La fin du siècle : de crise en crise...
Le roman de mai 68 à la fin du siècle
Comme pour les autres genres littéraires, deux obstacles entravent l’analyse des évolutions du roman après 68.
D’une part, la mode, qui fait les best-sellers, est loin d’offrir une garantie de qualité. Ne l’offrent pas plus les prix littéraires, qui se sont multipliés, car les intérêts des grandes maisons d’édition l’emportent parfois sur la valeur littéraire.
Une vidéo INA : l'interview de Modiano à la remise du Goncourt.
La remise du prix Goncourt à Patrick Modiano en 1978 au restaurant Drouant.
Pour découvrir la liste des prix littéraires au XX° siècle : cliquer sur le logo.
D’autre part, chaque rentrée littéraire, en automne, et chaque printemps voient s’accumuler dans les librairies une telle quantité de romans qu’il est difficile pour un lecteur de discerner l’œuvre de valeur d’autres productions médiocres. Bien sûr, les rubriques « Livres » des magazines et des revues spécialisées, telles Le Magazine littéraire, La Quinzaine littéraire, la NRF ou Les Temps modernes, peuvent guider son choix, mais il est alors dépendant de la subjectivité du critique. Quant aux émissions de radio, par exemple « Le masque et la plume », créée en 1955 et qui accompagne toute la fin du siècle, et surtout de télévision, comme « Apostrophes », animée de 1975 à 1990 par Bernard Pivot, elles mettent souvent l’accent davantage sur la personnalité du romancier que sur son œuvre elle-même.
B. Pivot reçoit Bukowski à "Apostrophes", en 1978.
Malgré ces obstacles, nous essaierons cependant de dégager quelques grandes tendances, tout en accordant une place privilégiée aux romanciers d’ores et déjà reconnus.
Le roman dans les coulisses de l'Histoire
Le roman historique, genre qui s’affirme au XIX° siècle, trouve un nouvel élan après 68, peut-être parce que notre rapport à l’Histoire est devenu problématique, incertain, contradictoire. Sur une intrigue romancée, il s’agit de faire renaître les événements historiques ou la vie de personnages authentiques, tout un passé que l’éloignement, spatial ou temporel, rend fascinant.
Jeanne Bourin (1922-2003)
C’est ainsi toute une époque qui s’anime sous les yeux du lecteur, par exemple dans les romans de Jeanne Bourin, le moyen âge (La Chambre des Dames en 1979, Le Jeu de la tentation, en 1981) ou la Renaissance, avec Les Amours blessées (1987) qui raconte le lien amoureux qui a uni, pendant quarante ans, le poète Ronsard et sa « muse », Cassandre Salviati. La Chambre des dames offre une chronique de la famille Brunel, orfèvres du XIII° siècle, et tout particulièrement des femmes, Mathilde, la mère, trente-quatre ans, et Florie, sa fille, quinze ans, qui se marie. Fiction de l’intrigue, qui raconte une folle passion, mais le cadre historique, lui, est rigoureux, comme le confirme, dans la Préface, Régine Pernoud, historienne médiéviste : « les Brunel vivent sous nos yeux comme on vivait en ce XIIIème siècle rayonnant où l'on mêlait gaillardement vie charnelle et vie spirituelle. Et bien des idées reçues se voient battues en brèche. » La forme narrative reste traditionnelle, avec un récit pris en charge, soit par un narrateur omniscient qui, parfois, cède la place au point de vue interne d’un personnage, soit, par exemple dans Très sage Héloïse, par le « je » d’un narrateur témoin, ici des amours célèbres – et impossibles – entre Héloïse et son précepteur, Abélard.
Françoise Chandernagor (née en 1945)
Cette fidélité dans la reconstitution d’une époque se retrouve chez Françoise Chandernagor, dans ses romans centrés sur des temps reculés, le XVII° siècle, comme L’Allée du roi (1981), qui fait revivre la marquise de Maintenon, ou sur le XVIII° siècle, dans L’Enfant des Lumières (1995). Elle réussit à restituer la langue même du siècle classique, de même que celle qu’adoptent les auteurs des Lumières. Mais elle s’est aussi intéressée à des époques plus récentes, par exemple dans La Sans-pareille (1988), biographie fictive d’une égérie de la V° République, qui nous fait notamment découvrir les coulisses des milieux politiques. Pour preuve de cette volonté de véracité dans une trame romanesque, ses réponses lors d’un entretien avec C. Ferniot et P. Delaroche (Lire, le 01/03/2007) : « Chercher les caractéristiques d'une époque passée, ne pas se laisser dominer par l'ampleur de la recherche est une des difficultés du roman historique, car je veux respecter l'histoire et non la violer.[…]Je respecte la vérité historique. J'aime faire des recherches. Je ne veux pas faire d'anachronismes. Prenez L'allée du roi. Mme de Maintenon était un personnage mal connu, caricaturé. Il y a des éléments que l'on connaît et d'autres qui sont ignorés. J'aime reconstituer mon personnage « de l'intérieur ».
Pour en savoir plus, un site officiel : cliquer sur l'image.
[...] Je ne rencontrais point non plus de divertissement à mon ennui dans le charme des lieux : j'avais le château de Saint-Germain en horreur. Non point les entours et l'emplacement, qui offrent des merveilles à la vue, mais les bâtiments me déplaisaient. L'architecture en est sans grâce, la brique de médiocre apparence, la cour du château-vieux parfaitement laide, et les intérieurs des deux palais les plus incommodes du monde.
Les fêtes brillantes qu'on y donnait sans cesse pour amuser le courtisan, les bals, les opéras, les feux d'artifice, les comédies ne pouvaient masquer ce que l'endroit avait de dégoutant, une fois les lumières éteintes : on ne pénétrait dans la grande cours qu'en défilant entre les échoppes et les éventaires où les "officiers du serdeau" vendaient à leur profit les restes de "la Bouche du Roi"; pour parvenir aux magnifiques appartements d'apparat du monarque et des princes, il fallait d'abord fendre la foule des courtisans démunis et du menu peuple qui se pressaient autour de ces baraques branlantes, affronter les odeurs de graillon, et piétiner allègrement os de poulets, reliefs d'ortolans, et quignons de pain; cela fait, on avait le plaisir de monter encore quelque sombre escalier bien puant du soulagement qu'y prenaient les chiens et les gentilshommes, de traverser des paliers couverts d'ordures et des antichambres où régnait le "parfum" lourd des garde-robes et des privés. [...] Si l'on avait ensuite le bonheur d'échapper aux coupe-bourses et aux tire-laine, qui patrouillaient en liberté dans les salons, et qu'on n'avait laissé dans l'aventure ni les perles de son collier ni les franges et les dentelles de sa robe, on pouvait espérer de se retirer enfin dans un appartement, qui n'était d'ordinaire que d'une seule chambre, sans air, sans vue, et sans feu.
Françoise Chandernagor, L'Allée du roi, extrait, 1981.
Mais ces romans n’ont pas pour seul but la dimension historique. Ils révèlent aussi un questionnement sur soi, le désir de conquérir cette permanence, cette identité qui font cruellement défaut en cette fin de siècle parcourue de crises. Écoutons encore F. Chandernagor : « J'ai donc une double démarche : chercher l'universel dans des périodes historiques passées et le contingent, l'historique, dans le présent. […] Il y a cent ans, les explorateurs qui découvraient une nouvelle peuplade cherchaient à savoir ce qu'ils avaient en commun avec nous. Je me pose la même question avec ceux qui ont vécu voici deux cents ou trois cents ans. » (ibidem) C’est ce qui explique une évolution nette à la fin du siècle : les romanciers se font hésitants, ils observent l’histoire à travers des traces, des souvenirs, des discours remémorés par une mémoire fragile, qui font ressortir les contradictions, la difficulté de porter un jugement sur les événements et les hommes. Toutes les périodes historiques sont ainsi réinvesties par une mémoire qui doute et remet en cause le récit "officiel". C’est particulièrement le cas quand les romanciers revisitent la seconde guerre mondiale, comme Alphonse Boudard (1925-2000) dans L’étrange Monsieur Joseph ou Edmonde Charles-Roux (1920-2016), dans Elle, Adrienne (1971).
Qui est vraiment ce Monsieur Joseph, émigré de Bessarabie pour fuir les pogroms, dont les relations troubles lui ont permis de devenir un magnat de la ferraille ? Juif, collaborateur de la Gestapo, escroc… même son procès, en 1949, n’apporte pas de réponse, et c’est cette énigme qui fascine Boudard.
Qui est cette femme, Adrienne ? Comment discerner ce qui, dans son récit, relève de la vérité et du mensonge, les raisons qui entremêlent son destin à celui de l’officier allemand Ulric et du résistant espagnol, Miguel ?
Pour feuilleter Elle, Adrienne : cliquer sur l'image.
La quête de soi dans le roman
« Le moi est haïssable », déclarait Pascal au XVII° siècle, et il faut attendre Rousseau, puis les Romantiques du XIX° siècle, pour que l’expression du « moi » prenne toute sa place dans la littérature, même si, encore au XX° siècle, le romancier Mauriac blâme l’étalage de ce qu’il nomme « un misérable tas de petits secrets ». Certes, il y a du « voyeurisme » dans ce goût des lecteurs pour l’autobiographie, qui assure des ventes importantes à bien des personnes célèbres, chanteur, acteur, sportif, homme politique… Cela explique sans doute aussi l’élan nouveau que connaît ce genre, après mai 68 : puisqu’ « il est interdit d’interdire », plus de tabous et toute « marginalité » fait recette ! Parallèlement, les recherches critiques se développent, telles celles de Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France (1971) et, surtout, Le Pacte autobiographique (1975), qui fera longtemps autorité.
Dans son premier ouvrage, avant de fonder, en 1992, une Association pour l’autobiographie, Lejeune met bien en évidence, dans sa définition, ce qui peut pousser à écrire une autobiographie : « [L’autobiographie] doit avant tout essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contradictoires de la fidélité et de la cohérence ».
Comme pour le roman historique¸ tout se passe donc comme si, en cette fin de siècle troublé, il devenait essentiel, à travers le décor de la vie collective, de donner à une vie individuelle, morcelée dans le temps, l’épaisseur d’un destin qui lui rende son unité et son sens.
Mais cette définition initiale pose immédiatement une question fondamentale, celle de la vérité, et conduit à élargir les frontières de l’autobiographie : autobiographie qui, rédigée à la 3ème personne, se présente plutôt comme une biographie ou, inversement, biographie qui masque le « je » de l’auteur sous une sorte de double, récit sous forme de journal intime, réel ou prétendu, voire « récit de souvenirs contés avec talent » par un être simple, anonyme, voire réécrit par un auteur qui lui donnera une forme littéraire…
Au milieu de cette prolifération, et parmi ces variantes du « récit de vie », nous choisirons de distinguer deux grandes tendances.
Autobiographie et inconscient
Le support de l’autobiographie est la mémoire, collective d’abord, pour mieux cerner ensuite la place de l’auteur, qui remonte le temps pour trouver dans son enfance l’explication de ce qu’il est au jour de l’écriture. Mais nul ne peut plus, à la fin du XX° siècle, ignorer les travaux de la psychanalyse, de la sexologie…, disciplines qui, d’ailleurs, retranscrivent souvent les discours de leurs patients en leur laissant la forme de témoignages personnels. Ainsi les récits s’attachent souvent à remonter aux sources de l’inconscient, dévoilant de ce fait des désirs, des fantasmes, jusqu’alors jugés coupables, comme pour les exorciser tout en se comprenant mieux. Les titres de la trilogie de Claude Roy (1915-1997), Moi je (1969), Nous (1972) et Somme toute (1976) – avant la publication, de 1983 à sa mort, des six volumes de son journal intime – résument bien cet objectif : « Où est le dernier moi, qui jugera tous les autres, et pourra les absoudre, parce qu’enfin délivré d’être sempiternellement un moi ? »
Les auteurs retenus ne se sont pas limités à l'autobiographie, ni même au roman seulement. Mais c'est assurément la façon dont ils ont élaboré leur récit de vie qui les a fait connaître.
Lucien Bodard (1914-1998)
La biographie se mêle à l'autobiographie dans la trilogie, Monsieur le Consul (1973), Le Fils du consul (1975) et Anne-Marie (1981), qui dépeint la vie des parents de l'auteur - et leurs conflits - dans la Chine des années 1920, vue par le petit "Lulu". Le milieu des ambassades ne lui permet guère de trouver l'amour parental qu'il recherche désespérément. Mais sa découverte des voyous, des prostituées, des barbouzes, qui gravitent autour de ce milieu, s'exprime dans toute la saveur d' une langue sans fard.
Dominique Fernandez (né en 1929)
Auteur de romans, récits de voyages essais, Fernandez, préfère "prendre un masque" pour parler de lui, de son homosexualité : celui d'un castrat italien dans Porporino ou les mystères de Naples (1974) ou du cinéaste Pasolini pour Dans la main de l'ange (1982).
Si Fernandez, en s'intéressant aux « grands artistes reconnus dont le nom est associé à la flétrissure », se dissimule pour analyser sa propre homosexualité et montrer les difficultés de se construire dans une société encore répressive, de même que dans ses romans tels l’Etoile ose (1978), La Gloire du Paria (1987), ou L’amour qui ose dire non nom, (2001), d'autres écrivains, comme Jean-Louis Bory ou Yves Navarre, refusent, eux, tout faux-semblant dans leurs "aveux".
Jean-Louis Bory (1919-1979)
Ce terme « aveu » déplairait certainement à Bory, qui déclare, peu après la parution, en 1973, de Ma Moitié d’orange, où il dépeint son homosexualité : "Je n’avoue pas que je suis homosexuel puisque je n’en ai pas honte. Je ne proclame pas que je suis homosexuel, parce que je n’en suis pas fier. Je dis que je suis homosexuel, parce que cela est". Mais il n’en devient pas moins pris au piège, devenant le porte-parole de cette cause et des combats livrés. C’est cette douloureuse impossibilité de réaliser son désir de n’être considéré que comme un écrivain qu’il explique dans Le pied, roman réalisé au magnétophone en 1977, sous-titré « roman-feuilleton iconoclaste éclaté ». Faisant allusion à ses activités critiques, par exemple pour L’Express, Le Nouvel Observateur ou Arts, puis, à la radio, pour l’émission « Le Masque et la plume » sur France-Inter, il se juge sévèrement comme « le vieil imposteur, le tricheur à qui la verve et la rapidité de son débit, sinon de son intelligence, ont permis de jeter de la poudre aux yeux d’un public étourdi par ses astuces de bonimenteur et de parade foraine.» Est-ce ce sentiment de culpabilité, non plus face à la société mais à sa propre vérité, trahie, qui le conduira au suicide ?
Une interview (1973) de J.-L. Bory (1973) pour en savoir plus l'auteur de Ma moitié d'orange : cliquer sur l'image.
Yves Navarre (né en 1940-1994)
Parallèlement à ses nombreuses pièces de théâtre, ce sont ses romans qui font connaître Navarre, dès le premier Lady Black (1971), confession que son ami Bory juge « scandaleuse, délibérément provocante ». Dans Les Loukoums (1973), qui, sous l’image de la maladie qui frappe certains habitants de New York, semble déjà annoncer le SIDA, il poursuit l’évocation de son « enfer », échecs amoureux, aventures dénuées de sens, voyages décevants, jusqu’à conclure Les Loukoums sur ces mots : « Plus je tue mes fantômes, plus il en vient ». Et ses fantômes, parents et amis disparus, amants partis au loin, se multiplient dans la trentaine de romans suivants, par exemple Le cœur qui cogne (1974), Killer (1975), Le Petit Galopin de nos corps (1991), sans oublier, en 1981, Biographie : roman (Cf. Extrait ci-dessous). L’analyse de sa différence d’homosexuel, et l’effort pour la surmonter par l’écriture - sans oublier les conflits avec les éditeurs -, n’empêcheront pas Navarre de choisir, lui aussi, le remède extrême, le suicide.
Un site très complet, avec de nombreux extraits, pour découvrir Navarre et son oeuvre : cliquer sur l'image.
[...] Et puisque je me préface aussi, roman, tout cela sera roman, au plus proche ma vie (Killer, dans le cahier d'Oxford, disait : je n'ai que ma vie à offrir en partage), je ne peux que par le quotidien de ces jours qui me jettent de nouveau à la machine à écrire exprimer la modestie et l'urgence de l'entreprise. Comment l'émotion de Biographie. Roman. Yves Navarre est-elle née?
La veille de Noël (je partais le lendemain pour Joucas), je me suis rendu, tard le soir, chez mon éditeur Charles-Henri et son épouse Marie-Françoise. Marie-Françoise attend un enfant. Une grossesse tourmentée. C'était alors le cinquième mois. Elle ne quittait pas le lit. Et dans sa chambre, devant Charles-Henri, je leur ai offert les sept cahiers manuscrits de mon dernier roman, intitulé alors Le Signe de vie. J'ai peur. J'ai toujours eu peur des éditeurs. Pour dire « oui », ils se taisent. Ils ne parlent que pour refuser. Refus du Petit Galopin de nos corps par Flammarion alors que je désirais revenir chez eux après la blessante et nulle expérience de la publication de Niagarak chez Grasset. Tout ce qu'ils trouvèrent à me dire, au cours d'un repas, fin août 1976, fut, par la voix d'un de leurs directeurs littéraires, « ce n'est pas le roman que nous attendons de toi ». Mais quel roman attendaient-ils de moi ? Quel autre roman attendent-ils toujours ? Que veulent-ils me faire dire, fascisme ordinaire, répandu, habituel ? Et ce refus du Temps voulu, trois ans plus tard, autre déjeuner, avec Robert Laffont qui venait de publier, sans conviction réelle ou bien, plus proche vérité, dans l'idée d'échec (« Navarre s'est trop fait d'ennemis », « Navarre ne se vendra jamais »), quatre romans, et pour ce cinquième m'entendre dire « c'est dommage que Pierre ne s'appelle pas Martine ». On dit des auteurs qu'ils changent d'éditeurs. On ne dit jamais d'un éditeur qu'il change d'auteur. Prudent, l'éditeur refuse oralement. Il se réserve ainsi le droit de nier ensuite ce qu'il a dit. L'auteur piétiné ne peut être que perdant. On dira de lui qu'il ment. Je suis donc revenu « chez Flammarion » sans savoir vraiment s'ils aimaient Le Temps voulu ou pas. Je revenais à la maison. Ils étaient contents de m'avoir, de nouveau, chez eux, pour trois romans et trente-six mensualités, avances sur des droits d'auteur de succès quantifiés que je n'ai pas encore eus. Oui, je veux vivre de ma plume. Vivre d'écriture parce qu’écrire me tient debout et parce que l'écriture devrait me permettre de vivre comme je vis, là où je vis. L'artiste écrivain est le seul créateur auquel on explique que « ce n'est pas possible » ou subtilement que « ce n'est plus possible ». En faisant don de mon manuscrit à Charles-Henri et Marie-Françoise je voulais leur annoncer une année nouvelle. Une double naissance. Celle de leur enfant. Et celle de ce roman dont je voulais qu'ils pèsent le poids en cahiers, en papier, en pages barrées de lignes bleu roi, des mois de travail, jour et nuit, attaché à la famille de ce texte, désireux de voir se creuser plus profond le sillon, droit, net, qui de roman en roman me conduit au ciel de mon enfance, pur, dégagé, bleu comme l'encre, ciel claquant dans lequel j'ai toujours rêvé de me baigner, et dans lequel aussi, en 1976, j'ai failli verser à tout jamais. Tout cela de Biographie, intense, doit être dit. Je ne veux plus des images que l'on distribue de moi et auxquelles, violences, délations, crachats, passages sous silence, on voudrait bien que je sois conforme. Ni malentendus ni malécoutés, je veux la juste mesure. Ce que je frôle, de roman en roman, je le veux ici net et de diamant. Qu'est-ce qui s'est passé pour en arriver là ?
Yves Navarre, Biographie: roman, L'Emotion de départ, 1981.
Les mythologies collectives
Par rapport aux écrivains pour lesquels dire le « moi », avec ses élans mais aussi ses failles, reste le but premier de l’autobiographie, d’autres choisissent d’articuler le récit du « moi » avec les temps forts des évolutions historiques, politiques, sociales, psychologiques, voire morales, qui ont accompagné leur enfance, et qui marquent cette fin de siècle. Leurs œuvres, face au mythe du "moi" érigé en destin, correspondent ainsi à des mythologies collectives, dans lesquelles chaque lecteur peut retrouver ses propres racines. Nous pouvons dégager deux formes de "mythe" ainsi créé.
Autour d'un lieu : Robert Sabatier et Philippe Labro
Robert Sabatier (1923-2012), outre son œuvre poétique lyrique, participe à asseoir une image du Paris de l’après-guerre, souvent idéalisée par le recul nostalgique et le choix d’adopter le regard de l’enfance, dans Les Allumettes suédoises (1969) puis dans Trois sucettes à la menthe (1972).
Dans ces romans, ouverture du cycle des neuf volumes de la série « Le roman d’Olivier », nous retrouvons le métro aux parois couvertes de « réclames », les petits commerces de Montmartre, les jeux sur les trottoirs ou le long du canal Saint-Martin, toute la magie des vitrines, les chagrins de l’enfant, mais aussi la joie d’une parenthèse à la campagne dans Les Noisettes sauvages (1974) auprès des grands-parents. Plus sombre est l’évocation de l’apprentissage, de la difficile entrée dans la vie active alors même que la guerre commence, et un autre ouvrage autobiographique, Les Années secrètes de la vie d’un homme (1984), révèle une part plus intime, bien plus grave, plus âpre, de cet auteur.
Pour Philippe Labro (né en 1936), le lieu du mythe fondateur est l’Amérique, celle qui a fait rêver toute une jeunesse après la Libération du pays. Il la découvre à 18 ans, grâce à une bourse d’études : "c’était un instinct, qui reposait sur un désir, une curiosité d’Amérique, que j’avais depuis toujours. Elle venait de mes lectures d’enfance, du cinéma, de la libération de la France. Alors je suis parti à 17 ans. J'en ai eu 18 sur les routes américaines."
Et il ajoute : " Et j’ai vécu une aventure qui a totalement changé ma vie, qui a déterminé ma carrière et peut-être même mon caractère." (Phosphore, février 2012). Deux romans, L’Étudiant étranger (1986), suivi d’Un Été dans l’ouest (1988), construisent ce mythe des années 50 : drive-in, blue-jeans, chewing-gum et sodas, James Dean et Marilyn, jazz et rock’n’roll, grands espaces et vie rude de ceux qui sont encore des « pionniers », en fait, initiation à la liberté. D’autres romans, Le petit garçon (1990), Quinze ans (1992), remontent le temps, tandis qu’Un début à Paris (1994) raconte, lui, la vie professionnelle de cet écrivain, devenu journaliste, parolier pour Johny Hallyday, passionné de cinéma, directeur de programmes pour RTL, et créateur d’une chaîne de télévision.
Autour de la vie politique et des combats sociaux : Jacques Lanzmann et François Cavanna
Pour d’autres, l'écriture autobiographique illustre une forme de militantisme, les luttes menées avant, pendant et après la guerre, préparation des revendications de Mai 68.
Ainsi, Jacques Lanzmann (1927-2006) nous dépeint, dans son premier succès, Le Têtard (1976), le petit « rouquin », objet de sarcasmes, l’enfant juif devenu, pour se cacher durant la guerre, Jacquiot, garçon de ferme : « Le roman est effectivement autobiographique. Il est ce qu’a été mon enfance, mon adolescence. Il est ma vérité. » Il met en œuvre, dans ce récit, une langue originale, empruntée au discours oral et pleine de gouaille, écriture qui mêle les effets comiques aux moments tragiques, reprise dans de nombreuses autres autobiographies, telles Tous les chemins mènent à soi (1979) ou Rue des mamours (1981). Entré dans les maquis communistes en 1943, membre du parti jusqu’à son exclusion en 1957, il se range pendant toute sa vie du côté des ouvriers, qu’il connaît bien ayant lui-même travaillé comme soudeur, peintre en bâtiment, mineur, et des peuples opprimés par le colonialisme. Parolier, notamment de Jacques Dutronc, scénariste, journaliste, c’est toute une époque où le militantisme donne un sens à une vie que Lanzmann met en scène dans ses nombreux romans.
En 1936, papa s'était mis dans la tête de m'apprendre l'heure. Je l'ai dit : j'avais neuf ans, et l'heure ne m'intéressait pas en dehors de celle des repas que les tiraillements de mon estomac m'indiquaient. D'abord, il fallait distinguer la petite aiguille de la grande. C'était assez facile, mais pour me repérer à partir de ce terrible douze qui voulait dire à la fois midi et minuit, et de ce traître de six qui signifiait tantôt six heures, tantôt la demie, impossible de m'y retrouver sous le regard blanc et myope de mon père. J'étais fébrile et répondais au hasard quand ses doigts crispés sur le remontoir changeaient les aiguilles de place en vue d'une prochaine question. En fait, mon père était bien plus compliqué que l'heure qu'il désirait m'apprendre. Plus compliqué et plus pressé. Les gifles se mirent à tomber toutes les dix secondes. Je sus donc qu'une minute était composée de six gifles et une heure de soixante. Après, ce fut le blocage, puis la révolte. J'attrapai la montre de mon père et la jetai par la fenêtre. Je reçus ce jour-là la dérouillée la plus dure que l'on m'ait jamais donnée. Pour finir, j'allai atterrir dans la cheminée et mes habits, mes cheveux prirent feu. Mon frère Claude s'interposa et obtint qu'on me laissât tranquille. Il pleurait davantage que moi, il avait bien plus mal, aussi. Aujourd'hui, je ne sais toujours pas l'heure. Pour m'y retrouver, j'ai des trucs, je triche avec le temps, mais je me trompe assez souvent.
J'aimais mon frère à la folie. C'était mon idole, le grand, celui qui savait, qui comprenait. Parce qu'il était intelligent et qu'on l'avait désiré, il n'était que fort peu battu et en souffrait. Combien de fois ne s'est-il pas accusé à ma place pour recevoir la correction ! Mais on ne la faisait pas à mon père. Claude était privé de dessert pour avoir menti, moi, privé de dîner. Enfermé dans ma chambre des heures durant, j'avais mis au point un système de téléphérique qui partait du balcon de ma fenêtre et qui arrivait directement sur la lucarne des W.-C. Après le repas, Claude jetait ce qu'il avait réussi à grappiller dans ma benne. J'ai dit plus haut que je n'étais pas un enfant martyr, et c'est vrai. Un martyr subit et ne rend pas les coups. Soit qu'il n'en ait pas la possibilité, soit qu'il se complaise dans son état de martyr. Moi, j'étais malgré tout un enfant heureux et espiègle, souriant et se fichant de tout. J'avais hérité ce trait de caractère de mon grand-père Léon. J'ai toujours su laisser passer l'orage, même quand l'orage durait longtemps, très longtemps.
Rares étaient les adultes qui m'aimaient, J'étais trop vivant, trop remuant, dérangeant sans cesse avec des questions "stupides" ou des gestes "déplacés". Il arrivait tout de même que certaines grandes personnes s'entichent de moi. Parmi celles-ci, un voisin de La Celle-Saint-Cloud qui descendait de voiture pour me tapoter gentiment la tête. Il ne me parlait pas ; il s'arrêtait, donnait sa caresse et repartait. J'aurais voulu avoir un père comme lui, gentil, affectueux, discret.
Jacques Lanzmann, Le Têtard, extrait, 1979.
François Cavanna (1923-2014) offre un parfait exemple de cette tendance, aussi bien dans des romans comme Les Ritals (1978) ou Les Russkoffs (1979). Le premier, en racontant son enfance, montre le racisme alors subi par les émigrés… et par leurs enfants, et comment, face aux injustices et aux abus, son engagement politique prend naissance, sous le Front populaire. Le second évoque la douloureuse expérience – notamment amoureuse – vécue par l’ouvrier qu’il est alors dans une usine d’armement à Berlin, où il est envoyé à 20 ans dans le cadre du STO. Mais ces deux ouvrages tirent aussi leur force de la langue originale adoptée par cet autodidacte, qui rappelle par bien aspects le style de Céline, avec un lexique populaire et une syntaxe rythmée pour reproduire les inflexions de l’oralité.
Puis dans Bête et méchant (1981) et Les Yeux plus grands que le ventre (1983, le lecteur suit le parcours chaotique de Cavanna, devenu journaliste, d’abord pour le magazine Zéro, puis en fondant en 1960, avec Georges Bernier, surnommé le « Professeur Choron », le journal Hara-Kiri, « journal bête et méchant », d’abord le mensuel, puis l’hebdomadaire, qui connut bien des vicissitudes avant d’être interdit en 1970 après sa « Une » sur la mort du Président de Gaulle : « Bal tragique à Colombey – un mort ».
Cette interdiction révèle ce qui caractérise aussi les romans de Cavanna, le persiflage insolent de tout ce qu’il est convenu de respecter, comme il l’explique lui-même dans Le Monde en 2010 : « On admire aujourd'hui Hara-Kiri comme une glorieuse réussite. Or, même au temps de sa grande diffusion, il était haï à l'unanimité, par la presse et les artistes. On était un journal vulgaire. On nous reprochait notre mauvais goût. On était une réunion de bandits, d'individus à la marge, de révoltés. » Le journal est relancé sous le titre Charlie Hebdo, toujours sous le signe d’une ironie féroce (« « L’hebdo Hara-Kiri est mort. Lisez Charlie Hebdo, le journal qui profite du malheur des autres. »), qui cesse lui-même de paraître en 1982 avant d’être repris en 1992, mais Hara-Kiri mensuel continue jusqu’en 1986. Cavanna reflète toute une époque, frondeuse et libertaire.
C'est un gosse qui parle. Il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois il parle au présent, et des fois au passé. Des fois il commence au présent et finit au passé, et des fois l'inverse. C'est comme ça, la mémoire, ça va ça vient. Ça rend pas la chose compliquée à lire, pas du tout, mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous dire avant.
C'est rien que du vrai. Je veux dire, il n'y a arien d'inventé. Ce gosse, c'est moi quand j'étais gosse, avec mes exacts sentiments de ce temps-là. Enfin, je crois. Disons que c'est le gosse de ce temps-là revécu parce qu'il est aujourd'hui, et qui ressent tellement fort l'instant qu'il revit qu'il ne peut pas imaginer l'avoir vécu autrement....
François Cavanna, Les Ritals, avant-propos, 1979.
Les Ritals et la politique, ça couche pas ensemble. D'abord, quand on est immigré, on a intérêt à se faire tout petit, surtout avec le chômage qui rôde. Pris dans une manif. ou un meeting, c'est la carte de travailleur qui saute, la carte bleue. Tu te retrouves avec la carte verte, pas le droit de mettre le pied dans un chantier, juste celui de faire du tourisme. Ou même carrément expulsé, reconduit à la frontière avec au cul un dossier de dangereux agitateur que la police française se fera un plaisir de communiquer aux sbires de Mussolini. Alors les jours de grève, quand des types excités traînent en bandes dans les rues avec des manches de pioche, tu restes à la maison. […] Autrefois, avant l'arrivée des ritals, c'étaient les gars du Limousin qui montaient à Paris faire les maçons. Papa en a encore connu, dans son jeune temps. Eh bien, un truc qui l'épatait, papa, c'était que ces ploucs qui parlaient leur patois de ploucs français comprenaient le dialetto, et que lui comprenait le limousin. Ça alors !
François Cavanna, Les Ritals, avant-propos, 1979.
Patrick Modiano (né en 1945)
Les multiples prix littéraires qui ont couronné les romans de Patrick Modiano, depuis le Prix Roger-Nimier pour La Place de l’Étoile, son premier roman, en 1968, puis le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Les Boulevards de ceinture (1972), le Prix des Libraires pour Villa Triste (1976), le Prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures (1978)… jusqu’au Prix Nobel de littérature en 2014, suffisent déjà à justifier la place particulière que nous lui accordons. L’autre raison est que ses romans, auxquels on a parfois reproché d’être « toujours le même livre », se situent précisément au confluent des deux tendances précédemment analysées, dans « les coulisses de l’histoire » et « en quête de soi ». Et cette quête, chez lui aussi, remonte aux sources de l’inconscient, les figures familiales, absentes (celle du père, avec lequel il a rompu dès ses 17 ans, la mère artiste, en tournées, le jeune frère Rudy, mort tout jeune – et pourtant si prégnantes. Elles conduisent, en effet, l’écrivain, à arpenter les lieux de mémoire, notamment parisiens, d’un passé insaisissable tout autant qu’ineffaçable. Il s’agit, comme il le dit dans Quartier perdu (1985), de "visiter les ruines et de tenter d’y découvrir une trace de soi".
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Pourtant, Modiano prend ses distances avec le terme « autobiographie » : « L’entreprise autobiographique entraîne de grandes inexactitudes puisque l’on pèche souvent par omission, volontairement ou non. Et même si l’on cherche à être exact et sincère, on est condamné à une « posture » et un ton «autobiographique» qui risquent de vous entraver. Je crois que pour en faire une œuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie – un rêve où la mémoire et l’imagination se confondent. », répond-il lors d’un entretien à propos de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Il est encore plus catégorique quand il déclare, à la parution d’Un Pedigree, en 2005 : « Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. »
Un excellent portrait de Modiano, dans "Un siècle d'écrivains", Fr. 3, 1996.
Ces réponses permettent de comprendre les choix narratifs, l’atmosphère trouble que met en place le style original de cet auteur. Les narrateurs, partis à la recherche de leur identité, la voient se dérober devant eux, car la mémoire, qu’ils convoquent, est toujours fuyante, évasive, une sorte de mirage où n’apparaît que l’ombre de ce qu’ils ont vécu. D’ailleurs, même quand l’auteur se nomme clairement comme narrateur, par exemple dans le second des quinze récits de Livret de famille (1977), ou choisit le récit à la première personne (Une jeunesse, ou Memory Lane, parus en 1981), cette identité reste floue : est-ce vraiment l’écrivain lui-même ? Elle se dilue parfois dans les brumes de l’amnésie, comme dans Rue des boutiques obscures, ou bien se dédouble, pour se contempler de l’extérieur, dans Un Pedigree. Le héros de La Ronde de nuit (1969), qui s’introduit à la fois dans la Gestapo, sous le nom de « Swing troubadour », et dans un réseau de la Résistance, sous le nom de Lamballe (cf. Extrait ci-dessous), illustre, par cette fonction même d’agent-double, cette impression de se perdre soi-même.
Quelquefois, il me retenait dans son bureau pour que nous ayons un « petit tête-à-tête. » « Vous commettrez cet attentat, j’ai confiance en vous, Lamballe. » Il prenait un ton autoritaire et me fixait de ses yeux bleu-noir. Lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j’étais. Mon lieutenant, JE N’EXISTE PAS. Je n’ai jamais eu de carte d’identité. Il jugerait cette distraction inadmissible à une époque où l’on devait se raidir et montrer un caractère exceptionnel. Un soir, je me trouvais seul avec lui. Ma fatigue rongeait, comme un rat, tout ce qui m’entourait. Les murs me semblèrent brusquement tendus de velours sombre, une brume envahissait la pièce, estompant le contour des meubles. Il demanda : « Quoi de neuf, Lamballe ? », d’une voix lointaine qui me surprit. Le lieutenant me fixait comme d’habitude mais ses yeux avaient perdu de leur éclat métallique. Il se tenait derrière le bureau, la tête inclinée du côté droit, sa joue touchant presque son épaule dans une attitude pensive et découragée que j’avais vue à certains anges florentins. Il répéta : « Quoi de neuf, Lamballe ? » du ton avec lequel il aurait dit : « Vraiment, cela n’a pas d’importance », et son regard s’appesantit sur moi. Un regard chargé d’une telle douceur, d’une telle tristesse que j’eus l’impression que le lieutenant Dominique avait tout compris et me pardonnait : mon rôle d’agent double (ou triple), mon désarroi de me sentir aussi fragile, dans la tempête, qu’un fétu de paille, et le mal que je commettais par lâcheté ou inadvertance. Pour la première fois, on s’intéressait à mon cas.
Patrick Modiano, La Ronde de nuit, 1969.
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Pour explorer l’image d’un père, et répondre aux interrogations de son enfance, Modiano revisite incessamment la période de l’Occupation dans ce qu’elle a de plus trouble, collaboration, marché noir, décor souvent sordide que nous retrouvons également dans Lacombe Lucien (1974), film de Louis Malle dont il a co-écrit le scénario.
Trahison, survie, tel un historien Modiano interroge cette époque, d’abord pour remonter aux sources de ses obsessions d’adulte. Puis, dans les années 80, le parcours personnel s’efface pour porter un intérêt croissant à tous les « disparus », dont Dora Bruder, héroïne de l’étrange « roman » éponyme, paru en 1997, à la fois biographie et autobiographie, jeune juive exterminée dans les camps nazis, constitue l’archétype. Mais toujours l’écriture joue sur les va-et-vient entre le passé et le présent, qui s’interpénètrent dans l’errance du narrateur. Comme l’explique A.-Y. Julien, dans Modiano ou les intermittences de la mémoire, aux « intermittences de la mémoire individuelle » répondent donc les « intermittences de la mémoire collective ».
Bande-annonce de Lacombe Lucien.
De la lecture des romans de Modiano, comme encore Dimanches d’août (1986), Vestiaires de l’enfance (1989) ou Voyage de Noces (1990), le lecteur retire le sentiment que toute vie reste une énigme, que nul ne peut percer les secrets des relations entre les êtres. Ainsi, seule l’écriture peut tenter de rassemble les pièces d’un « puzzle », que, pour reprendre la formule de l’historien H. Rousso, « il ne faut surtout pas reconstituer, la vérité filtrant des vides. » Vides que les phrases de Modiano, dans leur brièveté, avec leurs ellipses, leur neutralité jusqu’à une sorte de transparence, reproduisent : « J’essaye de glisser des brèches de silence entre les phrases. De provoquer un écho de vibration à la fin de chacune d’elle. […] Je préfère suggérer les choses, en laissant des ombres. »
L'écriture au féminin
Pourquoi consacrer une partie spécifique à « l’écriture au féminin » ? Que les auteures refusent le concept d’« écriture féminine » ou qu’elles le revendiquent avec force, il est indéniable que la réflexion, après mai 68, dépasse le féminisme tel qu’avait pu le formuler, par exemple, Simone de Beauvoir dans Le deuxième Sexe (1949). Celle-ci, en effet, avait appelé les femmes à contester la différence « de condition » dans laquelle les hommes les avaient enfermées. Après 68, au contraire, les mouvements féministes, tel le Mouvement de Libération de la Femme, fondé en 1970, revendiquent la « féminitude », c’est-à-dire la spécificité, la différence des femmes, pour opposer à la « parole d’homme » une « parole de femme », pour reprendre le titre d’un essai d’Annie Leclerc (cf. Extrait ci-dessous), en 1974.
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Affiche pour l'ouverture de la librairie des femmes, 1974
Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. Tout est à inventer. Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir.
Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste.
[…] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole.
Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.
Annie Leclerc, Parole de femme, 1974.
Tout dire sans tabou
Affiche du film réalisé par J. Pinheiro, 1983.
Écrire s’affirme alors comme un acte subversif, comme l’exploration de terres nouvelles, qui impose de trouver « les mots pour le dire », titre d’un roman de Marie Cardinal, paru en 1975, que son éditeur définit ainsi : « Livre cri, livre coup, d’une sincérité violente, impudique et sans concession. […] Ce n’est pas la première fois qu’une femme raconte une crise intime, mais jamais on n’avait osé employer comme elle le fait " les mots pour le dire", les mots vrais, les mots interdits, les mots qui délivrent. »
L’autobiographie prend, dans cette logique, une place prépondérante : « Que je dise d’abord d’où je tiens ce que je dis. Je le tiens de moi, femme, et de mon ventre de femme », s’écrie Annie Leclerc, dans Parole de femme. L’écriture devient une délivrance à travers l’expression du corps de la femme, de ses douleurs, de ses désirs, de ses fantasmes. Plus de tabou !
Trivialité, pornographie, les femmes s’approprient des domaines de langage jusqu’alors réservés aux hommes, et les thèmes abordés sont autant de délivrance : de la prostitution, comme dans La Dérobade (1976) de Jeanne Cordelier, de la maternité, du couple, comme dans les romans de Madeleine Chapsal qui en dévoile inlassablement toutes les facettes dans ses nombreux essais et romans, par exemple dans Grands cris dans la nuit du couple (1976), La Maison de jade (1986) ou, dans Une Saison de feuilles (1988), sur le lien entre mère et fille. ll est impossible de présenter ici toutes ces écrivaines qui, comme Jeanne Hyvrard (cf. Extrait ci-dessous) dans Les Prunes de Cythère (1975), se sont employées à démythifier tant de stéréotypes sur les femmes.
Que pouvais-je dire ? Tout ce que vous m’avez appris, c’est à nous mentir à nous-mêmes. Jusqu’à ce que notre révolte cesse. Parce qu’il est trop tard. Que nos ventres dilatés n’attirent plus les hommes. Parce que nos cheveux blancs nous font respectables grands-mères, veillant à la soumission des filles.
Je ne vous dirai pas que j’entre en guérissance tant que je n’aurai pas guéri Cendrillon et Monroe réunies. Perrette et le Pot au lait. Le Chaperon Rouge traversant le bois. La Belle au Bois Dormant, attendant le Prince charmant. Blanche-Neige faisant le ménage. Et Garbo et Dietrich. Toutes ces femmes pour qui vous nous avez élevées, repoussoirs résignés, futures mères exemplaires, crevant à essayer de l’être. Femmes adultères tourmentées. Femmes trompées éplorées. Femmes fermant les yeux. Femmes préférant ne pas savoir. Femmes qui ont tiré le bon numéro, il boit pas, il court pas, il joue pas. Femme de ton père a beaucoup de qualités. Femmes de celui qui est comme ça et qui n’y peut rien. Filles vierges terrorisées après vint ans de cloître. Épousée au plus beau jour de sa vie. Accouchée du j’espère que c’est un fils. Petite femme vaillante debout dès l’aurore. Putain nécessaire pour préserver l’honnêteté de nos femmes.
Jeanne Hyvrard, Les Prunes de Cythère, 1975.
Marie Billetdoux (née en 1951)
C’est sous ce nom que publie, depuis Un peu de désir sinon je meurs (2006), celle qui a connu le succès par ses deux romans primés, sous le prénom de Raphaële, Prends garde à la douceur des choses, Prix Interallié en 1976, et Mes nuits sont plus belles que vos jours, Prix Renaudot en 1985. Le premier montre la découverte, par la toute jeune héroïne, Nathalie, des émois de la sensualité, de la sexualité, de sa magie, mais aussi de ses aspects plus crus quand, accompagnant sa sœur en voyage de noces, elle assiste aux ébats sexuels nocturnes des époux. Première expérience des hommes, bien loin d’être toujours si « douce » ! Trois nuits composent le second, trois étapes qui réunissent un couple, un été au bord de la mer ; trois nuits à la fois romantiques, féériques, au clair de lune, mais aussi brûlantes d’une sensualité qui s’exacerbe jusqu’à la destruction des êtres.
Catherine Rihoit (née en 1950)
Son deuxième roman, Le Bal des débutantes, Prix des Deux-Magots en 1979, fait connaître Catherine Rihoit : « J'ai commencé à écrire parce que je me sentais abandonnée du monde entier et que j'avais besoin de me créer un autre univers. L'écriture représentait pour moi une question de survie », explique-t-elle. Pour son héroïne, Isabelle, la survie, dans cette ville du nord où, jeune et sage professeur, elle s’ennuie, c’est la découverte du corps, d’abord dans les bras du professeur Azeta, bien décevant, puis dans ceux de François, amant d’une prostituée rencontrée lors d’une manifestation organisée par un mouvement de libération sexuelle : « Il n'y a plus de bornes au corps, il est partout, le corps illimité et accueillant d'Isabelle.» Ce premier roman donne déjà le ton si particulier de l’œuvre de Rihoit, ironie jusqu’au sarcasme, fantaisie sans limites.
Provocation aussi dans sa façon de démasquer les hypocrisies : du couple (La Favorite, 1983), de la société bien-pensante dans les récits enchâssés de Triomphe de l’amour (1983), des milieux du cinéma (Tentation, 1983) qu’elle explore sans relâche. Comme le dit M. Coquillat à propos des « Abîmes du cœur » et d’« Histoire de Jeanne, transsexuelle », elle « poursuit […] sa quête de la femme castrée, qui met à nu, sans qu'il y ait besoin de sous-titre, le vice profond de l'univers phallocrate dont nous sommes tous les victimes » (« Les abysses du cœur et du ventre », L’Unité, n° 381, 2 mai 1980).
Benoîte Groult (1920-2016)
Son militantisme féminisme ardent, même si elle-même reconnaît qu’il a été tardif, s’affirme dans un essai, Ainsi soit-elle (1975), où, la première, elle dénonce les mutilations génitales infligées aux femmes, et lui donne une place privilégiée parmi ces romancières qui revendiquent une libre expression. D’abord paraissent des romans « à quatre mains », écrits avec sa sœur Flora, Le Féminin pluriel (1965) et Il était deux fois (1967), puis La Part des choses, en 1972, lui apporte le succès. D’autres romans mettent en scène sa vision féministe, Les trois Quarts du temps (1983), Les Vaisseaux du cœur (1988), et le dernier, La Touche étoile (2006), regard lucide et cruel sur la vieillesse des femmes. Enfin Histoire d’une évasion (1997) retrace son parcours, autobiographie reprise dans Mon Évasion, en 2008.
Un parcours littéraire, certes, mais aussi un engagement dans les combats de son époque, par exemple dans ses articles pour Elle et Marie-Claire, en fondant avec Claude Servan-Schreiber, en 1978, un mensuel féministe, F Magazine, ou, en politique, en présidant, de 1984 à 1986, la commission pour la féminisation des noms de métier.
Les romans de Groult réussissent à trouve un équilibre entre une forme de classicisme – romans où l’amour se bâtit et se détruit, s’observe toujours – et un érotisme affirmé. Dans La Part des choses, par exemple, le voyage en bateau des neuf personnages les amène à remettre en cause leurs choix de vie, à se retrouver libérés, par exemple à Tahiti où les corps se redécouvrent. De même, Les Vaisseaux du cœur, en évoquant sans fard, sans les faux-semblants d’une hypocrite pudeur, la passion qui réunit dans l’adultère les deux héros, constitue une « [e]xhortation provocante, triomphante, à la passion physique capable de balayer toutes les différences sociales, culturelles, les entraves conjugales, l’éloignement, le temps », selon C. Gallois (Le Magazine littéraire), roman dans lequel, comme le dit D. Mazingarbe dans Le Figaro Madame, « [e]lle a osé appeler un chat un chat, et ce roman n’a pas fini de faire scandale. », qui ajoute « Pourtant, ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’un roman "leste". C’est tout simplement une superbe histoire d’amour. »
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Témoigner
De multiples hésitations pour choisir, définir, analyser les auteures qui suivent ! Toutes ont été marquées par la révolte féministe, qui transparaît à des degrés divers dans leur œuvre, et ce jusqu’à un militantisme actif pour certaines. Mais elles ont souvent dépassé le cadre de l’autobiographie, en la déguisant parfois, pour apporter un témoignage original sur leur société, complété, dans certains cas, par un engagement plus politique. Pour elles, il s’agit bien, pour l’essentiel, de vouloir raconter en insistant sur la dimension générationnelle, collective, du destin de l’individu, et singulièrement de la femme. Questionnement « sociologique » donc, qui interroge le présent, en retournant, si nécessaire, dans le passé pour remonter aux sources des interrogations actuelles.
Christiane Rochefort (1917-1988)
C’est Le Repos du Guerrier (1958), Prix de la Nouvelle Vague, qui lui apporte véritablement le succès, car le roman fait scandale par son récit de la liaison sexuelle d’une jeune femme de bonne famille avec un alcoolique, d’autant plus après son adaptation par Roger Vadim, avec Brigitte Bardot dans le rôle de Geneviève. Les romans ultérieurs, en gardant le même ton anticonformiste, s’enracinent davantage dans les réalités sociales, pour en dégager les conséquences sur les individus : les grands ensembles sans âme qui forgent la vie de la narratrice, Josyane, dans Les petits Enfants du siècle (1961), les événements de mai 68, avec la liberté sexuelle revendiquée à travers l’homosexualité du héros, Thomas, dans la seconde version de Printemps au parking (1969), ou à travers les formes prises par la fugue de jeunes élèves dans Encore heureux qu’on va vers l’été (1975).
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Chaque roman adopte un ton particulier, toujours vif, souvent cru, car la romancière, militante du MLF et co-fondatrice du mouvement « Choisir la cause des femmes », se refuse à masquer les vérités, quelque cruelles qu’elles puissent être, tel l’inceste dont traite sa dernière œuvre, La Porte du fond, Prix Médicis en 1988. Dans son essai, C’est bizarre l’écriture (1970), elle explique d’ailleurs que « Le chemin de la connaissance, c’est la sexualité », considérant qu’elle permet une prise de conscience, morale, sociale et politique. Elle pourrait certainement reprendre à son compte ce cri de l’enfant héroïne de La Porte du fond : « Je serai une crapule sans foi, ni loi sauf la mienne, une brigande toutes griffes dehors, semant la pagaille sur mes pas commençant tout finissant rien et complètement folle ma pauvre fille, et poète bancale et boiteuse et emmerdant le monde. »
... et la romancière parle d'elle.
Béatrix Beck (1914-2008)
En 1952, Léon Morin prêtre, Prix Goncourt, révèle l’auteur belge Béatrix Beck, naturalisée française en 1955. Étrange roman que ce récit de la narratrice Barny, veuve d’un époux juif qui, comme sa créatrice, se cache, avec sa fille, dans une petite ville : sur fond de guerre cette jeune femme en souffrance, athée, noue, avec ce prêtre d’une fascinante beauté, une relation ambiguë, faite de provocation et de fascination, jusqu’à se convertir au catholicisme. Plusieurs romans suivent, alors que l’auteur travaille aux États-Unis et au Canada, autant de fictions encore dans une veine autobiographique comme Le Muet (1963).
Une rupture nette s’opère dans l’œuvre en 1979 avec La Décharge, où elle prête la parole à Noémie, une adolescente qui vit dans la misère avec son père, gardien de la décharge publique. À la demande de son institutrice, elle rédige ses souvenirs, mais les conflits sont nombreux entre l’exubérante et rebelle rédactrice, et son mentor qui veut lui imposer règles et normes de la bien-pensance. À travers l’écriture l’héroïne exprime une rage de vivre qui soutient son combat contre la société toute-puissante (Cf. Extrait ci-dessous).
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– Tes transitions, Noémi ! râle Mlle Minnier. Il n'y en a pas. Tu accumules les coq-à-l’âne.
– C'est mal, les coq-à-l'âne ?
– Bien sûr que oui, voyons. Il n'y a pas de liens dans ton texte.
– C'est dur de tenir un cahier comme ça, vous savez. Je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai sommeil le soir. Et puis d'abord, pourquoi il y aurait des liens ?
– C'est fouillis, ce que tu écris.
– La vie c'est fouillis.
– La vie n'est pas une excuse.
Bon, au propre j'essayerai de... De quoi au juste ? Peut-être que ça s'arrangera tout seul, comme les aiguilles qui viennent d'elles-mêmes sur l'aimant...
Béatrix Beck, La Décharge, 1979.
– Faisons un enfant, ma toute.
– Jamais. Un squatter dans mon ventre. Je ne te suffis pas ?
– Si, tu le sais bien, mais ce serait un prolongement de toi.
– Pas besoin d’être prolongée. Suis pas une ligne de métro.
– Une petite Stella.
– Ne peut y en avoir qu’une et elle n’est pas petite.
– Après nous…
– Après nous, rien. Suis pas une ingrate. Quand on a un corps chouette, il faut y faire gaffe. Veux pas être abîmée par un petit salaud.
– Tu ne le serais pas. Il y a…
– Veux pas m’occuper d’un gosse.
– On le mettrait en nourrice.
– Pas question, mon chéri. Toi et moi, moi et toi, personne d’autre. Quand le bon Dieu a fait un enfant à Marie, tu as vu comme ça a mal tourné. »
Béatrix Beck, Stella Corfou, 1988.
Les romans suivants, jusqu’en 2000, confirment l’originalité de cette romancière, inclassable, qui délègue l’expression à ceux – et surtout à celles – que l’on n’entend jamais, d’où une écriture souvent virulente, concise et directe, imagée toujours. En témoigne tout particulièrement Stella Corfou, paru en 1988, et réédité en 2016 avec des dessins de Florence Raymond (Cf. Extrait ci-dessus), avec son héroïne superbe brocanteuse au Marché aux Puces dont le « corps fou » provoque la passion absolue d’un médiocre chef de rayon. Les titres des romans écrits par Stella, « Merde à celui qui le lira » et « Classée X », donnent le ton de l’œuvre, provocateur, souvent cocasse, extravagant, reflet de la folie dans tous les sens du terme.
Muriel Cerf (1950-2012)
La trentaine de romans publiés par Muriel Cerf est très marquée par ses nombreux voyages, en Asie, au Maroc, et par l’influence, qu’elle revendique, de la trilogie Sexus d’Henry Miller : « Pour moi, un véritable écrivain est un "canal" qui reçoit des informations. D’où ? De l’inconscient collectif, d’une dimension supérieure peut-être. J’y crois parce que j’ai beaucoup voyagé, côtoyé d’autres cultures et même subi des initiations, chez les Amérindiens du Brésil ou en Indonésie. Ce qui me permet d’avoir un imaginaire "ouvert". En même temps, je suis habitée par tous les personnages que j’ai rencontrés dans ma vie. Écrire une histoire est donc un processus alchimique qui s’effectue entre ces informations qui viennent "d’ailleurs" et ma propre mémoire. » (Propos recueillis par Joseph Vebret, Le Journal de la culture, 2004, n°8). Après un premier livre, l’Antivoyage (1974), viennent, entre autres, Le Diable vert et Les Rois et les voleurs en 1975, puis Hiéroglyphes de nos fins dernières en 1977, Le Lignage du serpent en 1978 et Les Seigneurs du Ponant en 1979…, autant d’entrecroisement de lieux, des plus exotiques, luxuriants, aux paysages apaisés de la campagne française, et de passions, toujours intenses, toujours douloureuses car « le mal » guette, comme dans Maria Tiefenthaler (1982), sur fond de guerre au Liban. Et l’ensemble déroule une écriture flamboyante, tantôt les circonvolutions de longues phrases (Cf. Extrait ci-dessous), tantôt les ellipses de notations sèches.
Pour découvrir les oeuvres, un site avec de nombreux extraits : cliquer sur l'image... et un lien pour des interviews en vidéo.
Le mystère de l'amour est plus grand que celui de la mort, fredonnait, le nez sur le livret de Salomé, l'adolescente de Rome, sur le grand lit Ming, alors qu'elle venait d'être éveillée par une quinte de toux. Avant de se rendormir, et sous la menace de ne pas le faire s'il ne répondait pas à ses questions, pendant que Ludovico Piatti dégrafait la barrette et le noeud de taffetas rose, et que les cheveux noirs croulaient en boucles lâches le long des joues rosies de fièvre, cette nuit-là, elle lui demanda si les gens s'embrassaient pour de vrai au cinéma, s'il fallait être princesse pour que vous emportent les tapis volants, si les livrets d'opéra et les chansonnettes de variétés mentaient, qui disaient la même chose, qui disaient qu'on peut aimer à en perdre la raison, et si c'était pour toujours, et qu'est-ce qu'on en faisait après de ces gens privés de raison, et si les contes de fées n'étaient pas très dangereux, parce que, Ludovico, si rien ne se passait comme dans les contes, si la vie faisait mal partout et si personne, ni fée ni chevalier n'était là pour vous sortir de questo casino, pardon Ludovico, je veux dire de ces difficultés, on restait en plan et déçu jusqu'à sa mort, et dis-moi encore, Ludovico, pourquoi les amoureux veulent-ils toujours aller quelque part comme si c'était pour prendre des vacances, est-ce que ça n'était pas les plus fabuleuses vacances que l'amour ? Les mains nerveuses de Ludovico Piatti s'appliquèrent sur ses tempes, étirèrent ses yeux, firent du beau visage un étroit masque asiate, il lui fut répondu que les contes de fées exprimaient autant de vérités que les traités de philosophie, mais que les princes n'avaient souvent que de futiles dragons édentés à pourfendre, que les livrets d'opéra et les pauvrettes chansons de variétés ne mentaient pas, mais qu'on retrouvait avec une rapidité morose la raison qu'on croyait perdue (dont on se croyait débarrassé, précisa le père), qu'il ne comprenait pas plus qu'elle pourquoi les amoureux voulaient aller quelque part, puisque leurs physionomies respectives étaient les seuls paysages susceptibles de les intéresser, que les voyages sur tapis volants étaient recommandés aux Fiammetta, c'est-à-dire à très peu de monde, surtout vers l'Asie qui est si misérable et si belle et qu'on n'oublie jamais.
Muriel Cerf, Dramma per musica, 1986.
L’engagement d’Edmonde Charles-Roux débute dès sa jeunesse, quand elle participe à la guerre et à la Résistance, mais se poursuit, en tant que journaliste pour les magazines Elle ou Vogue, par son militantisme féministe. Son mariage avec Gaston Defferre, fervent homme de gauche, l’amène à poursuivre ses combats politiques pour la liberté, par exemple en présidant, jusqu’en 2011 la Société des Amis de l’Humanité.
Son premier roman, Oublier Palerme lui vaut le prix Goncourt. À travers l’histoire de deux femmes, Babs et Gianna, qui, comme elle, travaillent pour la presse féminine, s’articule l’opposition entre deux mondes, pour reprendre le jugement de l’écrivain François Nourissier :
Edmonde Charles-Roux (1920-2016)
E. Charles-Roux évoque son héroïne, Isabelle Eberhardt.
« D’un côté, Palerme, la Sicile de la poussière, de l’étouffement, de l’honneur, de la misère, des passions gratuites et violentes, de la mer… De l’autre, n’importe laquelle de nos métropoles de commerce, d’argent, avec leur façon de briser les vies par la hâte, la férocité… Et, voguant entre ces deux univers, d’une époque à l’autre, les émigrants, paysans ou seigneurs, nostalgiques ou avides de recommencer. » Après Elle Adrienne (1971), elle publie des autobiographies : L’Irrégulière, ou mon itinéraire chez Chanel, Un désir d’Orient (1988) et Nomade j’étais (1995), deux volumes sur la vie d’Isabelle Eberhardt, fascinante aventurière, Stèle pour un bâtard (1980), roman historique consacré aux exploits de Don Juan d’Autriche, fils illégitime de Charles Quint, ou L’Homme de Marseille (2003), portrait de son époux. C’est toujours l’indépendance et les amours passionnées que ses récits mettent en évidence, puisque, selon elle, « Vivre, c’est dire non » et « Si on n’est pas passionné, ce n’est pas la peine de faire les choses. »
Annie Ernaux (née en 1940)
Cette déclaration, parue dans L’Écriture comme un couteau (2003), suffit à définir l’essentiel de l’œuvre romanesque d’Annie Ernaux : « Je me considère très peu comme un être singulier, au sens d'absolument singulier, mais comme une somme d'expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs. »
Annie Ernaux sur La Place, "Apostrophes", 1984.
Pour une analyse de l'oeuvre, par I. Charpentier, COnTEXTES, 2006.
On lui a, certes, reproché la presque exclusivité qu’elle accorde à la dimension autobiographique, à travers la peinture de son enfance, de ses parents, par exemple dans Les Armoires vides (1974), La Place, prix Renaudot en 1984, ou La Honte 1997), ou bien en racontant la maladie d’Alzheimer (Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1997) puis le décès de sa mère (Une Femme, 1988) ou les épreuves de sa propre existence, mariage (La Femme gelée, 1981), avortement (L’Événement, 2000) ou cancer du sein, dans L’Usage de la photo, en 2005. Mais, pour elle, il s’agit avant tout de « retrouver la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle ». D’où l’approche d’un même événement, tel l’avortement, tantôt par le « je » de L’Événement, tantôt par le « elle » distancé de Denise Lesur, héroïne des Armoires vides, comme pour en explorer toutes les facettes. Cette approche nettement sociologique explique aussi le choix d’un style dépouillé, neutre, comme un refus d’investir de l’âme dans l’écriture, qui se veut document, compte-rendu : « Je ne suis pas dans l’évocation de souvenirs individuels mais dans la recherche d’un itinéraire de vie et de ce qui a conditionné cet itinéraire. », dit-elle, définissant ses romans comme « autosociobiographiques ».
Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu’il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s’y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot “prof” lui déplaisait, ou “dirlo”, même “bouquin”. Et toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DESIR que je n’y arrive pas.
Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse. [...]
Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.
Annie Ernaux, La Place, 1984.
Danièle Sallenave (née en 1940)
Son œuvre est marquée par l’ouverture, d’abord sur d’autres lieux, l’Italie notamment, l’Europe de l’est, dépeinte notamment dans Les trois minutes du diable (1994-1996), ou la Palestine – elle s’est engagée en faveur du peuple palestinien dans le conflit avec Israël –, mais aussi des pays d’Afrique, Haïti, la Chine…, autant d’images d’une misère ignorée de l’Occident. Voyages dont nous trouvons l’écho à travers le thème des ruines, par exemple dans son premier roman, Paysages de ruines avec personnages, en 1975, et qui révèlent l’intérêt qu’elle porte à la mémoire, individuelle, comme conscience subjective, et collective. Elles servent aussi de toile de fond au roman primé par le Renaudot, Les portes de Gubbio (1980), grâce au personnage de l’archéologue, F., ami et mentor du narrateur. Son engagement dans les grandes questions de son temps se traduit aussi dans de nombreux articles, publiés dans Le Monde, dans Le Messager européen, puis, à partir de 1991, dans Les Temps modernes et dans des essais, tels Passages de l’est (1993).
L’œuvre donne également la parole aux anonymes, aux humbles, à ces hommes ordinaires qui mènent une « vie fantôme », pour reprendre le titre d’un roman paru en 1986, par exemple dans plusieurs des onze nouvelles du recueil Un Printemps froid (1983), mais aussi dans Adieu (1988), dialogue d’un vieil homme avec son neveu, ou Viol (1997), réponses de Mado, dont la fille a été violée par son beau-père, à la sociologue qui enquête sur ce drame.
« Mon cher petit,
Cela ne fait rien, je comprends bien. Vois-tu, je ne m’y attendais pas trop : c’est comme à Noël dernier, vous avez si peu de vacances ! Et je suis bien ici, très bien même. Sais-tu que, pour mon anniversaire, les sœurs (je dis les sœurs mais ce ne sont pas des religieuses, même pas des infirmières non plus, ce sont « les jeunes filles » comme on les appelle ici, deux d’entre elles sont mariées et la petite est fiancée, je l’ai rencontrée l’autre jour avec le jeune homme, il est venu me dire bonjour très poliment), donc les petites ont fait un grand gâteau. Sans les bougies, heureusement, car à mon âge, il y en aurait, hélas ! trop. Et au dessert, le champagne, enfin, du mousseux, mais deux ou trois étaient légèrement pompettes. Enfin, c’est encore un bon moment de passé.
Il y a plusieurs choses qu’il faudrait que je te demande, ça n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance, ce sont des questions relatives à la maison de Saint-Julien. Je ne sais plus bien s’il y avait des poiriers, au fond du jardin. Oui, n’est-ce pas ? Ou bien est-ce que ton père les avait fait arracher après la guerre ? Mais je ne vais pas t’ennuyer maintenant avec ça, j’ai tout noté sur un papier. Depuis fin juin (ce n’est pas un reproche) la liste commence à être longue. Dis aussi à Madeleine de m’envoyer les mesures exactes de Jean-François : sans quoi je ne peux pas terminer son pull. Remarque, je ne m’y tiens guère, j’ai pris l’habitude de regarder la télévision l’après-midi, il n’y a personne (elles dorment !) au petit parloir. Le parloir ! Tu te souviens, quand tu nous attendais au parloir, et si nous avions un peu de retard, comme tu étais nerveux. Dans la voiture, je disais à ton père : doucement, ne va pas si vite, et lui : mais tu sais bien qu’il va s’énerver. Ah oui, pour être nerveux, tu étais nerveux.
Ta dernière lettre a mis neuf jours à me parvenir : il faut dire qu’elle était d’abord allée à Nyons, on se demande pourquoi ! J’ai beaucoup lu ces temps derniers, malgré mes pauvres yeux, et pourtant la bibliothèque laisse bien à désirer, aussi ton envoi a-t-il été le bienvenu. J’ai surtout aimé les nouvelles, et le roman de Thomas Hardy, du fait qu’il se passe à la campagne, c’est tout à fait les sentiments d’autrefois. Je le passerai à Mme Christian ; les autres, n’en parlons pas.
Sais-tu qui m’a écrit ? Mme Larue ! Je n’en croyais pas mes yeux. Elle ne va pas fort, la pauvre, enfin elle est toujours chez elle. Pour combien de temps encore ? m’écrit-elle. Ses deux fils sont aux États-Unis ; tu vois que je ne suis pas seule à être seule, si j’ose dire. Je suis beaucoup mieux depuis que j’ai une chambre pour moi, à l’étage. J’ai mis la table devant la fenêtre, j’ai repoussé le lit de l’autre côté (il est vrai que tu n’as jamais vu la chambre, mais cela ne fait rien, je t’explique) ce qui fait que, quand je suis dans mon fauteuil, j’ai vue sur la Mayenne – quoiqu’en ce moment, la nature ne soit pas bien gaie. Il paraît qu’au printemps on va raccorder la route à celle de Laval : bien des tracas en perspective, et pourvu qu’on ne coupe pas ma belle rangée de peupliers ! Quand tu étais petit et que nous t’emmenions à la pêche, je te faisais toujours dormir à l’ombre des peupliers, c’est une ombre qui n’est pas dangereuse.
Si la fille de Mme Christian vient la semaine prochaine, je lui dirai de m’acheter du carton, et une vitre pour encadrer la jolie gravure de Madeleine, je n’ai pas le courage de prendre le car pour aller à Laval. Remercie Madeleine pour moi, et dis-lui que j’ai coupé le titre : La maison aveugle, c’est trop triste pour une vieille femme comme moi. Allez, je vous quitte. Soyez bien prudents sur la route, et je ne veux pas que vous me rapportiez un cadeau, comme à chaque fois. Sur mon étagère, c’est une véritable exposition, j’en ai presque honte. « Vos enfants voyagent beaucoup » m’a dit la doctoresse. Des bonbons, à la rigueur, des « Quality street », la boîte est bien pratique pour ma couture.
Je vous embrasse tous les trois. »
Danièle SALLENAVE, Un Printemps froid, 1983.
Enfin, l’ensemble de l’œuvre illustre aussi la réflexion de Sallenave sur l’art et l’artiste, la musique et son rôle dans Les Portes de Gubbio, et, de façon plus générale, sur la création, donc sur l’écriture elle-même, dont elle refuse d'ailleurs l'idée de spécificité féminine. Ses premiers romans s’inscrivent encore dans les recherches sur la « déconstruction » du roman, tel Le Voyage d’Amsterdam ou les règles de la conversation (1977), avec sa double typographie, l’italique, descriptive de la narratrice et de sa vie intérieure, et la forme régulière, pour dépeindre les jeux sexuels des amants et leur errance dans Paris. Les Portes de Gubbio marque le retour à une narration plus classique, mais, en y mêlant narration, lettres, articles et citations, la romancière confirme l’intérêt qu’elle porte aux genres littéraires :
« Pour moi, je suis intimement convaincue que les genres littéraires répondent à des exigences plus essentielles, dictées par l'état du monde, non par celui de la littérature. L'habitude, la nécessité du carnet me sont venues en voyage, du voyage ; du tremblement de sens qu'induit la pratique même du voyage ; de la confrontation avec un monde bouleversé, celui où nous vivons. Et en même temps, d'un désir de participer par l'écriture, dans l'écriture, à la joie de marcher, de regarder, de comprendre, de trouver dans l'écriture cette puissance de vie, de création, dont témoignent les choses, les gens, les villes, les rues, même les plus humbles, les plus abandonnées. Altérité - altération : voilà mon programme. »
Entretien avec Danièle Sallenave, éd. Gallimard, 1983.
Cela explique la variété des formes auxquelles elle recourt dans ses différents romans, tantôt autobiographie fictive, témoignage sur la vie « séparée » des exclus du monde moderne, tantôt roman polyphonique, où des voix multiples s’entrecroisent, telles celles des multiples personnages des Trois minutes du diable, tantôt carnet de voyage, récit dialogué, par exemple dans Conversations conjugales (1987), ou conversation, comme dans Viol, où la transposition des six enregistrements au magnétophone s’insère dans la fiction. Chacun de ces choix entraîne un travail d’écriture, avec le souci de restituer la vérité d’un langage, ses expressions particulières, son rythme, ses intonations.
Les romanciers en quête de l'humain
Cette fin de siècle, dans une société où la consommation et l'individualisme semblent devenus les maîtres-mots, fait naître de nouvelles interrogations, voire des révoltes, qu’illustrent plusieurs romanciers : l’homme n’est-il pas en passe de s’effacer au profit des choses, ou même de se chosifier lui-même ? Nous présentons ici quelques-unes des réponses proposées par des auteurs partis en quête de l’humain, choix forcément incomplet et subjectif…
Romain Gary-Emile Ajar (1914-1980)
Double nom pour cet auteur qui mystifia la critique et obtint deux prix Goncourt, le premier en 1956 pour Les Racines du ciel, le second pour La Vie devant soi, en 1975. Pourquoi cette pirouette littéraire ? L’observation des deux « époques » de sa production romanesque permet de répondre.
La première époque, celle de l'après-guerre, avec, outre le Goncourt, des œuvres comme L'Éducation européenne (1945) ou La Promesse de l’aube (1960), est le reflet de l’engagement de ce Russe, naturalisé français en 1935, au service de son pays d’accueil : d’abord en combattant du côté de la France libre pendant la guerre, puis dans sa carrière de diplomate. Ainsi les premiers romans mettent en scène des héros marqués par la guerre, tel Vanderputte le traître à la Résistance dans Le grand Vestiaire (1948), Jacques qui, déçu par l’évolution de l’idéal de liberté, devient volontaire pour combattre en Corée dans Les Couleurs du jour, ou Morel, personnage des Racines du ciel, qui, après la douloureuse expérience des camps nazis, s’engage pour la survie des éléphants. Tous ces personnages, porteurs d’espoir chacun à sa façon, luttent pour tout ce qui représente la dignité de l’homme, révolté contre ce qui l’opprime.
La seconde époque s’ouvre avec Gros-Câlin (1974). Ce roman explique le changement de nom d’un écrivain qui se sentait prisonnier des thèmes traités dans ses premiers romans, et voulait sans doute rendre compte de l’évolution sociale après 68. Sur un ton humoristique, le lien entre M. Cousin, qui souffre de sa solitude et du manque d’amour, et son python, Gros-Câlin, symbolise l’individualisme croissant dans l’anonymat, parfois cruel, de la capitale. C’est aussi la force de l’amour qu’exprime Momo, le jeune narrateur musulman de La Vie devant soi, pour Madame Rosa, l’ancienne prostituée juive, survivante d’Auschwitz, qui l’élève en lui transmettant ses valeurs, espoir et dignité.
Mais si le ton des récits diffère, cette affirmation d’Ajar dans Gros-Câlin, « L'amour est peut-être la plus belle forme du dialogue que l'homme a inventé pour se répondre à lui-même », fait écho à ce dialogue dans L’Éducation européenne de Gary :
- Et que feront-ils, nos amis, quand ils auront gagné la bataille?
- Ils feront un monde nouveau.
- Nous ne pourrons pas les aider. Nous sommes trop petits. C'est dommage.
- Ce n'est pas la taille qui compte, c'est le courage.
- Comment sera-t-il, ce monde nouveau?
- Il sera sans haine.
- Il faudra tuer beaucoup de gens, alors...
- Il faudra tuer beaucoup de gens.
- Et la haine sera toujours là... Il y en aura encore plus qu'avant...
- On ne les tuera pas, alors. On les guérira. On leur donnera à manger. On leur construira des maisons. On leur donnera de la musique et des livres. On leur apprendra la bonté. Ils ont appris la haine, ils peuvent bien apprendre la bonté.
- La haine ne se désapprend pas. Elle est comme l'amour.
- Je connais la haine. Les Allemands me l'ont enseignée. [...] Je les hais!
- Il ne faut pas. Quand nous aurons des enfants, nous leur apprendrons à aimer et non à haïr.
- Nous leur apprendrons à haïr aussi. Nous leur apprendrons à haïr la laideur, l'envie, la force, le fascisme...
- Qu'est-ce que c'est, le fascisme?
- Je ne sais pas exactement. C'est une façon de haïr.
Romain Gary, L'Education européenne, 1945.
Daniel Boulanger (1922-2014)
Lors de son retour en France à la fin des années 50, après un long séjour à l’étranger, Brésil, Tchad…, Daniel Boulanger se rapproche des cinéastes novateurs de la Nouvelle Vague. Cinéphile, il rédige, jusqu’en 1989, 118 scénarii. Même s’il compose des poèmes, des pièces de théâtre et de nombreux romans, c’est le genre bref de la nouvelle qui lui vaut le succès, par exemple les recueils Vessies et Lanternes, Prix de l’Académie française en 1971, Fouette cocher !, Prix Goncourt de la nouvelle, en 1974, ou Les Jeux du tour de ville, en 1983.
Dans ses récits, il porte un regard à la fois incisif et attendri sur les lieux et les décors dans lesquels se meuvent les personnages les plus ordinaires, provinciaux banals qui, pourtant, sont bien plus riches intérieurement qu’il n’y paraît : « Je suis un homme qui écrit et cherche à aller au-delà du secret d'autrui », déclare-t-il, « C'est ma façon de rêver. » Mais l’on décèle aussi, dans son œuvre, la volonté de fixer, par l’écriture, ces petits faits du quotidien avant qu’ils ne s’effacent des mémoires : « Le monde que je décris est un monde qui s'en va. C'est insensé la vitesse à laquelle il change. Remarquez, ça n'a rien de nostalgique, je ne me complais pas dans le passé ».
Pour découvrir l'oeuvre, des résumés, éditions Gallimard : cliquer sur l'image.
Dans le jardin au milieu des champs et sous le saule au milieu du jardin, les enfants se sont réfugiés. Ils parlent à voix basse. Leur rire parfois s'égare en papillon jusqu'au soleil. La mère est à l'ombre de la grange. Le père, de vague en vague, s'enfonce dans le sommeil, retrouvant dans la chambre qui tangue avec douceur tout un lot de couleurs qui s'enfuient par la porte et brûlent sur les pierres. Avant le repas de midi, manège autour de la carafe d'eau, les enfants sont rentrés chargés de fleurs. L'oie les suivait, qui s'appelle Séraphine, sous l'œil en coin du chien qui veille près de la table, au frais des carreaux rouges. Il n'y a personne au-delà de ce monde, mais dans le globe de la lumière où les arbres ont la pâleur d'un bouquet de mariée un bonheur encore se prépare d'où naîtra le vent. On le sent déjà qui nous désire. L'unique oiseau qui se tenait immobile en plein ciel tombe au ras des chaumes. Il n'y a plus à vivre que l'instant. Au retour de la fraîcheur, les yeux se regardent et se découvrent. La maison sent le pain. Le père, avant la nuit, dira l'histoire qu'on lui réclame, un conte qui ressemble à ce jour hors du temps, sans héros et sans gestes, qui s'ouvre et se ferme avec la délicatesse d'une fleur. Après, nous irons regarder les astres qu'une fois encore les enfants se mettront à compter.
Daniel Boulanger, "L'Eté", Les Noces du merle, 1963.
Une vidéo, interview de D. Boulanger, 1972 : cliquer sur l'image.
Jean Échenoz (né en 1947)
Dès Le Méridien de Greenwich, paru en 1979, Échenoz attire l’attention de la critique par son renouvellement de l’écriture romanesque. Il joue, en effet, avec la mise en abyme, puzzle de récits qui s’emboîtent, et multiplie les références parodiques, par exemple à L’Île mystérieuse de Jules Verne, au personnage de Robinson, jetant un regard ironique sur le traitement qu’ont pu en faire ses contemporains, Tournier ou Le Clézio. Une façon de démythifier un temps où le mythe semble mort : la végétation de l’île n’a plus rien d’un paradis, avec son petit arbre taché de cambouis ou son carré de béton incongru… Ses romans ultérieurs, tels Cherokee, prix Médicis en 1983, ou Je m’en vais, prix Goncourt en 1999, confirment son succès, et Lac (1989) tire aussi son originalité d’une autre parodie, celle du roman policier.
Pour lire de nombreux extraits : cliquer sur l'image.
On a pu qualifier son écriture de « minimaliste », formule d’abord justifiée par la brièveté de certaines œuvres, proches de la nouvelle, 24 pages pour L’Occupation des sols (1988), 112 pages pour Un An (1997), ou 64 pages pour Jérôme Lindon (2001). Mais ce « minimalisme » vient aussi de la façon dont il brosse un décor en quelques notations signifiantes, dépeint un personnage en quelques traits symboliques, en des phrases souvent d’une sèche brièveté, comme s’il se contentait de tenir une caméra. Cependant, cela n’empêche pas des passages plus lyriques, la plongée dans l’imaginaire où foisonnent les images, les couleurs et les sons. L’ensemble jette un regard sur le monde moderne, avec des personnages errants, désœuvrés et pourtant épuisés, des temps de vide et d’attente, où l’intrigue même semble floue.
Yann Queffélec (né en 1949)
« L’Amour est fou », titre d’un roman paru en 2006, pourrait servir d’exergue à bien des romans de Queffélec, à commencer par son premier Le Charme noir, en 1983, qui introduit le thème de l’amour, passionné quelle qu’en soit la forme. C’est aussi la passion qui ponctue les épisodes des Noces barbares, prix Goncourt en 1985 : celle de Nicole, âgée de treize ans, pour Will, le jeune soldat américain, qui la viole en lui laissant un fils, Ludo, enfant de la honte que ses grands-parents cachent dans un grenier et dont sa mère, remariée, se débarrasse en le plaçant dans un internat pour enfants attardés ; celle de Ludo pour cette mère indigne et sans pitié, avec laquelle la mort scellera des « noces barbares ».
[Extrait d'une lettre de Ludo à sa mère.]
« T’es ma mère alors je t’écris parce que la dame elle m’a obligé. Et aussi parce que t’es pas venue. Micho il m’avait dit qu’il viendrait avec Tatav. Et toi aussi t’avait dit j’y dirai au revoir au prochain coup, j’avais entendu à la porte. Alors pourquoi t’es pas venue ? Faut que tu viennes. J’avais fabriqué un collier avec des moules et des bigorneaux et c’est moi qui l’ai verni. Mais si tu viens pas je peux pas te le donner… »ns
Yann Queffélec, Les Noces barbares, 1985.
Pour en savoir plus sur l'auteur et son oeuvre.
Ce roman signale aussi la place centrale qu’occupe la femme, amante, épouse, ou mère, dans une œuvre qui explore toutes les facettes de l’amour, le plus souvent douloureux quand il est placé sous le signe d’une malédiction tragique, comme pour Tita, héroïne de La Femme sous l’horizon (1988), ou des remords, comme Francis dans Le Maître des chimères (1990).
Patrick Grainville (né en 1947)
Son roman Les Flamboyants, prix Goncourt en 1976, fait exploser ce romancier dans le paysage littéraire de son époque, à la fois pour le sujet traité, la folle épopée d’un tyran africain, le roi Tokor, flanqué d’un compagnon européen, William Irrigal. Dans un décor où la grandeur imposante de la forêt contraste avec la profonde misère des bidonvilles, se déroule une quête fantastique, et l’érotisme des fantasmes croise la satire, mais aussi un lyrisme affirmé. Grainville, interviewé sur Antenne2 après l’obtention de son prix, déclare d’ailleurs : « Je vais pouvoir défendre les couleurs baroques, parce qu’en France, il semble tout de même que le privilège soit donné à la littérature classique, le roman psychologique, intérieur, avec un style très dépouillé, j’aime plutôt [...] une littérature qui se donne, qui prend des risques, qui se casse la figure, qui repart... »
Pour en savoir plus, une analyse précise de l'oeuvre : cliquer sur l'image.
Et il assume totalement son rejet de tout tabou, de tout masque pour atteindre la « vérité de l’homme », selon la formule de P. Maury dans son article « Patrick Grainville : l'innocence par le sexe » (Le Soir, 23 janvier 1986), à commencer par la sienne dans des œuvres autobiographiques, par exemple Le Paradis des orages (1986), ou L’Orgie, la neige (1990): « Je retrouve la violence de mon adolescence. Je vois l’hiver. Je vois l’enfant. Je vois le monde intact et rayonnant de sauvagerie. Mais dès que la fatigue me fait lever la plume, c’est contre moi que je bute, ce vieux moi mort, orphelin de la foi et de la présence… Je suis sorti du grand hiver comme on sort de l’être, du cercle de l’éternité… Blanche est la neige aimée, ma belle amante morte. » Cette « violence », cette « sauvagerie » imprègnent toute son œuvre, qu’il s’agisse de celle des paysages, tels la grotte fantastique de La Caverne céleste (1984), le parc animalier de Côte d’Ivoire dans Le Tyran éternel (1998) ou les tours fantasmagoriques de La Défense dans Les forteresses noires (1982), du monde animal, ou des humains, dont les passions sont toujours poussées à l’extrême.
... et trois romanciers parmi les plus grands
Fernandez présente Dans la Main de l'ange, à "Apostrophes".