : "Et vous composerez dans ce chaos fatal / Des malheurs de chaque être un bonheur général ! / Quel bonheur ! Ô mortel et faible et misérable. / Vous criez « Tout est bien » d’une voix lamentable, / L’univers vous dément, et votre propre cœur / Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur."
Joseph Benoît Suvée, Portrait d'André Chénier, 1794. Estampe - eau-forte, 10 x 8,5. BnF, Paris.
André Chénier
Citons cependant, même s'il n'a été publié qu'après sa mort sur la guillotine, André Chénier (1762-1794). Lui-même définit son oeuvre à partir de son désir de composer des "vers nouveaux" sur des "pensers antiques", comme il le fait dans ses Idylles ou ses Bucoliques (écrites de 1785 à 1788), ou, inversement, des vers "à l'antique" par leur classicisme sur des "pensers nouveaux", comme dans les élégies de L'Hermès et de L'Amérique. Les odes "à Fanny" ont été célébrées par V. Hugo, et Chénier a su aussi pratiquer la satire dans les Ïambes, pour s'attaquer aux excès de la révolution.
La jeune Tarentine
Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Sous le cèdre enfermé sa robe d'hyménée
Et l'or dont au festin ses bras seront parés
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L'enveloppe : étonnée, et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.
Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine.[…]
Les écrivains des Lumières
Il serait bien trop long d'envisager ici l'un après l'autre tous les auteurs qui, par tel ou tel essai, tel ou tel article dans l'Encyclopédie, ont contribué à construire l'oeuvre littéraire des Lumières, tels Helvétius, Condorcet, d'Alembert ou d'Holbach...
Il est, parallèlement, impossible d'envisager un classement par "genre littéraire", car ils ont exprimé leurs conceptions dans des genres très différents, contes ou dialogues philosophiques, essais, traités... Nous nous limiterons donc à une présentation des oeuvres significatives de quatre auteurs qui ont marqué le "siècle des Lumières": Montesquieu, au début du siècle, Diderot, dans sa seconde moitié, et ceux qui se sont si violemment opposés, Voltaire et Rousseau.
Montesquieu (1689-1755)
J.-A. Dassier (d'après), Baron de Montesquieu, philosophe, vers 1728. Huile sur toile, 63 x 52. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu, après des études de droit, devient conseiller, puis "grand président" au Parlement de Guyenne. Faisant de nombreux séjours à Paris, il fréquente à la fois les salons mondains, les Académies, le club de l'Entresol, autant de lieux où l'on discute des questions d'actualité et des affaires de l'Etat, dans les domaines politique, économique, juridique... Cela explique la double orientation de son oeuvre.
Les Lettres persanes : un roman épistolaire
L'orient est à la mode depuis la fin du XVII° siècle. Les journaux et récits de voyage se multiplient, et la fondation de la Compagnie des Indes contribue à cette vogue : arrivent en France des objets, des épices, des animaux exotiques. Les "turqueries" animent les fêtes et les bals masqués, et le recueil des Mille et Une Nuits est traduit par Galland de 1701 à 1715. On s'interroge ainsi sur "l'ailleurs", sur "l'autre", et c'est cette interrogation qui anime Montesquieu dans ses Lettres persanes, roman épistolaire publié anonymement en 1721.
Il y met en scène deux Persans, Rica et Usbek, qui entreprennent un voyage d'Ispahan vers la France, au cours duquel ils reçoivent des lettres leur racontant les faits marquant survenus dans leur sérail : cela donne au roman sa touche audacieuse et son dénouement tragique. Mais, surtout, eux-mêmes écrivent pour relater leurs découvertes, tantôt avec humour ou ironie, tantôt pour en dégager des réflexions sur la société française et son organisation.
RICA AU MÊME, A SMYRNE
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du Ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais au Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi : les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel, nuancé de mille couleurs, qui m'entourait ; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement : libre de tous mes ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique : car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712
Lettres Persanes, XXX
Pour une analyse de cette lettre XXX, et des lettres XIII (la guerre), XXIV (Paris) et LXXXV (tolérance religieuse) : cliquer sur les liens correspondants.
C. VanLoo, Sultane buvant du café, vers 1754. Huile sur toile, 120 x 127. Musée de l'Ermitage,
Saint-Pétersbourg.
Une exposition de la BnF sur les Lettres Persanes : cliquer sur l'image.
L'Esprit des lois : un traité philosophique
Elu en 1728 à l'Académie, Montesquieu effectue plusieurs voyage à travers l'Europe : il séjourne, en particulier, deux ans en Angleterre. Comme la plupart des philosophes de son temps, cela le conduit à comparer les différents régimes politiques, le fonctionnement des lois et des institutions. A son retour, il publie les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), première approche d'une réflexion sur les lois qui fondent le destin des Etats et des gouvernements. Cette réflexion, approfondie et élargie, devient l'immense ouvrage qu'il fait paraître à Genève en 1748, l'Esprit des lois. Son introduction en pose la méthode, expérimentale, "d'abord examin[er] les hommes", c'est-à-dire observer les cas particuliers, le détail des moeurs, puis "pos[er] les principes" en montrant les liens qui les relient les uns aux autres. C'est ce qui explique l'organisation d'ensemble de cette oeuvre, complexe, que fait apparaître la table des matières. Puis il explique ses objectifs, qui illustrent bien l'esprit des Lumières :
Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve ; je me croirais le plus heureux des mortels.
Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.
je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même.
Edition électronique pour découvrir la table des matières : cliquer sur l'image.
A partir de ses observations historiques et géographiques, Montesquieu veut fonder rationnellement un système complet d'organisation de l'Etat, accordé aux circonstances particulières - c'est la "théorie des climats" - et à la nature humaine. Il se montre audacieux dans ses analyses, par exemple dans son analyse des "trois pouvoirs" (cf. extrait ci-dessous), d'où la publication à l'étranger et les attaques auxquelles il répond, en 1751, dans la Défense de l'Esprit des lois. Ce traité inaugure la philosophie politique, et inspirera les écrits révolutionnaires.
Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l'autre, simplement la puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l'Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.
Montesquieu, De l'esprit des lois, XI, 4
Voltaire (1694-1778)
J. -A. Houdon, François-Marie Arouet, dit Voltaire. Marbre. Musée du Louvre, Paris.
Voltaire, né François-Marie Arouet, se caractérise par ses multiples combats. Il s'élève très tôt contre les abus des privilégiés dont le seul mérite vient de la naissance : un premier pamphlet sur les amours incestueuses du Régent, lui vaut onze mois d’emprisonnement à la Bastille, en 1717-18, puis son altercation avec le duc de Rohan entraîne une seconde peine de prison et un exil en Angleterre, en 1726. Mais il s'engage surtout contre les excès religieux : il critique inlassablement les Jésuites, mais le sceau de ses lettres, « Écr. l’inf. », ne désigne pas qu'eux, mais tous ceux qui font preuve d'intolérance religieuse, voire de fanatisme : les affaires des protestants Calas, en 1762, ou Sirven, en 1765, en portent un éloquent témoignage.
Voltaire vit en alternance des périodes de vie mondaine et des périodes d'exil. C'est, en effet, un homme de salon, brillant causeur, admiré pour ses tragédie ; il est même nommé, en 1744, historiographe du Roi, et reçu aussi à la Cour du roi de Prusse, en 1750. Mais Voltaire est aussi un insolent, qui ne se prive pas de critiquer les puissants et les institutions défaillantes. D'où des périodes d’exil, qui l’obligent à s’éloigner de Paris, par exemple en 1734, son séjour chez Mme du Châtelet en Champagne après la publication des Lettres philosophiques, où il fait l’éloge de l’Angleterre, ou son départ précipité de Prusse. En 1753, il s’installe aux "Délices", près de Genève, puis, en raison d'un litige avec les Suisses, à Ferney, sur la frontière franco-suisse, en 1759 : il y fonde une propriété prospère, mettant en oeuvre ses idées sur l'agriculture et le commerce. Il entretient une abondante correspondance, y reçoit des personnalités venues du monde entier, auxquelles il propose des réceptions brillantes et des spectacles de théâtre.
L'oeuvre de Voltaire est abondante, et il a abordé des genres littéraires variés : poésie didactique (cf. supra "La poésie"), tragédie (cf. supra, "Le théâtre"), articles avec son Dictionnaire philosophique (1764) et, bien sûr, sa participation à l'Encyclopédie, essais, historique (Le Siècle de Louis XIV, 1751) et philosophiques : Lettres anglaises (1734), Essai sur les moeurs (1756), Traité sur la Tolérance (1763). A cela s'ajoutent les nombreux contes philosophiques, notamment Zadig ou la Destinée (1747), Micromégas (1752), Candide ou l'Optimisme (1759) et l'Ingénu (1767), qui permettent de mesurer l'évolution de sa pensée sur l'aptitude de l'homme à se corriger de ses erreurs et à remédier à ses abus.
Mais, quel que soit le genre littéraire, la pensée de Voltaire présente une profonde unité, à la fois dans ses critiques et dans les idéaux qu'il propose. Il croit fermement en un progrès possible de l'esprit humain, susceptible d'améliorer la civilisation. Peu importent les grandes questions métaphysiques, sources de querelles stériles, c'est sur terre que l'homme, de façon pragmatique, doit rechercher son bonheur. Pour lui, l'homme n'étant pas naturellement bon, il est essentiel de l'améliorer par une éducation brisant les préjugés, développant son esprit critique, lui faisant découvrir les sciences, les arts et les lettres. Ainsi il pourra élaborer des lois plus justes, fonder un gouvernement plus compétent dirigé par un monarque "éclairé", perfectionner l'économie, notamment grâce au commerce libéré, et mettre un frein aux fanatismes ethniques ou religieux, causes des misères de l'esclavage et de tant de guerres dévastatrices. Trois termes résument les souhaits de Voltaire : prospérité, lucidité, paix. Ses idéaux correspondent donc aux termes que reprendront les révolutionnaires : liberté pour tous, dans le respect de lois justes, égalité au sein d'une monarchie constitutionnelle, fraternité à l'égard des plus faibles par la pratique d'une religion sans dogmes ni rites, le déisme.
Les contes philosophiques
Les contes philosophiques sont des formes d'apologue : ils présentent des personnages caricaturés, qui servent le projet de l'auteur, et les péripéties du récit, vif et plaisant, lui permettent de mettre en scène ses critiques et de poser ses idéaux. Ils sont aussi représentatifs des procédés chers à Voltaire, l'ironie, l'exagération jusqu'à l'absurde, mis au service de la dénonciation.
Pour en savoir plus sur ces trois contes : cliquer sur l'image.
Zadig ou la Destinée, 1747
F. Rops, illustration pour Zadig de Voltaire, 1893. BnF.
Micromégas, 1752
M. Carter, illustration pour Micromégas de Voltaire, 1946.
Librairie "Le Tryptique".
Candide ou l'Optimisme, 1759
J.M. Moreau le Jeune, Candide, 1785. Gravure de Baquoy, 1785.
Bibl. de l'Assemblée nationale.
Le Traité sur la Tolérance, 1763
Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.
Chapitre XXIII
C. Destrem, L'affaire Calas, 1879. Huile sur toile, 65 x 80,5. Musée du Vieux-Toulouse.
Ecrit, comme le précise le titre "à l'occasion de la mort de Calas", Voltaire commence par le récit du procès et de la mort de Calas, protestant accusé d'avoir assassiné son fils qui voulait, selon la rumeur, se convertir au catholicisme. Innocent ? Coupable ? Voltaire refait une enquête critique : il penche pour l'innocence, mais souligne que, dans les deux cas, ce serait le fanatisme qui serait à accuser... Il rappelle l'atrocité des guerres de religion, pour conclure sur une "prière à Dieu" (cf. extrait ci-dessus) en faveur de la tolérance et un appel à la révision du procès, qu'il obtient en 1764. Calas est réhabilité en 1765.
Deux vidéos pour découvrir la vie de Voltaire à Ferney.
J.-Huber, Un Dîner de philosophes, vers 1772. Voltaire Foundation, Oxford.
Denis Diderot (1713-1784)
La vie et l'oeuvre de Diderot se résument par un mot : "révolte". Déjà tout jeune, destiné à être prêtre, il s'enfuit pour poursuivre des études de droit à Paris, où il mène une vie de bohème, multipliant les petits métiers pour vivre, logeant au hasard de ses finances. Son mariage aussi traduit cette révolte : nouvelle fuite alors que, pour l'empêcher, sa famille l'a fait enfermer dans un couvent... Et sa première oeuvre importante, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, publiée en 1749, lui vaut trois mois d'emprisonnement au château de Vincennes. Ajoutons les combats multiples qu'il mène contre la censure alors qu'il dirige, avec d'Alembert, la mise en oeuvre de l'Encyclopédie, tâche écrasante.
Ce travail sur l'Encyclopédie et ses qualités de brillant causeur lui ouvrent, à partir de 1746, les salons mondains, où il fréquente philosophes et artistes : celui de Mlle de Lespinasse, dont il fait un personnage de son dialogue philosophique, Le rêve de d'Alembert (1770), ou celui de Mme d'Epinay, où il rencontre Sophie Volland. Sa liaison avec elle entraîne une abondante correspondance qui présente à la fois la société de son temps et ses conceptions philosophiques. Il se lance aussi dans le théâtre (cf. ci-dessus "Le théâtre"), rédige, à partir de 1759 et pendant vingt ans, des critiques d'art dans ses Salons, et poursuit une oeuvre philosophique et romanesque variée et audacieuse. En 1773, invité à Saint-Pétersbourg par Catherine II, il tente de lui faire adopter les réformes sociales et politiques dignes du "despotisme éclairé", mais il revient sans grande illusion sur la possibilité de réformer une tyrannie.
J.-H. Fragonard, Denis Diderot , vers 1769. Huile sur toile, 82 x 65. Musée du Louvre, Paris.
Les essais philosophiques
Les conceptions de Diderot s'appuient sur le sensualisme du philosophe anglais Locke, repris et développé par Condillac. Sa Lettre sur les aveugle à l'usage de ceux qui voient constitue sa première affirmation que toutes nos idées, métaphysiques comme morales, viennent de nos sens : "ce grand raisonnement, qu'on tire des merveilles de la nature, est bien faible pour les aveugles.", expression d'un matérialisme athée, qui explique son emprisonnement. Toute la philosophie de Diderot en découle : il insiste sur le rôle de l'expérimentation dans un essai, Pensées sur l'interprétation de la nature (1753), et confirme son matérialisme dans un dialogue, Le Rêve de d'Alembert (1770). Le rêveur, son ami d'Alembert, y lance des idées que commente, à partir de ses observations scientifiques, un autre personnage, le docteur Bordeu, tandis que Mlle de Lespinasse en tire d'audacieuses conclusions.
Nous avons distingué deux sortes de philosophies, l'expérimentale et la rationnelle. L'une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant, saisit tout ce qui lui tombe sous les mains et rencontre à la fin des choses précieuses. L'autre recueille ces matières précieuses, et tâche de s'en former un flambeau : mais ce flambeau prétendu lui a jusqu'à présent moins servi que le tâtonnement à sa rivale ; et cela devait être. L'expérience multiplie ses mouvements à l'infini ; elle est sans cesse en action ; elle met à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie à chercher des analogies. La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court. Elle dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière ; la philosophie expérimentale l'écoute, et se tait devant elle pendant des siècles entiers ; puis tout à coup elle montre le prisme, et dit : la lumière se décompose.
Pensées sur l'interprétation de la nature, 23
Les idées sociales et politiques
Les idées sociales et politiques de Diderot découlent de cette approche. Puisque nous ne sommes qu'un assemblage d'atomes périssables, pas plus libres que les autres êtres naturels, que nous sommes soumis au hasard, Diderot conclut, dans ses Eléments de physiologie (publiés à titre posthume en 1875), qu'il nous faut travailler à notre bonheur terrestre : "Il n'y a qu'une vertu, la justice ; qu'un devoir, de se rendre heureux." Dans un premier temps, il en reste à la monarchie, non plus de "droit divin", mais reposant sur un contrat démocratique, qui garantit une totale liberté de pensée et d'expression. Il rédige ainsi des projets de réforme, par exemple dans ses Entretiens avec Catherine II (1773). Mais peu à peu sa pensée évolue vers un idéal démocratique, dans des pamphlets plus violents, tels Pages contre un tyran (1771) ou La Politique des souverains (1774). Dans Supplément au voyage de Bougainville (écrit en 1772, publié en 1796), il trace les grandes lignes d'une société idéale, libérée du despotisme, fondée sur les principes de liberté, d'égalité et de fraternité.
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature, elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que la nature. Qu’on examine bien et on la fera toujours remonter a l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils on déféré l’autorité.
La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent : en sorte que, si ces derniers deviennent a leur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité la défait alors : c’est la loi du plus fort.
Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature ; c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l’était arrogée devenant alors prince cesse d’être tyran.
La puissance, qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement sans réserve a un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, jaloux absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point.
Encyclopédie, article "Autorité politique"
Diderot
Voltaire
Le café Procope. Gravure, XVIII° siècle. BnF, Paris.
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Un vieillard, chef des Tahitiens, s'adresse au colonisateur Bougainville.
« Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive ; nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici, tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; et tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage[1]. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou[2] ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment[3] est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute[4], le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ?
[1] Bougainville a pris possession de l’île au nom du roi de France, en plantant solennellement un drapeau.
[2] Nom de l’indigène tahitien qui a servi d’interprète.
[3] Ton navire.
[4] Comme d’un être sauvage, d’une bête féroce
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Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
M.-Quentin de La Tour, Portrait de Jean-Jacques Rousseau,
Pastel, 52,3 x 37,4. Musée J.-J. Rousseau, Montmorency.
La vie de Rousseau pourrait faire l'objet d'un roman picaresque, par ses multiples errances, et fait de lui un philosophe "à part" dans son époque. Dès l'âge de seize ans, il quitte Genève pour la France, découvre un amour idéalisé auprès de sa protectrice Mme de Warens, puis parcourt à nouveau, souvent à pied, les routes de France et d'Italie, exerçant divers métiers pour vivre... C'est d'abord un choix, mais l'exil devient une nécessité après la condamnation de son ouvrage Emile ou De l'Education, en 1762.
Autodidacte, Rousseau, malgré son peu de goût pour les conversations des salons mondains, y est reçu dès 1742, et fréquente les philosophes, notamment Diderot. Il participe d'ailleurs à l'Encyclopédie avec plusieurs articles sur la musique : il imagine un nouveau système de notation musicale et compose même un opéra. Mais tout s'inverse avec les critiques que lui valent ses écrits philosophiques : la censure qui le poursuit, et son propre caractère, intransigeant, le brouillent peu à peu avec tous. Rejeté de Genève, de Paris, d'Angleterre, il en arrive à concevoir l'idée d'un "complot universel" contre lui. C'est pour s'en défendre qu'il compose ses écrits autobiographiques à la fin de sa vie : ses Confessions, écrites de 1765 à 1772, trois dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques, de 1772 à 1775, et enfin une oeuvre plus apaisée, Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), qui révèle pleinement son goût pour la solitude, son "âme sensible" et son amour de la nature.
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Les idées sociales et politiques
Toute l'oeuvre de Rousseau découle de ce qui peut apparaître comme une "illumination", qui le fait, comme il le dit lui-même, devenir "un autre homme". En allant rendre visite à Diderot, enfermé à Vincennes, il découvre le sujet d'un concours proposé par l'Académie de Dijon : "Si le progrès des Sciences et des Arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs". Sa réponse, dans le Discours sur les Sciences et les Arts, en 1750, prend le contrepied de la conception alors en vigueur : selon lui, l'homme naît bon par nature, c'est la société qui le corrompt. Un second ouvrage en 1755, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, confirme et développe cette théorie en l'amenant à critiquer les arts, et tout particulièrement le théâtre, les progrès techniques et l'industrie, et, surtout, les institutions politiques.
Il est donc logique que son oeuvre philosophique s'élabore ensuite dans deux directions :
- D'une part, il propose la reconstruction d'un système politique idéal, mieux adapté à la nature humaine, dont il définit les principes dans Du Contrat social, publié en 1762. Il y jette les bases d'un fonctionnement démocratique, dont s'inspireront les révolutionnaires pour rédiger la Constitution.
- D'autre part, il convient d'éduquer autrement les enfants, pour leur épargner toute influence nocive, et préserver le mouvement naturel qui les porte vers la justice et la bonté : "Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme." Ce sera le propos d'Emile ou De l'éducation (1762), qui, sous une apparence romanesque, présente en fait des principes éducatifs novateurs qui conduisent Emile de la liberté de sa toute petite enfance à son mariage heureux avec Sophie - même si, pour celle-ci, Rousseau reste très proche d'une image traditionnelle de la condition féminine. Il convient, avant tout, de n'imposer à Emile aucun jugement préconçu, et de le traiter en "enfant", en respectant les différentes étapes de son évolution physique et mentale. Même la foi religieuse repose sur cette même liberté, puisqu'elle est révélée par les élans du coeur et de l'imagination, et n'a nul besoin d'Eglises, de dogmes ou de rites. C'est ce qui explique la censure de l'ouvrage.
Couverture du Contrat social, 1762.
Quoi qu'il en soit de ces origines, on voit du moins, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait, pour en établir les liens. En effet, il est impossible d'imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d'un autre homme qu'un singe ou un loup de son semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l'autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions. Je sais qu'on nous répète sans cesse que rien n'eût été si misérable que l'homme dans cet état ; et s'il est vrai, comme je crois l'avoir prouvé, qu'il n'eût pu qu'après bien des siècles avoir le désir et l'occasion d'en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu'elle aurait ainsi constitué. Mais, si j'entends bien ce terme de misérable, c'est un mot qui n'a aucun sens, ou qui ne signifie qu'une privation douloureuse et la souffrance du corps ou de l'âme. Or je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence, plusieurs même qui s'en privent autant qu'il est en eux, et la réunion des lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a ouï dire qu'un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu'on juge donc avec moins d'orgueil de quel côté est la véritable misère. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes , Première partie
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Seconde partie
L'écriture autobiographique
Rousseau a connu quelques périodes de vie heureuse, dans sa jeunesse avec Mme de Warens, dans la maison des "Charmettes", ou à "l'Ermitage", propriété de Mme d'Epinay à Montmorency, de 1755 à 1757, et même lors de son exil sur le lac de Bienne, dans sa petite maison de l'île Saint-Pierre. Il en garde le souvenir de temps paisibles où le spectacle de la nature et le cours d'une vie simple, suffisaient à son bonheur. Elles s'opposent à des périodes de souffrance, où il se sent persécuté par tant d'ennemis. C'est ce double mouvement qui anime les dialogues entre un Français et Rousseau, qui juge "Jean-Jacques", l'âme sensible et innocente. Car tous les écrits autobiographiques de Rousseau sont, en même temps que des "confessions", une auto-justification, et une preuve, encore, de la façon dont la société peut corrompre une âme pure. Il est le premier écrivain aussi à s'exalter devant les beautés naturelles, en inventant une prose poétique pour exprimer les élans de son âme.
Hartmann, Vue contre l’Isle Saint-Pierre sur le lac de Bienne, 1807. Gravure, 45 X 30,8 . Collection J.-J. Monney, Genève
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages couronnés d'un côté par des montagnes prochaines et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'allait coucher content de sa journée et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain.
Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade
Une analyse précise pour en savoir plus sur l'opposition entre Voltaire et Rousseau : cliquer sur l'image.
La diversité du roman
Au XVIII° siècle, le roman poursuit l'essor commencé au siècle précédent. Les "philosophes" eux-mêmes ne le dédaignent pas, et le mettent au service de leurs critiques et de leurs idéaux. Il reflète de plus en plus la société, l'évolution des moeurs... jusqu'à faire scandale parfois par ses personnages libertins. Enfin, les romanciers s'interrogent sur les formes romanesques et leurs liens avec le réalisme : le roman épistolaire est très à la mode, car sa souplesse lui permet d'aborder de façon vraisemblable des sujets diversifiés, mais d'autres formes se mettent en place, le roman d'anticipation, le registre fantastique par exemple.
L'essor du réalisme
Alain-René Lesage (1668-1747)
Lesage déclare lui-même, à propos de son roman, Gil Blas de Santillane, paru de 1715 à 1735 : "Je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est". Affirmation donc d'une volonté de réalisme... dans un roman qui se veut pourtant picaresque, c'est-à-dire qui, à la façon du Don Quichotte de Cervantes, fait vivre à son héros de nombreuses péripéties diverses, souvent fort invraisemblables.
Certes, le "picaro" est un personnage souvent caricaturé, mais Lesage fait de Gil Blas un anti-héros, qui échoue plus souvent qu'il ne réussit. Il détruit ainsi le modèle héroïque traditionnel. De plus, en recourant au "je", il fait du roman une autobiographie fictive, ce qui en renforce la vraisemblance : chaque aventure vécue conduit à des réflexions que partage davantage le lecteur. L'intrigue, fort complexe avec une alternance de réussites et d'échecs, conduit à parcourir toutes les classes sociales d'une Espagne qui n'est, en fait, qu'une image de la France contemporaine à l'époque de la parution, de 1715 à 1735. Bien sûr, on y retrouve la satire sociale chère aux écrivains de ce siècle, notamment une dénonciation de la place prise par l'argent - et par la corruption. Mais la satire s'exerce surtout aux dépens du héros, dont la naïveté et la maladresse font sourire, et l'ensemble ne propose plus de modèle de conduite. Là encore reflet d'une époque où la "morale" traditionnelle n'est plus au premier plan.
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Marivaux (1688-1763)
Marivaux écrit deux romans, La vie de Marianne, publié de 1731 à 1741, qui reste inachevé, et Le Paysan parvenu, paru en 1735-36. Dès l'ouverture du premier roman, qu'il présente comme la simple transcription du manuscrit d'un récit de vie destiné à une amie, trouvé au fond d'une armoire, Marivaux cherche à asseoir la véracité du récit. Il laisse ensuite la parole à son héroïne, qui raconte ses aventures en expliquant ses sentiments.
Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l'ai trouvée.
Il y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J'ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et dans une armoire pratiquée dans l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l'histoire qu'on va lire, et le tout d'une écriture de femme. On me l'apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me dire qu'il fallait le faire imprimer: je le veux bien, d'autant plus que cette histoire n'intéresse personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu'il y a quarante ans qu'il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d'elles est pourtant très indifférent ; mais n'importe : il est toujours mieux de supprimer leurs noms.
Voilà tout ce que j'avais à dire : ce petit préambule m'a paru nécessaire, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci.
Passons maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle était. C'est la Vie de Marianne ; c'est ainsi qu'elle se nomme elle-même au commencement de son histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c'est tout.
La forme choisie, proche du journal intime accentue l'impression d'un récit spontané, naturel, qui correspond bien, également, à la publication périodique des onze parties du roman :
Mais je suis trop fatiguée pour continuer, je m'endors. Il me reste à parler du meilleur cœur du monde, en même temps que du plus singulier, comme je vous l'ai déjà dit ; et c'est une besogne que je ne suis pas en état d'entreprendre à présent ; je la remets à une autre fois, c'est-à-dire à dans ma cinquième partie où elle viendra fort à propos ; et cette cinquième, vous l'aurez incessamment.
L'Abbé Prévost (1697-1763)
L'Abbé Prévost a mené une vie aventureuse, partagée entre la prêtrise, et sa rigueur morale, et l'armée, avec les séductions qu'elle offre, entre la France, la Hollande et l'Angleterre. De son oeuvre romanesque considérable, les sept volumes des Mémoires d'un homme de qualité (1728-1731) et les huit volumes de M. de Cleveland (1731-1737), ressort un roman plus court, publié à part dès 1757, La Véritable Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ce récit tire sa véracité d'abord du décalage temporel entre le moment des faits, la passion douloureuse entre les deux personnages, et celui du récit que le chevalier fait après la mort de Manon à l'homme de qualité. Celui-ci avait, d'ailleurs, été témoin du départ de Manon, déportée vers la Louisiane. Ce va-et-vient temporel permet aussi de développer une réflexion sur cette passion, avec des prolepses, anticipations qui annoncent le dénouement fatal. Le roman tire sa force réaliste de la peinture sociale qu'il offre, depuis l'étroitesse de la société provinciale jusqu'aux salons parisiens où règne le libertinage. A travers les péripéties vécues par les deux personnages, nous mesurons le rôle joué par l'argent, l'absence de scrupules qui est alors de mise, et l'influence encore puissante de la famille et de la religion. C'est, en effet, la famille de Des Grieux qui, pour mettre fin à sa liaison inacceptable de ce jeune homme de dix-sept ans avec Manon, déjà "courtisane" à quinze ans, la fait déporter...
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. C’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer et d’attendre la mort sur sa fosse.
J.-J. Pasquier, Rencontre dans la cour de l'hôtellerie d'Amiens de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux . Gravure, éd. de 1857, BnF.
Roman et libertinage
En ce siècle où la Régence inaugure une période de liberté des moeurs, voire de licence, il est logique que les romanciers exploitent cette veine, où les "égarements de l'esprit et du coeur", pour reprendre le titre d'un roman de Crébillon fils, paru en 1736, sont représentés sous des formes parfois audacieuses. Dans ce roman, Crébillon (1707-1777) fait raconter à son personnage, M. de Meilcour, ses aventures amoureuses qui montrent son évolution : le jeune homme, naïf au début, est peu à peu formé au libertinage par son amante, la marquise de Lursay, et Versac, un maître en ce domaine. Intéressant aussi son roman épistolaire, Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** (1732-1739), original car il ne livre que les lettres de celle-ci, femme mariée, adressées à l'amant, un aventurier : à travers les étapes de cette aventure, de la séduction à l'abandon, nous entrons dans la vérité d'un coeur féminin face aux désirs de l'amour.
J.-H. Fragonard, L'amour-amitié , 1771. Huile sur toile.
The Frick Collection, New York.
Crébillon annonce les audaces des romans ultérieurs, tels Les Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, Le Paysan perverti (1775), une des nombreuses oeuvres de Restif de La Bretonne, Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, ou ceux de Sade, par exemple Justine ou les Malheurs de la vertu (1791) ou La Philosophie dans le boudoir (1795), qui associent le libertinage aux idées de souffrances et de soumission de la femme aux désirs masculins. Chacun à sa façon, ces romans effectuent une sorte de "descente aux enfers" qui représente l'âme humaine quand elle développe la capacité de satisfaire tous ses désirs, sans aucun souci de morale, ni même, dans le cas de Sade, de simple respect de l'humanité de l'autre. Les personnages de Sade, qui lèguent à la psychologie le terme "sadisme", tirent leur plaisir d'abord des souffrances qu'ils infligent à des êtres totalement innocents, en faisant preuve d'une imagination fertile pour imaginer les pires cruautés.
Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803)
Dans Les Liaisons dangereuses (1782), l'intrigue d'ensemble est plus complexe, car les lettres s'entrecroisent entre les divers protagonistes, comme en une toile d'araignée que tissent la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont autour de la jeune Cécile de Volanges et de la Présidente de Tourvel. La marquise se sert de Valmont, un ancien amant, comme d'un complice pour se venger du comte de Gercourt, qui l'a rejetée pour épouser Cécile. Quant à la Présidente, dont Valmont se dit amoureux... il s'agit plutôt pour lui de vaincre une femme que sa religion conduit à résister. Choderlos de Laclos dépeint ainsi une société frivole et libertine, pour laquelle les sentiments sincères n'ont aucune valeur, et qui trouve son plaisir dans la corruption de l'innocence : "J'ai vu les moeurs de mon temps", déclare-t-il, mais il a aussi vu la perversité des coeurs.
Pour découvrir l'adaptation filmique de S. Frears (1988) : la bande-annonce.
Pour lire une analyse de la lettre CV, écrite par la marquise à Cécile : cliquer sur l'image.
C.-L. Lingée, Une scène des Liaisons dangereuses, 1796. Gravure. BnF.
Le pré-romantisme
Au cours du siècle une évolution se produit dans les goûts. La vie mondaine n'est plus considérée comme le seul mode de vie propre à conduire au bonheur, l'accent est mis davantage sur la sensibilité. Cela entraîne chez les artistes une volonté de faire appel, non plus seulement à la raison, mais à l'émotion, et de favoriser les élans du coeur. Les jardins dits "à l'anglaise" en fournissent un bel exemple : ils cherchent, comme dans le "Hameau de la Reine" à Versailles, à imiter la nature. Ainsi, finis les allées rectilignes et les parterres symétriques ; ils sont remplacées par des chemins qui semblent tracés au hasard, qui serpentent entre des rocailles, des sources jaillissantes et des bosquets propres à favoriser les rencontres intimes. Cela se retrouve chez deux romanciers, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, en totale opposition au libertinage.
Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)
Gravelot, Le Premier baiser de l'amour, 1761. Gravure de Choffard. BnF.
Ce roman, intitulé à l'origine, "Lettres de deux amants, habitants d'une petite ville au pied des Alpes", est formé de 163 lettres, échangées entre eux ou avec des amis. Le sous-titre définitif rappelle, lui, la source d'inspiration de Rousseau, l'histoire médiévale d'amour tragique entre Abélard, un moine, et Héloïse, son élève. De même ici, Saint-Preux, précepteur, et Julie d'Etanges, son élève, tombent amoureux. Amour interdit, en raison de l'écart social, et qu'ils vivent donc en secret. Le mariage de Julie avec M. de Wolmar, par soumission à sa famille, provoque le départ de Saint-Preux.
Mais Julie, se soumettant au souhait de son père, épouse M. de Wolmar. Saint-Preux s'éloigne, et vit une douloureuse solitude. Julie, par honnêteté, avoue cet amour à son époux qui, pour essayer de l'en "guérir" en le transformant en amitié, invite Saint-Preux à partager leur vie simple et rustique au château de Clarens, en éduquant ses enfants - à partir des principes exposés dans Emile. Mais rien n'arrête la marche fatale du destin... Saint-Preux ne peut renoncer à son amour, et s'éloigne à nouveau. Il ne reverra plus Julie, qui meurt après avoir sauvé un de ses enfants de la noyade : sa dernière lettre révèle à Saint-Preux qu'elle n'a jamais cessé de l'aimer.
Ce roman permet à Rousseau d'exalter la passion amoureuse, de montrer les généreux élans de l'âme, mais aussi les doutes et les souffrances qu'elle entraîne. Les scènes se déroulent au sein d'une nature complice, dont la beauté paisible ne peut que favoriser l'amour pur. Les sentiments de Saint-Preux révèlent les aspirations de Rousseau lui-même, et l'exaltation qu'il ressent devant les paysages naturels, montagnes et lac.
Pour lire un extrait sur "La montagne" : cliquer sur le lien.
Paul et Virginie (1789)
Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), comme plusieurs de ses contemporains, parcourt l'Europe, mais aussi des lieux plus exotiques, la Martinique, l'île de France (actuelle île Maurice) où il séjourne de 1768 à 1770. De l'oeuvre qu'il publie à son retour, Voyage à l'île de France (1773), et un ouvrage plus théorique, Etudes de la nature, ressort un court roman, Paul et Virginie, qui en forme le quatrième volume.
Girodet, Passage du torrent.
Gravure pour l'éd. de 1806. BnF.
Le roman apporte un exemple du bonheur, fondé sur des qualités de coeur et d'âme, que permet d'atteindre une vie simple, au sein d'une nature luxuriante, dont le romancier nous propose de superbes descriptions. Les héros, qui ont partagé les joies de l'enfance, tombent tout naturellement amoureux, et sont promis d'un à l'autre. C'est cette idylle, déjà romantique, que raconte le narrateur, vieillard témoin des faits :
"Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n'avait ridé leur front, aucune intempérance n'avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n'avait dépravé leur cœur : l'amour, l'innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements ".
Mais ils sont séparés : Virginie se rend en Europe pour y recevoir une éducation mondaine. S'expriment alors leurs sentiments de mélancolie et de solitude. Le dénouement est tragique, car Virginie périt sous les yeux de Paul, lors du naufrage du bateau qui la ramène, et Paul ne lui survit pas.
Pour lire un extrait, "La mort de Virginie", et sa présentation : cliquer sur le lien.
Les romanciers novateurs
Denis Diderot (1713-1784)
Trois romans, La Religieuse (composé à partir de 1760), Le Neveu de Rameau (écrit entre 1762 et 1774), et Jacques le Fataliste et son maître (écrit en 1771), tous publiés à titre posthume en 1796, sont particulièrement intéressants par leur apport à la réflexion sur le roman.
Dans La Religieuse, Diderot met le roman au service de ses critiques, celle d'une société aliénante, qui prive arbitrairement de liberté, et celle d'une religion corrompue, destructrice des corps et des âmes. Plusieurs scènes audacieuses rappellent le libertinage. Mais ce récit qui prend la forme d'une autobiographie fictive, tire aussi sa force de ses emprunts à un registre mis à la mode en Angleterre, le fantastique, et, plus particulièrement, tel qu'il apparaît dans le roman noir. Dans l'univers clos du couvent, il nous montre, en effet, des victimes innocentes, en butte à de cruelles persécutions, scènes de torture qui plongent les personnages dans la folie, ou provoquent des hallucinations mystiques... Tout est fait pour faire frémir le lecteur, et provoquer sa pitié en même temps que son indignation, d'autant plus que Diderot, homme de théâtre, excelle à restituer les mouvements les plus mélodramatiques.
F.A. Milius, Au café de la Régence, le neveu de Rameau aborde le philosophe. Illustration pour l'éd. de 1885. BnF.
Jacques se jette dans les bras du bourreau. Illustration pour l'éd. Gueffier de 1797. BnF.
Le Neveu de Rameau est un étrange roman, qui prend la forme d'un dialogue entre "Moi", le philosophe Diderot, qui est aussi le narrateur de cette rencontre, et "Lui", Jean-François Rameau, neveu du célèbre musicien, sorte de marginal qui vit au jour le jour, souvent en parasite des gens riches auxquels il apprend la musique. Grâce à une forme de maïeutique, celle que pratiquait Socrate dans ses dialogues, le philosophe, par ses questions et ses commentaires, provoque les confidences du Neveu, qui révèle à la fois sa vie fantasque, au gré de ses humeurs, et son absence de toute préoccupation morale : le passage de "la pantomime des gueux" (cf. extrait ci-dessous) est une satire sévère de l'hypocrisie sociale. Parallèlement, le roman insère des digressions, conversation désordonnée qui sert de prétexte à Diderot pour aborder tous les thèmes qui lui sont chers, la morale, le rôle des sensations, la musique, l'art... tout en réglant ses comptes avec ses détracteurs. Derrière cette "opposition d'un coquin et d'un honnête homme", pour reprendre la formule de Goethe, ce sont deux facettes du siècle que Diderot met en scène, de façon pittoresque et vivante, en théâtralisant son personnage, ainsi décrit par un contemporain, Mercier : "J’avais connu son neveu, moitié abbé, moitié laïque, qui vivait dans les cafés, et qui réduisait à la mastication tous les prodiges de la valeur, toutes les opérations du génie, tous les dévouements de l’héroïsme, enfin tout ce que l’on faisait de grand dans le monde. Selon lui, tout cela n’avait d’autre but ni d’autre résultat que de placer quelque chose sous la dent." (Tableau de Paris).
Jacques le Fataliste va encore plus loin dans l'originalité formelle, en posant une réflexion sur le réalisme dans le roman. Au cours du voyage accompli par Jacques et son maître, récit premier, se déroule une conversation, qui a pour but de permettre à Jacques de raconter ses aventures amoureuses, prétexte, en fait, pour expliciter ses conceptions sur le "hasard" et la "fatalité". Mais, pour les prouver, il insère dans son récit de multiples narrations secondaires, entrecoupées par les remarques de son maître. L'ensemble est lui-même entrecoupé par les rencontres effectuées au cours du voyage, et, surtout par les interventions d'un narrateur qui provoque plaisamment son lecteur en affichant sa liberté de mener l'intrigue à son aise, dès l'incipit : " Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut." Bien sûr, à travers les récits et les personnages rencontrés, Diderot se livre à une violente critique sociale, et expose ses idées philosophiques sur le matérialisme et la morale.
Pour mieux comprendre la complexité de l'énonciation dans Jacques le Fataliste et son maître : cliquer sur le lien.
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LUI. ― Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m’élever si haut. J’abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi ; et je prends mes positions, ou je m’amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime ; comme vous en allez juger.
Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est exécuté ; il en rend compte. Il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds ; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte ; il ferme une fenêtre ; il tire des rideaux ; il observe le maître et la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants ; les jambes parallèles ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages ; et il ajoute : Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.
Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.
MOI. ― Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. ― Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI. ― Le souverain ? encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre.
Diderot, Le Neveu de Rameau, "La pantomime des gueux"
Le fantastique
Moreau, Le diable amoureux. Gravure pour l'éd. de 1772. BnF.
Sous-titrée "nouvelle espagnole", l'oeuvre de Jacques Cazotte (1719-1792), Le Diable amoureux, recourt au registre fantastique pour mettre en scène les péripéties vécues par son personnage, le jeune Alvare. Par jeu, dans une sombre grotte italienne, il invoque le diable, Béelzébuth... qui lui apparaît sous diverses formes, avant de prendre celle d'une séduisante jeune femme, Biondetta. Comment ne pas succomber aux tentations qu'elle lui propose ? Alvare ne résiste pas... jusqu'à ce que celle-ci lui révèle qui elle est vraiment.
Cazotte restitue alors la terreur éprouvée par son héros face à l'irruption de l'irrationnel dans la réalité.
« Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble, mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis. »
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. A l’instant, l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons : leurs cornes, qu’ils font mouvoir vivement en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement.
Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d’une figure ravissante, que vois-je ? Ô ciel ! c’est l’effroyable tête de chameau. Elle articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m’avait tant épouvanté dans la grotte, part d’un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée...
Je me précipite : je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon cœur avec une force terrible : j’éprouvais un suffoquement comme si j’allais perdre la respiration. Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sentis tirer par le bras ; mon épouvante s’accroît : forcé néanmoins d’ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Le Diable amoureux
Mais que propose finalement ce "diable" ? Non pas de perdre son âme, mais d'aimer librement, sans souci de la morale... La nouvelle, à laquelle l'auteur a proposé trois dénouements successifs, conduit, dans tous les cas, à réaffirmer une morale bourgeoise, respectueuse des conventions sociales. Le diable n'a pas triomphé !
L'anticipation
Marillier, L'an 2440, rêve s'il en fut jamais. Gravure pour l'éd. de 1786. BnF.
Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), outre son Tableau de Paris (1781-1788) qui montre de façon pittoresque la vie parisienne de son temps, inaugure un genre nouveau, le roman d'anticipation, avec son "uchronie", titre initial de L'an 2440, rêve s'il en fut jamais, publié en 1770. Il y trace une utopie, qui, au lieu d'être "de nul lieu", se projette dans un futur idyllique, qui réalise tous les espoirs des Lumières.
Ce que découvre le "rêveur", projeté dans le futur, c'est une société qui s'oppose point par point à celle de la monarchie absolue : une monarchie "éclairée", qui reconnaît le mérite et non les privilèges, et se soucie de la prospérité de ses sujets. Le dénouement conduit à une réflexion morale sur les ruines de Versailles...
J’arrive, je cherche des yeux ce palais superbe d’où partaient les destinées de plusieurs nations. Quelle surprise ! Je n’aperçus que des débris, des murs entr’ouverts, des statues mutilées ; quelques portiques à moitié renversés laissaient entrevoir une idée confuse de son antique magnificence : je marchais sur ces ruines, lorsque je fis rencontre d’un vieillard assis sur le chapiteau d’une colonne. « Oh ! lui dis-je, qu’est devenu ce vaste palais ? — Il est tombé ! — Comment ? — Il s’est écroulé sur lui-même. Un homme dans son orgueil impatient a voulu forcer ici la nature ; il a précipité édifices sur édifices ; avide de jouir dans sa volonté capricieuse, il a fatigué ses sujets. Ici est venu s’engloutir tout l’argent du royaume. Ici a coulé un fleuve de larmes pour composer ces bassins dont il ne reste aucuns vestiges. Voilà ce qui subsiste de ce colosse qu’un million de mains ont élevé avec tant d’efforts douloureux. Ce palais péchait par ses fondements ; il était l’image de la grandeur de celui qui l’a bâti. Les rois, ses successeurs, ont été obligés de fuir, de peur d’être écrasés. Puissent ces ruines crier à tous les souverains, que ceux qui abusent d’une puissance momentanée ne font que dévoiler leur faiblesse à la génération suivante… À ces mots il versait un torrent de larmes, et regardait le ciel d’un air contrit. — Pourquoi pleurez-vous, lui dis-je ? Tout le monde est heureux, et ces débris n’annoncent rien moins que la misère publique ? … Il éleva sa voix et dit : « Ah ! Malheureux ! Sachez que je suis ce Louis XIV, qui a bâti ce triste palais. La justice divine a rallumé le flambeau de mes jours pour me faire contempler de plus près mon déplorable ouvrage… Que les monuments de l’orgueil sont fragiles !… Je pleure et je pleurerai toujours… Ah ! que n’ai-je su… » J’allais l’interroger lui-même, lorsqu’une des couleuvres dont ce séjour était encore rempli, s’élançant du tronçon d’une colonne autour de laquelle elle était repliée, me piqua au col, et je m’éveillai.
L'an 2440, rêve s'il en fut jamais, Chapitre XLIV, "Versailles"
Pour en savoir plus sur l'oeuvre, un dossier complet : cliquer sur le lien.
L'art oratoire
Deux discours, de Robespierre et de Danton, extraits du film Danton (1983) d'A. Wajda.
L'art oratoire a, jusqu'alors, été réservé aux sermons religieux, tels ceux de Bossuet. Mais, avec la Révolution française, l'éloquence devient militante, s'engage, surtout en faveur de la défense des idéaux de liberté, d'égalité, mais parfois aussi dans des luttes fratricides devant le tribunal révolutionnaire. Des mots nouveaux sont martelés, tantôt pour dénoncer, tels "tyran" ou "usurpateur", tantôt pour appeler à l'union des citoyens, comme "nation" ou "patrie". Les discours sont nombreux, avec des orateurs brillants : Mirabeau, Sieyès, Danton, Robespierre, Saint-Just... L'éloquence trouve aussi un nouveau lieu d'expression, la presse, en plein essor : dans Le Vieux Cordelier, par exemple Camille Desmoulins fait paraître des textes enflammés. Enfin, on retrouve cet élan oratoire dans les proclamations de Napoléon à ses soldats : il fait tout pour les entraîner au combat, et construit ainsi une véritable mystique impériale qui remplace le patriotisme républicain.
C. Normand, Les formes acerbes, 1795. Estampe d'après L. Lafitte, 27,7 x 36.
Musée Carnavalet, Paris.
" Je crois être le premier écrivain politique et peut-être le seul en France depuis la Révolution qui ait proposé un dictateur, un tribun militaire, des triumvirs, comme le seul moyen d'écraser les traîtres et les conspirateurs. Si cette opinion est répréhensible, je suis seul coupable ; si elle est criminelle, c'est sur ma tête seule que vous devez appeler les vengeances de la nation. Je m'offre donc moi-même comme une victime dévouée ; mais avant de me condamner, daignez m'entendre.[…]
Au demeurant, Messieurs, que me reprochez-vous ? Lorsque les trahisons éternelles d'une cour perfide et de ses créatures, lorsque les complots sans cesse renaissants des ennemis de la Révolution, lorsque les trames sanguinaires des suppôts du despotisme menaçaient la liberté ; lorsque les infidèles représentants du peuple, les iniques dépositaires de l'autorité, les indignes ministres des lois, conjurés avec un prince atroce, conduisaient la patrie sur les bords de l'abîme ; lorsque les législateurs vendus, prostituant leur ministère auguste à faire des lois tyranniques, enchaînaient le peuple pour l'égorger ; lorsque les fonctionnaires publics n'étaient occupés qu'à favoriser les traîtres ; lorsque les magistrats couvraient de l'égide sacrée de la justice les ennemis de l'Etat, tandis qu'ils égorgeaient avec le glaive de la tyrannie les amis de la patrie, les défenseurs de la liberté ; lorsque, par les attentats concertés de ces scélérats, la patrie était prête à périr, qui de vous, Messieurs, eût osé me faire un crime d'avoir, dans les transes de mon désespoir, appelé sur leurs têtes criminelles la hache des vengeances populaires ? Qui de vous osera me faire un crime d'avoir recommandé le seul moyen de salut public qui nous fût laissé ?"
Marat, Discours à la Convention du 25 septembre 1792, extrait
F. Gérard, Bataille d'Austerlitz, 1810. Huile sur toile, 510 x 958.
Musée national du château de Versailles.
"Soldats, je suis content de vous.
Vous avez, à la journée d'Austerlitz, justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité ; vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de 100 000 hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée. Ce qui a échappé à votre fer s'est noyé dans les lacs. Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de 30 000 prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n'a pu résister à votre choc, et désormais vous n'avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut plus être éloignée ; mais, comme je l'ai promis à mon peuple avant de passer le Rhin, je ne ferai qu'une paix qui nous donne des garanties et assure des récompenses à nos alliés.
Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiais à vous pour la maintenir toujours dans ce haut éclat de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux. Mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la détruire et à l'avilir ! Et cette couronne de fer, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m'obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis ! Projets téméraires et insensés que, le jour même de l'anniversaire du couronnement de votre Empereur, vous avez anéantis et confondus ! Vous leur avez appris qu'il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.
Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France; là, vous serez l'objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire, "J'étais à la bataille d'Austerlitz", pour que l'on réponde, « Voilà un brave »."
Napoléon, Discours après la bataille d'Austerlitz du 2 décembre 1805