De la "Belle époque" à la guerre
La société au début du XX° siècle
Cette période, malgré les difficultés de la vie ouvrière ou rurale, montre une volonté d'insouciance. Les femmes revendiquent leur émancipation, que la guerre permet de concrétiser : elles occupent des postes autrefois tenus par les hommes.
Jeanne Duvelle, "Toilettes de courses".
Illustration parue dans Femina, 1er avril 1906.
"En automobile".
Couverture de Femina, 1er septembre 1904.
"La mobilisation des femmes".
Couverture de J'ai vu, 19 novembre 1916.
Mondanités et divertissements...
Pour les privilégiés, cette "Belle époque" se traduit par une vie luxueuse et une frénésie de plaisirs, entre les salons parisiens et les lieux de rencontre d'une société qui place les mondanités au premier plan. On se croise dans les allées du bois de Boulogne, aux hippodromes (cf. image ci-dessus) ou sur les courts de tennis, chez Maxim's ou au Pré Catelan (cf. image ci-contre). Cette aristocratie du faubourg Saint-Germain comme la riche bourgeoisie qui l'imite, prend aussi l'habitude de se déplacer dans les hauts lieux du tourisme, sur les plages de Deauville, de Biarritz ou de la Côte d'Azur, où elle va passer l'hiver ; elle se retrouve dans les élégants wagons de l'Orient-Express et sur les ponts de paquebots, à Vienne ou dans les palais de Venise...
Les femmes règnent alors sur cette vie mondaine. les magazines féminins rendent compte de leurs réceptions, elles se pressent aux "thés" comme dans les expositions, et les grands couturiers, tel Poiret, deviennent des arbitres de la mode. Ce sont les débuts de leur émancipation : au volant des automobiles (cf. image ci-dessus), sur les courts de tennis, elles participent aux concours hippiques, se mettent même au ski et à d'audacieuses escalades... Les vêtements, plus souples, y contribuent en libérant leur corps, le rigide corset disparaît, certaines commencent à couper leurs cheveux. Tout aussi émancipées sont les demi-mondaines, celles que l'on nomme les "cocottes" : Cléo deMérode, la belle Otéro, Emilienne d'Alençon... attirent dans leurs salons et fascinent les hommes qui les font vivre dans un luxe qu'elles n'hésitent pas à étaler.
Mais, grâce à une économie florissante, ce Paris "ville-lumière" brille aussi pour les classes populaires : l'exode rural y amène toute une poulation chassée par la misère, encore présente dans les campagnes, et avide de profiter des plaisirs de la vie urbaine. Ainsi, petits artisans et ouvriers, nurses et domestiques, employés de tout niveau ont aussi leurs lieux de divertissement : des cabarets, cafés-concerts, cirques et bals populaires jusqu'aux Folies-Bergère et au Moulin-Rouge, en passant par les tavernes de Montmartre (cf. image ci-contre) et les cinémas, chacun veut chanter, danser, boire, rire... Autant de lieux où les plus élégants ne dédaignent pas d'aller "s'encanailler", comme on le dit alors, et, là encore, les femmes sont au premier rang, sur scène et dans le public.
L. Gervex, Une soirée au Pré Catelan, 1909. Huile sur toile, 217 x 318. Musée Carnavalet, Paris
Pour découvrir quelques cabarets étonnants : cliquer sur l'image...
La vie à la Belle-Epoque
Cette villa, cette baignoire (1), où Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient à son hôtel. S’ils me disaient qu’en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu’elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l’époque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n’était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu’une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d’être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou l’opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.
(1) On appelle "baignoire", une loge à l'opéra.
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, 1920-21, dans A la Rechrehce du temps perdu.
Le monde du travail
Mais la vie reste dure dans les campagnes, qui regroupent encore 44% de la population, et les femmes y font une double journée, dans leur foyer et aux champs. Les usines qui s'implantent les recrutent en grand nombre, avec des salaires bien inférieurs à ceux des hommes. Elles participent donc aux luttes, aux grèves dues à la poussée du syndicalisme en ce début du siècle, et souvent réprimées avec violence : à Cluses en 1904, à Longwy en 1905, à Saint-Ouen (cf. tableau ci-contre) et dans les mines de Courrières après une catastrophe en 1906, puis ce sont les boulangers et les gaziers en 1907, les travailleurs du métro en 1908... Déjà en 1901, suite au Congrès international de la condition et des droits de la femme, s'est créée une association regroupant 31 groupes féministes, qui, comme leurs soeurs, les suffragettes anglaises, réclament le droit de vote. Certains progrès sont obtenus : le temps de travail est limité à 10 heures en 1904, dimanche chômé en 1906, retraite en 1910... mais aucun droit civique pour les femmes.
Pourtant la guerre exige beaucoup d'elles ! Elles remplacent les maris aux champs, moissonnent (cf. affiche ci-contre), puis labourent, sèment, récoltent... Elles se font cheminots, et conduisent bus et tramways, dans les usines (cf. image ci-contre) elles fabriquent obus et munitions ; plusieurs deviennent infirmières jusque sur le front, d'autres, à l'arrière, cousent et tricotent des vêtements, des "marraines de guerre" envoient lettres et colis aux soldats. Cette période donne donc aux femmes une place reconnue, qu'elles n'accepteront plus de perdre.
Pour en savoir plus sur la vie des femmes pendant la guerre : cliquer sur le lien.
P.-L. Delance, Grève à Saint-Ouen , 1908.
Huile sur toile, 127 x 191. Musée d'Orsay, Paris.
P.-L. Delance, Grève à Saint-Ouen , 1908.
Huile sur toile, 127 x 191. Musée d'Orsay, Paris.
"Appel aux femmes françaises". Affiche du 6 août 1914.
Femmes au travail dans les usines.
Sciences et techniques au début du XX° siècle
La science poursuit ses conquêtes, notamment dans le domaine de la physique. En biologue et en médecine, la guerre stimule les recherches. On assiste à un progrès considérable dans les transports, et l'électricité trouve des applications nouvelles.
Timbre en hommage à Charles Richet, prix Nobel en 1913 pour sa découverte (1902) de l'anaphylaxie.
Les aérostats, exposition au Grand-Palais, 1909.
Pierre et Marie Curie dans leur laboratoire à Paris, vers 1906.
De nouvelles connaissances
Les sciences exactes
Il serait trop long de citer tous les mathématiciens qui ont contribué à enrichir cette discipline dans les premières années du siècle. Particulièrement notables sont les travaux d'Henri Poincaré (1854-1912) sur l'optique, la calcul infinitésimal, la géométrie non-euclidienne, précurseur aussi des théories sur la relativité, et ceux de René Baire (1874-1932) qui, par sa thèse sur les fonctions discontinues, fonde la topologie algébrique. Leurs recherches permettent aussi d'importants progrès en physique et en chimie, notamment grâce à Pierre et Marie Curie (cf. image ci-dessus) qui, avec leurs découvertes du polonium, puis du radium, apportent des connaissances essentielles sur la radioactivité. Marie Curie organise même des voitures de radiographie qui permettent, pendant la guerre, de mieux soigner les blessés en pouvant repérer les balles et mieux cerner les lésions.
Un intéressant portrait de Marie Curie.
Biologie et médecine
La biologie bénéficie du perfectionnement des microscopes : on en apprend davantage sur la transmission de la vie, sur la cellule. Charles Richet (cf. image ci-dessus) reçoit le prix Nobel pour ses découvertes sur l'anaphylaxie, sensibilisation de l'organisme à un poison qui peut entraîner un choc mortel en cas d'admission d'une seconde dose. Ce sont les mécanismes de l'allergie qui sont ainsi mis au jour.
Ajoutons à cela - beau paradoxe ! - les progrès médicaux induits par la guerre : en même temps que les armes se perfectionnent, notamment les gaz toxiques, on découvre de nouveaux remèdes, par exemple les sulfamides, antiseptiques, et d'autres désinfectants qui limitent un peu les horreurs de la gangrène. Les soins aux blessés s'améliorent, par exemple aux grands brûlés, et la chirurgie réalise de nouveaux exploits, tout particulièrement pour "réparer" ceux que l'on nomme alors les "gueules cassées".
Pour une passionnante découverte d'Henri Poincaré et des progrès du début du siècle : un film (26 minutes) de P. Thomine ("Les amphis de France 5") : cliquer sur le lien.
De nouvelles techniques
En 1900, l'industrie automobile française est en plein essor, permis par les progrès sur les moteurs et les pneus : les premiers constructeurs, Panhard et Levassor, Peugeot et De Dion-Bouton, puis Citroën et Renault, lancent des modèles constamment perfectionnés qui, lors des Salons (cf. image ci-contre) à Paris, séduisent les premiers fous de vitesse.
Puis c'est l'aéronautique, sous toutes ses formes, qui bénéficie de ces progrès : hélicoptère, hydravion, ballon dirigeable, et, bien sûr, l'avion, avec la traversée de la Manche par Blériot en 1909 (cf. image ci-contre). En 1913 naît l'aérospatiale, qu'évoquent plus tard les romans de Saint-Exupéry, puis la guerre donne à l'aviation d'autres utilisations, repérages, bombardements, et même combats aériens.
Enfin, les améliorations dans la production et le transport de l'énergie électrique, grâce aux transformateurs, aux câbles à haute tension et aux turbines multicellulaires de Rateau (1863-1930), répandent les innovations dans la vie quotidienne, notamment urbaine : tramway, téléphone, ascenseur, éclairage perfectionné, TSF... la liste est longue. En 1900, l'inauguration du métro offre un témoignage privilégié de l'entrée dans l'ère des transports modernes.
Le salon de l'automobile au Grand Palais en 1903, couverture de l'Illustration du 10 décembre 1903.
La traversée de la Manche par Louis Blériot, couverture du Petit Journal du 8 août 1909.
Le temps est frais, dégagé, Blériot mouille son doigt et le tend devant lui. Vent d'ouest ! Mauvais, le Blériot XI sera retardé ! Tant pis ! On va partir quand même. [...] Il n'y a pas de temps à perdre ! Louis Blériot a pris place dans son avion. Le moteur est longuement essayé. Il donne bien. Grappe humaine, tous les mécaniciens, tous les aides sont agrippés aux ailes et aux empennages dans des attitudes de fous, les vêtements, les cheveux dressés, emportés par le vent. Emouvante vision d'une époque où l'on n'a pas encore eu la simple idée de mettre des cales sous les roues.
- Lâchez tout !
Blériot a levé le bras, geste pathétique des premiers âges, à jamais disparus. [...]
Blériot a volé à environ 100 mètres de haut, 150 mètres au plus. Il n'a pu maintenir cette altitude jusqu'à la fin. Quand il parvient aux côtes, il est plus bas que le sommet des falaises. Le dur vent d'ouest repousse avec violence le frêle papillon aux ailes blanches, que défend le pauvre Anzani pétaradant de toute la puissance de ses 25CV. Modeste bruit de motocyclette perdu dans l'immensité.
Où aller ? Où passer ? Blériot, qui tient la victoire dans ses mains, bourdonne et tâtonne contre la falaise anglaise, comme tâtonne et bourdonne contre la vitre l'abeille prisonnière. Tout est gris et roux à travers une mauvaise crasse, venue de terre, que crachent les mille cheminées de Douvres toute proche.
Tricolore ! Blériot a vu une lumière tricolore ! Charles Fontaine, pleurant de joie, s'égosille à hurler "Vive la France !" et agite éperdument de droite à gauche, dans un geste de dément, son drapeau d'étamine.
René Chambe, Histoire de l'aviation, 1948, éd. Flammarion.
Les sciences humaines
Ces progrès scientifiques et techniques interrogent forcément les scientifiques eux-mêmes à la fois sur l'homme et sur la société : ils se font alors philosophes. Un mathématicien tel Henri Poincaré dans La Science et l'Hypothèse (1902), insiste, par exemple, sur le rôle de l'activité humaine dans l'histoire des sciences et sur le fonctionnement de l'esprit humain face aux notions de temps, d'espace... D'autres approfondissent les connaissances psychologiques ou poursuivent dans la voie de la sociologie, ouverte par Auguste Comte.
Parmi ces philosophes, deux hommes ont exercé une influence considérable sur les écrivains.
Pour lire cette oeuvre : cliquer sur l'image.
Emile Durkheim (1858-1917)
Durkheim, en prolongeant le travail entrepris par Auguste Comte, fait de la sociologie une discipline à part entière. Il fonde, en 1898, une revue, l'Année sociologique, puis, après avoir enseigné à Bordeaux, occupe, de 1902 à sa mort, la chaire de "science de l'éducation et sociologie" à la Sorbonne. Sa pensée repose sur le primat du collectif sur l'individuel, rien ne s'explique par la psychologie, tout relève du social.
La société exerce, selon lui, une action contraignante sur les individus qui la composent, puisque toutes leurs expériences entrent dans des catégories déterminées par des concepts, inscrits dans la langue qui les a fondés : c'est donc elle qui structure la perception individuelle. Le fait social représente donc "un certain état de l'âme collective" (Les Règles de la méthode sociologique, 1895), qui peut être étudié avec objectivité, et cela explique le rôle fondamental de l'éducation.
La nature du concept, ainsi défini, dit ses origines. S'il est commun à tous, c'est qu'il est l'œuvre de la communauté. Puisqu'il ne porte l'empreinte d'aucune intelligence particulière, c'est qu'il est élaboré par une intelligence unique où toutes les autres se rencontrent et viennent, en quelque sorte, s'alimenter. [...]
Non seulement c'est la société qui les ["les objets de l'expérience"] a instituées, mais ce sont des aspects différents de l'être social qui leur servent de contenu : la catégorie de genre a commencé par être indistincte du concept de groupe humain; c'est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps ; c'est l'espace occupé par la société qui a fourni la matière de la catégorie d'espace ; c'est la force collective qui a été le prototype du concept de force efficace, élément essentiel de la catégorie de causalité.
E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912.
En homme de son époque, il considère que le changement social, dépend à la fois de la démographie et des évolutions technologiques, notamment quand elles modifient les contacts entre les individus, et, de ce fait, les données morales. Il envisage aussi les cas de dysfonctionnement, par exemple dans De la Division du travail social (1893) ou Le Suicide (1897).
Pour lire Durkheim : cliquer sur le lien.
Pour lire Bergson : cliquer sur le lien.
Une foule se presse pour écouter les cours de Begson, jusqu'aux fenêtres...
Henri Bergson (1859-1941)
Bergson réagit, lui, contre le positivisme, et contre le primat accordé à la raison. Il considère que nous expérimentons le monde par l'intuition, c'est elle qui fonde la nature intime de la conscience, et détermine même les catégories de l'espace et du temps. Il s'agit donc, pour le philosophe, de retrouver ce qu'il nomme le "moi fondamental", au-delà du moi social et des exigences du langage.
Aussi bien dans Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), que dans Le Rire (1910), ouvrage qui l'a rendu célèbre alors même qu'il commence à donner des cours au Collège de France, Bergson insiste sur le fait que c'est la conscience qui donne sens, aussi bien au temps - devenant alors durée - qu'à l'espace, passant de l'immobilité au mouvement. Ainsi, nous vivons dans un perpétuel changement, dont nous n'avons pas conscience, sauf sous l'action de notre mémoire, qui a emmagasiné la totalité de nos sensations et de nos perceptions. En cela, Bergson fonde tout l'art moderne, aussi bien le travail d'un romancier comme Proust, quand il part "A la recherche du temps perdu", retrouvé à travers la juxtaposition des sensations, que celui des peintres simultanéistes, puis cubistes, qui reproduisent l'idée d'une multiplicité des perceptions.
[...] Si nous aboutissons à distinguer deux formes de la multiplicité, deux formes de la durée, il est évident que chacun des faits de conscience, pris à part, devra revêtir un aspect différent selon qu'on le considère au sein d'une multiplicité distincte ou d'une multiplicité confuse, dans le temps-qualité où il se produit, ou dans le temps-quantité où il se projette.
Quand je me promène pour la première fois, par exemple, dans une ville où je séjournerai, les choses qui m'entourent produisent en même temps sur moi une impression qui est destinée à durer, et une impression qui se modifiera sans cesse. Tous les jours j'aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m'imagine aussi qu'elles m'apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d'un assez long temps, à l'impression que j'éprouvai pendant les premières années, je m'étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s'est accompli en elle. Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m'emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n'est pas là illusion pure ; car si l'impression d'aujourd'hui était absolument identique à celle d'hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ?
Pourtant cette différence échappe à l'attention de la plupart ; on ne s'en apercevra guère qu'à la condition d'en être averti, et de s'interroger alors scrupuleusement soi-même. La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d'importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet.
H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
Les arts au début du XX° siècle
L'art connaît un total bouleversement, en marge des institutions officielles, comme en écho à l'évolution de la pensée philosophique avec Bergson et aux métamorphoses du monde moderne. L'"Art Nouveau" conquiert peu à peu ses lettres de noblesse.
Panorama : l'Art Nouveau à Nancy, à Paris...
L'immeuble du 124, rue Réaumur, 1903-1904 : architecte Georges Chedanne.
Le théâtre des Champs-Elysées, 1913 : architecte A. Perret.
L'architecture : extérieurs et intérieurs
L'architecture de cette période s'organise autour des matériaux produits de l'industrie, le fer, le béton, mais aussi de nouvelles techniques mises en place pour la verrerie, la céramique...
Le fer
La construction de la tour d'Eiffel, pour l'exposition universelle de 1889, symbolise le rôle nouveau accordé au fer, par la mise en évidence des lignes, de l'ossature métallique. C'est de cette structure même que vient l'esthétique, comme dans l'immeuble du 124 de la rue Réaumur (cf. image ci-dessus) à Paris, construit par Georges Chedanne. Le fer devient le support de ce qu'on nomme l'Art Nouveau, fondé sur deux caractéristiques : le primat des courbes, jusqu'aux enroulements, et la place accordée à la nature, notamment aux décors floraux.
Une entrée du métro "Art Nouveau", 1900-1901 : architecte H. Guimard
Une salle à manger "Art Nouveau" Masson, 1903-1906 : architecte Vallin. Musée de l'Ecole de Nancy.
Pour en savoir plus sur le décor Art Nouveau, une visite du Musée de l'Ecole de Nancy : cliquer sur le lien.
Les architectes, tel Hector Guimard (1867-1942), diversifient leurs activités : de la conception d'un immeuble, jusqu'aux détails de décoration, en passant par l'agencement intérieur, comme pour le Castel Béranger (1897-1998) à Paris. Cet architecte fait aussi descendre l'Art Nouveau dans la rue, pour les accès du métro parisien (cf. image ci-dessus), où l'on remarque le travail sur le fer forgé et la transparence du verre.
Le béton armé
Dès la fin du XIX° siècle, le béton armé est utilisé dans l'architecture, mais soit dans un but fonctionnel, comme pour l'aqueduc d'Achères, construit par Coignet en 1893, soit de façon encore expérimentale, comme Baudot, par exemple, qui l'emploie pour l'église Saint-Jean de Montmartre.
Deux architectes, Auguste (1874-1954) et Gustave (1876-1952) Perret vont lui donner ses lettres de noblesse, en prêtant à ce matériau une fonction esthétique, faite de sobriété géométrique, notamment avec un travail sur le cube, associé à une sorte de "sculpture" créant des reliefs et des creux, telle qu'on peut l'observer pour le théâtre des Champs-Elysées, en 1911-13.
Eglise Saint-Jean de Montmartre (1897-1902) : architecte Baudot.
Visite guidée du musée
Cardin "Art Nouveau",
chez Maxim's.
Les grands édifices d'aujourd'hui comportent une ossature, une charpente en acier ou en béton de ciment armé.
L'ossature est à l'édifice ce que le squelette est à l'animal. De même que le squelette de l'animal, rythmé, équilibré, symétrique, contient et supporte les organes les plus divers et les plus diversement placés, de même la charpente de l'édifice doit être composée, rythmée, équilibrée, symétrique même.
Elle doit pouvoir contenir les organes, les organismes les plus divers et les plus diversement placés, exigés par la fondation et la destination.
Celui qui dissimule une partie quelconque de la charpente se prive du seul légitime et plus bel ornement de l'architecture.
Auguste Perret, Contribution à une théorie de l'architecture, Paris, Cercle d'Etudes architecturales, 1952
A. Rodin, Monument pour Balzac, 1897. Bronze, 1,12 x 2,72 x 1,22. Norton Simon Art Foundation.
C. Claudel, Vertumne et Pomone, 1905. Marbre blanc sur socle en marbre rouge, 91 x 80,6 x 41,8. Musée Rodin, Paris.
A. Bourdelle, Hercule archer, 1909. Bronze, 2,50 x 2,40. Musée Waldemarsudde, Stockholm.
A. Maillol, Action enchaînée, 1905. Bronze, H. 2,15. Puget-Théniers (Alpes-Maritimes - France).
La sculpture
Visite du musée Rodin
La sculpture reste, encore à l'aube du XX° siècle, marquée par le romantisme, mais peu à peu de grands sculpteurs la font évoluer vers l'expressionnisme.
Auguste Rodin (1840-1917)
"Je m'efforçai de faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres l'affleurement d'un muscle ou d'un os qui se développerait en profondeur, sous la peau", déclare-t-il lors d'un entretien, en 1910, avec Paul Gsell, phrase qui résume le dynamisme de son oeuvre.
Pour en savoir plus sur Camille Claudel, son oeuvre et ses liens avec Rodin
- une superbe présentation de J.-P. Bailland...
- et un film réalisé par B. Nuytten.
Les sculptures de Rodin, en effet, témoignent de sa fascination pour l'idéal antique, et pour Michel-Ange. Mais, par la suite, il privilégie une esthétique du mouvement - d'où son intérêt pour la danse -, seul moyen pour lui de restituer l'âme même. Il bénéficie, à la fin du siècle, de nombreuses commandes publiques, mais ses oeuvres font scandale et sont souvent refusées, tel son Monument à Balzac (cf. image ci-dessus), en 1898 : l'assemblage de la tête, puissante par son expressivité, et de ce corps informe, engoncé dans la célèbre robe de chambre de l'écrivain, choque. Pourtant cette oeuvre témoigne d'une des clés de l'oeuvre de Rodin, le contraste entre l'immobilité, comme si le corps était prisonnier de la masse de matière, et le mouvement, l'élan produit par un geste, par la puissance d'un muscle, voire par la force d'un simple regard.
Camille Claudel (1864-1943)
Longtemps oubliée dans l'histoire de la sculpture, considérée uniquement à travers ses liens avec Rodin, l'oeuvre de Camille Claudel est aujourd'hui pleinement reconnue pour son originalité. Certes, élève dès 1884 dans l'atelier de Rodin, ses débuts sont fortement influencés par le maître, mais cette influence est réciproque, et Rodin sculpte Camille, comme elle un buste de Rodin. En fait, même si la passion tumultueuse qu'ils ont vécue se retrouve dans l'oeuvre de Camille Claudel, celle-ci révèle une dimension bien plus violente, mêlant la mythologie (cf. image ci-dessus) et l'interrogation sur le monde, sur la destinée humaine. Ainsi, ses visages d'enfants semblent déjà empreints de maturité, ses danseurs, dans La Valse sont emportés, déséquilibrés par le mouvement, comme ceux de La Vague, sur le point d'être engloutis. Enfin L'Age mûr (1893-1900) marque l'apogée de cette angoisse devant le temps qui passe, déjà douloureusement exprimée dans Clotho, comme un pressentiment de la folie dans laquelle elle sombre peu à peu et qui conduit à son internement en 1913.
Antoine Bourdelle (1861-1929)
Présentation du musée Bourdelle
Lui aussi formé par Rodin, influence notable dans ses premières oeuvres, Bourdelle s'écarte, dès le début du siècle, de son maître : là où Rodin fait ressortir les détails du modelé, lui, au contraire, synthétise, recherche des effets de masse. Les vides, comme dans Hercule archer (cf. image ci-dessus), oeuvre qui le fait connaître du public, finissent par prendre autant d'importance que les volumes, et la dimension allégorique supplante la volonté d'expressivité. C'est tout particulièrement le cas dans La Musique, La Danse, Les Muses..., figures des bas-reliefs qui ornent le théâtre des Champs-Elysées.
Aristide Maillol (1861-1944)
La rupture définitive avec le XIX° siècle est due à Maillol, qui fait entrer la sculpture dans le modernisme, en refusant à la fois toute fonction descriptive, visant un idéal esthétique, et toute volonté d'expressivité : pas de muscle saillant, pas de visage expressif dans les nus féminins, son sujet favori. Il s'agit plutôt pour lui de privilégier l'agencement des masses, que l'on peut observer dans Action enchaînée (cf. image ci-dessus) et dans des sculptures souvent monumentales, aux formes de plus en plus lisses.
H. Rousseau, dit "Le Douanier", Le lion ayant faim se jette sur l'antilope, 1898-1905. Huile sur toile, 200 x 301. Fondation Beyeler, Riehen/Bâle.
H. Matisse, Fenêtre à Collioure, 1905. Huile sur toile, 55 x 46. Collection J. Whitney, New York.
G. Braque, Compotier et cartes, 1913. Huile sur toile, 81 x 60. Centre Pompidou, Paris.
La peinture
La peinture vit une véritable révolution en ce début du XX° siècle, dans la continuité de l'évolution entreprise, à la fin du XIX° siècle, par les impressionnistes. Ceux-ci, en effet, ont déjà posé l'idée que le point de départ de toute création picturale n'est pas le réel, mais la sensation ressentie face à lui par l'artiste. Ils choquaient ainsi la société bourgeoise, dont ils remettaient en cause les goûts et les habitudes : l'artiste devenait un paria subversif. En témoigne le "Salon des Indépendants", fondé en 1884 par Seurat pour réunir les "refusés" du salon officiel... En réponse ceux-ci, dont certains venus de l'étranger, se retrouvent, à Montparnasse ou à Montmartre, voire en Bretagne ou dans le sud de la France, plus que des "écoles", forment des groupes unis par leurs mêmes conceptions et choix techniques. Si l'on ajoute à cela l'accélération des rythmes de vie, le développement industriel, les travaux des scientifiques et la pensée de Bergson sur "les données immédiates de la conscience", autant d'éléments qui déconstruisent la pensée rationnelle du temps et de l'espace, on comprend mieux pourquoi et comment les peintres ont fait évoluer leur art.
La couleur
Dans un premier temps, c'est la couleur qui est au centre des recherches picturales, avec trois peintres qui lui donnent un rôle spécifique.
- Paul Cézanne (1839-1906) est un des premiers à ordonner la toile en fonction des masses de couleurs, de leur gamme chromatique et des volumes ainsi créés, comme dans la première version des grandes Baigneuses (cf. image ci-contre).
Cette géométrie colorée fonde une nouvelle vision du réel, qu'adoptent également Gauguin et Van Gogh, pour lesquels aussi la couleur commande la forme et construit, pour le premier, l'idée que veut suggérer la toile.
- Paul Gauguin (1848-1903) procède, en effet, par large aplats, qui synthétisent la vision, et pratique ce que l'on nomme le "cloisonnisme" : des contours soulignent, comme dans les vitrails ou les dessins japonais, le sujet, en formant alors des sortes de compartiments sur la toile. Cela simplifie de façon "naïve" la vision sur la toile en ne lui donnant que deux dimensions, à partir de la seule couleur.
- Vincent Van Gogh (1853-1890), lui, met la couleur au service du sentiment. C'est ce qu'il explique dans une lettre à son frère :
P. Cézanne, Les grandes Baigneuses, 1894-1905. Huile sur toile, 196 x 127. National Gallery, Londres.
Tu comprendras que cette combinaison d'ocre et de rouge, de vert attristé de gris, de traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d'angoisse dont souffrent souvent certains de nos compagnons d'infortune, qu'on appelle "noir-rouge". Et d'ailleurs le motif du grand arbre frappé par l'éclair, le sourire maladif vert-rose de la dernière fleur d'automne, vient confirmer cette idée. Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé ; des lignes fuyantes, des sillons montant haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas. Le champ est violet et jaune-vert : le soleil blanc est entouré d'une grande auréole jaune. Là-dedans, j'ai, par contraste à l'autre toile, cherché à exprimer du calme, une grande paix.
V. Van Gogh, Champ de blé avec soleil levant, 1889. Huile sur toile, 71 x 90. Collection privée.
Chaque couleur revêt une fonction psychique, et leur répartition sur la toile, le mouvement, souvent extrême, qui les anime permettent d'exprimer la force du sentiment : "J'ai cherché à exprimer, avec le rouge et le vert, les terribles passions humaines", déclare-t-il.
Ces deux peintres se sentaient "frères", Van Gogh ayant fait venir Gauguin à Arles, et, dans leur mouvance, se crée une sorte de confrérie d'initiés, partageant une même volonté d'atteindre l'art "pur", d'où le nom qu'ils se donnent : les "nabis", c'est-à-dire les prophètes, parmi lesquels Paul Sérusier (1863-1927), Maurice Denis (1870-1943), Pierre Bonnard (1867-1947), Edouard Vuillard (1868-1940), pour ne citer que les plus connus.
Le "Douanier", Henri Rousseau (1844-1910) et l'Art naïf
Les premières oeuvres de ce peintre, découvert lui aussi lors des salons des Indépendants, s'inscrivent dans ce même double désir, de simplification du réel, restitué sans perspective, et d'utilisation des couleurs en aplat pour structurer le tableau. Parallèlement, le tableau introduit des détails, comme ces objets volants (cf. image ci-contre) qui semblent posés là pour donner sens à l'ensemble, ici une représentation du monde moderne. D'où l'idée de "naïveté", comme pour les illustrations des livres d'enfants. C'est encore plus frappant dans les tableaux de "jungle" (cf. image ci-dessus) où toute une végétation se mêle, par juxtaposition de verts, sans souci de vraisemblance, tandis que ressort la figuration, tantôt sauvage, tantôt rêve exotique harmonieux.
H. Rousseau, Vue du pont de Sèvres, 1908. Huile sur toile, 81 x 100. Musée Pouchkine, Moscou.
Les "fauves"
Pour découvrir Vlaminck.... ... et Derain
H. Matisse, Intérieur à Collioure (la sieste), 1905. Huile sur toile, 73 x 60. Collection privée, Suisse.
Certains peintres poussent ensuite à l'extrême ce primat de la couleur : elle sort quasiment pure du tube pour se poser sur leurs toiles. Henri Matisse (1869-1954) est un des premiers à illustrer cette tendance avec les taches colorées d'une oeuvre comme "Intérieur à Collioure" (cf. images ci-contre et ci-dessus). Le salon de 1905 regroupe dans une salle ses toiles violentes, qui font scandale, avec celles de Marquet, Camoin, Derain, Vlaminck, dans une autre salle Van Dongen, ceux que le critique Vauxelles qualifie de "fauves" : "un pot de peinture jeté à la face du public", écrit Camille Mauclair, autre critique. Il y a bien, en effet, une violence sauvage dans leur emploi de la couleur, flamboyante, détachée de tout souci de représentation de la réalité, comme l'affirme Vlaminck :
Je voulais brûler, avec mes cobalts et mes vermillons, l’Ecole des Beaux-Arts et je voulais traduire mes sentiments sans songer à ce qui avait été peint ... Quand j’ai de la couleur dans les mains, la peinture des autres je m’en fous : la vie et moi, moi et la vie. En art, chaque génération doit tout recommencer.
Les cubistes
P. Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907. Huile sur toile, 243,9 x 233,7. Museum of Modern Arts, New York.
C'est une rétrospective de l'oeuvre de Cézanne, en 1907, qui interrompt le développement du fauvisme pour ramener les peintres à l'idée de construction du réel. Pour cela, ces "cubistes" (nom encore dû au critique Vauxelles) entreprennent de mettre en évidence, sous les apparences, les formes géométriques qui les structurent, comme le fait Picasso dans Les Demoiselles d'Avignon (cf. image ci-contre). Chaque objet peint peut se décomposer en lignes essentielles, en plans géométriques qui, en se combinant, font apparaître la totalité de l'objet, même ce que l'oeil ne perçoit pas, sauf si l'observateur fait tourner cet objet, le met en mouvement, comme Duchamp (cf. image ci-contre) dans Nu descendant un escalier N°2. On mesure pleinement l'influence du cinéma dans cette recherche.
M. Duchamp, Nu descendant un escalier N°2, 1912. Huile sur toile, 146 x 89. Philadelphia Museum of Arts.
Mais le cubisme lui-même, à travers ses représentants, Braque, Gris, Léger, Picasso, Lhote, Gleize, Duchamp, Delaunay... n'est pas un mouvement unitaire. On y distingue trois tendances, qu'il est difficile de faire correspondre à des dates précises, car elles s'entrecroisent, parfois chez un même artiste :
-le cubisme analytique : Il est ainsi nommé en écho au fondement même du mouvement, la volonté de transcrire sur la toile le travail d'analyse auquel s'est livré le peintre pour décomposer l'objet représenté, que doit ensuite reconstruire le regard du spectateur. Les peintres s'inspirent alors des objets les plus ordinaires du quotidien, comme le fait Georges Braque (1882-1963) dans Compotier et cartes (cf. image ci-dessus), en refusant, par opposition au fauvisme, l'emploi de la couleur pour privilégier les jeux monochromes, souvent ternes, à base d'ocre, de gris, plus rarement de bleu.
- le cubisme synthétique : Le peintre espagnol, venu s'installer à Paris, Juan Gris (cf. image ci-contre), représente bien cette seconde approche, qui, après 1912, au lieu de fragmenter l'objet, n'en retient que sa fonction fondamentale, tout en rétablissant la couleur. Le terme "synthétique" vient de la volonté de faire fusionner les représentations les unes dans les autres, dont témoigne le "collage", qui fait alors ses débuts avec Braque et Picasso.
J. Gris, Nature morte devant une fenêtre ouverte : place Ravignan, juin 1915. Huile sur toile, 116 x 89. Philadelphia Museum of Arts.
R. Delaunay, Hommage à Blériot, 1914. Huile sur toile, 250 x 251. Kuntsmuseum, Bâle.
- le cubisme orphique, ainsi qualifié par Apollinaire en 1912, qu'il est plus juste de nommer "simultanéisme" pour mieux restituer la volonté de ses créateurs, Robert (1885-1941) et Sonia (1885-1979) Delaunay, de redonner le primat aux couleurs, agencées comme pour reproduire l'effet de la lumière sur la rétine : "Là où j’attache une grande importance, c’est à l’observation du mouvement des couleurs. C’est seulement ainsi que j’ai trouvé les lois des contrastes complémentaires et simultanés des couleurs qui nourrissent le rythme de ma vision", explique Robert Delaunay, qui parle, lui, de "simultanisme". Même si l'objet continue à être décomposé, c'est la juxtaposition des couleurs et leur perspective qui fonde cette deconstruction.
On parle souvent d'Ecole de Paris pour qualifier cette période où des artistes du monde entier, des pays proches, comme Modigliani d'Italie, ou d'Espagne comme Picasso ou Gris, aux plus lointains, tel Foujita du Japon, se sont retrouvés, dans les quartiers de Montmartre, avec l'atelier du Bateau-Lavoir, ou de Montparnasse, décidés à refonder l'art en toute liberté et s'associant entre eux, peintres, sculpteurs, poètes. C'est cette atmosphère avant-gardiste qu'évoque le russe Chagall :
Je pouvais certes m'exprimer dans ma ville lointaine, dans le cercle de mes amis. Mais j'aspirais à voir de mes propres yeux ce dont j'avais entendu parler de si loin : cette révolution de l'oeil, cette rotation de couleurs, lesquelles spontanément et savamment se fondent l'une dans l'autre, dans un ruissellement de lignes pensées, comme le voulait Cézanne, ou librement dominantes comme l'a montré Matisse. Cela, on ne le voyait pas dans ma ville. Le soleil de l'Art ne brillait alors qu'à Paris, et il me semblait et il me semble encore jusqu'à présent qu'il n'y a pas de plus grande révolution de l'oeil que celle que j'ai rencontrée en 1910, à mon arrivée à Paris.
Marc Chagall, Conférence publiée dans La Renaissance, 1944-45.
La musique
La musique, même si certains compositeurs, tel Camille Saint-Saëns, poursuivent les tendances mises en place à la fin du XIX° siècle, n'échappe pas à la volonté de renouveau et à la technicité propres à cette époque : le musicien utilise l'instrument pour exprimenter, essayer de nouvelles harmonies sonores, plus souvent d'ailleurs jeux sur les dissonances qui ont fait scandale. Les salons parisiens animent cette vie artistique, tandis que, parallèlement, une musique populaire se développe.
M. Ravel, Miroirs, 1904-1905.
Pianiste : J.-E. Bavouzet
I. Stravinski, Le Sacre du printemps, 1913. Le Ballet du XX° siècle, dirigé par M. Béjart.
E. Satie, Trois Morceaux en forme de poire, 1903. Pianistes : G. Carmassi, G. Fricelli.
L'impressionnisme musical
Il est essentiellement représenté par Claude Debussy (1862-1918) et Maurice Ravel (1875-1937).
- Sa fréquentation des écrivains symbolistes de son temps conduit Claude Debussy à mettre en musique plusieurs de leurs textes, comme des poèmes de Baudelaire, de Verlaine, de Bourget et de Mallarmé, ou, à l'Opéra-Comique, Pelléas et Mélisande (1902) de Maeterlinck. Ces compositions révèlent déjà son désir de bouleverser les échelles sonores, afin d'éveiller chez l'auditeur des impressions particulières, d'où sa caractérisation traditionnelle d'"impressionnisme". Mais, en réalité, il est plus proche des ruptures propres au XX° siècle, ses rythmes et ses harmonies étant marqués par la fragmentation de l'espace et du temps, notion héritée de Bergson. Passionné par les musiques primitives, par la richesse et la pureté de leurs instruments, il cherche à en retrouver le mystère, par exemple dans La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre (1905), où chaque instrument contribue à suggérer l'atmosphère, la lumière, le fracas des vagues ou le danger des profondeurs marines.
- Maurice Ravel poursuit dans la voie ouverte par Debussy, en poussant à l'extrême ses synthèses sonores, comme dans Miroirs (cf. morceau ci-dessus). Lui aussi s'inspire des grands textes de la littérature, par exemple de poèmes de Jules Renard pour Histoires naturelles (1906) ou des contes enfantins dans Ma mère l'Oye (1908), et il s'intéresse aux harmonies étrangères, comme avec le rythme lancinant, presque oriental, des premiers mouvements de sa Rhapsodie espagnole (1907), rompu lors du dernier, "Feria". Sa rencontre avec Stravinsky et sa collaboration pour les Ballets russes accentuent encore sa volonté de libérer l'harmonie des contraintes tonales.
Les ruptures
Bien sûr, Debussy et Ravel ont déjà rompu avec les règles traditionnelles de la composition, mais deux musiciens vont imposer d'autres ruptures : Erik Satie (1866-1925) et Igor Stravinsky (1882-1971)
- Eclectique, Erik Satie ? On peut le penser à voir la diversité de son oeuvre, depuis la virtuosité des Gymnopédies (1888) et des Gnossiennes (1890), marquées, pour leur part, par les musiques d'Asie et d'Europe centrales, en passant par des musiques pour piano composées pour le cabaret, jusqu'au ballet Parade (1917), représenté par Diaghilev et les "Ballets russes", où il collabore avec Cocteau et Picasso, et à Socrate (1918), drame symphonique sur des dialogues de Platon, évoquant la mort du philosophe. L'ensemble de son oeuvre traduit un mélange de dérision, dont témoignent les titres de plusieurs oeuvres, tels Trois Morceaux en forme de poire (cf. morceau ci-dessus) ou Véritables préludes flasques pour un chien (1912), et de spiritualité, quand il compose pour Péladan, rénovateur du mouvement mystique de la Rose-Croix, soutenu par une esthétique originale, tantôt épurée, jusqu'à l'extrême inexpressivité de Socrate, tantôt faite de "collages" cubistes, de bruits mécaniques associés, comme pour Parade.
- Igor Stravinski, lui, rappelle en musique le scandale provoqué par la violence des "fauves" en peinture. Dans L'Oiseau de feu (1910), puis Petrouchka (1911) et, surtout, Le Sacre du printemps (cf. morceau ci-dessus), créé par Nijinski, avec ses rythmes brutaux, qui contrastent avec des mélodies simples, mises en relief par des éclats tonitruants, il ébranle le monde musical et provoque des débats passionnés.
La musique populaire
Le début du siècle confirme la place importante prise par la musique populaire durant cette "Belle Epoque", avec le développement des cabarets, du caf'conc', du music-hall où l'on se plaît à chanter et à danser. Trois tendances se distinguent :
- La chanson légère traite un thème privilégié, l'amour, depuis le célèbre et joyeux "Viens, Poupoule", chanté par Mayol, jusqu'aux plus mélancoliques, comme "Reviens, veux-tu" ou "Le coeur de Ninon". Polkas endiablées ou valses lentes, les musiques de Vincent Scotto (1874-1952) font danser le peuple et rendent célèbres chanteurs, tels Georgel ou Jean Flor, et chanteuses, comme Paulette Darty. Ces airs, souvent railleurs, ne reculent pas devant la grivoisierie, voire la vulgarité. On se presse pour les écouter, et ils sont popularisés par les premiers phonographes.
- La chanson réaliste se décline selon les grands événements du moment, tantôt émeutes et révoltes, tantôt cri de la misère populaire, parfois vision exotique naïve, en écho aux expositions universelles et aux questions coloniales, comme "La petite Tonkinoise", sur une musique de Vincent Scotto, ou "En revenant du Maroc", chantée par Dranem. La guerre ne fait qu'accentuer cette veine, avec, par exemple, "Le cri du poilu", où le soldat déplore sa solitude, interprétée par Nine Pinson en 1916. Une de ses caractéristiques est sa diction, accentuée, qui dramatise les textes.
- La chanson patriotique s'implante avec les airs du "comique troupier" , qui triomphent dans les cabarets montmartrois depuis la fin du XIX° siècle. L'on chante encore, pour reprendre certains titres, l"Heureux piou-piou", le simple soldat, ou "La marche du régiment", et l'on se moque toujours des officiers, comme dans "Ah mon colon!" de Blon-Dhin en 1909. Mais la guerre modifie le ton de ces chansons, et les musiques prennent des accents franchement militaires, comme dans "On ne passe pas", qui évoque la résistance de l'armée à Verdun.
Pour découvrir les airs les plus connus : cliquer sur le lien
Chanter l'amour : pot-pourris de pollkas et de valses.
La chanson réaliste : "Le cri du poilu", par Nine PInson, 1916.
La chanson patriotique : Verdun, "On ne passe pas".
Histoire d'un crime, 1901.
Réalisé par F. Zecca.
Le Voage dans la lune, 1905.
Réalisé par G. Méliès.
C. Faria, affiche du film L'Ecrin du Radjah, 1906. Réalisé par G. Velle, produit par Pathé Frères.
Musidora dans le rôle d'Irma Vep, Les Vampires, 1915. Film de L. Feuillade.
Le cinéma
A la fin du XIX° siècle, le cinéma, inauguré en 1895 par les frères Auguste (1862-1954) et Louis (1864-1948) Lumière avec Sortie d'usine, n'est encore qu'une technique : le mot "film" est d'ailleurs réservé à la pellicule, tandis que la production elle-même est nommée "vue". Leur première projection, toujours en 1895, au Grand Café -devant 33 spectateurs !- comporte 10 de ces "vues", dites "documentaires", "familiales", ou "comiques", comme Le Jardinier, devenu plus tard L'Arroseur arrosé.
Mais, très rapidement, le cinéma prend de l'ampleur : d'une bobine, d'une durée réduite de 15 minutes maximum, il passe jusqu'à quatre bobines en 1908. Cela permet une véritable élaboration de ce que l'on n'appelle pas encore "scénario", et le langage cinématographique se construit. Par exemple, on passe des bruitages en direct, et des commentaires dits par l'opérateur, aux "cartons", insérés entre les plans, qui permettent d'expliquer une situation, de préciser un état psychologique, ou de transcrire les phrases-clés d'un dialogue. Les réalisations se multiplient : 70 films en 1901, 350 en 1905 !
Cela conduit aussi à une diversification des sujets. Les premiers films sont d'abord des documentaires : une société, souvent aisée, se donne en spectacle à elle-même, sur les plages, à Venise, ou lors du couronnement du tsar Nicolas II... Mais trois réalisateurs, F. Zecca, G. Velle, associés à la production Pathé, et G. Méliès en font "le 7ème art", expression du critique franco-italien Ricciotto Canudo, qui, après l'ajout d'un "sixième art" (la danse), classifie ainsi le cinéma en 1923 dans Le Manifeste du cinéma.
Affiche du premier film de la série Fantomas, 1913, réalisée par L. Feuillade.
Gaston Velle (1858-1963), prestidigitateur de carrière, apporte au cinéma son art des décors et des trucages : il satisfait ainsi le goût pour l'exotisme, dont témoigne, entre autres, L'Ecrin du Radjah (cf. image ci-dessus), sorti en 1906. De nombreux films sont produits dans cette veine, tel Ali Baba et les quarante voleurs, en 1905, qui s'inscrit lui-même dans une reprise des contes les plus traditionnels, La Belle au bois dormant (1902), Le Chat Botté (1903) ou Peau d'âne (1904). En même temps, les réalisateurs, tel Zecca ou Pouctal, se tournent vers les grandes oeuvres de la littérature, avec, notamment L'Assommoir (1902), qui inaugure une série de créations : La Dame aux Camélias et Les trois Mousquetaires, en 1912, Germinal en 1913. Parallèlement, les cinéastes cherchent des voies de créativité. Ainsi, Ferdinand Zecca (1864-1947) élabore de vraies "histoires", comme dans Histoire d'un crime (1901) où il recherche des effets de suspense, l'expression des souvenirs, et la dramatisation provoquée par la vision du criminel guillotiné, et ce en pleins débats autour de l'affaire Dreyfus. Georges Méliès (1861-1938), lui, en jouant sur les trucages, les fondus enchaînés, les effets de grossissement et de rapetissements des personnages, apporte aux films une dimension poétique, qu'illustre Le Voyage dans la lune (cf. film ci-dessus), qui remporte un grand succès en 1905.
C'est dans cette lignée que s'inscrit Louis Feuillade (1873-1925), qui, après des essais de films documentaires, ou à sujet religieux, se lance dans des "séries" qui répondent aux goûts du public pour les péripéties mélodramatiques : les Fantomas, à partir de 1913, puis les Vampires, en 1916, et les Judex, en 1917. Le succès de ces productions est éclatant, et place au premier plan les acteurs, tels Melchior, dans Fantomas, et surtout celle qui inaugure le règne de la "vamp", la femme fatale, Musidora dans le rôle d'Irma Vep, héroïne des Vampires.
Quand éclate la guerre, le cinéma se donne une fonction nouvelle : montrer à "l'arrière" les "actualités" du front, c'est-à-dire soutenir la propagande. Les films patriotiques se mulitplient, tels ceux tournés en 1915 avec la firme Gaumont par Henri Pouctal (1856-1922) aux titres évocateurs : La Fille du boche, L'Alsace ou La Dette de haine...
Le cinéma est lancé, rien n'arrêtera plus son évolution...
Et pour conclure, deux documents remarquables...
En anglais : "La Belle Epoque : 1900-1914", une rétrospective réalisée en 2014 par P. Braunberger à partir de documents d'archives.
Film colorisé : "La Belle Epoque", Paris 1900-1925,