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Mai 40 - mai 68 : de nouveaux élans vers un nouveau monde
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M. Lemaître, Leçon de peinture lettriste à un disciple de Mondrian, 1968. Huile sur toile, 55 x 46. Coll° particulière. 

Sartre à Saint-Germain-des-Prés, à l'issue de la seconde guerre mondiale.

Affiche pour La Cantatrice chauve d'E. Ionesco.

A. Arnouil, La Négritude, 2008. Peinture acrylique sur toile et collage, 60 x 50. Coll° particulière.

A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, 1963.

Le roman de 1940 à mai 68

Roman

Durant cette période, deux tendances s’opposent nettement dans la production romanesque, « l’engagement » et le « désengagement ». Beaucoup de romanciers se sont impliqués, en effet, pendant la guerre comme pendant la décolonisation, soit en prenant directement parti, soit, plus simplement, en apportant leur témoignage sur les évolutions de leur société.

Au contraire, d’autres ont pris plus de distance par rapport aux événements. Ils se sont alors, pour certains, attachés davantage à l’analyse psychologique, voire ont délibérément quitté le réel pour une plongée dans l’imaginaire, en reculant leurs intrigues dans le temps, dans l’espace, parfois en créant un monde de fantaisie où tous les jeux sur le langage sont permis.

L'engagement des romanciers face à la guerre

Difficile, pour un romancier, de rester indifférent face à la guerre, aux épreuves qu’elle impose, et à l’Occupation. Quand Sartre écrit, « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation  allemande », cette phrase n’est qu’un apparent paradoxe. Pour Sartre, en effet, « Être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit – ce qui n’aurait point de sens – mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit. » Les romanciers se sont donc déterminés, en choisissant leur camp

Antisémitisme et fascisme
Brasillac, au cantonnement de la LVF

R. Brasillach (à gauche), en visite au cantonnement de la Légion des Volontaires français avec Doriot (en uniforme allemand).

Robert Brasillach (1909-1945)

 

L'engagement de Brasillach à l'extrême-droite remonte aux années Trente, quand il se range aux côtés de Charles Maurras et de son "Action Française". Ses premiers romans, qui connaissent un rapide succès, tels Comme le temps passe (1937) ou Les sept Couleurs (1939), restituent d'ailleurs l'atmosphère de cette époque troublée, tout en révélant les qualités littéraires de leur auteur. Par exemple, dans le second, qui manque de peu le Prix Goncourt, les variations d'énonciation dans les sept chapitres, récit, lettres, journal, réflexions personnelles de l'auteur, théâtre, articles de presse, monologue, donnent un ton original au point de vue qui exalte les mises en scène du fascisme. Mais c'est sans doute Notre avant-guerre, roman autobiographique paru en 1941, qui explique le mieux le poids de la guerre pour la jeunesse : "Ceux qui aimeront vivre tout court ne sauront pas ce que fut d'en attendre la permission des dieux de la guerre", y écrit-il. En fait, Brasillach est fasciné par le fascisme, dans lequel il voit une forme de nouvelle "chevalerie" enthousiasmante pour la jeunesse.

On perçoit, dans l'ensemble de son oeuvre, une évidente nostalgie pour la pureté et les illusions perdues de la jeunesse, temps des amitiés sincères, et un rêve d'héroïsme, à l'image de celui de l'héroïne de La Conquérante (1943), Brigitte, qui, partie rejoindre son père au Maroc, se lance, à la mort de celui-ci, à la conquête de ce pays mystérieux. Bien plus sombre est l'engagement de Brasillach, son travail pour l'hebdomadaire Je suis partout, nettement antisémite et pro-fasciste, soutien actif du nazisme et du régime de Vichy pendant l'Occupation, dont il devient, dès juin 37, le rédacteur en chef, signant des articles d'une grande violence. Arrêté, jugé lors de la Libération, il est fusillé en 1945, le général de Gaulle ayant rejeté  le recours en grâce demandé par de nombreux écrivains.

Hler, lieutenant allemand, Brasillach et Drieu La Rchelle
Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945)

 

Bien plus complexe – et plus ambigu – est l’itinéraire de Drieu La Rochelle. Dans les années 20, il accompagne pendant un temps les manifestations des surréalistes, qu’il dépeint d’ailleurs dans son roman largement autobiographique Gilles, paru, mais censuré, en 1939, dont une version intégrale est publiée en 1942. Dandy et séducteur, il fréquente les milieux intellectuels, et entretient aussi un lien d’amitié avec Malraux, tout en montrant très tôt sa fascination pour les manifestations hitlériennes et en dénonçant, par exemple dans Rêveuse Bourgeoisie (1937), ce qu’il juge être une décadence de la France, promesse d’une destruction à venir. Cela le conduit à adhérer, de 1936 à  1939 au Parti populaire français de Doriot, à l’extrême-droite, et à publier dans son journal L’Émancipation nationale. Mais, à la même époque, il fait paraître un essai, Socialisme fasciste, qui tente l’impossible synthèse entre ces deux courants.

Pendant l’Occupation, il prend la direction de La Nouvelle Revue Française, alors que son directeur, Jean Paulhan, l'a refusée en raison de l’épuration sévère imposée pour les collaborateurs de la revue. Pourtant, Paulhan reste d’abord aux côtés de Drieu La Rochelle, qui s’emploie ensuite à favoriser sa fuite et à faire libérer plusieurs écrivains prisonniers, tel Sartre.

G. Heller, lieutenant allemand, P. Drieu La Rochelle, et R. Brasillach, au retour du congrès des Ecrivains Européens, (octobre 1941).

Deux romans, L’Homme à cheval (1943) et Les Chiens de paille, publié en 1944 mais interdit à la Libération (il ne sera réédité qu’en 1964), apportent, en partie, une réponse au choix de collaboration du romancier, vécu comme une sorte d’aventure guerrière exaltante, mais dont les héros en lutte, le lieutenant bolivien Jaine Torrijos pour le premier comme l’ancien anarchiste Constant pour le second, perçoivent très bien, en fait, l’inanité et l’échec promis. Comment  s’étonner alors qu’à la Libération Drieu La Rochelle refuse l’exil que ses amis, dont Malraux, lui proposent, pour choisir le suicide ?

Trémos,Louis-Ferinand Céline, dessin
Louis-Ferdinand Céline (1894-1961)

 

Blessé pendant la guerre, Céline garde de cette expérience des visions d’horreur, l’image d’un cauchemar, exprimées dans son roman, Voyage au bout de la nuit (1932), à travers la révolte de son « héros » – ou plutôt anti-héros – Ferdinand Bardamu. Après la guerre, il reprend des études, jusqu’à passer son doctorat de médecine en 1924. Mais déjà de premiers articles révèlent des choix nettement fascistes, un mépris des ouvriers mêlé à celui des intellectuels et de la bourgeoisie et, paradoxalement, une critique du capitalisme et de l’armée. Le style original de ce premier roman, une langue populaire particulièrement violente, lui vaut le Prix Renaudot, mais fait scandale, tout comme un second roman, Mort à crédit (1936).  

L’approche de la guerre amène Céline à multiplier des essais pamphlétaires violemment antisémites, tels Bagatelles pour un massacre (1937) ou L’École des cadavres (1938)  : soutenant une idéologie raciste, il se rapproche des milieux pro-nazis. Pendant l’Occupation, son soutien au nazisme est constant, qu’il considère comme une « protection de la race blanche ».

P.-Y. Trémois, Louis-Ferdinand Céline, 1991. Dessin au crayon, 27 x 22,5.

En toute logique, Céline choisit de fuir en Allemagne lors du débarquement de juin 1944, puis au Danemark, en 1945, où il se fait emprisonner. En 1950, son procès le condamne par contumace pour sa collaboration, mais il est amnistié en 1951. De retour en France, il reprend ses activités littéraires, en se mettant en scène dans une trilogie romanesque qui raconte ses années de guerre : D’un Château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon, paru à titre posthume en 1969.

Toute l’œuvre de Céline exprime une forme de rage contre tout ce qui fait partie du monde des « honnêtes gens » : « La vérité, c’est la Mort », s’écrie-t-il, et seuls sont sacrés les émotions et les cauchemars de l’homme qui tente de lui échapper. Ainsi ses romans racontent tous des successions d’épreuves, autant de violences et de destructions. Pour restituer la haine et le désespoir de ses personnages, Céline construit une langue particulière, imitation du langage oral : syntaxe déstructurée, tantôt hachée en fragments, tantôt flux verbal ponctué de silences, lexique familier jusqu’à la grossièreté. Tout doit reproduire à la fois la violence extérieure et la peur de l’homme face à la mort.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, éd. illustrée, 1935.

Céline, éd. illustrée de "Voyage au bout de la nuit"

C.-J. Philippe, M. Lefèvre "Céline : une  légende, une vie"  :  un film exceptionnel, 1976.

J. Tardi, illustrations pour Voyage au bout de la nuit, 1988.

[ Céline évoque le style de son grand-père, dont il déclare suivre le modèle.]

Ah ! je suis intransigeant farouche ! Si je retombais dans les « périodes » !… Trois points !… dix ! douze points ! au secours ! Plus rien du tout s’il le fallait ! Voilà comme je suis !

Le Jazz a renversé la valse, l’Impressionisme a tué le « faux-jour », vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout !

 

L’Émoi c’est tout dans la Vie !

Faut savoir en profiter !

L’Émoi c’est tout dans la Vie !

Quand on est mort c’est fini !

 

À vous de comprendre ! Émouvez-vous ! « C’est que des bagarres tous vos chapitres » ! Quelle objection ! Quelle tourterie ! Ah ! attention ! La niaise ! En botte ! Volent babillons ! Émouvez-vous bon Dieu ! Ratata ! Sautez ! Vibrochez ! Eclatez dans vos carapaces ! fouillez-vous crabes ! Éventrez ! Trouvez la palpite nom de foutre ! La fête est là ! Enfin ! Quelque chose ! Réveil ! Allez salut ! Robots la crotte ! Merde ! Transposez ou c’est la mort !

L.-F. Céline, Guignol’s Band, extrait, 1944

Le parti de la Résistance

À l’opposé, plusieurs romanciers choisissent, eux, d’exalter la Résistance face à l’ennemi.

Kssel, "L'Armée des ombres"
Joseph Kessel (1898-1971)

 

Certains le font de Londres, comme Joseph Kessel, co-auteur avec Maurice Druon (1918-2009) du « Chant des Partisans », chant de ralliement des résistants. Le roman de Kessel, L’Armée des ombres, publié à Alger en 1943, offre une vision cruelle des épreuves vécues par les résistants, en célébrant leur courage et leur dignité : « La France n’a plus de pain, de vin, de feu. Mais surtout elle n’a plus de lois. La désobéissance civique, la rébellion individuelle ou organisée sont devenues devoirs envers la patrie. […]. Jamais La France n’a fait guerre plus haute et plus belle que celle des caves où s’impriment ses journaux libres, des terrains nocturnes et des criques secrètes où elle reçoit ses amis libres d’où partent ses enfants libres, des cellules de torture où malgré les tenailles, les épingles rougies au feu et les os broyés, des Français meurent en hommes libres. » Il participe lui-même au combat comme capitaine d’aviation, pour maintenir le lien avec les résistants et leur transmettre des consignes.

Vercors (1902-1991)

 

D’autres poursuivent le combat dans la France occupée. Ainsi, Jean Bruller, sous son pseudonyme de résistant, Vercors (1902-1991), crée, en 1942, les Éditions de Minuit, qui publient clandestinement de nombreuses œuvres, et fonde, avec Jacques Decour, le Comité National des Écrivains, proche du Parti communiste. Decour et Jean Vaudal lancent aussi, avec Jean Paulhan, une revue clandestine, Les Lettres Françaises, qui accueille une littérature de combat. Ils mettent même en place, en 1943, le « Jury de la Pléiade » pour remplacer l’Académie française et l’Académie Goncourt, qui collaborent avec le nazisme. Le roman de Vercors, Le Silence de la mer (1942), présente une image intéressante de ce qu’ont pu vivre les Français obligés de loger un soldat allemand : le héros, Werner Von Ebrennac, est confronté au pesant « silence » de ses hôtes, réduit à exprimer seul ses sentiments et ses réflexions, jusqu’à ce que la guerre rattrape les personnages, les renvoyant à leur condition d’« ennemis ».

Roger Vailland (1907-1965)

 

Citons également Roger Vailland qui abandonne son comportement de dandy – et la drogue – pour s’engager dans un réseau de Résistance communiste. Le héros de son roman, Drôle de jeu (1945), François Lamballe, mène, un peu comme son créateur, la double vie d’un libertin et d’un combattant, sous le nom de Marat : « La guerre exige la même loyauté que l'amour, c'est pourquoi l'homme noble n'admet que deux occupations, la guerre et l'amour. » Dans le cadre d’un maquis, les armes à la main, la vie ne reste-t-elle qu’un jeu, cruel ? L’essentiel n’est-il pas de se libérer de toute servitude, quelle qu’elle soit ? Telles sont les questions que pose Vailland, dépassant ainsi le cadre d’un roman « historique », quête qu’il poursuit, inscrit au parti communiste de 1952 à 1956, dans ses œuvres suivantes, marquées par son militantisme, comme dans Bon pied bon œil (1950), Beau Masque (1954) ou La Loi (1957).

Les romanciers témoins

Enfin, la guerre constitue le thème central de nombreux romanciers, qui, sans exalter un quelconque engagement partisan, apportent un témoignage sur ces années sombres.

Bory, "Mon village à l'heure allemande"
R. Merle, "Week-end à Zuydcoote"
Jean-Louis Bory (1919-1979)

 

C’est le cas de Jean-Louis Bory qui, dans Mon Village à l’heure allemande, prix Goncourt en 1945, évoque les attitudes différentes des habitants de Jumainville, petit village, sous l’Occupation, de la collaboration à une résistance, plus ou moins active, à travers les prises de parole personnelles de personnages variés, maire, instituteur, abbé, membres de familles « ordinaires », sur les réalités à la veille de la Libération : faim, marché noir, STO, dénonciations, espoir, résignation… On sent chez Bory une forme de désenchantement : que devient l’individu, avec ses droits, ses aspirations, sa dignité, au milieu d’un conflit dont les dimensions idéologiques le dépassent ?

Robert Merle (19O8-2004)

 

L’expérience militaire de Robert Merle, mobilisé en 1939, agent de liaison avec les troupes britanniques et prisonnier de 194à à 1943, apès la déroute à Dunkerque, nourrit Week-End à Zuidkoote (1949). Cependant, ce roman n’est pas le récit d’un fait historique, mais plutôt une réflexion sur la façon dont ces soldats, bombardés sans relâche, font face à la mort qui les menace. Quatre demi-journées tragiques dans un lieu où tout rappelle le temps heureux des vacances au bord de la mer, dans l’attente d’un embarquement, bien aléatoire, pour l’Angleterre. Le héros, Maillat, essaie de sortir de cette situation sinistre, mais le désespoir ressort de toutes ses actions, et tous les choix paraissent bien dérisoires : « J'aimerais bien croire à quelque chose, moi aussi, dit-il. Croire, c'est ça l'essentiel, tiens, si tu me demandes ! N'importe quoi ! N'importe quelle bêtise ! Pourvu qu'on y croie ! C'est ça qui donne un sens à la vie. Toi, tu crois en Dieu. Alexandre, il croit en la roulotte. Dhéry, il croit en ses ‘’millions à prendre’’, et Pinot, il croit à son F.M. Et moi, je ne crois à rien. Et qu'est-ce que ça prouve, finalement ? Ça prouve que je n'ai pas été assez intelligent, quand j'étais jeune, pour comprendre combien c'est utile d'être idiot. » 

Brasillach
DrieuLaRochelle
Céline
Kessel
Vercors
Vailland
BoryMerle

L'existentialisme dans le roman : une forme d'engagement

ROexistentialisme
Brassaï, le groupe des existentialistes

On retrouve, dans le roman, les mêmes fondements philosophiques (Cf. l’existentialisme), déjà  étudiés pour le théâtre :

  • D’un côté, une mise en valeur de l’Absurde, c'est-à-dire de ce qui soumet l'homme au temps, à la mort, en le rendant "étranger" – titre d’un roman de Camus – aux autres, au monde et à lui-même, jusqu’à en éprouver « la nausée » – titre d’un roman de Sartre.

  • De l’autre, la révolte qui conduit à l’engagement aux côtés des autres hommes, telle la lutte du Docteur Rieux dans La Peste de Camus, ou des autres femmes, comme le fait Simone de Beauvoir, à la solidarité pour fonder sa liberté.

 

Trois romanciers se rettachent à ce courant, Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Simone de Beauvoir, mais leurs oeuvres reflètent leurs personnalités, très différentes. 

Brassaï, Répétition du "Désir attrapé par la queue", chez Picasso. juin 1944. Photographie argentique, 23 x 18, BnF.

De gauche à droite : - Debout : Lacan, Cécile  Éluard, Reverdy, Louise Leiris, Picasso, Zanie de Campan, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir.

- Assis :  Sartre, Camus, Leiris, Aubier.

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Sartre, en 1970

Dans l'oeuvre romanesque de Sartre, les étapes de l'existentialisme se distinguent aisément.

 

La Nausée, 1938

Le héros, Antoine Roquentin, tient un journal intime qui révèle comment, au fil d'une recherche historique qu'il effectue, il prend conscience de sa présence au monde, un monde où une simple racine de marronnier le renvoie à l'absurde de sa propre existence, alors que seule l'oeuvre d'art permettrait de dépasser la mort inexorable. Sa vie lui semble se résumer au déroulement continu d'un flux de pensée qui le conduit, précisément, à cette "nausée" (Cf. extrait ci-dessous).

J.-P. Sartre, octobre 1970. Photo AFP.

Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche ; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas : ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe ; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel.

Je me lève en sursaut : si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà mieux. Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade. Plus fade encore que de la chair. Ça s'étire à n'en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de phrases qui reviennent tout le temps: "Il faut que je fini... J'ex... Mort... M. de Roll est mort... Je ne suis pas... J'ex..." Ça va, ça va... et ça ne finit jamais. C'est pis que le reste parce que je me sens responsable et complice. Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse :j'existe, c'est moi qui l'entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui la déroule. J'existe. Je pense que j'existe. Oh ! le long serpentin, ce sentiment d'exister - et je le déroule, tout doucement... Si je pouvais m'empêcher de penser ! J'essaie, je réussis : il me semble que ma tête s'emplit de fumée... et voila que ça recommence :"Fumée... ne pas penser... Je ne veux pas penser... Je pense que je ne veux pas penser. Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser. Parce que c'est encore une pensée."On n'en finira donc jamais ?

Ma pensée, c'est moi : voilà pourquoi je ne peux pas m'arrêter. J'existe par ce que je pense... et je ne peux pas m'empêcher de penser. En ce moment même - c'est affreux - si j'existe, c'est parce que j'ai horreur d'exister. C'est moi, c'est moi qui me tire du néant auquel j'aspire : la haine, le dégoût d'exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m'enfoncer dans l'existence. Les pensées naissent par derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête... si je cède, elles vont venir la devant, entre mes yeux - et je cède toujours, la pensée grossit, grossit, et la voilà, l'immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence. (...)

Je suis, j'existe, je pense donc je suis; je suis parce que je pense, pourquoi est-ce que je pense ? je ne veux plus penser, je suis parce que je pense que je ne veux pas être, je pense que je... parce que... pouah !

J.-P. Sartre, La Nausée, extrait, 1938

Le Mur, 1939

Tous les personnages des cinq nouvelles de ce recueil sont "à part" dans la société : des condamnés à mort, un fou, un déséquilibré sexuel, un impuissant, un pédéraste. Le titre d'ensemble renvoie à leur impossibilité de fuir leur existence, puisque l'homme "est ce qu'il se fait", le produit de ses actes qui fondent sa liberté, auxquels il ne peut échapper. De toute façon, la mort résoudra son existence.

 

Les Chemins de la liberté, 1945-1949

L'après-guerre marque une évolution dans l'oeuvre avec la somme romanesque, Les Chemins de la liberté, qui dresse un tableau politique et social en trois volumes, dont les titres traduisent la progression historique. Le premier, "L'Age de raison", se déroule durant l'été 1938, avec des personnages qui semblent tous englués dans leurs problèmes personnels et leurs contradictions, comme Mathieu Delarue, professeur de philosophie, qui fuit la responsabilité de la paternité - il veut faire avorter sa maîtresse - mais rêve d'aller rejoindre le combat des républicains espagnols. Le deuxième, "Le Sursis", correspond au moment où plane la menace de guerre, avec la crise tchécoslovaque, qui contraint les personnages à "s'engager". Le dernier, "La Mort dans l'âme", traduit ces choix lors de l'arrivée des troupes allemandes : exil, collaboration, ou une résistance héroïque qui paraît alors bien dérisoire. Un quatrième volume prévu sous le titre "Drôle d'Amitié" devait décrire l'engagement dans la Résistance, mais n'a pas été achevé.

L'arrêt de sa production romanesque répond au double choix, d'une part de  se consacrer à la philosophie et à des études critiques, d'autre part, de mettre en pratique son engagement : tout intellectuel est "quoi qu'il fasse, marqué, compromis jusque dans sa plus lointaine retraite [...]. L'écrivain est en situation dans son époque", écrit-il dans l'éditorial du premier numéro de la revue qu'il a fondée en 1945, Les Temps modernes.  Ainsi Sartre se rallie au communisme, de 1952 à 1956 - une des raisons de sa séparation d'avec Camus - et en épouse tous les combats, lors des guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie, contre l'impérialisme américain, notamment à Cuba et au Vietnam, en soutenant toutes les "libérations" entreprises, par exemple, par Mao, par Fidel Castro, contre la dictature de Salazar au Portugal, lors de la révolte étudiante de Mai 68...

Une remarquable exposition et un dossier complet de la BnF : cliquer sur l'image

Les Mots : extraits lus par

D. Podalydès, E.N.S., 2013. 

Il publie cependant, en 1964, une autobiographie, Les Mots, où il explique, notamment à travers des souvenirs d'enfance, comment il s'est réfugié dans le langage, se composant ainsi une image d'écrivain.

Albert Camus (1913-1960)

Albert Camus

Albert Camus. 

Les premières oeuvres de  Camus sont des recueils d'essais, publiés à Alger, L'Envers et l'endroit (1937) et Noces (1938), réflexions largement autobiographiques. Viennent ensuite les romans, dans lesquels on retrouve son itinéraire existentialiste.

 

L'Etranger, 1942

Ce premier roman met en scène Meursault, parfait exemple de l'homme "absurde", car, dans la première partie, il se montre indifférent à tout, "étranger" à la mort de sa mère, à l'amour et à l'amitié, à sa vie professionnelle, et même à lui-même.

Camus, Discours de réception du prix Nobel, 1957. 

Mais sa vie routinière bascule le jour où, à la plage, ébloui par le soleil, il tire sur un arabe dans la main duquel il a cru voir briller la lame d'un couteau : ""C'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur".

La seconde partie du roman, son procès où il est jugé et condamné plus pour n'avoir pas pleuré la mort de sa mère que pour son crime, et sa vie en prison, amène Meursault à une douloureuse prise de conscience de la valeur de l'existence et à la révolte face à la mort qui lui est promise. Il ne lui reste plus alors qu'à donner un sens à cette mort : ""Devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine".

Camus, "L'Etranger"
Camus, "La Peste"
Camus, "L'Exil et le royaume"
La Peste, 1947

Dans ce roman, c'est la révolte qui ressort, celle du docteur Rieux qui reste dans Oran, où la peste tue indistinctement les "coupables" et les "innocents", pour éradiquer l'épidémie. Le cri lancé par Rieux au Père Paneloux résume la conception de Camus : "Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés." Dans ce roman-apologue, la peste, avec les rats qui la propagent, est une image de la montée du fascisme, des cruautés de la guerre, et du  nécessaire engagement contre tout ce qui menace "l'humanité". Lutte toujours à recommencer, comme l'affirme l'épilogue (Cf. Extrait ci-dessous).

Pour lire ces oeuvres : cliquer sur l'image.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux  avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins.

Ecoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

Camus, La Peste, épilogue, 1947.

La Chute, 1956 - L'Exil et le Royaume, 1957

La Chute, long monologue de son héros, Clamence, adopte un ton bien sombre : aveu d'une série de fautes, de trahisons, images de "chutes" successives, révoltes qui paraissent n'être qu'autant d'alibis de la mauvaise foi... Ce qui seul demeure à la fin, l'absurde auquel est condamné l'homme, incapable de donner un sens à une vie promise à ma mort.

Les cinq nouvelles qui composent L'Exil et le Royaume nous laissent, cependant, face à un dilemme que signale le titre : entre le poids de l'existence, ses douleurs, ses aliénations, auquel s'ajoutent le poids de l'Histoire et les déchirements qu'elle impose, et la beauté du monde naturel, de ses paysages lumineux, dans lequel l'homme peut au moins essayer d'aider ses semblables, d'entrer en communication avec eux, qu'a choisi Camus ?

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Camus, la "Société des Etudes camusiennes" : cliquer sur le logo. 

Simone de Beauvoir (1908-1986)

Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir, séance de signatures.

Formant avec Sartre un couple libéré, agrégée de philosophie comme lui, Simone de Beauvoir partage sa conception de l'existentialisme, qu'elle oriente dans le sens d'un féminisme affirmé : "On ne naît pas femme ; on le devient", explique-t-elle dans son essai, Le deuxième Sexe, en 1949. Elle y étudie tous les aspects de la condition féminine marquée, depuis l'antiquité, par l'aliénation, véritable fatalité que la famille, l'éducation, les lois... font peser sur les femmes. Cette analyse soutient le mouvement féministe qui se développe alors à travers le monde. 

 

L'engagement féministe

Son oeuvre romanesque reflète ce combat, d'abord à travers des personnages fictifs, par exemple dans L'Invitée (1943), telle Xavière remettant en cause le couple, devenu "trio", ou les héroïnes des trois nouvelles de La Femme rompue (1967), qui vivent des situations de crise, douloureuses prises de conscience de leurs échecs, mais aussi dans des récits autobiographiques.

J.-L. Servan-Schreiber Interviewe Simone de Beauvoir, 1975.

Toute une génération de femmes s'est reconnue dans Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), dans l'image d'une enfance et d'une adolescence écrasées par la pesanteur des stéréotypes appliqués à la condition féminine, avant que des études supérieures ne lui permettent de conquérir sa liberté. "Mémoires" aussi car le roman offre un panorama des milieux intellectuels d'avant-guerre et des débats idéologiques qui les agitent. Les récits qui suivent, La Force de l'âge (1960), qui montre la réussite, à force de volonté et de travail, puis La Force des choses (1963), qui y ajoute l'action politique, enfin Tout compte fait (1972), bilan plus apaisé, poursuivent cette autobiographie, où les souvenirs émus et les réflexions intimes se mêlent aux commentaires sur les événements historiques.

Les Mandarins, 1954

Même si ce roman, prix Goncourt en 1954, présente une "histoire", celle de l'amour malheureux de la narratrice, et met en scène des personnages fictifs, là encore la dimension autobiographique se reconnaît : ces  "mandarins", surnom ironique donné aux intellectuels de gauche, qui, au sortir de la Résistance, s'engagent dans de nouveaux combats et débats politiques, notamment autour des différents courants communistes, ressemblent beaucoup à ceux que fréquente la romancière, dans le Paris du Quartier Latin comme dans l'effervescence new-yorkaise. Simone de Beauvoir a, en effet, été le témoin privilégié d'une époque fertile en questionnements, d'où la définition d'André Billy, critique du Figaro, pour qui le roman représente "une page d’histoire : histoire politique, histoire intellectuelle, histoire des moeurs de la période postérieure à la Libération". 

Sartre
Camus
Beauvoir

Lucidité et "désenchantement"

Dans l'après-guerre, alors même que certains romanciers, en accord avec leurs conceptions existentialistes, prônent l'engagement, d'autres observent la société davantage pour rendre compte de ses failles que pour appeler à une mobilisation politique, à laquelle ils ne croient plus.

Un réalisme  fraternel

Cette nouvelle société, qui se met en place pendant "les Trente  glorieuses", leur paraît bien peu généreuse. Elle n'a pas fait disparaître la misère, contre laquelle lutte le prêtre ouvrier, dans Les Saints vont en enfer (1952), roman de Gilbert Cesbron (1913-1979). Elle est dure aux plus faibles, et c'est ce que dénonce ce romancier d'inspiration catholique. Par exemple, dans Chiens perdus sans collier, paru en 1954, dont Jean Delannoy tire un film avec Jean Gabin, il montre la situation souvent cruelle d'enfants placés dans des familles d'accueil qui les exploitent, devenant parfois des délinquants que le système judiciaire traite sans la moindre indulgence.

Roger Ikor (1912-1986), lui, s'intéresse à toutes les questions qui touchent à l'identité et à l'aliénation, par exemple sa vaste fresque, Les Fils D'avrom, en deux volumes, Les Eaux mêlées, prix Goncourt en 1955, suivi de La Greffe de printemps.

R. Ikor, "Les Eaux mêlées"

Chiens perdus sans collier, extrait du film de Jean Delannoy, 1955.

Pour découvrir l'analyse d'un extrait des Eaux mêlées : cliquer sur l'image. 

L'oeuvre  s'organise autour de Yankel Mykhanowitzki, émigré russe qui, pour fuir les persécutions contre les juifs dans son petit village russe, décide d’émigrer en France, pays où « tous les hommes sont libres et égaux en droit ». Les deux tomes retracent son itinéraire, puis celui de sa famille, un long parcours pour devenir de « vrais » Français. Si le héros reste profondément marqué par ses origines, son fils, Simon, lui, réalise la rupture avec sa religion en épousant une jeune fille, originaire de la banlieue parisienne. Il faudra trois générations - et bien des changements historiques - pour que les « eaux » jaillies de sources différentes se mêlent vraiment…

Romans de moeurs aussi, et regard souvent désenchanté d'Hervé Bazin sur tous ceux que la société rejette parce qu'ils n'entrent pas vraiment dans ses normes, aussi bien physiquement, telle Constance, l'héroïne paraplégique de Lève-toi et marche (1952), que psychologiquement, comme Arthur, enfermé dans l'hôpital psychiatrique de La Tête contre les murs, paru en 1949. Et cela a commencé au sein de la famille, par exemple dans Vipère au poing (1948), quand une mère tyrannique, surnommée Folcoche, brime le plus révolté de ses enfants, Brasse-Bouillon, ou quand les couples se déchirent, dans Matrimoine (1967), pour s'élargir ensuite à toutes les formes d'exclusion.

Françoise Saan

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de F. Sagan, un site très complet : cliquer sur la photo.

S'inscrivant dans les pas de la romancière belge, Françoise Mallet-Joris, dont le premier roman, Le rempart des Béguines (1952), publié à 22 ans, fait scandale par l'histoire des amours homosexuelles entre une jeune adolescente et la maîtresse de son père, Françoise Sagan (1935-2004) s'intéresse aussi aux troubles du coeur dès son premier roman, Bonjour Tristesse, qui lui apporte la célébrité alors qu'elle n'a que 18 ans. Ses héroïnes libérées choquent par leurs révoltes contre les normes morales que la tradition impose aux femmes : elles reflètent bien la nouvelle "fureur de vivre" d'une jeunesse dorée, pour reprendre le titre d'un film américain où triomphe James Dean. Cependant, tout en réclamant la liberté des corps, sur un ton lapidaire et souvent empreint d'une ironie amère, Sagan, plutôt désabusée, ne cache pas le fait qu'elle n'est qu'un moyen, bien dérisoire, pour tenter d'échapper au "corps nu, efflanqué, tremblotant de notre solitude".

Interview de F. Sagan, par P. Desgraupes, 1959.

Les "hussards"

C’est ce nom, emprunté au roman de Roger Nimier, Le Hussard bleu (1950), que l’écrivain Bernard Franck attribue, dans la revue Les Temps Modernes, à une génération de romanciers qui contestent l’existentialisme sartrien et ses engagements, pour affirmer leur anticonformisme, leur refus de toutes les "modes de gauche". Mais ceux qui ont été ainsi qualifiés ont toujours refusé cette étiquette : ils se considèrent plutôt comme un groupe d’amis, « une  sorte de club », déclare Nimier, qui, réunis dans les bars de Saint-Germain-des-Prés, partagent une même désillusion.

Roger Nimier

Roger Nimier, au volant.

Roger Nimier (1925-1962)

 

Il fait figure de « chef de file ». Engagé à la fin de la guerre dans un régiment de hussards, cette expérience nourrit son œuvre, par exemple Les Épées (1948) ou Le Hussard bleu (1950), empreinte de désabusement, et où la dérision tourne parfois au pamphlet, notamment contre les idéologues et les hommes politiques : « Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers. Nous ne respectons ni les lois, ni les êtres qui nous gouvernent. Nous ne faisons pas leurs prières : lecture quotidienne et suivie des journaux de la République, discussions hebdomadaires sur le Cours des Choses, contribution à la Conscience morale universelle…Nous sommes les libertins du siècle. », explique-t-il dans son essai, Le Grand d’Espagne (1950).

Le ton adopté par Nimier joue systématiquement sur un mélange de légèreté et de provocation, avec des phrases brèves, incisives, qui détournent toutes les valeurs alors prônées dans l’après-guerre. Alors que les intellectuels s’affirment « résistants », Nimier prend le contrepied, non pas qu’il ait réellement foi en un patriotisme de droite, mais plutôt pour proclamer une totale liberté. Les personnages du Hussard sur le toit sont tous différents, à chacun sa voix propre dans un chapitre, mais tous vivent la guerre, l’amour, l’alcool, le danger, la vie collective sans jamais vraiment y croire (Cf. Extrait ci-dessous). La mort de Nimier au volant d’une voiture de sport achève de construire le mythe d’une vie « brûlée » à cent à l’heure, dans une désinvolture qui traduit, en réalité, plus la désillusion que le mépris.

Roger Nimier, "Le Hussard bleu"

J'appartenais à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. On nous aura donné le plus beau cadeau de la terre : une époque où nos ennemis, qui sont presque toutes les grandes personnes, comptent pour du beurre. Votre confort, vos progrès, nous vous conseillons de les appliquer aux meilleurs systèmes d'enterrements collectifs. Je vous assure que vous en aurez grand besoin. Car, lentement, vous allez disparaître de cette terre, sans rien comprendre à ces fracas, à ces rumeurs, ni aux torches que nous agitons. Voilà vingt ans, imbéci­les, que vous prépariez dans vos congrès le rapprochement de la jeunesse du monde. Maintenant vous êtes satisfaits. Nous avons opéré ce rapprochement nous-mêmes, un beau matin, sur les champs de bataille. Mais vous ne pouvez pas comprendre.

Cette sale histoire que j'ose à peine appeler ma vie, cette sale histoire a duré cinq ans. D'abord j'ai été bien déçu, en 40, de voir que nous étions battus. On ne m'avait pas élevé dans ces idées-là. Prisonnier, je le suis resté jusqu'au jour où des imbéciles ont monté des postes de téhessef clan­destins. Quel ennui ! Je nie suis évadé dans la semaine qui a suivi. Alors, par manque d'imagi­nation, je me suis inscrit dans la Résistance. Un an plus tard, mes camarades me faisaient entrer dans la Milice pour préparer un assassinat politi­que. Ils m'avaient prévenu, ils m'avaient dit que ce serait une épreuve pénible. Mais j'ai trouvé des garçons énergiques, pleins de muscles et d'idéal. Les Anglais allaient gagner la guerre. Le bleu marine me va bien au teint. Les voyages forment la jeunesse. Ma foi, je suis resté. […]

La guerre de 39 était idiote, la Résistance à moitié folle, quant à la Milice, eh bien, c’était mal. Donc je mourrai dans cette campagne, ce sera beaucoup plus simple. Je mourrai facilement. Maintenant que je suis tout seul, je peux l’avouer ; je déteste la violence. Elle est bruyante, injuste, passagère. Mais je ne vois pas encore, qui saura me le reprocher. Sûrement pas les démocrates qui sont les pires tapageurs des hommes. Pour la justice, ils y croient. Ils l’ont vue plusieurs fois, le samedi soir, au cinéma.

Roger Nimier, Le Hussard bleu, extraits, 1950.

Antoine Blondin

Antoine Blondin.

Antoine Blondin (1922-1991)

 

On retrouve cette volonté de ne pas prendre la vie au sérieux chez Blondin, qui se livre lui aussi à l’ivresse, que ce soit par la conduite automobile sans limites, ou dans l’alcool. Son premier roman à succès, Les Enfants du bon dieu (1952) pose un héros, engagé, comme son créateur, dans le Service du Travail Obligatoire, revenu d’Allemagne, après la guerre, complètement désabusé. Il exprime une vision désespérée de l’Histoire : pour seul remède à son ennui, ce professeur d’histoire, lassé de son métier, transforme les événements historiques pour en faire de véritables contes, cocasses souvent.

Extraits d'Un Singe en hiver, film de Verneuil.

Son roman Un Singe en hiver (1959) évoque d’ailleurs les délires que favorise l’alcool, partagé, un soir d’ivresse, entre le vieux Quentin, ancien combattant tenancier d’hôtel, qui rêve de Chine, et le jeune Gabriel Fouquet, qui, lui, rêve d’Espagne. Mais l’alcool n’est, en fait, que le révélateur du mal de vivre, d’un profond ennui vécu dans la solitude, dans un monde qui n’offre plus d’exaltation. Même l’immense besoin d’amour s’exprime sur un ton qui semble pourtant ne rien prendre au sérieux.

En fait, tous les personnages de Blondin ont l’air d’être trop à l’étroit dans leur vie, et seule la dérision leur permet de survivre, ce que révèle la légèreté des titres comme L’Europe buissonnière (1949), pour évoquer la seconde guerre mondiale. C’est, en tout cas, ainsi que lui-même se définit : « L'ivresse burlesque, sensuelle, communicative, des époques légendaires et débridées marquait mon premier roman, L'Europe buissonnière. Le désarroi nostalgique devant l'ordre rétabli de la vie quotidienne, que les improvisations de la fantaisie n'arrivent pas à conjurer, imprégnait le second, Les Enfants du bon Dieu. La solitude et le désenchantement auxquels aboutit une tentative d'évasion hors du destin tracé sanctionnent le troisième, L'Humeur vagabonde. Un singe en hiver, qui est mon quatrième, me semble rendre, cette fois, un son totalement désemparé. »

Jacques Laurent
Jacques Laurent (1919-2000)

 

Impossible de reprendre l’ensemble d’une œuvre écrite sous différents pseudonymes. C’est surtout sous celui de Cecil Saint-Laurent qu'il connaît le succès grâce à Caroline Chérie, premier roman, paru en 1947, d’une abondante série. Pourtant il y a loin de ce roman historique, construit sur toutes les composantes du mélodrame autour d’une fascinante héroïne, persécutions, scènes de séduction et de ruptures, enlèvements, complots politiques… aux autres œuvres de Laurent, qui combattent, au contraire, toutes les idées reçues, qu’elles soient littéraires ou politiques.

Jacques Laurent.

Extrait de Caroline Chérie, film de R. Potter (1951).

- Opposition d’abord à la toute-puissance de l’existentialisme. Dans un essai Paul et Jean-Paul (1951), son éloge de Paul Bourget, romancier traditionaliste, monarchiste et nationaliste est, plus que le manifeste d’un choix politique, une dénonciation des prises de position de Jean-Paul Sartre, auquel il reproche son intolérance. Il veut d’ailleurs, en fondant, en 1953, une revue, La Parisienne, prendre le contrepied des Temps modernes, revue sartrienne jugée trop sectaire. Pour lui, seul doit compter le talent, et la revue, en effet, accueille de façon éclectique des écrivains de tous bords.

- Opposition politique également. Laurent n’épargne guère non plus les écrivains, tels Malraux ou Mauriac, qu’il juge trop serviles face à au pouvoir du général De Gaulle, que lui-même conteste, notamment à propos de l’indépendance de l’Algérie. Ses prises de position lui valent alors l’étiquette de « fasciste », là où il serait plus juste de parler d’une volonté libertaire souvent provocatrice, née du rejet de son époque : " fuir ce siècle par horreur, aussi par dégoût, car ce qui se passait en France me dégoûtait. Pour la première fois depuis bien longtemps, cette nation ne vivait plus sous la menace imminente d’un ennemi extérieur, ni sous la loi de sa force, elle conservait pourtant, semblant s’y installer à demeure, un régime d’exception que les circonstances ne justifiaient plus ni ne pouvaient excuser. "

- Opposition enfin à une structure romanesque traditionnelle dans Les Corps tranquilles (1948). Toujours avec cette même liberté provocatrice, le récit de la création et du fonctionnement, plutôt cocasses, d’un « Institut international de vigilance, de recherche et de lutte contre le suicide », entrelace,  autour du héros, Anne Coquet, de nombreux personnages hétéroclites, dont les rencontres – et les interactions qu’elles provoquent – permettent de multiplier des intrigues qui rebondissent les uns sur les autres. Toute aussi variée en est l’écriture : tantôt satire sociale, tantôt comédie de mœurs, tantôt roman policier, mêlant des scènes libertines, des monologues intérieurs, des pastiches humoristiques, des énumérations burlesques, des digressions philosophiques…

Ce goût pour la polyphonie se retrouve dans Les Bêtises, prix Goncourt en 1971 : le roman nous fait parcourir les lieux les plus divers, de l’Indochine à l’Afrique, puis à Paris, aussi bien au Ritz que dans un bistrot de la rive gauche, pour reconstituer une vie aventureuse et désinvolte, avant que le héros ne meure dans un accident d’avion au Brésil. Cette vie est retracée à partir des textes les plus variés que le personnage est censé avoir écrits durant 47 ans à des âges différents : un roman de jeunesse inachevé, un journal intime, des notes, des commentaires…

Michel Déon

Michel Déon.

Michel Déon (1919-2016)

 

Bien qu’il ait lui-même refusé cette appartenance, les premiers romans de Déon s’inscrivent dans ce même courant des « hussards », jusqu’à ce que ses nombreux voyages, et surtout de longs séjours à l’étranger, Portugal, Italie, et surtout Grèce et, actuellement, Irlande, orientent son écriture vers une vision plus apaisée du monde, avec des instants parfaits d’harmonie.

Dans Gens de la nuit, paru en 1958, il peint d’ailleurs, à travers les personnages de Jean Dumont ou de Michel Kostro, ces jeunes « hussards » désabusés, dandys, révoltés contre la médiocrité de l’après-guerre, à l’image de Blondin : « Le noctambule qui découvre, chaque nuit, une métaphysique dans la machine à sous d’un bar-tabac de la rue du Bac. »

A. Metaireau, documentaire-interview de M. Déon, 2012. 

Déon, "Les Gens de la nuit"

À ma fenêtre, comme la veille, je me suis attardé encore un moment à épier la nuit de Paris que j’allais bientôt quitter. Des vies ténébreuses et des vies claires s’y heurtaient. Si grande que fut, à cette heure, ma tristesse, rien ne pouvait m’empêcher de penser que nulle part ailleurs je ne trouverais cette minute de vérité, cette seconde d’exaltation qui vous empoignent quand la ville se secoue et rejette son manteau d’ombres : façades grises et boulevards jalonnés de poubelles, mais aussi Notre-Dame et la Sainte-Chapelle profilées sur un ciel cotonneux.

M. Déon, Gens de la nuit, extrait, 1958.

C’est l’essentielle attirance de la vie nocturne que ces amitiés soudaines qui naissent, brûlent et se consument en quelques jours. Paris venait de s’en montrer merveilleusement prodigue pour moi. Ses ténèbres recelaient quantité de personnages blafards et farfelus, débordant de confidences. L’aube les effaçait à jamais, et plus d’une fois, j’avais cru atterrir dans une ville nouvelle, différente de celle qui servait de décor à des fantômes aux voix enrouées. Cette sensation était très lassante et très réconfortante, lassante parce que je ne savais déjà que trop combien étaient éphémères les magies du noctambulisme, réconfortante parce que retrouver le vrai Paris, c’est encore me reconnaître au nombre des vivants.

M. Déon, Gens de la nuit, extrait, 1958.

Un nouveau « mal du siècle » se fait jour dans les romans de Déon, où l’amour blessé, voire perdu, se noie dans les bars, les boîtes de nuit, les errances nocturnes. Déjà, à travers le Paris de la nuit, Déon exprime « le désir de fuir », et d’abord de fuir les pesanteurs de l’Histoire, pour « ajouter à sa vie », ce qu’il avoue dans ses confidence et ce que montrent ses choix de vie, et que conjugue, de multiple façon, l’ensemble de son œuvre, comme encore Les Poneys sauvages, en 1970.

Ce soir-là, après une longue promenade dans Paris, je revins chez moi, préférant à la foule mon balcon des quais d’où l’on apercevait le grand V dilué dans le ciel sillonné d’avions. Les lourdes odeurs de la nuit d’un été précoce montaient jusqu’à moi. Paris avait été beau ce printemps, avec ses larges avenues vides, ses jardins triomphants. J’aurais aimé participer à la joie générale, si basse fût-elle, mais quelque chose me retenait, une tristesse affreuse à la pensée de ces millions de morts sur qui la victoire était bâtie et dont nous aurions dû, en ce jour, nous souvenir en silence. Oui, décidément, cette aube de paix se levait sur trop de sacrifices et de cadavres, et la guerre – l’Europe l’oubliait – continuait dans le Pacifique. Il y avait des ombres au tableau idyllique de la paix. Ombres du passé : morts pourrissant dans les plaines de Russie, sur les plages de Normandie, dans les Ardennes. Ombres du présent : les prisons pleines et les fusillés au petit matin à Vincennes et à Montrouge qui mourraient en criant : « Vive la France ! », cris que leurs bourreaux essayaient en vain d’étouffer. Ombres de l’avenir : cette paix était à peine un sursis. Nous entrions dans une nouvelle ère de violence et d’oppression. Il fallait être imbécile ou fou pour ne pas le pressentir, pour ne pas avoir le cœur serré d’angoisse. Nous devions dire adieu à notre avant-guerre. A vingt-six ans, nous n’étions plus la jeunesse. On nous avait volé le temps de joie, tué nos amis, ruiné nos enthousiasmes. Nous ne pourrions plus jamais croire à la Vérité, à la Justice, à l’Honneur ».

M. Déon, Les Poneys sauvages, extrait "Libération de Paris : le 8 mai45", 1970

Déon, "Les Poneys sauvages"

Le roman "désengagé"

Plusieurs romanciers, pour des raisons différentes, vont encore plus loin dans leur désir de détacher le roman de la réalité immédiate, de l'actualité politique et des questions sociales, pour transporter le lecteur dans un autre temps ou un autre monde, parfois étrange, et en privilégiant, pour certains, les recherches sur le langage.

Julien Gracq (1910-2007)
Julien Gracq

Julien Gracq, décembre 1951, Paris. Photo AFP.

Entretiens de Gracq avec J. Paget, en 1968, France Culture, n°4 (1969).

Double Julien Gracq, si l'on en juge par son choix d’adopter un pseudonyme ? D’un côté, Louis Poirier, citoyen, professeur d'histoire-géographie : il anime un temps une section syndicale de la CGT, adhère, de 1936 à 1939, au parti communiste, participe activement, en 1938, à une grève. De l’autre, le romancier qui rejette l’engagement des existentialistes et reste proche de Breton et des surréalistes, un temps fréquenté mais sans jamais participer vraiment à leurs activités : « Depuis, je n'ai jamais pu ni mêler quelque croyance que ce soit à la politique, ni même la considérer comme un exercice sérieux pour l'esprit »,  et prenons ce terme "croyance" au sens large.

De même, double, son œuvre, d’un côté la fiction, de l’autre, à partir de 1970, un retour sur soi et des réflexions critiques. Et, au sein des œuvres de fiction, double aspect encore. D’une part, Au château d’Argol (1938), Un beau Ténébreux (1945) et Le Rivage des Syrtes (1951), qui mettent en place des univers presque fantasmagoriques,  d’autre part, Un Balcon en forêt (1958), qui retrouve une forme de réalisme.

Pourtant, un point commun réunit à la fois le romancier et ses œuvres, leur redonnant une unité : une sorte d’impossibilité de sortir de l’attente, une fascination pour ces moments où « tout était en suspens », à l’image des vacances dans Un  beau Ténébreux, de la « drôle de guerre » évoquée dans Un Balcon en forêt, des moments où l’imagination peut se donner libre cours, où tous les possibles sont offerts. S’y meuvent des personnages eux aussi en suspens, comme les caractérise Gracq dans son essai critique, Lettrines (Cf. Extrait ci-contre). C’est aussi l’atmosphère du Château d’Argol, et surtout celle du Rivage des Syrtes. L’intrigue s’y déroule dans des lieux clos, mais entourés d’un vaste espace que les personnages scrutent, en attente, en dehors de la société active, en proie aux rêveries, comme le jeune héros Aldo qui, pour défendre la principauté d’Orsenna, contemple le rivage d’en face d’où doit venir l’ennemi… mais rien ne se passe, et un pesant ennui englue le quotidien. Est-ce pour lui échapper qu’Aldo, en s’approchant trop près de la côte adverse, déclenche les hostilités sans vraiment le vouloir ? Avec le choix plutôt de la catastrophe d’une destruction totale que de cette attente, tous les romans de Gracq s’achèvent par la brutalité d’un drame.

Fiche signalétique des personnages de mes romans :

Epoque : quaternaire récent.

Lieu de naissance : non précisé.

Date de naissance : inconnue.

Nationalité : frontalière.

Parents : éloignés.

Etat civil : célibataire.

Enfants à charge : néant.

Profession : sans.

Activités : en vacances.

Situation militaire : marginale.

Moyens d’existence : hypothétiques.

Domicile : n’habitent jamais chez eux.

Résidences secondaires : mer et forêt.

Voiture : modèle à propulsion secrète.

Yacht : gondole, ou canonnière.

Sports pratiqués : rêve éveillé – noctambulisme.

J. Gracq, Lettrines, I, extrait, 1967-74.

Albert passa toute la journée du lendemain dans le cabinet qu’il s’était aménagé dans la plus haute des tours du château, et d’où son œil plongeait sur la forêt. Son esprit était occupé de vagues et indistinctes rêveries : la forêt à la veille de cette visite attendue lui paraissait multiplier ses retraites, faire briller de secrets cheminements ; une présence imminente la pénétrait toute comme une vie légère dont l’étincellement de ses feuilles parut être à Albert le symbolique témoin. Les salles vides du château attendirent que cette présence les peuplât, dans un pesant ensommeillement : le bruit d’un pas sur les dalles, un craquement des panneaux de chêne, le choc d’une abeille contre une vitre retentirent alors jusqu’au fond du cerveau comme un signal longtemps convoité. Il parut bizarrement à Albert que ce château somnolent dût être visité, ou périr, comme un château de légende entraînant sous ses décombres ses énigmatiques serviteurs endormis.

J. Gracq, Au Château d'Argol, 1938.

Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obstiner à creuser encore l'absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l'effacement pur. J'attendais, sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d'un prodige. Je rêvais d'une voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom à cette voile désirée. Peut-être l'avais-je déjà trouvé. [...]

Quand je reviens par la pensée à ces journées si apparemment vides, c'est en vain que je cherche une trace, une piqûre invisible de cet aiguillon qui me maintenant singulièrement alerté. Il ne se passait rien. C'était une tension légère et fiévreuse, l'injonction d'une insensible et pourtant perpétuelle mise en garde, comme lorsqu'on se sent pris dans le champ d'une lunette d'approche - l'imperceptible démangeaison entre les épaules qu'on ressent parfois à travailler, assis à sa table, le dos à une porte ouverte sur les couloirs d'une maison vide.

J. Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951.

Marguerite Yourcenar (1903-1987)
Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar. Getty Images.

"Engagement", "désengagement", cette même opposition se retrouve chez Marguerite Yourcenar.

- Engagement dans sa vie, d'une part, qui témoigne, par sa décision de s'installer, en 1947, aux Etats-Unis, pour vivre en toute liberté avec sa compagne, Grace Frick, de son rejet des normes morales qui pèsent encore lourd en  Europe. Son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat (1929), longue lettre du personnage à son épouse qu'il s'apprête à quitter, illustre d'ailleurs ce même choix.  Elle participe ensuite aux combats en faveur des minorités, par exemple des Noirs américains, et, surtout, s'engage activement dans les luttes des écologistes.

M. Yourcenar, "Le paradoxe de l'écrivain", 1er d'une série d'entretiens, 1981.

- Désengagement, en revanche, dans son oeuvre. Elle considère, en effet, que l'on répond mieux aux grandes questions que se pose l'homme en créant une distance entre lui et et le contenu du récit : cela permet une réflexion plus apaisée et facilite la prise de conscience des éventuelles évolutions. Elle transporte donc son lecteur, soit dans un autre lieu, comme dans Nouvelles orientales (1938) ou Le Coup de grâce (1939), qui fait passer d'Italie aux bords de la Baltique, soit dans un autre temps, l'empire romain du II° siècle avec Mémoires d'Hadrien (1951) ou les débuts de la Renaissance vécus par Zénon dans L'Oeuvre au noir (1968). En déclarant "Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi", remarque qui peut aussi s'appliquer au lecteur, elle justifie ce choix de distanciation. Ainsi, peu importent le lieu et l'époque, les questions humaines face aux combats sociaux, au fanatisme, à l'intolérance, et surtout face à la mort, sont intemporelles, et les réponses apportées dans le passé gardent toute leur valeur, sont donc à méditer : "Les quelque soixante années dans lesquelles s'enferme l'histoire de Zénon ont vu s'accomplir un certain nombre d'événements qui nous concernent encore." Le décalage permet aussi à la romancière, sous couvert de la méditation d'un personnage comme Hadrien (Cf. Extrait ci-dessous), de juger indirectement son époque et d'exprimer ses espoirs, sa foi en l'art.

La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j'attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de l'incurie et de l'erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous ; j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles réguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité.

M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951.

M. Yourcenar, entretien avec B. Pivot sur Mémoires d'Hadrien.

Comme elle l'explique dans Les Yeux ouverts, entretien avec Mathieu Galey, publié en 1980, dans lequel elle revient sur sa vie et son oeuvre, la littérature est, en effet, fondamentale pour elle : "Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres." Elle l'a enseignée, l'a traduite aussi, comme Les Vagues de Virginia Woolf en 1937 : elle entre ainsi dans l'esprit même d'un écrivain, comme également dans sa biographie, Mishima ou La Vision du vide (1980), qui reconstitue l'itinéraire de cet écrivain japonais jusqu'à son terrible suicide.

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La mort, d'ailleurs, la façon dont l'homme l'envisage et s'y projette, est un thème essentiel de l'oeuvre de Yourcenar. La dernière phrase de l'empereur Hadrien ne fait-elle pas écho au titre choisi pour son portrait : "Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts." ? Elle hante les recherches et les réflexions de son médecin, alchimiste et philosophe, Zénon, dont le suicide apparaît comme l'extrême geste de liberté : "On n'est pas libre tant qu'on désire, qu'on veut, qu'on craint, peut-être tant qu'on vit" ; de même, l'empereur Hadrien en éprouve la douleur à travers la disparition de son jeune et bel amant, Antinoüs, et sa lettre-testament à son successeur Marc-Aurèle, bilan sur lui-même et méditation sur le sens de l'existence, traduit sa quête de transcendance afin de dépasser les bornes imposées à la condition humaine.

[Quelques réflexions d’Hadrien, après la mort « sacrifice » d’Antinoüs.]

La méditation de la mort n'apprend pas à mourir; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n'est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n'aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d'étroite complicité : les vivants qui m'entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes : le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t'ai laissé à cet endroit où les éléments d'un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l'immortalité m'inspirent de la méfiance ; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D'autre part, il m'arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d'Épicure. J'observe ma fin : cette série d'expérimentations faite sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu'à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont ils n'altèrent ni la matière, ni l'architecture : je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j'étais ; je meurs sans changer. À première vue, l'enfant robuste des jardins d'Espagne, l'officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules les flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j'aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j'en suis inséparable. L'homme qui hurlait sur la poitrine d'un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu'humain auquel je participe déjà ; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s'intéresse à la mort parce qu'elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d'instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s'ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu'aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l'utilité de la mort, mais elle m'inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité.

M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951.

Yourcenar, "L'Oeuvre au noir", un film de Delvaux

L'oeuvre au noir, film d'A. Delvaux, 1987.

Boris Vian (1920-1959)
B. Vian, trompettiste de jazz

La maladie cardiaque marque, alors qu’il est bien jeune, l’existence de Vian, ce « nénuphar » qui l’envahit peu à peu, comme il finira par empêcher de respirer Chloé, l’héroïne de L’Écume des jours.

On retrouve aussi dans son œuvre sa vie professionnelle, sa formation d’ingénieur d’abord, puis sa passion pour la musique : les deux semblent se confondre dans l’étrange instrument, le pianocktail, instrument associant les notes de musique à la production  de boissons fantaisistes, dont joue Colin, jeune héros de ce même roman. Dès l’âge de 16 ans, Vian joue de la trompette dans l’orchestre amateur qu’il a fondé avec ses frères et des camarades, puis, après la guerre, c’est le jazz dans des clubs de Saint-Germain-des-Prés.

Boris VIan, trompettiste de jazz.

Il fréquente alors tous les écrivains de cette époque, par exemple Queneau, qui appuie la publication de L’Écume des jours, Cocteau, Prévert… Il collabore aussi à la revue Les Temps modernes de Sartre, mais s’en éloigne quand elle se politise. Il transpose d’ailleurs avec beaucoup d’ironie les conceptions de celui qu’il nomme Jean-Sol Partre, dans L’Écume des jours, et préfère entrer au « collège de Pataphysique » en 1952, « société de recherches savantes et inutiles » qui publie de nombreux textes inspirés à la fois du mouvement surréaliste et de l’Absurde lancé par Jarry.

Ainsi, il représente cette jeunesse de l’après-guerre avide d’une vie sans contraintes, mais il est aussi un artiste polymorphe. Sous son nom, Vian a pratiqué tous les genres littéraires : la poésie, avec quatre recueils, dont Cent sonnets, œuvre débutée en 1941, des nouvelles, du théâtre, des scénarios de films, de très nombreux articles, des chansons, et des romans : L’Écume des jours et L’Automne à Pékin, en 1947, L’Herbe rouge (1950) et L’Arrache-cœur (1953).

... Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Vian : cliquer sur le logo. 

Un site original...

... et un dossier-expo très complet de la BnF.

Vernon Sullivan, pseudonyme de Vian, "J'irai cracher sur vos tombes"

Engagé, Boris Vian ? Ses chansons, certes, évoquent le monde moderne, comme La Complainte du progrès, et prennent parfois parti politiquement, telles La Java des bombes atomiques ou, censurée en pleine guerre d’Algérie, Le Déserteur , mais la critique reste très générale, contre les abus des politiciens, la mainmise de l’économie…, sans réelle approbation d’un parti politique. De même pas de réel engagement politique dans les romans publiés sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, parodies du roman noir américain. C’est, en fait, pour « outrage aux mœurs » qu’un procès condamne J’irai cracher sur vos tombes (1946), condamnation renouvelée pour son adaptation  au théâtre, interdite en 1948 ; un autre procès, en 1950, englobe dans cette condamnation Les Morts ont tous la même peau (1947), sur la ségrégation raciale aux USA, et  Elles ne se rendent pas compte (1950), autre polar qui se déroule aux USA dans le milieu des trafiquants de drogue. Il faut attendre 1953 pour que qu’intervienne une amnistie.

L'Ecume des jours, film de M. Gontry, 2013.

Pour lire L'Ecume des jours  : cliquer sur l'image ci-dessus...

 

et pour une analyse du roman, et de plusieurs extraits : cliquer sur le lien.

Pour écouter des chansons de Vian : cliquer sur l'image.

Ces choix littéraires, brouillant les pistes sous pseudonyme, révèlent surtout la fantaisie de Vian, marqué par le surréalisme dont il a hérité le goût de la provocation sociale. S'y ajoutent le sens du merveilleux et le jeu sur l’irréel, et surtout, l'originalité dans la création verbale (Cf. Extrait ci-dessous).

Colin terminait sa toilette. Il s'était enveloppé, au sortir du bain, d'une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l'étagère de verre, le vaporisateur et pulvérisa l'huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d'ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l'aide d'une fourchette dans de la confiture d'abricots. Colin reposa le peigne et, s'armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s'en rapprocha pour vérifier l'état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l'un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d'humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d'un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait.

Il vida son bain en perçant un trou dans le fond de la baignoire. Le sol de la salle de bains, dallé de grès cérame jaune clair, était en pente et orientait l'eau vers un orifice situé juste au-dessus du bureau du locataire de l'étage inférieur. Depuis peu, sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place. Maintenant, l'eau tombait sur son garde-manger.

Il glissa ses pieds dans des sandales de cuir de roussette et revêtit un élégant costume d'intérieur, pantalon de velours à côtes vert d'eau très profonde et veston de calmande noisette. Il accrocha la serviette au séchoir, posa le tapis de bain sur le bord de la baignoire et le saupoudra de gros sel afin qu'il dégorgeât toute l'eau contenue. Le tapis se mit à baver en faisant des grappes de petites bulles savonneuses. Il sortit de la salle de bains et se dirigea vers la cuisine, afin de surveiller les derniers préparatifs du repas. [...] Le couloir de la cuisine était clair, vitré des deux côtés, et un soleil brillait de chaque côté, car Colin aimait la lumière. Il y avait des robinets de laiton soigneusement astiqués, un peu partout. Les jeux des soleils sur les robinets produisaient des effets féeriques. Les souris de la cuisine aimaient danser au son des chocs des rayons de soleil sur les robinets, et couraient après les petites boules que formaient les rayons en achevant de se pulvériser sur le sol, comme des jets de mercure jaune. Colin caressa une des souris en passant, elle avait de très longues moustaches noires, elle était grise et mince et lustrée à miracle. Le cuisinier les nourrissait très bien sans les laisser grossir trop. Les souris ne faisaient pas de bruit dans la journée et jouaient seulement dans le couloir.

B. Vian, L'Ecume des jours, extrait de l'incipit, 1947.

Raymond Queneau (1903-1976)
Queneau, variations autour d'un portrait

 Dès 1924, Queneau rejoint le mouvement surréaliste, évoqué dans une nouvelle, Odile (1937), et, même après sa rupture avec Breton en 1929, il entretient des liens d’amitié avec plusieurs de ses membres. En fait, toutes les nouveautés le passionnent, depuis les recherches mathématiques jusqu’à celles de la psychanalyse, reprises dans Chêne et Chien, en 1937, en passant par le jazz, le cinéma, la linguistique… C’est d’ailleurs son intérêt pour cette discipline qui l’amène, dans la lignée du structuralisme, à co-fonder, avec le mathématicien François Le Lionnais, l’OuLiPo, « Ouvroir de Littérature Potentielle », sorte de laboratoire destiné à expérimenter toutes les ressources du langage, indépendamment de ce que qu’il veut signifier. En témoigne un recueil, Mille milliards de poèmes, en 1961, « une  sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cent millions d’années (en lisant 24h/24) », selon l’auteur ! Mais ce sont sans doute ses Exercices de style (1947), 99 « variantes »  autour d’une même anecdote (Cf. Extrait ci-dessous), qui illustrent le mieux l’importance qu’il accorde au langage. Autre preuve de son originalité, son adhésion au « Collège de Pataphysique », en 1951, où il peut, pour un temps, donner libre cours à tous les jeux autour de l’Absurde.

Raymond Queneau, variations autour d'un portrait.

Récit

Un jour vers midi du côté du parc Monceau, sur la plate-forme arrière d'un autobus à peu près complet de la ligne S (aujourd'hui 84), j'aperçus un personnage au cou fort long qui portait un feutre mou entouré d'un galon tressé au lieu de ruban. Cet individu interpella tout à coup son voisin en prétendant que celui-ci faisait exprès de lui marcher sur les pieds chaque fois qu'il montait ou descendait des voyageurs. Il abandonna d'ailleurs rapidement la discussion pour se jeter sur une place devenue libre.

Deux heures plus tard, je le revis devant la gare Saint-Lazare en grande conversation avec un ami qui lui conseillait de diminuer l'échancrure de son pardessus en en faisant remonter le bouton supérieur par quelque tailleur compétent.

Précisions

Dans un autobus de la ligne S, long de 10 mètres, large de 2,1, haut de 3,5, à 3 km. 600 de son point de départ, alors qu'il était chargé de 48 personnes, à 12 h. 17, un individu de sexe masculin, âgé de 27 ans 3 mois 8 jours, taille de 1 m 72 et pesant 65 kg et portant sur la tête un chapeau haut de 17 centimètres dont la calotte était entourée d'un ruban long de 35 centimètres, interpelle un homme âgé de 48 ans 4 mois 3 jours et de taille 1 m 68 et pesant 77 kg., au moyen de 14 mots dont l'énonciation dura 5 secondes et qui faisaient allusion à des déplacements involontaires de 15 à 20 millimètres. Il va ensuite s'asseoir à quelque 2 m. 10 de là.

118 minutes plus tard il se trouvait à 10 mètres de la gare Saint-Lazare, entrée banlieue, et se promenait de long en large sur un trajet de 30 mètres avec un camarade âgé de 28 ans, taille 1 m. 70 et pesant 71 kg. qui lui conseilla en 15 mots de déplacer de 5 centimètres, dans la direction du zénith, un bouton de 3 centimètres de diamètre..

Notations

Dans l'S, à une heure d'affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s'irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu'il passe quelqu'un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus.

Deux heures plus tard, je le rencontre cour de Rome, devant la gare Saint- Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : "tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus."; il lui montre où (à l'échancrure) et pourquoi.

R. Queneau, Exercices de style, 1947.

Queneau, "Zazie dans le métro"

Aussi fantaisiste et polymorphe que son ami Boris Vian, Queneau a donc abordé bien des domaines, poésie, chansons, scénarios, pour Resnais, Chabrol, Clément, et des romans, Le Chiendent (1933), Pierrot mon ami (1942), et surtout Zazie dans le métro qui lui vaut le succès en 1959. Un succès dû à la fois à ses personnages, notamment son héroïne avec sa vision insolite de la vie parisienne, et au langage qui reproduit l’oralité la plus familière par son lexique, argot et néologismes, sa syntaxe déstructurée, pleine de vivacité, sans oublier son orthographe, souvent originale (Cf. Extrait ci-dessous). On retrouve, dans un autre roman, Les Fleurs bleues (1965), inclassable, la même fantaisie que Queneau révèle lui-même dans le « Prière d’insérer » en soulignant les anachronismes, la dimension irréelle de l’action, et le flou entre le rêve et la réalité :

On connaît le célèbre apologue chinois : Tchouang-tseu rêve qu'il est un papillon, mais n’est-ce point le papillon qui rêve qu'il est Tchouang-tseu ? De même dans ce roman, est-ce le duc d'Auge qui rêve qu'il est Cidrolin ou Cidrolin qui rêve qu'il est le duc d'Auge ? 

On suit le duc d'Auge à travers l'histoire, un intervalle de cent soixante-quinze années séparant chacune de ses apparitions. En 1264, il rencontre Saint Louis ; en 1439, il s'achète des canons ; en 1614, il découvre un alchimiste ; en 1789, il se livre à une curieuse activité dans les cavernes du Périgord. En 1964 enfin, il retrouve Cidrolin qu'il a vu dans ses songes se consacrer à une inactivité totale sur une péniche amarrée à demeure. Cidrolin, de son côté, rêve... Sa seule occupation semble être de repeindre la clôture de son jardin qu'un inconnu souille d'inscriptions injurieuses.

Tout comme dans un vrai roman policier, on découvrira qui est cet inconnu. Quant aux fleurs bleues...

Pour lire Zazie dans le métro : cliquer sur l'image.

Gabriel se tourna vers Marceline qui souriait :- Tu vois comment ça raisonne déjà bien une mouflette de cet âge ? On se demande pourquoi c'est la peine de les envoyer à l'école.- Moi, déclara Zazie, je veux aller à l'école jusqu'à soixante-cinq ans.- Jusqu'à soixante-cinq ans ? répéta Gabriel un chouïa surpris.- Oui, dit Zazie, je veux être institutrice.

- Ce n'est pas un mauvais métier, dit doucement Marceline. Y a la retraite. Elle ajouta ça automatiquement parce qu'elle connaissait bien la langue française.- Retraite mon cul, dit Zazie. Moi c'est pas pour la retraite que je veux être institutrice.- Non bien sûr, dit Gabriel, on s'en doute.- Alors c'est pourquoi ? demanda Zazie.- Tu vas nous espliquer ça.- Tu trouverais pas tout seul, hein ?

- Elle est quand même fortiche la jeune d'aujourd'hui, dit Gabriel à Marceline.Et à Zazie :- Alors ? pourquoi que tu veux l'être, institutrice .

- Pour faire chier les mômes, répondit Zazie. Ceux qu'auront mon âge dans dix ans, dans vingt ans, dans cinquante ans, dans mille ans, toujours des gosses à emmerder.

- Et bien, dit Gabriel.

- Je serais vache comme tout avec elles. Je leur ferai lécher le parquet. Je leur ferai manger l'éponge du tableau noir. Je leur enfoncerai des compas dans le derrière. Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes. En hiver. Hautes comme ça (geste).

Avec des grands éperons pour leur harder la chair du derche.

- Tu sais, dit Gabriel avec calme, d'après ce que disent les journaux, c'est pas du tout dans ce sens-là que s'oriente l'éducation moderne. C'est même tout le contraire. On va vers la douceur, la compréhension, la gentilles. N'est-ce pas Marceline, qu'on dit ça dans le journal ?

- Oui, répondit doucement Marceline. Mais toi Zazie, est-ce qu'on t'a brutalisée à l'école ?

- Il aurait pas fallu voir.

- D'ailleurs, dit Gabriel, dans vingt ans, y aura plus d'institutrices : elles seront remplacées par le cinéma, la tévé, l'électronique, des trucs comme ça. C'était aussi écrit dans le journal l'autre jour ? N'est-ce pas Marceline ?

- Oui, répondit doucement Marceline.

Zazie envisagea cet avenir un instant.

- Alors, déclara-t-elle, je serais astronaute.

- Voilà, dit Gabrielle approbativement. Voilà, faut être de son temps.

- Oui, continue Zazie, je serais astronaute pour aller faire chier les Martiens.

Gabriel enthousiasmé se tape les cuisses.

- Elle en a de l'idée, cette petite.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro, extrait, 1859.

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Le "Nouveau Roman" : une remise en cause

NouveauRoman
Les Nouveaux Romanciers

Pour le définir...

"Le Nouveau Roman n'est pas une théorie, c'est une recherche", écrit Alain Robbe-Grillet, en 1962, qui propose, dans le Dictionnaire de littérature contemporaine.1900-1962, une définition pour rendre compte de ce courant, né à la fin des années 50. Qu'est-ce qui unit des romanciers aussi divers que Robbe-Grillet et Michel Butor, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras ?

 

Des refus

 

Comme souvent lorsque se forme un nouveau courant littéraire, il se fonde en s'opposant à ses prédécesseurs. Les Nouveaux Romanciers, de même, ne veulent plus jouer le rôle traditionnel du romancier fixé au XIX° siècle.

Les "nouveaux romnciers" , 1959 :  de g. à dr., A. Robbe-Grillet, C. Simon, C. Mauriac, J. Lindon, R. Pinget, S. Beckett, N. Sarraute, C. Ollier. Photo Mario Dondero, Editions de Minuit.

- Le refus de l'intrigue

Même quand il choisit le registre fantastique ou épique, le romancier traditionnel construit une histoire qui prend le réel comme point de départ, soit pour le reproduire, quand il se veut réaliste, soit pour s'en écarter. Ainsi, son intrigue, même s'il joue sur les analepses, les prolepses, les ellipses, a un début, un point d'apogée, un dénouement, plus ou moins ouvert. On peut en déterminer le schéma narratif, et c'est ce qui contribue à donner au roman sa signification, critique sociale ou défense de valeurs, optimisme ou pessimisme à travers l'itinéraire du héros, par exemple.

Or, dans cet après-guerre parcouru d'interrogations sur le monde et sur l'homme, qui nourrit plus d'incertitudes qu'il n'apporte de réponses, où tout, comme dans les sciences physiques, semble en proie à la relativité et au discontinu, n'est-il pas illusoire de chercher à structurer une intrigue qui impose un sens à l'oeuvre ?

 

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.  Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau Roman, extrait, 1963.

- Le refus du personnage

De même, le roman traditionnel repose sur ses personnages, héros, protagonistes, figurants. Le personnage est donc nettement caractérisé, par un narrateur souvent omniscient : il est doté d'une identité, d'une famille, d'une profession, d'un caractère... La réalité autour de lui lui donne sens, un vêtement, un objet possédé, une préférence alimentaire..., et ce sont ses passions, amour, argent, ambition, qui font progresser l'intrigue.

Or, les questionnements du monde moderne et les recherches en psychanalyse sont venus détruire ce bel agencement humain. L'homme n'est plus rassurant, il n'est plus, comme le dit Robbe-Grillet, "la raison de toute chose, la clé de l'univers". Les Nouveaux Romanciers refusent donc de conserver au personnage son statut privilégié.

Les recherches

 

Ainsi, le Nouveau Roman est d'abord la création d'hommes en quête de sens, avec ce que cela implique de flou et de tâtonnements. IL est, toujours selon Robbe-Grillet, "une recherche qui crée elle-même ses propres significations, au fur et à mesure."

- L'action s'efface, au profit des consciences qui observent, perçoivent, ressentent, jugent le monde dans lequel elles se meuvent. Inaction, vide, ralentis, répétitions, voilà ce qui remplace l'intrigue au sens propre.

- Le personnage ne vaut que par sa seule conscience réfléchissant le monde, réfléchissant sur le monde, en interaction parfois avec d'autres consciences confrontées à un même phénomène.

- Dans ces conditions, l'écrivain aussi s'efface, laissant la place à un narrateur extérieur. Semblable à une caméra qui enregistre, il raconte des gestes, des regards ; il reproduit les mots d'une conversation, mais aussi ses silences.

Au lecteur, laissé libre, de trouver une signification, de démonter le mécanisme de la création littéraire pour l'interpréter.

 

Une écriture

 

Cela explique l'importance que prend, dans le Nouveau Roman, le "flux de conscience", qui dépasse de beaucoup le traditionnel monologue intérieur, pour entrecroiser ce qui se passe à l'extérieur, le dialogue audible, et ce qui reste intérieur, le non-dit. Importance aussi du présent de narration, comme si l'homme ne pouvait être que suspendu dans l'instant, prisonnier de cette conscience qui ne s'arrête jamais. Présent, passé, futur se confondent même parfois dans cette conscience qui se cherche.

Le Nouveau Roman n'a donc pas - comme on le lui a souvent reproché - fait disparaître l'homme. Il l'a seulement rendu plus incertain, vacillant dans un univers lui-même incertain.

Nathalie Sarraute (1900-1999)

Sarraute lit  "Tropismes"

Nathalie Sarraute lit Tropismes

Quand Sarraute publie, en 1939, un premier recueil de dix-neuf récits, Tropismes – ignoré, jusqu’à ce qu’il paraisse en 1957, augmenté de six récits –, elle inaugure ce qu’Emile Henriot, critique littéraire au Monde, nomme, en mars 1957, « Nouveau Roman ». Dans ces textes brefs, il ne se passe rien, à proprement parler, quelques situations banales, quelques gestes insignifiants, des paroles sans réel intérêt… Et pourtant des rapports humains se nouent, des sentiments violents se manifestent. Il faut attendre un essai L’Ère du soupçon (1956) pour que Sarraute justifie son refus du roman traditionnel et explique ce que sont les « tropismes » :

[...] des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. [...] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent. Ces mouvements sont subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains, et la substance même de notre vie.

C’est cette recherche pour exprimer les tropismes qui sous-tend toute l’œuvre de Sarraute, théâtre, tels Le Silence (1964) ou Le Mensonge (1967), ou romans : Portrait d’un inconnu (1948), Martereau (1953), Le Planétarium (1959). L’intrigue perd toute importance, jusqu’à faire de l’œuvre d’art, de sa création, de sa réception, de sa survie, en une forme de mise en abyme, le personnage principal, comme dans Les Fruits d’or, salué par le Prix International de Littérature en 1963, ou Entre la vie et la mort (1968). Il s’agit donc d’appréhender des états psychologiques à peine perceptibles, mouvements d’attraction et de répulsion seulement pressentis, qui affleurent fugitivement, se succédant et se détruisant sans cesse dans une zone obscure de la conscience. Pour cela, il faut décrypter, sous les banalités et les clichés, le non-dit, la « sous-conversation ». Cela fait alors apparaître les multiples « drames microscopiques » qui se jouent entre l’homme et les autres, notamment sa famille, entre lui et les objets, et même au sein de la conscience, jalousies, rivalités, mensonges, mauvaise foi… 

Le Magazine littéraire, n°196.

Sarraute, in "Le Magazine littéraire"

Ce dialogue intérieur, c’est aussi lui qui fait l’originalité d’Enfance (1983), récit appartenant au genre plus traditionnel de l’autobiographie où deux voix alternent (Cf. Extrait ci-dessous), l’écrivain et une sorte de double contestataire : elles se combinent, se complètent parfois, mais aussi s’affrontent.

— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d'enfance »... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.

— Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...

— C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... c'est peut-être que tes forces déclinent...

— Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...

— Et pourtant ce que tu veux faire... « évoquer tes souvenirs »... est-ce que ce ne serait pas...

— Oh, je t'en prie...

— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu'ici, tant bien que mal...

— Oui, comme tu dis, tant bien que mal.

— Peut-être, mais c'est le seul où tu aies jamais pu vivre... celui...

— Oh, à quoi bon ? je le connais.

— Est-ce vrai ? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s'échappe... tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant... vers quoi ? qu'est-ce que c'est ? ça ne ressemble à rien... personne n'en parle... ça se dérobe, tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses... où ? n'importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre... Tiens, rien que d'y penser...

— Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n'est pas toujours cette même crainte... Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d'encore informe se propose... Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l'avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes...

— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c'est que ça ne tremble pas... pas assez... que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d'avance...

— Rassure-toi pour ce qui est d'être donné... c'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent... laisse-moi...

N. Sarraute, Enfance, incipit, 1983.

Cela explique également le style très particulier de Nathalie Sarraute, notamment son utilisation de la juxtaposition, aussi bien de regards divers posés sur une même scène, que de scènes « collées » sans lien les unes aux autres. Cette impression de fragmentation se retrouve au niveau des paragraphes, juxtaposés comme pour restituer des bribes de dialogue, et des phrases, entrecoupées, inachevées, avec une multiplication de points de suspension qui restituent le poids des silences, autant d’incertitudes.

Car c’est bien cette notion d’incertitude, de « soupçon », qui définit l’œuvre de Sarraute, dont Le Planétarium offre un bel exemple. Un des personnages, Germaine Lemaire, est une romancière connue, assise à sa table en train d’écrire un roman… Situation littéraire déjà connue, le romancier en train d’écrire le roman que nous lisons, sauf qu’ici intervient une question, le titre d’un article critique qu’elle découvre : « Madame Germaine Lemaire est-elle notre Madame Tussaud ? », allusion au musée londonien de figures de cire. Elle ôte par avance toute validité à la fois à ce personnage, et à tous ceux qui vont se mouvoir dans le roman.

Voici les Guimier. Un couple charmant. Gisèle est assise auprès d’Alain. Son petit nez rose est ravissant. Ses jolis yeux couleur de pervenche brillent. Alain a un bras posé autour de ses épaules. Ses traits fins expriment la droiture, la bonté. Tante Berthe est assise auprès d’eux. Son visage, qui a dû être beau autrefois, ses yeux jaunis par le temps sont tournés vers Alain. Elle lui sourit. Sa petite main ridée repose sur le bras d’Alain d’un air de confiance tendre. Mais on éprouve en les voyant comme une gêne, un malaise. Qu’est-ce qu’ils ont ? On a envie de les examiner de plus près, d’étendre la main… Mais attention. Un cordon les entoure. Tant pis, il faut voir. Il faut essayer de toucher… Oui, c’est bien cela, il fallait s’en douter. Ce sont des effigies. Ce ne sont pas les vrais Guimier.

N. Sarraute, Le Planétarium, 1959.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de N. Sarraute, un site très complet :  cliquer sur le logo.

... et un entretien avec N. Sarraute sur les "tropismes", vidéo INA : cliquer sur le lien.

[ Le couple s"installe. ]

    Devant elle partout il déblayait, émondait, traçait des chemins, elle n’avait qu’à se laisser conduire, à se faire souple, flexible comme un bon danseur. C’était curieux, cette sensation qu’elle avait souvent que sans lui, autrefois, le monde était un peu inerte, gris, informe, indifférent, qu’elle-même n’était rien qu’attente, suspens…

    Aussitôt qu’il était là, tout se remettait en place. Les choses prenaient forme, pétries par lui, reflétées dans son regard… « Viens donc voir… » Il la prenait par la main, il la soulevait de la banquette où elle s’était affalée pour reposer ses pieds enflés, regardant sans les voir les fastidieuses rangées de Vierges aux visages figés, de grosses femmes nues. « Regarde-moi ça.    Pas mal hein ? qu’en dis-tu ? Il savait dessiner le gaillard ? Regarde un peu ce dessin, ces masses, cet équilibre…Je ne parle même pas de la couleur… » De l’uniformité, du chaos, de la laideur, quelque chose d’unique surgissait, quelque chose de fort, de vivant (le reste maintenant autour d’elle, les gens, la vue par les fenêtres sur des jardins, paraissait mort), quelque chose qui tout vibrant, traversé par un mystérieux courant, ordonnait tout autour de soi, soulevait, soutenait le monde…    C’était délicieux de le déléguer pour qu’il fasse le tri, de rester confiante, vacante, offerte, à attendre qu’il lui donne la becquée, de le regarder cherchant leur pâture dans les vieilles églises, chez les bouquinistes sur les quais, les marchands d’estampes. C’était bon, c’était réconfortant.    Une sensation de détente, de sécurité retrouvée, a recouvert petit à petit la douleur, la peur. Il est si ardent, si vivant, il y met une telle passion… C’est cela qui lui permet de découvrir, d’inventer, cette ferveur, cette intensité de sensations, ces désirs effrénés. Elle se sent bien maintenant. L’édifice ébranlé, vacillant, s’est remis petit à petit d’aplomb… C’est ce qui lui manque à elle, cette passion, cette liberté, cette audace, elle a toujours peur, elle ne sait pas… « Tu crois ? Chez nous ? Mais je ne vois pas… » Il riait, il lui serrait le bras… « La grosse bête, non, pas celle-ci, voyons, c’est un fauteuil Voltaire, non, là, tendue de soie rose pâle, la bergère… » Elle s’était sentie d’un coup excitée, elle avait participé aussitôt, cela avait touché un de ses points sensibles, à elle aussi, la construction de leur nid ; elle était un peu effrayée… « Ça doit coûter une fortune…Pas ça chez nous, Alain ! Cette bergère ? » Elle aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, l’économie, mais il l’avait rassurée : « Mais regarde, voyons, c’est une merveille, une pièce superbe…Tu sais, ça changerait tout, chez nous… » Le mariage seul donne des moments comme celui-ci, de fusion, de bonheur, où, appuyée sur lui, elle avait contemplé la vieille soie d’un rose éteint, d’un gris délicat, le vaste siège noblement évasé, le large dossier, la courbe désinvolte et ferme des accoudoirs… Une caresse, un réconfort coulait de ces calmes et généreux contours…au coin de leur feu… juste ce qu’il fallait…« Il y aurait la place, tu en es sûr ?

– Mais oui, entre la fenêtre et la cheminée… ».

Tutélaire, répandant autour d’elle la sérénité, la sécurité – c’était la beauté, l’harmonie même, captée, soumise, familière, devenue une parcelle de leur vie, une joie toujours à leur portée.

N. Sarraute, Le Planétarium, 1959.

Marguerite Duras (1914-1996)

Marguerite Duras

Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi et l’amour qu’on se portait les uns les autres, et la haine aussi, terrible, dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l'amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m'est encore inaccessible, cachée au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour. Elle est le lieu au seuil de quoi le silence commence. Ce qui s’y passe c’est justement le silence, ce lent travail pour toute ma vie. Je suis encore là, devant ces enfants possédés, à la même distance du mystère. Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée.

M. Duras, L'Amant, extrait, 1984.

M. Duras, dans les années 50.

Film de D. Auvray, "Marguerite telle qu'en elle-même".

Duras, "Un Barrage contre le Pacifique"

Ce court extrait ci-dessus pourrait résumer toute l’œuvre de Duras, théâtre, romans, ou films, faite d’attente, de silence « devant la porte fermée » de ces mystères où amour et haine semblent se confondre. Sa jeunesse en Indochine, quittée en 1931, nourrit cette œuvre qui masque des éléments autobiographiques, sans cesse réinterprétés, comme dans Un Barrage contre le Pacifique (1950), L’Amant (1984), repris, en 1991, par L’Amant de la Chine du nord, ou, au théâtre, dans  L’Éden Cinéma (1977) ; mais l’on y découvre aussi les regards d’une femme que la guerre plonge dans la vie politique : le « groupe de la rue Saint-Benoît », adresse de son appartement, est un lieu de rencontre pour les intellectuels qui résistent, et, dès 1943, avec son mari, Robert Anthelme, elle se met  au service de la Résistance, adhérant au parti communiste jusqu’à son exclusion, en 1950. La mort d’Anthelme, quelques mois après son retour de  déportation à Dachau, ne fait que conforter cet engagement en faveur de toutes les libérations, coloniales, comme lors de la guerre d’Algérie, aussi bien que sociales, par exemple en faveur du droit à l’avortement ou durant mai 68.

Pour découvrir sa vie, son oeuvre, un site très complet, avec de nombreux extraits : cliquer sur la signature.

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Pourquoi la classer parmi les "Nouveaux romanciers", alors qu’elle a toujours rejeté cette étiquette ?

- Certes, plusieurs de ces romans, depuis le premier, Les Impudents, publié dès 1943, racontent encore une « histoire », faite souvent de déchirements familiaux, amoureux, qui se déroulent dans des lieux clos, sous le regard d’une société sans pitié, tels Moderato Cantabile (1958), Le Ravissement de Lol V. Stein (1954) ou Le Vice-Consul (1966). Mais, le plus souvent, cette histoire n’est, comme dans Les Petits chevaux de Tarquinia (1953), qu’un prétexte pour mettre à jour ce qui se joue au plus profond des personnages et dans leurs interactions.

- Des personnages ? Là encore, ils existent bien dans l’œuvre de Duras, mais on est très loin du personnage balzacien. Eux sont des êtres enfermés dans leur solitude, qui ne se révèlent au lecteur que par des gestes imperceptibles, et, surtout, par la « sous-conversation », les non-dits et les silences qui ponctuent leurs paroles. Le cas extrême est sans doute le dialogue entre l’homme et la femme qui forme l’essentiel dans Le Square (1955), phrases entrecoupées que seules séparent de brèves notations sur ce qui se passe autour d’eux. En fait, ses personnages, notamment ses héroïnes, telle Anne Desbaresdes dans Moderato Cantabile (Cf. Extrait ci-dessous), vivent sans vraiment savoir pourquoi, et attendent que « quelque chose du monde vienne à eux ».

- D’où cette écriture particulière, avec le brouillage fréquent des temps, effort de la conscience pour se saisir dans le futur, tandis que l’instant présent, si éphémère, devient si vite un passé oublié. D’où aussi de brefs paragraphes, des dialogues elliptiques avec des phrases suspendues, la désignation anonyme des protagonistes, les variations des temps verbaux… et, toujours, un narrateur externe aussi détaché que l’œil d’une caméra.

M. Duras, extraits de Savannah Bay, Cie "Pourquoi pas?", mise en scène par S.-L. Salomon-Maufroy.

[Anne Desbaresdes, épouse d’un riche industriel, et Chauvin, ancien ouvrier de son mari, témoins d’un meurtre, ont lié des rapports ambigus. Mais, au cours de ce dîner qu’elle préside, Anne comprend que l’amour ne peut exister entre eux.]

Quelques-uns ont déjà repris du canard à l’orange. La conversation, de plus en plus facile, augmente à chaque minute l’éloignement de la nuit.

Dans l’éclatante lumière des lustres, Anne Desbaresdes se tait et sourit toujours.

L’homme(1) s’est décidé à repartir vers la fin de la ville, loin de ce parc. À mesure qu’il s’en éloigne, l’odeur des magnolias diminue, faisant place à celle de la mer.

Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin qu’on la laisse en paix.

L’homme reviendra malgré lui sur ses pas. Il retrouve les magnolias, les grilles, et les baies au loin, encore et encore éclairées. Aux lèvres, il a de nouveau ce chant(2) entendu dans l’après-midi, et ce nom dans la bouche qu’il prononcera un peu plus fort. Il passera.

Elle, le sait encore. Le magnolia entre ses seins se fane tout à fait. Il a parcouru l’été en une heure de temps. L’homme passera outre au parc tôt ou tard. Il est passé. Anne Desbaresdes continue dans un geste interminable à supplicier la fleur.

     - Anne n’a pas entendu.

Elle tente de sourire davantage, n’y arrive plus. On répète. Elle lève une dernière fois la main dans le désordre blond de ses cheveux. Le cerne de ses yeux s’est encore agrandi. Ce soir, elle pleura(3). On répète pour elle seule et on attend.

     - Il est vrai, dit-elle, nous allons partir dans une maison au bord de la mer. Il fera chaud. Dans une maison isolée au bord de la mer.

     - Trésor(4), dit-on.

     - Oui.

Alors que les invités de disperseront en ordre irrégulier dans le grand salon attenant à la salle à manger, Anne Desbaresdes s’éclipsera, montera au premier étage. Elle regardera le boulevard par la baie du grand couloir de sa vie. L’homme l’aura déjà déserté. Elle ira dans la chambre de son enfant, s’allongera par terre, au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu’elle écrasera entre ses seins, il n’en restera rien. Et entre les temps sacrés de la respiration de son enfant, elle vomira là, longuement, la nourriture étrangère qu’elle fut forcée de prendre.

1. Chauvin.

2. Le morceau joué au piano par le fils d’Anne.

3. En quittant Chauvin.

4. Surnom du fils d’Anne.

M. Duras, Moderato Cantabile, ch. VII, 1958.

Extrait d'India Song, et commentaire de Duras : cliquer sur le lien 

Oubli, mémoire, fantasmes fascinants autant que répulsifs, dépossession de soi, souvent aidée par l’alcool … autant de thèmes chers à Duras, que l’on retrouve dans ses pièces, telles Des Journées entières dans les arbres, jouée par Madeleine Renaud en 1965, ou l’étrange Savannah Bay, en 1982, où une même scène traumatique est incessamment revécue sans que l’on puisse en définir exactement les contours, ni même en identifier clairement les personnages et leur lien avec ceux qui dialoguent sur scène : « Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants. »

C’est enfin le cinéma qui, dès 1966 avec La Musica, adaptée de sa pièce de théâtre, permet à Duras de restituer cet univers où tout s’efface, par le jeu des images, des voix, de la musique aussi, dont le rôle est prépondérant dans une autre adaptation, India Song, réalisée en 1975.  

Michel Butor (né en 1926)

M. Butor

Le mot "recherche", caractéristique du Nouveau Roman, convient tout particulièrement aux activités littéraires de Butor. Recherches sur la littérature en lien avec son métier d'enseignant, exercé à Nice et à Genève, en Grèce, en Angleterre, en Egypte, aux Etats-Unis..., avec de nombreux essais critiques. Recherches à travers des récits de voyage, dans Le Génie du lieu (5 récits parus entre 1955 et 1996), des récits de rêve (Matière de rêve, 5 ouvrages de 1975 à 1995), et une collaboration avec des artistes, textes écrits sur des oeuvres musicales ou picturales, par exemple les Illustrations, ainsi définies : "ILLUSTRATIONS/d’images naissantes/de textes naissants/Qui seront-elles-mêmes/qui seront eux-mêmes".

MIchel Butor, dans son "atelier".

Entretien avec Butor, "Maison de Rousseau et de la littérature", avril 2013.

Recherches aussi sur l'écriture, ses objectifs et ses moyens, et sur le rôle du lecteur dans ses Essais sur le roman (1964). Recherches enfin dans sa propre production romanesque, où il s'intéresse, en particulier, à l'étude de l'espace et du temps, et aux formes de l'énonciation. Ainsi, dans Passage de Milan (1954), il reproduit la succession des heures d'une nuit, vécue par les sept familles d'un immeuble parisien, puis, dans Degrés, son dernier roman paru en 1960, celle des minutes d'une heure de cours. Le terme "labyrinthe", qui revient souvent dans ses conférences, correspond à des oeuvres où, comme dans L'Emploi du temps (1956) ou La Modification (1957), les espaces se superposent jusqu'à se brouiller, tandis que le passé, le présent et l'avenir se mêlent, "réseau" - autre terme cher à Butor - complexe où se perd la conscience de soi.

Butor, "L'Emploi du temps"

Pour découvrir L'Emploi du temps : cliquer sur l'image.

La Modification, 1957

Ce roman offre un bon exemple de "réseau", dans tous les sens du terme. "Réseau" des voies ferrées : le narrateur, Léon Delmont, dans le train qui le conduit à Rome pour retrouver sa maîtresse, Cécile, revit ses précédents voyages, qui s'entrecroisent. "Réseau" du flux de conscience dans le long monologue qu'il s'adresse, par le choix du pronom "vous", à lui-même, mais qui implique aussi, indirectement, le lecteur. L'observation détachée de soi, mais aussi des êtres qui l'entourent, mais surtout le "réseau" des objets, les gestes auxquels ils l'obligent, les sensations qu'ils provoquent, sont autant de révélateurs. Ils amènent Delmont à découvrir sa "modification" et le fait qu'inconsciemment ses choix participent au mythe collectif que fonde le seul nom "Rome"; presqu'arrivé à destination, il comprend qu'il renoncera à sa maîtresse pour retourner auprès de son épouse, et que seule l'écriture pourra donner un sens à son existence.

Butor, "La Modification"

Pour feuilleter La Modification : cliquer sur l'image.

À droite, au travers de la vitre fraîche à laquelle s'appuie votre tempe, et au travers aussi de la fenêtre du corridor à demi ouverte devant laquelle vient de passer un peu haletante une femme à capuchon de nylon, vous retrouvez, se détachant à peine sur le ciel grisâtre l'horloge du quai où l'étroite aiguille des secondes poursuit sa ronde saccadée, marquant exactement huit heures huit, c'est-à-dire deux pleines minutes de répit encore avant le départ, et sans cesser de tenir serré dans votre main gauche le volume que vous avez acheté presque sans vous arrêter dans la salle des Pas Perdus, vous fiant à sa collection, sans lire son titre ni le nom de l'auteur, vous découvrez à votre poignet jusqu'alors caché sous la triple manche blanche, bleue et grise, de votre chemise, de votre veston, de votre manteau, votre montre rectangulaire fixée par une courroie de cuir pourpre, avec ses chiffres enduits d'une matière verdâtre qui brille dans la nuit, qui marque huit heures douze et dont vous corrigez l'avance.

Dehors, une voiture à accumulateurs se fraye un chemin sinueux parmi la grise foule affairée, encombrée, qui s'émeut, qui s'embrouille dans ses conciliabules et ses adieux, tendant l'oreille aux bribes de paroles déformées que déversent les haut-parleurs, puis l'autre train s'ébranle dans le bruit, ses wagons verts passant les uns après les autres jusqu'au dernier qui, se retirant comme la frange d'un rideau de théâtre, ouvre à vos yeux, comme une scène immensément allongée, un autre quai populeux avec une autre horloge et un autre train immobile qui, lui, ne partira vraisemblablement qu'une fois que le vôtre aura quitté la gare.

M. Butor, La Modification, Extrait, 1957.

Au-delà de la fenêtre toujours aussi brouillée de pluie, se superposant à la série des pylônes réguliers comme un coup inattendu légèrement plus fort, un signal en damier tourne d’un quart de tour. Une secousse un peu plus violente fait sursauter le couvercle du cendrier sur votre main droite. De l’autre côté du corridor, au-delà de la vitre rayée d’une gerbe de petits fleuves semblables à des trajectoires de très lentes et très hésitantes particules dans une chambre de Wilson, un camion bâché lève d’énormes éclaboussures parmi les flaques jaunes de la route.

Cette fois-ci vous n’aurez pas besoin de retourner à l’Albergo Quirinale, ni de vous presser après le repas puisque vous rentrerez passer la soirée au cinquante-six via Monte della Farina, dans cette chambre que Cécile va bientôt quitter et que vous ne verrez plus qu’une ou deux fois par semaine par conséquent.

Puis quelqu’un demandera d’éteindre la lampe.

À travers la vitre un peu moins brouillée par les gouttes de la pluie qui s’atténue, vous apercevez une voiture semblable à la vôtre, une quinze chevaux noire toute maculée de boue, aux essuie-glaces papillotants, qui s’éloigne bientôt de la voie et disparaît derrière une grange, entre les vignes de l’autre côté du corridor où s’avance maintenant brandissant sa sonnette le garçon du wagon-restaurant. Passe la gare de Fontaines-Mercurey.

M. Butor, La Modification, extrait, 1957.

Butor explique Paroles de A à Z, 2010.

6 810 000 litres d'eau par seconde, 1965

Puis, quand Butor renonce au roman, en 1960, il ne renonce pas pour autant à d'autres formes d'"écriture-labyrinthe". Par exemple, dans 6 810 000 litres d'eau par seconde, il entrelace ses propres paroles à celles d'autrui, à la façon d'un "collage" au moyen d'énumérations, de répétitions de mots, de phrases, et de chiffres empruntés : les phrases de Chateaubriand sur les chutes du Niagara se mêlent à celles de multiples couples amoureux venus contempler le site et à la description objective du narrateur "speaker" pour composer une sorte de partition symphonique.

 

Autre stratégie donc par laquelle Butor, comme dans l'ensemble de son oeuvre, démythifie le rôle de l'écrivain qui, de démiurge qu'il était, devient un simple "arrangeur". Parallèlement, il accroît celui du lecteur, obligé de se mouvoir seul dans le réseau de significations ainsi tissé.

SPEAKER   Partout d’immenses arbres de Noël couverts de 

                    girandoles multicolores.

                    se suspendent mille arc- en-ciel,                                           LECTEUR

                         Et je m’en retourne dans la nuit noire.                             KENT

                    et des acajous au levant descendent dans une nuit             LECTEUR

                    effrayante, on dirait une colonne d'eau du déluge.

LIDDY          Et je me renferme dans ma propre nuit noire.

                    celle qui tombe au fond du gouffre,                                       LECTEUR

SPEAKER    Messes dans les églises aux vitres illuminées

                    de toutes les couleurs,                                                            LECTEUR

MILTON      Avec elle autrefois, mais c'était dans une autre saison.

                   descendent en tournoyant en nappe et brillent  au              LECTEUR

                   clair de  lune.

                         Avec lui autrefois dans cette neige.                                  NELLY

                   entraînés par le courant d'air qui  se précipite au midi         LECTEUR

                         Je hais cette nuit.                                                               KENT

                   s'arrondit en un vaste cylindre,                                               LECTEUR

SPEAKER   Les réveillons dans tous les restaurants décorés de

                   gui et de houx.

Alain Robbe-Grillet (1922-2008)

Robbe-Grillet

Est-ce sa formation d’ingénieur agronome qui a influencé Robbe-Grillet dans sa volonté d’une approche analytique, quasi scientifique, du réel ?

Le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement.[…] À la place de cet univers de « significations » (psychologiques, sociales, fonctionnelles), il faudrait donc essayer de construire un monde plus solide, plus immédiat. Que ce soit par  leur présence que les objets et les gestes s’imposent, et que cette présence continue ensuite à dominer, par-dessus toute théorie explicative qui tenterait de les enfermer dans un quelconque système de référence, sentimental, sociologique, freudien, métaphysique ou autre.

Alain  Robbe-Grillet.

Entretien avec Robbe-Grillet : "Apostrophes", février 1976.

C’est, en tout cas, cette volonté qu’il affirme dans son essai Pour un nouveau Roman (1963) : « La fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité – ou même une interrogation – connue à l’avance, mais de mettre au monde des interrogations (et aussi peut-être, à terme, des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes. ». Il cherche à la mettre en œuvre, aussi bien dans ses romans qu’au cinéma, d’abord avec Alain Resnais, puis dans ses propres films, quasi expérimentaux, L’Immortelle (1963), Trans-Europ-Express (1967), L’Homme qui meurt (1968), Glissements progressifs du plaisir (1974) : tous traduisent sa réflexion sur l’importance du montage des séquences, qui prolonge celle déjà réalisée dans des romans comme Les Gommes (1953), La Jalousie (1957) ou  Dans le labyrinthe (1959). Ces romans ne proposent, en effet, aucune réponse, laissant au lecteur le soin d’en dégager une en démontant le mécanisme de création de l’œuvre. Son créateur, le romancier, se contente, lui, d’être « le voyeur », pour reprendre le titre d’un roman, paru en 1955, celui qui observe, avec détachement, les êtres et les choses. Les objets, notamment, envahissent ses œuvres, jusqu’aux Instantanés, recueil de six textes paru en 1962, dont chacun ressemble à l’assemblage précis constitutif d’une nature morte. Même quand il s’agit d’humains, Robbe-Grillet enregistre des gestes, des comportements, souvent les plus insignifiants, sans laisser transparaître le moindre état d’âme, comme si l’homme lui-même devenait objet.

L’objectif du romancier est alors de « bâtir quelque chose à partir de rien, qui tienne debout tout seul, sans avoir à s’appuyer sur quoi que ce soit d’extérieur à l’œuvre ». L’œuvre seule, donc… C’est sa structure qui lui donne sens, en particulier ces scènes répétitives, où les quelques variations révèlent obsessions et fantasmes, comme l’explique La Jalousie : « Ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière peuvent donner lieu à des modifications - bien qu’à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ. » On note aussi l’écriture instantanée d’un présent figé, alors même qu’il porte en lui le passé et est, déjà, lourd du futur, mélange indissociable du réel et de l’imaginaire. L’ensemble traduit toujours une fragilité, l’usure du vivant face à l’immobilité froide des choses.

Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin.

Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde a sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire ça et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux. Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. Il est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbres où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.

Quand tout est prêt, la lumière s’allume…

A. Robbe-Grillet, Les Gommes, incipit, 1953.

Pour en savoir plus sur l'oeuvre de Robbe-Grillet, un site très riche : cliquer  sur l'image.

Pour lire des extraits : cliquer  sur la couverture.

Robbe-Grillet, "Les Gommes"
Robbe-Grillet, "La Jalousie"
Robbe-Grillet, "Instantanés"
Robbe-Grillet, "Dans le labyrinthe"

Claude Simon (1913-2005)

Claude Simon

Claude Simon.

C’est d’abord la peinture qui, après ses études universitaires, intéresse Claude Simon, élève du peintre André Lhote, passionné également par la photographie. Cela explique sans doute la place que prend l’image, la représentation, dans son œuvre, par exemple dans Histoire (1967), où le lieu central du récit, une « vaste maison délabrée », renferme toutes les cartes postales reçues par la mère du narrateur. Or, ce sont elles, leurs paysages, qui nourrissent la rêverie et stimulent la quête d’un passé mouvant. De même, Les Géorgiques (1981) s’ouvre sur la description d’un dessin, sorte d’étude de nus : deux hommes, l’un plus âgé, plongé dans la lecture d’une lettre, l’autre plus jeune… Cette image d’une transmission entre deux générations annonce le contenu du roman lui-même : trois intrigues s’y superposent, l’histoire d’un futur général d’Empire de l’an II, celle d’un jeune Anglais volontaire de la Guerre d’Espagne en 1937, et celle d’un cavalier pendant la 2nde guerre mondiale.

Contrairement aux autres « nouveaux romanciers », Simon ne renonce pas entièrement à l’intrigue, mais dès son premier roman, Le Tricheur (1946) – qu’il juge ultérieurement trop réaliste – nous constatons que cette intrigue se dilue, parce que l’Histoire s’y mêle, que le destin des hommes devient flou dans les souvenirs.

Enfin, depuis le temps qu’il était mort, il ne devait plus en rester grand-chose j’imagine, et même si elle avait trouvé une tombe avec son nom écrit dessus, qu’est-ce que ... Probablement, elle avait dû penser à ça et le ruminer dans sa tête du jour où elle avait appris qu’il avait été tué et “que tu voies l’endroit où ton père est tombé et que tu n’oublies jamais !” dans ma mémoire d’enfant ... Je me souviens de cette table de billard où nous avons dormi, elle et moi, à Stenay, parce que l’hôtel était plein d’Américains battlefields, et sa figure encore grasse alors, et blanche, et l’odeur de ses crêpes rugueux, poussière de ses voiles noirs qu’elle portait encore, et sa corpulence. Je sentais les buscs de son corset, “... que tu n’oublies jamais !” ... Et alors ce fut ce petit cimetière fleuri dans ce bois où il y avait juste une dizaine de tombes et une où il y avait écrit : “Un officier français et un officier allemand, 1915”, et elle a dit : “C’est peut-être lui, fais ta prière.” Digne et douloureuse, drapée dans ses voiles noirs, veuve orgueilleuse dans son malheur, je soupçonne, oui, avec peut-être même une certaine complaisance, “... un soldat comme ton père, et, si tu en étais digne, prêtre !” et ses yeux brillaient. Le petit bois était plein de soleil et frais, c’était le printemps je crois, et on sentait l’odeur de la terre molle et des feuilles mouillées. “Côte à côte avec son ennemi !” les oiseaux... Quelle grotesque farce ! Comment a-t-elle pu rester des années et des années ainsi à ruminer sa douleur, gluante et froide dans sa bouche, gardant sa photo près de son lit, en tenue de capitaine, lui rappelant sans cesse par son regard silencieux tout son passé exigeant : le brillant officier de la garnison valsant avec sa robe blanche, gonflée de dentelles comme un ballon, sous les lustres du salon aux meubles dorés et peut-être une déclaration sur un banc de pierre, nuit douce où les lilas sentaient si fort, leur parfum suffocant, ses moustaches penchées sur le golfe nu et brillant dans la nuit de son corsage étoffé, taffetas bruissant et tiède haleine... Et enfin il y avait moi présent, “l’image vivante de son père”. Du diable si je dois lui ressembler ! “Digne de lui !” un officier ...

Claude Simon, Le Tricheur, 1946.

Le passage ci-contre met déjà en place tous les thèmes récurrents dans l’ensemble de l’œuvre, les émotions fragmentaires nées d’une image, les souvenirs dont la réalité s’efface, l’aventure des guerres dans lesquelles les destins individuels se fondent, et, toujours, en arrière-plan, l’impossible quête du sens à donner à une vie : « On dirait que les mots assemblés, les phrases, les traces laissées sur le papier par les mouvements de troupes, les combats, les intrigues, les discours, s’écaillent, s’effritent et tombent en poussière […] » Ce commentaire sur ce qu’écrit le général de M., personnage des Géorgiques (1981), illustre la tonalité des romans, cette impression que rien n’a de permanence, rien n’a de solidité, sinon, comme le suggère le titre emprunté à Virgile, les « géorgiques », le travail sur la nature, dans la continuité régulière des saisons, que connaît bien l’écrivain, viticulteur dans sa propriété dans le Roussillon.

Le style adopté, surtout à partir de La Route des Flandres (1960), contribue à créer cette impression : « magma de mots et d’émotions », c’est ainsi que Simon caractérise son œuvre, dans son Discours de Stockholm, lors de la remise du prix Nobel, en 1985. Les phrases, en effet, s’étirent, se répètent, nous égarent par des digressions, des citations insérées, des jeux de mots, des périphrases et des métaphores, en une sorte de collage complexe. Cette écriture caractérisée comme « combinatoire » dans Orion aveugle (1970), soutenue par la disparition de la ponctuation, ou par l’emploi de parenthèses qui s’emboîtent parfois, contribue à perturber la logique, à faire du texte une sorte de kaléidoscope, image, en fait, de la mémoire.

[Le narrateur se rappelle les cartes postales envoyées des colonies à sa mère par son fiancé.]

 

Il existait dans un quelque part où elle irait un jour le rejoindre un au-delà paradisiaque et vaguement oriental quelque Éden quelque jardin à l’inimaginable végétation tout bruissant du cliquetis des palmes balancés comme celles qu’elle pouvait voir ornant les timbres de ces cartes postales qu’il lui en envoyait ne portant le plus souvent au verso dans la partie réservée à la correspondance qu’une simple signature au-dessous d’un nom de ville et d’une date par exemple :

 

                                                                                           Colombo 7 / 8 / 08

                                                                                                      Henri

 

et au recto (quand elle - la jeune fille qu’elle avait été - avait lu le nom de la ville la date la signature et qu’elle retournait la carte, elle et la grand-mère assises l’une en face de l’autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat à l’espagnole qui leur détraquait le foie, si épais (recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d’argent devait rester toute droite sans s’incliner ni tomber sur le bord lorsqu’on la plantait dedans - ou encore, l’été (la carte de Colombo datée d’août avait dû l’atteindre alors que comme chaque année elles étaient déjà parties s’installer à la propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d’un de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés jusqu’au cou, aux pans traînant par terre et évasés comme une corolle, de sorte qu’avec sa coiffure à coques et chignon imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l’envers)... au recto donc, un port, le palais d’un gouverneur, la salle à manger d’un paquebot, le lac argenté scintillant d’obscurs palmiers aux troncs couchés sur l’eau une pirogue, avec, comme légende, Fishing by Moonlight on the Colombo Lake.

C. Simon, Histoire, 1967.

Simon, "La Route des Flandres"
Simon, "Histoire"
Simon, "Les Géorgiques"

Pour lire des extraits :

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Sarraute
Duras
Butor
RobbeGrillet
Simon
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