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Huile sur toile, 127,6 x 97,8. Musée d'Art moderne de la ville de Paris.
De la "Belle époque" à la guerre

A cela s'ajoutent les conflits liés aux politiques coloniales : l'Allemagne cherche à arrêter l'expansion française, notamment au Maroc. La grave crise de 1911 se résout par des droits à son "espace vital" accordés à Berlin sur des territoires en Afrique, et le protectorat français est imposé au Maroc, avec le maréchal Lyautey comme gouverneur. L'Angleterre, elle, gère l'Egypte, et la Russie s'engage en 1912 dans les guerres balkaniques qui déciment ces Etats fragiles, Serbie, Albanie, Bulgarie, Montenegro, Kosovo... en lutte contre l'empire ottoman, qui, bientôt, rejoint la Triplice. Les Balkans deviennent une poudrière, le moindre incident risquant de déclencher, par le jeu des alliances, une guerre. La France, consciente de ces menaces, décide d'allonger le service militaire à trois ans, loi votée en 1913, malgré les protestations des appelés de 1910 qui n'apprécient pas cette prolongation. Les pacifistes, de leur côté, notamment au sein de l'Internationale ouvrière, font de nombreux efforts diplomatiques, pour tenter de maintenir la paix.

Mais, le 28 juillet 1914, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, héritier de l'empire austro-hongrois et de son épouse, lors d'une visite à Sarajevo, par un jeune anarchiste serbe, Gavrilo Princip, offre un prétexte aux bellicistes, et celui de Jaurès, 3 jours après, dans un café parisien, amène le ralliement des partis de gauche à "l'Union sacrée". Rien ne peut pllus alors arrêter la guerre... Le 2 août, la mobilisation générale est proclamée, le 3, la guerre est déclarée.

Toute une armée se met en marche, "la fleur au fusil", certaine de reprendre rapidement l'Alsace et la Lorraine et de revenir après quelques mois au foyer... Mais, malgré l'offensive allemande stoppée sur la Marne en septembre 1914, la guerre s'annonce longue. De part et d'autre du front, les soldats s'enterrent dans les "tranchées", dans des conditions terribles : boue, rats, absence d'hygiène, de ravitaillement, et, sans cesse, des bombardements, des attaques au gaz, des avancées meurtrières pour gagner quelques mètres, aussitôt reperdus. Les "poilus" vivent un véritable enfer, comme lors des batailles de Verdun ou de la Somme. A l'arrière, la vie continue. Certains soutiennent l'effort de guerre, plusieurs emprunts sont lancés, les "marraines de guerre" sont actives auprès des soldats. Mais d'autres, les "planqués", restent bien à l'abri, ce qui soutient un sentiment d'injustice, et des révoltes anti-militaristes ont lieu en 1917.

Le contexte socio-historique

Une "Belle Epoque" fragile...

Sous la 3ème République, le rayonnement de Paris, comme capitale du luxe et des plaisirs, s'accentue, la société mondaine se presse dans les lieux de divertissement, tandis que le développement économique améliore le niveau de vie d'ensemble.
Cependant, des crises ont déjà secoué le pays à la fin du XIX° siècle : le scandale du canal de Panama a fait chuter de nombreux hommes politiques, et l'affaire Dreyfus, qui ne se termine qu'avec sa réhabilitation en 1906, laisse un pays divisé. La loi de "séparation de l'Eglise et de l'Etat", votée en 1905 malgré les vives résistances de l'Eglise catholique, renforce certes l'Etat "laïque" mais n'apaise pas immédiatement les conflits religieux.

Enfin, le monde ouvrier s'organise peu à peu, avec la création, en 1904 de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière), qui instaure un syndicalisme puissant, auquel répond, du côté du patronat, l'Union des Industries métallurgiques et minières. Clémenceau, Président du Conseil de 1906 à 1909, crée un ministère du Travail, et fixe l'impôt sur le revenu, toujours pour renforcer l'Etat. Mais, parallèlement, il réprime violemment les grèves des mineurs et les émeutes des viticulteurs du sud en 1907.

 

La 1ère guerre mondiale

Cette période est aussi marquée par les tensions au sein de l'Europe. La France, qui a perdu l'Alsace et la Lorraine après l'échec contre la Prusse en 1870, a développé un esprit de revanche, et construit un réseau d'alliances avec la Russie et l'Angleterre, la "Triple alliance", réplique à la "Triplice", alliance conclue entre l'Allemagne, l'empire austro-hongrois (qui, en 1912, annexe la Bosnie-Herzégovine) et l'Italie.

Ordre de mobilisation générale - 1914

Affiche de mobilisation de la guerre de 1914-18

Les abords de la piste, parfois la piste elle-même, étaient jonchés de débris : casques défoncés, tronçons de fusil, lambeaux de vêtements, bidons, carcasses de fourgons couchées sur le côté avec des roues manquantes, caissons d'artillerie piquant du nez dans le sol, et démolis à coups de hache.

     Une odeur submergeante, chavirante, qui vous avait cerné peu à peu, et que l'on avait d'abord flairé distraitement, montrait maintenant son origine. Des cadavres de  chevaux, irrégulièrement  distribués, bordaient la piste à quelque distance. Il y en eut même un qui la barrait franchement et dont il fallut faire le tour, en traversant une épouvantable puanteur comme si l'on se fût jeté pour y nager à pleines brasses dans une masse de liquides cadavériques.

     L'on croisait des files de brancardiers qui redescendaient portant des blessés et des morts. Certains blessés étaient silencieux comme les morts. D'autres poussaient de légères plaintes à chaque secousse du brancard, et leurs plaintes, du même coup, avaient l'air d'émaner de quelque ressort, et non d'un être vivant. Il tombait des obus qui cherchaient visiblement à toucher des buts repérés ou tout au moins à se placer suivant certaines lignes.

Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, Tome XVI, "Verdun".

Pour en savoir plus : "C'est pas sorcier", une émission de découverte de France3...

... et un documentaire des "Archives de France".

Dans la tranchée : 1ère guerre mondiale

Dans la tranchée : l'attente de l'offensive.

En 1917, l'entrée en guerre des Etats-Unis vient renforcer les alliés. Mais la paix séparée signée entre l'Allemagne et la Russie après sa révolution d'Octobre 1917 accroît la menace : les Allemands peuvent rapatrier leurs troupes à l'ouest, et leurs offensives se succèdent, contenues au prix de lourdes pertes.  Le 15 juillet 1918 débute celle sur la Marne, point de départ de la victoire finale, sous le commandement de Foch : elle marque le premier recul allemand significatif. Le 11 novembre 1918, l'armistice est signé à Rethondes.

 

C'est en réalité seulement après les horreurs de cette guerre, que la période précédente, par contraste, sera nommée "Belle Epoque" !

Pour en savoir plus sur cette période  : cliquer sur l'image correspondante.

La société

Cette période, malgré les difficultés de la vie ouvrière ou rurale, montre une volonté d'insouciance. Les femmes revendiquent leur émancipation, que la guerre permet de concrétiser : elles occupent des postes autrefois tenus par les hommes.

Sciences et techniques

La science poursuit ses conquêtes, notamment dans le domaine de la physique. En biologue et en médecine, la guerre stimule les recherches. On assiste à un progrès considérable dans les transports, et l'électricité trouve des applications nouvelles.

Les arts

L'art connaît un total bouleversement, en marge des institutions officielles, comme en écho à l'évolution de la pensée philosophique avec Bergson et aux métamorphoses du monde moderne. L'"Art Nouveau" conquiert peu à peu ses lettres de noblesse.

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L'armistice signé, le 11 novembre 1918, à Rethondes.

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La poésie entre "tradition" et "modernisme"

Une inspiration "traditionnelle"

Parler de tradition peut sembler un paradoxe en ce début de siècle qui voit tant de bouleversements, politiques, sociaux, scientifiques et techniques, artistiques... Pourtant, ce sont précisément ces bouleversements qui, par réaction, conduisent certains artistes, et notamment des poètes, à s'inscrire dans une "tradition", du moins pour les sujets abordés car, pour la forme, eux aussi ont pu innover.

Francis Jammes (1868-1938)
Gonzales de la Pena, "Francis Jammes", 1936

Pour Jammes, le mot "tradition" prend une double signification.

- D'une part, sa poésie est soutenue par son amour des réalités les plus humbles du monde rural, de "l'hirondelle" dans "l'air frais et bleuissant" (De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir, 1898) à l'âne accablé, en passant par les couleurs des "primevères" et des feuilles, sans oublier les activités paysannes.

J. Gonzales de la Pena, Francis Jammes, 1936. Huile sur toile, 45,9 x 37,4. Musée basque, Bayonne.

- D'autre part son retour à la pratique religieuse, dès 1905, l'amène à accentuer l'expression d'une foi sincère, par exemple dans Les Géorgiques chrétiennes (1912). Il retrouve ainsi le registre lyrique, parfois élégiaque quand il fait ressentir sa nostalgie d'un temps irrémédiablement disparu qui ne survit que dans sa mémoire.

Jammes pratique donc une poésie intimiste, forgée sur des visions concrètes et simples. Cependant, sa versification, même s'il conserve la mesure du vers, reprend bien des ruptures déjà introduites, pour s'harmoniser avec les thèmes choisis : une rime souvent plus assonancée que recherchée, des rythmes faits d'enjambements, comme pour retrouver l'oralité des contes.

Pour découvrir et lire F. Jammes : cliquer sur le lien.

Charles Péguy (1878-1914)
Laurens, "Portrait de Charles Péguy", 1908

Péguy, dans sa jeunesse, soutient Dreyfus et est attiré par des idées socialistes, exprimées dans Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse (1898). Mais il renonce à elles, et à une carrière universitaire, pour fonder, en 1900, une revue indépendante, Les Cahiers de la Quinzaine : y  collaborent ceux qui, comme lui dans Notre Patrie (1905), brandissent la menace de guerre et dénoncent la politique alors menée

P. Laurens, Portrait de Charles Péguy, 1908. Huile sur toile, 118,5 x 89. Centre Pompidou, Paris.

C'est en 1908 qu'il annonce à un de ses amis avoir "retrouvé la foi", effectuant d'ailleurs, en 1912, plusieurs pélerinages à la cathédrale de Chartres. De cette évolution mystique rendent compte ses plus grandes oeuvres poétiques, telles Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910), Le Mystère des saints innocents (1911) ou La Tapisserie de Notre-Dame (1913), qui retrouvent les enthousiasmes de la foi médiévale et des traditions chantant la terre de la patrie.

Cette inspiration s'exprime dans une langue poétique empreinte, elle aussi, de religiosité, avec de longues litanies invocatoires, faites d'élans lyriques mêlés de prières, et ponctuées d'images évocatrices. En 1913, Péguy compose une immense oeuvre théâtrale, Eve, formée de 8 tragédies en 5 actes - 8000 vers. Puis vient la guerre, qui lui apporte la mort.

Pour découvrir et lire C. Péguy : cliquer sur le lien.

Paul Claudel (1868-1955)
Claudel, photographie de 1928

Après une enfance provincale, Claudel poursuit, à Paris, des études qui l'amènent à devenir diplomate en 1890, d'où ses nombreux séjours à l'étranger. Cette jeunesse parisienne lui permet de fréquenter les milieux symbolistes, autour de Mallarmé, et il écrit alors ses premiers poèmes.

Mais, pour lui aussi, sa conversion le soir de Noël 1886 à la cathédrale Notre-Dame s'avère déterminante.

P. Claudel, 1928. Photographie.

Cette foi restaurée structure, en effet, aussi bien ses poèmes que son théâtre, deux genres littéraires qu'il est d'ailleurs difficile de dissocier chez lui : les poèmes, comme dans "La Muse  qui est la grâce", dans Cinq grandes Odes (1904-1908), peuvent former des dialogues, et ses pièces, de Tête d'or (11889) au Soulier de satin (1924), en passant par Partage de midi (1906) et L'Annonce faite à Marie (1910), adoptent la même langue poétique originale qu'eux. C'est une "versification" qui choisit un rythme fait d'étirement, parfois sur six lignes, et de ruptures, jusqu'à des syllabes de deux lettres : il semble se modeler sur celui de la respiration ou des battements de coeur. Claudel retrouve ainsi le rythme des versets bibliques pour chanter la création divine, tous ses éléments, tous les lieux et tous les temps, l'espace céleste et les civilisations terrestres... Il se veut "rassembleur de la terre de Dieu"

Paul Claudel, "Cinq grandes odes"

Cinq grandes Odes illustre cette oeuvre poétique par l'itinéraire composé. "Les Muses", la première, rappelle la culture antique, l'histoire, et le patrimoine hérité, et pose déjà un "art poétique" (cf. extrait ci-dessous). Puis le mouvement poétique de "L'Esprit et l'eau" reproduit l'élan même de l'esprit du poète, qui aspire à être purifié par l'eau (cf. extrait ci-dessous). Le poète peut alors chanter son "Magnificat", soumission du poète à Dieu et action de grâces pour l'enfant qui lui est né.

Le poète dialogue, dans la quatrième ode, avec "La Muse qui est la grâce", qu'il invoque (cf. extrait ci-dessous) tout en rejetant son appel à échapper aux pesanteurs terrestres. Le recueil se termine sur "La Maison fermée", image de l'âme catholique qui embrasse l'univers, mais reste "fermée" sur sa lumière intérieure et gardée par les quatre vertus cardinales, Prudence, Force, Tempérance et Justice.

Le théâtre de Claudel met en scène ces mêmes thèmes, d'une part les "vanités", de la puissance humaine, de l'ambition, de la richesse et d'un amour limité à l'humain. D'autre part, les héros, tels Violaine dans L'Annonce faite à Marie, ou Rodrigue et Prouhèze dans Le Soulier de satin sont des êtres en quête de perfection, poussés par la grâce divine au sacrifice qui les conduit à l'absolu, l'amour suprême de Dieu.

L'Annonce faite à Marie :

mise en scène d'E. Lorre.

    [...] Rien de tout cela ! toute route à suivre nous ennuie ! toute échelle à escalader !

    O mon âme ! le poëme n'est point fait de ces lettres que je plante comme des clous, mais du blanc qui reste sur le papier.

    O mon âme ! il ne faut concerter aucun plan  ! ô mon âme sauvage, il faut nous tenir libres et prêts,

    Comme les immenses bandes fragiles d'hirondelles quand sans voix retentit l'appel automnal !

    O mon âme impatiente, pareille à l'aigle sans art ! comment ferions-nous pour ajuster aucun vers ? à l'aigle qui ne sait pas faire son nid même ?

    Que mon vers ne soit rien d'esclave ! mais tel que l'aigle marin qui s'est jeté sur un grand poisson,

    Et l'on ne voit rien qu'un éclatant tourbillon d'ailes et l'éclaboussement de l'écume. [...]

P. Claudel, Cinq grandes Odes, "Les Muses", 1904

    [...] Possédons la mer éternelle et salée, la grande rose grise ! Je lève un bras vers le paradis ! Je m'avance vers la mer aux entrailles de raisin ! [...]

   Et puis de nouveau l'amarre larguée, un coup de timbre aux machines, le break-water que l'on double, et sous mes pieds

    De nouveau la dilatation de la  houle !

    Ni

    Le marin, ni

    Le poisson qu'un autre poisson à manger

    Entraîne, mais la chose même et tout le tonneau et la veine vive,

   Et l'eau même, et l'élément même, je joue, je resplendis ! Je partage la liberté de la mer omniprésente !

    L'eau

    Toujours s'en vient retrouver l'eau,

    Composant une goutte unique. [...]

P. Claudel, Cinq grandes Odes, "L'Esprit et l'eau", 1907

    [...] Et je voudrais composer un grand poëme plus clair que la lune qui brille avec sérénité sur la campagne dans la semaine de la moisson,

    Et tracer une grande voie triomphale au travers de la Terre,

   Au lieu de courir comme je peux la main sur l'échine de ce quadrupède ailé qui m'entraîne, dans sa course cassée qui est à moitié aile et bond !

    Laisse-moi chanter les oeuvres des hommes et que chacun retrouve dans mes vers ces

choses qui lui sont connues,

    Comme de haut on a plaisir à reconnaître sa maison, et la gare, et la mairie, et ce bonhomme avec son chapeau de paille, mais l'espace autour de soi est immense !

    Car à quoi sert l'écrivain, si ce n'est à tenir des comptes ?

    Que ce soit les siens ou d'un magasin de chaussures, ou de l'humanité tout entière.

P. Claudel, Cinq grandes Odes, "L'Esprit et l'eau", 1907

Un "modernisme"

D'autres poètes affirment leur volonté de renouveau, à la fois des thèmes poétiques, qu'ils puisent dans le monde moderne, et de la langue, qui cherche à mieux reproduire ces réalités.

Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Guillaume Apollinaire

Apollinaire, par sa vie, est un parfait représentant de son époque. D'origine polonaise par sa mère, après une enfance en Italie, il vit sur la Côte d'Azur avec cette mère considérée comme une "femme galante", qu'il suit ensuite dans ses errances en France, en Belgique... Lui-même voyage d'ailleurs, devenu précepteur en Rhénanie de 1901 à 1903 : Allemagne, Autriche, Hongrie... Son premier amour, en Rhénanie, pour une jeune anglaise, Annie Playden, est un échec : c'est en vain qu'il part à Londres pour la reconquérir.

Mais c'est Paris, découvert en 1898, qui s'affirme comme le centre de son existence. Il y mène, à Montparnasse, la vie des jeunes artistes bohèmes, fréquente les peintres "fauves", se lie à Montmartre avec les premiers cubistes, qu'il défend dans des revues, et avec des écrivains comme Max Jacob, Jarry, puis Cendrars. Il contribue aussi à faire découvrir le Douanier Rousseau, et vit, de 1907 à 1912, une liaison orageuse avec le peintre Marie Laurencin. Toute aussi passionnée est sa relation avec "Lou", Louise de Coligny-Châtillon, en pleine époque de cette guerre, dont il revient blessé et trépané en 1916, blessure qui, en l'affaiblissant, l'empêche de résister à la grippe espagnole qui cause sa mort en 1918.

Un site remarquable pour découvrir Apollinaire : cliquer sur l'imge. 

Apollinaire, "Calligrammes", "La mandoline, l'oeillet et le bambou", 1918
Dyssord, "Portrait d'Apollinaire", 1911

Apollinaire, "La mandoline, l'oeillet et le bambou", Calligrammes, 1918.

Jacques Dyssord, Portrait d' Apollinaire, 1911.

L'oeuvre poétique d'Apollinaire est marquée par ces images de femmes, auxquelles il dédie des poèmes, tels La Chanson du mal-aimé, écrite en 1909 pour Annie, "Le Pont Mirabeau", paru dans Alcools en 1913, pour Marie, et les Poèmes à Lou, publiés en 1947 à titre posthume. Cela explique la place prise par le registre lyrique, le poète redécouvrant les élans des grands poètes de l'amour et s'inscrivant dans la tradition fondée par la Pléiade au XVI° siècle, poursuivie par les symbolistes au XIX° siècle. C'est ce qui explique le recours à une versification qui, à travers le choix des rythmes et des sonorités, met au premier plan la musicalité.

Cependant - et c'est là toute l'originalité d'Apollinaire - cette dimension plutôt traditionnelle coexiste avec des audaces qui annoncent déjà le surréalisme, qu'il revendique d'ailleurs dans un drame, Les Mamelles de Tirésias, joué en 1917 :

- pour les thèmes : Il inscrit dans la poésie toutes les réalités du monde moderne, techniques nouvelles, personnages, comportements, bruits, jusqu'aux images terribles de la guerre, dont il reproduit la violence.

- pour la langue : même les poèmes qui, à première vue, peuvent sembler "classiques", comportent des ruptures dans la versification, un lexique familier, voire trivial, des rythmes brutalement brisés. Mais Apollinaire va encore plus loin dans certains textes, comme dans "Zone", poème qui ouvre Alcools, jusqu'à une sorte de poésie-collage, où l'absence de ponctuation souligne la  juxtaposition des images, et, bien sûr, dans les calligrammes, mise en forme du texte par la typographie qui dessine l'image.

Pour lire

 

- plusieurs des Poèmes à Lou : cliquer sur l'image ci-dessous,

- Alcools : cliquer sur le lien.

Apollinaire, "Calligrammes", "Reconnais-toi", 1918

Apollinaire, Calligrammes, "Reconnais-toi", 1918.

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel

le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes

La religion seule est restée toute neuve la religion

Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin

Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom

Neuve et propre du soleil elle était le clairon

Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent

Le matin par trois fois la sirène y gémit

Une cloche rageuse y aboie vers midi

Les inscriptions des enseignes et des murailles

Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent

J’aime la grâce de cette rue industrielle

Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes [...]

Apollinaire, Alcools, "Zone", 1913.

Mon Lou ma chérie

Je t’envoie aujourd’hui la première pervenche

Ici dans la forêt on a organisé des luttes entre les hommes

Ils s’ennuient d’être tout seuls sans femme faut bien les amuser le dimanche

Depuis si longtemps qu’ils sont loin de tout ils savent à peine parler

Et parfois je suis tenté de leur montrer ton portrait pour que ces jeunes mâles

Réapprennent en voyant en voyant ta photoCe que c’est que la beauté

Mais cela c’est pour moi c’est pour moi seul

Moi seul ai droit de parler à ce portrait qui pâlit

À ce portrait qui s'’efface

Je le regarde parfois longtemps une heure deux heures

Et je regarde aussi les deux petits portraits miraculeux

Mon cœur

La bataille des aéros dure toujours

La nuit est venue

Quelle triste chanson font dans les nuits profondes

Les obus qui tournoient comme de petits mondes

M’aimes-tu donc mon cœur et mon âme bien née

Veut-elle du laurier dont ma tête est ornée [...]

Apollinaire, Poèmes à Lou, "Mon Lou ma chérie", 1947.

Blaise Cendrars (1887-1961)
Cendrars, 1913

Le titre qui regroupe l'oeuvre poétique de celui qui publie sous le pseudonyme de Cendrars, "Du monde entier au coeur du monde", résume les deux caractéristiques de cet écrivain :

- C'est un voyageur, depuis ses 17 ans où il quitte sa Suisse natale pour partir à Moscou, puis, par le transsibérien, aller jusqu'en extrême-orient. Le "monde entier", New York, Brésil, grand nord..., jusqu'à son engagement dans la légion étrangère pendant la guerre, une incessante aventure, dont il rapporte aussi bien des recueils de poèmes, tels Pâques à New York (1912), la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), que des romans, comme L'Or (1925).

Pour découvrir l'analyse de

- "Contrastes", Dix-neuf poèmes élastiques : cliquer sur l'image.

- La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France : cliquer sur le lien.  

Modigliani, "Portrait de Cendrars", vers 1916-18

Modigliani, Portrait de Cendrars, vers 1916-18. Mine de plomb sur papier,

43,2 x 26,8. Collection Blaise Cendrars.

Cendrars parle de Modigliani : une courte vidéo (INA) : cliquer sur le lien.

Cendrars, 1913. Photographie.

Couverture de ce "livre simultané"

- Le "coeur du monde" est Paris, la source auprès de laquelle, entre ses voyages, il vient se recentrer. Il y fréquente les écrivains, peintres, musiciens... Cette capitale de la vie moderne, carrefour du renouveau artistique, lui donne l'élan nécessaire à son inspiration, dont La Prose du Transsibérien, composée de feuillets pliés en accordéon, sur 2 mètres de hauteur et 36 centimètres de largeur, est  l'oeuvre la plus originale.

Ce "livre simultané" résulte de la collaboration entre le poète et le peintre, Sonia Delaunay, dans la volonté de produire une oeuvre perceptible aussi bien par l'oeil, dans une saisie immédiate des formes et des couleurs, que par la lecture des 445 vers irréguliers disposés sur des aplats de couleurs à droite, et écrits dans des caractères de typographie et de couleurs différentes. La marge de gauche, avec ses courbes, cercles et spirales de couleurs vives est l'illustration dynamique du voyage, qui accompagne l'élan du texte. Voici ce que dit Sonia Delaunay : "Je m’inspirai du texte pour une harmonie de couleurs qui se déroulait parallèlement au poème. Les lettres d’impression furent choisies par nous, de différents types et grandeurs, choses qui étaient révolutionnaires pour l’époque. Le fond du texte était coloré pour s’harmoniser avec l’illustration." Et Apollinaire explique ce qui est la définition même du simultanéisme : "Les contrastes de couleurs habituaient l’œil à lire d’un seul regard l’ensemble d’un poème, comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup d’œil les notes superposées dans la partition". Cette collaboration donne aussi un parfait exemple des recherches d'un "art total", qui caractérisent l'avant-garde parisienne de cette époque.

Cendrars et Delaunay, manuscrit de "La Prose du Transibérien"

B. Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de Farnce, 1913. Manuscrit illustré par Sonia Delaunay.

                                                              Dédiée aux Musiciens

En ce temps-là j’étais en mon adolescence

J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance

J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance

J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares

Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou

Quand le soleil se couche.

Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.

Et j’étais déjà si mauvais poète

Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.

 

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare

Croustillé d’or,

Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches

Et l’or mielleux des cloches…[...]

Cendrars, La Prose du Transsibérien, 1913.

simultanéisme
Claudel
JammesPeguy
Apollinaire

Le théâtre et la naissance de "l'Absurde"

Absurde

Le succès du théâtre

 pour des représentations avec Sarah Bernhardt

Mucha, affiches pour les spectacles joués par Sarah Bernhardt.

Ce début du siècle est brillant pour le théâtre, mais plus en raison des spectacles, auxquels se presse le public,  que de son aspect novateur, car les oeuvres s'inscrivent dans la lignée du XIX° siècle.

Les metteurs en scène, Antoine, fondateur du Théâtre-Libre, et Lugné-Poe, au Théâtre de l'Oeuvre, continuent leurs efforts pour faire connaître les plus grands auteurs étrangers, Ibsen ou Strindberg, d'Annunzio, Tchékhov..., le premier en renforçant la vérité des décors et du jeu des acteurs, le second dans la direction d'une représentation "symboliste".

Sarah Bernhardt

dans Phèdre.

La grande Sarah Bernhardt (1844-1923), pour laquelle Cocteau invente l'expression "monstre sacré", même après son amputation d'une jambe en 1915, triomphe, aussi bien dans les grandes tragédies classiques que dans les oeuvres symbolistes - elle joue le rôle de Pelléas dans la pièce de Materlinck -, ou des drames, là encore parfois dans des rôles d'homme, comme Hamlet, chez Shakespeare, Lorenzaccio, chez Musset, ou l'Aiglon dans le drame historique éponyme d'Edmond Rostand, créé en 1900 au "Théâtre Sarah-Bernhardt", nouveau nom du Théâtre des Nations.

Mais ce sont surtout les pièces du théâtre de Boulevard qui remportent les succès les plus éclatants : Feydeau, Labiche, et Courteline, dont les ressorts comiques correspondent aux attentes d'un public frivole.

Courteline, La Paix chez soi, extrait, festival La Beauce du théâtre , 2010.

... et pour lire Courteline : cliquer sur le lien.

Pour voir le  film (1932) de M. Tourneur, d'après Courteline, Les gaîtés de l'escadron : cliquer sur l'affiche.

Film d'après Courteline, "Les Gaietés de l'escadron"

Alfred Jarry (1873-1907)

Illustration pour "Alfred Jarry ou le surmâle des lettres", Rachilde

F.-A. Cazals, Portrait de Jarry, illustration pour Alfred Jarry ou le surmâle des lettres de Rachilde, 1928.

Après ses études en Bretagne, Jarry s’installe à Paris et fréquente les milieux littéraires. Il participe à diverses revues, mais mène surtout une vie marginale. S’identifiant à son personnage d’Ubu et faisant triompher le principe de plaisir sur celui de réalité, Jarry a vécu comme il lui plaisait avec ses trois attributs : la bicyclette, avec laquelle il fait de longues promenades, le revolver, comme pour lui rappeler la finalité mortelle de l'homme, et l’absinthe, dont l'abus abrège son existence. Il leur sacrifie la respectabilité et le confort, en vivant dans une petite baraque proche d’une rivière, couchant sur un lit-divan, avec un seul livre dans sa bibliothèque, Rabelais.  

Son oeuvre la plus célèbre est assurément Ubu-Roi, pièce représentée en 1896 dans une mise en scène de Lugné-Poe, suivie d'Almanach du Père Ubu (1901) et d'Ubu sur la butte (1906). Mais Jarry a aussi écrit des romans novateurs, tels L'Amour absolu (1899), Le Surmâle (1902), qui, aussi bien par les thèmes abordés que par leur forme, font exploser toutes les conventions et toutes les restrictions que la morale peut imposer à l'homme. Les surréalistes voient d'aileurs en lui leur illustre précurseur.

Jarry, afiche pour "Ubu-Roi"

A. Jarry, affiche réalisée pour les représentations d'Ubu-Roi, 1896.

La pièce Ubu-Roi tire son origine d’une plaisanterie de lycéens, composée, sous le titre « le roi de Pologne » alors que Jarry est au lycée de Rennes, pour caricaturer un professeur de physique, Hébert, surnommé « le père Heb » ou « père Ebé ». Ce texte, retravaillé, devient huit ans plus tard la pièce qui vaut à Jarry un succès de scandale. L'intrigue met en place le fonctionnement burlesque d'une tyrannie : le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas, et a établi une dictature sans partage, surtout pour accaparer les richesses du royaume. Ce personnage, anti-héros, mélange - comme sa femme - de cruauté et de grotesque, est tellement grotesque, poussant à l'excès la bêtise et la lâcheté humaines, qu'il donne lieu à la création de l'adjectif "ubuesque" qui lui donne la dimension d'un type littéraire. A cela ajoutons la création d'un langage saugrenu, où la grossièreté se donne libre cours - à commencer par le célèbre "merdre" lancé à profusion - ainsi que la déformation des mots ou des expressions du langage courant. Le rire est garanti, mais un rire destructeur, qui démythifie toutes les valeurs que l'humanité a pu, un jour, prôner. C'est en cela que l'on peut aussi considérer que Jarry est un précurseur de ce que l'on nommera, plus tard dans le siècle, le "Théâtre de l'Absurde".

Voici comment Jarry présente lui-même sa pièce, et ses idées pour la mettre en scène :

Cher Monsieur,

L’acte dont nous avions parlé vous sera porté à la date dite, soit vers le 20. Mais je vous écris d’avance pour vous demander de réfléchir à un projet que je vous soumets et qui serait peut-être intéressant. Puisque Ubu Roi vous a plu et forme un tout si cela vous convenait, je pourrais le simplifier un peu, et nous aurions une chose qui serait d'un effet, comique sûr, puisque, à une lecture non prévenue, elle vous avait paru telle. Il serait curieux, je crois, de pouvoir monter cette chose (sans aucun frais du reste,) dans le goût suivant : Masque pour le personnage principal, Ubu, lequel masque je pourrais vous procurer au besoin. Et puis je crois que vous vous êtes occupé vous-même de là question masques. Une tête de cheval en carton qu'il se pendrait au cou, comme dans l'ancien théâtre anglais. Pour les deux seules scènes équestres, tous détails qui étaient dans l'esprit de la pièce, puisque j’ai voulu faire un guignol. Adoption d'un seul décor, ou mieux, d'un fond uni, supprimant les levers et baissers de rideau pendant l'acte unique. Un personnage correctement vêtu viendrait, comme dans les guignols, accrocher une pancarte, signifiant le lieu de la scène. (Notez que je suis certain de la supériorité « suggestive » de la pancarte écrite sur le décor. Un décor, ni une figuration, ne rendraient « l'armée polonaise en marche. dans l'Ukraine.» ) Suppression des foules, lesquelles sont souvent mauvaises à la scène et gênent l'intelligence. Ainsi, un seul soldat dans la scène de la revue, un seul dans la bousculade où Ubu dit : « Quel tas de gens, quelle fuite, etc. ». Adoption d'un « accent » ou mieux d'une « voix » spéciale pour le personnage principal. Costumes aussi peu couleur locale ou chronologiques que possible (ce qui rend mieux l'idée d’une chose éternelle), moderne de préférence, puisque la satire est moderne ; et sordide, parce que le drame en paraît plus misérable et horrifique."

Quant à notre orchestre qui manque, on n’en regrettera que l’intensité et le timbre, divers pianos et timbales exécutant les thèmes d’Ubu derrière les coulisses.

Lettre de Jarry à Lugné-Poe, metteur en scène, 8 janvier 1896.

Pour  lire

- Ubu-Roi : cliquer sur le lien,

- 2 analyses d'Ubu-Roi : cliquer sur les images.

Acte III, 2

Acte III, 7

Ubu-Roi, une réalisation de J.-C. Averty, 1965.

Jarry

Le roman, reflet de son temps

Anatole France (1844-1924)

Portrait d'Anatole France, 1894

Portrait d'A. France,

vers 1894.

Le nom d'Anatole France, symboliquement choisi comme pseudonyme par cet écrivain, révèle la double caractéristique de son oeuvre, considérable puisqu'elle comporte, outre les romans qui ont fait sa célébrité, à la fois des poèmes, du théâtre, sans oublier de nombreux articles de critique littéraire.

D'une part, elle est nourrie de la tradition française humaniste, héritée de la culture antique dont plusieurs de ses personnages,  érudits, sont des représentants.

D'autre part, il retrouve les idéaux de la Révolution (dépeinte dans Les Dieux ont soif, paru en 1912), et le ton d'ironie souriante des polémistes des Lumières pour s'engager dans une critique de son temps, visant, notamment, le clergé catholique ou les "antidreyfusards", dans L'anneau d'améthyste (1899) ou M. Bergeret à Paris (1901), deux des quatre tomes de son Histoire contemporaine. Son personnage de Bergeret, professeur venu de province pour occuper une chaire à la Sorbonne, exprime bien les idées de son créateur, son éloge de la République, qui, en offrant la liberté et le suffrage universel, pourrait - avec des hommes politiques plus honnêtes, des puissants moins lâches et des citoyens mieux éduqués et plus humains - devenir l'instrument du progrès social. Ces mêmes souhaits se retrouvent dans ses deux romans allégoriques, L'Ile des pingouins (1908) et La Révolte des anges (1914).

Alain-Fournier (1886-1914)

Portrait d'Alain-Fournier, vers 1905

Portrait d'Alain-Fournier, 1905. 

Pour découvrir Le Grand Meaulnes  : cliquer sur l'image.

Alain-Fournier, "Le grand Meaulnes" : roman et film

Alain-Fournier, pseudonyne d'Henri Alban Fournier, est l’auteur d’un unique roman, Le grand Meaulnes, publié en 1913, fiction largement autobiographique : le narrateur, François, ressemble beaucoup à son créateur, et l’intrigue s’inscrit dans les lieux qui ont marqué son enfance.

C’est donc le monde rural de ce début du siècle que donne à voir le roman, avec ses mœurs traditionnelles, le rôle joué par l’école, le poids des valeurs familiales. Quant à l’intrigue amoureuse, organisée autour d’Yvonne de Galais, elle rappelle la fulgurance de sa rencontre avec Yvonne de Quièvrecourt, dont l’héroïne représente un double mystérieux, et les souffrances alors vécues. Mais l’auteur partage aussi avec Meaulnes, son héros éponyme, le rêve d’une évasion, le désir de voyages lointains et la quête initiatique d’un idéal, entrevu dans le « domaine mystérieux », mais qui reste inaccessible. C’est ce qui explique l’incessant glissement du réel à l’imaginaire, au moment où Meaulnes amorce sa merveilleuse « aventure », fondement de l’amitié qui va l’unir à jamais au narrateur.

André Gide (1869-1951)

Portrait de Gide, 1924

P. A. Laurens, Portrait d'André Gide, 1924. Huile sur toile, 61 x 50. Musée d'Orsay, Paris.

L'oeuvre romanesque d'André Gide révèle, sous différentes manières sa volonté de se libérer des contraintes  imposées par une éducation religieuse rigide. Tantôt le ton se fait lyrique pour chanter les joies du corps et l'assouvissement des désirs, par exemple dans les Nourritures terrestres (1897), composées après un voyage en Afrique du nord (cf. extrait ci-dessous), thème repris dans l'Immoraliste (1902). Tantôt, c'est l'autobiographie, Si le grain ne meurt (1920, qui témoigne, sous la forme d'une confession qui a fait scandale, de l'homosexualité pleinement assumée par l'écrivain. Mais sont aussi des preuves de liberté le sujet burlesque des Caves du Vatican, paru en 1914, et ses personnages caricaturés : la rumeur de l'enlèvement du pape permet, dans ce récit que Gide qualifie de "sotie", la multiplication d'aventures cocasses et une satire de toutes les aliénations sociales, en posant de ce fait la question de la liberté. Peut-il exister un acte totalement libre, un acte "gratuit" (cf. extrait ci-dessous) ?

Mais chez Gide, cette affirmation de liberté se heurte sans cesse aux rigueurs et à la culpabilité d'une conscience morale qui ne parvient pas à s'effacer : on la voit à l'oeuvre dans les déchirements vécus par les personnages de la Porte étroite (1909), écrit comme pour répondre à l'Immoraliste, ou dans les élans tragiques de la Symphonie pastorale (1919).

Une intéressante analyse de l'oeuvre de Gide : cliquer sur le lien.

Je m'attends à vous, nourritures !

Ma faim ne se posera pas à mi-route ;

Elle ne se taira que satisfaite ;

Des morales n'en sauraient venir à bout

Et de privations je n'ai jamais pu nourrir que mon âme.

 

Satisfactions I je vous cherche.

Vous êtes belles comme les aurores d'été.

 

Sources plus délicates au soir, délicieuses à midi ; eaux du petit matin glacées ; souffles au bord des flots ; golfes encombrés de mâtures ; tiédeur des rives cadencées.

Oh! S'il est encore des routes vers la plaine ; les touffeurs de midi ; les breuvages des champs, et pour la nuit le creux des meules...

S'il est des routes vers l'orient ; des sillages sur les mers aimées ; des jardins à Mossoul ; des danses à  Touggourt ; des chants de pâtre en Helvétie ;

S'il est des routes vers le Nord ; des foires à Nijni ; des traîneaux soulevant la neige ; des lacs gelés...,

Certes, Nathanaël, ne s'ennuieront pas nos désirs...

Des bateaux sont venus dans nos ports apporter les fruits mûrs de plages ignorées... Allons ! allons I

déchargez-les de leur faix un peu vile, que nous puissions enfin y goûter...

 

Nourritures I

Je m'attends à vous, nourritures!

Satisfactions, je vous cherche ;

Vous êtes belles comme les rires de l'été.

Je sais que je n'ai pas un désir

Qui n'ait déjà sa réponse apprêtée.

Chacune de mes faims attend sa récompense.

 

Nourritures !

Je m'attends à vous, nourritures !

Par tout l'espace je vous cherche,

Satisfactions de tous mes désirs.

Gide, Les Nourritures terrestres, livre II, 1897

Entretiens entre Gide et Amrouche

... Pour en savoir plus sur l'écrivain et son oeuvre, une série d'entretiens avec Jean Amrouche : cliquer sur l'image.

D. Dartois, J. Amrouche et A. Gide , à Juan-les-pins, Photographie, 1950.

Amédée Fleurissoire, fervent catholique, se rend en train à Roma pour délivrer le pape. Mais son comportement, ses petites manies, énervent le héros, Lafcadio,

 

— Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même on n’entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ?

La cravate était mise, un petit nœud marin tout fait ; à présent Fleurissoire avait repris une manchette et l’assujettissait au poignet droit ; et, ce faisant, il examinait, au-dessus de la place où il était assis tout à l’heure, la photographie (une des quatre qui décoraient le compartiment) de quelque palais près de la mer.

— Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n’importe qui peut, d’un compartiment voisin, remarquer qu’une portière s’ouvre, et voir l’ombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n’est pas tant des événements que j’ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d’agir, recule... Qu’il y a loin, entre l’imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu’aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt !... Entre l’imagination d’un fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivière...

Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate.

— Là, sous la main, cette double fermeture — tandis qu’il est distrait et regarde au loin devant lui — joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf... Dix, un feu... Fleurissoire ne poussa pas un cri.

Gide, Les Caves du Vatican, V, 1, 1914.

Pour lire Les Caves du Vatican : cliquer sur l'image.

J.-E. Laboureur, Lafcadio commettant un crime, Frontispice de l'éd. des Caves du Vatican, 1930, NRF, New York Public Library.

Le titre, Les Faux-Monnayeurs, donné par Gide à ce qu’il considère, dans sa dédicace à l’écrivain Roger Martin du Gard, comme son « premier roman », paru dans la NRF en 1925, nous invite à une double lecture de cette œuvre originale. D’une part, il correspond au rôle joué par l’argent dans la deuxième partie, avec l’apparition de la fausse pièce, puis, dans la troisième, avec le trafic organisé par les adolescents et l’entreprise de prostitution. L’argent est corrupteur, l’argent donne la clé des rapports humains, la détention de l’argent  fonde les structures mêmes de la société… D’autre part, le titre est à prendre au sens figuré, métaphore des relations humaines, de leur hypocrisie : Gide peint un monde où l’apparence, le « faux », prend la place du « vrai », sans que personne ne démasque cette fausse-monnaie. Famille, amour, éducation, justice, valeurs morales ou philosophiques, tout est biaisé, entaché de mensonge !

Mais l’œuvre tire surtout son originalité des mises en abyme proposées. La trame romanesque, d’abord, est constituée de récits pris en charge par différents narrateurs, qui sont eux-mêmes acteurs dans leur récit, au cours de dialogues, ou par le moyen d’une lettre, par exemple. Ainsi se trouve accentuée la subjectivité, avec d’incessantes variations de points de vue, qui contribuent à entretenir le flou de cet univers fait d'apparences. De plus, un tiers de l’œuvre est constitué par le « journal d’Edouard », personnage de romancier qui se propose précisément d'écrire le roman qui doit s’intituler les Faux-Monnayeurs. Gide, romancier, met alors en scène la lutte de son « double », le romancier Edouard, entre la réalité telle qu’elle est vécue, événementielle, et sa transformation en « roman », par le regard d’un narrateur qui lui donne sens. Réflexion sur les pratiques narratives, affirmation du « désir de « dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman », mais Edouard ne parviendra pas au bout de son roman. Il ne se confond donc pas avec Gide, l’auteur, qui se démasque parfois en créant une connivence avec son lecteur (« quittons-les », « je ne sais trop où il dîna ce soir »), en lui donnant l’illusion d’une existence indépendante des personnages. Le roman ne devient-il pas ainsi lui-même un autre échange de fausse monnaie ?

"Avec A. Gide" : documentaire de Marc Allégret : cliquer sur l'image.

Ainsi, si Gide débute sa carrière au début du XX° siècle, son oeuvre est représentative des recherches effectuées par les écrivains de la première moitié du siècle, et de leurs questions à la fois sur l'écriture elle-même, et sur le monde qui les entoure. Ses nombreux voyages, en Afrique (1925-26), en URSS (1936), le conduisent, dans Voyage au Congo (1927), à dénoncer l'exploitation de l'homme par l'homme, puis, dans Retour de l'URSS, suivi de Retouches à mon "Retour de l'URSS", à exprimer sa désillusion. En  découvrant la vérité du communisme stalinien, il écrit : "Du haut en bas de l'échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l'un après l'autre."

Marcel Proust (1871-1922)

Portrait par J.E Blanche, 1892, musée d'Orsay

J.E. Blanche, Portrait de Marcel Proust, 1892.

Huile sur toile, 73,5 x 60,5. Musée d'Orsay, Paris.

La jeunesse de Proust est celle d'un mondain, qui fréquente les salons et les lieux alors à la mode, celle d'un esthète, image de la vie frivole des privilégiés de cette Belle-Epoque. Sa première oeuvre, Les Plaisirs et les Jours (1896), recueil de poèmes en prose et de nouvelles d'inspiration symboliste, ne lui vaut qu'un succès d'estime, et Jean Santeuil, composé entre 1896 et 1904, ne sera publié qu'en 1952. 

Mais tout change pour lui à la mort de sa mère, en 1905. En proie à une lourde dépression, il s'isole de plus en plus et ses crises d'asthme, maladie dont il souffre depuis son plus jeune âge, s'accentuent. C'est dans sa chambre, aux murs et au plafond recouverts de liège pour mieux le couper des bruits extérieurs, qu'il rédige son oeuvre immense, A la Recherche du temps perdu, publiée en sept volumes entre 1913, pour Du côté de chez Swann, et 1927 pour Le temps retrouvé. Le second volume, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, lui vaut le prix Goncourt en 1919.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Proust, un remarquable documentaire bilingue.

les "paperolles"

Manuscrit de Du côté de chez  Swann, avec ses "paperolles". 

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint- Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? [...]

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.

Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Proust, Du côté de chez Swann, 1913

Les "placards"

Ultimes corrections et ajouts sur le texte typographié avant l'édition : les "placards".

L'expérience de "la madeleine" (cf. Extrait ci-contre) met en récit ce qui fonde l'oeuvre de Proust, la pensée philosophique de Bergson sur "le temps".  Comme Bergson, face au temps objectif, mesurable et forcément éphémère, Proust pose la durée,  subjective car déterminée par la conscience.  C'est ce  qui explique qu'elle puisse rester fixée au  plus profond de l'être, dans sa mémoire, non plus une mémoire volontaire, banale et décevante, mais la "mémoire affective", qui nous replonge immédiatement dans le passé. Le "temps" est alors "retrouvé", car revécu grâce à des sensations et des perceptions qui resurgissent brusquement. Rien n'est donc "perdu", la conscience peut retrouver le sens même d'une existence, et lui donner son unité : "Il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une oeuvre d'art."

L'oeuvre commence par les souvenirs d'enfance, ceux des séjours familiaux à Iliers, devenu Combray dans l'oeuvre, qui posent les deux "côtés" de la vie, celui de "Guermantes" et celui de "Swann", aux amours duquel pour "Odette de Crécy" une partie entière est consacrée, roman dans le roman. Outre le rôle de la mémoire affective, y figurent déjà les trois grands thèmes de l'oeuvre proustienne :

Lecture de l'oeuvre de Proust

Pour lire l'oeuvre : cliquer sur l'image. 

- le monde des passions : Le drame du "coucher" de l'enfant, douloureuse séparation d'avec sa mère, révèle la force de l'amour, son désir d'exclusivité et de fusion qui conduit aux pires excès, à la jalousie (cf. Extrait ci-dessous) et à une forme d'auto-destruction. On retrouve ces sentiments dans l'amour du narrateur pour Albertine, raconté dans La Prisonnière (1925) et approfondi dans Albertine disparue (1927).

- le "grand monde" : Reflets de la vie de leur créateur, le personnage de Swann et le narrateur, Marcel, nous font découvrir les salons de cette Belle-Epoque, et les lieux fréquentés par l'aristocratie ou la riche bourgeoisie qui cherche à l'imiter, théâtre, opéra (cf. extrait ci-dessous) , grands hôtels des plages normandes... C'est alors l'occasion d'une satire souvent cocasse, depuis le ridicule de Madame Verdurin par exemple, jusqu'au cynisme des Guermantes : ce "grand monde" est, en réalité, bien petit, souvent médiocre dans ses jugements, mesquin dans ses comportements...

- l'amour de l'art : L'oeuvre de Proust est aussi un hymne à l'art et aux artistes, qu'il s'agisse du romancier, représenté par Bergotte, du musicien, Vinteuil, du peintre, Elstir, de l'actrice au théâtre, la Berma... Découverte fascinée des pouvoirs de l'art, élans d'admiration, ces passages nous font comprendre aussi la force de l'oeuvre d'art qui permet de dépasser l'éphémère pour atteindre une forme d'immortalité. 

Charles Swann, membre de la haute société, a entamé une liaison avec Odette de Crécy, une femme aux mœurs légères. Un soir, elle lui demande de la quitter plus tôt que d'habitude, prétextant qu'elle est souffrante et a besoin de dormir. Swann, la soupçonnant d'attendre un autre homme retourne un peu plus tard devant chez elle.

 

Sur le point de frapper les volets, il eut un moment de honte en pensant qu'Odette allait savoir qu'il avait eu des soupçons, qu'il était revenu, qu'il s'était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l'horreur qu'elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu'il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu'en ce moment encore, tant qu'il n'avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l'aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances, qu'il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière comme sous la couverture enluminée d'or d'un de ces manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. II éprouvait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d'une matière translucide si chaude et si belle. Et puis l'avantage qu'il se sentait - qu'il avait tant besoin de se sentir - sur eux, était peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu'il savait. II se haussa sur la pointe des pieds. II frappa. On n'avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s'arrêta. Une voix d'homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d'Odette qu'il connaissait elle pouvait appartenir, demanda :

 « Qui est là ? »

        Il n'était pas sûr de la reconnaître, il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n'y avait plus moyen de reculer et, puisqu'elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l'air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d'un air négligent et gai : 

  « Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante. »

        II regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l'un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l'habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c'était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s'était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, "Un amour de Swann", 1913

Le narrateur, à l’opéra, découvre les « baignoires », les loges que la description poétique métamorphose en un monde de divinités marines.

 

Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Première partie, 1920-1921

Exposition virtuelle BnF

Une remarquable exposition virtuelle de la BnF, "Proust, l'écriture et les arts" : cliquer sur l'image. 

Les extraits précédent mettent en évidence la volonté de Proust de restituer toute la richesse des perceptions et des mouvements de la conscience. D'où ce style incomparable, qui multiplie les images et les métaphores dans des phrases soigneusement rythmées, qui se déploient pour plonger toujours plus profondément dans l'analyse. Elles démasquent ainsi toutes les hypocrisies, parfois les alibis que se donne la conscience, comme dans le cas de Swann, chez qui la jalousie le dispute à l'orgueil, parfois les ridicules réalités d'un monde qui se donne en spectacle, tels ces "tritons barbus", "ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse". Lire A la recherche du temps perdu c'est, pour le lecteur d'aujourd'hui, partir à la recherche d'un monde disparu mais aussi retrouver ses propres questionnements et démasquer les faux-semblants de son propre "moi" !

FranceFournier
Gide
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