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Quand les textes se croisent...

Le corpus de textes littéraires

Comme on l'a vu lors de la présentation générale, l'étude d'un corpus implique de confronter les textes, non pas de façon exhaustive, mais à partir d'une problématique portant sur un point de comparaison précis. Dans l'enseignement français, le corpus est, avec l'oeuvre intégrale, le support

- des lectures analytiques, prévues dans le cadre d'un examen tel que l'épreuve de français orale du baccalauréat,

- de l'épreuve écrite de certains examens post-bacs.

Il est donc fondamental de comprendre comment est construit un corpus, et comment en réaliser l'analyse, indépendamment de la lecture analytique de chacun des textes qui le composent.

La composition du corpus
Diachronie et synchronie

Empruntés à la linguistique, ces deux termes permettent aussi d'identifier la perspective qui fonde la composition du corpus, en l'organisant ainsi comme un "parcours littéraires".

- Un corpus diachronique pose l'idée d'une évolution chronologique. Par exemple, on étudie un genre littéraire, "le conte", à partir d'un texte de Perrault jusqu'à un texte de Tournier, tiré  du Médianoche amoureux (1985), en passant par des extraits d'un conte philosophique de Voltaire et d'un de Maupassant. Le même travail peut être fait sur un thème, "la guerre", "la relation entre maîtres et serviteurs", par exemple, sur un topos littéraire, telle "la rencontre amoureuse", ou encore sur un registre, "le fantastique", voire sur un élément stylistique, comme 'le rôle des images"... Un corpus diachronique permet aussi l'étude de ce que l'on nomme "l'intertextualité", c'est-à-dire la reprise - consciente, mais aussi parfois inconsciente - d'une oeuvre, d'un personnage, voire d'un thème précis ou d'un procédé d'écriture par différents auteurs : c'est le cas, notamment des mythes antiques,  ceux d'Oedipe, d'Antigone... repris jusqu'à des époques récentes.

- Un corpus synchronique réunit des textes d'une même époque. Il permet, notamment, d'approfondir l'étude d'un genre particulier à une époque, telle "la tragédie classique", d'un mouvement littéraire - on peut penser à un corpus sur le romantisme, observé à travers différents genres littéraires -, mais aussi l'étude d'un auteur s'étant illustré dans différents genres littéraires, tels Voltaire, Hugo...

Observons...

Il suffit d'observer les paratextes des textes proposés dans ces deux corpus pour comprendre leur organisation.

- Le corpus N°1 est diachronique : Le premier texte date du XVII° siècle, le dernier de la fin du XIX° siècle.

- Le corpus N°2 est synchronique : Il porte sur le XVI° siècle, avec des textes allant de 1511 à 1594.

Corpus N°1

Corpus N°2

Les paratextes apportent aussi d'autres informations, qui orienteront l'étude.

- Le corpus N°1 propose des textes de genres différents. Les textes de Montausier relèvent de la poésie, avec une forme particulière, le madrigal. Puis vient une fable de La Fontaine, et le lecteur sait sans doute que cet auteur utilise la versification. La mention "scène 3" nous apprend que le texte de Rousseau est extrait d'une pièce de théâtre, ne comportant qu'un seul acte. Enfin la précision "chap. 2", indique qu'il s'agit d'un passage de roman, tandis que les noms de l'auteur et dans le titre, "Dorian Gray" laissent supposer qu'il s'agit d'une traduction de l'anglais. Enfin, les titres du recueil et du poème de Montausier, rapprochés de celui de la pièce de Rousseau, amènent l'hypothèse que les textes sont regroupés autour d'un même thème : le "narcisse". Ils présentent différentes réécritures, et peuvent montrer comment les auteurs s'influencent mutuellement.

- Pour le corpus N°2, le thème n'est pas apparent à la première lecture des paratextes. En revanche, les titres ouvrent des hypothèses. Pour le premier, l'indication du "chap. XL" fait penser à un roman, mais le titre, Éloge de la folie, suggère une dimension argumentative. Nous pensons aussi à un roman pour l'extrait de Gargantua. En revanche, pour Du Bellay, il s'agit d'un poème, en raison du double titre et de la numérotation LXXXVI. Le titre de Montaigne est immédiatement explicite, Essais, donc là aussi la dimension argumentative est présente. Enfin, le dernier texte ne mentionne pas de nom d'auteur, mais indique l'objectif de l'oeuvre : faire "la satire". Mais le sous-titre "De la vertu du catholicon d'Espagne" contredit cette interprétation, car il implique un éloge, qui reste vague : de la religion (avec le "catholicon") ou d'un pays étranger, l'"Espagne" ? Ces hypothèses nous conduisent à penser que ces extraits proposent aux lecteurs une réflexion, une argumentation, cherchant à le convaincre, à le persuader.

La problématique de l'étude

Lors d'une étude encadrée en classe, c'est d'ordinaire l'enseignant qui, dans une introduction, propose les éléments utiles à l'étude du corpus, une problématique (cf. Sujets d'écriture - "problématique"), qui pose l'enjeu de la lecture du corpus, des hypothèses de lecture, des définitions des termes essentiels. Mais, si ce n'est pas le cas, ou s'il s'agit d'un exercice autonome, là encore le paratexte permet de dégager les préalables à la lecture

- pour un corpus diachronique : Une connaissance, ne serait-ce que générale, de chacune des périodes historiques, et de leur contexte littéraire (mouvement littéraire, statut de l'écrivain, conditions de publication, thèmes alors abordés, genres privilégiés...) est indispensable.

- pour un corpus synchronique : La connaissance historique doit être plus précise, notamment pour se remémorer l'éventuelle évolution au cours du siècle. On récapitule aussi les connaissances littéraires acquises sur la période, mouvement/s, genre/s, registre/s, si le paratexte a permis de les identifier.

À l'issue de cette réflexion, une problématique peut être posée.

Observons...

Reprenons les deux exemples précédents. Quels sont les préalables pour réaliser une lecture pertinente ? Et quelle peut être la problématique unissant ces textes.

Pour le corpus N°1 :

 

- Le terme "narcisse" est à définir précisément, puisque le premier texte, dans une oeuvre intitulée La Guirlande de Julie, fait plutôt penser à une fleur, tandis que le sous-titre de Rousseau, ou l'Amant de lui-même, suggère plutôt qu'il s'agit d'un personnage. En allant sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, ce double sens ressort clairement. Le site, en faisant référence à l'origine du mot, la mythologie grecque, propose un bref résumé du mythe de "Narcisse". Rien n'interdit de relire le texte d'Ovide cité comme source. Les termes "image", chez La Fontaine, et "portrait" chez Wilde, suggèrent que ces deux auteurs, comme Rousseau, s'intéressent au sens issu de la mythologie : le défaut d'un homme tombé amoureux de sa propre image, de son reflet dans l'eau à l'origine.

- Il est important de vérifier ses connaissances sur la versification, puisque deux textes au moins (pour celui de Rousseau, nous l'ignorons) l'utilisent, mais surtout ce qu'est un madrigal. Là encore le CNRTL nous donne des indications précieuses, sur la période où ce genre est pratiqué, précisément celle de nos textes, la première moitié du XVII° siècle, et la fonction de cette forme poétique : adresser un compliment galant à une femme. Nous en concluons qu'il faudra, dans ces madrigaux, identifier l'émetteur, la destinatrice (est-elle "Julie" nommée dans le titre du recueil ?) et analyser le "compliment" lui-même. Mais une recherche nous permet aussi de les rattacher à un mouvement littéraire : la Préciosité.

Pour le corpus N°2 :

 

- Pour un corpus synchronique, la période joue un rôle essentiel : il est indispensable de bien connaître la Renaissance, avec ses grands moments historiques, et son contexte littéraire, c'est-à-dire l'humanisme. Lors de la lecture des textes, nous chercherons les liens éventuels avec ces critères : y a-t-il des allusions historiques ? des thèmes repris ?

- Cette première étape conduit, vu que nous avons un poème, à une révision de la versification, et à une brève recherche sur le/s courant/s poétiques au XVI° siècle. Le texte sera à lier à ces connaissances.

- Enfin, vu la place prise par les textes argumentatifs, nous reprendrons les acquis sur l'argumentation.

 

Problématique :

 

Cette étude nous permet de définir nous-même une problématique, si elle n'est pas formulée, c'est-à-dire d'imaginer la question qui pourrait être posée sur le corpus.

- Sur le corpus N°1 : "Quelle évolution ces textes mettent-ils en place autour du mythe de Narcisse ?" ou "En quoi ces textes montrent-ils l'évolution du terme "narcisse" ?"

- Sur le corpus N°2 : "Comment ces textes mettent-ils en évidence les valeurs propres à l'humanisme de la Renaissance ?" ou "Ces textes sont-ils représentatifs des valeurs de la Renaissance ?"

Pour s'exercer...

Corpus N°1

Corpus N°2

Corpus N°3

A partir des paratextes de ces trois tableaux, définir les corpus, poser les préalables à leur étude, et dégager une problématique possible.

tableaux
Le bilan sur le corpus

L'étude du corpus peut prendre deux formes, selon l'objectif visé :

- Si le corpus est destiné à figurer sur un descriptif, support d'une interrogation orale, chacun des textes fait l'objet soit d'une lecture analytique, explication de texte, soit d'une lecture cursive, plus générale.

  • Pour la 1ère partie de l'épreuve orale, l'examinateur peut proposer au candidat d'expliquer, soit un extrait de l'œuvre étudiée, soit un texte du corpus, lui-même organisé en fonction des problématiques en lien avec l'œuvre. Il est donc indispensable que la candidat maîtrise l'enjeu de ce corpus.

  • Pour la 2nde partie de l'épreuve orale, le candidat propose sa propre lecture, soit d'une des œuvres  au programme choisie par son professeur, soit d'une des œuvres qui lui ont été proposées en lecture personnelle. Cette présentation est suivie d'un échange avec l'examinateur, qui peut, bien évidemment, l'amener à préciser les liens entre cette présentation et l'objet d'étude, donc avec le "parcours littéraire", le corpus, qui lui a été associé

- Si le corpus sert de support à une épreuve écrite, l'étude est organisée à partir d'une question, qui fait fonction de problématique d'étude.

 

Dans un cas comme dans l'autre, cela suppose de faire un bilan après la lecture du corpus, d'une part en dégageant les ressemblances et les différences entre les textes, d'autre part en récapitulant les connaissances acquises.

Comparer les textes

Quelle que soit la problématique proposée, la comparaison associe le fond - c'est-à-dire le contenu même du texte, par exemple son thème, ses personnages, les lieux décrits, l'opinion de son auteur - et la forme, soit le genre, le registre, la focalisation, les procédés d'écriture, mis en oeuvre, la versification choisie...

Une synthèse peut alors être élaborée, sous la forme d'un tableau à double entrée, les notes faisant apparaître les ressemblances et les différences. Les ressemblances peuvent être communes à l'ensemble des textes, ou permettre des regroupements au sein même du corpus.

Observons...

1. José-Maria de Hérédia, Les Trophées, "Les Conquérants", 1893

2. Pierre Loti, Vers Ispahan, extrait, 1904

3. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, extrait, 1955

C. Lévi-Strauss, "Tristes Tropiques".
Pierre Loti, "Vers Ispahan"

Sous forme de prélude au récit de son voyage en Perse, ancien Iran, Pierre Loti invite son lecteur à partir avec lui.

 

Qui veut venir avec moi voir apparaître, dans sa triste oasis, au milieu des champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystère, avec tous ses dômes bleus, tous ses minarets bleus d’un inaltérable émail ; qui veut venir voir avec moi Ispahan sous le beau soleil de mai, se prépare à de longues marches, au brûlant soleil, dans le vent âpre et froid des altitudes extrêmes, à travers ces plateaux d’Asie les plus élevés et les plus vastes du monde, qui furent les berceaux des humanités, mais qui sont devenus aujourd’hui des déserts. Nous passerons devant des fantômes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. Là, jadis, habitaient les maîtres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses à grandes ailes, qui ont la forme d’un taureau, le visage d’un homme et la tiare d’un roi. Nous passerons, mais aux alentours, il n’y aura rien, que le silence infini des foins en fleurs et des orges vertes.

Qui veut venir avec moi voir la saison des roses à Ispahan, s’attende à d’interminables plaines, aussi haut montées que les sommets des Alpes, tapissées d’herbes rases et d’étranges fleurettes pâles, où à peine de loin en loin surgira quelque village en terre d’un gris tourterelle, avec sa petite mosquée croulante, au dôme plus adorablement bleu qu’une turquoise ; qui veut me suivre, se résigne à beaucoup de jours passés dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages…

Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.

Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation militaire et commerciale flétrit la grandeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son Å“uvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination des sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.

Observation préalable

Ce  corpus diachronique, allant de la fin du XIX° siècle à 1955, s'organise autour d'un thème, le voyage, celui des "conquérants, c'est-à-dire lors des grandes découvertes, puis l'Orient, la Perse, avec "Ispahan", ce qui nous rappelle le goût pour l'exotisme développé au XIX° siècle, enfin les "Tropiques" à l'époque des "Trente Glorieuses" où les voyages se popularisent. Ces textes sont de genre différent : un poème, le "prélude", c'est-à-dire l'introduction à un récit de voyage, et un essai, l'adjectif "tristes" suggérant déjà un blâme.

Problématique 

Comment les auteurs de ces textes mettent-ils en valeur leur jugement sur le voyage ?

Compraison corpus "Le Voyage"

 La double dimension qui unit les textes se dégage rapidement : c'est à travers une description que nous comprenons le jugement de l'auteur sur le voyage.

Sur ces deux points, l'extrait de Lévi-Strauss s'oppose aux autres textes : la description s'attache à montrer la laideur des lieux, ce qui confirme le blâme de l'auteur, dirigé contre l'Occident destructeur des lieux exotiques où se rendent les voyageurs.

Entre le poème de Hérédia et le "prélude", la description présente des ressemblances : l'attention portée à la lumière, et l'insistance sur le "mystère" des lieux décrits.

Cependant, les choix d'énonciation diffèrent. Le sonnet de Hérédia reste impersonnel, en raison du recul temporel à l'époque des grandes découvertes des "conquistadors". Mais le lecteur perçoit, en revanche, les sentiments des personnages. C'est le contraire chez Loti, qui, en choisissant la 1ère personne, affirme sa subjectivité : tout nous est présenté à travers son regard de voyageur. Le pronom "nous", chez Lévi-Strauss est plus neutre : il cherche ainsi à ne pas heurter de front  son lecteur, éventuel voyageur.

Les acquis littéraires
Synthèse : corpus sur "Le voyage"

Lors de la seconde partie de l'épreuve orale, l'examinateur pose des questions autour du texte analysé, donc sur le corpus. Elles peuvent porter sur des connaissances d'histoire littéraire, sur des points de méthode ou de style. Il est donc utile de s'y préparer en récapitulant, à la fin de l'étude, les acquis. Par exemple, sur ce corpus, on est censé pouvoir répondre à des questions sur

- le mouvement littéraire auquel se rattachent Hérédia et Loti,

- ce qu'est l'anthropologie,

- des genres littéraires : la poésie, le récit de voyage,

- une forme poétique : le sonnet, sa versification,

- des méthodes d'analyse littéraire : la description, l'argumentation, l'énonciation,

- des procédés d'écriture : les figures de style, le lexique mélioratif ou péjoratif.

Il est donc essentiel de préparer des fiches d'aprentissage au fil des corpus étudiés dans l'année.

C'est aussi autour de ce bilan que s'élabore, à l'écrit, la réponse à une problématique.

Pour s'exercer...

1. Stendhal, Le Rouge et le Noir, 183O

Le père Sorel, scieur de planches, a reçu du maire de la ville une proposition d’emploi pour son fils, Julien, comme précepteur. Il va l’annoncer à son fils, qu’il trouve en train de lire au lieu de surveiller le mécanisme de la scierie. Il le frappe violemment, et jette le livre.

 

        - Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à

la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

        Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait.

        « Descends, animal, que je te parle. Â» Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

        Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

Comparer, en élaborant un tableau, les portraits de ces personnages, présentés pour la première fois au lecteur. Puis dégager les acquis littéraires.

2. Victor Hugo, Les  Misérables, 1862

Fantine a été abandonnée par le père de son enfant, Cosette, et a dû mettre celle-ci en pension chez un couple d’aubergistes, les Thénardier, tandis qu’elle cherche du travail. Mais les aubergistes font de la fillette leur servante.

 

Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants ; dès qu’elle se mit à se développer un peu, c’est-à-dire avant même qu’elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.

        Cinq ans, dira-t-on, c’est invraisemblable. Hélas, c’est vrai. La souffrance sociale commence à tout âge. N’avons-nous pas vu, récemment, le procès d’un nommé Dumolard, orphelin devenu bandit, qui, dès l’âge de cinq ans, disent les documents officiels, étant seul au monde « travaillait pour vivre, et volait. Â»

        On fit faire à Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se crurent d’autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était toujours à Montreuil-sur-Mer commença à mal payer. Quelques mois restèrent en souffrance.

        Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années, elle n’eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise ! disaient les Thénardier.

        L’injustice l’avait faire hargneuse et la misère l’avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils étaient, il semblait qu’on y vît une plus grande quantité de tristesse.

        C’était une chose navrante de voir, l’hiver, ce pauvre enfant, qui n’avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.

        Dans le pays on l’appelait l’Alouette. Le peuple, qui aime les figures, s’était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu’un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l’aube.

        Seulement la pauvre alouette ne chantait jamais.

3. François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927

L’extrait constitue l’incipit du roman. Thérèse sort du Palais de justice avec l’avocat  Duros. Apercevant le père de celle-ci, l’avocat crie « Non-lieu Â».

 

           Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme, immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage qui n’exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l’avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l’attention.

        Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D’ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture. Thérèse marchait entre les deux hommes qu’elle dominait du front et qui de nouveau discutaient comme si elle n’eût pas été présente ; mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude. Alors elle demeura un peu en arrière, déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu’elle longeait. Parfois un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ; la boue jaillie l’obligeait à se tapir contre le mur. Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent. L’odeur de fournil et de brouillard n’était plus seulement pour elle l’odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ; elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée ; s’efforçait de ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille ; elle aurait pu choir au bord de ce chemin : ni lui, ni Duros ne s’en fussent aperçus. Ils n’avaient plus peur d’élever la voix.

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