La versification : la forme poétique au service du sens.
Pourquoi étudier la versification ?
L'origine mythique de la poésie, en Occcident, la rattache, à travers le personnage d'Orphée et de sa lyre, à la musique. La poésie a donc, dès l'antiquité grecque, associé à l'art du langage, d'autres procédés, plus musicaux, liés à une double recherche : sur le rythme et sur les sonorités. C'est ce que l'on nomme "la versification", l'ensemble des techniques propres à la poésie, en n'oubliant pas que la versification peut également intervenir au théâtre, par exemple dans les tragédies classiques du XVII° siècle, et encore dans le drame romantique de V. Hugo, jusqu'aux versets des oeuvres de Maeterlinck, au XIX° siècle, et de Claudel au XX° siècle. Un romancier peut aussi glisser dans un roman un poème, prêté à un personnage, comme le fait Balzac pour les sonnets de son héros, Lucien, dans Illusions perdues, roman paru entre 1837 et 1843, ou même un seul vers pour illustrer un discours. Or, l'observation des manuscrits (cf. Image ci-contre) révèle à quel point la versification exige un travail, une réflexion, afin de faire correspondre au mieux la forme adoptée au sens du texte.
Balzac, Illusions perdues, 1837-43. Manuscrit du sonnet "La Pâquerette". BnF.
Observons.
Les procédés de versification
C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.[...]
Rimbaud, Poésies, "Le dormeur du val", 1871
A quoi reconnaissons-nous ici un poème ?
- L'écrivain forme des lignes, chacune commence par une majuscule : ce sont les vers, que nous identifierons en mesurant leur longueur, c'est-à-dire en comptant les syllabes qu'ils comportent. Cette mesure donne plus ou moins de force aux vers.
- A la fin du vers, des sons se répètent, comme "rivière" et "fière", ou "bleu et "pleut" ; il y a même deux fois le mot "nue". C'est ce que nous nommons les rimes. L'organisation des rimes permet de structurer de petits paragraphes, les strophes.
- En observant la ponctuation, nous constatons qu'elle ne correspond pas toujours à chaque fin de vers. Par exemple, le vers 2 ne s'arrête pas après "haillons", mais au vers suivant, sur le point-virgule après "D'argent". Le vers a donc des coupes, qui lui donnent son rythme.
- Enfin, comme les notes en musique, la langue offre au poète ses sonorités, voyelles et consonnes tantôt douces, tantôt aiguës, tantôt graves ou violentes... Le poète peut alors jouer avec elles, comme dans le dernier vers ici, où Rimbaud se sert de la légèreté du son [ l ] pour créer une atmosphère paisible.
La mesure du vers
Observons.
C'est / un / trou / de / ver / du / r[e] où / chan / t[e] u / ne / ri / vièr[e],
Ac / cro / chant / fol / le / ment / aux / her / bes / des / hail / lons
D'ar / gent ;/ où / le / so / leil, / de / la / mon / ta / gne / fièr[e],
Luit : / c'est / un / pe / tit / val / qui / mous / se / de / ra / yons. [...]
Rimbaud, Poésies, "Le dormeur du val", 1871
Nous avons, dans l'extrait ci-contre, indiqué la séparation des syllabes : une syllabe comporte au moins un son vocalique, comme "aux" (son [ o ]), ou "un", voyelle nasale, le plus souvent associé à un son consonantique, telles les syllabes "du", "so", "ta", ou à plusieurs comme pour "val" ou "trou" ou "leil". Ce n'est pas l'orthographe qui permet de déterminer la syllabe, mais la phonétique, le son perçu.
Il convient de noter aussi la façon de séparer les syllabes :
-
Quand la syllabe commence par une voyelle ou une consonne, la coupe se place avant celles-ci : "ment / aux / ...", "de / la /...".
-
Quand la séparation porte sur un mot avec une double consonne, elle se place entre ces deux consonnes : "fol / le / ment", "mous / se", "D'ar / gent".
-
Mais attention, on ne peut pas séparer le groupe de consonnes "gn", ni les groupes dont la seconde consonne est [ l ], [ R ] ou [h] : "mon / ta / gne", "trou", "Ac / cro / chant"... et l'on séparerait ainsi "ar / bre ", "tor / dre", "com / ble".
Une particularité de la langue française joue un grand rôle dans la mesure du vers : le [E] dit "muet" (ou "caduc"). Ainsi, dans le langage courant, on prononce un "boul[e]vard" ou "un[e] p[e]tit[e] fill[e]", sans faire entendre la voyelle [E], contrairement à sa prononciation dans des mots comme "grenouill(e)" ou "demeur(e)".
Dans la versification, la situation est plus simple : le [E] muet est TOUJOURS PRONONCÉ, on l'entend donc dans "u / ne", "mous / se", ou dans "fol / le / ment", SAUF dans 2 cas précis :
-
Le [E] muet n'est JAMAIS compté en fin de vers : il figure ici entre crochets bleus, et "fièr[e]" ne compte qu'une seule syllabe.
-
Le [E] muet n'est JAMAIS compté devant une voyelle, ou un [h] non aspiré. Il s'agit d'une élision, on dit que le [E] muet est élidé. C'est le cas ici pour "ver / du / r[e] où / chan / t[e] u /ne... ". Pour le [h], seul un dictionnaire - ou l'usage - peut indiquer s'il est aspiré ou non, par exemple on dit "le héros" ([h] aspiré) mais "l'héroïne" ([h] muet), "la harpe" mais "l'heure"... donc on séparera : "u/ne / har / pe" mais "u / n[e] [h]é / ro / ï /ne" et "u / n[e] [h]eu / re".
Il peut même arriver que le poète s'autorise à transformer l'orthographe pour une raison métrique : on parle de licence poétique quand il écrit "encor" ou, inversement, "jusques où"... au lieu de "jusqu'où".
Enfin le dernier phénomène qui intervient dans le compte des syllabes vient des groupes vocaliques dont la première voyelle est le [i] ou le [u], comme dans "luit", "fière", mais aussi "ciel", "chien", ou bien "hier""muet" ou "fouet". L'usage conduit à prononcer ces groupes vocaliques en une seule syllabe, comme pour les quatre premiers de cette liste, ou en deux syllabes, comme pour les trois derniers. Mais le poète peut ne pas suivre l'usage :
-
Il peut dissocier le groupe, par exemple en séparant "fi / è / r[e]", "lu / it", "ci /el", ou "chi /en". Il fait alors une diérèse.
-
Il peut, inversement, prononcer les deux voyelles, dans "muet" et "fouet", en une seule syllabe au lieu de deux, [mWè] et [fWè]. Il fait une synérèse.
Nous pouvons ainsi identifier le vers choisi par le poète. Le vers le plus courant a longtemps été celui de 10 syllabes, le décasyllabe, dans l'épopée ou la poésie lyrique du moyen-âge, mais a été remplacé au XVI° siècle par l'alexandrin de 12 syllabes, ainsi nommé en raison de son emploi dans Le Roman d'Alexandre, long poème du XII° siècle. La longueur de l'alexandrin le rend plus solennel. Enfin, rapide et plus léger, l'octosyllabe vient lui aussi du moyen-âge où il était utilisé dans les formes fixes, comme le rondeau ou la ballade. Mais rien n'interdit au poète de former un tétrasyllabe (quatre syllabes) ou un hexasyllabe (six syllabes) dont la brièveté produit un effet d'accélération ou de surprise. D'une manière générale, la poésie française privilégie les vers pairs, même si Verlaine déclare dans son Art poétique (1874) : "De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair".
Quand l'ensemble du poème n'utilise qu'une seule catégorie de vers, il s'agit d'isométrie. L'hétérométrie, c'est-à-dire le mélange de vers de longueur différente, produit des effets rythmiques, à commenter. Quand on ne peut plus identifier un choix précis, parce que le vers dépasse douze syllabes par exemple, ou que des longueurs paires et impaires se mêlent, on parle de vers libres. Mais cette liberté n'empêche pas le lecteur de commenter le rythme ainsi créé.
Interprétons.
Illustration pour "Le dormeur du val".
Site : Te hoa no te nunaa".
Mais cette analyse reste sans intérêt si le lecteur n'interprète pas les choix du poète. Peut-être ces choix n'ont-ils pas été totalement conscients... , mais ils produisent des effets, que le lecteur explicite, en montrant comment ils soutiennent le sens du texte. L'ampleur de l'alexandrin permet de préciser à la fois la description du cadre et le portrait du personnage :
- Pour le décor : Le premier vers, avec sa double élision, est accéléré, comme pour reproduire le flux rapide de cette "rivière". Par opposition les [E] muets prononcés mettent en valeur chacun des éléments principaux, "rivière", "herbes", "montagne" et "petit val" lumineux.
- Pour le personnage : A part dans l'expression "bou / ch[e] ou / ver / te", où nous notons l'élision , tous les autres [E] muets sont prononcés, car ils précèdent une consonne. L'attention du lecteur est ainsi attirée sur différentes parties de son corps, "tê / te", "nu / que", qui soulignent le sommeil du soldat", et surtout deux de ses traits principaux, "jeu / ne", "pâ / le".
Pour s'exercer.
TEXTE 1
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Verlaine, "Mon rêve familier", Poèmes saturniens, 1866.
QUESTIONS
Texte 1 :
1. Commenter les choix effectués sur les [E] muets dans les quatre premiers vers.
2. Observer et commenter le rôle du [E] prononcé dans les vers 5 à 8.
3. Proposer une interprétation des choix métriques effectués dans les trois derniers vers.
Texte 2 : La Fontaine, "Le Corbeau et le Renard", Fables, 1668
1. Séparer les syllabes dans les quatre premiers vers, et commenter le rôle du [E] muet prononcé.
2. Repérer et nommer les vers utilisés dans cette fable. Montrer précisément l'intérêt de ces choix.
3. Relever et interpréter les cas d'élision du [E] muet.
TEXTE 2
La rime
La nature de la rime
Observons.
La rime ne relève pas de l'oeil, de l'orthographe, mais de la perception auditive. On distingue deux natures de rimes :
- Les rimes dites féminines (en bleu) ont, comme son final, un [E] muet ; elles sont plus douces, plus légères, plus mélodieuses.
- Tous les autres sons (en rouge), voyelles ou consonnes, forment des rimes dites masculines.
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Verlaine, "Mon rêve familier", Poèmes saturniens, 1866.
Une des règles de versification exige qu'il y ait une alternance entre une rime féminine et une rime masculine. Nous pouvons l'observer ici. Cependant notons que la rime entre "statues et tues" est féminine seulement pour l'oeil, car l'oreille ne perçoit pas le [E] muet, mais seulement le son |tu]. La règle n'est donc respectée que partiellement, car le son vocalique domine dans les quatre derniers vers, ce qui rend la fin du poème plus brutale.
La richesse de la rime
La richesse de la rime dépend du nombre de sons identiques qu'elle offre. Elle est dite
- pauvre quand il n'y a qu'un seul son semblable, voyelle ou consonne. Ce serait le cas, par exemple entre "voilà" et "pyjama" (seul le son [a]) ou entre "malheur" et "retour" (seul le son [R]).
- suffisante quand on distingue deux sons semblables, comme, chez Verlaine, "pénétrant", "comprend", "transparent" et "pleurant" (son [R] suivi de la voyelle nasale), ou "exila" et "elle a" (sons [l] et [a]), ou encore "ignore" et "sonore" (sons [o] et [R]), "statues" et "tues", puisque le [E] reste muet.
- riche quand elle comporte trois sons semblables, ou même davantage. Ainsi, on compte trois sons identiques entre "m'aime" et "même", et quatre entre "problème" et "blême".
Les rimes suffisantes sont les plus fréquentes. L'interprétation porte sur les rimes qui forment un contraste avec la richesse dominante, par exemple l'introduction d'une rime pauvre dans un poème où toutes les autres sont suffisantes ou riches, ou bien une ou deux rimes riches qui ressortent dans un poème où toutes les autres sont suffisantes. C'est le moyen, pour le poète, de mettre un terme en valeur.
La disposition des rimes
Dans le respect de l'alternance des rimes masculines et féminines, le poète dispose ses rimes, selon trois possibilités :
- La rime peut être suivie (on dit parfois "plate") : C'est le cas ici entre "ignore" et "sonore" (A A);
- Elles peuvent être croisées (ou alternées), comme pour "exila", "statues", "elle a", tues" (A B A B);
- La disposition la plus complexe est les rimes alternées : "pénétrant", "m'aime", "même", "comprend", par exemple (A B B A).
La disposition des rimes détermine certaines formes fixes, tel le sonnet qui présente d'abord deux rimes embrassées, redoublées, puis une rime suivie, pour finir sur deux rimes embrassées (sonnet italien), ou deux rimes croisées dans le cas du sonnet dit "français", schéma retenu par Verlaine. Cependant, on observe une particularité dans ce poème : la seconde rime embrassée entre "problème" et "blême" est plus riche que la première, "m'aime" et "même".
La disposition des rimes, regroupées, permet aussi de constituer des strophes : le distique (deux vers), le tercet (trois vers), le quatrain (quatre vers), le quintil (cinq vers), le sizain (six vers), le septain (sept vers), le huitain (huit vers), le neuvain (neuf vers), le dizain (dix vers), l'onzain (onze vers), et, la plus longue, le douzain avec ses douze vers. Ainsi sont déterminées des formes fixes, comme le sonnet avec ses deux quatrains, et son sizain, séparé en deux tercets.
Au moyen âge, à l'époque des rhétoriqueurs, la rime peut être seulement assonancée, c'est-à-dire qu'il y a une voyelle commune entre deux termes, mais pas la consonne qui le suit, par exemple entre "bal" et "tard", où seul le son [a] est commun, ou "port" et "col", avec le son [o]. On retrouve ce choix chez plusieurs poètes au XX° siècle. Les poèmes médiévaux jouent sur toutes les façons d'élaborer les rimes. Ainsi, on distingue la rime léonine, sur deux syllabes, face à la rime équivoquée, qui porte sur un mot entier, la rime dérivative qui regroupe deux mots de même racine ou la rime annexée, quand la dernière syllabe de la rime est reprise au début du vers suivant... Les poètes ont aussi placé des rimes à l'intérieur du vers : parfois ils suppriment la rime finale au profit de la rime au centre des vers, alors nommés léonins, parfois la rime est dite batelée, quand elle est reprise au centre du vers suivant... Ces jeux, un peu artificiels, expliquent le rejet formulé par Verlaine dans son "Art poétique" (1874) : "O qui dira les torts de la Rime ? / Quel enfant sourd ou quel nègre fou / Nous a forgé ce bijou d'un sou / Qui sonne creux et faux sous la lime ?"
Interprétons.
Comme pour la longueur du vers, les choix de rimes conduisent à interpréter les effets produits. Pour "Mon rêve familier", trois remarques peuvent être dégagées :
- La première rime entre "pénétrant" et "comprend" est annoncée dans le premier vers par "souvent" et "étrange", comme pour marquer les étapes de la plongée dans le monde du rêve.
- La richesse de la rime féminine au centre des deux quatrains, non seulement donne une douceur à ce début, comme pour illustrer l'amour total que dispense cette femme, mais, encore enrichie dans le second quatrain, elle attire l'attention sur son rôle : elle console le poète qui se représente comme souffrant, comme le ferait une mère pour un enfant malade.
- La prédominance du son vocalique dans les quatre derniers vers, faisant alterner le son [a], ouvert et plus éclatant, et le son [u], plus assourdi, constitue une rupture nette avec la douceur des quatrains, comme pour reproduire la séparation inéluctable entre le poète et cette femme idéale.
C. Gottlieb Kratzenstein-Stub, Orphée et Eurydice, 1808. Huile sur toile, NY Carlsberg Glyptotek, Copenhague.
Pour s'exercer.
Un chant dans une nuit sans air…
— La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
— Un crapaud ! — Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… — Horreur ! —
… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
…………………………………………………
Bonsoir – Ce crapaud-là c’est moi.
T. Corbière, "Le crapaud", Les Amours jaunes, 1873.
Bien des siècles depuis les siècles du Chaos,
La flamme par torrents jaillit de ce cratère,
Et le panache igné du volcan solitaire
Flamba plus haut encor que les Chimborazos (1).
Nul bruit n'éveille plus la cime sans échos.
Où la cendre pleuvait l'oiseau se désaltère ;
Le sol est immobile et le sang de la Terre,
La lave, en se figeant, lui laissa le repos.
Pourtant, suprême effort de l'antique incendie,
A l'orle de la gueule à jamais refroidie,
Éclatant à travers les rocs pulvérisés,
Comme un coup de tonnerre au milieu du silence,
Dans le poudroîment d'or du pollen qu'elle lance
S'épanouit la fleur des cactus embrasés.
(1) Le Chimborazo est un volcan d'Equateur.
J.-M. de Hérédia, "Fleurs de feu", Les Trophées, 1893.
QUESTIONS
Texte 1 :
1. Observer et commenter la disposition des rimes dans l'ensemble du poème.
2. Identifier la richesse des rimes, et proposer une interprétation.
Texte 2 :
1. A partir de la disposition des rimes, identifier la forme de ce poème.
2. Observer la richesse des rimes dans les deux premiers quatrains, puis proposer une interprétation.
Tristan Corbière.
Le rythme du vers du
Observons.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?
- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? - Non.
Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.
- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Verlaine, "Colloque sentimental", Les Fêtes galantes, 1869.
Traditionnellement, le décasyllabe et l'alexandrin suivent un rythme binaire. L'alexandrin est, en effet, marqué par une coupe à la césure, qui sépare deux hémistiches d'égale longueur. Mais les poètes romantiques, tel Hugo, ont parfois utilisé le rythme ternaire, 4 // 4 // 4, formant ce que l'on nomme un trimètre. La césure du décasyllabe, elle, a une place variable : le vers suit le rythme 4 // 6, comme tous les vers de ce poème de Verlaine, sauf le huitième, où la césure se place après "donc", selon le rythme 6 // 4. La césure centrale, 5 //5, est plus rare. Les vers courts n'ont pas de césure.
Mais les vers peuvent être scandés par des coupes secondaires, soulignées par la ponctuation, comme les tirets aux vers 10 et 12, le point d'exclamation après l'interjection "Ah !' aux vers 11 et 12, ou les virgules qui brisent le rythme : 4 // 2 /2 /2 pour le vers 13, 4 // 2 / 4 pour le vers 14. Ces coupes secondaires, associées aux accents rythmiques des groupes de mots (dernière syllabe prononcée, le cas échéant avant un [E] muet), sont parfois plus significatives que la césure en elle-même, par exemple dans le deuxième vers, "Deux fórmes / ont tout à l'heúre / passé", où une coupe après l'auxiliaire "ont" séparerait de façon non pertinente le verbe au passé composé "ont passé". Il en va de même au vers 6, où la coupe principale ne se place pas après l'auxiliaire "ont" ; le vers prend alors un rythme ternaire : " Deux spéctres / ont évoqué / le passé". Par opposition, quand une césure ou une coupe correspond à l'élision d'un [E] muet, le vers devient plus fluide, comme le dernier de ce poème : "Et la nuit seú // l[e]entendit leurs paroles."
Selon la règle classique, chaque vers doit former une unité de sens. Cependant, il peut arriver qu'un vers se poursuive sur le vers suivant. Quand cette suite occupe plusieurs syllabes, il s'agit d'un enjambement : "Où nous joignions nos bouches" termine le vers 11. Si cette fin n'occupe qu'une, deux ou trois syllabes, on parle d'un rejet. Nous reconnaissons, par exemple, des rejets sur "D'argent" ou "Luit" dans "Le dormeur du val" de Rimbaud (cf. supra). Les cas inverses, quand le sens débute sur un segment de vers pour s'achever sur l'ensemble du vers suivant, sont le contre-enjambement et le contre-rejet. Dans "Mon rêve familier" (cf. supra) de Verlaine, nous observons des contre-rejets sur "transparent" et "elle a", et un contre-enjambement sur "Je me souviens qu'il est doux et sonore".
Interprétons.
G. Inness, Over the river, 1865-1900. Huile sur toile, 35,7 x 30,7. Musée d'Orsay, Paris.
Le choix du rythme est essentiel, car il soutient le sens du poème, à la fois parce qu'il permet d'en mettre en évidence certains termes et parce que, comme en musique, il crée l'atmosphère d'ensemble, il illustre l'ambiance que le poète cherche à créer.
Dans "Colloque sentimental", le second distique, avec ses césures et ses coupes régulières, et le vers 1, repris au vers 5, dépeignent le cadre et les personnages, mais un contraste est déjà introduit dans les vers 2 et 6, avec ces coupes qui les définissent, en gradation, comme des "formes", puis des "spectres". Le rythme du dialogue souligne l'écart entre eux, d'abord par l'inversion entre le vers 7, où la césure forme un rythme 4 // 6, et le vers 8 : 6 // 4. Dans la suite du dialogue, cela s'accentue en raison de la multiplication des coupes secondaires. L'enjambement entre les vers 11 et 12 rend encore plus brutale la réponse évasive d'un des deux amants, "C'est possible", qui nie jusqu'au souvenir de l'amour vécu dont l'autre rappelle, avec force, l'intensité. Enfin, les coupes de l'avant-dernier distique traduisent clairement la rupture entre eux. Le parallélisme du vers 13 se change, en effet, en chiasme dans le vers 14 : les termes "bleu, le ciel... grand, l'espoir" sont repris par "l'espoir, vaincu, ... le ciel noir", le participe "vaincu" étant mis en valeur par sa place entre virgules. La fluidité du dernier vers ramène le calme et la solitude : la formule "on entend à peine leurs paroles (vers 4) devient "La nuit seule entendit leurs paroles", ce qui efface tout témoin de cette scène.
Pour s'exercer.
TEXTE 1
Marie, qui voudrait votre beau nom tourner,
Il trouverait Aimer : aimez-moi donc, Marie,
Faites cela vers moi dont votre nom vous prie,
Votre amour ne se peut en meilleur lieu donner.
S'il vous plaît pour jamais un plaisir demener,
Aimez-moi, nous prendrons les plaisirs de la vie,
Pendus l'un l'autre au col, et jamais nulle envie
D'aimer en autre lieu ne nous pourra mener.
Si faut-il bien aimer au monde quelque chose :
Celui qui n'aime point, celui-là se propose
Une vie d'un Scythe (1), et ses jours veut passer
Sans goûter la douceur des douceurs la meilleure.
Eh, qu'est-il rien de doux sans Vénus ? las ! à l'heure
Que je n'aimerai point, puissé-je trépasser !
(1) Jugés sauvages et très rudes dans l'antiquité.
P. de Ronsard, "Marie, qui voudrait votre beau nom...", Second livre des Amours, 1555.
QUESTIONS
Texte 1 :
1. Observer les césures sans le premier quatrain : quel intérêt offrent-elles ?
2. Commenter le rythme dans les deux tercets.
Texte 2 :
1. Dans les trois premiers quintils de cet extrait : relever et commenter les vers où la césure joue pleinement son rôle, puis interpréter les coupes secondaires.
2. Commenter le rythme du dernier quintil.
C. Buchner, Lola Montez. Gouache, 1847.
TEXTE 2
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. […]
Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857, section "Spleen et Idéal", "La chevelure", extrait.
Les sonorités du
Observons.
Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L'araignée au dos jaune et les singes farouches.
C'est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.
Leconte de Lisle, Poèmes barbares, "Le Rêve du jaguar", 1862
Le poète, tel le musicien, choisit ses "notes", c'est-à-dire le son des mots dont l'assemblage va produire l'effet qu'il recherche.
- Pour les sons vocaliques, depuis la voyelle ouverte [a], éclatante, il peut aller vers des sons plus graves, et de plus en plus assourdis (cf. tableau ci-dessus), ou vers des sons de plus en plus aigus. Le français a aussi la particularité de ses voyelles nasales, dont l'accumulation crée une pesanteur, en alourdissant le ton du passage où elles sont utilisées. La répétition d'un même son vocalique, tel [on] présent à la fin du texte, forme une assonance.
- Pour les sons consonantiques, on distingue déjà des consonnes plus sourdes face à celles plus sonores. Si les labiales peuvent donner de la douceur, voire de la lourdeur à l'expression, les dentales créent un rythme plus martelé. Les consonnes gutturales (nommées, en linguistique, dorso-vélaires) ont un son plus rude, presque violent. Quant aux constrictives, leur nom évoque les effets qu'elles peuvent provoquer, frottement pour les fricatives, tel un souffle léger, sifflement pour le [s] ou le [z], chuintement pour le [ch] et le [j]. Dès que les consonnes, et surtout les occlusives, sont accompagnées de la liquide [R], le son produit devient désagréable. En revanche, la présence de la liquide [l] les adoucit nettement. Quand l'écrivain choisit une accumulation de consonnes, nommée allitération, l'effet produit est renforcé, jusqu'à, parfois, imiter un bruit précis : on cite souvent le passage d'Andromaque de Racine "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes", reproduisant le bruit propre à cet animal.
Interprétons.
Le jaguar.
Leconte de Lisle, qui s'inscrit dans le mouvement du Parnasse, élabore très soigneusement son style, pour donner à son tableau plus de force suggestive.
Pour le cadre, le début du poème, par l'accumulation de la liquide [l], associée au [m], reproduit une atmosphère moite, lourde, soulignée par la reprise du [ou] grave, et cette pesanteur s'accentue ensuite par l'assonance de la voyelle nasale [en] au vers 3, reprise au vers 14, quand l'animal s'enfonce lui-même dans ce décor exotique. En revanche, pour présenter la faune, aux vers 4 et 5, le poète choisit des sonorités plus aiguës, mais aussi plus retentissantes, dentales ou gutturales notamment.
Pour l'animal, Leconte de Lisle fait des choix bien différents. Dans un premier temps, le rythme de sa marche est scandé par les dentales, au vers 8, tandis que les fricatives, [f] et [v], suivies de l'allitération du [s], sourd, évoquent le froissement qu'il produit en se déplaçant de sa démarche souple. On note ensuite le contraste créé par le poète entre son "souffle", avec une nouvelle allitération imitative, et la menace qu'il représente, traduite par l'association, désagréable à l'oreille, des occlusives, [b] et [k], à la liquide [R]. L'ensemble s'adoucit pour correspondre au sommeil qui s'empare peu à peu de l'animal, avec, d'abord, l'allitération en [l] au vers 16, puis celle en [f] au vers 19, image sonore du frisson évoqué. La plongée dans le rêve, un rêve sinistre et sanglant, est, elle, figurée par l'assonance finale en [on], rythmant le mouvement, le "bond" représenté.
Pour s'exercer.
TEXTE 1
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;
Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
J.-M. de Hérédia, "Les conquérants", Les Trophées, 1892
Stuart Merrill.
Nadar, Hérédia en 1896.
A JORIS-KARL HUYSMANS
La blême lune allume en la mare qui luit
Miroir des gloires d'or, un émoi d'incendie.
Tout dort. Seul, à mi-mort, un rossignol de nuit
Module en mal d'amour sa molle mélodie.
Plus ne vibrent les vents en le mystère vert
Des ramures. La lune a tu leurs voix nocturnes :
Mais à travers le deuil du feuillage entr'ouvert,
Pleuvent les bleus baisers des astres taciturnes.
La vieille volupté de rêver à la mort
A l'entour de la mare endort l'âme des choses.
A peine la forêt parfois fait-elle effort
Sous le frisson furtif d'autres métamorphoses.
Chaque feuille s'efface en des brouillards subtils.
Du zénith de l'azur ruisselle la rosée
Dont le cristal s'incruste en perles aux pistils
Des nénuphars flottant sur l'eau fleurdelisée.
Rien n'émane du noir, ni vol, ni vent, ni voix,
Sauf lorsqu'au loin des bois, par soudaines saccades,
Un ruisseau roucouleur croule sur les gravois :
L'écho s'émeut alors de l'éclat des cascades.
S. Merrill, "Nocturne", Les Gammes, 1887
TEXTE 2
QUESTIONS sur le Texte 2 :
1. Dans le premier quatrain, que recherche le poète en choisissant ses procédés sonores ?
2. Commenter l'effet produit par les choix sonores des troisième et quatrième quatrains.
3. Justifier le choix des consonnes et des voyelles dans les quatre derniers vers.
QUESTIONS sur le texte 1 :
1. Quel effet produisent les sonorités dans le premier quatrain ?
2. Observer et commenter l'évolution des sonorités dans le second quatrain.
3. Relever la voyelle et la consonne dominantes dans les quatre derniers vers, puis commenter la différence par rapport aux choix dans le premier quatrain.
POUR CONCLURE SUR LA VERSIFICATION
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.
C'est peut-être la seule au monde
Dont le coeur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde,
D'un seul regard l'éclaicirait !
Mais non, - ma jeunesse est finie ...
Adieu, doux rayon qui m'a lui,
- Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, - il a fui !
Nerval, "Une allée du Luxembourg", Odelettes, 1835
Pour faciliter l'analyse des différents éléments qui caractérisent la versification, ils ont été ici dissociés, étudiés séparément. Mais, dans l'élaboration du poème, il est évident qu'ils se combinent entre eux en fonction des effets que recherche l'écrivain. L'interprétation doit donc tenir compte de l'association des choix, vers et rythmes, par exemple, ou rimes et sonorités, en évitant toute contradiction.
Observons.
Pour ce court poème, formé de trois strophes (l'ode traditionnelle comportant une strophe, une antistrophe et une épode), Nerval choisit l'octosyllabe, vers court qui correspond à ce passage rapide de "la jeune fille", à l'aspect fugitif de cet instant de bonheur entraperçu.
Dans le premier quatrain, l'enjambement entre les vers 1 et 2 répond aussi à ce souhait de reproduire l'allure "vive et preste" de ce personnage, de même que l'élision du [E] muet final de l'adjectif "vive". On note aussi le parallélisme qui forme une anaphore au début des vers 3 et 4, image de beauté et de joie, comme d'ailleurs la sonorité aiguë de la rime féminine. Les rimes sont croisées, mais "oiseau" et "nouveau" forment une rime pauvre : tout se passe comme si cette rapidité empêchait une recherche plus poussée...
Dans le second quatrain, les voyelles nasales, [on], [in], [an], [un], prédominent : elles traduisent le sentiment de solitude alors exprimé, et la plongée du poète dans le rêve. Rêve fragile, ce que souligne le jeu sur les [E] muets au vers 5, qui accentue l'hypothèse "peut-être" face à l'élision qui, elle, fragilise "la seul[e]".
A peine ce rêve est-il exprimé qu'il s'efface dans le dernier quatrain. Même si Nerval y respecte l'alternance des rimes féminine et masculine, ce respect n'est que visuel, car seul le son vocalique [i], aigu, est perçu, tel un cri que pousserait le poète. Le rythme y est brisé par la ponctuation : virgules, et surtout points de suspension, qui laissent planer le regret, et les tirets, image du dialogue intérieur entre le rêve de bonheur suggéré, repris sur un rythme ternaire au vers 11, et la réalité douloureuse. L'antithèse entre les mots à la rime, "lui" et "fui", "harmonie" et "finie", reproduit également cette contradiction, échec que marque avec force le point d'exclamation final.
Ainsi, la seule analyse de la versification de ce poème lyrique, interprétée en en faisant correspondre les différents éléments - sans développer les autres remarques que nous pourrions faire sur l'actualisation temporelle, notamment, sur les choix lexicaux, ou les figures de style - permet de rattacher Nerval au courant romantique. Mais, loin d'exprimer longuement sa plainte, il élabore une "odelette", légère et gracieuse telle cette "jeune fille" : tout se passe comme s'il refusait lui-même de prendre au sérieux son rêve de "l'âme-soeur", idéal amoureux caractéristique de l'époque romantique, et même le sentiment, pourtant désespéré, de n'avoir plus rien à attendre de la vie.
Pour un commentaire plus complet du poème de Nerval : aller sur www.indereunion.net/site/Exemples.doc
TEXTE 1
Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau,
En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie,
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau.
Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau.
Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds...
Je mange, et baille, et lis, rien ne me passionne...
Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure. Ah ! chacun dort !
Seul, je ne puis dormir et je m'ennuie encor.
7 novembre 1880.
Laforgue, Le Sanglot de la terre, "Spleen", 1901 (posthume)
J. Béraud, Boulevard Poissonnière sous la pluie, vers 1885. Huile sur toile. Musée Carnavalet, Paris.
Pour s'exercer : à partir de l'étude de la versification proposer une interprétation de ces poèmes de Laforgue et de Rimbaud.
A Elle...
L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.
Tu fermeras l'oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.
Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou...
Et tu me diras : " Cherche ! " en inclinant la tête,
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
- Qui voyage beaucoup...
Rimbaud, Poésies, "Rêvé pour l'hiver", 1871
TEXTE 2
Carjat, Rimbaud en octobre 1871.
F. Skarbina, Portrait de Laforgue, 1885.
R. Lopez-Cabrera, Couple dans un train, vers 1890. Huile sur bois, 42 x 37,8. Musée Carnavalet, Paris.
Notre analyse s'est appuyée sur des poèmes en vers, mais la même approche pourrait être faire sur des poèmes en prose. D'une part, ils peuvent, parfois, insérer des vers traditionnels, octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, en jouant aussi sur le [E] muet par exemple. Souvent, ils sont construits en petits paragraphes, comme des sortes de strophes. D'autre part, l'écrivain y choisit soigneusement ses effets de rythme et ses sonorités, en créant notamment des allitérations et des assonances, ou même des rimes intérieures.
Enfin, certains textes en prose, romans, sermons, discours... recourent aussi, pour frapper l'esprit du destinataire, à des procédés empruntés à la versification. C'est le cas, par exemple, dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778) de Rousseau, dont certains passages sont particulièrement poétiques.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser.
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, "Cinquième promenade", 1776-78.