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La fin du siècle : de crise en crise...

La paralittérature, de mai 68 à la fin du siècle

Le terme de « paralittérature », introduit lors d’un colloque à Cerisy en 1967, reste un peu méprisant pour désigner la production imprimée « en marge » de ce qui serait la « vraie » littérature, celle digne d’être enseignée, selon Roland Barthes. Mais le développement du roman policier, de la science-fiction et de la bande dessinée après 68 accorde à la paralittérature une reconnaissance : les critiques en tiennent compte dans leurs analyses, les chercheurs lui consacrent des thèses, on organise aujourd’hui des « rétrospectives » et des « salons »…. et elle pénètre peu à peu dans les programmes scolaires.

roman policier

Le roman policier

Nous ne remonterons pas aux origines du roman policier, né en France dans les années 1840, mais tenterons de montrer son évolution jusqu’au « nouveau roman noir » après 68, avant de distinguer quelques auteurs reconnus

L'évolution du genre

L'entre-deux-guerres

C’est d’abord la collection « Le Masque », née en 1927, qui promeut ce que l’on nomme alors le « roman à énigme ». Les auteurs principaux de l'entre-deux-guerres sont Gaston Leroux (1866-1927), dont le héros, le sympathique détective Rouletabille, se trouve confronté à d’étranges crimes, Maurice Leblanc (1846-1941), qui introduit sur la scène le personnage du gentleman-cambrioleur Arsène Lupin, et l’auteur belge Georges Simenon (1903-1989), qui décline en 73 romans les enquêtes de son commissaire Maigret.

Déjà l’on peut noter que ces auteurs ont le souci d’introduire l’action policière dans un espace socio-culturel soigneusement dépeint, souvent les milieux défavorisés. C’est aussi le cas de Pierre Véry (1900-1960), par exemple dans L’assassinat du Père Noël (1934), ou des quatre romans de Claude Aveline (1901-1992) centrés, après le premier, La double Mort de Frédéric Belot, en 1932, autour de Belot, chef de la Brigade criminelle.

L'après guerre : le "roman noir"

Après la guerre est importé d’Amérique le « hard boiled », devenu en France le « roman noir », du nom de la collection « Série noire », créée en 1945 par Marcel Duhamel. D’abord destinée à la traduction des romanciers américains, tels Chandler, Hammett…, elle édite  rapidement des auteurs français, et le Prix du Quai des Orfèvres, décerné depuis 1946, participe à leur promotion. Mais déjà on peut parler de "roman noir à la française" quand Léo Malet (1909-1996) publie, en 1943, 120, Rue de la Gare, en dotant son détective privé, Nestor Burma, d’une psychologie qui ne doit pas grand chose aux romans américains.

La « Série noire », elle, se développe dans les années 50 autour des romans de Jean Amila (1910-1995), lancé par Y’a pas de Bon Dieu (1950), et du duo de Boileau et Narcejac, qui, dans, notamment, Les Diaboliques (1952), Sueurs froides (1954), ou Les Louves (1956), associent l’histoire à suspense de la victime à l’enquête policière. 

L’époque voit aussi les débuts d’Albert Simonin (1905-1980), avec Touchez pas au grisbi ! (1953), suivi du Cave se rebiffe (1954) et de Grisbi or not grisbi (1955), trilogie autour de Max le Menteur, truand vieillissant, qui introduit la langue savoureuse de l’argot des bas-fonds, autant de romans qui deviendront des films à succès grâce à Michel Audiard.

Débuts également de Frédéric Dard (1921-2000) : Réglez-lui son compte (1949) est le premier des 175 romans qui deviendront la série des « San Antonio », du nom de son commissaire, flic séducteur accompagné de deux adjoints, l’ubuesque Bérurier, dit « la gonfle » pour sa masse de graisse, qui apparaît dans Des Clientes pour la morgue (1953), et Pinaud, ou « Pinuche, le débris », introduit dans Deuil express (1954). Dard poursuit le travail de Simonin, en inventant une langue particulière, argot original forgé autour de néologismes, syntaxe et grammaire malmenées, qui, par bien des aspects, entre autres son humour décapant, rappelle la verve d’un Rabelais.  

Entretien radiophonique avec F. Dard, France-Culture : cliquer sur l'image.

Après mai 68 : le "néo-polar"

Un nouveau terme argotique, « polar », apparaît pour désigner le roman policier, qui, militant dans la continuité de la révolte et des dénonciations de mai 68, met l’accent à la fois sur les manœuvres politiques, avec les « bavures » et le racisme de policiers, au mieux abrutis, au pire – et souvent – corrompus, « ripoux », parfois atypiques, comme Géronimo, le policier hippie de Jean Amila, et sur les exclus de la société, dont le climat social explique qu’ils sont devenus gangsters ou terroristes. Les auteurs s’engagent aussi dans les grands débats du temps, tels la participation française à la Shoah, les horreurs de la guerre d’Algérie, ou le massacre des manifestants algériens en 1961. L’idéologie gauchiste veut aussi légitimer ce genre vu comme un témoin de la société française.

Sa reconnaissance se poursuit, avec de nouveaux prix littéraires, tels le Prix Mystère de la Critique (1972) ou le Prix Moncey, attribué par la gendarmerie depuis 1976. Des festivals lui rendent hommage dans les années 80, par exemple à Cognac où est décerné le prix du Roman policier. Depuis 1981, en liaison avec le magazine 813, spécialisé en polars, est créé le Trophée 813. Contribue aussi à mettre en valeur le genre la création, en 1985, de la BILIPO, bibliothèque des littératures policières, fruit des efforts entrepris depuis 1975 pour conserver ce patrimoine, les romans, mais aussi toutes les œuvres traitant de l’histoire de la police et de la criminalité.

Quelques "grands" noms...

Il est impossible ici de présenter tous les auteurs reconnus pour leur originalité. Notre choix, forcément subjectif, essaie de rendre compte de quelques grandes tendances, que souligne J. Pons, spécialiste du genre : 

Le roman noir tente ainsi, entre réel et fiction, à ses risques et périls, une élucidation de notre fin de siècle en prenant pour indices, pour hypothèses de travail, des faits divers qu’il organise en inventant des cohérences. Il s’engage dans une ‘enquête de vérité’ qui consiste à avancer, de manière méfiante, dans un modèle où la règle est à la fois la publicité et la dissimulation : publicité des informations, des discours, des événements ; dissimulation des mobiles réels, des logiques effectives des individus ou des groupes privés, des sociétés publiques ou des organismes d’État. Le roman noir est une écriture engagée et offensive parce qu’en exhibant les mécanismes qui expliquent le pourquoi des choses et des actes, il dénonce les procédures de mensonge, d’aliénation et de violence qui quadrillent notre espace social.

J. Pons, « Le roman noir, littérature réelle », in Les Temps modernes, octobre 1997, n° 595.

Autour de l'"engagement"

Les événements de Mai 68, contestation de l'ordre établi, débats idéologiques, revendications libertaires, trouvent un écho dans le "néo-polar", que les auteurs y adhèrent, ou, inversement, s'y opposent. 

Jean-Baptiste Manchette (1942-1995)

Très investi également dans la critique, scénariste et dialoguiste de cinéma, Jean-Patrick Manchette est un des auteurs les plus représentatifs du « néo-polar » des années 1970-80, exprimant dans son œuvre l’idéologie d’extrême-gauche héritée de Mai 68, même si, souvent, il la juge sévèrement. Pas de mot d’ordre politique, en fait, car ce serait entrer dans un système pré-fabriqué !

Les personnages de son premier roman, Laissez bronzer les cadavres ! (1971), écrit en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, illustrent  déjà, par exemple avec l’héroïne, Luce, anarchiste peintre, et ses hôtes, le rejet de toute norme conventionnelle. L’affaire N’Gustro, toujours en 1971, reconstitution de l’enlèvement et de la disparition, en 1965, de l’opposant socialiste au roi du Maroc Ben Barka, sous les traits du dirigeant du Zimbabwé, Dieudonné N’Gustro, marque plus nettement l’engagement de l’auteur dans les combats politiques : il dénonce ici le rôle controversé des services secrets français et l’alliance entre le capitalisme financier et le politique. Dans cette même veine, Nada (1972) évoque le terrorisme, source de nombreux débats dans les milieux gauchistes. L’intrigue, l’enlèvement de l’ambassadeur américain à Paris, par cette cellule « nada » est l’occasion de faire un portrait au vitriol de son héros, l’inspecteur Goémond, et des services anti-terroristes, mais aussi des terroristes eux-mêmes. La réponse de Manchette répond au titre nihiliste par son rejet global : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons. »

Ainsi, là où le roman policier déroulait l’intrigue, à travers des indices, extérieur ou psychologiques, jusqu’au final qui conforte la puissance de la loi, chez Manchette l’intrigue vise à montrer que les conditions d’application la loi sont viciées par le système politico-économico-social, que le crime ne relève donc pas d’une pathologie, mais est l’expression des conflits au sein de la société. La Position du tireur couché (1981), par exemple, met en scène un héros, Martin Terrier, devenu tueur à gages pour pouvoir épouser la jeune fille « bourgeoise », mariage que sa pauvreté lui interdit. Mais il ne peut échapper à cette toute-puissance de l’ordre capitaliste. Elle se traduit aussi par la place prise par des éléments traditionnels du roman policier, tels les voitures, l’alcool, le tabac, et même  les armes, qui, chez lui, ne sont plus que des signes de l’aliénation à des « modes capitalistes ». Seul le jazz, par sa force contestatrice, échappe à cette condamnation.

Cette volonté militante, liée au courant « situationniste », s’associe à une écriture particulière, qui recherche la neutralité narrative, donc privilégie la focalisation externe et la seule expression des faits, en refusant l’analyse psychologique, qui, quand elle existe, ne s’exprime que par des incertitudes, comme quand Gerfaut, héros du Petit bleu de la côte Ouest (1977), ramasse sur la route un homme blessé : « il pensait que le sang allait souiller le cuir des sièges ; ou bien il ne pensait rien ». C'est le regard de l'observateur qui compte, avant tout.

C’était une dame, dit le réceptionniste. Je ne sais pas quoi dire. Des cheveux noirs, courts, en forme de casque, ça se porte beaucoup en ce moment, avec une frange, voyez-vous ? Des yeux bleus, un nez fin et long, une bouche un peu tombante, comme Jeanne Moreau, l’actrice, voyez-vous ? Et puis quoi ? Taille moyenne, peut-être un mètre soixante-trois. Un imperméable en nylon bleu marine, boutonné jusqu’au cou, et des bottes de cuir bleu. Elle avait un chapeau de pluie à la main, assorti à son imperméable, et… ah, elle portait des gants montants en peau bleue. Elle fumait une cigarette à bout liégé. Elle m’a donné vingt francs, deux pièces de dix. C’est tout ce que je vois. Ah si. Pour me permettre un jugement, monsieur, elle avait la peau sèche. Les joues roses, voyez-vous ? Mais comme après qu’on a pelé à cause d’un coup de soleil, ou bien comme lorsqu’on a une mauvaise circulation. Ça n’allait pas jusqu’à la couperose, parce que c’est une dame d’une trentaine d’années, mais cependant… Certaines Anglaises et certaines Scandinaves ont ce genre de teint. Je crains de ne pas me rappeler grand-chose d’autre, en fait. Je ne suis pas très observateur et je n’ai pas fait très attention.

J. B. Manchette, La Position du tireur couché, 1981.

A.D.G. (1947-2004)

Sous ce pseudonyme, initiales d'Alain Dreux Gallou, Alain Fournier, un des grands auteurs de la « Série noire », se distingue de ses contemporains par son engagement politique à droite, et même à l’extrême-droite lors de son séjour en Nouvelle-Calédonie, où il se range au côté du Front National pour lutter contre le mouvement indépendantiste, histoire dont se font écho Joujoux sur le caillou (1987), Les billets nickelés et C’est le bagne !, en 1988. Nous y  retrouvons son personnage préféré, Sergueï Djerbitskine, alias Machin, introduit dans Pour venger pépère (1980), qui devient ici véritablement son double.

C’est La divine Surprise (1971) qui le fait connaître, roman inspiré du parcours du truand Jo Attia, et soutenu par une écriture si originale que certains critiques ont cru que ce pseudonyme cachait Raymond Queneau. Comme chez lui, en effet, l’argot règne en maître – mais Albert Simonin avait déjà offert au lecteur cette particularité, après Blondin et Malet et, bien sûr, Céline –, les jeux de mots se multiplient, et la phrase suit le rythme brisé de l’oralité :

« Mon papa et moi, on forme une bonne équipe : arnaques maison, braquages en tout genre, un peu de viande froide à l'occasion... Bref, on fait notre petit cahin-caha de chemin dans l'existence. Et comme on a de la "psychologie", il y a belle flinguette qu'on a compris que le Mitan, c'est donneurs, vacheries et Cie. Des malhonnêtes, quoi, les truands! Nous, on ne mange pas de ce pain-là. Entre nous, c'est à la vie, à la mort. Et la mort, croyez-moi, elle est pas à crédit : toujours comptant, comme chez l'épicemard... »

A.D.G., La divine Surprise, 1971.

Une autre originalité est de quitter, dans ses intrigues, les milieux urbains souvent privilégiés dans le « polar », pour plonger au fond de la province, dans le Berry rural avec La Nuit des grands chiens malades (1972), qui met en scène les conflits, souvent cocasses entre une communauté hippie et les paysans locaux, puis Berry Story (1973), la suite des aventures de ces « indigènes » aux prises à la fois avec une communauté hippie et avec une bande de gangsters.

« Nous, bien sûr qu'on est berrichons, d'entre Châteauroux et Bourges, on n'a pas la grosse cote auprès des Parisiens : qu'on serait lourds, méfiants, un peu retardés pour tout dire, pleins de croyances obscures. Seulement, on a quand même la télévision, et les hippizes, on sait ce que c'est, des jeunes qui se droguent et qui prêtent leurs femmes à tout le monde. Alors quand on les a vus débarquer, dix, douze, sans compter les gniards, et planter leur tente à la "Grand' Côte", là, notre sang n'a fait qu'un tour.» papa  l'épicemard... »

A.D.G., La nuit des grands chiens malades, 1972.

Enfin, jamais ADG ne prend au sérieux ses truands, auxquels il ne prête aucune excuse, aucune grandeur, comme il le déclare dans Les Panadeux (1971) : « Dans le temps, on naissait truand, maintenant c'est plus de la fatalité, c'est de la vocation. D'où les couenneries maousses, les retours de manivelle, les quiproquos... Le tout sur fond de brocante, chiffe, poiscaille et boîtouzes. Jeannot-Ie-Nave, Pierrot-Ia-Mistouille et Martial le poissonnier, ils se posent un peu là comme semeurs de bazar, nulle minablerie ne leur échappe, tout dans la bonne volonté, rien dans le ciboulot ! »  

Mais cette ironie décapante s’exerce aussi à ses propres dépens dans Je suis un roman noir (1974), qui met en scène les péripéties vécues par un auteur de romans noirs rattrapé par son propre univers.

J'ai d'abord cru que ma profession de fabricant de polars me flanquait des hallucinations. Ma garce de femme que je rencontre inopinément chez un vieux politicard vicelard. Des meurtres qui me paraissent gratuits, et qu'on me colle sur le dos. Est-ce que je vis ou est-ce que je rêve un roman de mon invention ? Et quand j'ai compris, enfin, que je portais le chapeau pour une histoire de chantage politico-truandesque, il était presque trop tard.

A.D.G., Je suis un roman noir, 1974.

Jean Vautrin (1933-2015)

Sous son vrai nom, Jean Herman, il débute une carrière de dessinateur, photographe et cinéaste, activité qui le conduit à collaborer avec les grands réalisateurs de son époque, notamment ceux de la Nouvelle Vague, adoptant son pseudonyme pour sa production littéraire, dont le succès est lancé par À bulletins rouges, en 1973, suivi de Billy-the-Kick (1974). Bloody Mary lui vaut le Grand Prix de la Critique en 1984, roman qui illustre bien l’environnement cher à l’auteur. Dans les cités de banlieue se croisent tous les profils d’asociaux, du côté desquels se range résolument l’auteur. Qu’il s’agisse des enfants, des immigrés victimes du racisme, des femmes désespérées par l’absence d’avenir, il adopte leur colère, mais aussi leur humour. Lui-même explique : « Je trouve assez que le roman noir, à l’envers de nos nombrils de Français bien nourris, continue à porter les germes d’une critique sociale comme il n’en existe à aucun étage de notre littérature en col blanc. » D’où son style lapidaire, pour reproduire le rythme et la violence du monde moderne.

Hôtel Algonquin

8 heures du matin. 1er novembre. Jour des morts.

Le 607 s’allume au tableau.

Dans le cagibi, le  607 s’allume au tableau.

Dans le cagibi des grooms, le 607 s’allume au tableau.

Et clignote d’impatience. J’éteins mon clope contre le mur. À rebours du règlement.

Et je pense à Monsieur Bing.

Il y a quinze jours à peine, Vieux Bing m’a encore mis en garde contre la vie qui trépide trop autour de moi.

Il m’a dit qu’il jugeait ma cadence infernale pour un garçon de mon âge. Et même si je ne lui ai pas montré mes foutus sentiments, d’un coup, j’ai senti qu’il avait triple raison.

J’étais si sacrément fatigué ce jour-là, malgré mes douze ans qui m’avantagent. Faute à ma chienne de vie, garçon d’étage à l’Hôtel Algonquin. Vous n’avez pas idée. Mais pas seulement à cause d’elle. Aussi parce que je suis poreux. Je veux dire perméable. Tout le saint-frusquin autour de nous qui me déprime. Les guerres. Les meurtres. Les génocides. Les conneries tire-larigot. Je ne sais pas si vous lisez. Si vous écoutez. Les journaux. Les médias comme ils disent. On ne peut plus suivre. Tellement il y a du malheur. On n’arrive  plus à fournir, question sensibilité. Et ça me tue.

Ça me tue vif et ça fait mal.

J. Vautrin, Groom, 1980.

Mais, ne se cantonnant pas au « polar », Vautrin compose aussi des romans plus classiques, mais toujours engagés, tels Un grand pas vers le bon Dieu, prix Goncourt en 1989, ou Gipsy Blues (2015), son dernier roman, qui raconte la vie de Cornelius Runkele qui, malgré ses efforts pour s’intégrer, reste un gitan aux yeux de la société, donc condamné à un tragique destin.

Didier Daeninckx (né en 1949)

Lui aussi se rattache à ce courant du « polar » qui place au premier plan la critique sociale et politique. Proche du parti communiste et s’affirmant libertaire, il s’inspire de l’actualité, histoire lointaine comme le massacre des Algériens à Paris en 1961, dans Meurtres pour mémoire (1984), ou plus récente. Il lutte, notamment, contre le racisme que symbolisent le renvoi des immigrés par charter ou la montée du négationnisme avec le Front National. Par exemple Métropolice (1985) part d’un fait réel, des policiers qui ont fait le salut nazi lors d’une manifestation en 1983. Autre fait réel qui sert de support, la crise économique avec la désindustrialisation qui laisse des régions à l’abandon et favorise l’émergence du crime dans Playback, en 1986.

Ses romans cherchent donc à montrer comment les activités criminelles sont étroitement liées à des réseaux économiques et politiques : il démasque ainsi les coulisses du pouvoir. Une de ses stratégies consiste à mêler, comme dans Meurtres pour mémoire (1984 ) des faits réels, inscrits dans un espace et un temps exacts, et soutenus par des documents authentiques, titres et extraits de presse, statistiques, affiches…, à des personnages fictifs : ici Veillut, le « criminel d’état », collaborateur devenu haut fonctionnaire, est,  certes, assassiné mais par l’un de ses anciens subordonnés, et sa mort empêche toute justice officielle. Pouvoir limité de la police, de la justice, qui paraissent impuissante face à l’ordre établi. Ainsi, les scrupules du commissaire Londrin, dans Lumière noire (1987) ne font pas le poids face à la volonté politique de dissimuler une bavure policière : il est assassiné par les services spéciaux. De même, le brillant policier Duprest, héros de Itinéraire d’un salaud ordinaire (2006), sous son masque de fonctionnaire irréprochable et apolitique, ne recule devant aucun crime, depuis la Rafle du Vél’ d’Hiv, en 1942, baignant dans les affaires politico-mafieuses et réprimant sans états d’âme les manifestations et les  grèves.

Pour lire quelques pages de Meurtres pour mémoire : cliquer sur l'image.

Jean-Bernard Pouy (né en 1946)

Auteur prolifique, avec plus de 100 romans, Pouy s’est fait connaître, dans la droite ligne de Mai 68, par un  premier roman : Spinoza encule Hegel (1983), suivi d’À sec ! Spinoza encule Hegel (1998) puis d’Avec une poignée de sable : Spinoza encule Hegel 3 (2006). Spinoza est le surnom du héros, Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste qui, poussé par sa conviction en la puissance de l’éthique, combat Hegel, son ennemi, partisan de l’esthétique. Le premier volume, que Pouy qualifie de « conte de fée » transpose en guerre des gangs les débats idéologiques et les appels à la lutte armée lancés par quelques groupuscules : « Dans ces messages radiodiffusés, ces groupes déclaraient ouverte la Foire aux atrocités, et demandaient expresso que se formassent des gangs similaires, issus des Facs ou des anciens groupes politiques, de façon à ne plus rien laisser dans les armureries, casernes et autres débris légaux et étatisés, de quoi armer l’adversaire, et de s’emparer de toute arme subjective et objective avec si possible des munitions, pour que, une fois ne serait pas coutume, cela soit le fer de lance révolutionnaire le mieux armé ». Le volume suivant dépeint une démocratie en pleine dégénérescence, le dernier, dont le héros est le fils de Julius, attaque les milieux de l’édition.

Il les connaît particulièrement bien, puisque lui-même a dirigé des collections. La plus connue, « Le Poulpe », aux éditions « La Baleine », est centrée autour de ce personnage de détective, Gabriel Lecouvreur, ainsi surnommé à cause de ses longs bras : «Toi, t'es une erreur de la nature, je te jure, Gab, regarde-toi, des bras trop longs, des guiboles pas bien droites, un nez trop gros, on t'appelle Le Poulpe, c'est tout dire. Le poulpe, c'est un céphalopode, ça marche sur la tête.» lui lance Chéryl, sa petite amie, dans Ouarzazate et mourir (1998, auteur : Prudon). Le personnage, inauguré en 1995 dans La petite écuyère a cafté, passe ensuite entre les mains d’autres auteurs, qui poursuivent ses aventures, 217 romans au total suivant des contraintes fixées par ce fidèle de l'OuLiPo.

Dans ce premier « Poulpe », on découvre ce héros libertaire – ou anti-héros – passionné de faits divers dont il cherche à dégager les vérités cachées, comme ici à démasquer le prétendu suicide de deux adolescents, menottés aux rails d’un train. Le titre à lui seul, avec son jeu de mots à partir des sonorités (« petite cuillère à café ») donne le ton de l’écriture de celui qui se qualifie de « déconneur » et déclare dans un entretien avec E. Libiot pour L’Express : « Quand le lecteur se marre dès la première phrase, c'est gagné. » (« Le roman noir est militant », 5 mars 2015) Ce ton est d’autant plus saisissant qu’il contraste avec un décor souvent apocalyptique, comme lors du déraillement du train, les corps prisonniers des tonnes de ferraille, tels ceux des deux protagonistes, Marcel et Marie-Claude, dans L’Homme à l’oreille croquée (1987), et une force militante, notamment contre toute forme d’idéologie d’extrême-droite.  

Une nouvelle génération

La fin du siècle voit apparaître une nouvelle génération, moins politiquement engagée même si les romans restent ancrés dans le réel quotidien, mais qui essaie d'introduire dans le "polar" un ton nouveau.

Jean-Claude Izzo (1945-2000)

Parallèlement à son œuvre poétique, poursuivie après un premier recueil Poèmes à haute voix en 1970, c’est sa trilogie marseillaise, parue dans la Série noire,  qui rend Izzo célèbre : Total Khéops (1995), Chourmo (1996) et Solea (1998). Succès largement dû à ses personnages, en premier lieu Fabio Montale, détective atypique, et au décor, la ville de Marseille entre le bleu de la Méditerranée et la grisaille des quartiers défavorisés, avec ses lieux pittoresques que fréquente une faune d’exclus attachants. Étrange policier que Montale, qui d’ailleurs démissionne à la fin de Total Khéops, et n’intervient plus que par amitié dans les suivants. Issu d’une famille d’immigrés italiens, il sait ce qu’engendre le racisme, contre lequel il se révolte et auquel il répond par l’amitié fidèle et le sens de l’honneur. Contrairement aux héros du polar traditionnel, il ne joue pas « les gros bras », mais plutôt les chevaliers servants, dans son amour fervent pour Lola disparue mais jamais oubliée.

Pour en savoir plus sur Izzo et son oeuvre, son site officiel très riche : cliquer sur l'image.

C’est cette force de vie qui fait la particularité des romans d’Izzo, même quand la mort plane. Dans les trois romans, la Mafia marseillaise joue un rôle, qui s’affirme dans Solea, où les morts se multiplient parmi les amis de Montale. C’est un Marseille où la violence se donne libre cours qui sert de toile de fond, avec son vieux quartier du Panier et ses cités exilées peuplées d’êtres au destin tragique : à tout instant, la mort peut détruire le bonheur, fragile.

Mais c’est aussi un autre Marseille qu’Izzo donne à voir, celui de la lumière, des balades en mer, des apéros partagés, des recettes locales finement mitonnées et savourés entre amis :

Je m’étais mis à la cuisine tôt le matin, en écoutant de vieux blues de Lightnin’ Hopkins. Après avoir nettoyé le loup, je l’avais rempli de fenouil, puis l’avais arrosé d’huile d’olive. J’avais préparé ensuite la sauce des lasagnes. Le reste du fenouil avait cuit à feu doux dans de l’eau salée, avec une pointe de beurre. Dans une poêle bien huilée, j’avais fait revenir de l’oignon émincé, de l’ail et du piment finement haché. Une cuillerée à soupe de vinaigre, puis j’avais ajouté des tomates que j’avais plongées dans de l’eau bouillante et coupées en petits cubes. Lorsque l’eau s’était évaporée, j’avais ajouté le fenouil.

Je m’apaisais enfin. La cuisine avait cet effet sur moi. L’esprit ne se perdait plus dans les méandres complexes des pensées. Il se mettait au service des odeurs, du goût. Du plaisir.

J.-C. Izzo, Total Khéops, 1995.

Une ville des métissages, où s’entrecroisent toutes les origines, où résonnent toutes les musiques, airs napolitains, arabes, jazz… Tous les personnages d’Izzo aiment Marseille, même si la ville ne leur offre aucun avenir, et conservent un espoir solide, contre toute logique souvent : « « J'aime cette ville. J'ai regardé les gens autour de moi. À la terrasse. Dans la rue. Je les ai enviés. Ils vivaient. Bien, mal, avec des hauts et des bas, sans doute, comme tout un chacun. Mais ils vivaient », déclare Babette, personnage de Solea, alors même que la Mafia la menace. 

J’ai écrit le premier (Total Khéops) sans savoir que j’allais en écrire un deuxième. En revanche, je savais que je n’en écrirais pas cinquante. En entamant Solea, je prévoyais d’en finir avec Fabio Montale(…) Il y a un peu de moi en lui évidemment. Des choses personnelles, des valeurs : le plaisir de manger, ou de boire du bon vin, par exemple. Mais j’ai horreur de la pêche, par contre… Je n’ai jamais été flic. Tous les personnages sont inventés. Mais inspirés d’amis… Le seul vrai, c’est Hassan, le patron du « Bar des Maraîchers » . Et les jeunes, c’est mon fils et sa bande de copains. Difficile d’analyser mon succès. Je ne pense pas être un écrivain consensuel. Il y a un certain nombre de gens qui ne me liront pas… Je ne fais pas de concessions, ni dans le fond ni dans la forme. Je crois que les lecteurs se retrouvent dans le personnage de Fabio Montale, et dans ce que disent mes romans : y compris les problèmes de couple, l’amitié. Chacun trouve dans Montale l’ami qu’il cherchait […] On me dit souvent que c’est noir et pessimiste, mais le plus beau compliment que l’on me fait régulièrement, c’est de dire que, lorsqu’on referme Solea, on a une putain d’envie de vivre ! […] Oui, comme Montale, je suis pessimiste. L’avenir est désespéré. Mais c’est pas moi qui suis désespéré, c’est le monde… Je dis qu’on peut résister, transformer, améliorer, mais de toute façon on est coincé. On ne peut rien changer fondamentalement. Par contre, dans l’espace qu’on a, on peut être heureux.

[…] Écrire des polars n’est pas une autre façon de militer. C’est juste une manière de faire passer mes doutes, mes angoisses, mes bonheurs, mes plaisirs. C’est une manière de partager. Bon, à l’exception de l’opposition au Front national, je n’ai pas à dire : il faut faire ceci ou il faut faire cela. Je raconte des histoires. Tant mieux si cela donne à certains l’envie d’intégrer une association. Montale, il n’appartient à aucun parti. Il a des valeurs. Il doute. Il est solitaire. Mais il croit à un certain nombre de choses.

J.-C. Izzo, in "site  officiel".

Daniel Pennac (né en 1944)

C’est aussi l’originalité des personnages de ce que l’on nomme « la saga Malaussène », avec en toile de fond le quartier parisien pittoresque de Belleville, qui apporte à Pennac le succès, notamment pour les trois premiers des sept romans de la série : Au Bonheur des ogres (1985), La fée Carabine (1987), La petite marchande de prose (1990). Mais il écrit également des scénarii pour le cinéma, la télévision et la bande dessinée, et son autobiographie, Chagrin d’école, lui vaut le prix Renaudot en 2007.

Son personnage principal, Benjamin Malaussène, est toujours impliqué, malgré lui, dans des affaires qui le font passer de sa profession de « bouc émissaire », chargé de détourner la colère de clients mécontents dans Au Bonheur des ogres, ou d’écrivains rejetés par la directrice éditoriale dans La Fée Carabine, à celle de « bouc émissaire » suspect dans des affaires criminelles. Sur fond de réalité, par exemple les attentats des années 70 dans les grands magasins, notamment celui du BHV en 1975, Pennac met en scène toute une faune souvent cocasse, à commencer par la famille Malaussène : une mère qui multiplie les liaisons amoureuses, et disparaît du domicile en laissant les sept enfants, tous de père différent et dotés de personnalités attachantes, sous la surveillance de l’aîné, Benjamin.

Pour voir la bande annonce du film de N. Bary (2012), cliquer sur l'image, et pour lire le 1er chapitre, suivre le lien.

Pennac ne recule pas non plus devant le comique,  comme dans cette interrogation naïve du héros : « Si les vieilles dames se mettent à buter les jeunots, si les doyens du troisième âge se shootent comme des collégiens, si les commissaires divisionnaires enseignent le vol à la tire à leurs petits-enfants, et si on prétend que tout ça c'est ma faute, moi, je pose la question : où va-t-on ? ». Centre d'intérêt des romans, ce héros n’a plus rien du détective traditionnel, romantique complexé devant Julie, et flanqué de son vieux chien Julius, puant, dont les crises d’épilepsie annoncent toujours des catastrophes. Autour de lui gravite le petit peuple de Belleville, de tous les âges et de toutes les origines, par exemple la famille Ben Tayeb, parents de remplacement pour les Malaussène, ou Oncle Stojil, ancien combattant communiste contre les nazis, de tous les âges. On sent, chez Pennac, une forme de nostalgie d’un temps où, contrairement au racisme ambiant, existait une solidarité dans les quartiers, où chacun pouvait trouver sa place, et où la liberté ne signifiait pas l’individualisme forcené. 

Fred Vargas (née en 1957)

Sa formation d’archéologue et d’historienne médiéviste a-t-elle influencé Fred Vargas ? L’écho est évident dans la série des « évangélistes », Debout les morts (1995), Un peu plus loin sur la droite (1996) et Sans feu ni lieu (1997), avec les trois personnages historiens qui participent à l’enquête : Mathias, archéologue spécialiste de la préhistoire, Marc, lui aussi médiéviste la nuit, et Lucien, spécialiste, lui, de la 1ère guerre mondiale. Peut-être lui doit-elle aussi son retour au roman à énigme, qu’elle croise avec le roman noir et le roman à suspense… Cependant, son affirmation, "J'en suis venue à la littérature policière pour contrer l'austérité scientifique du métier d'archéologue", explique le choix d’une narration en réalité aux antipodes de la rigueur scientifique, qui crée qu’elle nomme le « rompol », que J. Goyon définit (Cf. Extrait ci-contre).

Fred Vargas a inventé un genre romanesque qui n’appartient qu’à elle : le Rompol. Objet essentiellement poétique, il n’est pas noir mais nocturne, c’est-à-dire qu’il plonge le lecteur dans le monde onirique de ces nuits d’enfance où l’on joue à se faire peur, mais de façon ô combien grave et sérieuse, car le pouvoir donné à l’imaginaire libéré est total. C’est cette liberté de ton, cette capacité à retrouver la grâce fragile de nos émotions primordiales, cette alchimie verbale qui secoue la pesanteur du réel, qui sont la marque d’une romancière à la voix unique dans le polar d’aujourd’hui. Les personnages qui peuplent ses livres sont aussi anarchistes et lunaires que savants. Qu’ils soient férus d’Antiquité ou océanographes, le regard qu’ils posent sur le monde combat le conformisme et l’ordre établi avec pour arme la fantaisie et l’humour. 

Jeanne Guyon, Le Magazine Littéraire, juin 1996.

Son premier succès est Les Jeux de l’amour et de la mort, Prix du roman policier au Festival de Cognac en  1986. Cette célébrité se confirme avec la série du « commissaire Adamsberg », personnage atypique, introduit en 1991 dans L’Homme aux cercles bleus, qui, sans réelle méthode d’investigation, parvient par intuition à de surprenantes déductions, accompagné de son adjoint Danglard, combinant sa charge familiale, cinq enfants, à son amour du vin blanc et de la bière. Personnage récurrent dans neuf romans ultérieurs, Adamsberg est à lui seul représentatif, avec ses errances, son flegme, ses rêveries souvent extravagantes, et son extrême sensibilité aux autres, de l’atmosphère particulière des romans de Vargas.

Les Eaux noires de Dublin avaient fourni une excellente solution à son dilemme, le bar n’étant fréquenté que par des Irlandais buveurs et gueulards, et qui parlaient, pour Adamsberg, une langue hermétique. Le commissaire pensait parfois être l’un des derniers types de la planète à ne pas connaître un mot d’anglais. Cette ignorance archaïque lui permettait de se couler avec bonheur dans les Eaux noires, jouissant du torrent vital sans que celui-ci ne le perturbe d’aucune manière. Dans ce refuge précieux, Adamsberg venait griffonner de longues heures, attendant sans lever un doigt que des idées affleurent à la surface de son esprit.

C’est ainsi qu’Adamsberg cherchait des idées : il les attendait, tout simplement. Quand l’une d’elles venait surnager sous ses yeux, tel un poisson mort remontant sur la crête des eaux, il la ramassait et l’examinait, voir s’il avait besoin de cet article en ce moment, si ça présentait de l’intérêt.

Fred Vargas, L’Homme à l’envers, 1999.

Autre déviation par rapport à la tradition du roman policier, les indices, insignifiants en apparence et multipliés, ne font que perturber l’enquête. Ainsi, le roman se perd souvent dans des digressions, par exemple dans Sous les vents de Neptune (2004), l’anecdote sur les crapauds qui s’insère dans le récit du meurtre (Cf. Extrait ci-contre).

Humour, vivacité des échanges, jeux sur les mots, tout se passe comme si c’était la langue qui, à elle seule, suffisait à diriger l’intrigue policière, déplacée au second plan par le fait de parler – souvent pour ne rien dire, pour le plaisir de parler. L’ensemble, finalement, se déroule dans un univers bien loin du réalisme, plutôt proche, par sa poésie onirique, des contes et des légendes.

« – Pardon, coupa Danglard, soucieux. Le crapaud explosait-il réellement ou bien est-ce une image ?
– Réellement. Il gonflait, il atteignait la taille d’un melon verdâtre et soudain, il explosait. Où en étais-je, Danglard ? […]
– Mais comment se fait-il que le crapaud fumait ?
– Dites, Danglard, vous m’écoutez ? Je vous raconte l’histoire d’un homme du diable, et vous revenez sans cesse à ce satané crapaud.
– J’écoute bien entendu mais, tout de même, comment se fait-il que le crapaud fumait ?
– C’était comme ça. Dès qu’on fourrait une cigarette allumée dans sa gueule, le crapaud se mettait à pomper. […] Paf paf paf. Et soudain, il explosait. »

Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, 2004.

Tonino Benacquista (né en 1961)

Après un premier « polar », Comme une pin-up dans un placard (1990), Benacquista se fait connaître par des romans noirs, inspirés par ses années de petits boulots : accompagnateur de nuit aux Wagon-lits pour La Maldonne des sleepings (1989), accrocheur de toiles dans une galerie d'art contemporain, pour Trois carrés rouges sur fond noir (1990) ou parasite mondain pour Les Morsures de l'aube (1992). La Commedia des ratés, troisième roman centré sur le personnage original d’Antoine, devenu Antonio dans celui-ci, lui vaut, en 1991, trois importants prix littéraires.  

Leurs titres, parodiques, donnent le ton : l’un évoque La Madonne des sleepings, roman de M. Dekobra, l’autre un tableau monochrome de Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, le suivant, La Promesse de l’aube, autobiographie de R. Gary, enfin le dernier renvoie par ses sonorités à la commedia dell’arte. Dans chacun, en effet, le héros se retrouve embarqué dans une histoire sombre, malgré lui, qu’il s’agisse de faire traverser à un clandestin l’Italie et la Suisse pour fuir des malfaiteurs dans La Maldonne des sleepings ou, soumis à un chantage dans Trois carrés rouges sur fond noir, de retrouver Jordan, celui dont il utilise le nom pour s’introduire dans les cocktails mondains, son moyen de subsistance.

Benacquista justifie cette atmosphère, entre la cocasserie et le cynisme désespéré, entre le réalisme dénonciateur et la fantaisie absolue, à propos de La Commedia des ratés : « Car tout était déjà en moi, enfoui. Quelque chose entre la tragédie grecque et la comédie à l'italienne. Une farce bouffonne au goût amer, un drame dont on se retient de rire. Ni une complainte, ni une leçon, ni une morale. Juste une ode à la déroute, un poème chantant la toute-puissance de l'absurdité face au bon sens... »

Après l’assassinat de Dario, son ami d’enfance, Antonio quitte sa banlieue pour retourner à Sora, la ville italienne de ses origines, où se trouve la terre dont il vient d’hériter. Il reprend alors l’idée de Dario : organiser de faux miracles à partir de la chapelle située sur ce terrain, afin d’en accroître la valeur. … Mais cette escroquerie l’entraîne dans une histoire dangereuse, occasion, pour l’auteur, de poursuivre, précisément, la tradition de la commedia dell’arte, à travers la mise en scène de personnages stéréotypés : la mama italienne, spécialiste de « la pasta » et férue de télévision, le faux aveugle qui parcourt les champs en chantant, les personnages des films italiens des années 60, sans oublier la mafia locale et les anciens du temps de Mussolini…

Tenez, je vais vous apprendre à faire une sauce à l’arrabbiata. Il est dix-neuf heures quarante-cinq. Mettez la R.A.I.
Un jingle qui annonce une série de publicités.
- Mettez votre eau à bouillir, et au même moment, faites revenir une gousse d’ail entière dans une poêle bien chaude sur le feu d’à côté, jusqu’à la fin des pubs.
L’odeur de l’ail frémissant arrive jusqu’à moi. Les pubs se terminent. Elle me demande de zapper sur la Cinq, où un gars devant une carte de l’Italie nous prévoit 35° pour demain.
- Dès qu’il commence la météo vous pouvez enlever la gousse de l’huile. On en a plus besoin, l’huile a pris tout son goût. Jetez vos tomates pelées dans la poêle. Quand il a terminé la météo, l’eau bout, vous y jetez les pennes. Mettez la Quatre.
Un présentateur de jeux, du public, des hôtesses, des dés géants, des chiffres qui s’allument, des candidats excités.
- Quand ils donnent le résultat du tirage au sort, vous pouvez tourner un peu la sauce, et rajouter une petite boîte de concentré de tomates, juste pour donner un peu de couleur, deux petits piments, pas plus, laissez le feu bien fort, évitez de couvrir, ça va gicler partout mais on dit qu’une sauce all’arrabbiata est réussie quand la cuisine est constellée de rouge. Passez sur la Deux.
Un feuilleton brésilien tourné en vidéo, deux amants compassés s’engueulent dans un living.
- A la fin de l’épisode ce sera le journal télévisé et on pourra passer à table. La sauce et les pâtes seront prêts exactement en même temps. Quinze minutes. Vous avez retenu ?

Tu fais de la peine, banlieue. Tu n’as rien pour toi. Tes yeux regardent Paris et ton cul la campagne. Tu ne seras jamais qu’un compromis. T’es comme le chiendent. Mais ce que je te reproche le plus, c’est que tu pues le travail. Tu ne connais que le matin et tu déclares le couvre-feu à la sortie des usines. On se repère à tes cheminées. Je n’ai jamais entendu personne te regretter. Tu n’as pas eu le temps de t’imaginer un bien-être. Tu n’es pas vieille mais tu n’as pas de patience, il t’en faut toujours plus, et plus gros, t’as toute la place qu’il faut pour les maxi et les super. La seule chose qui bouge, chez toi, c’est la folie des architectes. Ce sont eux qui me font vivre, avec toutes ces maquettes qu’ils te destinent. Ta mosaïque infernale. Ils se régalent, chez toi, c’est la bacchanale, l’orgie, le ténia. Ils se goinfrent d’espace, une cité futuriste ici, tout près de la Z.U.P., à côté d’un gymnase bariolé, entre un petit quartier plutôt quelconque des années cinquante qui attend l’expropriation, et un centre commercial qui a changé de nom vingt fois. Si d’aventure un embranchement sauvage d’autoroute n’est pas venu surplomber le tout. T’as raison de te foutre de l’harmonie parce que tu n’en as jamais eu et que tu n’en auras jamais. Alors laisse-les faire, tous ces avant-gardistes, tous ces illuminés du parpaing, ils te donnent l’impression de renaître, quand, en fait, tu ne mourras jamais. T’iras chercher plus loin ,tu boufferas un peu plus autour, mais tu ne crèveras pas. C’est ça, ta seule réalité. Il est impossible de te défigurer, tu n’as jamais eu de visage.

Tonino Benacquista, La Commedia des ratés, 1991.

Humour sur fond de tragédie, comique souvent grinçant, ces aspects de l’écriture de Benacquista se retrouvent dans ses romans ultérieurs, tels Saga (1997) ou Malavita (2004) qui, sans être des « polars » à proprement parler, empruntent largement, pour leur intrigue, les données de ce genre. 

Ainsi, cette nouvelle  génération renouvelle le genre, à la fois par l’hybridation entre le roman à énigme, le roman « noir » et le roman à suspense, et par leurs choix d’écriture, entrecroisement baroque de tonalités opposées, par exemple le grotesque et le sérieux, le réalisme et le fantastique.

Manchette
A.D.G.
Vautrin
Daeninckx
Pouy
Izzo
Pennac
Vargas
Benacquista
science-fiction

La science-fiction

Nous avons choisi cette période « post-68 » pour traiter de la « science-fiction », car, si cette appellation date du premier numéro d’un magazine américain Amazing Stories, en 1926, et même si on peut faire remonter le genre bien plus avant (pensons à Jules Verne, par exemple), cette période lui apporte une véritable reconnaissance littéraire. Nous présenterons les grandes tendances de l'évolution de ce genre au XX° siècle, et quelques-uns des auteurs représentatifs, choix forcément subjectif.

L'évolution du genre

Un premier élan avait, certes, été donné dans l’entre-deux-guerres, mais surtout à partir de traductions d’auteurs étrangers, notamment américains. S’y donnait alors libre-cours le récit, soit d’un futur apocalyptique, lié à l’expérience de la Première guerre mondiale, soit d’une utopie collectiviste, inspirée par la révolution en URSS.

 

Comme pour le roman policier, le même élan se renouvelle après la Libération, toujours avec une importation américaine, avec de nouvelles collections, « Le Rayon fantastique » par exemple chez Gallimard et Hachette. Mais sont aussi révélés des auteurs français, tels Francis Carsac, Daniel Drode, et, plus récents, Philippe Curval, Michel Jeury ou Gérard Klein. Puis viennent « Anticipation » chez « Fleuve noir », ou « Présence du futur » chez Denoël qui lance Jean-Pierre Andrevon, Jacques Sterberg, entre autres. Ces auteurs prendront toute leur place dans les différents courants après 68.

Pour un panorama de la science-fiction avant 68 : cliquer sur l'image.

Cette période confirme les quatre grandes tendances du genre :

- l’uchronie, qui raconte les conséquences d’un passé réécrit à partir de l’hypothèse d’un élément historique modifié,

- le space opera, qui dépeint un univers fondé sur d’imaginaires progrès dans la conquête spatiale,

- l’anticipation qui met en scène ce que la science, à moyen terme, pourrait générer sur l’homme et sa société, parfois pour le meilleur mais, souvent, pour le pire ;

- enfin le roman apocalyptique montre les conditions, terribles, de survie de l’espèce humaine dans un univers détruit par une catastrophe. La définition de la « science-fiction » s'affine, par exemple, selon le critique R. Bozzetto dans ses Écrits sur la science-fiction : « récits, qui mettent en place des aventures afin d'explorer des mondes inventés. Ces inventions ont pour cadre des “expérimentations imaginaires”. Celles-ci sont en relation avec des éléments de vraisemblance obtenus par l'emploi de thèmes et de notions utilisant un vocabulaire scientifique ou technique. » Cependant, le genre reste encore considéré comme marginal, infra-littéraire.

Mais, dans la mouvance de Mai 68, la « science-fiction », revendiquant sa dimension littéraire, présente une évolution intéressante. Nous pouvons y distinguer trois courants, qui peuvent se combiner dans un même roman et être abordés par un même auteur. 

L'engagement politique

Les mouvements de révolte et les choix idéologiques de Mai 68 trouvent un écho chez les auteurs de science-fiction, qui affirment leur militantisme, tels Jean-Pierre Andrevon, Joël Houssin, Jean-Pierre Hubert, Pierre Pelot : dénonciation du capitalisme et du contrôle technologique de la société, perçus comme aliénants, de même engagement contre le colonialisme, en faveur des pays du tiers-monde, discours anti-nucléaire, ou revendications féministes chez Joëlle Wintrebert...

Le groupe "Limite"

Mais le genre n’échappe pas non plus à la « crise du roman », qui avait conduit les Nouveaux romanciers à des recherches sur la structure, l’espace et le temps, sur la focalisation, en quête d’une écriture expérimentale. Ainsi le groupe « Limite », fondé en 1986, avec Jacques Barbéri, Francis Berthelot, Lionel Evrard, Emmanuel Jouanne, Frédéric Serva, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine, affiche cette même volonté. Certains critiques le qualifient d’ailleurs de « néo-formaliste », mais certains lui reprochent une dimension excessivement littéraire, qui l’éloigne du lectorat populaire traditionnel pour ce genre. Ils composent, en effet, des fictions plus « psychologiques », où les drames se jouent au niveau de l’inconscient, individuel ou collectif, et conduisent parfois à la destruction des corps et à des formes étranges de folie. Leur écriture aussi se complexifie, pour restituer, par exemple, le flux de conscience. 

Pour lire le texte intégral : cliquer sur l'image.

Il s'agissait de dépasser les règles convenues du " récit de science-fiction ", pour atteindre un domaine littéraire plus vaste à travers des expérimentations portant sur le fond comme sur la forme, la structure comme l'écriture. Certains de nos ouvrages précédents dynamitaient déjà telle ou telle norme, de façon individuelle et instinctive sans doute, mais flagrante. Nuage de Jouanne, fait littéralement exploser les conventions du space opera en y introduisant un métamorphisme perpétuel lié à une imagerie enfantine du genre grinçant. Plusieurs nouvelles de Kosmokrim de Barbéri - ne serait-ce que celle qui donne son titre au recueil - disloquent à la fois les structures de l'espace, du temps et du récit. Rituel du mépris, comme la plupart des romans de Volodine, se déroule dans un univers concentrationnaire, où la terrible ambiguïté des rapports entre bourreaux et victimes n'a d'égale que celle de la frontière entre cauchemar réel et cauchemar rêvé. Quant à moi, après avoir écrit de manière relativement classique un space opera et une heroic fantasy, j'ai tenté avec La Ville au fond de l'œil un description de l'univers schizoïde vu de l'intérieur, ce qui donne bien sûr un résultat peu orthodoxe. Et de même pour Vernay, Evrard et Serva. 

F Berthelot, "Regard actuel sur le groupe Limite", Colloque de Cerisy,  23-30 août 2003.

Le courant "cyberpunk"

Un revirement s’opère enfin dans les années 80, avec le courant baptisé « cyberpunk » en 1984 par Gardner Dozois, directeur de la revue américaine Asimov’s science-fiction Magazine. Il s’appuie sur l’essor des cyber-sciences, informatique, électronique, intelligence artificielle, nanotechnologies, dans les domaines scientifiques les plus variés. Courant ambivalent, il met souvent en place une vision sinistre du monde, autour de questions comme la pollution, la criminalité, la surpopulation, l’écart entre l’extrême pauvreté qui écrase une majorité de gens face à une minorité de riches : la technologie, progressant plus vite que la pensée humaine, écrase alors les humains, devenus d’effrayantes machines. Mais, par opposition au réel, certains auteurs peignent un monde virtuel utopique, décor d’une société pure et parfaite.

Pour en savoir plus sur la S-F, un site remarquable : cliquer sur l'image.

Quelques auteurs...

L'héritage de Mai 68

Même si leur oeuvre ne peut se réduire à la seule dimension de l'engagement, plusieurs auteurs de science-fiction le revendiquent, comme Curval, cité par H. Loevenbruck : « La Science-Fiction est fondamentalement politique, puisque son mode de construction s’apparente à l’utopie. Une utopie ludique et divertissante quand elle n’est pas sinistre et décapante. Je crois profondément que l’engagement est nécessaire, c’est pourquoi je m’engage. » (Ozone, n°5, mars 1997). 

Gérard Klein (né en 1937)

Même s’il publie surtout avant 68, notamment sous le pseudonyme de Gilles d’Argyle, ce sontLes Seigneurs de la guerre qui, en 1970, assied sa dimension de romancier de science-fiction, complété par de nombreux essais, préfaces, articles théoriques sur ce genre littéraire, et son travail de direction de la collection « Ailleurs et demain », qu’il crée en 1969. Il est aussi co-directeur de la Grande Anthologie de la Science-Fiction, débutée dans les années 70, dont la troisième série, parue entre 1988 et 2005, regroupe des nouvelles françaises, autour de six thèmes spécifiques, ainsi intitulés : « Les Mondes francs », « L’Hexagone halluciné », « La Frontière éclatée », « Les Mosaïques du temps », « Les Horizons divergents », « Les Passeurs de millénaires ». Selon lui, une des caractéristiques de la science-fiction française est de créer des œuvres « en excluant pratiquement les sciences dures comme sources d'inspiration et en se centrant sur des problèmes psychologiques et sociaux […]. » 

Pour en savoir plus sur Klein, un site avec  de nombreux extraits : cliquer sur l'image.

L’intrigue des Seigneurs de la guerre présente l’originalité de croiser, comme l’explique Klein, « trois thèmes, une référence, certes marginale, à la guerre d'Algérie, une exploration des possibilités et des limites de la Science-Fiction, et une excursion du côté de l'utopie. » Le héros, Georges Corson, militaire sur terre, accompagné du « Monstre », être doté de pouvoirs destructeurs, est projeté six mille ans dans l’avenir à Aergistal, univers hors de l’espace où cohabitent des époques différentes.  S’y déroulent des combats, maritimes, spatiaux, aériens, destinés à punir les criminels de guerre de toute époque, afin d’extirper la guerre.

– Vous allez me juger ?

– Vous êtes jugé, dit la voix.

– Je ne suis pas un criminel, protesta Corson avec une soudaine impatience. Je n’ai jamais eu le choix…

– Vous aurez le choix. Vous aurez la possibilité de défaire. De rompre une chaîne de violence. D’interrompre une série de guerre. Vous allez retourner sur Uria. Vous vous guérirez de la guerre.

– Pourquoi avez-vous besoin de moi ? Pourquoi n’imposez-vous pas la suppression de toutes les guerres, avec tous vos pouvoirs ?

– La guerre fait partie de cet univers, dit patiemment la voix. En un sens, nous sommes nés de la guerre nous aussi. Nous voulons effacer la guerre et nous y parviendrons – nous y sommes parvenus avec l’aide de ceux qui la font, dans leur intérêt, afin qu’ils deviennent ce qu’ils peuvent être. Mais nous ne pouvons partager nos pouvoirs avec des êtres qui n’ont pas surmonté la guerre. Nous pourrions peut-être, dans l’absolu, supprimer la guerre à l’aide de notre puissance, par la violence, mais ce serait une contradiction dans les termes. Nous entrerions en lutte contre nous-mêmes.​

G. Klein, Les Seigneurs de la guerre , 1971.

Klein, en résumant la fin du roman, rappelle l’utopie qui a conduit certains tenants de Mai 68 à fonder des « communautés » : « Corson se retrouve, dans le dernier quart du roman, sur une Uria pacifiée où s'est installée une espèce d'utopie, au demeurant à peine esquissée dans le roman. Elle est caractérisée par une sorte d'état anarchique où un pouvoir très restreint est détenu avec l'assentiment général. Ces gens vivent dans une simplicité confortable, voire épicurienne. »

Jean-Pierre Andrevon (né en 1937)

Outre sa production graphique et picturale, c’est l’écriture qui exprime son engagement militant, notamment en faveur de  l’écologie, depuis sa première nouvelle, publiée en mai 68 dans le magazine Fiction. Son premier roman, Les Hommes-Machines contre Gandahar (1969), donne le ton de l’ensemble de son œuvre : contestation gauchiste des abus de la société capitaliste, dégâts de l’industrialisation, paysage apocalyptique après une guerre nucléaire… Cinq autres romans prennent pour cadre cet univers de Gandahar, royaume utopique, qui vit en paix après avoir exclu la science corruptrice, au milieu des arts et des plaisirs, jusqu’au jour où attaque l’armée des « hommes-machines », issus d’anciennes expériences génétiques…

Face aux rêves d’un monde heureux, Andrevon imagine des univers effrayants, "cauchemar…cauchemars !", pour reprendre le titre d’un roman de 1982. En témoigne Le désert du monde (1977), ainsi présenté en quatrième de couverture : « Une assemblée silencieuses de cadavres, voilà ce que l'homme trouve à son réveil dans ce petit village en apparence si paisible... Que s'est-il passé ? Et surtout qui est-il, lui, et quelle place tient-il dans cet holocauste où il est le seul survivant ? Car l'homme est sans mémoire, il n'a pas de passé, pas d'identité. Son existence va désormais se confondre avec cette double quête : découvrir le passé du monde et retrouver son propre passé. Mais quand il y parviendra, ce sera trop tard, bien trop tard. » Seul pendant une centaine de page, sauf des cadavres et des rats, jusqu'à rencontrer le chien qu'il nomme "Mystère", rien n'empêche le personnage de sombrer dans l’angoisse

Pour en savoir plus sur l'oeuvre d'Andrevon: cliquer sur l'image.

L’impression d’être surveillé, manipulé.

Six ou sept jours après son réveil au monde désert, il se  retournait encore parfois avec brusquerie pour guetter si, derrière son épaule, une ombre surgie de la brume ne plantait pas dans son échine les banderilles glaciales de son regard d’ombre ; il levait encore soudainement les yeux vers les fenêtres aveugles ou barrées de volets verts, comme s’il s’était attendu à voir, accoudé à l’appui, un observateur ironique penché sur lui. Une fois, Mystère lança trois abois furibonds en se précipitant derrière l’angle d’un bâtiment de bordure. C’était du côté nord du village. Le chien disparut de sa vision et, alors qu’il avançait à larges enjambées pour le rattraper, il avait senti son cœur s’emballer une fois de plus dans sa poitrine. Et si, derrière cet angle… ? Mais derrière l’angle il n’y avait rien que la courte perspective des champs, stoppée net deux cents mètres plus loin par la muraille rampante de la brume que Mystère, en arrêt, fixait de son regard pailleté.

Jamais il ne pouvait sentir le moindre mouvement, la moindre ombre furtive, jamais ne s’imprimait sur sa rétine la persistance d’une fuite ou d’un effacement dans le décor. Mais… Il y avait ces impressions, qu’il ne pouvait chasser tout à fait.

Et puis aussi ce qu’il appelait la « génération spontanée ».

La génération spontanée, c’était le fait que les objets qu’il avait un jour déplacés ou enlevés se retrouvent le lendemain à la même place.

J.-P. Andrevon, Le Monde désert , 1977.

Philippe Curval (né en 1929)

Grand voyageur dans les années 70-80, cette ouverture sur le monde, parallèlement à de nombreux reportages, nourrit l’imaginaire de Curval, qui collabore aussi à tous les recueils et manifestes autour de la science-fiction. Spécialiste de ce domaine littéraire, il compose de nombreux articles d’abord pour Fiction, dès 1953, puis pour Galaxies, en 1974, et co-fonde, avec Gérard Klein, la revue Futurs, en 1978. Ses romans lui valent plusieurs prix littéraires, tels L’Homme à rebours (1975), Grand Prix de la science-fiction française, ou Cette chère Humanité (1977), prix Apollo, qui, suivi de Le dormeur s’éveillera-t-il ? (1979) et d’En souvenir du futur (1983), forme le cycle intitulé « L’Europe après la pluie ».

Lui aussi contestataire, il nourrit son œuvre d’une idéologie à la fois hédoniste et libertaire : tous ses romans, à cette époque,  se construisent autour de l’anticipation d’une société qui se sclérose peu à peu, à laquelle tente soit d’échapper, soit de s’intégrer, un héros qui, s’il a perdu tous ses repères, conserve sa force d’imagination. Mais, dans L’Homme à rebours, il découvre une société encore pire, dirigée par un ordinateur dictatorial, qui contrôle jusqu’aux esprits.  De même Cette chère Humanité raconte comment le « Marcom », marché commun, détruit l’Europe, en la fermant au monde, dans un repli sur soi stérile. Lui-même explique l’objectif de son roman :

Il associe l’invention formelle à une réflexion politique et sociologique sur l’avenir de l’Europe. Il spécule très largement sur l’enfermement communautaire, la dictature des normes, les problèmes d’immigration et de pollution, le libéralisme économique, les séquelles des religions, le culte du loisir associé au déclin du travail, le gouvernement par sondage, la fièvre informatique etc. C’est un travail en profondeur sur la propagation des rêves dans la réalité, un tableau d’exposition des fantasmes de notre époque. 

P. Curval, cité par O. Noël, "Lorsque le rêve est fort, il ignore les modes, in Galaxies, n° 32, mars 2004.

Pour découvrir l'itinéraire de Curval, une analyse : cliquer sur l'image.

Fantasmes du plaisir matérialiste, avec cette cabine du « temps ralenti » qui permet de mieux profiter du loisir, et la drogue de l’oniromancie, pour compenser ce matérialisme par le rêve.

À la fin des années 80 et ultérieurement, l’aspect social est minimisé au profit de la personne humaine, à son tour victime d’étranges distorsions, par exemple dans Comment jouer à l’homme invisible en trois leçons (1986) ou dans le recueil Habite-t-on vraiment quelque part (1985) quand la photo efface l’être ou quand le rêve se confond avec la réalité. L’homme n’aurait-il, finalement, qu’une existence virtuelle ? La réponse est à chercher dans l’étrange univers romanesque de Curval, empreint d’une poésie proche parfois du surréalisme, et parcourue d’humour.

Je suis né avant toutes choses, mais il y a des choses qui existaient avant moi, comme les maisons, les tuyaux, les marchands, les voisins et l’hôpital. Moi, je suis né avant ma mère, avant les autres. Avant ma naissance, il faisait froid et noir, depuis que je suis né, il fait jour.

Au commencement de tout, il y a la lune, le soleil, les marchands, les voisins et les tuyaux. Comme toutes les choses qui sont loin, le soleil est moins grand qu’une armoire ; il est petit, si petit que je pourrais le tenir dans ma main si mon bras était assez grand pour l’atteindre. La lune, qui est un peu plus claire que la nuit, est attachée avec le soleil sur un tourniquet. Parfois c’est l’un qui passe devant nous, à d’autres fois, c’est l’autre. Comme les arbres et les montagnes, la lune et le soleil sont partout à certains moments, à d’autres, ils ne sont nulle part. Tout cela dépend beaucoup de moi : car, si je vois à cause de mes yeux, le soleil ne voit qu’avec sa lumière ; aussi, quand je ferme les yeux, c’est la nuit, et le soleil est obligé d’éteindre sa lumière. La lune, le soleil, les montagnes et les arbres sont dans le ciel.[…]

De chez le marchand viennent toutes sortes d’objets qu’on achète avec le travail. Les fleurs, par exemple, qu’on achète pour les jeter dans la boîte à ordures une fois qu’elles sont fanées. Toutes les plantes proviennent d’ailleurs de chez le marchand où l’on se procure les graines. Ensuite, on sème ces graines, ce qui produit des arbres ou des carottes. Toutes les graines proviennent d’une plante appelée grainier. Quand on la met dans la terre, la graine devient plus grosse, il lui sort des petites pattes, ce sont les racines, elles lui servent à grimper au-dehors ; c’est en lisant sur l’étiquette qu’on lui a placée autour du cou que la graine décide alors d’être une carotte plutôt qu’un bananier.
Plus tard, les arbres grandissent et les feuilles poussent ; quand les feuilles remuent, cela fait naître le vent, le vent vivant qui fait à son tour bouger les arbres. Comme toutes les choses vivantes, les plantes sont fermées avec des boutons. Lorsqu’on retire les boutons des arbres, on trouve des planches à l’intérieur que le marchand retire pour les revendre. Si on le désire, il suffit de remettre les planches ensemble pour recomposer un arbre. Le bois des planches est intelligent parce qu’on peut faire beaucoup de choses avec. La pierre également est intelligente ; le fer aussi puisqu’il permet de repasser. Même constatation pour le verre. Avec le vert des forêts on peut faire des bouteilles.
La terre, où tous ces événements se déroulent, est grande comme vingt champs, moi je suis presque aussi grand qu’elle !

P. Curval, Le Testament d'un enfant mort, 1978.

La dimension psychique

Évolution déjà constatée chez Curval, l’axe des univers de la science fiction, quel que soit le thème posé comme enjeu du monde futuriste mis en scène, déplace l’intérêt de l’extérieur, du social, vers l’intérieur, le psychisme. Représentent cette tendance un auteur comme Michel Jeury, ou les fondateurs du groupe « Limite ».

Michel Jeury (1934-2015)

L’obtention, en 1974, du Grand Prix de l’Imaginaire pour Le temps incertain (1973) fait connaître Michel Jeury, qui a pourtant déjà publié depuis les années 60 sous le pseudonyme d’Albert Higon. Ce roman, suivi des Singes du temps (1974), ouvre le « cycle de la chronolyse », technique qui, grâce à des drogues, permet de voyager dans le temps. Reprise donc d’un thème classique dans la science-fiction, sur fond de nucléaire, de milice patronale, de multinationale et de socialisme utopique, mais renouvelé par le fait que ce voyage transporte, non dans un autre décor mais dans l’esprit d’un être, du passé ou du futur. En voici la présentation, par l’éditeur Robert Laffont :

La chronolyse est devenue la donnée fondamentale de l'existence. C'est une façon d'explorer le temps, de le dissoudre, de se projeter dans le passé, propulsé par une drogue dans l'esprit de quelqu'un d'autre. L'invention a donné naissance au " temps incertain ", un univers condensé, proche du rêve, un reflet de notre univers ou toutes les lois spatiales et temporelles sont transgressées. Harry Krupp Hitler Ier, empereur de la première féodalité industrielle européenne, y lance ses troupes vers la terre heureuse et écologique de 2060. Comment lui résister, sinon en envoyant dans le temps incertain des " psychronautes ", voyageurs volontaires, qui vont essayer de corriger cette monstrueuse aberration ? Le docteur Robert Holzach va ainsi endosser l'identité de Daniel Diersant, au XXe siècle. Il vivra avec terreur l'enchaînement chaotique d'événements qui se répètent interminablement. Face à une réalité qui se dédouble et se contredit, Diersant risque de perdre la raison. 

R. Laffont, à propos de "Le Temps incertain".

Pour lire des nouvelles de Jeury : cliquer sur l'image.

L’écriture, pour illustrer l’adjectif « incertain », traduit ces inquiétantes distorsions, avec, par exemple, une même scène reprise plusieurs fois, mais avec de légers changements. Aucun déroulement chronologique, donc, et aucune continuité logique, pour poser, par exemple, des liens de causalité ou de conséquence.

Emmanuel Jouanne (1960-2008)

Parmi les membres du groupe « Limite », l’audace d’Emmanuel Jouanne se constate dès son premier roman, Damiers imaginaires (1982), primé par le prix Rosny aîné, qu’obtient aussi Ici-bas, en 1984. C’est que Jouanne adopte un style vraiment original, qui peut rappeler les recherches des surréalistes, car l’étrange s’y combine à l’humour. Avant un cycle « Terre en phases », Nuage, prix Galaxie en 1983, est représentatif de cet univers. Nuage est une petite planète que va découvrir l’équipage interstellaire de « Foyer, doux foyer ». Attirante à première vue, elle projette dans l’espace ses feux d’artifice et des amas de confiserie et fait apparaître à sa surface une fête foraine. Mais elle devient très vite inquiétante avec ses trente mille étages concentriques, trente mille mondes changeants, dont les décors se métamorphosent sans cesse en des visions colorées et absurdes, et dans lesquels les voyageurs, le capitaine Washington, un boucher, un artiste, une pseudo-écrivaine, et Prune, petite fille mentalement très perturbée, se perdent… La raison vacille devant un univers mouvant, où tout n’est qu’illusion, fantasmes matérialisés aux limites de la folie. Nuage illustre ainsi la fragilité de l'homme, privé de ses certitudes devant un univers qu’il ne peut plus saisir. 

Francis Berthelot (né en 1946)

Trois romans font connaître Berthelot, qui lui aussi intègre le groupe « Limite » : La Lune noire d’Orion (1980), space opera sur le thème de l’homosexualité, puis Khanaor (1983), qui se rattache à la « fantasy », enfin La Ville au fond de l’œil (1986), représentatif de cette dimension psychique qui se développe alors dans la science-fiction. À propos de ce roman, Berthelot explique, en effet : « « j'ai tenté avec La Ville au fond de l'œil une description de l'univers schizoïde vu de l’intérieur » (« Regards sur le groupe Limite », in Les Nouvelles formes de la science-fiction, de R. Brozzetto et G. Menegaldo, 2007), ce que souligne aussi le résumé proposé par J.-G. Lanuque :

Alexis est un marionnettiste qui, devant la dévitalisation de ses créations, se résout à quitter son village pour trouver refuge à Krizkern, une ville improbable, située dans un ailleurs difficile à définir, et aux quartiers mouvants, baroques. On y trouve en effet des dinosaures arpentant les rues de nuit, des enfants-chrysalides dont les yeux fermés présentent sur les paupières des pupilles peintes, un écrivain qui noircit des vitres de son histoire d’amour impossible avant de les faire dériver sur les eaux maritimes… Alexis est en fait schizophrène, comme la plupart des habitants de cette métropole surréaliste. En découvrant les différents aspects de Krizkern, Alexis va peu à peu comprendre le traumatisme de sa famille, sa sœur qui n’ose pas exister et se cherche continuellement un protecteur, son frère mort au combat afin d’exorciser la disparition d’un père, jusqu’à devenir lui-même nouveau Jésus, fécondant de son sang littéralement infini une ville qui refleurit, comme une métaphore de l’apprivoisement de ce lourd passé émotionnel. Car cette ville au fond de l’œil, qu’est-ce, sinon le propre inconscient, la propre existence mentale d’Alexis ?

J.-G. Laluque, « La science-fiction française face au ‘’grand cauchemar des années 80 ‘’ : une lecture politique, 1981-1983 » (2013) 

Les romans de Berthelot se fondent sur des paysages imaginaires, qui sont d’abord des métaphores d’un univers mental. Ainsi, dans Rivage des intouchables (1990), sur la planète Erda-Rann, le contact interdit par la « loi d’instinct » entre les Gurdes, natifs du désert au corps couvert d’écailles, et les Yrvènes, habitants de la mer, la Loumka, à la peau caoutchouteuse et pigmentée, quand il est transgressé, donne naissance à la maladie, l’épidermie. Métaphore du SIDA et appel à l’acceptation des différences, le roman s’interroge aussi sur la pulsion de mort que chacun porte en soi. Berthelot s’attache à mettre en scène toutes les dérives, du corps et de l’esprit, qui peuvent apporter de terribles souffrances, mais aussi être sources de pouvoirs étranges.

La science-fiction "cyberpunk"

Les auteurs de science-fiction se sont toujours appuyés sur les réalités de leur société, souvent pour construire des dystopies, ou contre-utopies, c’est-à-dire des descriptions d’un monde futur effrayant, dans lequel l’homme, parfois métamorphosé, se trouve écrasé, nié. Pour ce faire, les auteurs de la SF "cyberpunk" poussent à l'extrême les progrès de l'informatique et de la génétique.

Serge Brussolo (né en 1951)

Auteur également de romans policiers, historiques, ou relevant du fantastique, ce sont deux nouvelles, L’Autoroute (1973), au décor sinistre, et surtout Funnyway (1978),  Grand prix de Science-Fiction, qui le révèlent au public. Dans Funnyway, il dépeint une sorte de bagne, parcouru de gaz mortifères, dans lequel des cyclistes, pourvus d’un masque à oxygène et d’une combinaison, sont condamnés à pédaler sans cesse sur de vieilles machines rouillées pour respirer ; s’ils s’arrêtent, un gaz se glisse sous leurs protections et provoque d’horribles douleurs. Une machine est chargée de récupérer urine et excréments, et les traite pour leur redonner une valeur nutritive. Image de l’enfer ? De quoi sont-ils coupables ? La nouvelle n’apporte aucune réponse, elle se contente de décrire une fatalité, dans laquelle le lecteur se retrouve impliqué par le passage du pronom « on », au « nous », puis au « je », enfin au « vous » pour transmettre les conseils de survie. Brussolo explique ainsi, dans un entretien avec R. Comballot, son mode de création : "Je prends généralement un écosystème malade ou quelque chose comme ça et essaye de voir tout ce que ça peut générer : des comportements psychologiques, politiques, religieux, les conflits qui peuvent en découler, les manières dont s’affrontent les mentalités, et à partir de toutes ces données, je bâtis mon histoire et commence à écrire. " (Dossier Serge Brussolo, Phénix, n° 24, octobre 1990)

Ce même cadre cataclysmique parcourt, en effet, l’œuvre de Brussolo. La Rédemption, nouvelle de 1974, montre, par exemple, la vie atroce d’hommes réfugiés sur une colline de boue, dans laquelle s’enfoncent peu à peu les rares constructions. Tout s’y détériore, la nourriture y est rare… Là encore rien n’est dit sur la faute qui leur vaut ce sort, auquel, pour obtenir la « rédemption », il leur faut se soumettre. Les nouvelles regroupées dans Vue en coupe d’une ville malade (1980), recueil à nouveau primé, poursuivent dans cette veine. La nouvelle éponyme, notamment, nous transporte dans l’horreur de villes où des ordinateurs, chargés d’adapter les habitations aux prévisions – créer un isolant, par exemple, pour protéger d’un hiver froid – deviennent fous. Ils créent un univers labyrinthique, qui finit par transformer l’homme lui-même : tantôt les corps font l'objet d’un terrible recyclage, telle cette machine à laver faite de viscères et de chair, tantôt ils subissent des traitements qui, en les rendant « insensibles », ouvrent la porte à toutes les cruautés (Cf. Extrait ci-dessous). « Off », autre nouvelle du recueil,  s’inspire d’une lutte anti-bruit, poussée à l’extrême, jusqu’à implanter sur les humains des régulateurs sonores. Tout cela dans le but de réduire l’agressivité, mais surtout de mieux contrôler la population… Mais ce monde finit par perdre toute réalité, et les habitants dorment des journées entières, jusqu’à ce que la révolte explose.

L’ordinateur modifiait et adaptait la structure de l’habitation selon ses prévisions, et tout le monde s’en trouva satisfait jusqu’au jour où la machine s’emballa.

Sans qu’on sache très  bien pourquoi, les cerveaux-relais reculèrent progressivement l’échéance de leurs prévisions, se lançant dans des spéculations échevelées. Chaque maison devint ainsi un véritable centre de prospective. Chaque ordinateur, puisant largement aux informations scientifiques, politiques, sociologiques de l’extérieur, s’improvisa futurologue.

Georges s’assit un instant. Sa longue reptation à travers des salles de réception lilliputiennes avait laissé de grandes écorchures sur ses avant-bras. Au fur et à mesure qu’il progressait, le décor et les matériaux changeaient, on quittait manifestement le présent. L’habitat semblait maintenant conçu selon d’autres critères. Ainsi les placards ne contenaient plus la cohorte habituelle de pardessus et d’imperméables qui peuplent la plupart des penderies, mais des alignements de masques à gaz, de matraques. Chaque pièce était blindée, des réserves de vivres et de munitions semblaient prévues de pièce en pièce. […] Il en était ici comme partout ailleurs. La maison se développant sans cesse recyclait progressivement ses matériaux. Plus son chantier de construction avançait dans le futur, plus les substances constituant pour elle le « passé » s’affaiblissaient et se détérioraient. Chaque molécule était peu à peu récupérée à l’arrière et acheminée vers ce que l’ordinateur considérait comme le stade d’habitat le plus adéquat, vers sa dernière réalisation en cours. Le présent des habitants se trouvait ainsi lentement dévoré par la moisissure, le dégénérescence.

S. Brussolo, Vue en coupe d’une ville malade, 1980.

Vue en coupe d'une ville malade : pour un résumé des nouvelles, cliquer sur le lien. 

Ainsi l’univers de Brussolo montre comment les inventions technologiques, détournées de leur fonction initiale, servir l’homme, par des scientifiques dont le sadisme semble sans limites, conduisent à des mutations, d’abord de l’environnement, mais qui rejaillissent ensuite sur la personne humaine.

Claude Ecken(né en 1954)

D’abord auteur de nouvelles, et après un premier roman, L’abbé X (1984), Claude Ecken se lance dans la science-fiction avec L’Univers en pièce, en 1985, qui forme le premier volume d’une série intitulée « Chroniques télématiques ». Comme l’indique ce titre général, Ecken imagine un futur où règne une informatique toute-puissante, à l’instar d’une divinité. Mais la fascination qu’elle suscite produit un mode de vie effrayant car la communication « chairos », c’est-à-dire en chair et en os, est devenue impossible pour les « capitonnés », qui vivent enfermés chez eux et n’ont de contact avec l’extérieur que par leur « égordino », leur « ordinateur personnel. Pire encore, les machines vivent parfois à la place de leur propriétaire, réagissent aux événements de l’existence. Un mort peut ainsi continuer à vivre ou faire croire à une résurrection. Un autre recueil, Le Monde tous droits réservés (2006) poursuit dans cette direction. Il regroupe 12 nouvelles qui abordent d’autres réalités scientifiques, par exemple le clonage, qui, grâce à des clones chargés de diverses activités, permettrait de mener plusieurs vies en parallèle. Mais si les clones entrent dans une lutte de pouvoir… et si on ne les distingue plus de l’original… Risque aussi avec la génétique, quand l’État, contrôlant les génotypes et en attribuant à chacun un ADN, prédéterminerait l’avenir de ses citoyens. Il deviendrait même possible de s’incarner dans des entités extra-terrestres pour parcourir l’univers. Mais ces possibles, loin d’ouvrir des perspectives heureuses, ne sont, chez Ecken, qu’autant de  formes d’aliénation de l’homme et sources d’inquiétantes évolutions sociales

Limite
Klein
Andrevon
Curval
Jeury
Jouanne
Berthelot
Brussolo
Ecken
bande dessinee

La bande-dessinée

Christophe, Les Facéties du sapeur Camember, "On ne pense pas à tout", planche, 1896. 

Pas plus que nous ne l’avons fait pour le roman policier ou les récits de science-fiction, nous ne remonterons pas ici aux origines de la bande dessinée, dès la fin du XIX° siècle avec Christophe et son « sapeur Camember » ou, au début du XX° siècle, avec Pinchon et sa « Bécassine ». Les caractéristiques de l’analyse de ce qui s’affirme aujourd’hui comme un genre littéraire à part entière –  voire est qualifié de 9ème art – sont, elles, étudiées sous l’onglet "autres genres".

Nous avons choisi d’observer ce genre dans la période qui marque une véritable évolution, car, à la fin des années 60, elle se détache progressivement de son public d’origine, les enfants, pour conquérir un public adulte. De ce fait, elle recherche d’autres modes de diffusion et diversifie ses thèmes et ses techniques.

Pour en savoir plus, une remarquable exposition de la BnF, et un parcours historique : cliquer sur l'image et sur le lien. 

L'évolution du genre

Pilote, Spécial Mai 68, couverture, mai 2008.

Mai 68, avec les revendications de liberté d’expression, marque une rupture dans la bande dessinée : le consensus antérieur qui, avait, par exemple, assuré la célébrité de Goscinny (1926-1977) et Uderzo (né en 1927), les créateurs d’Astérix, est alors remis en cause. Dès 1969, Les Cahiers de la bande dessinée, revue dirigée par Jacques Glénat, accompagneront jusqu’en 1990 l’évolution du genre, le sortant du ghetto de la « littérature pour enfants » et lui accordant, de ce fait, une reconnaissance artistique.

Au fil de cette évolution, trois directions se distinguent :

       La sexualisation, entreprise dès 1962 par Jean-Claude Forest (1930-1998) avec son héroïne symbolique de la libération sexuelle, « Barbarella », se poursuit avec des créations qui s’affirment érotiques, voire, ultérieurement, pornographiques. Reconnu, en 1983, par le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, le dessinateur Georges Prichard met en scène des femmes « sexy », telles « Paulette », dans les albums réalisés de 1971 à 1974 avec Wolinski, ou « Blanche Épiphanie », 5 albums de 1972 à 1987, en association avec le scénariste Jacques Lob (1932-1990). Certaines de ses œuvres, aux thèmes influencés par le marquis de Sade, sont encore censurées dans certains pays. Il a aussi adapté des classiques de la littérature érotique, notamment Le Kama-Sutra de Vatsyayana, La Religieuse de Diderot ou Les Exploits d’un jeune Don Juan d’Apollinaire.

       L’engagement politique se traduit par des créations qui contestent l’idéologie capitaliste et les formes de la société « bourgeoise ». Des magazines comme Charlie, fondé en 1969 par Delfeil de Ton et publié jusqu’en 1986, L’Écho des savanes, qui fait connaître, dès 1972, Claire Bretécher et Marcel Gotlib,  ou encore Fluide glacial et Circus, en 1975, permettent à cette forme critique de la bande dessinée de toucher un large public. 

Faizant, "Giscard d'Estaing",  Le Figaro.

"L'actualité en Israël", vue par Plantu.

La presse généraliste d’information, Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, offre aussi une place à ces auteurs, notamment à Reiser (1941-1983), Plantu (né en 1951), Wolinski (1934-2015), ou à ceux qui soutiennent le point de vue adverse, comme le gaulliste Jacques Faizant (1918-2006) dans Le Figaro.

    Le slogan de mai 68, « L’imagination au pouvoir », est mis en application : libre-cours est laissé à l’imagination, qui s’autorise toutes les audaces, textuelles comme graphiques. Dans ce domaine aussi la presse joue un rôle important : le magazine Métal hurlant, édité par Les Humanoïdes associés, sous l’impulsion de son rédacteur en chef Jean-Pierre Donnet de 1975 à 1985, associé à des auteurs comme Philippe Druillet et Moebius, offre, par exemple, un support au rapprochement entre la BD et la science-fiction. De même une maison d’édition comme Futuropolis, fondée en 1974, cherche à mettre en avant des auteurs originaux, tant pour leur récit que pour leur graphisme.

Cette même année 1974 accentue la reconnaissance accordée à la bande dessinée, avec la création d’un Festival à Angoulême, entre 80 et 90, d’autres festivals naîtront. 

La dernière décennie du siècle voit la bande dessinée s’affirmer encore davantage comme un genre littéraire intellectuellement et esthétiquement légitime, de plein droit. D’une part, l’ambition narrative s’enrichit, pour rapprocher la BD du « roman » : l’éditeur Flammarion intitule sa nouvelle collection « Roman BD », les Humanoïdes associés, eux, promeuvent une collection nommée « Roman Graphique ». La structure narrative devient complexe, les personnages s’enrichissent d’une profondeur psychologique, et l’image, en s’attachant à mettre en scène une atmosphère, veut développer sa propre puissance.

D’autre part, les auteurs revendiquent leur droit aux initiatives les plus audacieuses. On voit ainsi naître, en 1992, l’OuBaPo, Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, qui, sur le modèle de l’OuLiPo, cherche à explorer toutes les possibilités du langage de la BD par l’utilisation de contraintes pré-imposées. Mais, même sans aller jusque là, s’affirme, chez de nombreux auteurs, la volonté d’un renouvellement permanent : ne pas fixer le dessin dans un style immuable, ne pas céder à la tentation de créer une « série » avec des personnages récurrents.    

La BD, miroir de la société

Un premier constat sur la BD après 68 est la place croissante qu’y occupe le réel. Il ne s’agit plus d’offrir au lecteur le rêve ou l’évasion, mais de lui tendre un miroir, le  plus souvent grossissant, pour qu’il y contemple sa propre société et ses comportements. Il suffirait aujourd’hui de reprendre bien des BD des années 70-80 pour réaliser une étude sociologique des mutations de cette période, par exemple les libertés croissantes, à l’école et dans les familles, les revendications féministes, la place nouvelle prise par la jeunesse, la question des banlieues...

Marcel Gotlib (1934-2016)

M. Gotlib, "Superdupont", le super-héros.

Dès "Les Dingodossiers", publiés dans Pilote de 1963 à 1967 sur des scénarios de Goscinny, Gotlib s’impose par la dimension comique de chaque double planche, satire de la société française. Cette approche humoristique se confirme dans "La Rubrique-à-brac" qui leur fait suite en 1968, toujours dans Pilote, où le dessinateur prend aussi en charge l’expression textuelle, et dans les pages publiées dans L’Écho des savanes (1972) ou Fluide glacial (1975), deux magazines qu’il a lancés. 

Mais le rire est aussi un moyen de dénoncer. Par exemple le personnage de Superdupont, créé avec Lob dans Pilote en 1972, caricature du Français chauvin, enfermé dans ses certitudes, prêt à tout pour défendre son « bon droit » contre ses ennemis de « l’Anti-France », est une illustration cocasse des adhérents du Front National, dont le poids s’accentue dans la vie politique. Comme eux, Superdupont devient le superhéros qui va défendre « les vraies valeurs de la vraie  France », la Marseillaise, la Tour Eiffel, sans oublier le vin et le fromage français… et s’opposer à ces « étrangers » qui sabotent le  pays.

Pour en savoir plus, le site officiel de Gotlib : cliquer sur l'image 

Gotlib, "La rubrique-à-brac", Pilote.

Cabu (1938-2015)

Dans le même registre satirique Cabu crée, en 1973 dans Charlie-Hebdo, son personnage du « beauf », autre illustration d’un Français raciste, râleur, violent (contremaître dans une usine d’armement, il est, bien sûr, chasseur), obsédé sexuel, qui fréquente assidûment les bistrots et assène ses convictions par un « yaka-faucon » toujours simpliste et réactionnaire. « J’ai réuni en un personnage tout ce qu’on pouvait imaginer de pire », explique Cabu.

Il s’oppose ainsi à l’autre héros emblématique de Cabu, le Grand Duduche, né antérieurement, en 1963, pour illustrer des textes de Goscinny pour "La Potachologie illustrée", rubrique traitant plaisamment de la vie lycéenne. Mais c’est surtout après 68 que ce personnage devient représentatif des changements à la fois dans l’enseignement, avec ses multiples réformes, et dans les modes de vie de la jeunesse.

Il en illustre les opinions contestataires, la détestation de l’armée et de la police, de la publicité qui fonde la société de consommation, et les engagements successifs, parfois contradictoires comme les badges qu’il arbore fièrement, tout en se moquant du cinéma et de la musique de papa. Ces deux personnages antithétiques traduisent, à eux seuls, les courants de pensée qui traversent les dernières décennies du siècle.

Cabu, "Le Grand Duduche".

Claire Bretécher (née en 1940)

C. Bretécher, "J'élève mon enfant", Les Frustrés.

C. Bretécher, "Agrippine".

La « meilleure sociologue de l’année », c’est ainsi que Roland Barthes la qualifie en 1976, et comment ne pas voir, en effet, dans les personnages créés par Bretécher, tels les « Frustrés », « Agrippine », les « Mères »…, les doubles de ceux qui marquent les changements sociaux du dernier quart de siècle. Après les « Salades de saison », dans Pilote entre 1971 et 1973, ce sont les « Frustrés », publiés dans Le Nouvel Observateur de 1973 à 1981, et regroupés en albums, qui lui valent le succès, alors même que ses personnages sont une évidente caricature des intellectuels lecteurs de ce magazine : gauchistes et soixante-huitards attardés, mais profitant d’un mode de vie bourgeois, se plaisant à afficher leur anti-conformisme mais pris au piège de ce nouveau snobisme. 

Cadres qui se veulent bohèmes ou femmes prônant leur libération, tous représentent les idées alors « à la mode », dans l’éducation, dans les relations de couple, mais leur discours stéréotypé finit par se vider de tout sens, les enfermant dans de nouveaux stéréotypes aussi stériles que ceux que véhiculait la tradition.

Les neuf albums autour d'Agrippine, de 1988 à 2009, forment comme une suite des « Frustrés », dont cette héroïne adolescente est la digne héritière : gâtée par des parents-copains, avec lesquels les disputes sont incessantes, elle est, elle aussi, enfermée dans un vide existentiel, entre ses désirs de consommation et son souci futile de l’apparence, et des interrogations sans réponse sur son avenir.

Pour découvrir Bretécher, son site officiel :

cliquer sur l'image.

Franck Margerin (né en 1952)

F. Margerin, Lucien le rocker

C’est un autre cadre que dépeignent les BD de Margerin, celui de la banlieue sud de Paris, Malakoff où vit son personnage de Lucien, né dans Ricky Banlieue (1979) pour un numéro « Spécial rock » du magazine Métal hurlant. Cette caricature de guitariste rocker, avec son blouson en cuir, son jean, ses santiags aux pieds, et, surtout, sa « banane », illustre, avec ses copains musiciens et motards, les « galères » de ceux qu’on commence à appeler les « loubards ». L’originalité de Margerin est d’avoir fait vieillir son héros, fait rarissime dans la BD dont les héros traversent le temps sans prendre une ride. Dans le neuvième tome, Lucien toujours la banane (2008), il est, en effet, devenu un quinquagénaire, grisonnant et au ventre rebondi, père de deux enfants, Lucile, 17 ans, et Eddy, 12 ans. 

Pour découvrir l'univers de Margerin, son site officiel : cliquer sur l'image. 

Cela permet à son créateur de rire des nouveaux modes de vie, addiction aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo par exemple, en se moquant de la nostalgie des années 70 qui habite un héros un peu dépassé par son rôle de père.

C’est encore ce décor de la rue et de la banlieue, avec les rencontres qu’on peut y faire mais aussi ses risques, que parcourt Momo le coursier, autre personnage créé en 2002. Son originaire cap-verdienne lui fait subir le racisme ordinaire, et le contraint, pour vivre, à accepter tous les petits boulots, dont celui de livreur sur son scooter.

L'Histoire revisitée

Déjà Hergé, dans les voyages effectués par Tintin, au Tibet, au Congo, en Amérique latine…, ou Pinchon avec sa Bécassine qui participe à la 1ère guerre mondiale du côté des alliés, infirmière ou pilote d'aéroplane, ou se rend « chez les Turcs », avaient enraciné la BD dans un contexte historique. Il s’agissait alors d’éduquer de jeunes lecteurs. C’est cette même visée qui anime certaines éditions chez Larousse, telles l’Histoire de France en bande dessinée (1976-78) ou La Découverte du monde en bande dessinée (1978-1980), sur les grandes découvertes.

Mais dans les années 70, à l’image de l’intérêt que l’on a pu constater dans le roman, la fiction historique devient plus directement le fondement de la BD, qui s’appuie sur un rigoureux travail de documentation, et revisite toutes les époques.

François Bourgeon (né en 1945)

Après avoir évoqué le monde médiéval dans sa première série, Brunelle et Colin (1979), sur un scénario de Robert Génin, il débute la même année dans la revue Circus une nouvelle série, Les Passagers du vent, sept tomes d’une saga maritime qui relate les aventures de la jeune Isa, abolitionniste, lors de la traite négrière au XVIII° siècle. Il revient au Moyen-Ȃge avec Les Compagnons du Crépuscule (1984), améliorant encore le réalisme de l'iconographie pour les paysages, les bâtiments, et les personnages, tout en restituant la langue même du XIV° siècle, les violences de la guerre de Cent ans, les superstitions, les légendes et les malédictions dans lesquelles baigne cette époque. Lui-même explique, outre les recherches effectuées pour les décors, son travail sur la langue :

F. Bourgeon, "Le dernier chant de Malaterre",

Les Compagnons du crépuscule, 1993.

F. Bourgeon, "Le comptoir de Juda",

Les Passagers du vent, 1981.

En dehors des grands auteurs, j’ai pu trouver quelques recueils de farces du Moyen-Ȃge. Ces saynètes jouées sur les parvis d’église ou sur les champs de foire étaient faites pour le peuple et respectaient son langage et sa gouaille. Elles m’ont permis d’inventer un langage nourri de mots vieillis et d’expressions anciennes, mais, en réalité, simplement ‘‘coloré’’ médiéval. J’ai employé des termes oubliés en sélectionnant ceux qui font encore sens par l’étymologie ou par analogie. 

F. Bourgeon, propos recueillis par Jean-Sébastien Chavannes.

Jacques Tardi (né en 1946)

J. Tardi, Le démon de la tour Eiffel", Les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-sec, 1976.

Tardi et la grande guerre : cliquer sur l'image.

Ce sont Les Aventures extraordinaire d’Adèle Blanc-Sec, série commencée en 1976, sur fond de Belle-Époque parisienne, qui valent à Tardi ses premiers succès. Son héroïne, mue par une curiosité inlassable, traverse, dans un cadre sombre et souvent mystérieux, de multiples péripéties entre 1911 et 1922, victime de dangereux savants ou de policiers violents, risquant sans cesse la  mort lors d’attentats. Mais Tardi la fait disparaître entre 1913 et 1918, lui épargnant ainsi la 1ère guerre mondiale.

C’est pourtant cette période qui sous-tend l’essentiel de son œuvre, et lui vaut la reconnaissance au festival d’Angoulême. Un Épisode banal de la guerre des tranchées (1970) marque l’introduction de ce thème, repris ensuite dans La Fleur au fusil, où le héros Lucien Brindavoine devient un poilu de la grande guerre confronté à l’absurdité des combats. Puis, il est développé dans les chroniques de combat parues dans le périodique (À suivre).

Pour en savoir plus sur l'univers d'Adèle Blanc-sec : cliquer sur le lien.

Tardi lui consacre de nombreux ouvrages, tels La véritable histoire du soldat inconnu (1974), Le Trou d'obus (1984), Où vas-tu petit soldat ? À l’abattoir ! (1989)... Si, au début, la guerre ne sert que de toile de fond aux aventures, peu à peu c’est elle qui devient le centre d’intérêt des albums, appuyés sur la documentation précise que l’historien Jean-Pierre Verney lui fournit, archives, documents, photos, objets..., dont témoigne C’était la guerre des tranchées (1993). L’ouvrage, en reprenant des planches antérieures et en les complétant, montre la vie quotidienne des soldats, anti-héros victimes d’un destin qu’ils ne maîtrisent pas, celui tracé par le nationalisme d’États avides de puissance. D’où des visions en noir et blanc, souvent macabres, cadavres gisant dans la boue, arbres décharnés et décors en ruines… 

Les talents graphiques de Tardi se révèlent aussi dans ses adaptations des romans de Léo Malet, avec sa mise en scène du personnage de Nestor Burma, par exemple par exemple dans Brouillard au pont de Tolbiac (1982), ou ses illustrations des ouvrages de Céline, tels Voyage au bout de la nuit (1988) ou Mort à crédit (2008).

Mais c’est encore la guerre, cette fois-ci la seconde, que représente Moi, René Tardi, prisonnier de guerre - Stalag IIB (2012), transposition sous forme de BD des carnets de son père, où celui-ci évoque sa jeunesse, ses années de guerre et de prison en Allemagne.  L’Histoire rejoint alors la dimension autobiographique.

Engagement politique et BD "de reportage"

Certains créateurs mettent la BD au service de leur engagement politique, en  traitant, après une enquête minutieuse proche du travail d’historien ou du journalisme d’investigation, des questions d’actualité. On en arrive ainsi à une bande dessinée dite « de reportage ».

Chantal Montellier (née en 1947)

Dès ses débuts, son engagement militant s’affirme, par exemple par sa participation au magazine semestriel de BD féministe Ah ! Nana, fondé en 1976 : « J’ai proposé une série sur les bavures policières qui, sous Giscard, étaient nombreuses et peu sanctionnées. Les dessins à la Dick Tracy s’appelaient Anti-Gang », explique-t-elle. Toute son œuvre ultérieure, sa collaboration à la revue (À suivre) dès 1978, avec, par exemple, la série "Julie Bristol" jusqu’en 1994, ou des albums tels Le Sang de la Commune (1982), La Toilette (1983), sur des scénarii de Pierre Charras, ou Un Deuil blanc (1987), poursuit dans cette voie. L’analyse de Thierry Groensteen résume parfaitement les thèmes abordés par Montellier, autant de preuves de ses combats : « Dans ses bandes dessinées, Chantal Montellier s’est attaquée notamment aux bavures policières, au terrorisme d’Etat, au viol, à l’enfermement, à la déshumanisation de nos sociétés modernes, au monde de l’art gangrené par le cynisme, l’argent et l’individualisme. Elle n’a cessé, en somme, de faire croisade contre tous les mécanismes d’oppression et d’aliénation du citoyen, de la femme et de l’artiste. » C’est ce que révèle aussi la Préface de L’Esclavage c’est la liberté (1984), album au titre provocateur :

L'esclavage c'est la liberté. Cette phrase typiquement "doublethink", se trouve dans une fiction bien connue de George Orwell "1984", et c'est le pouvoir-Big Brother qui l'énonce.

"1984" ! Date fatidique qui voit triompher toutes les oppressions, qui consacre l'échec des sociétés civiles. Des dictatures à visage fraternel (L'amour c'est la haine !) écrasent des masses d'individus entièrement dépossédés d'eux-mêmes, de leur histoire, de leurs origines, de leur imaginaire, de leur vie intellectuelle, spirituelle et même amoureuse ! […]

Mais, direz-vous, "1984", c'est aussi de la fiction !, la réalité est bien différente ! N'est-ce pas !... N'est-ce pas ?

Si, par certains côtés, la France d’aujourd'hui s'éloigne quelque peu du cauchemar d'Orwell, il suffit de regarder autour de soi, pour voir un peu partout, des tendances à l'œuvre qui vont dans le sens de l'univers de "1984".

Partout ou presque dans le monde capitaliste le nombre des chômeurs croît parallèlement aux capacités de destruction ! Les progrès de la technique sont aussitôt confisqués et reconvertis en plus-value qui est utilisée pour mieux contrôler les travailleurs, leurs luttes, leurs aspirations, leurs désirs. Pour les réduire ou les anéantir. (La mort c'est la vie !) Partout ou presque il n'est question que de guerre, de répression, d'écrasement... (La guerre c'est la paix !)

Le budget militaire américain est de plus de deux cents milliards de dollars et le budget fédéral de la culture égale à zéro ! (Qui peut le plus, peut le moins !)

Quant aux "roses nouvelles" que chantait Maïakovsky, n'ont-elles pas perdu leur éclat dans la nuit du goulag (La nuit c'est le jour !), des procès staliniens, à Budapest, à Pragues, à Pnom-Penh et à Gdansk?
Des pouvoirs techniques accrus naissent des dangers nouveaux, jusqu'à la "production de l'humain" qui menace de devenir inhumaine :

"L'homme va enfin maîtriser, intervenir sur le capital génétique, nous sommes désormais capables de distribuer les cartes nous-mêmes", disait un bio-généticien. Mais quelles sont ces cartes et qui est ce "nous-mêmes"? Ne risque-t-il pas de ressembler comme un frère (un clone) à celui, manipulateur, dont parle Aldous Huxley dans "Le Meilleur des Mondes", autre fiction édifiante?
"Grâce aux manipulations génétiques, l'ordre humain prendra la place du hasard"! affirmait le même "professeur Nimbus". Du hasard ou du désir? Et quel est cet ordre? Le dernier avatar de la société patriarcale peut-être? Un ordre sécrété depuis des millénaires et prenant racines dans la grande peur de l'homme (du mâle) face à la maternité, principale force de vie ? […]

C. Montellier, L'Esclavage c'est la liberté, Préface, 1984

Pour découvrir l'univers de Montellier : cliquer sur le lien.

Étienne Davodeau (né en 1965)

E. Davodeau, Rural ! : chronique d'une  collusion politique, 2001. 

C’est dans cette lignée que s’inscrit Étienne Davodeau, qui obtient d’ailleurs, en 2006 et en 2007, le Prix France-Info de la bande dessinée et de reportage. Déjà dans Constat (1996), un des personnages, le retraité Abel, était représentatif d’un engagement actif et permettait des évocations historiques : ancien ouvrier d’usine, communiste, il quitte la France à son retour de déportation pour participer à toutes les révolutions et guerres d’indépendance, à  Prague, Budapest, en Chine, au Vietnam, à Cuba, dans plusieurs pays d’Afrique…

Les œuvres ultérieures poursuivent dans cette voie, qu’il s’agisse d’une « affaire » particulière, comme l’assassinat du juge Renaud en 1975, évocation des actions troubles de la Vème  République, dans Mort d’un juge (2014), réalisée en collaboration avec le grand reporter Benoît Collombat, ou d’une représentation plus générale des combats politiques dans Rural ! : chronique d’une collusion politique (2001), récit des coulisses de la construction d’une autoroute, ou Les mauvaises Gens (2005), qui raconte la vie de ses grands-parents ouvriers, militants syndicalistes. On note dans ces BD la place qu’occupe le créateur lui-même, avec la reproduction de ses carnets de notes et de ses esquisses, ou représenté en pleine activité, interviewer, photographe, ou dessinateur.

Bande dessinée et "polar"

Dès ses débuts, la BD pour la jeunesse avait su introduire des mystères, que les héros, tels Bibi Fricotin, Les Pieds Nickelés, Zig et Puce et Tintin, le petit reporter curieux et perspicace, devaient résoudre. Mais c’est le scénariste belge André-Paul Duchâteau, lui-même auteur de romans policiers, qui fait du genre policier le fondement même de la BD en créant, avec le dessinateur Tibet, le personnage de Ric Hochet, 78 volumes de 1955 à 2010. Il adapte aussi plusieurs des « Arsène Lupin » de Maurice Leblanc, et des « Rouletabille » de Gaston Leroux.

À sa suite, Jacques Tardi adapte Léo Malet, imagine son enquêtrice originale, Adèle Blanc-sec, et crée, en 1977, dans L’hebdo de la BD, avec le romancier Jean-Patrick Manchette, son « privé » Griffu. Sur fond de règlements de compte, parfois sanglants, entre monde de la pègre et jeunes femmes en détresse à sauver, Griffu promène sa désinvolture maladroite, mise en valeur par le réalisme du trait, qui évoque les romans noirs à l’américaine.

J. Tardi -J.-P. Manchette, Griffu, 1978.

Mais ce sont les deux dernières décennies du siècle qui achèvent la greffe du polar sur la BD : elle en restitue l’atmosphère particulière, couleurs sombres de l’espionnage ou violence du thriller. De nombreux dessinateurs transposent en BD des polars, par exemple Loro et North, qui réalisent une série,  Les Enquêtes de l’inspecteur Beaugat, d’après ADG, ou Wolinski qui, avec Melvin van Peebles, adapte en 1979 La Reine des pommes de Chester Himes.

Alain Dodier (né en 1955)

Il se fait connaître, à partir de 1982, par une série de BD policière, Jérôme K. Jérôme Bloche, d’abord réalisée avec les scénaristes Makyo et Serge Le Tendre, puis, pour le quatrième album et régulièrement à partir du sixième, assurée seul. Son héros, dont le nom s’inspire de l’écrivain anglais, est un jeune détective privé, qui, avec sa fiancée Babette, hôtesse de l’air, s’emploie à résoudre des énigmes. Son personnage, sauf pour son imperméable et son chapeau, est trop maladroit pour ressembler véritablement aux « privés » américains, malgré les références que le lecteur peut reconnaître. Ce qui l’intéresse, plus que de jouer les justiciers, est la quête de la vérité, des ressorts psychologiques qui animent les êtres. D’ailleurs, à plusieurs reprises, il ne livre pas le coupable à la police. Les intrigues se déroulent dans un univers réaliste, pour les décors, soigneusement restitués, et pour l’attitude, la gestuelle, des différents personnages. Pour Dodier, le dessin se suffit souvent à lui-même, certaines planches restant même « muettes ».

A. Dodier-Makyo, Jérôme K. Jérôme Bloche, "A la vie, à la mort", 1986.

Pour découvrir le personnage de Jérôme Bloche : cliquer sur le lien.

Pour en savoir plus sur le travail de Dodier.

Bande dessinée et science-fiction

Comme pour la BD policière, quelques auteurs, tels Hergé dans Objectif Lune (1950) ou Franquin dans Le Dictateur et le champignon (1953), avaient conçu des intrigues relevant de l’anticipation. Mais ce sont les années 70 qui voient l’explosion de la BD de science-fiction. Elle entre d’abord dans la BD « classique », comme Spirou, Ricochet, ou dans Pilote à partir de 1967 avec Valérian agent spatio-temporel, personnage créé par Pierre Christin et Jean-Claude Mézières. Ce magazine consacre d’ailleurs cette implantation avec deux numéros « Spécial science-fiction », en 1975 et en 1977. Mais déjà, en 1974, le scénariste Jean-Pierre Dionnet et les auteurs de BD, Philippe Druillet et Moebius, avec l’appui du financier Bernard Farkas, avaient fondé « Les Humanoïdes associés », maison d’édition destinée à accueillir en priorité la science-fiction, et, en 1975, une étape décisive est leur création de la revue Métal Hurlant, essentiellement axée sur la science-fiction et le fantastique, dont Dionnet est le rédacteur en chef jusqu’en 1985.

Moebius, couverture de Métal Hurlant, n°1, 1er janvier 1975. 

Pour en savoir plus, un site très complet : cliquer sur l'image.

Témoigne de cet essor le succès obtenu au Festival International d’Angoulême : sept des auteurs primés de 1980 à 1990, Moebius, Gillon, Forest, Mézières, Billal et Druillet, dessinateurs, et Lob, scénariste, sont des auteurs de BD de science-fiction, tous actifs dans Métal Hurlant. Parmi un très grand nombre d’auteurs de valeur, trois d’entre eux nous paraissent particulièrement intéressants pour leur apport spécifique.

Philippe Druillet (né en 1944)

P. Druillet, Les six Voyages de Lone Sloane, 1972. 

Précurseur, il adopte une esthétique qu’on pourrait qualifier de « psychédélique » par sa dimension onirique. Dans la série des Lone Sloane, inaugurée en 1970 dans Pilote, son personnage, navigateur interstellaire solitaire, est le dernier représentant de l’humanité, au milieu de robots et d’extra-terrestres monstrueux. Les lieux qu’il parcourt, les bâtiments notamment, prennent des dimensions gigantesques, ce qui contribue à effacer l’humain, et le lecteur aussi se retrouve perdu, égaré, dans l’impossibilité de maîtriser la totalité du sens. Cette impression d’égarement est accentuée par la disparition des cases, remplacées par des vignettes que délimitent, non plus un contour, mais l’image elle-même, le corps d’un personnage par exemple, les contours d’un décor ou des signes calligraphiques, ce qui permet une lecture plurielle. Parfois une seule illustration figure en pleine page, ou amplifiée encore en double page, accompagnée d’un pavé textuel, ce qui annonce déjà les futurs « romans graphiques ».

D’ailleurs, ne peut-on pas parler de « roman graphique » quand, en 1980, Druillet fait paraître le premier tome de sa trilogie Salammbô, qui place Lone Sloane, réincarné sous traits de Mathô le barbare, dans le cadre et l’intrigue du roman homonyme de Flaubert, qu’il transpose, avec une grande fidélité, dans un futur lointain. Nouvelle occasion de créer ces vastes fresques épiques, violemment colorées, que Druillet affectionne.

Pourtant, une série s’oppose à cette démesure, Vuzz, dont le premier album sort en 1974. Le personnage, un guerrier pillard, se meut dans un univers dépouillé, vide accentué par le choix du noir et blanc, et Druillet se  montre à nouveau précurseur en supprimant tout dialogue, pour la première fois dans une BD. Au lecteur alors d’interpréter le sens des rencontres faites par Vuzz, sorcier pédophile, zombies, lapins géants…, qui le plongent dans un monde décalé où les réactions du « héros » prêtent souvent à sourire.

Quels sont les moments clés de votre entrée en BD ?

Avec l’école belge, dont j’étais un grand lecteur (Tillieux, Franquin, Hergé, Jacobs), j’ai appris que l’on pouvait créer des mondes et que des gens pouvaient s’exprimer avec un simple crayon ou une plume. De manière inconsciente ou confuse, j’ai senti assez tôt que la BD était un art majeur. C’est aussi la découverte de Barbarella, l’héroïne créée par Jean-Claude Forest en 1962, et la rencontre avec Franquin en 1964. La période Pilote, à partir de 1969, est  aussi un moment important. Il fallait créer le renouveau en BD. […]

Par votre œuvre, vous avez toujours milité pour la BD en tant qu’art à part entière. Pourquoi ?

J’ai grandi dans un monde sans culture. J’ai fait mes humanités aux puces de Paris et j’ai construit ma culture là-bas. J’avais un appétit, j’étais curieux et on m’a d’abord dirigé vers la photographie. Puis je suis devenu un obsédé de la bande dessinée. J’avais besoin d’image, de rêve et la BD c’étaient les écrans de cinéma chez vous, un outil d’évasion absolu et la possibilité de reconstruire des systèmes narratifs. Elle offre un monde d’images, mais c’est aussi un mystère, comme un art sublime du mensonge.

Comment travaillez-vous ? Il paraît que vous pouvez entrer en transe au moment de dessiner.

Sachez-le, je suis sous acide de façon naturelle. Mon grand ami Jean-Pierre Dionnet, l’âme de Métal Hurlant, me  qualifie d’ailleurs d’« enlumineur paranoïaque ». Quand vous êtes face à la page, vous habitez avec votre inspiration et vous êtes comme un architecte. J’ai une idée de la mise en page et de la narration, mais je ne fais pas de storyboard comme Bilal ou Tardi. Quand je dessine, je suis en transe et aussitôt la planche finie, je veux attaquer la suivante. Je commence par le haut et me dirige vers le bas. Il se produit toujours quelque chose de miraculeux la planche finie. Je pense parfois au travail d’un bénédictin qui, tel un artisan, mettrait en image l’idée folle d’un auteur. […]

Propos recueillis par M. Ellis, 2017.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Druillet, son site officiel : cliquer sur l'image.

Moebius, pseudonyme de Jean Giraud (1938-2012)

Moebius, Arzach, Métal Hurlant,n° 39, 1979.

Jean Giraud se fait connaître par la série Blueberry, nom de son héros, lieutenant de l’armée américaine après la guerre de Sécession, sur des scénarii de Jean-Michel Charlier, représentative de l’école franco-belge.

Mais, sans abandonner, sous le nom de Gir, les aventures de ce personnage, il opère un total virage dans sa production à partir des années 70, en adoptant le pseudonyme de Moebius. Les bandes dessinées alors créées, Arzach, d’abord dans Métal Hurlant en 1975, puis en album en 1976, ou Le Garage hermétique de Jerry Cornelius (1976-1979), repris en album sous le titre Major fatal (1979), provoquent, en effet, un choc dans le monde de la BD, à la fois par le fond et par la forme.

L’intrigue d’Arzach, en effet, est difficile à restituer. D’une part, les 5 histoires des 35 planches semblent n’avoir aucun lien entre elles : le « héros », tour à tour nommé Arzak, Harzac, Harzach ou Harzack, parcourt, avec son « ptéroïde », un univers étrange, pour des découvertes et des missions dont on comprend mal le déroulement. D’autre part, la compréhension est d’autant moins assurée que le dialogue est totalement absent, et que Moebius détruit la linéarité des cases : la planche peut être lue sous plusieurs angles, et parfois se compose d’un unique dessin. L’ensemble s’affirme onirique, sortes de visions « underground » plutôt sinistres d’un univers minéral et vide, avec des personnages « humanoïdes » qui font planer d’obscures menaces.

La même impression de décousu ressort du Garage hermétique, due au fait que chaque planche a été écrite au fur et à mesure de sa publication, sans scénario préalable. Ainsi le petit astéroïde, que le major Gruber a transformé en « monde » à trois niveaux, est peuplé de créatures horribles, et constitué d’univers juxtaposés, effrayants soit par leur aspect sauvage, soit par leur hyper-technicité.

Enfin, citons les six albums de L’Incal, entre 1981 et 1988, récit qui suit, certes, un scénario, d’Alejandro Jodorowsky, mais les aventures de John Difool, dans sa quête de l’Incal source d’immenses pouvoirs, nous entraînent dans un univers complexe, où se mêlent des métaphysiques d’origines diverses et des notions d’alchimie : « Il aura affaire à des mouettes qui parlent, des extraterrestres idiots, un empire dictatorial ultra violent, des rats de 15 mètres commandés par une déesse nue, une bataille mémorable dans une fourmilière, une secte adepte des trous noirs, et enfin une bataille intersidérale entre le bien et le mal. » (« Les Humanoïdes associés »)

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Moebius, son site officiel : cliquer sur l'image.

Enki Bilal (né en 1951)

E. Bilal, La Trilogie Nikopol, La Foire aux immortels, 1980. 

E. Bilal, La Trilogie Nikopol, La Foire aux immortels, 1980. 

Son association avec le scénariste Pierre Christin, par exemple dans Les Légendes d’aujourd’hui (1975-1977) ou Fins de siècle (1979 et 1983), permet à Bilal de se faire connaître, et donne lieu à de nombreuses publications. Mais c’est seul qu’il crée, dans Pilote, Mémoires d’outre-espace (1978) et, surtout, La Trilogie Nikopol, commencée avec La Foire aux immortels en 1980, dont l’originalité lui vaut un grand succès.

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Entre science-fiction, anticipation et fantastique, l’objectif de l’ensemble de son œuvre est d’abord une dénonciation politique virulente. Par exemple l’histoire du deuxième album des Légendes d’aujourd’hui, La ville qui n’existait pas (1977), révèle, derrière la façon dont cette petite ville, ruinée par une crise économique, s’enferme dans une bulle de verre, pour vivre en autarcie dans un monde idéal qui rejette tout apport extérieur, une double attaque, des excès du capitalisme, et des dangers de l’idéologie marxiste. Souvenirs des origines yougoslaves de Bilal, sans doute… encore plus prononcés dans Partie de chasse (1983), second album de Fins de siècle, qui dénonce ouvertement les horreurs du communisme à l’est de l’Europe, délabrement de toute une société, multiplication des meurtres, scènes de violence… 

Le rouge du sang tranche sur un décor délabré, crasseux, aux couleurs le plus souvent sombres, tonalités contrastées qui sont la marque de cet auteur. Il crée ainsi une ambiance toujours glauque, particulièrement suggestive, telle celle du Paris de 2023 dépeint dans La Trilogie Nikopol. À propos de La Foire aux immortels, il explique : « Je suis parti d'une atmosphère oppressante de ville oppressée. D'où cette projection de Paris dans un futur proche et cette caricature d'un pouvoir totalitaire. En cela, il ne s'agit pas particulièrement d'une vision futuriste. Les références au présent et au passé donnent une impression de déjà vécu, de répétition, de recommencement perpétuel... »  

Enfin, dans La Tétralogie du Monstre, quatre albums sortis entre 1998 et 2007, Bilal se rapproche de la science-fiction cyberpunk pour dénoncer la nouvelle aliénation, cette fois due aux techno-sciences et aux mutations provoquées sur l’homme lui-même : il se retrouve ainsi dépossédé de tout pouvoir sur son propre corps, aliéné à des forces supérieures, à un pouvoir totalitaire directement greffé sur son corps. Parallèlement, Bilal enrichit aussi son graphisme, comme il le déclare à propos du Sommeil du monstre : « Je voulais convoquer des techniques qui échappaient jusque-là au genre de la BD, hybrider la matière de la peinture et les cadrages du cinéma. J'ai d'ailleurs modifié aussi ma façon de dessiner, avec des crayonnés rapides, que j'agrandissais à la photocopieuse et que je peignais ensuite, à l'acrylique, avec des rehauts de pastel. » (Ciels d’orage, conversations avec Christophe Ono-dit-Biot, 2011).

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