Pour définir la couleur des textes littéraires...
Cliquer sur les icônes pour lire l'analyse correspondante.
La tonalité comique
Le registre - ou tonalité - comique, quel que soit le genre littéraire dans lequel il est mis en oeuvre, a pour rôle de provoquer le rire, ou, de façon plus atténuée, le sourire du destinataire.
Reprenons les analyses du philosophe Henri Bergson dans Le Rire (1900). Il commence par poser une question : "Que signifie le rire ?" Puis il fonde sa réflexion sur trois constats :
-
Le rire est nécessairement humain : nous rions des personnes, de leurs défauts, de leurs comportements, jamais des objets.
-
Le rire implique une distanciation, un détachement par rapport à ce dont on rit.
-
Le rire a une fonction sociale : en riant, on se corrige d'un comportement jugé nocif au bon fonctionnement de la société.
Observons ces deux extraits : la scène 12 de l'acte III du Malade imaginaire (1673) de Molière et le début du chapitre IV de Micromégas (1752) de Voltaire.
[Sur le conseil de Toinette, Argan feint d’être mort pour découvrir les sentiments de sa femme à son égard.]
TOINETTE, s'écrie. - Ah, mon Dieu ! Ah, malheur ! Quel étrange accident !
BÉLINE. - Qu'est-ce, Toinette ?
TOINETTE. - Ah, Madame!
BÉLINE. - Qu'y a-t-il ?
TOINETTE. - Votre mari est mort.
BÉLINE. - Mon mari est mort ?
TOINETTE. – Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé.
BÉLINE. - Assurément
TOINETTE. - Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.
BÉLINE. - Le ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t'affliger de cette mort !
TOINETTE. - Je pensais, Madame, qu'il fallût pleurer.
BÉLINE. - Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne ? et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.
TOINETTE. - Voilà une belle oraison funèbre.
BÉLINE. - Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l'argent dont je veux me saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clés.
ARGAN, se levant brusquement. - Doucement.
BÉLINE. – Ahy !
ARGAN. - Oui, Madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez ?
TOINETTE. - Ah, ah ! le défunt n'est pas mort. [...]
Ce qui leur arrive sur le globe de la terre
Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant ; or il fallait qu'il fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée : figurez-vous (s'il est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.
Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures ; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée ; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits [êtres] qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.
N. Mignard, Portrait de Molière dans le rôle de César, 1658.
Huile sur toile, 79 x 62. Collections Comédie-française.
D'après Quentin de La Tour, Portrait de Voltaire, copie du tableau de 1736. Huile sur toile, 61 x 51. Château de Versailles.
Le comique de gestes
A la lecture d'un texte de théâtre, le comique de gestes est souvent indiqué dans les didascalies, comme dans cet extrait de Molière, "se levant brusquement". Lors de la représentation, le public attend ce moment, puisqu'il est, lui, au courant du piège tendu à Béline. Il rit alors de la peur de celle-ci, traduite par son cri, "Ahy !". Mais le lecteur doit aussi imaginer le jeu de l'acteur, et l'effet comique que peuvent produire ses gestes et ses mimiques. Par exemple, ici, l'actrice peut surjouer l'effroi de Toinette et son désespoir feint... De même, le déplacement de Béline pour prendre les clés peut être rendu comique, comme ses mimiques quand elle dépeint son époux. C'est du décalage entre la situation et le geste que vient le rire.
Dans l'extrait du conte philosophique de Voltaire, la source est identique : nous rions du décalage entre la démarche du Sirien, Micromégas, et celle de son compagnon, un "nain" par rapport à lui. La remarque du narrateur qui interpelle son lecteur souligne d'ailleurs ce décalage par la comparaison cocasse entre "un capitaine des gardes du roi de Prusse" et "un très petit chien de manchon".
Le comique de gestes est, certes, la forme la plus simple du comique, sans doute aussi la plus immédiatement efficace.
Le comique de caractère
Au théâtre, le comique de caractère repose sur deux sources essentielles :
-
Certains personnages sont stéréotypés : c'est leur nature même, leur statut social, qui les rend comiques. C'est le cas, par exemple, des serviteurs, qui font rire soit par leur bêtise, soit, au contraire, par la ruse dont ils font preuve, le plus souvent aux dépens de leur maître, comme ici Toinette. Citons aussi le rôle du "barbon", vieillard ridicule quand il est amoureux, du jeune homme ou de l'ingénue, naïfs, ou certaines professions caricaturées : notaire, avocat, entremetteuse...
-
Pour d'autres personnages, généralement les héros, cibles de la satire, c'est leur comportement exagéré, jusqu'à la caricature, qui fait rire. Ils sont souvent monomaniaques, comme Argan ici, obsédé par ses maladies imaginaires.
Ces deux fondements se retrouvent dans tous les genres littéraires. Voltaire, par exemple, joue sur le gigantisme de ses personnages, en évoquant leur déjeuner, "deux montagnes que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement", comme l'a fait, avant lui, Rabelais dans Pantagruel (1532) et Gargantua (1534)
Le rire du public vient de l'excès, qui crée une distance : le défaut est si poussé à l'extrême que nul ne peut s'identifier au personnage. Qui serait aussi "avare" qu'Harpagon ?
La parodie consiste à imiter les gestes, le langage d'un personnage pour le ridiculiser. Quand la parodie imite jusqu'au style d'un auteur, on parle de pastiche.
Le comique de mots
Dans l'extrait de Molière, on note plusieurs exemples du comique de mots, du plus simple au plus élaboré :
-
la formule "le pauvre défunt est trépassé" forme un pléonasme cocasse, tout comme le cri final de Toinette, "le défunt n'est pas mort", antithèse absurde a priori.
-
la longue énumération des défauts d'Argan par son épouse, avec les participes présents qui forment des échos sonores, n'est pas appropriée devant son cadavre, et cela ressort dans le commentaire de Toinette, "Voilà une belle oraison funèbre", ironie par antiphrase.
Chez Voltaire le rire vient des choix du narrateur, qui se met à la place des géants pour qualifier la Méditerranée de "mare", l'Océan d'"étang" et la terre de "taupinière". Il adopte aussi un ton sérieux, presque scientifique, en décalage total avec les actes imaginaires de ses héros, nouveau décalage : "le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée ; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds." Enfin la formule finale, éloge des terriens, contraste plaisamment avec l'impossibilité de les apercevoir qui vient d'être évoquée.
Le comique de situation
Le comique de situation, base de l'action au théâtre, sous-tend l'ensemble des autres procédés. Dans la scène de Molière, c'est le piège tendu à Béline qui fait rire, car il permet de démasquer son hypocrisie en ouvrant les yeux de son époux. Le coup de théâtre final, attendu du spectateur, inverse plaisamment la situation. Mais Argan se retrouve, lui aussi, pris à ce piège, obligé d'entendre le terrible portrait que sa femme dépeint.
Voltaire joue aussi sur une inversion de la situation. Pour rabaisser la prétention des humaine, si fiers de leur place dans l'univers, il réduit la terre, aux yeux de ses deux géants, à une taille microscopique : elle n'est plus qu'une "petit pays". Et le lecteur peut imaginer leur recherche des habitants : "ils se couchèrent, ils tatèrent partout". Recherche inutile puisque les "petits êtres qui rampent ici" leur restent invisibles !
Lorsque le comique a pour fonction de se moquer d'une personne, d'un comportement, d'une institution, on parle aussi de registre satirique. Parfois, soit pour éviter la censure, soit pour créer une connivence avec le lecteur, le comique prend la forme de l'ironie : il joue sur l'absurde, par exemple des décalages entre la cause et la conséquence, et procède par antiphrase, en disant le contraire de ce que l'auteur veut exprimer. Au lecteur de décrypter le sens de la dénonciation. L'ironie vise toujours une cible extérieure. En cela elle se distingue de l'humour : l'auteur rit alors de lui-même, ou d'une situation dans laquelle il s'inclut.
Enfin, quand l'auteur traite de façon comique un sujet noble, voire dramatique, il s'agit du registre burlesque. Le registre héroï-comique fait l'inverse : il traite sur un ton sérieux, voire noble, un sujet familier.
La tonalité tragique
Le registre - ou tonalité - tragique, héritage de l'antiquité, se définit d'abord par la personnalité de son héros, les sujets abordés, empruntés à la mythologie, à l'histoire, à la Bible... [cf. la tragédie]. Mais il évolue en même temps que les différents mouvements littéraires, et ne reste pas réservé au seul théâtre : un roman, un poème peuvent s'inscrire dans le tragique, dès le moment où ils cherchent à provoquer ce mélange de terreur et de pitié, ses deux critères retenus par Aristote, et introduisent une fatalité qui écrase le héros en lutte.
Afin d'amplifier le caractère et la situation du héros, le tragique privilégie certains procédés d'écriture.
Observons ces deux extraits : la scène 5 de l'acte II d'Athalie (1691) de Racine et la mort de Virginie, à la fin de Paul et Virginie (1789) de J.-H. Bernardin de Saint-Pierre. Que remarquons-nous ?
Prud'hon, illustration "Le naufrage de Virginie", gravée par Roger pour l'édition de 1806.
F. de Troy, Portrait de Jean Racine, fin XVII° siècle. Huile sur toile, 62 x 54. Musée dart et d'histoire de Langres.
[La veuve Athalie a abandonné la religion de son époux défunt pour revenir au culte païen. Elle évoque ici à sa confidente un rêve qu’elle vient de faire.]
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté.
Même elle avait encor cet éclat emprunté (1)
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;
Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser.
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
(1) Cela désigne son maquillage.
[Paul et Virginie, après leur enfance heureuse à l'Ile de France, aujourd'hui île Maurice, sont tombés amoureux. Mais le départ de Virginie pour la France les a séparés pendant deux ans. Le jour du retour tant espéré de Virginie, une terrible tempête sévit sur les côtes de l'île : le vaisseau , le Saint-Géran, est perdu.]
Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras : « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? — Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder, car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens qu’il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entrouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir.
Terreur et pitié
La fatalité qui accable le héros doit paraître à la fois démesurée, représenter une menace insoutenable pour un être humain ordinaire, et paraître imméritée par rapport à la faute commise.
Ainsi, dans l'extrait de Racine, le cadre déjà installe une atmosphère terrible : "c'était pendant l'horreur d'une profonde nuit." Puis est lancée une menace, des "mots épouvantables" qui promettent à l'héroïne un châtiment de la part du "cruel Dieu des Juifs". La fin du cauchemar offre la vision effrayante d'un cadavre déchiqueté, "Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux / Que des chiens dévorants se disputaient entre eux." "Je te plains", déclare Jézabel à sa fille, et c'est aussi cette compassion que doit ressentir le public.
De même, Bernardin de Saint-Pierre dépeint l'épouvantable tempête qui s'abat sur le vaisseau : "avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau", elle l'"entrouvait par d'horribles secousses". L'auteur veut nous faire partager la terreur de l'héroïne et de son bien-aimé, Paul, et susciter notre pitié face à ce douloureux spectacle. Paul est en proie au "désespoir", puis nous le voyons "les jambes en sang, la poitrine meurtrie". Cette "éternelle pitié" des assistants est d'ailleurs signalée, ainsi que leur "douleur" et leur "désespoir" dans la dernière phrase.
Le héros tragique
Le héros tragique porte parfois une culpabilité : Athalie, chez Racine, a renié sa religion juive, bravant ainsi la colère du "Dieu des Juifs". C'est ce que l'antiquité nomme l'"hybris", l'orgueil humain qui se croit plus puissant que le ciel. Paul et Virginie, en revanche, n'ont rien fait pour justifier cette terrible tempête dont ils sont les victimes.
Face à leur sort, ces héros font preuve de dignité et de courage. Ainsi l'extrait de Racine, dans son portrait rapide de Jézabel, la reine morte, signale que "[s]es malheurs n'avaient point abattu sa fierté", et, en la qualifiant de "fille digne de moi", elle nous laisse présager cette même dignité chez Athalie.
Chez Bernardin de Saint-Pierre, le geste de Virginie "tendant les bras" reste sobre : pas de cris, par de plaintes, elle regarde en face la mort qui la menace. Paul, lui, est prêt à donner sa propre vie pour la sauver, et affronte la tempête avec "intrépidité", sans se décourager.
Un héros tragique à découvrir, Montserrat de Roblès : cliquer sur l'image
Pour en savoir plus sur Bernardin de Saint-Pierre : cliquer sur le lien.
Les procédés d'écriture
Les choix lexicaux
Le vocabulaire doit mettre en valeur l'image du héros, et l'horreur de sa situation. On observe ainsi, chez Racine, les adjectifs hyperboliques, nombreux. Deux d'entre eux ressortent par leur longueur et leur rime : "redoutables", "épouvantables". A la fin de la tirade, "horrible" fait écho à "l'horreur" de l'atmosphère, qui ouvrait cette vision macabre, soulignée à nouveau par les adjectifs : "meurtris", "affreux", "dévorants".
Le champ lexical de la douleur parcourt l'extrait de Bernardin de Saint-Pierre : le terme "désespoir" est récurrent, repris à la fin et par "désespérant", "le malheureux Paul", "douleur". Pour rendre la tempête plus dramatique, ici aussi les adjectifs jouent un rôle essentiel : "une nouvelle furie", "d'énormes voûtes", "d'horribles secousses". L'écrivain recourt également à des adverbes d'intensité : "bien loin", "un si terrible danger".
Les figures de style
Une même figure de style soutient ces deux passages, l'hypotypose. Elle consiste à décrire la scène de façon tellement frappante que le lecteur a l'impression de la voir se dérouler sous ses yeux. Ainsi, Racine représente la reine, avec son maquillage, son geste, "Son ombre vers mon lit a paru se baisser", et celui de sa fille. Les images finales mettent sous nos yeux une vision d'horreur, comme si nous pouvions toucher cet "horrible mélange / D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange". Le participe présent montre aussi les "chiens dévorants" en action.
Bernardin de Saint-Pierre, dans son récit au passé, accumule les actions de son héros sur un rythme soutenu. Il utilise l'énumération pour le dépeindre : "le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé". Une autre énumération traduit la panique de l'équipage, qui contraste avec la vision statique de l'héroïne et le courage de Paul : "Tout l’équipage [...] se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux."
Le registre tragique joue souvent sur de tels effets de contraste, par des antithèses notamment, et renforce aussi les images par des comparaisons, des métaphores.
Les modalités expressives
Le registre tragique privilégie les modalités expressives, l'exclamation, parfois renforcée par des interjections, l'injonction, l'interrogation notamment quand il s'agit d'un dilemme vécu par le héros.
Ainsi, le discours rapporté direct adressé par Jézabel à sa fille commence par l'impératif, lancé en tête de vers : "Tremble".
Chez Bernardin de Saint-Pierre, c'est l'exclamation, injonctive, qui souligne le souhait désespéré de Paul, là aussi dans un discours rapporté direct : "Que j'aille à son secours, s'écria-t-il, ou que je meure !"
Les modalités sont choisies, selon les cas, pour implorer, pour résister ou ordonner, parfois pour lancer des imprécations, c'est-à-dire pour maudire.
Le rythme de la phrase
Quand le registre tragique s'exprime dans un discours en vers, comme dans le théâtre classique, nous observons souvent un bouleversement de l'ordre syntaxique habituel : des noms, des adjectifs sont mis en relief par rapport à leur place attendue, notamment par une inversion, un rejet en tête de vers, une mise en valeur à la rime ou à la césure de l'alexandrin. C'est le cas, par exemple, dans le passage de Racine, où les mots "horreur" et "mort" se font écho à la césure, où le verbe "Tremble" est lancé en tête du vers. On note aussi l'image de la vengeance divine accentuée par l'antéposition de l'adjectif, "Le cruel Dieu", inversion par rapport à l'usage normal.
Les écrivains jouent également sur le rythme, par exemple en choisissant la phrase nominale, pour un cri bref. Tantôt le rythme est haché, comme pour reproduire l'angoisse, ici dans les passages de discours rapporté direct ; tantôt, au contraire, il s'allonge, comme dans les quatre derniers vers de l'extrait de Racine, avec l'enjambement et l'énumération. De même, le rythme de la description de la tempête chez Bernardin de Saint-Pierre en reproduit le mouvement alterné, scandé par les virgules. Les efforts de Paul sont traduits, eux, par le rythme binaire.
La tonalité pathétique
La tonalité - ou registre - pathétique se distingue du tragique parce qu'il ne met l'accent que sur la pitié que le lecteur doit ressentir envers le personnage. Le héros n'est pas forcément noble, mais doit être une victime attendrissante, parce que totalement innocente, et faible par son statut social ou sa personnalité propre. Il ne subit pas une fatalité : son malheur, toujours injuste, est dû à un adversaire, à un ennemi. Il aurait donc pu, dans d'autres circonstances, être épargné. Il ne fait pas, non plus, preuve d'un courage exceptionnel face à l'épreuve. Ce sont le plus souvent ses lamentations que nous entendons, ses larmes que nous voyons.
Observons ces premiers vers de "Souvenir de la nuit du 4", poème tiré des Châtiments (1853), recueil poétique de V. Hugo.
P. Langlois, Souvenir de la nuit du 4, 1880. Huile sur toile, 215 x 172. Musée de Thionville.
[Le coup d'Etat de Napoléon III a provoqué de violentes émeutes, auxquelles Hugo a participé. Il évoque ici une des victimes, un enfant de 7 ans. ]
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.
Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
On voyait un rameau bénit sur un portrait.
Une vieille grand-mère était là qui pleurait.
Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie en buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,
Disant : "Comme il est blanc ! approchez donc la lampe !
Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe !"
Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
La nuit était lugubre; on entendait des coups
De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.
- Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres. [...]
Le cadre spatio-temporel
Le cadre doit contribuer à produire l'émotion. L'énumération, qui dépeint le lieu intérieur, sur lequel s'ouvre le texte, souligne le statut social modeste de la famille, et, surtout, son innocence, liée aussi à sa foi chrétienne : "Le logis était propre, humble, paisible, honnête ; / On voyait un rameau bénit sur un portrait." Cela forme un contraste avec l'atmosphère extérieure, une "nuit [...] lugubre", avec, en fond sonore, "des coups / De fusil". Cette mort en paraît d'autant plus injuste.
Le portrait du personnage
Le premier vers pose avec brutalité l'image, d'autant plus douloureuse qu'il s'agit d'un "enfant". Son portrait rappelle sa jeunesse : il était encore à l'âge des jeux, avec "dans sa poche une toupie en bois", ce qui rend plus cruelle l'image qui suit : "On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies." Il semble appeler à l'aide, "Sa bouche, / Pâle, s'ouvrait ", avec l'adjectif en relief en tête du vers. Enfin la métaphore de "la mûre", pour illustrer le sang, et la comparaison, "comme un bois qui se fend", créent un nouveau contraste entre la fragilité de l'enfant et la violence subie.
L'énonciation
Le récit est pris en charge par un narrateur témoin de la scène, inclus dans le pronom "nous", et il nous transmet l'émotion ressentie par tous les assistants. C'est par ses yeux que nous découvrons la jeune victime, et il renforce, par le pléonasme une "vieille grand-mère", la douleur que celle-ci éprouve. En lui prêtant un discours direct, Hugo souligne le chagrin qui accable la vieille femme, encore accentué par les exclamations qui le ponctuent, autant d'images de l'enfant mort. Son geste final, elle "le prit sur les genoux", suggère une émouvante tendresse, etla représente telle une "pieta". Le lecteur est donc invité à partager cette scène douloureuse.
La tonalité lyrique
Lorsque l'auteur exprime ses sentiments, qu'il s'agisse d'élans de joie ou de plaintes douloureuses, il inscrit son texte dans la tonalité- ou registre - lyrique, particulièrement présent dans la poésie, mais qui peut aussi intervenir dans la tirade ou le monologue d'un personnage, au théâtre, ou dans un passage de roman, notamment dans une autobiographie. Les sentiments sont souvent intenses, nés d'une expérience personnelle, qu'il s'agisse d'amour, de mort, d'exaltation créatrice... L'auteur, souvent enfermé dans sa solitude, se réfugiant parfois dans la nature, prend alors le lecteur comme confident.
Observons ces trois extraits : le sonnet VIII de l'oeuvre poétique (1556) de Louise Labé, les quatre strophes centrales de "L'isolement", poème des Méditations poétiques (1820) de Lamartine, et un passage des Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778) de Rousseau, pris dans la 5ème promenade.
[…] Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : " Nulle part le bonheur ne m'attend. "
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours. […]
Lamartine
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Louise Labé
Portrait de Louise Labé, gravé par Pierre Woeiriot. BnF, Cabinet des estampes.
Henri Decaisne, Portrait d'Alphonse de Lamartine, 1830. Huile sur toile. Musée Lamartine, Mâcon.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.
Rousseau
L.-F. Charon, Jean-Jacques Rousseau en Suisse, persécuté et sans asile, Gravure d'après Bouchot. Musée Carnavalet, Paris.
L'expression des sentiments
Dans ces trois textes, le pronom personnel "je" renvoie à l'auteur. On note une opposition entre les textes
-
de Rousseau, qui exprime le "plaisir" d'une "rêverie délicieuse",
-
de Lamartine, qui, lui, expose son mal de vivre : "Je contemple la terre ainsi qu'une âme errante".
-
de Labé, construit sur une série de contraste entre la "joie" et le "malheur" : "Tout à un coup je ris et je larmoie."
Mais, pour ces trois auteurs, le sentiment est ressenti avec intensité, et les place dans un état d'exaltation. Plus rien n'existe à leurs yeux, ils sont enfermés dans ce qu'ils éprouvent, dans leur solitude. Louise Labé, en proie à la passion amoureuse, a le sentiment de ne plus être maîtresse de son propre sort : "Ainsi Amour inconstamment me mène", déclare-t-elle. Il en va de même pour Lamartine, qui subit douloureusement la perte de sa bien-aimée, et médite sur la mort : "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé." L'univers lui paraît donc vide, et plus rien n'a de "charme" à ses yeux. Rousseau, au contraire, comme hypnotisé par les mouvements réguliers de l'eau, voit toute "agitation" extérieure, tout souci, s'effacer : ils "suffisaient pour me faire ressentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser." Au sein de la nature, il en arrive presque à un état d'extase, qui lui fait tout oublier.
Le registre élégiaque constitue une variante du registre lyrique, lorsque le sentiment s'exprime sous forme de plainte, de lamentation. Dans la poésie, il soutient un genre, l'élégie : le poète y exprime avec tristesse sa mélancolie, notamment face à un amour perdu, l'exil, la mort. C'est dans ce registre spécifique que s'inscrit le poème de Lamartine.
Les procédés d'écriture
Pour traduire l'intensité des sentiments, le texte est fortement modalisé. Pour ce faire, l'auteur utilise
-
un lexique hyperbolique : "Je vis, le meurs, je me brûle et me noie", s'écrie Labé. Les termes sont choisis pour renforcer le sentiment. "La vie m'est et trop molle et trop dure", déclare-t-elle, comme Lamartine qui multiplie les négations pour illustrer son sentiment de néant.
-
des modalités expressives, comme les exclamations ou les interrogations rhétoriques chez Lamartine, qui semble ainsi dialoguer avec lui-même, et avec son lecteur.
La modalisation
La musicalité
L'origine même du lyrisme implique une recherche de musicalité, ce qui explique la place de ce registre dans la poésie. Le rythme des vers permet, par exemple, de reproduire le balancement des sentiments de Labé, avec les jeux d'oppositions dans les deux quatrains, ou la reprise sonore qui oppose "heur" et "malheur". On retrouve ce rythme binaire dans les 2ème, 6ème, 12ème et 13ème vers, par exemple, de l'extrait de Lamartine, qui choisit aussi des énumérations pour montrer que plus rien n'existe à ses yeux.
Mais la prose de Rousseau présente ce même travail. La structure des phrases suit un rythme binaire, avec, par exemple, deux noms parallèles, "le bruit / l'agitation", "le flux / le reflux", deux verbes, "fixant / chassant", "suppléaient / suffisaient", voire deux adjectifs, "faible et courte", comme pour reproduire le mouvement berçant du lac. Il joue aussi sur la récurrence du [l], consonne liquide pour suggérer cette harmonieuse douceur.
La tonalité épique
Trois termes permettent de caractériser la tonalité - ou registre - épique : la force, la foule, la foi. Force, physique ou morale, d'un héros, qui semble prendre même une dimension surhumaine par les exploits exceptionnels qu'il accomplit. Foule, car il inscrit ses exploits dans un contexte collectif, une guerre, une révolte par exemple, et entraîne le peuple à ses côtés. Enfin foi, celle qui correspond aux valeurs de son temps, qu'il s'agisse du polythéisme antique, de la foi chrétienne, ou, tout simplement d'une idéologie politique. Cette tonalité a permis de créer un genre à part entière, l'épopée, mais elle peut aussi bien intervenir dans un épisode de roman, voire dans un poème qui choisirait un sujet historique.
Observons ces deux extraits de Victor Hugo : un passage du chapitre 9 des Misérables (1862), IIème partie, Livre I, et le début de "Guerre civile", poème de La Légende des siècles, nouvelle série (1877), section XIII intitulée "Les petits".
[ Hugo évoque ici la bataille de Waterloo.]
L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit, d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.
L. Bonnat, Portrait de Victor Hugo, 1879. Huile sur toile, 138 X 110. Musée national du château de Versailles.
[Un sergent, défenseur du pouvoir royal, a tiré sur les émeutiers. ]
La foule était tragique et terrible ; on criait :
À mort ! Autour d'un homme altier, point inquiet,
Grave, et qui paraissait lui-même inexorable,
Le peuple se pressait : À mort le misérable !
Et, lui, semblait trouver toute simple la mort.
La partie est perdue, on n'est pas le plus fort,
On meurt, soit. Au milieu de la foule accourue,
Les vainqueurs le traînaient de chez lui dans la rue
— À mort l'homme ! — On l'avait saisi dans son logis ;
Ses vêtements étaient de carnage rougis ;
Cet homme était de ceux qui font l'aveugle guerre
Des rois contre le peuple, et ne distinguent guère
Scévola de Brutus, ni Barbès de Blanqui ;
Il avait tout le jour tué n'importe qui ;
Incapable de craindre, incapable d'absoudre,
Il marchait, laissant voir ses mains noires de poudre ;
Le héros épique
Le héros épique se distingue par son courage, il reste, tel le sergent face à la foule menaçante, "altier", fier, "inexorable", refusant de plier. Il se bat avec force, et ne redoute pas la mort, "incapable de craindre". Ainsi les soldats de Napoléon "montaient, graves, menaçants, imperturbables", malgré le "nuage de mitraille" qui s'abat sur eux. Ses exploits sont toujours amplifiés, l'avancée des soldats devient un "piétinement colossal", il peut même prendre un aspect effrayant comme le sergent avec "ses vêtements [...] de carnage rougis" et "ses mains noires de poudre".
Le contexte épique
Le registre épique reproduit une lutte, un conflit entre deux forces, animées par une foi ardente qui les pousse. Ainsi les soldats, "étendards et trompettes au vent", se battent pour leur empereur, Napoléon. Dans le poème, il s'agit de "l'aveugle guerre / Des rois contre le peuple", qui lutte pour sa liberté.
Cette lutte prend un caractère surhumain : les "escadrons" sont "énormes", le "spectacle" est "formidable", c'est-à-dire propre à susciter l'effroi. Autour du sergent, la "foule était tragique et terrible", telle une force vengeresse, quasi divine.
Les procédés d'écriture
L'amplification
Le lexique doit restituer cette force surhumaine. Les adjectifs sont choisis pour leur valeur hyperbolique, comme dans la description de la masse "compacte et serrée" des soldats qui doivent gravir une "épouvantable pente". L'auteur cherche aussi à nous faire partager l'atmosphère, en évoquant les couleurs, les sons, et même l'odeur de "la fumée"... Dans le poème, nous entendons, par exemple, les cris répétés de la foule, "A mort !" Le lexique des sensations est donc très présent.
Le rythme et les sonorités contribuent aussi à cette amplification. La première phrase du dernier paragraphe s'allonge, scandée par la ponctuation, comme pour reproduire la marche des soldats. Puis le verbe "Ils montaient" est lancé en tête, suivi d'une éumération. Les sonorités martèlent ce rythme, avec la dureté de la consonne [R], jusqu'à des allitérations, telles "un bélier de bronze qui ouvre une brèche" ou "le fond redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés". De même, le rythme des premiers vers du poème, brisé, correspond au désordre de la foule, tandis que, dans les derniers, il reproduit la démarche de l'homme.
Les figures par analogie
Parmi les figures de style, le registre épique privilégie celles par analogie : comparaisons, métaphores, personnifications, allégories... lui permettent de transformer la réalité, pour l'agrandir. Ainsi le poème personnifie la guerre civile, "l'aveugle guerre / Des rois contre le peuple", et ce sergent en devient le symbole, lui qui "avait tout le jour tué n'importe qui".
Dans l'extrait de roman, les images se multiplient : les escadrons, unis "comme un seul homme", ressemblent à "un bélier de bronze", la "mitraille" forme "un nuage crevant", comme lors d'un orage. Puis les "deux colonnes" deviennent "deux immenses couleuvres d'acier" : le choix de cet animal les rend encore plus effrayantes. Enfin la comparaison finale, "comme un prodige", donne à cette armée une dimension surnaturelle.
Dans le poème, notons aussi la substitution : ce n'est plus le sang qui rougit les "vêtements", mais "le carnage", terme abstrait qui accentue la vision d'horreur.
La tonalité épidictique
Par son étymologie grecque, la tonalité - ou registre - "épidictique" signifie "qui sert à montrer en mettant en évidence". Mais ce registre peut prendre deux formes, opposées. Soit il s'agit de faire un éloge, en soulignant la valeur, les qualités d'une personne, d'un groupe, voire d'une institution. Soit, au contraire, le texte est un blâme, qui accumule tous les reproches adressés à la cible visée. C'est une tonalité qui, à l'origine, relève de l'art du discours, et doit révéler l'habileté de l'orateur. Mais la poésie a, elle aussi, pratiqué ce registre, notamment dans le blason, court poème d'éloge, ou le contre-blason, son contraire.
Observons cet extrait de l'Oraison funèbre d'Henriette-Marie de France, prononcé par Bossuet, évêque de Meaux, le 16 novembre 1669.
J. Rigaud, Bossuet, évêque de Meaux, en habit gris d'hiver, 1701-1705. Musée du Louvre, Paris.
Anthony van Dyck, Henriette-Marie de France, XVII° siècle. Huile sur toile, 121 x 92. Museum of art, San Diego.
[Henriette-Marie, fille du roi de France Henri IV, est devenue, par son mariage, reine d'Angleterre. A sa mort, en France, Bossuet prononce son oraison funèbre en présence de la famille royale. Il rappelle d'abord son rang illustre, puis célèbre ses vertus.]
Elle eut une magnificence royale, et l'on eût dit qu'elle perdait ce qu'elle ne donnait pas. Ses autres vertus n'ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les princes devaient garder le même silence que les confesseurs, et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n'a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant qui fait qu'on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect ? Douce, familière, agréable autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l'autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitait les affaires ; et une main si habile eût sauvé l'Etat, si l'Etat eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle : ni les maux qu'elle a prévus, ni ceux qui l'ont surprise, n'ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres ? Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa maison aussi bien que celle de toute la France, seule nation de l'univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé le christianisme, n'a jamais vu sur le trône que des princes enfants de l'Eglise. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne serait capable de la détacher de la foi de saint Louis.
L'éloge... ou le blâme
Le discours de Bossuet est entièrement organisé pour mettre en valeur Henriette, qu'"on ne peut assez louer". Outre ses propres affirmations, toutes élogieuses, il rapporte, de façon indirecte, les discours méritants tenus par cette reine : "elle disait que...", "Aussi a-t-elle toujours déclaré..." Son objectif le conduit donc à choisir un lexique entièrement à la gloire de celle-ci : il rappelle sa "magnificence royale", "sa clémence", sa "prudence", "sa main si habile" dans les affaires de l'Etat, sa "magnanimité", "son courage", en insistant tout particulièrement - Bossuet est évêque - sur "son attachement immuable à la religion de ses ancêtres". De même, pour souligner ses vertus, il accumule des adjectifs mélioratifs : "fidèle", "[d]ouce, familière, agréable, autant que ferme et vigoureuse".
Il réussit ainsi à associer l'image d'une reine, noble et digne, à celle d'une femme humaine et simple.
Pour découvrir une autre forme d'éloge :
le blason et le contre-blason chez Clément Marot.
Cliquer sur l'image.
Portrait présumé de Clément Marot, attribué à Corneille de Lyon, XVI° siècle. Miniature, 12 X 10. Musée du Louvre, Paris.
L'art oratoire
L'orateur s'implique dans son discours, passant du pronom indéfini "on" au "je" : Que dirai-je...". Il veut aussi entraîner ses destinataires dans son éloge, en les interpellant, "Vous verrez avec quelle prudence elle traitait les affaires", et en utilisant à deux reprises l'interrogation rhétorique. La première vise à faire ressortir l'aspect unique de la princesse, alliant la grandeur de son rang et la simplicité. La seconde relève de ce que l'on nomme la prétérition : la question "Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres ?" laisse supposer un embarras de l'orateur, qui, pourtant, va développer longuement ce thème.
Enfin, Bossuet cherche à frapper les esprits par des formules frappées comme des sentences, telles "on eût dit qu'elle perdait ce qu'elle ne donnait pas" ou "elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l'autorité". Le rythme binaire lui permet aussi d'insister : les parallélismes redoublent les affirmations, par exemple "le même silence / la même discrétion", "ni les maux qu'elle a prévus, ni ceux qui l'ont surprise", "la gloire de sa maison aussi bien que celle de toute la France".
Le fantastique
Le fantastique repose sur un mélange entre la réalité, parfois la plus ordinaire, et des éléments totalement surnaturels. Il égare ainsi le lecteur, le plonge dans un univers étrange, où la vérité côtoie l'illusion, tout cela dans le but de remettre en cause ses certitudes sur le monde, voire sur lui-même. Le fantastique doit provoquer la peur : nos sens peuvent-ils ainsi nous tromper ? L'homme peut-il ainsi se métamorphoser ? L'événement raconté a-t-il réellement pu avoir lieu, ou relève-t-il de l'imaginaire, du cauchemar ? Ce registre s'est développé tout particulièrement dans des nouvelles au XIX° siècle, et son succès ne s'est pas démenti depuis cette époque.
Observons ces deux extraits de La Vénus d'Ille (1837), nouvelle de Mérimée.
[Le narrateur, antiquaire, est invité par M. dePeyrehorade, à venir admirer sa dernière acquisition, une statue antique de Vénus, et à assister au mariage de son fils, Alphonse. Dans le cadre banal de la petite ville d'Ille-sur-Têt, alors que ce mariage se prépare, la statue, étrangement, apparaît au narrateur presque menaçante... avec l'inscription qu'elle porte "Cave amantem", "Prends garde à elle quand elle t'aime". Or, Alphonse, gêné au cours d'un match de tennis par l'alliance en diamant qu'il porte, avant de l'offrir à son épouse, la glisse au doigt de la statue...]
M. Alphonse me tira dans l'embrasure d'une fenêtre, et me dit en détournant les yeux :
" Vous allez vous moquer de moi... Mais je ne sais ce que j'ai... je suis ensorcelé ! le diable m'emporte ! " La première pensée qui me vint fut qu'il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et Mme de Sévigné : " Tout l'empire amoureux est plein d'histoires tragiques ", etc.
Je croyais que ces sortes d'accidents n'arrivaient qu'aux gens d'esprit, me dis-je à moi-même.
" Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.
- Oui, peut-être. Mais c'est quelque chose de bien plus terrible. " Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre.
" Vous savez bien, mon anneau ? poursuivit-il après un silence.
- Eh bien ! on l'a pris ?
- Non.
- En ce cas, vous l'avez ?
- Non... je... je ne puis l'ôter du doigt de cette diable de Vénus.
- Bon ! vous n'avez pas tiré assez fort.
- Si fait... Mais la Vénus... elle a serré le doigt. " Il me regardait fixement d'un air hagard, s'appuyant à l'espagnolette pour ne pas tomber.
- "Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l'anneau. Demain vous l'aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.
- Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m'entendez-vous ?... C'est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau... Elle ne veut plus le rendre. " J'éprouvai un frisson subit, et j'eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu'il fit m'envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.
Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.
" Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d'un ton lamentable ; vous connaissez ces statues-là.., il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point... Si vous alliez voir ?
- Volontiers, dis-je. Venez avec moi.
- Non, j'aime mieux que vous y alliez seul. " Je sortis du salon.
Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commençait à tomber avec force. J'allais demander un parapluie, lorsqu'une réflexion m'arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d'aller vérifier ce que m'a dit un homme ivre ! Peut-être, d'ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux ; et le moins qu'il puisse m'en arriver, c'est d'être trempé jusqu'aux os et d'attraper un bon rhume.
A. Devéria, Mérimée en 1829. Lithographie. BnF.
Pour lire la nouvelle.
Cliquer sur le lien.
[Le narrateur est allé se coucher, sans plus se préoccuper de la bague. Mais le lendemain matin, il est réveillé par des cris : M. Alphonse est mort, avec d'étranges marques sur son corps, et, au pied du lit, la bague. L'enquête se déroule, des empreintes de pas mènent à la statue. Le narrateur fait alors sa déposition. ]
" Avez-vous appris quelque chose de Mme Alphonse ? " demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition lut écrite et signée.
" Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu'elle conte :
Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit, et quelqu'un entra. Alors Mme Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c'était son mari. Au bout d'un instant, le lit cria comme s'il était chargé d'un poids énorme. Elle eut grand peur, mais n'osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être... elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s'enfonça dans la ruelle, tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s'ouvrit une seconde fois, et quelqu'un entra, qui dit : Bonsoir, ma petite femme. Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d'elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant.
Elle tourna la tête alors... et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l'oreiller, entre les bras d'une espèce de géant verdâtre qui l'étreignait avec force. Elle dit, et m'a répété vingt fois, pauvre femme !... elle dit qu'elle a reconnu... devinez-vous ? La Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade... Depuis qu'elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit.
Le surnaturel
Le fantastique repose sur la présence d'éléments irréels. Qui pourrait croire, en effet, qu'une statue "a serré le doigt", point sur lequel le personnage insiste dans le premier extrait ? Il la rend vivante, dotée de volonté et de sentiments : "C'est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau... Elle ne veut plus le rendre."
Le second extrait va encore plus loin, Mme Alphonse transforme la statue de bronze en "une espèce de géant verdâtre" qui "étreignait avec force" son époux : ce serait donc elle l'assassin !
Dans les deux cas, l'auteur cherche à susciter chez son lecteur une peur diffuse devant un phénomène inexpliqué, menaçant : "je suis ensorcelé ! le diable m'emporte !", s'exclame M. Alphonse. Et sa peur est soulignée à plusieurs reprises : il a "la voix entrecoupée", "un air hagard". Elle se transmet même au narrateur : "J'éprouvai un frisson subit, et j'eus un instant la chair de poule". De même, le récit de Mme Alphonse ne cache pas sa "peur" : elle "trembl[e] de tous ses membres", et son effroi est tel qu'elle "perd[...] connaissance."
Le réel
Mais ces éléments irréels sont introduits dans un contexte d'une banalité totale, dont l'auteur s'efforce de faire ressortir le réalisme. Ainsi, dans le premier extrait, l'ivresse du personnage, après ce repas de noces, est mentionnée plusieurs fois : "Vous avez trop bu de vin de Collioure", il "m'envoya une bouffée de vin". De plus, le simple fait de rappeler la profession du narrateur, "antiquaire", donc de faire appel à son expérience professionnelle, montre l'effort pour trouver une cause rationnelle, logique, au fait invraisemblable : "il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point." De même, la seconde scène se déroule dans le cadre ordinaire de la chambre des époux.
Dans les deux cas, la raison humaine se révolte contre cette dimension irréelle : le narrateur exprime ses doutes. Dans le premier extrait, il met tout cela sur le compte de l'ivresse d'Alphonse, et le dernier paragraphe nous ramène à la banalité de son refus d'aller vérifier le fait étrange, à cause de la "pluie", par peur "d'attraper un bon rhume"... Le procureur, lui, insiste plusieurs fois sur la folie de "la malheureuse" Mme Alphonse, ce qui décrédibilise son récit : elle a tout simplement "perdu la raison".
Les procédés d'écriture
En raison de la nature même du fantastique, l'écrivain joue sur une double dimension.
-
D'un côté, il s'efforce de renforcer la peur, l'effet de surprise. Le lexique est amplifié, "c'est quelque chose de bien plus terrible", "il me regardait fixement d'un air hagard", le lit est "chargé d'un poids énorme". Des images permettent de rendre effrayante la description : la statue devient l'incarnation du " diable", un "fantôme", un "géant verdâtre"... Dans le discours de M. Alphonse, le rythme est haché par les très nombreux points de suspension, les phrases sont entrecoupées, inachevées, pour reproduire son affolement. Nous notons son insistance, exclamations ou interrogations, pour persuader son interlocuteur. Même le récit du procureur - qui n'a pas vécu la scène - reproduit parfois le rythme du récit initial de Mme Alphonse, "Elle tourna la tête alors... et vit, dit-elle", et il tente de créer un effet de suspens : "Elle dit, et m'a répété vingt fois, pauvre femme !... elle dit qu'elle a reconnu... devinez-vous ? La Vénus de bronze".
-
Par opposition, il souligne les réticences de la raison, notamment en utilisant des modalisateurs comme "peut-être" ou "probablement", pour introduire des hypothèses plus vraisemblables. L'amplification lexicale contraste avec des expressions familières, comme "trempé jusqu'aux os" ou "Bonjour, ma petite femme". Il peut aussi introduire les réflexions d'un personnage, qui permettent de prendre du recul, de rejeter l'irréel : "Le misérable, pensais-je, est complètement ivre", "Je serais un bien grand sot, me dis-je, d'aller vérifier ce que m'a dit un homme ivre !"
Le merveilleux
Comme le fantastique, le merveilleux repose sur la présence de l'irréel, aussi bien des faits que des lieux ou des personnages. Il nous plonge dans un monde imaginaire, où règne souvent la magie. Mais, contrairement au fantastique, il n'est pas remis en cause : nul ne vient nier le pouvoir de la baguette d'une fée, ou que le baiser d'un prince puisse ramener l'héroïne à la vie ! De plus, même si certains personnages peuvent paraître effrayants, tels la sorcière, voire le diable, ou si certains épisodes relèvent du cauchemar, le merveilleux n'a pas pour objectif de faire peur au lecteur. Le plus souvent, les "bons" triomphent des "méchants", l'ordre, un temps perturbé, est rétabli... Que le dénouement soit heureux ou malheureux, le merveilleux a toujours une fonction didactique : il permet de transmettre une morale. C'est le cas, notamment, dans les contes, dans les utopies...
Observons ces deux extraits de "Cendrillon", un des Contes de ma mère l'Oye (1697) de Perrault, et du chapitre XVIII de Candide ou l'optimisme (1759) de Voltaire, intitulé "l'Eldorado".
[Cendrillon, orpheline, est maltraitée par sa marâtre et ses deux soeurs, auxquelles elle ne témoigne aucune rancune. Mais sa marraine, une fée, veille sur elle, et, grâce à sa baguette magique, lui permet d'aller au bal donné par le roi. ]
Sa Marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits de drap d’or et d’argent tout chamarrés de pierreries ; elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de vair, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse ; mais sa Marraine lui recommanda sur toutes choses de ne pas passer minuit, l’avertissant que si elle demeurait au Bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses vieux habits reprendraient leur première forme. Elle promit à sa Marraine qu’elle ne manquerait pas de sortir du Bal avant minuit.
Elle part, ne se sentant pas de joie. Le Fils du Roi, qu’on alla avertir qu’il venait d’arriver une grande Princesse qu’on ne connaissait point, courut la recevoir ; il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n’entendait qu’un bruit confus :
— Ah, qu’elle est belle !
Pour approfondir l'analyse de l'extrait de Voltaire : cliquer sur l'image.
[Après un long périple, le héros, Candide, et son service, Cacambo, arrivent en Eldorado. Un vieillard leur présente le pays, et leur offre un carrosse, attelé de six moutons, pour aller au palais royal. ]
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. "L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés." Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique.
L'irréel
Ces deux extraits accordent une place prépondérante à l'irréel. Chez Perrault, nous sommes dans le conte de fées : il suffit d'une "baguette" magique pour que la fée transforme les vêtements de Cendrillon, et, de façon toute aussi surnaturelle, si celle-ci ne respecte pas l'ordre de sa Marraine, "son carrosse redeviendra citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards..."
De même, chez Voltaire, Candide et Cacambo montent dans un carrosse attelé de "six moutons [qui] volaient". Ils sont revêtus de "robes d'un tissu de duvet de colibri" et visitent des lieux exceptionnels, avec, par exemple, "de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle." Le merveilleux emporte le lecteur dans un autre monde, où tout semble à la fois plus aisé et plus beau, et celui-ci accepte d'entrer dans cet univers.
Les procédés d'écriture
Tout doit contribuer à embellir cet univers merveilleux. L'auteur se sert du vocabulaire des sensations : couleurs lumineuses, lumières brillantes, odeurs et goûts délicieux, musique mélodieuse... comme dans l'extrait de Voltaire. Chez Perrault, Cendrillon porte des "habits de drap d'or et d'argent, tout chamarrés de pierreries."
Le récit a pour but de dépayser le lecteur. Les lieux peuvent, par exemple, prendre des dimensions extraordinaires, tels le portail du palais royal dans Candide, "les édifices publics élevés jusqu'aux nues" ou "les marchés ornés de mille colonnes".
Ce dépaysement crée un écart par rapport à la réalité connue du lecteur, qui est conduit à faire des comparaisons, voire, comme dans le conte philosophique de Voltaire, à réfléchir sur sa propre société et sur les valeurs que lui propose l'écrivain dans son utopie.
La tonalité polémique
L'étymologie grecque, "polemos", qui signifie la guerre, explique ce que représente la tonalité - ou registre - polémique : une guerre avec les mots. Deux adversaires s'opposent, les arguments se croisent. Il s'agit de convaincre le lecteur du bien-fondé de la thèse qu'on défend, et de le persuader de se ranger dans le camp de l'écrivain. Tous les genres littéraires peuvent s'inscrire dans le polémique, soit que l'auteur s'implique directement, soit par l'intermédiaire d'un des personnages.
Observons ces deux extraits : un passage du chapitre IV, "Du Souverain ou de la République", des Caractères (1688) de La Bruyère, et quelques vers de "Melancholia", tiré du livre III des Contemplations (1856) de V. Hugo.
La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour[1] ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable, je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.
[1] Jeune homme tué à la guerre, et dont La Bruyère avait peut-être été le précepteur.
Portrait de Victor Hugo,
1884. Photographie de Nadar.
La Bruyère, portrait attribué à N. de Larguillière,
Musée des Beaux-Arts, Quimper.
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Un combat
Les procédés d'écriture
La tonalité polémique exprime la révolte du locuteur. La Bruyère s'oppose énergiquement à la guerre, Hugo au travail des enfants. Pour défendre leur thèse, tous deux accumulent les arguments : la guerre va "remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille." Les hommes ont sans cesse amélioré cet "art" de tuer, et, même, il accuse la guerre d'être la cause des tyrannie, de "la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres."
Hugo aussi fait une véritable liste des reproches adressés à cette "servitude infâme imposée à l'enfant !" Elle déforme les corps, détruit "la pensée", "brise la jeunesse en fleur"... La fin du passage révèle son indignation, car il lance une malédiction virulente : "Que ce travail, haï des mères soit maudit !"
Dans le polémique, l'auteur peut aussi interpeller l'adversaire pour mieux détruire la thèse adverse. Ici, ce n'est pas le cas, mais l'adversaire reste indirectement présent. Par exemple, La Bruyère répond par avance à ses objections, à l'idée que la guerre a toujours existé, qu'elle "a pour elle l'antiquité", ou qu'elle permet d'acquérir "gloire" et "réputation". Ce sont des arguments irrecevables pour lui. De même, Hugo dénonce la justification de l'exploitation des enfants au nom du "progrès" ou de la nécessité de "produi[re] la richesse".
Enfin, l'orateur peut choisir d'intervenir. Ainsi, La Bruyère s'implique dans son accusation, à travers l'exemple personnel qu'il cite, la mort du "jeune Soyecour", en utilisant le pronom "je" pour nous transmettre son émotion : "je regrette", "je plains". Par endroits, il adopte aussi un ton ironique : pour [tuer] faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles." A la fin du texte polémique, l'adversaire doit être vaincu !
Le lexique oppose fortement le "bien", la thèse soutenue par l'auteur, et le "mal", la thèse adverse. Ainsi nombreux sont les termes péjoratifs hyperboliques, souvent renforcés par l'énumération, voire la gradation. La Bruyère, par exemple, ne se limite pas au simple verbe "tuer", il utilise "se dépouiller, se brûler, s'égorger les uns les autres", cette dernière formule formant une redondance. De même, Hugo intensifie les adjectifs, "servitude infâme", "souffle étouffant", "oeuvre insensée", et les derniers vers accumulent les termes violents en crescendo : "le vice", "l'opprobre", "le blasphème".
Enumération, accumulation, autant de moyens d'accentuer la colère, qui emporte l'auteur dans son élan, comme lorsque La Bruyère évoque le jeune mort, s'attaque aux "hommes", ou que Hugo enchaîne les reproches dans les subordonnées relatives avec le pronom "qui", en anaphore. Ajoutons-y les modalités expressives, l'exclamation, multipliée chez Hugo, ou l'interrogation rhétorique, pour amener le lecteur à réfléchir : "Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?"
Pour marteler leur opinion, les auteurs ne reculent pas non plus devant la répétition, telle celle qui figure à la fin de l'extrait de "Melancholia". Il leur faut frapper l'esprit du lecteur, faire en sorte de graver en lui la dénonciation. Cela explique aussi la place prise par les figures de style par analogie, qui fixent les images. La personnification de la guerre en monstre coupable soutient le paragraphe de La Bruyère, et les métaphores d' Hugo transforment le travail en un monstre au "souffle étouffant", en un rapace "qui prend l'âge tendre en sa serre", insistant sur l'innocence de l'enfant, encore en "fleur". Sa formule frappante, "qui donne, en somme / Une âme à la machine et la retire à l'homme", résume parfaitement son accusation.
[cf. onglet "stylistique"- "modalisation"]