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Huile sur toile, 81 x 50.
Le XIX° siècle : entre "mal du siècle"et "progrès"

Le contexte socio-historique

Le XIXème siècle voit se succéder, en alternance, trois rois, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, deux empereurs, Napoléon Ier et son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon III, et deux républiques..., en liaison avec des émeutes, des révolutions... et une guerre ! Cela explique ce que l'on a nommé "le mal du siècle", c'est-à-dire la désillusion d'une jeunesse qui a vu l'échec de ses rêves de gloire et de ses idéaux de liberté.

Pourtant, ce siècle a connu aussi une formidable expansion économique, et d'importants progrès sociaux.

De nombreux bouleversements politiques

Le Ier Empire, avec ses victoires militaires, a ouvert un rêve de gloire et de puissance. Mais, en 1814, un premier échec militaire face aux puissances européennes coalisées, contraint Napoléon à l'exil à l'île d'Elbe et conduit au rétablissement de la monarchie ; son retour triomphal, pour une période de "Cent Jours", se clôt par la défaite de Waterloo, et sa chute définitive.

La Restauration met sur le trône Louis XVIII, fils de Louis XV. Même si son pouvoir est encadré par une "Charte" - qui remplace la Constitution, héritée de la Révolution - la monarchie reste encore "de droit divin", mais est profondément divisée entre les "libéraux", qui souhaitent le respect des acquis de la révolution, et les "ultras", qui veulent un retour à l'absolutisme : ils obtiennent, notamment sous Charles X, une limitation des droits civiques et des libertés, qui conduit aux "Trois Glorieuses", appellation donnée par Balzac aux trois journées d'émeute de juillet 1830.

Ces journées amènent au pouvoir Louis-Philippe, avec une Monarchie constitutionnelle, dite "Monarchie de Juillet". Ce roi "bourgeois" inaugure une période de stabilité, donc de prospérité.

David

"Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne", tel est, par exemple, le mot d'ordre du ministre Guizot. L'essor économique se marque, notamment, par le début des "missions coloniales", en Algérie, au Maroc, en Afrique noire, ou par l'organisation des chemins de fer... Mais le pouvoir a fortement limité le droit de vote, en le fondant sur la fortune, et réprime violemment les révoltes. Peu à peu se manifeste une opposition contre Louis-Philippe, mais les réunions politiques sont interdites, ainsi que les "banquets", qui les ont hypocritement remplacées. Les manifestations se multiplient, jusqu'à la révolution de 1848, qui rétablit la République.

Cette Seconde République apporte des lois libérales : outre l'élargissement du droit de vote à tous les hommes de plus de 21 ans, l'esclavage est aboli, grâce à l'action de Victor Schoelcher, ainsi que la peine de mort pour raisons politiques. La liberté de la presse, le droit de réunion, le droit à l'assistance pour les travailleurs sont proclamés... Cela suscite un immense espoir, dans la jeunesse notamment qui aspirait à cette liberté. Mais dès 1849, sous la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, une assemblée conservatrice est élue.  Les clubs et les réunions politiques sont interdits, la loi Falloux rend à l'Eglise le pouvoir sur l'enseignement, et des lois répressives sont votées : limitation de la liberté de la presse et de réunion, du droit de grève...jusqu'à la limitation du droit de vote. Le mécontentement gronde, que sait attiser Louis-Napoléon qui souhaite rétablir l'empire avec le soutien des "bonapartistes". Il n'y parvient que par un coup d'Etat, le 2 décembre 1851 : il dissout l'Assemblée, et convoque le peuple à un plébiscite pour se faire porter au pouvoir. La résistance s'organise, des barricades se dressent à Paris, mais ordre est donné à la troupe de réprimer l'émeute dans le sang. Les opposants, tel Victor Hugo, partent en exil pour ne pas être emprisonnés dans de terribles conditions. Hugo évoque cet épisode dans "Souvenir de la nuit du 4", poème paru en 1853 dans Les Châtiments.

L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.

Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;

On voyait un rameau bénit sur un portrait.

Une vieille grand-mère était là qui pleurait.

Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,

Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche ;

Ses bras pendants semblaient demander des appuis.

Il avait dans sa poche une toupie en buis.

On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.

Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?

Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.

L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,

Disant : - comme il est blanc ! approchez donc la lampe.

Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe !

-Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.

La nuit était lugubre ; on entendait des coups

De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.-

Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres.

Et l'on prit un drap blanc dans l'armoire en noyer.

L'aïeule cependant l'approchait du foyer

Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.

Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides

Ne se réchauffe plus aux foyers d'ici-bas !

Elle pencha la tête et lui tira ses bas,

Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.

- Est-ce que ce n'est pas une chose qui navre !

Cria-t-elle ; monsieur, il n'avait pas huit ans !

Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.

Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,

C'est lui qui l'écrivait. Est-ce qu'on va se mettre

A tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !

On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
Dire qu'ils m'ont tué ce pauvre petit être !
Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
Cela n'aurait rien fait à monsieur Bonaparte
De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! -
Elle s'interrompit, les sanglots l'étouffant,

Puis elle dit, et tous pleuraient près de l'aïeule :

- Que vais-je devenir à présent toute seule ?

Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd'hui.

Hélas ! je n'avais plus de sa mère que lui.

Pourquoi l'a-t-on tué ? Je veux qu'on me l'explique.

L'enfant n'a pas crié vive la République.

 

-Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,

Tremblant devant ce deuil qu'on ne console pas.

 

Vous ne compreniez point, mère, la politique.

Monsieur Napoléon, c'est son nom authentique,

Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ;

Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets,

De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve,

Ses chasses ; par la même occasion, il sauve

La famille, l'église et la société ;

Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l'été,

Où viendront l'adorer les préfets et les maires ;

C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand-mères,

De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,

Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

Hugo, "Souvenir de la nuit du 4", Châtiments

Le Second Empire, s'il permet un important essor économique, est aussi très répressif pour les libertés publiques. L'affaire de la succession au trône d'Espagne, auquel aspire un prince allemand, déclenche un conflit entre la France, qui craint la montée des nationalismes, et la Prusse. Cette guerre franco-prussienne, déclarée par la France le 19 juillet 1870, se termine très rapidement par la défaite de Sedan. L'empereur se rend et est fait prisonnier.

Mais un gouvernement provisoire, présidé par Thiers, proclame la Troisième République et poursuit la guerre. Après un long siège de Paris, l'armistice est signé le 29 janvier 1871, l'Alsace et la Lorraine sont cédées à la Prusse, la capitale restera occupée jusqu'en 1873 après le paiement de lourds dommages de guerre. C'est aussi cette guerre qui provoque la révolte du peuple parisien, épuisé par le siège : il forme "la Commune", un gouvernement révolutionnaire qui, de mars à mai 1871, gouverne en établissant des lois très sociales. Mais le gouvernement légitime, alors installé à Versailles, fait donner l'assaut sur Paris par l'armée : c'est la "Semaine sanglante". Jusqu'à la fin du siècle, 7 présidents se succèdent, et de nombreuses crises politiques ont lieu, en raison du nationalisme exacerbé  des "Patriotes"- dont témoigne la violence de l'affaire Dreyfus -, de scandales qui se multiplient, tel celui du canal de Panama, mais aussi de l'aspiration du peuple à plus de droits, qui entraîne des revendications sociales et des grèves.

C'était le moment où ces industriels fleurissaient. La France était leur proie ; ils disposaient de la fortune publique. Une sorte de vertige semblait avoir gagné toutes les têtes. La commandite régnait et gouvernait. A l'aide d'un fonds social, divisé par petits coupons, combinaison bien simple comme vous le voyez, on parvint alors à extraire de l'argent de bourses qui ne s'étaient ajmais ouvertes, à exercer une rafle générale sur les épargnes des pauvres gens.

Louis Reybaud, Jérome Paturot à la recherche d'une position sociale

Aristide Bruand, La chanson des canuts, 1894,

interprétée par Yves Montand.

L'essor économique

Le siècle, malgré cette situation politique troublée, fait entrer la France dans l'ère industrielle, et assure au pays un important développement économique.

Dès 1799, les banquiers apportent leur soutien financier à Bonaparte, ils contribuent à la réorganisation menée par le Ier Empire, dont ils profitent eux-mêmes.

A la Restauration, ils se rallient à la monarchie, dont ils assurent la stabilité, tandis que le ministre Guizot encourage l'investissement  : les négociants et les fabricants font d'excellentes affaires, et la spéculation règne. C'est ce que montre le roman satirique de Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, paru en 1843 : le mécanisme de la "commandite" permet de fonder des sociétés commerciales dans lesquelles les associés n'ont ni fonction ni responsabilité : elles fournissent seulement des capitaux, par souscription, avec la promesse d'un rapport considérable.

De plus, les grands réseaux de chemins de fer et les compagnies maritimes se développent : l'activité commerciale progresse, surtout que la conquête coloniale ne cesse d'offrir de nouvelles matières premières et de nouveaux marchés.

C'est sous le Second Empire que la croissance économique est la plus forte, soutenue aussi par une politique de grands travaux, tels ceux d'Haussmann qui rénove tout le centre de Paris en ouvrant de larges boulevards, ce qui permet aussi la création d'importants ensembles architecturaux, ou, à l'étranger, le percement du canal de Suez par Lesseps, ouvrage inauguré en 1869. L'action diplomatique avec le Piémont-Sardaigne conduit au Traité de Turin (1860) qui rattache à la France Nice et la Savoie. Les expositions universelles de 1855, puis 1878 et 1900 célèbrent cette toute-puissance économique.

Mais cet essor se réalise aux dépens d'une classe ouvrière naissante, largement exploitée, et qui vit dans une profonde misère. Déjà en 1831, une révolte des canuts, ouvriers de la soie à Lyon, est réprimée dans le sang. Même si une loi, en 1841, limite le travail des enfants, elle ne s'applique que dans les entreprises de plus de 20 salariés, et ne concerne que les moins de 8 ans, celui-ci continue à accabler les plus jeunes : 8 heures par jour entre 8 et 12 ans, et 12 heures jusqu'à 16 ans... D'ailleurs, sans inspecteurs jusqu'en 1868  pour la faire respecter, elle reste le plus souvent lettre morte. C'est cette même année qu'est dissoute la section française de la 1ère Internationale des Travailleurs, la 2ème Internationale n'est fondée qu'en 1889. Des lois plus libérales sur le travail des enfants, puis plus générales, n'empêchent pas les grèves de se multiplier à la fin du siècle, notamment dans les mines de charbon.

La société

Le XIX° siècle marque la naissance de la société capitaliste, avec ses financiers, investisseurs, entrepreneurs, qui s'enrichissent, et un prolétariat ouvrier, exploité, qui vit dans une profonde misère.

Sciences et techniques

Les sciences poursuivent leurs progrès, et une véritable philosophie naît autour de leur place et de leur rôle. Les techniques nouvelles ainsi induites permettent une révolution industrielle.

Les arts

A travers divers mouvements, qui se succèdent, se combinent, voire se contredisent, les arts et notamment la peinture, accomplissent une révolution esthétique, dont les audaces ont souvent choqué.

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Sur l'épopée napoléonienne

... et sur la Commune.

La Commune de Paris, France 5 , "Lundi histoire".

La France face aux coalitions. Document du Musée de l'Armée.

AproposXIX

Les mouvements littéraires du XIX° siècle dans a

Dans la littérature aussi le XIX° siècle est complexe. Si, en effet, la 1ère moitié du siècle correspond au romantisme, plusieurs mouvements littéraires s'articulent dans la 2nde moitié. 

De plus, il est difficile de dater précisément la naissance et l'achèvement de ces mouvements littéraires. Le romantisme, par exemple, s'il éclate au grand jour avec la bataille d'Hernani en 1830, a d'illustres précurseurs, tels Chateaubriand, le plus connu, mais aussi Benjamin Constant (1767-1830) ou Senancour (1770-1846). De même, si le réalisme domine après la révolution de 1848, le romantisme n'a pas disparu pour autant : il se prolonge pendant tout le siècle, sous d'autres formes, par exemple chez Baudelaire, chez les poètes symbolistes ou les Décadents, qui, eux, le poussent à l'extrême

Enfin, certains auteurs sont difficiles à classer. Par exemple, Balzac  ou Stendhal affirment vouloir reproduire la réalité, mais expriment encore, avec lyrisme, des idéaux qui les rattachent au romantisme. Maupassant également, qui a eu pour maître Flaubert, est lié au réalisme, mais encore plus au mouvement suivant, le naturalisme. Quant à son style, il présente aussi bien des traits propres au symbolisme.

romantisme-réalisme-Parnasse- naturalisme-symbolisme - décadence

Chronologie des mouvements littéraires : les auteurs qui s'y rattachent.

Enfin, si le mouvement romantique s'est appliqué aussi bien au théâtre que dans le roman ou la poésie, le réalisme, et son corrolaire, le naturalisme, concernent surtout le roman. Mais, à la même époque, le mouvement du Parnasse, dans la poésie, annoncé par "l'Art pour l'Art" prôné par Gautier, reprend la même opposition que les réalistes contre les tendances du romantisme. Plusieurs recueils, intitulés Le Parnasse contemporain, accueillent ces poètes, mais ils publient aussi les poèmes de Baudelaire, qui dédicace d'ailleurs à Théophile Gautier son recueil Les Fleurs du Mal. C'est aussi dans ces recueils que publient de nombreux symbolistes, qui ont privilégié, à l'instar de leur chef de file, Mallarmé, la poésie, même si ce mouvement compte de belles réussites avec Maeterlinck au théâtre ou le romancier, Huysmans.

Le romantisme
Le réalisme
Le naturalisme
Le Parnasse
Le symbolisme
La Décadence
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Le romantisme

La solitude du romantique dans la nature

Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »

« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre, je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la force de créer des mondes.

 

Chateaubriand, René, 1802

D'abord inséré dans Le Génie du christianisme, paru en 1802, pour illustrer le "vague des passions" humaines, René a ensuite été publié isolément, et ce roman de Chateaubriand, dont le héros a bien des traits communs avec son créateur, a été l'emblème de toute la génération romantique. Cet extrait permet de découvrir les principales caractéristiques de ce mouvement.

 

La peinture du "moi"

Pour les classiques, et selon l'optique chrétienne reprise par Pascal, "le moi est haïssable". A l'inverse, le romantisme correspond à la reconnaissance de l'individu, commencée au XVIII° siècle : sont placés au coeur de l'oeuvre l'expression des sentiments exaltés, des moindres mouvements d'un coeur "possédé" par un démon intérieur, les désirs enfouis, les rêveries, ces "passions" indicibles, qu'évoque ici Chateaubriand (cf. passages en vert).
Mais - et cela s'accentue au fur et à mesure que les idéaux propres à la jeunesse échouent - ces "passions" sont trop vagues, trop contradictoires parfois, et ne trouvent pas à se satisfaire, d'où
la profonde mélancolie des romantiques (cf. passages en rouge), et leurs "soupirs". Il leur semble qu'ils n'ont plus de place dans ce monde, ils aspirent à un "ailleurs", loin de leur société matérialiste, allant jusqu'au désir de mourir parfois pour rejoindre leur patrie originelle : "L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux", écrit Lamartine dans "L'homme".

 

La nature

Rejetant leur société, ils trouvent tout naturellement refuge au sein de la nature, dans la solitude de paysages sauvages. Cela peut être la cime des montagnes, la mer tempétueuse, ou bien des landes, "de grandes bruyères terminées par des forêts".

Ces paysages, ils les apprécient tout particulièrement en automne, comme le montre ce texte (cf. passages en bleu), la saison des "frimas", quand souffle "l'aquilon" et que les "pluies" tombent "en torrent" : cette saison troublée est en harmonie avec  leur état d'âme. De la même façon, le moment de la journée qu'ils préfèrent est le coucher du soleil, quand la violence des couleurs illumine le ciel.

 

Le passé

Les mêmes raisons expliquent qu'à défaut de paysage sauvage, ils se plaisent dans les décors de cimetières, ou de ruines, telles celles de châteaux médiévaux que viennent hanter les fantômes. Elles leur rappellent que l'homme n'est que de passage sur terre, et renforcent leur mélancolie. Le moyen-âge est, d'ailleurs, une époque qu'ils affectionnent : elle leur semble être encore le temps des grandes passions, celles des guerriers vaillants et des amours sublimées. Les écrivains retrouvent ainsi le goût de l'épopée. Une place importante est accordée à l'Histoire - une philosophie de l'Histoire se met alors en place - dans les oeuvres littéraires, le passé étant souvent idéalisé pour montrer la médiocrité du présent, comme une façon de fuir dans des temps plus grandioses, où noblesse, honneur, courage, générosité... avaient encore un sens. Parallèlement, on assiste, après les temps révolutionnaires, à un renouveau de la foi, symbolisée dans ce texte par le "clocher solitaire" et l'écoute de cette "voix du ciel". La foi paraît aussi pouvoir remplir le "vide" spirituel créé par le matérialisme triomphant.

 

L'engagement

Mais, si les Romantiques se replient souvent dans la solitude, ils restent épris d'idéaux, désireux de construire un monde meilleur pour tous ceux qui souffrent. En témoigne le titre symbolique du roman de Victor Hugo, Les Misérables. Ne pas oublier non plus que de nombreux Romantiques ont participé activement aux combats de leur époque, depuis Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères, jusqu'à Victor Hugo, qui a payé sa lutte contre Napoléon III d'un long exil, en passant par Lamartine, qui a été député de 1833 à 1851 et a fait maintenir le drapeau tricolore lors de la révolution de 1848. C'est sur ce point, d'ailleurs, que se marque la plus nette évolution du romantisme : dans la seconde moitié du siècle, même s'ils dépeignent encore les souffrances du peuple et appellent à la révolte, les écrivains ne s'engagent plus directement, comme s'ils ne parvenaient plus à croire en aucun idéal autre que leur propre quête esthétique.

Pour en savoir plus sur les précurseurs du romantisme : cliquer sur l'image.
Girodet, "Portrait de Chateaubriand", 1810

Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand (détail), 1810. Huile sur toile, 120 x 96,  Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Précurseurs
Le drame romantique

Au XVIII° siècle, malgré le succès des pièces de Voltaire, la tragédie est en déclin, remplacée, dès la fin du siècle, par le mélodramese mêlent le comique et l'émotion, voire le macabre, au cours de péripéties multipliées. Les personnages en sont très stéréotypés : une jeune et belle héroïne, un traître qui veut sa perte, et un héros séduisant, sauveur et justicier. Les décors et les costumes veulent reproduire la "couleur locale". Ces pièces, comme celles de Pixérécourt (1773-1844), le plus célèbre des auteurs de mélodrames, plaisent au public populaire.

Ce genre a certainement influencé le drame romantique, car il a déjà balayé la distinction du comique et du tragique, les unités de lieu et de temps, et la règle des bienséances. Mais il ne se soucie guère de vraisemblance, ni dans l'intrigue ni dans la psychologie des personnages... C'est alors que le théâtre français découvre Shakespeare, traduit en 1821, qui provoque un réel intérêt, illustré par l'ouvrage de Stendhal, Racine et Shakespeare (1823 et 1825). Le drame romantique se fonde alors, combinant les rejets mis en oeuvre dans le mélodrame et le désir de maintenir une profonde vérité dans les caractères : "l'art doit être la représentation de la nature", "Il n'y a ni règles ni modèles ; le poète ne doit prendre conseil que de la nature, de la vérité et de l'inspiration", déclare, par exemple, Hugo, qui pose la théorie du drame dans sa Préface de Cromwell, en 1827 (cf. extrait ci-contre). Ce principe confirme l'alliance entre "le sublime et le grotesque", et la volonté de montrer sur scène - dans des décors appropriés - ce qui, autrefois, était réservé à "des récits".

L'influence de Shakespeare se manifeste doublement. Le drame exalte les passions violentes, amour, jalousie, ambition, haine animent les coeurs, en de longues tirades lyriques. Les sujets sont puisés, non plus dans l'antiquité gréco-romaine ou dans la Bible, mais dans l'Histoire moderne, en retrouvant des moments où les passions se sont déchaînées, ce qui donne lieu à de vastes fresques épiques : la Renaissance avec les guerres de religion, l'Angleterre de Cromwell, l'Espagne de Charles Quint, l'Italie des Médicis...

[...] le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.[…]

Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. […]

On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause. [ …]

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour […].  Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions. De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier : " Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! " […]

L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent à leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette.

Victor Hugo, Cromwell, Préface, 1827

Alexandre Dumas (1802-1870)
Dumas - drame romantique - Henri III et sa cour
Alfred de Vigny (1797-1863)
Vigny drame romantique Chatterton

Le drame Henri III et sa cour vaut à Dumas, en 1829, son premier succès, et inaugure ce genre littéraire. Il montre les intrigues de Catherine de Médicis qui veut détruire l'influence du duc de Guise et de Saint-Mégrin sur son fils. Pour cela, elle va se servir de l'amour de la duchesse de Guise pour Saint-Mégrin. Le duc finit par entraîner son rival dans un piège, et le fait assassiner.

Même si Vigny est plus connu comme poète, il offre à la scène un drame original, Chatterton (1835), où il met en application son idéal esthétique : "L'art sera tout semblable à la vie." Il utilise l'oeuvre pour défendre la condition du poète dans la société, tout en proposant une image sublimée de l'amour à travers son héroïne, Kitty Bell.

Cette pièce illustre parfaitement les objectifs du drame. D'une part, Dumas joue sur le cadre historique. L'action se déroule les 20 et 21 juillet 1578 : les intrigues de la cour d'Henri III, le rôle perfide de la reine Catherine de Médicis, son sinistre astrologue Côme Ruggieri, les "mignons" du Roi..., Dumas fait revivre toute l'époque des conflits de religion, où triomphe la devise rappelée par la Reine : "Il faut tout tenter et faire / Pour son ennemi défaire." D'autre part, comme dans le mélodrame, la passion amoureuse y tient une place essentielle, avec la jalousie du duc, qui exerce sa violence sur sa femme : il la contraint à écrire une lettre pour fixer un rendez-vous à Saint-Mégrin, ce qui le conduit à la mort, après une scène pathétique où la duchesse ne parvient pas à le sauver. Dumas fait varier les décors : le cabinet de l'astrologue (acte I), une salle du Louvre (actes II et IV), l'oratoire de la duchesse (acte III) et un salon où elle se trouve enfermée (acte V). Il indique aussi, par de nombreuses didascalies, la mise en scène, en veillant à faire ressortir les moments de tension.

Jusqu'en 1840, Dumas fait jouer de nombreux drames, notamment Christine (1830), Napoléon (1831), La Tour de Nesle (1832) ou Kean (1836)... Ensuite il se tourne vers le roman, mais toujours avec des sujets historiques.

Un passage de la "Préface" résume l'intention de Vigny, faire de sa pièce un tribunal : "La cause ? c'est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poète. La cause ? c'est le droit qu'il aurait de vivre. La cause ? c'est le pain qu'on ne lui donne pas. La cause ? c'est la mort qu'il est forcé de se donner." Ce qui l'intéresse dans la vie de son personnage, Thomas Chatterton (1752-1770), c'est qu'il symbolise la grandeur du génie méconnu, qui préfère se suicider à l'arsenic à l'âge de dix-sept ans, plutôt que de mourir de faim. Mais la force du drame en trois actes de Vigny vient aussi de son héroïne, déchirée par son amour interdit pour le jeune poète, face à un mari dur et hautain. Elle tente de sauver le jeune homme, mais ne peut l'empêcher de succomber à sa destinée quand il découvre qu'on l'accuse de ne pas être l'auteur de ses oeuvres. Quand il meurt, elle le suit aussitôt dans la mort. Comme Dumas, Vigny multiplie les didascalies qui soutiennent une mise en scène expressive.

A. Dumas, photo de Nadar, 1855.

drame romantique Dumas

Pour lire la pièce : cliquer sur l'image.

Pour découvrir un extrait, acte III, scène 5 : cliquer sur le lien.

A. Maurin, Portrait lithographié de Vigny, 1832.

drame romantique Vigny Chatterton

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H. Wallis, La Mort de Chatterton, 1856. Huile sur panneau d'acajou, 17,3 x 25,2. Birmingham Museum and Art Gallery.

Alfred de Musset (1810-1857)
Victor Hugo (1802-1885)
Hugo drame romantique Hernani Ruy Blas Cromwell
Drame romantique Lorenzaccio

Les héros des drames de V. Hugo, par exemple ceux d'Hernani (1830) ou de Ruy Blas (1838), empruntent leur caractère à cette jeunesse romantique qui se sent exclue, car différente d'une société matérialiste. De ce sentiment désespéré, qui les conduit à la révolte, ils tirent leur grandeur d'âme, leur force et leur bravoure. Mais ils ne peuvent vaincre le destin inexorable qui les conduit à la mort.

Musset s'est passionné pour le théâtre autant que pour la poésie, mais l'échec de sa première pièce, La Nuit vénitienne (1830), l'amène à ne plus faire jouer ses pièces, qu'il publie sous le titre "Un Spectacle dans un fauteuil", ce qui le libère des contraintes scéniques. Même si la plupart d'entre elles sont considérées comme des "comédies", sauf Lorenzaccio (1834), toutes ont une dimension tragique qui les rattache au drame.

Musset, d'après un portrait de Landelle.

L'amour est le thème principal des pièces de Musset, dans Les Caprices de Marianne (1833), Fantasio, On ne badine pas avec l'amour (1834), et les nombreuses pièces-proverbes, telle Il ne faut jurer de rien (1837). Mais c'est un amour amer, contrarié, toujours impossible, car vécu dans l'illusion. Il y a des personnages comiques, "grotesques", ridicules dans ses pièces, mais les héros et héroïnes, eux, ne font pas rire, ils sont trop déchirés entre leurs aspirations contradictoires, et leurs idéaux les plus nobles se heurtent à la réalité triviale de leur temps. Ainsi ces "comédies" ne se terminent que par de douloureux échecs, voire par la mort, comme celle de Coelio dans Les Caprices de Marianne, ou de Rosette dans On ne badine pas avec l'amour.

Lorenzaccio (1834) est un drame historique : la pièce se déroule à la cour de Florence, en 1537, sous le règne d'Alexandre de Médicis. Pour assassiner ce tyran et rétablir la république, le jeune et pur Lorenzo, son cousin, a choisi de partager ses débauches, façon d'endormir sa méfiance. Mais la pureté peut-elle se maintenir sous le masque cynique adopté ? Tel est l'enjeu d'un drame, qui, à travers les intrigues de la cour florentine, est aussi l'illustration du "mal du siècle" d'une jeunesse qui voit ses idéaux s'écrouler sous le poids de la réalité. Lorenzo tue Alexandre... mais ce meurtre ne le délivre pas, et lui-même se fait tuer à son tour.

Portrait de Victor Hugo

en 1830.

Une présentation du drame romantique à travers la "bataille d'Hernani" : un film de J.-D. Verhaeghe.

Ruy Blas, au TNP : IV, 2, mise en scène de C. Schiaretti.

drame romantique

Pour lire l'analyse d'un extrait de Lorenzaccio, l'assassinat du duc, acte IV, scène 11 : cliquer sur l'image.

Stop,  "Les Romantiques à la bataille d'Hernani", 1830. Dessin

Pour en savoir plus sur le théâtre de V. Hugo : cliquer sur l'image.

Les Romantiques et le roman
Le roman historique

Comme le drame, le roman révèle l'intérêt des Romantiques pour l'Histoire, particulièrement pour les moments qui ont porté à leur apogée les élans humains. Inspiré par les romans de Walter Scott, et grâce aux progrès des recherches historiques, ce type de roman connaît un grand succès, notamment en raison de la publication en feuilleton à partir de 1835. Alexandre Dumas s'en est fait le spécialiste, avec, par exemple, Les trois Mousquetaires (1844), La Reine Margot (1844), Le Chevalier de Maison-Rouge (1846)... , tout comme Eugène Sue avec Les Mystères de Paris (1842-43). Mais cet essor peut aussi s'expliquer par la volonté des jeunes romantiques de fuir la médiocrité de leur temps pour s'intéresser à des époques plus exaltantes. Ils y trouvent des héros selon leur goût, animés de passions violentes, comme dans Cinq-Mars (1826) de Vigny : "pour elle je fus courtisan ; pour elle j’ai presque régné en France, et c’est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir". Cette déclaration du héros semble résumer d'ailleurs le "mal du siècle" romantique : "Quand la jeunesse et le désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils porteront, ou quelle sera leur résignation subite ; on ne sait si le volcan va faire éclater la montagne, ou s’il s’éteindra tout à coup dans ses entrailles." Hugo aussi illustre ce genre dans Notre-Dame de Paris (1831) où il mêle le pittoresque des lieux, par exemple la cour des miracles en 1482, repaire des mendiants et des truands, à des caractères dignes du mélodrame, la belle héroïne, Esmeralda, le traître Frollo, et surtout le bossu Quasimodo, belle âme dans un corps difforme. Le roman historique permet enfin un dépaysement géographique :  l'intrigue peut se dérouler dans des lieux alors jugés exotiques, la Corse ou l'Espagne chez Prosper Mérimée, respectivement dans Colomba (1840) ou Carmen (1845), ou l'Egypte chez Théophile Gautier dans Le Roman de la momie (1858).

Un exemple, Le Chevalier Des Touches (1868) de Barbey d'Aurevilly : pour lire l'oeuvre, cliquer sur le lien, et sur l'image pour en découvrir l'analyse. 

romantisme roman historique histoire des chouans
Meyer, "Notre-Dame de Paris"

Notre-Dame de Paris, un film (1956) de Delannoy : cliquer sur l'image. 

H. Meyer, Notre-Dame de Paris, au théâtre de Paris (1879). Lithographie in Le Journal illustré du 15/06/1879.

Le roman autobiographique

Inauguré par les Confessions de Rousseau à la fin du XVIII° siècle, et en accord avec le repli sur soi propre au romantisme, le début du siècle voit se multiplier les romans autobiographiques. Cachés sous les traits de leur personnage, les auteurs expriment ainsi leur "mal du siècle". C'est le cas de Chateaubriand avec René (1802 - cf. texte supra), devenu l'emblème de toute une génération, ou de Mme de Staël, par exemple, dans Delphine (1802) ou Corinne (1807), qui montre comment les préjugés et les contraintes sociales détruisent des femmes emportées par leur passion. De même pour les héros éponymes de Senancour, au nom significatif, Oberman (1804), l'homme qui, du haut de la montagne, médite sur l'univers, ou de Benjamin Constant, Adolphe (1816), incapable de vivre réellement l'amour. Sous le prénom d'Octave, héros de la Confession d'un enfant du siècle (1836), on reconnaît aussi son créateur, Musset - comme dans plusieurs des personnages de son oeuvre théâtrale : même expérience de la déception amoureuse, même choix de la débauche pour oublier son chagrin, même perte de sa pureté et de sa foi, même insurmontable solitude...

Le roman social

On retrouve enfin, dans le roman, l'engagement romantique en faveur des plus faibles, de ceux qui souffrent dans une société qui les opprime. Ainsi le peuple entre dans le roman, comme dans ceux de George Sand, La Mare au diable (1846), La petite Fadette (1848)..., où elle peint la vie champêtre, ses durs travaux et ses croyances ; mais, de façon moderne (et à l'image de sa propre vie),  elle revendique également aussi des droits pour les femmes, par exemple dans Indiana (1832) ou Consuelo (1843).

Le roman le plus connu dans cette veine est Les Misérables (1862), de Victor Hugo, qui inscrit la peinture de la misère du peuple, avec des personnages comme Fantine, Cosette ou les bagnards, dans un cadre historique, évoquant par exemple l'épopée napoléonienne ou les journées de 1830, avec la barricade sur laquelle est tué le jeune Gavroche.

Les Misérables, un film (1958) de Le Chanois. 

Hugo plaide en faveur des "misérables", dont il accuse la société d'être responsable, quand elle condamne au bagne pour le vol d'un pain, comme ce fut le cas pour Jean Valjean, son héros. Il y montre aussi, par opposition, sa foi en l'homme : il peut toujours retrouver le juste chemin en écoutant la voix de sa conscience, comme son héros, ou comme la fille des Thénardier, Eponine.

La poésie romantique

La poésie est le genre privilégié par les Romantiques : elle a pris son essor dès le début du siècle, sous des formes diverses, le plus souvent inscrite dans le registre lyrique.

Pour en savoir plus : cliquer sur l'image.

Méditations poétiques

Alphonse de Lamartine

(1790-1869)

poésie romantique Les Nuits

Alfred de Musset

(1810-1857)

romantisme Châtiments Contemplations Légende des siècles

Victor Hugo

(1802-1885)

romantisme La Mort du Loup

Alphonse de Vigny

(1797-1863)

poète romantique Les Chimères

Gérard de Nerval

(1808-1855)

Pour en savoir plus sur Hugo, une remarquable exposition

de la BnF : cliquer sur l'image.

La poésie leur permet, en effet, d'exprimer ce "moi" qu'ils jugent unique, mais un "moi" qui souffre, car il a le sentiment de ne pas être à sa juste place dans la société, qui ne se soucie guère du poète : "je m'exprimais moi-même pour moi-même. Ce n'était pas un art, c'était un soulagement de mon propre coeur qui se berçait de ses propres sanglots.", déclare Lamartine à propos des Méditations poétiques. Cette déclaration, tous les poètes romantiques, en proie au "mal du siècle", pourraient la reprendre à leur compte. Ils inaugurent ainsi la notion de "poète maudit", qui définira de nombreux poètes dans la seconde moitié du siècle.

C'est aussi ce qui explique une autre caractéristique de la poésie romantique, précisée, là encore, par Lamartine : la poésie est "l'écho profond, réel, sincère des plus mystérieuses impressions de l'âme". Ainsi, le poète, souvent solitaire, contemple l'univers, et y puise ses rêves, ses angoisses parfois, voire ses fantasmes, tout en essayant de mieux comprendre son destin. Entre le macrocosme qui l'entoure et le microcosme qu'il découvre en lui-même, il perçoit des échos qu'il tente de dépeindre. La poésie peut alors, comme chez Vigny ou Hugo, se faire "méditation philosophique" sur la condition humaine.

Si la poésie se fait intimiste, cela ne signifie donc pas pour autant une fermeture aux autres. Lamartine, Vigny, et surtout Hugo, réclament aussi du poète qu'il participe à l'humanité, qu'il lutte, notamment, aux côtés de ceux qui souffrent, qu'il revendique plus de justice et plus de liberté.

Drame
romanRomantik
Chateaubriand

Le réalisme

peinture réaliste
réalisme
Stendhal Balzac les Goncourt Flaubert

Les principales caractéristiques du roman réaliste.

Stendhal déclare, en 1830, dans Le Rouge et le Noir : "Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin". Il affirme ainsi une volonté de "mimésis", c'est-à-dire de représenter dans toute sa vérité la société. Certes, cette volonté n'est pas nouvelle, déjà certains romanciers du XVII° siècle, et surtout ceux du XVIII° siècle, Lesage, Marivaux, Prévost..., s'étaient efforcés d'inscrire leurs personnages dans un contexte dépeint avec exactitude. Et déjà certains, tels Diderot, s'étaient interrogés sur le rôle du romancier, sur sa maîtrise du récit, en cherchant à illustrer de façon précise leur époque. 

Mais, c'est - paradoxalement - le romantisme qui amène la volonté de réalisme, jusqu'à devenir, dans la seconde moitié du siècle, un courant artistique à part entière. Les excès romantiques, en effet, dans l'expression du "moi", l'expansion de la sensibilité, voire du sentimentalisme, ont lassé. Après tant de subjectivité, tant de "belles âmes", de scènes pathétiques - et dans une société où le matérialisme de la bourgeoisie triomphe et où la science devient une référence incontournable, les écrivains veulent prendre du recul : l'objectivité s'affiche et s'affirme, avec un théoricien comme Champfleury (Le Réalisme, 1857) ou dans la revue Le Réalisme (1856-1857) de Duranty.

Stendhal et Balzac, même si leurs héros restent souvent romantiques et qu'eux-mêmes, par leur tempérament et leurs goûts, s'inscrivent encore dans le romantisme, sont les premiers à ouvrir réellement la voie au réalisme. Mais c'est Flaubert - quoiqu'il s'en défende - qui, par ses sujets et par ses choix d'écriture, est véritablement le maître de ce courant, entraînant à sa suite les frères Goncourt, et Maupassant. Le roman est, en effet, avec la nouvelle, le genre littéraire qui correspond le mieux à cette volonté d'inscrire l'oeuvre dans le réel (cf. Schéma ci-dessus). Mais on retrouve le réalisme au théâtre - alors dit "de Boulevard" - et le mouvement du Parnasse, dans la poésie, relève de ce même refus d'exprimer des sentiments personnels et de ce même goût pour la description.

Retro-realisme
Le réalisme dans le roman
Stendhal (1783-1852)
Réalisme roman Stendhal

J.O. Sodermark, Portrait de Stendhal, 1840. Huile sur toile, 62 x 53. Musée national du Château de Versailles.

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Pour voir une analyse de Le Rouge et le Noir, cliquer sur l'icône.

Stendhal, pseudonyme d'Henri Beyle, romantique... ou réaliste ?

Romantique, si l'on en juge par ses goûts, pour Shakespeare, par exemple, pour la peinture et  la musique italiennes, par ses élans d'enthousiasme pour Napoléon, par sa fréquentation des salons libéraux et romantiques, oui... Si l'on en juge par certains de ses écrits, notamment l'essai De l'Amour (1822), Vie de Henry Brulard (1834-36), autobiographie masquée,  ou ses Souvenirs d'égotisme, rédigés à partir de 1834, dans lesquels il développe son "égotisme", volonté de pousser au plus loin les plaisirs des sens et de l'esprit, oui encore...

 Le comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures ; il venait étudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié l’existence. Il fut parfait pour lui ; il lui offrit de monter à cheval.

— Mon père nous donne congé jusqu’au dîner.

Julien comprit ce nous et le trouva charmant.

— Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s’il s’agissait d’abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de l’équarrir et d’en faire des planches, je m’en tirerais bien, j’ose le dire ; mais monter à cheval, cela ne m’est pas arrivé six fois en ma vie.

— Eh bien, ce sera la septième, dit Norbert. Au fond, Julien se rappelait l’entrée du roi de ***, à Verrières, et croyait monter à cheval supérieurement. Mais, en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba, en voulant éviter brusquement un cabriolet, et se couvrit de boue. Bien lui prit d’avoir deux habits. Au dîner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui demanda des nouvelles de sa promenade ; Norbert se hâta de répondre en termes généraux.

— M. le comte est plein de bontés pour moi, reprit Julien, je l’en remercie et j’en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli ; mais enfin il ne pouvait pas m’y attacher, et, faute de cette précaution, je suis tombé au beau milieu de cette rue si longue, près du pont. Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire ; ensuite son indiscrétion demanda des détails. Julien s’en tira avec beaucoup de simplicité ; il eut de la grâce sans le savoir.

— J’augure bien de ce petit prêtre, dit le marquis à l’académicien ; un provincial simple en pareille occurrence ! c’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra plus ; et encore il raconte son malheur devant des dames !

Julien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortune, qu’à la fin du dîner, lorsque la conversation générale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des questions à son frère, sur les détails de l’événement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa répondre directement, quoiqu’il ne fût pas interrogé, et tous trois finirent par rire, comme auraient pu faire trois jeunes habitants d’un village au fond d’un bois.

Le Rouge et le Noir, 1831,  Chapitre XXXIII

Pour lire une analyse de La Chartreuse de Parme : cliquer sur le lien. 

A nouveau, oui, si l'on en juge, enfin, par les personnages que ses romans mettent en scène, ils ont bien des traits communs avec les jeunes romantiques. Ils sont idéalistes, comme eux, vite exaltés par la passion amoureuse ou le désir de gloire, et surtout comme eux en conflit avec une société jugée médiocre, qui ne cherche qu'à briser les âmes "élevées", à l'image de Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir (1831), ou de Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme (1839). Enfin oui, si l'on en juge par sa façon de peindre la société, par son mépris pour le matérialisme bourgeois ou l'orgueil d'aristocrates sans mérite, par ses idées politiques libérales et républicaines, exprimées tout particulièrement dans Lucien Leuwen (1834).

Mais il manque à Stendhal l'essentiel : l'adhésion entière, spontanée, presque naïve, de ses contemporains romantiques aux élans qu'ils expriment. Sans cesse, il juge, analyse avec précision, prend du recul, comme s'il s'amusait lui-même de ce romantisme dépeint. C'est flagrant dans Vie de Henry Brulard, où de petits croquis reconstituent les lieux et les personnages évoqués, et où il se moque de ses propres ambitions déçues. Quant à la façon dont il fait continuellement irruption dans son récit, en soulignant un mot par la typographie italique, en interpellant son lecteur, en le prenant à témoin pour sourire avec lui de la naïveté de "notre héros", elle contribue à briser le romantisme mis en oeuvre, tout en conservant la vérité du personnage. En même temps, ces intrusions de l'auteur rappellent la vérité première du roman, déjà dégagée par Diderot : le réalisme n'est qu'un "effet de réel" produit par l'action d'un romancier. C'est donc aussi l'illusion romanesque du lecteur que Stendhal choisit de briser pour lui rappeler la réalité de toute écriture romanesque

Honoré de Balzac (1799-1850)
Balzac romantisme réalisme

D'après un daguérréotype (1842) de L.-A. Bisson, Portrait de Balzac. Maison de Balzac.

La vie de Balzac, en raison de plusieurs échecs dans des entreprises financières hasardeuses, et des dettes accumulées par des choix de vie coûteux,  est celle d'un infatigable écrivain, attelé à sa table de travail pendant de longues heures chaque jour. Pour preuve, plus de cent ouvrages ! Il initie d'ailleurs la publication en "feuilleton" avec La vieille Fille, en 1837. Cette activité intense use sa santé ; il meurt quelques mois après son mariage avec Madame Hanska, une comtesse polonaise avec laquelle il a entretenu une correspondance passionnée dès 1832.

Les premiers succès de Balzac sont Les Chouans (1829) et La Peau de chagrin (1831), et, comme pour Stendhal, ils révèlent un auteur qui porte en lui bien des élans propres à la jeunesse romantique, prêtés à ses personnages : l'aspiration à la liberté, les élans de l'amour par exemple, avec des scènes mélodramatiques dans Les Chouans, ou les rêves de Raphaël, héros de La Peau de chagrin.

Dans l'avant-propos de La Comédie humaine, Balzac explique son dessein : "Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans une livre l'ensemble de la zoologie, n'y avait-il pas une oeuvre de ce genre à faire pour la Société ?" Il s'inspire aussi du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, qui considère que l'évolution des espèces est la conséquence du milieu dans lequel elles se développent. C'est ce qui donne à ses romans leur dimension réaliste : le lien étroit établi entre le milieu social, dépeint avec une grande précision, aussi bien dans sa réalité concrète, matérielle, que pour les passions - ambition, haine, jalousie, soif de plaisirs... - qui y règnent, et ses personnages. Ils sont formés par le milieu dans lequel ils naissent, puis évoluent. C'est lui qui forge leurs passions, voire leurs vices.

Mais Balzac dépasse, en fait, le simple réalisme : il crée des "types", agrandit la dimension de ses héros, par exemple Rastignac est LE jeune arriviste, face au père Goriot (1834), LE père qui se sacrifie pour deux filles, ses "anges". Celles-ci illustrent l'ingratitude et la frivolité, tandis que Vautrin, nom sous lequel se cache "Trompe-la-Mort", soit Collin, forçat évadé, devient le symbole du Diable menaçant la société et poussant au cynisme des jeunes gens encore naïfs. Le réalisme se change alors en une vision dramatisée.

Pour en savoir plus sur La Comédie humaine, sa structure, ses personnages, ses lieux, sa chronologie et ses thèmes : cliquer sur le lien. 

[Vautrin, un des locataires de la pension Vauquer, est un personnage un peu étrange et inquiétant par ses discours provocateurs, bien qu'il soit chaleureux. Quelques pensionnaires finissent par soupçonner que ses activités sont louches et le dénoncent à la police qui reconnaît en lui un bagnard évadé. Elle vient alors l’arrêter.]

 

Bientôt le silence régna dans la salle à manger, les pensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ces hommes, qui tous avaient la main dans leur poche de côté et y tenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agents occupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à celle qui sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurs soldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade. Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur qui tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef  alla droit à lui, commença par lui donner sur  la tête une tape si violemment appliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête de Collin toute son horreur.  Accompagnées de cheveux rouge-brique et courts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêlée de ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste, furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclairés.  Chacun comprit tout Vautrin, son passé, son présent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de son bon plaisir,  la royauté que lui donnait le cynisme de ses pensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout. Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’un chat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreint d’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris de terreur à tous les pensionnaires. A ce geste de lion, et s'appuyant de la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collin comprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, et donna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine. Horrible et majestueux spectacle ! sa physionomie présenta un phénomène qui ne peut être comparé qu'à celui de la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, et que dissout en un clin d'œil une goutte d'eau froide. La goutte d'eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair. Il se mit à sourire et regarda sa perruque.

- Tu n'es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de la police de sûreté. Et il tendit ses mains aux gendarmes en les appelant par un signe de tête. Messieurs les gendarmes, mettez-moi les menottes ou les poucettes. Je prends à témoin les personnes présentes que je ne résiste pas. Un murmure admiratif, arraché par la promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle.- Ça te la coupe, monsieur l'enfonceur, reprit le forçat en regardant le célèbre directeur de la police judiciaire.

Balzac Le Père Goriot

E. Lampsonius, "L'arrestation de Vautrin",

in Oeuvres illustrées de Balzac - Le Père Goriot, 1852. Gravure sur cuivre. BnF.

Jules (1830-1870) et Edmond de Goncourt (1822-1896)
Le roman réaliste les Frères Goncourt

F. Nadar, Edmond (à gauche) et Jules de Goncourt, vers 1852. Photographie, Musée Carnavalet.

Un héritage permet aux deux frères, tout jeunes, de vivre de leurs rentes : une vie sans soucis, uniquement occupée de voyages... Dès 1850, ils montrent leur intérêt pour la peinture, qui marque toute leur existence, et fréquentent des artistes, tout en s'engageant dans le journalisme, activité vite arrêtée. Ils choisissent aussi  d'habiter et d'écrire ensemble. Jules commence à tenir leur Journal. Après quelques ouvrages sans grand succès, leur rencontre, en 1857, avec Gautier, puis Flaubert, détermine leur engagement littéraire.

Leur oeuvre commune s'inscrit donc dans le réalisme, en témoigne la préface de Germinie Lacerteux (1865), roman qui fait suite à un premier succès, Soeur Philomène (1861). Ces deux oeuvres, tout comme Madame Gervaisis (1869), puisent leur sujet dans des faits réels, l'héroïne Germinie, par exemple, ayant pour modèle une fidèle domestique. Mais l'on perçoit déjà, dans la préface, qu'ils dépassent la simple "enquête sociale" propre au réalisme. Leur volonté de s'intéresser aux "basses classes", leur insistance sur le lien entre le roman et la "Science" conduisent Edmond, à la mort de son frère, à se rapprocher de ceux qui forment le groupe "naturaliste", Daudet, et surtout Zola. Plusieurs romans sont alors adaptés pour le théâtre, et le Journal, qu'il poursuit, est peu à peu publié.

   Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre et l'avertir de ce qu'il y trouvera. Le public aime les romans faux, ce roman est un roman vrai.

   Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde ; ce livre vient de la rue.   Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des librairies ; ce qu'il va lire est sévère et pur. Qu'il ne s'attente point à la photographie décolletée du plaisir, l'étude qui suit est la clinique de l'amour.

   Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa digestion, ni sa sérénité. Ce livre avec sa triste et violente distraction est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.

   Pourquoi donc l'avons-nous écrit ? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses goûts ?

   Non.

   Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle les "basses classes" n'avait pas droit au roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le cœur qu'il peut avoir, nous nous sommes demandé s'il y avait encore pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop peu nobles. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la tragédie, était définitivement morte ; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si en un mot les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut. Ces pensées nous avaient fait oser l'humble roman de Sœur Philomène Lacerteux.

   Maintenant, que ce livre soit calomnié, peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la Science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. […]

Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, 1865, Préface.

Mais, Edmond de Goncourt, fidèle à son goût pour l'art (lui-même peint, et est un collectionneur reconnu de pastels, aquarelles du XVIII° siècle, mais aussi d'art japonais), ne peut s'accommoder entièrement du naturalisme. Esthète, il prône une "écriture artiste", mais ce n'est pas réellement la sienne, d'ailleurs, après la mort de Jules, il ne publie plus de grand roman. Le véritable "artiste", c'était Jules, comme il le reconnaît lui-même :  « Le soin amoureux qu'il mettait à l'élaboration de la forme, à la ciselure des phrases, au choix des mots, reprenant des morceaux écrits en commun et qui nous avaient satisfaits tout d'abord, les retravaillant des heures.... » (Journal du 26 décembre 1895).

Ainsi l'originalité des Goncourt repose sur un étrange paradoxe : concilier cette écriture "artiste", leur volonté de faire de la phrase une sorte de bijou précieux, l'intérêt qu'ils portent aux objets, décrits avec précision, avec le choix des sujets les plus crus, des êtres les plus ordinaires, et leur peinture exhaustive de la dégradation des corps ou des esprits, car leurs personnages illustrent tous des cas pathologiques. "L'Académie" et le "Prix" qu'Edmond a fondés par testament sont l'ultime preuve d'une vie tout entière dédiée à l'art et aux artistes.

Pour en savoir plus sur les frères Goncourt, leur vie et leur oeuvre, et en lire des extraits significatifs : cliquer sur le lien. 

roman réaliste

Pour lire Germinie Lacerteux : cliquer sur l'image.

Gustave Flaubert (1821-1880)
Flaubert romancier réaliste Madame Bovary Salammbô

E. Giraud, Portrauit de Gustave Flaubert, 1867. Huile sur toile, 46 x 56. Musée du Château de Versailles.

Atteint d'une maladie nerveuse grave, Flaubert consacre sa vie à l'écriture, le plus souvent dans sa propriété de Croisset à Rouen. Son premier roman, Madame Bovary (1857), après presque 5 ans de travail, lui vaut un procès pour outrage aux moeurs. Il poursuit cependant son oeuvre, mais ses romans suivants, Salammbô (1862), L'Education sentimentale (1869), ont moins de succès, sauf ses Trois Contes (1877). Son dernier roman, particulièrement original, Bouvard et Pécuchet, reste inachevé.

Un site exceptionnel sur Flaubert : cliquer sur l'image.

Flaubert vie oeuvre

Sur la création de Salammbô : une vidéo de la BnF.

Bande annonce de Madame Bovary, film de Chabrol (1991)

Son oeuvre donne le modèle du réalisme, déjà par une documentation minutieuse, par exemple pour un sujet historique, comme dans Salammbô : " Il n’y a personne encore qui ne sache que M. Flaubert a ressuscité Carthage, et qu’à l’aide de Polybe et de son imagination, il a fait miroiter de nouveau sur la plage africaine les dômes métalliques des monuments carthaginois. Il a repeuplé la ville de Didon, fait circuler dans les rues étroites, bordées de hautes maisons, la foule de ces âpres marchands africains qui eussent acheté le monde, si les Romains ne l’eussent conquis." (Liévain, Le Papillon, 25 janvier 1863). Mais c'est aussi le cas pour des sujets plus contemporains : Madame Bovary a pour source l'affaire Delamare, fait divers de 1848, qui présente des personnages et des lieux très similaires à ceux du roman, peut-être aussi de l'affaire Lafarge, en 1839-1840. Le réalisme de Flaubert se révèle aussi dans son travail sur le style : plans successifs, brouillons sans cesse repris (près de 2000 pages pour les 200 pages de Madame Bovary), phrases raturées dont la forme est "testée" dans son "gueuloir" : "les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie." Il arrive ainsi à une harmonie parfaite entre le style et le sujet abordé. Il sait aussi choisir l'énonciation la mieux appropriée à l'instant précis de l'intrigue, tantôt longue description statique, comme celle de la casquette de  Charles Bovary, tantôt entrecroisement des discours directs, par exemple ceux de la scène de séduction entre Emma Bovary et Rodolphe avec ceux  de remise des prix lors des "comices agricoles", tantôt recours au discours indirect libre, qui permet au lecteur de plonger dans la conscience des personnages.

Pourtant, Flaubert ne se résume pas au seul réalisme. Il déclare d'ailleurs dans une lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet : "Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme." C'est ainsi que, dans  son oeuvre, les élans romantiques de certains de ses personnages, Emma Bovary, ou Frédéric, le héros de L'Education sentimentale, sont immédiatement détruits par la suite de l'intrigue ou par la distance introduite par le style même. Ainsi Flaubert s'indigne - pour preuve son Dictionnaire des idées reçues (ouvrage inachevé, posthume, 1910) - mais se veut d'abord impersonnel, pour plus d'objectivité : "... l'artiste ne doit pas plus apparaître dans son oeuvre que Dieu dans la nature. L'homme n'est rien, l'oeuvre tout !" (Lettre à George Sand, décembre 1875). Il en arrive même à souhaiter créer "un livre sur rien [...] qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style " (Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852). Ce primat accordé au style est la véritable marque du réalisme de Flaubert.

Le réalisme au théâtre

Au théâtre également, même si les auteurs en sont moins connus, le réalisme s'implante. Deux auteurs rencontrent le succès avec des pièces "sérieuses", qui veulent représenter la société de leur temps. Mais le réalisme touche aussi la comédie dans le vaudeville.

 

Emile Augier (1820-1889)

Il veut rétablir au théâtre la morale, qu'il juge offensée par les excès du théâtre romantique. Toute son oeuvre s'organise autour du thème de l'argent, et du rôle qu'il joue dans les familles et, plus généralement, dans la société, avec, notamment, une satire violente des courtisanes. Dans sa pièce la plus connue, Le Gendre de Monsieur Poirier (1854), par exemple, il met face à face un aristocrate ruiné, immoral, qui cherche à accaparer, par son mariage, la fortune d'un brave bourgeois, naïf : "Quant à M. Poirier, mon beau-père, il est digne de son nom. Modeste et nourrissant comme tous les arbres à fruit, il était né pour vivre en espalier. Toute son ambition était de servir aux desserts d'un gentilhomme : ses voeux sont exaucés", déclare le gendre sans scrupules. Bien évidemment, le dénouement satisfait la morale : tombé réellement amoureux de son épouse, Gaston de Presles renonce à sa vie de débauche, et se convertit à la vertu du travail.

 

Alexandre Dumas-fils (1824-1895)

Son premier succès, La Dame aux camélias (1852), reste encore romantique, avec l'image idéalisée de cette courtisane qui se sacrifie par amour. Ensuite, Dumas se rallie au réalisme, dans des pièces de "théâtre utile", c'est-à-dire qui représente les réalités du Second Empire. Les titres de ses pièces "à thèse" sont évocateurs : La Question d'argent (1857), Le Fils naturel (1858), L'Ami des femmes (1864). Dans ces deux dernières, il s'intéresse à la condition féminine et à l'idée de mésalliance. Une réplique de Jean, personnage de La Question d'argent, résume sa vision de son époque : "l'argent est l'argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C'est la seule puissance que l'on ne discute jamais. [...] Aujourd'hui un homme ne doit plus avoir qu'un but, c'est de devenir très riche." C'est ce qu'il dénonce inlassablement.

 

Le vaudeville
Courteline vaudeville théâtre de boulevard
le vaudeville Labiche théâtre de boulevard

Eugène Labiche

... et Georges Courteline

Ce mélange de théâtre et de couplets chantés est né au XVII° siècle. Mais c'est dans la seconde moitié du XIX° siècle qu'il gagne peu à peu ses lettres de noblesse. Déjà Eugène Scribe (1791-1861) lui donne plus de rigueur, en développant,  à partir d'un petit fait presque anecdotique, une suite de conséquences cocasses, mais toujours logiques. Le genre se perfectionne encore avec Eugène Labiche (1815-1888) puis Georges Courteline (1858-1929). Bien sûr, les situations loufoques qu'ils mettent en scène échappent à l'idée de réalisme. Mais leur satire, elle, reflète tout à fait la réalité, celle des bourgeois chez Labiche, par exemple dans Le Voyage de Monsieur Perrichon (1860), où il dénonce leur vanité, leur pédantisme, leur obsession de paraître "chic", mais aussi leur sens aigu de l'épargne. Courteline, lui, s'attaque aussi à la bourgeoisie, mais surtout à la médiocrité des petits fonctionnaires, employés de bureau (Messieurs les Ronds-de-Cuir, 1893), gendarmes ou "commissaires", et à l'armée qu'il ridiculise dans Les Gaietés de l'escadron, en 1886. Au-delà du comique, c'est la vérité d'une époque qui ressort.

Stendhal
Balzac
Goncourt
Flaubert
vaudeville
vaudeville
naturalisme

Le naturalisme

naturalisme
Les Soirées de Médan : les naturalistes

Le groupe naturaliste, Les Soirées de Médan, 1880

Zola naturalisme hérédité famille sous le second Empire

L'arbre généalogique des Rougon-Macquart : une mise en pratique de la théorie naturaliste de Zola.

Le naturalisme pousse à l'extrême les critères retenus par les écrivains réalistes, en s'appuyant encore davantage sur les théories et les pratiques scientifiques. Ainsi, il emprunte aux travaux sur l'hérédité de Claude Bernard l'idée que l'être humain est déterminé par ses origines, non plus seulement sociales, mais d'abord physiologiques. L'écrivain s'attache donc à dépeindre tout ce qui relève des corps, d'où le scandale que provoquent alors les oeuvres rattachées à ce courant, jugées trop vulgaires. Il adopte aussi une méthode scientifique pour la création littéraire. Dans un premier temps, il s'agit de donner au personnage une hérédité, puis de le faire évoluer, comme on le ferait pour un animal de laboratoire, dans un milieu social, face à des circonstances diverses, pour mesurer son évolution. C'est le dessein de Zola inscrit dans la  structure même de son oeuvre, intitulée globalement, Les Rougon-Macquart.

Ainsi Zola explique, dans la préface de Thérèse Raquin (1867) : "Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier.

 J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair."

Le romancier naturaliste refuse donc de mettre en avant la psychologie du personnage. Il veut d'abord lui donner une nature, quasi animale, avec des instincts, des pulsions, des sensations. Le personnage se meut dans un milieu, qui doit, lui aussi, être observé, avec une précision toute scientifique, pour déterminer l'influence qu'il va exercer sur lui. De cette interaction, le naturalisme prétend déduire les lois qui régissent les sociétés humaines et les individus. Quant aux procédés de style, ils sont eux-mêmes "les expressions des tempéraments littéraires des écrivains", déclare Zola dans un texte fondateur de la théorie, Le Roman expérimental (1880).

Si le réalisme ne s'est que peu formalisé de façon théorique, et si les écrivains qui s'y rattachent n'ont jamais constitué un "groupe" se définissant comme tel, le naturalisme, lui, s'affirme comme un mouvement à part entière. Il s'organise autour de Zola, qui réunit ses amis, de dix ans plus jeunes que lui (cf. Image ci-dessus), dans sa maison de Médan. La parution du recueil de nouvelles, Les Soirées de Médan, illustre la formation du courant, qui atteint son apogée dans les années 1880. Puis le "Manifeste des Cinq", publié dans Le Figaro le 18 août 1887, est une lettre ouverte, destinée à Zola après la parution de La Terre, écrite par de jeunes écrivains, qui lui reprochent de déformer le sens de ce courant. Pourtant le naturalisme se diffuse aussi en Europe, et touche le théâtre avec le renouvellement de la mise en scène entrepris par André Antoine et son "Théâtre libre", fondé en 1887. 

Pour lire un texte fondateur, Le Roman expérimental de Zola : cliquer sur le lien.

... et les trois critères de l'oeuvre naturaliste, d'après David Baguley, in Le Naturalisme et ses genres (1995, éd. Nathan)

D'abord un propos scientifique ou sociologique, avec une préoccupation particulière pour la pathologie nerveuse et héréditaire, ou pour le dévoilement des dessous de la société contemporaine, autant de sujets qui attribuent à l'œuvre naturaliste un principe d'organisation et une fonction utilitaire, l'opposant ainsi à l'agencement d'une loi morale, pierre d'angle du roman bourgeois. Ensuite, à l'encontre de cette fonction pratique, un discours poétique, pictural, décoratif, qui transforme en tableaux verbaux et esthétiques une réalité souvent sordide et banale – morceaux de bravoure qui rivalisent avec l'art du peintre. Puis, une intrigue romanesque toujours dysphorique, qui semble relever du fait divers journalistique – crime, scandale, adultère, escroquerie –, se présentant le plus souvent comme le renversement parodique de l'action romanesque ou héroïque et soumettant l'homme – ou, plus fréquemment, la femme–à un destin dégradant pour dévoiler le vide de l'existence humaine et les turpitudes de la vie bourgeoise. (1995, p. 66).

Les romanciers naturalistes
Emile Zola (1840-1902)
naturalisme germinal assommoir affaire Dreyfus

E. Manet, Emile Zola, 1868. Huile sur toile, 146,5 x 114. Musée d'Orsay, Paris.

Zola, venu de Provence à Paris, entre dans la carrière littéraire par le journalisme. Mesurant le pouvoir de la presse, il en fait une arme, pour défendre le naturalisme, mais aussi ses amis, peintres, tel Manet, ou écrivains, comme les Goncourt ou Jules Vallès. Il y dénonce la guerre franco-prussienne, la "Semaine sanglante" de la Commune, et toutes les corruptions politiques. L'apogée est sa lettre ouverte, "J'accuse", dans l'Aurore (13 janvier 1898), intervention violente en faveur de Dreyfus.

Zola, dans la lignée de Balzac, mais en se fondant sur les théories scientifiques de son temps autour de l'hérédité et de la "méthode expérimentale", publie, de 1868 à 1893, 20 romans qui racontent l'histoire d'une famille sous le Second Empire, à travers quatre générations : Les Rougon-Macquart. Il joint à Une Page d'amour (1878) un arbre généalogique : tout part de l'aïeule, Adélaïde Fouque, qui, sujette à des crises d'hystérie nerveuse, meurt folle, comme son propre père, après un long internement. Son premier mariage avec un jardinier donne naissance à la branche légitime des "Rougon". A la mort de Rougon, de sa  liaison avec Macquart, ivrogne et contrebandier, tué par un douanier, naissent deux enfants. Zola "expérimente" cette hérédité, bien lourde, en introduisant les descendants dans divers milieux. Si certains, tel Octave Mouret (cf. Pot-Bouille, 1882, Au Bonheur des Dames, 1883), échappent à la malédiction héréditaire et parviennent à trouver une place honorable et un équilibre dans la société, beaucoup sont rattrapés par ces tares, et sombrent dans l'alcoolisme, comme Gervaise dans L'Assommoir (1877), et, pour ses enfants, dans la débauche (Nana, 1880), la violence par le meurtre (Jacques  dans La Bête humaine, 1890, et Etienne Lantier dans Germinal, 1885), le suicide, comme leur frère Claude, peintre qui se pend, à 28 ans, devant son chef-d'oeuvre raté dans l'Oeuvre (1886).

Zola auteur naturaliste

Pour découvrir l'oeuvre de Zola, un remarquable dossier et une exposition de la BnF : cliquer sur l'image.

natutalisme de Zola

"Au lavoir", pour lire l'analyse de l'extrait ci-dessous : cliquer sur l'image.

... et à propos de l'incipit de Germinal : cliquer sur le lien.

Chagot, "La scène du lavoir", pour l'Assommoir, 1881. Estampe. BnF.

      « Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vous donc empoigné ça ?

       – Est-ce qu’on sait ! reprit Clémence en s’essuyant la figure avec sa manche. ça doit être l’autre soir. Il y en avait deux qui se dépiautaient à la sortie du Grand-Balcon. J’ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige. Ah ! quelle roulée ! c’était à mourir de rire. L’une avait le nez arraché ; le sang giclait par terre. Lorsque l’autre a vu le sang, un grand échalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques… Alors, la nuit, j’ai commencé à tousser. Il faut dire aussi que ces hommes sont d’un bête, quand ils couchent avec une femme ; ils vous découvrent toute la nuit…

      – Une jolie conduite, murmura Mme Putois. Vous vous crevez, ma petite.

      – Et si ça m’amuse de me crever, moi ! … Avec ça que la vie est drôle. S’escrimer toute la sainte journée pour gagner cinquante sous, se brûler le sang du matin au soir devant la mécanique, non, vous savez, j’en ai par-dessus la tête !... Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service de m’emporter ; il s’en ira comme il est venu. »

      Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui dans les bastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristait toujours le monde par ses idées de crevaison, quand elle était à l’atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta de dire :

      « Vous n’êtes pas gaie, les lendemains de noce, vous ! « 

      Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu’on ne parlât pas de batteries de femmes. Ça l’ennuyait, à cause de la fessée du lavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et de giroflées à cinq feuilles.

Emile Zola, L'Assommoir, 1877, chapitre VI.

Deux autres cycles romanesques suivent Les Rougon-Macquart, d'abord Les Trois Villes, de 1893 à 1898, c'est-à-dire Lourdes, Rome et Paris, une interrogation sévère sur la religion et sur la place de l'argent dans la société moderne. Puis vient un cycle, très différent, fortement utopique, Les Quatre Evangiles, de 1898 à 1902, dont seuls les trois premiers volumes, Fécondité, Travail et Vérité, sont achevés, tandis que Justice n'est qu'esquissé : « C'est la conclusion naturelle de toute mon œuvre, après la longue constatation de la réalité, une prolongation dans demain, et d'une façon logique, mon amour de la force et de la santé, de fécondité et du travail, mon besoin latent de justice, éclatant enfin. Tout cela basé sur la science, le rêve que la science autorise. Je suis content surtout de pouvoir changer ma manière, de pouvoir me livrer à tout mon lyrisme et à toute mon imagination. » Cette déclaration est intéressante, car elle souligne la double dimension de l'écriture de Zola. D'une part, il se veut scientifique. Chaque roman donne lieu à de longues observations, à une minutieuse enquête, tout cela consigné dans des carnets et des fiches (Cf. Exposition BnF supra), et conduit à une volonté de reproduction exacte, par exemple dans les descriptions des lieux, ou dans le langage des personnages (cf. Extrait ci-dessus) Mais il y a un autre Zola, un poète. Ainsi il est capable d'élans lyriques, les descriptions deviennent souvent épiques, les foules s'animent, comme les mineurs en grève dans Germinal, les objets eux-mêmes se transfigurent en des êtres souvent menaçants, comme la locomotive, la Lison dans La Bête humaine, ou l'alambic dans L'Assommoir. Cela est dû à la fois au choix d'hyperboles, de métaphores expressives, et au rythme que Zola sait donner à ses phrases, au "souffle des passions animant le tout", comme il le déclare lui-même.

Pour lire Thérèse Raquin, 1867 : cliquer sur l'image.

le naturalisme de Zola
nouvelle naturaliste

Bande-annonce de Germinal, film de C.Berri (1993).

Pour lire les 5 nouvelles du recueil Comment on meurt : cliquer sur l'image.

Pourtant, la mère est retournée à la mairie ; on a promis de leur envoyer des secours, et ils attendent. Quelle affreuse journée !

Un froid noir tombe du plafond ; dans un coin, la pluie coule ; il faut mettre un seau, pour recevoir les gouttes. Depuis la veille, ils n’ont rien mangé, l’enfant a bu seulement une tasse de tisane, que la concierge a montée. Le père, assis devant la table, la tête dans les mains, demeure stupide, les oreilles bourdonnantes. À chaque bruit de pas, la mère court à la porte, croit que ce sont enfin les secours promis. Six heures sonnent, rien n’est venu. Le crépuscule est boueux, lent et sinistre comme une agonie. Brusquement, dans la nuit qui augmente, Charlot balbutie des paroles entrecoupées :

— Maman... maman...

La mère s’approche, reçoit au visage un souffle fort. Et elle n’entend plus rien ; elle distingue vaguement l’enfant, la tête renversée, le cou raidi. Elle crie, affolée, suppliante :

— De la lumière ! vite, de la lumière !... Mon Charlot, parle-moi !

Il n’y a plus de chandelle. Dans sa hâte, elle frotte des allumettes, les casse entre ses doigts. Puis, de ses mains tremblantes, elle tâte le visage de l’enfant.

— Ah! mon Dieu! il est mort !... Dis donc, Morisseau, il est mort !

Le père lève la tête, aveuglé par les ténèbres.

— Eh bien ! que veux-tu? il est mort... Ça vaut mieux.

Aux sanglots de la mère, Mme Bonnet s’est décidée à paraître avec sa lampe. Alors, comme les deux femmes arrangent proprement Charlot, on frappe : ce sont les secours qui arrivent, dix francs, des bons de pain et de viande. Morisseau rit d’un air imbécile, en disant qu’ils manquent toujours le train, au bureau de bienfaisance.

Et quel pauvre cadavre d’enfant, maigre, léger comme une plume ! On aurait couché sur le matelas un moineau tué par la neige et ramassé dans la rue, qu’il ne ferait pas un tas plus petit.

Emile Zola, Comment on meurt, IV

Alphonse Daudet (1840-1897)
romancier naturaliste Le Petit Chose Lettres de mon moulin

Alphonse Daudet. Photographie de Nadar, 1891.

Monté de Provence à Paris, Daudet, après une enfance difficile, mène une vie désargentée jusqu'à la parution, en 1858, d'un recueil de poèmes : il devient secrétaire du duc de Morny, demi-frère de l'empereur. Il peut alors consacrer une grande partie de son temps à l'écriture, d'abord du Petit Chose (1868), récit largement autobiographique, puis de contes inspirés de sa Provence natale, Les Lettres de mon moulin (1869), et Tartarin de Tarascon (1872). Son réalisme s'affirme dans Fromont jeune et Risler aîné (1877).

Quand paraît Le Nabab (1877), Zola fait son éloge en tant que naturaliste, et lui-même se veut tel. Il faut dire que le roman fait scandale, car on y reconnaît des contemporains, que Daudet n'épargne guère. De même, ses sujets, dans Numa Roumestan (1881) et L'Immortel (1888), sont puisés dans la réalité, et il note dans ses "carnets" des observations quotidiennes, ensuite reprises dans les oeuvres. Mais son ironie, sa façon d'accentuer tantôt le comique dérisoire, tantôt le pathétique, ne s'accordent guère avec l'impersonnalité qu'exigeait le naturalisme.

Pour lire Le Nabab : cliquer sur l'image.

roman naturaliste

Voir " Les trois messes basses", extrait des Lettres de mon moulin (1854) de Pagnol.

Guy de Maupassant (1850-1893)
romancier naturaliste Boule de suif, Une Vie, Bel-Ami

Guy de Maupassant. Photographie de Nadar, 1888.

De son enfance dans la compagne normande, Maupassant puise la matière de nombreux contes, au total plus de 300.  Il y reproduit les paysages, les moeurs paysannes, parfois cocasses, souvent cruelles, et le patois. On y retrouve aussi ses voyages, dans le sud de la France, et sa vie parisienne, depuis ses débuts comme commis dans des ministères, jusqu'aux soirées mondaines, dues à son succès, notamment après la parution de Boule de Suif dans Les Soirées de Médan (1880), en passant par les parties de plaisir, par exemple le canotage sur la Seine.

Maupassant est formé à l'écriture par Flaubert, d'où, même s'il s'en défend parfois, son réalisme, et l'importance accordée au style : pour lui, l'art doit "donner une image exacte de la vie",  ce qui est le cas, par exemple, dans Une Vie (1883), Bel-Ami (1885) ou Pierre et Jean, précédé d'une réflexion intéressante sur "Le Roman". Mais, dès 1877, Maupassant, atteint d'une maladie nerveuse, accentuée par la syphilis, souffre d'hallucinations, peut-être la source de nouvelles fantastiques, comme Le Horla (1886-87). Maupassant est, en tout cas, marqué par un profond pessimisme, emprunté au philosophe Schopenhauer, d'où sa proximité avec les auteurs naturalistes : "Nous sommes tous dans un désert", déclare-t-il. A partir de 1890, il sombre peu à peu dans la folie, qui l'amène à la mort après quelques mois d'internement.

... et un site très complet sur Maupassant, sa vie et son oeuvre : cliquer sur l'image.

Maupassant romancier naturaliste
romancier naturaliste

Pour une analyse de Bel-Ami : cliquer sur l'image.

Le naturalisme au théâtre

Zola consacre plusieurs de ses articles au théâtre ; il s'interroge sur la possibilité de le rendre "naturaliste" alors même qu'il est le lieu des conventions : "je me demande chaque jour [...] si un auteur ne saura pas tourner les conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité de vie." (Le Naturalisme au théâtre, 1880) Mais la transposition de ses romans à la scène n'a pas été un succès...

 

Henry Becque (1837-1899)

La pièce de Becque, Les Corbeaux, jouée en 1882 à la Comédie-Française - et qui fait scandale - , correspond bien à ce que Zola souhaite mettre en évidence dans ses romans : montrer l'homme dans ses appétits matériels, "naturels", peindre avec exactitude les milieux sociaux, et "expérimenter" les caractères placés dans telle ou telle situation. Alors que tout semble aller pour le mieux dans la famille bourgeoise des Vigneron, la mort brutale du père déchaîne "les corbeaux", notaire, architecte et ex-associé, qui n'ont, face à eux, qu'une mère éplorée, et ses trois filles, peu armées pour se défendre vu leur condition d'infériorité. Prison du mariage... prison de la misère, leur sort est peu enviable, et Becque le noircit à souhait, tout en dénonçant le rôle de l'argent, tout-puissant.

 

Le "Théâtre Libre" du metteur en scène Antoine (1858-1943)
le théatre libre d'Antoine - mise en scène

Mise en scène par Antoine de La Terre d'Emile Zola, au Théâtre Antoine, en 1900. Source : Artsalive.Canada.

Le naturalisme, avec les pièces sans grande envergure d'Alexis, de Céard ou de Hennique, ne trouve pas de salle de spectacle. C'est d'abord pour pallier ce refus qu'André Antoine ouvre, en 1887, une salle, le "Théâtre Libre", puis il change de salle en 1894, créant alors le "Théâtre Antoine". Il décide d'appliquer au théâtre de nouveaux critères de mise en scène. Déjà, pour les décors - en partie par pauvreté d'ailleurs - il recourt à des meubles réels, et n'hésite pas, par exemple pour l'étal d'un boucher, à y placer de vrais quartiers de viande. Tout doit être "vrai", vraies fleurs dans les vases, vrai café dans les tasses... Le  décor et les accessoires  préexistent à la pièce, comme si le lieu était habité antérieurement. De même, les costumes ne sont pas faits sur mesure, mais viennent de chez un fripier. Le noir se fait dans la salle, le public devient alors un témoin de l'action. Enfin, il révolutionne le jeu des acteurs, leur demandant de "jouer comme l'on parle", voire de dos parfois si cela convient à l'action. Avec Antoine, se crée le métier de metteur en scène.

DaudetMaupassant
Antoine-scene

Le Parnasse

La poésie du Parnasse Gautier Leconte de Lisle Hérédia
Parnasse

               "L'art"

 

Oui, l'œuvre sort plus belle

D'une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

 

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit. […]

 

Tout passe. - L'art robuste

Seul a l'éternité.

Le buste

Survit à la cité.

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

 

Les dieux eux-mêmes meurent,

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

 

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

 

Théophile Gautier, Emaux et Camées, 1852

Théophile Gautier (1811-1872) a participé activement, dans sa jeunesse, au romantisme, fréquentant le Cénacle et s'impliquant dans la bataille d'Hernani. Pourtant, dès la préface de son roman, Mademoiselle de Maupin (1835), il s'oppose à l'idée que l'écrivain doive être un guide, voire un prophète, et ses propres oeuvres refusent le sentimentalisme propre à ce courant. Il développe alors ce que l'on nomme la théorie de "l'Art pour l'Art" : "ll n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature." 

C'est cette conception que reprennent, en la précisant, les poètes qui constituent le mouvement du Parnasse, nom emprunté au mont où séjournaient les muses de l'antiquité grecque. Il vient du titre d'un recueil de 1866, Le Parnasse contemporain. Deux autres recueils suivent, en 1871 et 1876, regroupant une centaine de poètes, parmi lesquels Leconte de Lisle, considéré comme leur chef de file.

Trois grands principes sont mis en avant par les Parnassiens :

- Le primat de la Beauté : Le seul but de l'artiste, donc du poète, est la recherche d'une absolue beauté. Cela implique que les considérations morales ou politiques n'ont pas à intervenir, que le poète n'a pas à s'engager dans les combats de son temps. Seule la beauté peut donner à l'Art son "éternité". Les Parnassiens ont, de toute évidence, subi les désillusions nées des échecs de 1830 et 1848.

- L'impersonnalité : Le poète doit s'effacer, seule l'oeuvre compte. Finis donc les longues plaintes lyriques, les épanchements du coeur et les élans de l'âme. Les poètes parnassiens recherchent, en fait, la même objectivité que les romanciers réalistes, leurs contemporains. Ainsi, les poèmes deviennent plus descriptifs, de paysages, de personnages, voire d'objets, ou évoquent des moments précis de l'Histoire en de courts tableaux.

- Le travail sur le style : Baudelaire qualifie Gautier de "poète impeccable" et l'extrait de "L'Art" ci-dessus montre bien l'importance que celui-ci accorde à la forme. Le poète, comparé au sculpteur, "cisèle", il doit chercher la perfection, qui n'est pas liée à des "contraintes fausses", comme à l'époque du classicisme, mais à une harmonie, rythmique et sonore. Cela explique aussi le retour à des formes poétiques plus courtes, notamment le sonnet.  

 

De nombreux poètes se sont réclamés du Parnasse, François Coppée, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, Théodore de Banville... Et même Baudelaire, Verlaine, Charles Cros ont publié dans Le Parnasse contemporain pour ensuite dépasser ce mouvement, qui a exercé une influence considérable sur la seconde moitié du siècle.

Leconte de Lisle (1818-1894)
José-Maria de Hérédia (1842-1905)

Après une enfance à l'île Bourbon (La Réunion), puis en Bretagne, Leconte de Lisle se fixe à Paris,  et consacre sa vie à la poésie, laissant essentiellement  trois recueils qui illustrent l'impersonnalité et le désir de perfection formelle du Parnasse. Les Poèmes antiques (1853) évoquent, notamment, le passé grec et hindou, les Poèmes barbares (1862) le monde scandinave et l'époque biblique, avec des descriptions saisissantes de la nature et des animaux. Les Poèmes tragiques (1884) révèlent sa vision pessimiste du monde : seule la mort peut apporter à l'homme le repos.

Le mouvement du Parnasse, Poèmes antiques, poèmes barbares, poèmes tragiques

Blanquet, Portrait du poète Leconte de Lisle, vers 1885.

Huile sur toile, 121 x 95. Musée national du château de Versailles.

                  "Le rêve du jaguar"

 

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,

Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,

Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,

Bercent le perroquet splendide et querelleur,

L'araignée au dos jaune et les singes farouches.

C'est là que le tueur de boeufs et de chevaux,

Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,

Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.

Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;

Et, du mufle béant par la soif alourdi,

Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,

Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,

Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.

En un creux du bois sombre interdit au soleil

Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;

D'un large coup de langue il se lustre la patte ;

Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;

Et, dans l'illusion de ses forces inertes,

Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,

Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,

Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants

Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

 

Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1862

Portrait de José-Maria de Hérédia.

Hérédia Les Trophées

Né à Cuba, José-Maria de Hérédia se fixe à 18 ans en France, et poursuit des études classiques à l'Ecole des Chartes. Il ne regroupe ses poèmes, publiés dans différentes revues et dans le Parnasse contemporain, qu'en 1893, dans un recueil, Les Trophées. Les quatre premières parties puisent leurs sujets dans l'Histoire, depuis l'antiquité grecque jusqu'à la Renaissance, la dernière évoque la nature et les rêves. Tous sont des sonnets, "ciselés" comme le veut Gautier, et constituent de courts tableaux pittoresques.

                  "Les conquérants"

 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

Fatigués de porter leurs misères hautaines,

De Palos de Moguer, routiers et capitaines

Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

 

Ils allaient conquérir le fabuleux métal

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,

Et les vents alizés inclinaient leurs antennes

Aux bords mystérieux du monde Occidental.

 

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,

L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques

Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

 

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,

Ils regardaient monter en un ciel ignoré

Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

 

José-Maria de Hérédia, Les Trophées, 1893

Pour lire une analyse des "Conquérants": cliquer sur l'image.

Hérédia Les Conquérants

Le symbolisme

symbolisme

Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de la révolte, après avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit de sa force et de sa grâce, abdiqua ses audaces héroïques, se fit rangé, sceptique et plein de bon sens ; dans l'honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement qu'une valeur de protestation, légitime mais mal avisée, contre les fadeurs de quelques romanciers alors à la mode. Une nouvelle manifestation d'art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d'éclore. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ? L'abus de la pompe, l'étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf ou les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance. Nous avons déjà proposé la dénomination de symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l'esprit créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue. […]

Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.

Jean Moréas, "Le Symbolisme", Manifeste paru dans Le Figaro, 18 septembre 1886

Le "symbolon" était, dans la Grèce antique, un jeton brisé en deux parties : un métèque, étranger reçu par un hôte dans la cité d'Athènes, pouvait, par exemple, transmettre son "morceau" à son fils afin que, plus tard, il puisse, à Athènes, se faire reconnaître. Puis il a été utilisé pour permettre aux initiés des "mystères d'Eleusis" de se reconnaître entre eux. Le "symbole" est donc ce qui permet de rapprocher deux réalités, a priori éloignées.

Cette étymologie justifie le nom de "symbolisme" donné par Jean Moréas au mouvement littéraire qu'il présente dans son Manifeste de 1886 : la production concrète, oeuvre littéraire ou picturale, est la "forme sensible" qui doit suggérer une autre réalité, absente, qu'il nomme "l'idée". Cette absence même explique la dimension mystique de nombreuses oeuvres symbolistes : ce qui est terrestre, matériel, concret, figure le monde des esprits, voire le divin. Moréas parle d'ailleurs d'"affinités ésotériques".

Moréas montre l'évolution des courants littéraires du XIX° siècle, pour souligner ce à quoi s'oppose le symbolisme : aussi bien aux excès et à l'engagement des romantiques qu'au retour à la description objective prônée par les réalistes et les naturalistes. 

Pour donner à l'oeuvre d'art cette puissance de suggestion, tout en ne dévoilant pas totalement l'Idée, les symbolistes vont recourir à un langage neuf, que Le Traité du Verbe (1886) de René Ghil tente de définir : "Sans paradoxe (le voit assez une conscience) pour l’Initié digne d’envie un Poème, ainsi, devient un vrai morceau de musique, suggestive infiniment et « s’instrumentant » seule : musique de mots évocateurs d’images-colorées, sans qu’en souffrent en rien, que l’on s’en souvienne, les Idées." Mais déjà la comparaison du poète à un "Initié" signale ce qui est une des caractéristique de l'oeuvre symboliste : par le recours à des mots rares, à une forme floue, elle devient souvent hermétique, donc peu accessible à un large public. Dans ce même ouvrage, et après Moréas, René Ghil, tout en rendant hommage à Stéphane Mallarmé, reconnu comme le maître de ce mouvement, fait l'éloge de ses illustres précurseurs : Baudelaire et Rimbaud.

La poésie est le genre dans lequel s'est épanoui le symbolisme, mais il s'est aussi inscrit au théâtre.

Il serait trop long de présenter tous les écrivains qui font partie de la constellation symboliste, André Moréas, René Ghil, Rémy de Gourmont, Henri de Régnier, Gustave Kahn, l'initiateur du "vers libre", Marceline Desbordes-Valmore, Maeterlinck... Nous ne nous intéresserons qu'aux poètes précurseurs, à ceux regroupés sous le nom de "poètes maudits", à leur chef de file, Mallarmé, et à ceux qui ont marqué d'autres genres littéraires, le roman et le théâtre.

Des "poètes maudits"
Charles Baudelaire (1821-1867)
Baudelaire précurseur du symbolismeLes Fleurs du Mal

"Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage / Traversé çà et là par de brillants soleils", écrit Baudelaire dans "L'Ennemi", poème des Fleurs du Mal. Il confirme ainsi le déroulement d'une jeunesse mal vécue, avec la mort de son père en 1828, et le rapide remariage de sa mère, source de conflits. Dilapidant l'héritage paternel par une vie dissolue, Baudelaire, après l'échec d'un voyage qui avait pour but de l'envoyer loin de Paris, se retrouve mis sous tutelle financière en 1844. Cela scelle sa destinée de "poète maudit", avec une tentative de suicide en 1845. Toute sa  vie ensuite n'est qu'un lent suicide, par abus des "paradis artificiels" (titre d'un essai), de débauches, cause d'une syphilis qui le mine dès 1860 et le conduit à une attaque en 1866. Aphasique, à demi paralysé, il meurt un an après. Quels sont les "brillants soleils" dans cette vie ? En partie les femmes qui ont joué un rôle à ses côtés, d'abord Jeanne Duval, métisse, symbole d'une sensualité exotique, puis Apollonie Sabatier, dont le salon mondain attirait alors tous les auteurs célèbres, qui représente pour lui une angélique pureté, enfin l'actrice Marie Daubrun, la femme "aux yeux verts", ambivalente car tantôt séductrice, tantôt âme-soeur, avec laquelle il vit une orageuse passion. Chacune de ces femmes est aussi une muse, inspiratrice de nombreux poèmes, et il faut leur ajouter les rencontres éphémères, moments de sensualité ou instants de rêve fugace.

Nadar, Charles Baudelaire, 1854.

Musée d'Orsay.

La déclaration de Baudelaire, "Il y a en tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan" (Mon Coeur mis à nu, IV, 112), pourrait résumer l'ensemble de son oeuvre. Il y a chez lui, en effet, un double élan, illustré par le titre de la première section des Fleurs du Mal, "Spleen et Idéal" : en cela il se situe au confluent de tous les courants littéraires de son siècle. D'une part, dans la lignée des romantiques, il aspire à un idéal amoureux, sublime la femme, et se sent exclu de sa société matérialiste : "Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher", écrit-il dans "L'Albatros" pour définir le poète, comparé à cet oiseau. Cet idéal est aussi celui de l'absolue beauté, celle dont Gautier, le "poète impeccable" auquel il dédie son recueil, prône la recherche, et à sa suite les Parnassiens. Cela explique également son activité de critique d'art, avec les articles publiés dans les Salons en 1845, 1846 et 1859.

Baudelaire précurseur du symbolisme le titre Les Fleurs du Mal

Frontispice des Fleurs du Mal, corrigé par Baudelaire, 1857. BnF.

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,

Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,

Consumeront leurs jours en d'austères études;

 

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

 

Baudelaire, "La Beauté", Les Fleurs du Mal, 1857

D'autre part, Baudelaire vit aussi "le spleen", ennui profond, mal de vivre, obsession de la mort, bien au-delà de la mélancolie romantique, qui se rapproche des sentiments exprimés par les Décadents à la fin du siècle, et constitue le titre de quatre poèmes du recueil. C'est ce qui le pousse vers "le mal", c'est-à-dire toutes les transgressions morales et religieuses, dont rend compte un titre initialement prévu pour son recueil, Les Lesbiennes. Pour preuve d'ailleurs, le procès intenté aux Fleurs du Mal qui censure plusieurs poèmes. Enfin les symbolistes le considèrent comme leur précurseur, par son expression des "correspondances", "verticales" quand elles forment une analogie entre le monde terrestre et l'au-delà spirituel, et "horizontales" (aussi nommées "synesthésies"), entre l'ensemble des sensations. Ces correspondances (cf. poème ci-contre) expliquent l'association, dans ses poèmes, entre les couleurs, les sons, les parfums..., que pratiquent aussi les symbolistes, dans l'espoir de suggérer au mieux "l'Idée".
Si le recueil des Fleurs du Mal est, aujourd'hui, son oeuvre la plus connue, Baudelaire choisit la poésie en prose, à la suite d'Aloysius Bertrand (Gaspard de la nuit, posthume, 1842), dans Petits poèmes en prose, sous-titrés "Le Spleen de Paris" (posthume, 1869), et nous laisse les fragments d'un journal intime avec Mon coeur mis à nu (posthume, 1887).

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

 

Baudelaire, "Correspondances", Les Fleurs du Mal, 1857

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Pour lire, dans Les Fleurs du Mal,  une analyse de

"A une passante", poème interprété par Léo Ferré.

"La Vie antérieure", poème interprété par Léo Ferré.

spleen et idéal tableaux parisiens Le vin La révolte La mort Fleurs du mal

La structure du recueil : cliquer sur l'image.

... et un site très complet sur Baudelaire et son oeuvre : cliquer sur le lien.

Arthur Rimbaud (1854-1891)
Carjat, "Portrait d'Arthur Rimbaud", 1872

E. Carjat, Portrait d'Arthur Rimbaud, 1872. Bibl. A. Rimbaud, Charleville-Mézières.

Les premiers poèmes de Rimbaud le rapprochent de ses prédécesseurs romantiques, avec l'enthousiasme et la violence dues à son jeune âge, 15 ans : profond rejet de la médiocrité bourgeoise de sa ville de naissance, Charleville-Mézières, révolte libertaire, aspiration à l'amour, errance solitaire dans la nature, désir d'un ailleurs... Mais sa lettre au Parnassien Banville, restée sans réponse  révèle déjà son souci de la langue, et toute son oeuvre ultérieure, en confirmant son souhait de trouver "un verbe poétique accessible [...] à tous les sens", explique que les symbolistes aient salué son génie.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

Rimbaud, "Lettre à Paul Demeny", 15 mai 1871.

Arthur Rimbaud, une biographie de Rimbaud", un film remarquable de R. Dindo (1991) de la Télévision suisse-romande.

Pour lire, dans les "Cahiers de Douai" (Poésies),  une analyse de

cliquer sur le lien correspondant.

À moi. L'histoire d'une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

Rimbaud, "Alchimie du verbe", Délires II, Une Saison en enfer, 1873

La "Lettre à Paul Demeny", un ami poète, aussi dite "Lettre du Voyant", peut résumer le parcours littéraire de Rimbaud, et son originalité. Le Bateau ivre, recueil qu'il emporte avec lui à Paris pour se faire admettre dans les cercles poétiques, révèle déjà une écriture poétique brillante, avec la  mise en place d'images suggestives. Puis sa relation avec Verlaine, deux années troublées entre Paris, la Belgique, l'Angleterre, de 1871 à 1873,  illustre sa démarche, ce "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens", vécu à travers la drogue, l'alcool... Il assigne, en effet, à la poésie, une mission : retrouver, sous l'illusion des perceptions fugitives, des sensations mouvantes, "l'inconnu", c'est-à-dire la vérité profonde de l'univers, donner sens aux "visions" du poète. De là naissent Les Illuminations (oeuvre posthume, publiée en 1886), jaillissement d'images souvent hallucinatoires dans une prose poétique. Mais cette pratique, Rimbaud la considère comme une "[i]neffable torture", qui peut mener à la mort :"Qu'il crève dans son bondissement"... Il mérite ainsi l'appellation de "poète maudit" que lui accorde Verlaine, et peut-être cela explique-t-il que Rimbaud cesse brutalement, en 1875, toute activité littéraire. Bien sûr, il satisfait alors son désir, exprimé dans Le Bateau ivre, de partir voir des "archipels sidéraux" et des "îles"... Mais les lettres écrites durant les dernières années de sa vie, commerçant à Aden, puis au Harrar, en Ethiopie, révèlent une vie étroite, un ennui profond, jusqu'à sa maladie, un sarcome au genou, et sa mort dramatique à Marseille après une douloureuse amputation.

Les chars d'argent et de cuivre —

Les proues d'acier et d'argent —

Battent l'écume, —

Soulèvent les souches des ronces —

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l'est,

Vers les piliers de la forêt, —

Vers les fûts de la jetée,

Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Rimbaud, "Marine", Illuminations, 1886.

Pour lire et analyser Rimbaud, un site très complet : cliquer sur l'image.

Paul Verlaine (1844-1896)
Carrière, "Paul Verlaine", 1891

E. Carrière, Paul Verlaine, 1891. Huile sur toile, 61 x 51. Musée d'Orsay.

Dans sa jeunesse, à Paris, Verlaine fréquente les Parnassiens. Pourtant ses premiers recueils, Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), même s'ils mettent en place des tableaux picturaux comme le font les Parnassiens, ne respectent pas totalement leur volonté d'impersonnalité. Se jugeant "né sous le signe de Saturne", planète maléfique, Verlaine y exprime, en effet, sa mélancolie. Mais pas à la façon des  longues effusions romantiques, plutôt sur un ton en demi-teinte, sur le "mode mineur" dirait-on en musique, en des confidences qui suggèrent plus qu'elles ne disent. En cela, il est déjà dans le symbolisme.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

 

Car elle me comprend, et mon cœur transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l'ignore.

Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,

Comme ceux des aimés que la vie exila.

 

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues. 

 

Verlaine, "Mon rêve familier", Poèmes saturniens, 1866

Pour lire une analyse de "Mon rêve familier": cliquer sur l'image.

Verlaine, poésie

En quoi Verlaine est-il lui-même un des "poètes maudits" auxquels il consacre une anthologie, parue en 1888 ? La  vie de bohème de sa jeunesse, entre liaisons homosexuelles et alcool, s'apaise  un peu lors de son mariage avec Mathilde Mauté (La bonne Chanson, 1870), mais sa liaison avec Rimbaud l'y ramène, dès 1871..., liaison aventureuse (Angleterre, Belgique), qui inspire un recueil, Romances sans paroles (1874). La  passion s'achève brutalement, quand Verlaine tire un coup de revolver sur son compagnon, en 1873. Son séjour de deux ans en prison lui inspire une conversion qu'il exprime, de façon mystique, dans Sagesse (1880). Mais cet équilibre ne dure guère. Après quelques années d'enseignement, puis une tentative agricole avec un nouveau compagnon, Lucien Létinois, la mort de celui-ci, en 1883, le replonge dans l'alcoolisme, la débauche, et surtout dans une profonde misère. Un de ses derniers recueils, Jadis et Naguère (1884), traduit ses regrets, tandis que Parallèlement montre sa division intérieure entre les désirs de la chair et les aspirations sublimées de l'âme.

Une aube affaiblie

Verse par les champs

La mélancolie

Des soleils couchants.

La mélancolie

Berce de doux chants

Mon cœur qui s'oublie

Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,

Comme des soleils

Couchants sur les grèves,

Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,

Défilent, pareils

À des grands soleils

Couchants sur les grèves.

Verlaine, "Soleils couchants, Poèmes saturniens, 1866

"L'Art poétique", poème de Jadis et Naguère, illustre, sans qu'il veuille établir une théorie, l'écriture qui fait l"originalité de Verlaine, déjà notable dans "Soleils couchants" : rôle du vers impair, plus fluide, assonance remplaçant la rime, travail sur le rythme, avec les rejets et les enjambements, sur les sonorités avec les rimes intérieures et les allitérations. C'est la musicalité qui, outre la dimension mystique fréquente, le rattache aux symbolistes. Mais, jamais il n'emploie comme eux un vocabulaire élaboré, brillant ou rare : au contraire, il choisit des mots simples, eux-mêmes insérés dans des phrases simples.

 À Charles Morice

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

 

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

 

C'est des beaux yeux derrière des voiles

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est par un ciel d'automne attiédi

Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance!

Oh! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

 

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur

Et tout cet ail de basse cuisine !

 

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

Ô qui dira les torts de la Rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime ?

 

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

 

Que ton vers soit la bonne aventure

Eparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.

Verlaine, "L'Art poétique", Jadis et Naguère, 1884

"Chanson d'automne" de Verlaine, poème chanté par Léo Ferré.

Stéphane Mallarmé (1842-1898)
Renoir, "Portrait de Mallarmé, 1892

P. Renoir, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1892. Huile sur toile, 50 x 40. Musée national du château de Versailles.

Mallarmé s'est très vite détaché des Parnassiens, qui ont influencé ses premiers poèmes, pour s'affirmer comme le maître du symbolisme. Il se place dans la continuité du mythe d'Orphée : "L'explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du Poète, est le jeu littéraire par excellence." C'est là, pour lui, le "Grand Oeuvre" : l'art poétique doit prendre une dimension sacrée, donc inventer une "langue immaculée - des formules hiératiques dont l'étude aride aveugle le profane." Mais il a bien conscience qu'un tel idéal, cet accès à "l'Azur" suprême, réponse à un "spleen" très baudelairien, est difficile à atteindre, .

De l'éternel Azur la sereine ironie

Accable, belle indolemment comme les fleurs,

Le poëte impuissant qui maudit son génie

A travers un désert stérile de Douleurs.

 

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde

Avec l'intensité d'un remords atterrant,

Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde

Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ?

 

Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones

Avec de longs haillons de brume dans les cieux

Que noiera le marais livide des automnes,

Et bâtissez un grand plafond silencieux !

 

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse

En t'en venant la vase et les pâles roseaux,

Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse

Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

 

Encor ! que sans répit les tristes cheminées

Fument, et que de suie une errante prison

Eteigne dans l'horreur de ses noires traînées

Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon !

- Le Ciel est mort. - Vers toi, j'accours ! Donne, ô matière,
L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché
A ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur,
N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur...

En vain ! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angelus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L'Azur ! l'Azur ! l'Azur ! l'Azur !

 

Mallarmé, "L'Azur", Le Parnasse contemporain, 1866.

Le défi, pour Mallarmé, est donc d'exprimer l'Idée, la "notion pure", qui, par sa définition même, ne peut être qu'absence... : "Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets.", écrit-il dans "L'Avant-dire" au Traité du verbe de René Ghil. Pendant toute une période alors, Mallarmé écrit, mais ne publie plus que ses "Tombeaux", hommages à Edgar Poé et Baudelaire, et L'Après-midi d'un faune (1876), monologue de 110 alexandrins où le faune, solitaire dans une nature isolée, s'adresse aux nymphes, séduites ou à séduire, poème mis en musique par Debussy.

Moreau, "Le Poète voyage", vers 1891

G. Moreau, Le Poète voyage, vers 1891. Huile sur toile, 180 x 146.

Musée d'Orsay.

Toute l'oeuvre de Mallarmé est donc une recherche de la suggestion, à l'aide de tous les procédés poétiques : vocabulaire rare, qui laisse place à l'imaginaire, rimes recherchées, telles celles en "yx" ("onyx", "Phénix", "ptyx", "Styx"...) et "ore" ("lampadophore", "amphore", "sonore"...) du sonnet "Ses purs ongles très haut...", syntaxe brisée, par juxtaposition et à l'aide de multiples inversions, échos sonores et absence de ponctuation qui donne toute liberté au rythme .. Son ultime poème, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897) représente le point extrême de cette recherche, par la place accordée au "blanc" par la typographie, autour d'une phrase centrale.

Le poème s'imprime, en ce moment, tel que je l'ai conçu ; quant à la pagination, où est tout l'effet. Tel mot, en gros caractères, à lui seul, domine toute une page de blanc et je crois être sûr de l'effet. [..] La constellation y affectera, d'après des lois exactes, et autant qu'il est permis à un texte imprimé, fatalement, une allure de constellation. Le vaisseau y donne de la bande, du haut d'une page au bas de l'autre, etc. : car, et c'est là tout le point de vue (qu'il me fallut omettre dans un "périodique"), le rythme d'une phrase au sujet d'un acte ou même d'un objet n'a de sens que s'il les imite et, figuré sur le papier, repris par les Lettres à l'estampe originelle, en doit rendre, malgré tout quelque chose.

Mallarmé, Lettre à André Gide, extraits, 14 mai 1897.

Mallarmé, "Un coup de dé jamais n'abolira le hasard

Pour feuilleter le poème de Mallarmé : cliquer sur l'image.

Le symbolisme au théâtre
Maurice Maeterlinck (1862-1949)
Maurice Maeterlinck

Maurice Maeterlinck

Comme son compatriote belge, Emile Verhaeren (1855-1896), qui évolue du naturalisme vers le symbolisme dans Les Villes tentaculaires (1896), Maeterlinck (1862-1949) passe une partie de sa vie en France, où il fréquente les cercles poétiques de son temps. Il se fait connaître d'abord par des poèmes d'inspiration parnassienne, puis lui aussi évolue vers le symbolisme, dans son recueil Serres chaudes (1889) notamment. Mais c'est surtout son théâtre qui le rend célèbre, huit pièces publiées de 1889 à 1894, dont son premier succès, La Princesse Maleine (1889) et les deux plus connues, Pelléas et Mélisande, créée en 1893, dont Debussy fait un opéra en 1902 et L'Oiseau bleu (1908). Ses pièces répondent à l'aspiration mystique du symbolisme, à partir de sujets empruntés aux légendes. Il en fait des drames, mais sans éclats, sans violence extérieure, avec des personnages auréolés de mystère. L'ensemble est très statique, les personnages se trouvant immobiles face au destin, qui lui-même s'incarne dans l'un d'entre eux. Pas de héros aux gestes superbes, mais le simple tragique de l'existence, qui s'exprime dans des dialogues poétiques, entrecoupés, comme suspendus, parfois ponctués de silences, accompagnés de gestes qui en disent plus même que les mots. 

Pelléas et Mélisande, Acte III, scène 1 : PELLEAS ET MELISANDE

 

[...] MÉLISANDE

J'ai ouvert la fenêtre ; il fait trop chaud dans la tour…Il fait beau cette nuit.

PELLÉAS

Il y a d'innombrables étoiles ; je n'en ai jamais vu autant que ce soir ; mais la lune est encor sur la mer…Ne reste pas dans l'ombre, Mélisande, penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués.

MÉLISANDE

Je suis affreuse ainsi…

PELLÉAS

Oh ! oh ! Mélisande,Oh ! tu es belle! Tu es belle ainsi ! Penche-toi ! Penche-toi ! Laisse-moi venir plus près de toi…

MÉLISANDE

Je ne puis pas venir plus près de toi…Je me penche tant que je peux…

PELLÉAS

Je ne puis pas monter plus haut…donne-moi du moins ta main ce soir avant que je m'en aille…Je pars demain.

MÉLISANDE

Non, non, non…

PELLÉAS

Si, si, je pars, je partirai demain…donne-moi ta main, ta main, ta petite main sur les lèvres…

MÉLISANDE

Je ne te donne pas ma main si tu pars…

PELLÉAS

Donne, donne, donne…

MÉLISANDE

Tu ne partiras pas ?

PELLÉAS

J'attendrai, j'attendrai…

MÉLISANDE

Je vois une rose dans les ténèbres…

PELLÉAS

Où donc ?Je ne vois que les branches du saule qui dépasse le mur…

MÉLISANDE

Plus bas, plus bas, dans le jardin ; là-bas, dans le vert sombre…

PELLÉAS

Ce n'est pas une rose…J'irai voir tout à l'heure, mais donne-moi ta main d'abord ; d'abord ta main…

MÉLISANDE

Voilà, voilà, je ne puis pencher davantage.

PELLÉAS

Mes lèvres ne peuvent pas atteindra ta main !

MÉLISANDE

Je ne puis me pencher davantage…Je suis sur le point de tomber…Oh! Oh! mes cheveux descendent de la tour !

(Sa chevelure se révulse tout à coup tandis qu'elle se penche ainsi, et inonde Pelléas.)

Pour en savoir plus sur l'oeuvre : cliquer sur l'image.

Maeterlinck, "Pelléas et Mélisande"

Frontispice de Pelléas et Mélisande. Maeterlinck-Debussy.

Materlinck, frontispice de "Pelléas et Mélisande"
Lugné-Poe (1869-1940) et le "Théâtre de l'Œuvre" 
Mise en scène par Lugné-Poe de "Hamlet" de Shakespeare de

Shakespeare, Hamlet.

Mise en scène de Lugné-Poe et Gemier au Théâtre de l'Oeuvre en 1913

Après des débuts au théâtre à la suite d'Antoine et du théâtre naturaliste, Lugné-Poe illustre sur scène l'esthétique symboliste. En 1892, avec quelques amis, dont les peintres Vuillard, Bonnard, Toulouse-Lautrec, il crée la "Maison de l'Oeuvre" dans la salle Berlioz. Son premier spectacle est Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, en 1893. Puis, sous l'appellation de "Théâtre de l'Oeuvre", groupement d'artistes et de spectateurs, il produit plusieurs pièces sur diverses scènes parisiennes, et à la salle Berlioz. Grâce à lui, le public français découvre de nombreux auteurs étrangers, tels le russe Ibsen, l'anglais Wilde, le suédois Strindberg, l'italien d'Annunzio..

Ses choix sont résolument symbolistes, à l'opposé de ceux d'Antoine. Il s'agit, pour lui, de suggérer plus que de montrer, notamment grâce au décor, qui ne conserve que les éléments les plus signifiants, et à l'éclairage. Quant au jeu des acteurs, il souhaite qu'il soit davantage intériorisé, neutre et impersonnel, parfois presque jusqu'à une sorte de récitatif, avec des gestes ralentis, comme s'ils se déplaçaient en un univers irréel..

Le symbolisme dans le roman

Le roman, à cause des caractéristiques mêmes de ce genre littéraire, intrigue, personnages..., n'offre que peu d'exemples véritablement "symbolistes". Deux écrivains, cependant, peuvent être rapprochés de ce courant.

 

Auguste Villiers de l'Isle Adam (1838-1889)

Dès Les Contes cruels (1883), qu'ils soient satiriques, tragiques ou, pour 9 d'entre eux, fantastiques, la richesse de l'imagination de Villiers de l'Isle Adam ressort. Mallarmé en fait d'ailleurs l'éloge : "Plusieurs des nouvelles sont d'une poésie inouïe et que personne n'atteindra : toutes, étonnantes." Il réussit tout particulièrement à introduire l'étrange dans la réalité la plus banale. Il va plus loin dans L'Eve future (1886), roman qui annonce déjà la science-fiction par les détails techniques et la critique du progrès scientifique, en imaginant le remplacement de la femme aimée, dans le coeur de Lord Edward, par une "andréide"exactement identique. Préférera-t-il la réalité originelle, avec ses défauts, sa sottise, ou l'illusion, qui lui est infiniment supérieure ? Quels liens est-il possible de créer entre un humain, dans le monde réel, et cette création parfaite, mais illusoire ?

Léon Bloy (1846-1917)

C'est sa conversion au catholicisme, en 1869, qui rapproche Léon Bloy, ami de Villiers de l'Isle Adam, de la mouvance symboliste, car, très rapidement, sa foi se meut en mysticisme. Initié à l'exégèse chrétienne, il croit en l'existence d'un "symbolisme universel" : "nous ne faisons que contempler de vagues ombres dans les miroirs énigmatiques de cet univers", déclare-t-il dans Le Désespéré (1887), roman largement autobiographique dans lequel il relate sa passion amoureuse, elle aussi fortement empreinte de mysticisme. L'écriture, pour décrypter le symbole, doit donc se donner pour but, de dépasser les apparences, trompeuses, pour atteindre l'Absolu qui, pour lui, est le Dieu chrétien. Il applique cela aussi bien dans des essais, notamment sur l'Histoire, que dans les oeuvres de fiction : de là son ton de pamphlétaire, violent, par lequel il dénonce incessamment les erreurs d'un monde bourgeois obsédé par l'argent.

Lugné-Poe
SymbolRoman
Baudelaire
Rimbaud
Décadence

La Décadence

naturalisme

Le symbolisme est une des composantes d'un mouvement plus vaste, qui marque les vingt dernières années du XIX° siècle, la Décadence. Elle constitue l'aboutissement ultime du "mal du siècle", après les multiples crises politiques et sociales traversées. Plus rien ne semble avoir de sens... et les réactions, face à cette désespérance, sont un mélange de repli sur soi, individualiste et esthète, et d'extrême dérision.

Frontispice de "L'Album zutique"

Frontispice de l'Album zutique, in Passion Rimbaud : l'Album d'une Vie de C. Jeancolas.

Comment définir un mouvement, qui, se voulant individualiste, est forcément très composite ? Quelques points communs se dégagent :

- L'anticonformisme : Les Décadents - s'éloignant à la fois des formes d'engagement du romantisme et du naturalisme - s'opposent à la bourgeoisie et au peuple, pour affirmer leur droit à la liberté individuelle, sans souci de convenance, de morale, jusqu'à prôner l'anarchie.

- L'esthétisme : C'est une des conséquences de l'affirmation de liberté, qui conduit l'artiste, dans un orgueilleur repli sur soi, à afficher la supériorité que lui donne l'Art, jusqu'à vouloir faire de sa vie même une oeuvre d'art. Ces esthètes se transforment en "dandys" par leur comportement et leurs choix vestimentaires.

- Dérision et humour noir : Puisque rien, sauf, à la rigueur, l'Art, ne vaut la peine qu'on se batte, cela remet au premier plan la présence de l'ultime néant, la mort. Les Décadents la mettent en scène, un peu à la façon des danses macabres médiévales, pour, finalement, s'accorder le droit d'en rire.  

"Les hydropathes", caricature de Rollinat

Les Hydropathes, caricature de Rollinat, N°8 du 5 mai 1879.

Autre paradoxe : malgré leur affirmation de repli sur soi, leur orgueilleuse solitude, les Décadents se sont regroupés dans des sortes de "clubs", aux appellations toutes plus fantaisistes les unes que les autres : le "Groupe des Vivants", fondé par Jean Richepin (1849-1926), avec Raoul Ponchon et Maurice Bouchor, le "Cercle des poètes zutiques", auquel participent Charles Cros, Verlaine, Rimbaud... et qui s'amuse à caricaturer les Parnassiens, tout en disant "zut" à la société et à la morale. Créé en 1871, il se clôt un an après, mais Cros le fait renaître en 1883. Citons aussi celui qui a été le plus actif, le club des "Hydropathes", ceux qui sont "malades quand ils boivent de l'eau", jeu de mots peut-être sur le nom de leur fondateur, en 1878, Emile Goudeau (1849-1906) et alors qu'ils ne boivent que du vin : "Hydropathes, chantons en choeur / La noble chanson des liqueurs" (Cros). Ils ont été actifs jusqu'en 1880, avec une revue satirique et des réunions animées au cabaret de Rodolphe Salis, le "Chat noir". Puis le Cercle disparaît, tandis que plusieurs de ses membres rejoignent le club des "Hirsutes", fondé par Maurice Petit... mais très vite repris en main par Goudeau et rejoint par les "Fumistes", avec l'humoriste Alphonse Allais (1854-1905).

 Sur un divan pisseux, entouré de sous-diacres, la plupart imberbes et tous d'une évidente malpropreté, Cros, très allumé, récitait des vers. Des cheveux de nègre et ce teint bitumeux que M. Peladan devait qualifier plus tard d' « indo-provençal », en parlant de sa personne ; des yeux bénins d'enfant ou de poète à qui la vie cacha ses tristesses et ses devoirs, les mains déjà séniles et tremblotant de la fièvre des alcools, ainsi m'apparut le fondateur des Zutistes, le praticien délicat dont le Coffret de santal délectait les curieux d'art, cependant que ses monologues, colportés au jour par la fantaisie de MM. Coquelin, éveillaient dans le grand public le goût de la drôlerie infinitésimale.

Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, "Société desTrente", 1913.

La décadence dans le roman
Joris-Karl Huysmans (1848-1907)

Ses premiers romans, Marthe (1876), Les Soeurs Vatard (1879) et En Ménage (1881) rattachent Huysmans au naturalisme ; il participe d'ailleurs au recueil Les Soirées de Médan. Mais son goût pour la peinture d'êtres étranges, blessés par la vie, correspond à l'atmopshère de la Décadence en cette fin de siècle, dont son roman, A Rebours (1884), représente une parfaite illustration. Son héros, le Duc des Esseintes, dandy esthète, ressent un ennui si profond, si désabusé, qu'il le conduit à rechercher sans cesse de nouveaux plaisirs, pour réveiller ses sens blasés. Seul et riche, il recrée, dans sa luxueuse villa, un monde à sa mesure, très éloigné de la nature. Là, il peut lire les auteurs, anciens ou contemporains, décadents, les poètes symbolistes, et il met même en pratique les synesthésies chères à Baudelaire par son "orgue à bouche" qui associe aux harmonies musicales celle des liqueurs (cf. Extrait ci-contre). Mais sa quête d'absolu raffinement l'amène aussi aux perversions amoureuses, aux hallucinations, à la folie. Etrange roman sans intrigue, où un anti-héros commente, à la façon d'un critique d'art, toute la culture de son temps. Ses romans suivants, Là-bas (1891), avec son héros, Durval, fasciné par le maléfique Gilles de Rais, et surtout En route (1895) et La Cathédrale (1898), marquent l'évolution croissante de leur auteur vers le mysticisme.

Un modèle de Des Esseintes : le comte de Montesquiou

Un  modèle possible de des Esseintes.

G. Boldini, Le  Comte Robert de Montesquiou, 1897. Huile sur toile, 116 x 82,5. Musée d'Orsay.

La similitude se prolongeait encore : des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs ; ainsi pour ne citer qu’une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.

Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à d’érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum.

Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de véritables morceaux de musique, suivant le compositeur, pas à pas, rendant sa pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastes voisins de liqueurs, par d’approximatifs et savants mélanges.

J.-K. Huysmans, A Rebours, chapitre IV, 1884.

Pour lire A Rebours, une magnifique édition de 1903, illustrée par A. Lepère : cliquer sur l'image.

Octave Mirbeau (1848-1917)

Les écrits de Mirbeau sont, avant tout, des cris de révolte, contre les corruptions et les vices de l'Eglise, contre la bêtise sociale, contre  les hommes politiques, contre l'armée... La liste serait encore longue pour rendre compte de l'oeuvre d'un auteur proche de l'anarchisme, et, surtout, profondément désespéré face au vrai visage de l'homme qu'il s'acharne à démythifier. C'est ce qu'illustre, outre Le Journal d'une femme de chambre (1900), un roman sombre et cruel, Le Jardin des supplices (1899). Le narrateur s'y présente comme un être cynique et  immoral ; guidé par une fascinante jeune femme, Clara, il visite, à l'occasion d'un voyage en Chine, ce "jardin" des tortures, des exécutions judiciaires... Occasion pour l'auteur de dérouler des descriptions où l'exotisme se mêle aux pires horreurs que l'homme puisse imaginer pour jouir des douleurs infligées à ses semblables.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Mirbeau, un site très complet : cliquer sur l'image.

Mirbeau, "Le Jardin des supplices"
Les poètes décadents
Charles Cros (1842-1888)
Nadar, "Charles Cros", vers 1878

Nadar, Charles Cros, vers 1878. Photographie.

Par ses fréquentations, Charles Cros représente au mieux la complexité littéraire de cette fin de siècle. Lié d'abord aux Parnassiens, il se rapproche ensuite de Voltaire et Rimbaud, puis rompt avec eux pour participer aux réunions des groupes décadents, qu'il anime de son humour. Comme beaucoup à son époque, il s'intéresse à la science : il est professeur de chimie et inventeur, par  exemple d'un télégraphe automatique, du premier phonographe - mis au point un an après par Edison -, et d'un système de reproduction des couleurs par la photographie. Mais sa vie de bohème, et surtout son alcoolisme, signe de son profond pessimisme masqué par le rire, le détruisent rapidement. Ce pessimisme s'exprime dans deux recueils poétiques, Le Coffret de santal (1873) et Le Collier de griffes, publié à titre posthume en 1908.

                                             À Henri Mercier.

Avec les fleurs, avec les femmes,

Avec l’absinthe, avec le feu,

On peut se divertir un peu,

Jouer son rôle en quelque drame.

 

L’absinthe bue un soir d’hiver

Éclaire en vert l’âme enfumée,

Et les fleurs, sur la bien-aimée

Embaument devant le feu clair.

 

Puis les baisers perdent leurs charmes,

Ayant duré quelques saisons.

Les réciproques trahisons

Font qu’on se quitte un jour, sans larmes.

 

On brûle lettres et bouquets

Et le feu se met à l’alcôve,

Et, si la triste vie est sauve,

Restent l’absinthe et ses hoquets.

 

Les portraits sont mangés des flammes ;

Les doigts crispés sont tremblotants...

On meurt d’avoir dormi longtemps

Avec les fleurs, avec les femmes.

Charles Cros, Le Coffret de santal, "Lendemain", 1873

Il met aussi à la mode, grâce au comédien Coquelin-Cadet qui s'en fait une spécialité, le "monologue", texte en prose ou en vers où le comique, avec des mots qui rebondissent selon une apparente logique, est porté, en fait, jusqu'à l'absurde.

                                                                                  A Guy.
Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.

 

Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,

Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,

Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.

 

Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,

Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,

Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec.

Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,

L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,

Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.

 

Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,

Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,

Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.

 

J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,

Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,

Et amuser les enfants - petits, petits, petits.

 

Charles Cros, Le Hareng saur, 1872

Pour une analyse du poème "Plainte" : cliquer sur le lien.

Tristan Corbière (1845-1875)
Portrait de Tristan Corbière

Portrait de Tristan Corbière.

Le titre du seul recueil de Corbière, Les Amours jaunes (1873), traduit la double dimension de son oeuvre. D'un côté, des sentiments dignes d'un romantique, l'échec de son unique amour, la douleur - une maladie osseuse ronge son corps -, sa vie solitaire dans un vieux manoir breton, ses idéaux écroulés.

  Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

 

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,

Près de moi, ton soldat fidèle !

Vois-le, poète tondu, sans aile,

Rossignol de la boue… – Horreur ! –

 ... Il chante. - Horreur !! - Horreur pourquoi ?

Vois-tu pas son oeil de lumière...
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre

.................................................................

Bonsoir- Ce crapaud-là, c'est moi.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873.

De l'autre côté, son attrait pour le symbolisme, et un humour brutal, un irrespect, un aspect"voyou", dit Laforgue... Un rire "jaune", amer, en accord avec un profond désespoir, et une forme poétique brisée, dont "Le Crapaud" (cf. Extrait ci-dessus) donne un bon exemple. Dix ans après sa mort, c'est Verlaine qui révèle au public dans son recueil, Les Poètes maudits, ce "déclassé de toutes les latitudes", selon la formule de Cros.

Jules Laforgue (1860-1887)

Autre "poète maudit", comme Cros et Corbière, Laforgue fréquente lui aussi les milieux littéraires du symbolisme et de la Décadence, jusqu'à son départ, en 1881, pour l'Allemagne comme lecteur auprès de l'impératrice Augusta. Il y compose alors ses oeuvres, Le Sanglot de la terre, Les Complaintes, Des Fleurs de bonne volonté, et L'Imitation de Notre-Dame la Lune, cette dernière étant la seule publiée de son vivant, en 1886. Atteint de tuberculose, il meurt peu après son retour en France. Du symbolisme, il conserve sa quête de l'absolu, mais, comme les Décadents, il cultive un désespoir qui se mêle à la dérision amère, en une sorte de danse macabre sinistre et grotesque à la fois. Cela ressort d'autant plus qu'il pratique une poésie novatrice, vers brisés ou libres, langue mêlant audace et fantaisie, sérieux et familiarité, à travers des images évocatrices.

L'Homme et sa compagne sont serfs

De corps, tourbillonnants cloaques

Aux mailles de harpes de nerfs

Serves de tout et que détraque

Un fier répertoire d'attaques.

 

        Voyez l'homme, voyez!       

        Si ça n'fait pas pitié!

 

Propre et correct en ses ressorts,

S'assaisonnant de modes vaines,

Il s'admire, ce brave corps,

Et s'endimanche pour sa peine,

Quand il a bien sué la semaine.

 

       Et sa compagne! allons,      

       Ma bell', nous nous valons.

 

Faudrait le voir, touchant et nu

Dans un décor d'oiseaux, de roses ;

Ses tics réflexes d'ingénu,

Ses plis pris de mondaines poses ;

Bref, sur beau fond vert, sa chlorose.

 

       Voyez l'Homme, voyez!      

       Si ça n'fait pas pitié!

Les Vertus et les Voluptés

Détraquant d'un rien sa machine,

Il ne vit que pour disputer

Ce domaine à rentes divines

Aux lois de mort qui le taquinent.

 

       Et sa compagne ! allons,      

       Ma bell', nous nous valons.

 

Il se soutient de mets pleins d'art,

Se drogue, se tond, se parfume,

Se truffe tant, qu'il meurt trop tard ;

Et la cuisine se résume

En mille infections posthumes.

 

       Oh ! ce couple, voyez!      

       Non, ça fait trop pitié.

 

Mais ce microbe subversif

Ne compte pas pour la Substance,

Dont les déluges corrosifs

Renoient vite pour l'Innocence

Ces fols germes de conscience.

 

        Nature est sans pitié       

        Pour son petit dernier.

Caricature de Jules Laforgue

Emile Laforgue, "Caricature de Jules Laforgue", Les Hommes d'aujourd'hui.

 Blocus sentimental ! Messageries du Levant !...

Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,

Oh ! le vent !...

La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,

Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !...

D'usines....

 

On ne peut plus s'asseoir, tous les bancs sont mouillés ;

Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine,

Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,

Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !...

 

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,

Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.

 

Il bruine ;

Dans la forêt mouillée, les toiles d'araignées

Ploient sous les gouttes d'eau, et c'est leur ruine.

 

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles

Des spectacles agricoles,

Où êtes-vous ensevelis ?

Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau

Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,

Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet

Sur une litière de jaunes genêts

De jaunes genêts d'automne.

Et les cors lui sonnent !

Qu'il revienne....

Qu'il revienne à lui !

Taïaut ! Taïaut ! et hallali !

Ô triste antienne, as-tu fini !...

Et font les fous !...

Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,

Et il frissonne, sans personne !... [...]

 

Jules Laforgue, Derniers vers, "L'hiver qui vient", extrait, 1890

POUR CONCLURE SUR LE XIX° SIECLE

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,

Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,

Châtrés dès le berceau par le siècle assassin

De toute passion vigoureuse et profonde.

 

Votre cervelle est vide autant que votre sein,

Et vous avez souillé ce misérable monde

D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,

Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin

Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin,

Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches,

 

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,

Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,

Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches.

 

Leconte de Lisle, Poèmes Barbares, LXXIX, 1872

Ce parcours à travers les différents mouvements littéraires du XIX° siècle montre le lien étroit qu'ils entretiennent avec le contexte historique et social. Si la première moitié du siècle, en effet, montre encore l'espoir d'un changement, exprime un idéal de justice et de vérité, la seconde moitié, elle, sombre dans un profond pessimisme.

Ce sonnet de Leconte de Lisle révèle ce pessimisme, l'échec des élans romantiques, de "toute passion vigoureuse et profonde". Ainsi la société reste "sans rêve, sans dessein", sauf celui de s'enrichir "en emplissant [ses] poches", de se "vautr[er", tels les animaux, "sur un grand tas d'or". Par son vocabulaire violemment péjoratif, on sent tout le mépris du poète pour ceux qui ont "souillé ce misérable monde", et se montrent incapables de créer.

On touche là au paradoxe de ce siècle. Alors même que la Révolution de 1789 a pu implanter dans les esprits des valeurs nouvelles, celles de liberté, d'égalité, de fraternité, peu à peu mises en application, alors même que l'instruction publique s'améliore, que la science, en progressant, apporte d'importants progrès et ouvre des espoirs nouveaux, c'est le pessimisme qui s'installe ! La mélancolie des premiers romantiques se change en "spleen", en désespoir, en une obsession du néant : "la mort germe seule en cette boue immonde"... Mysticisme et orgueilleux repli d'un côté, dérision et anarchie de l'autre, le siècle littéraire s'achève sur une "Belle Epoque" qui s'observe et se juge avec sévérité, tout en cherchant des voies d'expression nouvelles.

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