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Des genres parfois dits "mineurs" qui n'ont rien d'inférieur...

Même si elle est parfois contestée, la notion de genre reste commode pour étudier les textes, littéraires ou para-littéraires, puisque chaque genre se caractérise par ses codes particuliers, sujets traités, règles, conventions formelles, fonctions pour l’émetteur ou le destinataire….

Mais, d’une part, les genres peuvent parfois se combiner entre eux, par exemple une  lettre (genre épistolaire) s’insérer dans un roman ou dans une pièce de théâtre, ou une utopie (forme d’apologue) s’insérer dans un essai. D’autre part, le classement principal entre « roman », « poésie », « théâtre » et « essai » s’avère souvent inopérant, notamment pour les œuvres du XX° siècle : le roman, en effet, peut alors ne plus relever de la fiction, la poésie prendre une forme narrative, ou le théâtre se réduire à un seul monologue…

Enfin, la confusion règne entre les notions de genre et de registre. Un registre peut, à lui seul, suffire à constituer un genre ; ainsi, pour le théâtre, à partir des registres comique et tragique, on distingue la « comédie »  de la « tragédie ». Inversement, un genre à part entière, par exemple l’épopée ou l’élégie, entraîne la dénomination d’un registre, épique ou élégiaque, qui peut s’exprimer dans des genres comme le roman ou le théâtre…

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L'apologue sous toutes ses formes
Apologue

Pour analyser l'apologue

On regroupe sous le nom général d’apologue, des genres divers proposant tous un récit, le plus souvent bref, imaginaire ou emprunté à la réalité, qui, en prenant une valeur allégorique, conduit à proposer une « morale », une leçon de vie, une vérité. L’apologue a donc, par le symbolisme du récit, un objectif didactique.

Dans la préface de ses Fables, forme particulière de l’apologue, La Fontaine pose clairement le double aspect du genre : « L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité. »

L’analyse d’un apologue implique donc un double mouvement :

  • celui propre à un genre narratif, tel le roman, l’étude du récit, de la « fable » au sens étymologique, c’est-à-dire ce qui relève de la fiction : son actualisation spatio-temporelle, ses personnages, son narrateur, le déroulement de l’action racontée. Il s’agit de plaire au lecteur, de le divertir.

  • celui propre à une argumentation, l’étude de la thèse proposée, des procédés utilisés pour convaincre et pour persuader le lecteur que l’auteur veut instruire. Mais, en raison du symbolisme du récit, donc de sa dimension implicite, il faudra découvrir ce qui se cache derrière le comparant, par exemple quel personnage représente tel ou tel animal dans une fable.

Le lecteur s’interrogera aussi sur les raisons qui ont conduit l’écrivain à choisir l’apologue.

À certaines époques, où règne la censure, il peut certes permettre d’échapper à une accusation en masquant ainsi les critiques, par exemple celles adressées au pouvoir politique ou religieux. Mais la censure n’est que rarement dupe du masque…

Il convient donc d’envisager d’autres raisons, et d’abord celle que La Fontaine

indique dans « Le Pâtre et le Lion » (VI, 1) :

« Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire ;
Et conter pour conter me semble peu d’affaire. »

Il s’agit donc de ne pas ennuyer un lecteur en lui imposant un discours moralisateur, qui pourrait le lasser, le gêner, qu’il pourrait rejeter en  se sentant directement  visé par la critique…  En même temps, l’auteur lui offre le plaisir d’une sorte de devinette, puisqu’il devra découvrir seul le sens caché derrière le récit : qui sont réellement la fourmi et la cigale chez La Fontaine par exemple ? Un riche bourgeois face à un paysan démuni, ou bien même le poète chanteur face à un riche mécène ? Et, comme la morale n’est pas toujours explicitée, le lecteur conserve également sa liberté d’interprétation : blâmera-t-il la cigale insouciante, imprévoyante, qui a préféré chanter, ou la fourmi « pas prêteuse » qui refuse son aide de façon cruelle ?​

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Les différentes formes d'apologue.

L'allégorie

​C’est d’abord une figure de style, qui peut s’inscrire dans tous les genres littéraires et qui consiste à représenter une idée, une notion abstraite, de façon imagée, concrète. Par exemple, on évoque souvent la mort sous la forme d’un squelette recouvert d’un drap et tenant à la main une faux.

Mais l’allégorie, présente aussi dans la peinture, peut à elle seule constituer un texte littéraire. Elle se développe alors en récit.

Garnier, "Allégorie à Louis XIV, protecteur des Arts et des Sciences", 1670-72

J. Garnier, Allégorie à Louis XIV, protecteur des Arts et des Sciences, 1670-1672. Huile sur toile, 174 x  223. Château de Versailles.

Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l’usage :
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie ;
Lors son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui,

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés, ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tous déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre, qui n’est pas las,
Viole en poursuivant l’asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture.

T. Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, I, "Misères", 1615.

Jean Garnier intitule son tableau Allégorie à Louis XIV, protecteur des Arts et des Sciences, il en explicite donc le sens. Mais, même sans le titre, le spectateur aurait pu dégager le sens de cette œuvre, d’une part par la cuirasse avec les fleurs de lys, fleur symbolique de la royauté, qui montre un roi guerrier donc « protecteur ». Les « arts » sont illustrés notamment par les différents instruments de musique, et les sciences par le globe céleste, les livres savants et les instruments scientifiques. Les fruits au premier plan, raisins, pommes, symbolisent, eux, l’abondance, la richesse féconde, que le roi apporte ainsi à son royaume.

De même, dans le poème de Théodore Agrippa d'Aubigné, le lecteur cherche le sens métaphorique à partir des éléments de la description. Il observe le portrait des personnages, la violence injuste du « plus fort », Esaü, à laquelle finit par répondre son jumeau, son « besson », Jacob, et celui de la mère qui veut « sauver […] celui qui a le droit et la juste querelle ». L’état pitoyable de cette mère est souligné, ainsi que sa condamnation violente dans le discours rapporté direct à la fin de l’extrait.

Que représentent ces personnages, quelle lutte Agrippa d’Aubigné illustre-t-il par ce combat sanglant ? Le premier vers donne une clé, cette « mère affligée » est « la France ». Mais cela ne suffit pas pour élucider la thèse du poète. Le lecteur doit connaître une réalité historique du XVI° siècle, les guerres de religion, et, surtout, se rapporter à la biographie d'Agrippa d'Aubigné, un calviniste qui combattit sans relâche dans le camp des protestants : ce sont eux que représente donc Jacob, leur « juste colère » contre les catholiques, symbolisés par Esaü qui veut « arracher à son frère la vie ». Le lecteur pourra se rappeler l’épisode tragique de la Saint-Barthélémy en août 1572, et le massacre infligé alors aux protestants, moment d’apogée de guerres de religion, qui déchirent et ruinent le pays et qui ne prendront fin qu’avec l’édit de Nantes, adopté en 1598.

La Bruyère, "Les Caractères ou les moeurs de ce siècle", couverture.

Découvrir l'analyse d'une allégorie de la Bruyère : cliquer sur l'image.

Le conte

Présent dans toutes les cultures, le conte relève à l’origine de l’oralité, et n’entre dans la littérature écrite que tardivement.

Le conte étiologique
Le conte étiologique

Une des formes les plus anciennes est le conte étiologique. Il propose un récit fictif censé répondre à un « Pourquoi ? », à l’ignorance d’un phénomène naturel : Pourquoi les tempêtes se déchaînent-elles ? Pourquoi les volcans entrent-ils en éruption ? Ainsi sont nés les récits de la mythologie grecque, racontant comment Poséidon, dans sa colère, frappe la mer de son trident, dieu des mers, ou les actions terribles d’Héphaïstos, dieu du feu et des volcans, donnant ainsi aux phénomènes une origine divine, jusqu’à créer parfois un mythe, comme l’auteur latin Ovide dans Les Métamorphoses (8).

Pourquoi la mer est-elle salée ?

Par exemple, dans le livre III, Narcisse, qui meurt du désespoir de ne pouvoir embrasser son image reflétée par l’eau d’une source, est transformé, lors de sa mort, en la fleur qui porte ce nom, tandis que le même récit apporte une explication au phénomène de l’écho, né de la douleur éprouvée en parallèle par la nymphe Écho, témoignage  de compassion de celle qui l’aimait mais qu’il rejetait :

Poussin, "Echo et Narcisse", vers 1630.

Témoin de son malheur, la nymphe en eut pitié, bien qu'irritée par de pénibles souvenirs. Chaque fois que l'infortuné Narcisse s'écriait hélas ! la voix d'Echo répétait : hélas ! Lorsque de ses mains il frappait sa poitrine, elle faisait entendre un bruit pareil au bruit de ses coups. Les dernières paroles de Narcisse, en jetant selon sa coutume un regard dans l'onde, furent : «hélas ! vain objet de ma tendresse !» Les lieux d'alentour répètent ces paroles. Adieu, dit-il ; adieu, répond-elle. Il laisse retomber sa tête languissante sur le gazon fleuri, et la nuit ferme ses yeux encore épris de sa beauté : descendu au ténébreux séjour, il se mirait encore dans les eaux du Styx. Les naïades, ses sœurs, le pleurèrent, et coupèrent leurs cheveux pour les déposer sur sa tombe fraternelle ; les Dryades le pleurèrent aussi ; Écho redit leurs gémissements. Déjà le bûcher, les torches funèbres, le cercueil, tout est prêt ; mais on cherche vainement le corps de Narcisse : on ne trouve à sa place qu'une fleur jaune, couronnée de feuilles blanches au milieu de sa tige.

Ovide, Les Métamorphoses, III, "Narcisse et Echo", 8.

Nicolas Poussin, Echo et Narcisse, vers 1630. Huile sur toile, 74 x 100, Musée du Louvre, Paris.

Le conte merveilleux

Le conte merveilleux, parfois appelé "conte de fées", est situé hors du temps, d’où ses formules initiales, « il était une fois », « en ce temps-là », et dans des lieux éloignés du quotidien, la forêt profonde, le fond d’un lac… Il repose sur un schéma narratif simple, dont l’auteur russe Vladimir Propp (1895-1970) dans Morphologie du conte (1928), en étudiant des contes d’origines diverses, a montré les formes récurrentes : une situation initiale de manque, ou d’interdit, qui, pour être surmontée, lance le héros dans des péripéties, autant d’obstacles, d’épreuves, de combats parfois, qui doivent le conduire à combler le manque initial, à dépasser l’interdit, à triompher aux yeux de tous.

Le monde merveilleux des contes.

La quête du héros, forme d’initiation, le confronte au surnaturel, objets magiques, telle la baguette d’une fée, personnage en fonction d’adjuvant, figure du destin qui peut prendre de multiples formes, ou le fruit maléfique offert par la sorcière, un des personnages opposants, comme l’ogre. Le surnaturel intervient aussi dans les métamorphoses que peut connaître le héros, tantôt horribles, quand le prince a été changé en « bête » effrayante, tantôt positives, quand le crapaud redevient prince. N’oublions pas non plus le rôle des animaux, dotés de parole. Le conte le plus souvent finit bien, l’amour triomphe, le bien vainc le mal, l’enfant perdu retrouve ses parents et le pauvre pêcheur trouve la richesse, à condition cependant que le personnage central soit doté de qualités physiques, intellectuelles et morales ; sinon, il risque un douloureux châtiment, comme le petit chaperon rouge dévoré par le loup chez Charles Perrault (1628-1703), dont les Histoires ou Contes du temps passé (1697) fondent en France ce genre à l’écrit.

Exposition BnF : les contes de fées.

Pour en savoir plus, une remarquable exposition de la BnF  : cliquer sur l'image.

Le monde merveilleux des contes : fées, lutins...

Ainsi, le monde du conte ouvre les portes de tous les possibles, ce qui explique la fascination qu’il peut exercer sur les enfants, pour lesquels il constitue aussi un guide moral. Mais, si l’on en approfondit le sens, on mesure à quel point il reflète la réalité sociale, par exemple, les temps de famine, qui conduisent à abandonner les enfants, les abus du pouvoir royal, l’éclatement des familles, avec les méchantes marâtres, ou, pire encore, les menaces de maladie, de viol, et de mort. Le conte exerce alors une fonction cathartique : écho des peurs, des désirs et des pulsions inconscientes du lecteur, il permet, en les concrétisant, de mieux les comprendre pour mieux les contrôler.

Le conte philosophique

L’appellation « conte philosophique » révèle la contradiction dont ce genre d’apologue est porteur.

Il s’affirme, en effet, en tant que « conte », donc ouvre toute liberté à l’imaginaire, et reprend les codes narratifs du conte merveilleux, pour sa structure comme pour les fonctions d’adjuvants ou d’opposants de ses personnages et pour ses procédés d’écriture. Par exemple, le titre du chapitre 1 de Candide (1759), de Voltaire, « Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui », pose l’état de manque, qui poussera le héros dans des péripéties multiples, jusqu’à ce qu’il retrouve Cunégonde, fille du baron de Thunder-ten-tronckh, celle qu’il avait embrassée, cause de son renvoi. De même, les premiers mots « Il y avait en Westphalie », lieu bien loin de la France, sonnent comme une reprise de la formule d’ouverture traditionnelle « Il était une fois… » La psychologie du héros reste rudimentaire, son nom suffit à l’indiquer. Il parcourra le monde, allant d’épreuve en épreuve, suivant ainsi le chemin d’une initiation qui le conduira, à la fin, à mieux comprendre le monde, et à « cultiver son jardin », heureux avec Cunégonde retrouvée et avec ceux qui l’auront entouré et aidé. Même si la « féerie » à proprement parler est rare – encore que l’Eldorado dans Candide nous montre un carrosse conduit par des moutons qui volent, des rues pavées de pierreries odorantes et des « robes en tissu de duvet de calibri » – le merveilleux lui-même n’est pas absent, avec des personnages qui disparaissent ou réapparaissent de façon inexpliquée, qui surgissent au bon moment pour apporter leur aide, ou même des « méchants » qui se métamorphosent en regrettant leurs fautes.

Un conte pholosophique : "Candide" de Voltaire.

Pour en savoir plus et découvrir quelques contes de Voltaire  : cliquer sur l'image.

Mais l’adjectif « philosophique » implique d’autres caractéristiques, dues à la volonté de mettre l’accent sur la réflexion proposée au lecteur. Celle-ci apparaît d’ailleurs parfois en sous-titres : Candide ou l’optimisme, Zadig ou la destinée, par exemple chez Voltaire. Le récit n’est donc qu’un prétexte à l’exercice de l’esprit critique, et ce n’est pas un hasard si le conte philosophique naît au XVIII°siècle, époque où l’écrivain-philosophe utilise la littérature comme une arme. Le récit offrira donc l’occasion de dénoncer, souvent en recourant à l’ironie, à la caricature jusqu'à l'absurde, des injustices, des abus commis par les puissants, le pouvoir politique, économique, religieux… Ainsi, l’auteur croise les éléments surnaturels, les invraisemblances, avec les réalités du temps : le lecteur y reconnaît les lieux du pouvoir monarchique, les guerres qui font rage, avec de nombreuses allusions historiques et des personnages ayant réellement existé, plus ou moins masqués. Il sert aussi de support, non pas seulement à une satire et à une « morale », mais aux idéaux que défendent alors les auteurs, la liberté d’expression, le refus de l’esclavage, la volonté d’éduquer le peuple par exemple.

Ce genre littéraire joue donc sur la parodie du conte merveilleux, il s’amuse à en reproduire les situations, mais guide fermement le lecteur vers une forme de sagesse.

De la fable au fabliau

La fable

Ce genre, lui aussi universel, remonte en Occident à l’antiquité grecque, avec Ésope, auquel on a sans doute attribué des fables bien antérieures, et romaine, avec Phèdre. La fable se répand dès le moyen-âge sous le nom d’ysopet (dérivé d’Ésope), dont Marie de France (1160-1210) offre un premier recueil, Le Dit d’ysopet, adaptation en vers d’Ésope. Utiliser le monde animal dans un récit est d’ailleurs à la mode à cette époque, comme en témoignent les nombreux bestiaires, et l’iconographie. Le public  est donc habitué à la symbolique animale, dans laquelle se mêlent les animaux du quotidien, les animaux exotiques, mais aussi ceux qui relèvent du merveilleux ou du fantastique, tels la licorne ou le dragon.

Le XVI° siècle ne délaisse pas la fable : Ésope est à nouveau repris, par exemple par Guillaume Haudent ou Gilles Corrozet. Mais c’est La Fontaine (1621-1695) qui donne à la fable ses lettres de noblesse, d’abord en variant son inspiration : il puise notamment dans la version française des fables en sanskrit du III° siècle attribuées au brahmane hindou Pilpay, Le Livre des lumières ou la Conduite des rois (1644). Le sous-titre de cet ouvrage évoque du reste la dédicace adressée par le fabuliste au jeune dauphin, âgé de sept ans, et le rôle moral assigné à la fable.

La Fontaine : étude des "Fables".

Mais c’est surtout l’art du récit, ce souci de « plaire », que La Fontaine pousse à son comble, en faisant alterner des portraits vivants, brossés en quelques traits, et des dialogues qui prêtent à sourire. L’ensemble est soutenu par la versification, hétérométrique, qui met en valeur les éléments les plus saisissants, soulignés aussi par les jeux sur les rythmes et les rimes. Enfin la morale elle-même, parfois implicite comme dans « La cigale et la fourmi », ou « Le chêne et le roseau », devient polysémique : à côté des défauts dénoncés ou des qualités louées, elle renvoie aussi aux réalités sociales de son époque, notamment aux injustices et aux abus des puissants, et même aux conditions de vie du poète lui-même. Ainsi, on peut lire « Le chêne et le roseau » comme une simple leçon de modestie donnée aux orgueilleux, fiers de leur puissance. Mais le chêne peut aussi  incarner la prétention du surintendant Fouquet, sur lequel s’est abattue la tempête, la colère royale, tandis que le roseau représenterait La Fontaine, qui « plie » mais « ne romp[t] pas », poursuivant sa lutte par la stratégie de contournement que permet la fable. On pourrait même y lire un avertissement à tout puissant – au roi ? – que menace un châtiment divin…

Pour en savoir plus sur La Fontaine et ses fables  : cliquer sur l'image.

La fable, pourtant considérée comme un genre "mineur", ne disparaît pas après La Fontaine, bien  au contraire.  D'une part, il sert de modèle à de nombreuses réécritures, le plus souvent parodiques, qui adaptent la fable au monde contemporain. D'autre part, certains auteurs créent à leur tour de nouvelles fables, comme le fait Hugo dans "J'aime l'araignée" (Les Contemplations, III, 1856) qui  se sert de cet animal et de "l'ortie" pour proclamer son "amour" pour ceux qui, généralement, sont haïs. Citons aussi Prévert, qui met souvent en scène le monde animal pour  illustrer l'amour ou la liberté, notamment dans son recueil Histoires (1946), par exemple dans "Cheval dans une île".

Le poète ayant chanté,

Déchanté,

Vit sa Muse, presque bue,

Rouler en bas de sa nue

De carton, sur des lambeaux

De papiers et d’oripeaux.

Il alla coller sa mine

Aux carreaux de sa voisine,

Pour lui peindre ses regrets

D’avoir fait - Oh : pas exprès ! –

Son honteux monstre de livre !...

​– « Mais : vous étiez donc bien ivre ?

​ - Ivre de vous !... Est-ce mal ? –

Écrivain public banal !

Qui pouvait si bien le dire...

Et, si bien ne pas l’écrire !

 - J’y pensais, en revenant...

On n’est pas parfait, Marcelle...

- Oh ! c’est tout comme, dit-elle

Si vous chantiez, maintenant ! »

​Tristan Corbière, "Le poète et la cigale",

Les Amours jaunes, 1873.

Lire  "Cheval dans une île" de Prévert : cliquer sur le lien.

La Cigale reine du hit-parade

Gazouilla durant tout l’été

Mais un jour ce fut la panade

Et elle n’eut plus rien à becqueter.

Quand se pointa l’horrible hiver

Elle n’avait pas même un sandwich,

À faire la manche dans l’courant d’air

La pauvre se caillait les miches

La Fourmi qui était sa voisine

Avait de tout, même du caviar.

Malheureusement cette radine

Lui offrit même pas un carambar.

- Je vous paierai, dit la Cigale,

J’ai du blé sur un compte en Suisse.

L’autre lui dit : Z’aurez peau d’balle.

Tout en grignotant une saucisse.

 - Que faisiez-vous l’été dernier ?

 - Je chantais sans penser au pèze.

 - Vous chantiez gratos, pauvre niaise

Eh bien guinchez maintenant !

Moralité : Si tu veux vivre de chansons

Avec moins de bas que de hauts

N’oublie jamais cette leçon :

Il vaut mieux être imprésario !

​P. Perret, "La cigale et la fourmi (en argot)", Le petit Perret des fables, 1990.

Le fabliau

Même s’il a la même étymologie que la fable, le latin « fabula », récit, avec la connotation de fiction, d’imagination, voire de mensonge, le fabliau, genre médiéval écrit en vers octosyllabiques peu élaborés, en diffère largement par le choix de ses personnages, directement empruntés à la réalité sociale de son époque. Sa volonté satirique s’affirme par un recours à toutes les formes du comique, jusqu’aux plus grossières. Taine, historien du XIX° siècle, le définit ainsi : "Le petit vers des fabliaux trotte et sautille, comme un écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées et respectables, daubant sur les femmes, l’Église, les grands, les moines." Les défauts de chacun y sont caricaturés, depuis les plus légers, gourmandise, paresse, naïveté, jusqu’aux plus graves, la cupidité, l’avarice, le libertinage, l’infidélité, d’autant plus blâmés quand ils sont le fait des gens d’Église, qui manquent à leurs vœux et à leurs règles morales, ou des chevaliers, qui devraient servir de modèles.

Pour lire un fabliau  : cliquer sur l'image.

Les fabliaux au moyen âge.

La parabole

Par son étymologie grecque, le terme renvoie à l’action de juxtaposer, de rapprocher deux réalités. Genre d’origine orientale (le bouddhisme) et moyenne-orientale (le judaïsme), la parabole  est très fréquente dans La Bible, forme de récit qu’utilise le Christ pour transmettre à  ses fidèles, par un recours à l’analogie, son message religieux et les règles morales induites. Les éléments du récit, empruntés à la vie quotidienne, visent à expliquer à un public, en majorité non lettré, des points parfois complexes de la doctrine, en les rendant concrets, mais aussi grâce aux sentiments que provoque le récit.

De plus, la parabole biblique offrait d’autres avantages. Comme il faut exercer un effort de réflexion pour la comprendre, elle écarte ceux qui se contentent de superficialité, qui ne sont donc pas prêts à accéder à une vérité d’ordre métaphysique : « Que celui qui a des oreilles écoute », disait le Christ. Parallèlement, répondre par une parabole évite de tomber dans les pièges tendus par des ennemis. Ainsi, face à ses adversaires, les Pharisiens, qui lui demandaient « Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César », il répondit, pour échapper au risque de passer pour un citoyen rebelle,  : « Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie le tribut. Et ils lui présentèrent un denier. Il leur demanda : De qui sont cette effigie et cette inscription ? De César, lui répondirent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Évangile selon Matthieu, 22)

Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie.  Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d'ulcères, et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères. 

Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. 
Dans le séjour des morts, il leva les yeux ; et, tandis qu'il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein.  Il s'écria : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et me rafraîchisse la langue ; car je souffre cruellement dans cette flamme. Abraham répondit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. D'ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire.  Le riche dit : Je te prie donc, père Abraham, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père ; car j'ai cinq frères. C'est pour qu'il leur atteste ces choses, afin qu'ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments.  Abraham répondit : Ils ont Moïse et les prophètes ; qu'ils les écoutent.  Et il dit : Non, père Abraham, mais si quelqu'un des morts va vers eux, ils se repentiront. Et Abraham lui dit : S'ils n'écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader quand même quelqu'un des morts ressusciterait.

​Evangile selon Luc, 16.

Evangile selon Luc, "Le riche et Lazare", 16.

Le Riche et Lazare.

De l'utopie à la dystopie

L'utopie

En raison de son étymologie grecque, « ou-topos », le non-lieu ou le lieu de nulle part, on fait parfois remonter à Platon, et à la société idéale qu’il envisage dans La République, le genre littéraire de l’utopie. Mais cette œuvre est un essai, non un récit. Il est donc préférable d’en faire remonter l’origine à la Renaissance où des humanistes, tel l’Anglais Thomas More dans son Utopia (1516) ou Rabelais, dans le passage de Gargantua (1534) qui dépeint l’abbaye de Thélème, ont imaginé d’autres architectures, d’autres modes de vie conduisant au bonheur.

Jean-Michel Racault dans son essai L'Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761 (1991) donne une définition très complète de l’utopie :

[O]n appellera utopie narrative la description détaillée, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d'un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité individualisée d'êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l'univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret. Cette description doit être apte à susciter la représentation d'un monde fictif complet [...] implicitement ou explicitement mis en relation dialectique avec le monde réel, dont il modifie ou réarticule les éléments dans une perspective critique, satirique ou réformatrice. 

L’utopie s’inscrit donc dans ce rêve humain d’une perfection, déjà présent dans la mythologie antique à travers les descriptions de « l’âge d’or », et dans la tradition judéo-chrétienne dans l’image du « paradis terrestre », perdu. Mais, avec More, dont le récit est sous-titré « La meilleure forme de gouvernement possible », l’utopie s’enracine dans le domaine de la politique : un gouvernement bien organisé doit amener ses citoyens à une vie meilleure, fondée sur une meilleure éducation, une répartition plus juste de la propriété, la fin des guerres et des fanatismes religieux. Le lecteur, dans le récit, souvent pris en charge par un narrateur qui prétend avoir découvert ce pays extraordinaire au cours d’un voyage, comprend alors qu’il doit y voir une vision inversée de son monde réel. Il sera alors conduit à réfléchir à ce que dépeint l’auteur, peut-être même à vouloir améliorer sa propre société…

Pour en savoir plus, une remarquable exposition de la BnF  : cliquer sur le lien.

Thomas More, "Utopie", illustration.

Illustration  pour Utopie de More.

La dystopie

Mais l’utopie repose le plus souvent sur un postulat : les habitants de ces pays heureux acceptent de fondre leurs désirs et volontés individuels dans les exigences de l’intérêt collectif. Ils subissent donc une forme de contrainte, qui les prive d’une part de liberté. C’est ainsi que l’utopie a pu s’inverser en dystopie, appelée aussi « contre-utopie » ou « anti-utopie », terme né en Angleterre à l’aide du préfixe grec « dys- » péjoratif qui indique la malformation. C’est ce mécanisme d’inversion qui structure le récit de Charles-François Tiphaigne de la Roche, Histoire des Galligènes : Mémoires de Duncan (1765). Ce peuple des lointaines antipodes vit l’idéal des Lumières, un gouvernement des « Anciens », des sages appuyés par une « assemblée du peuple », les enfants y sont élevés collectivement pour davantage d’égalité, les biens aussi sont mis en commun, nulle rivalité donc, avec, pour religion, un déisme tolérant. Mais, au fil du récit, la situation se dégrade, des amitiés entraînent des jalousies, la constitution est remise en cause pour réclamer plus de reconnaissance individuelle, et l’auteur conclut : « il n’y a pas de liberté possible au royaume d’Utopie, parce que les droits de l’individu n’y sont pas respectés. »

"Ravage", d'après Barjavel, couverture de la BD de Morvan et Macutay.

Dans la  dystopie, la société est donc effrayante, souvent mise en place par un gouvernement tyrannique, source de tous les malheurs. Mais est-elle vraiment imaginaire ? En fait, dans les éléments qui la composent le lecteur peut reconnaître les défauts de sa propre société, poussés dans leurs conséquences extrêmes. Dans Ravage (1943) par exemple, Barjavel, en imaginant que, dans une société qui avait trouvé sa perfection dans une hyper-technicité, soudainement l’électricité disparaît, montre le terrible chaos qui s’ensuit alors. Le lecteur s’y voit aussi comme dans un miroir grossissant, car ce sont ses propres vices qui se donnent libre cours dans l’œuvre, comme dans La Planète des singes de Pierre Boulle : à travers ces singes, qui dans leur planète sont censés représenter le sommet de la création, l’auteur présente en fait les vices de l’homme, sa bestialité qui le conduit aux pires actions. Le développement de la science-fiction fait la part belle à la dystopie.

J.-D. Morvan et R. Macutay, Ravage, bande dessinée d'après Barjavel, 2016.

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Le genre biographique
Biographie

Pour analyser le biographique

Le genre, avec ses diverses formes, remonte à l’antiquité gréco-romaine. L’auteur grec Plutarque, par exemple, avait composé, entre 100 et 120, les Vies parallèles des hommes illustres, tandis que César est connu pour ce que l’on peut considérer comme ses mémoires, Les commentaires de la guerre des Gaules (52-58), ou Saint Augustin  (354-430) offre un premier modèle d’autobiographie avec ses Confessions. Pour l'analyse d'une oeuvre qui relève du biographique, 4  points sont à observer :

       La place de l’émetteur : Le « je » de l’autobiographie, du journal intime ou du récit de voyage, confond trois instances de l’énonciation : l’auteur, le narrateur et le personnage dont la vie est relatée. Il faut le distinguer du  le « je » des mémoires, qui place plutôt l’émetteur en position d’observateur, de témoin, même s’il peut arriver qu’il participe à l’action. Bien sûr, on ne doit pas confondre l’autobiographie réelle et l’autobiographie fictive ! Dans les autres cas, le récit se fait à la troisième personne. Il est, de toute façon, nécessaire d’étudier la modalisation, qui introduit, tantôt un sentiment (admiration, voire fascination,  ou inversement rejet), tantôt un jugement, mélioratif ou péjoratif, tantôt une certitude, ou, au contraire, un doute. 

 Le genre autobiographique : ses formes.

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     Le rôle assigné au récepteur : Le récit peut interpeller le lecteur. Dans ce cas, il convient d'étudier la place qui lui est accordée, par exemple celle du confesseur auquel on s’adresse, voire celle de juge, comme le fait souvent Rousseau dans ses Confessions. Ce lecteur peut être contemporain du temps de l’écriture, mais aussi, notamment dans les mémoires, être le lecteur futur auquel l'auteur veut léguer un héritage, en lui enseignant un moment de son histoire. On notera une particularité de l’autobiographie, et encore plus fréquemment, du journal intime, quand l’auteur choisit de s’inventer un destinataire fictif, plus ou moins complice, plus ou moins amical, comme le fait Anne Franck dans son Journal (cf. Extrait ci-contre). 

Non, à première vue, rien ne me manque, sauf l’amie avec un grand A. Avec mes camarades, je m’amuse et c’est tout, je n’arrive jamais à parler d’autre chose que des petites histoires de tous les jours, ou à me rapprocher d’elles, voilà le hic. Peut-être ce manque d’intimité vient-il de moi, en tout cas le fait est là et malheureusement, on ne peut rien y changer. De là ce journal. Et pour renforcer encore dans mon imagination l’idée de l’amie tant attendue, je ne veux pas me contenter d’aligner les faits dans ce journal comme ferait n’importe qui d’autre, mais je veux faire de ce journal l’amie elle-même et cette amie s’appellera Kitty.

A. Franck, Journal, « Incipit », 1947

       L’actualisation temporelle : Le récit biographique effectue toujours un va-et-vient entre les faits racontés, le passé, et le présent, temps de l’écriture, sauf dans le cas du journal intime, qui est écrit au jour le jour, avec une fréquente mention des dates, parfois même de l’heure. Cela implique que trois thèmes reviennent fréquemment : celui des souvenirs, associés parfois à de la nostalgie, voire à des regrets ou à des remords, parfois, inversement, à un soulagement, à une délivrance, jusqu’au recours à l’humour ; une réflexion sur la mémoire, plus ou moins fidèle ; enfin, une volonté de souligner comment s’est formée la personnalité,  faite de strates successives, en montrant son évolution. Cela explique que le récit suit, le plus souvent, la chronologie, ce qui n’empêche pas d’introduire des ellipses, plus ou moins longues, ou de réorganiser les faits pour mettre en valeur des temps forts.

      Le but de l’auteur : Il arrive que l’auteur explique clairement ses intentions dans un préambule, un prologue ou une préface, adresse au lecteur qu’il guide ainsi (cf. Extrait ci-dessous). Mais, même s’il ne le fait pas, il appartient au lecteur de s’interroger, de mesurer, par exemple, la fonction didactique du récit, ou bien la volonté de remplir un devoir de mémoire, ou bien encore de pratiquer une sorte de catharsis, en se délivrant d’une pesanteur intérieure, cas spécifique de l’autobiographie. 

Quand je serai morte, on lira ma vie que je trouve, moi, très remarquable. (Il n'aurait plus manqué qu'il en fût autrement !). Mais je hais les préfaces (elles m'ont empêchée de lire une quantité de livres excellents) et les avertissements des éditeurs. Aussi, j'ai voulu faire ma préface moi-même. On aurait pu s'en passer, si je publiais tout ; mais je me borne à me prendre à douze ans, ce qui précède est trop long. Je vous donne, du reste, des aperçus suffisants dans le courant de ce journal. Je reviens en arrière souvent à propos de n'importe quoi. 

Si j'allais mourir comme cela, subitement, prise d'une maladie !... Je ne saurai peut-être pas si je suis en danger ; on me le cachera et, après ma mort, on fouillera dans mes tiroirs ; on trouvera mon journal, ma famille le détruira après l'avoir lu et il ne restera bientôt plus rien de moi, rien... rien... rien !... C'est ce qui m'a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d'ambition, souffrir, pleurer, combattre et, au bout, l'oubli !... l'oubli... comme si je n'avais jamais existé. Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera les naturalistes ; c'est toujours curieux, la vie d'une femme, jour par jour, sans pose, comme si personne au monde ne devait jamais la lire et en même temps avec l'intention d'être lue ; car je suis bien sûre qu'on me trouvera sympathique... et je dis tout, tout, tout. Sans cela, à quoi bon ? Du reste, cela se verra bien que je dis tout...

Marie BASHKIRTSEFF (1858-1884), Journal, « Préface », 1887.

L'autobiographie et ses variantes

Si l’on excepte l’exemple antique de Saint Augustin d’Hippone, qui avait mis ses Confessions au service de sa conversion à la foi chrétienne, l’autobiographie à proprement parler entre tardivement dans la littérature. « Le moi est haïssable », disait Pascal, qui parlait du « sot projet » de Montaigne qui avait voulu « se peindre » dans ses Essais. D’ailleurs cette œuvre de Montaigne n’est pas une autobiographie au sens strict, chronologique, puisque son portrait s’y mêle aux réflexions sur son époque, à des critiques littéraires, à des choix sociaux, politiques, philosophiques…

J.-J. Rousseau, "Les Confessions".

Il faut attendre que l’individu affirme sa prééminence sur le collectif pour que les écrivains s’autorisent l’autobiographie, le XVIII° siècle avec Rousseau, et le XIX° siècle voit un véritable essor de ce genre littéraire. Certes, il reste critiqué, accusé de transformer le lecteur en voyeur de ce « misérable petit tas de secrets » qu’étalerait l’auteur, selon la formule de Malraux. La grande question qu’il pose est, en fait, celle de la vérité : pouvons-nous croire ce qu’affirme l’auteur ? En fait, pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (1975), un « pacte » se conclut entre l’auteur et son lecteur : pacte de transparence pour le premier, pacte d’adhésion pour le second. Mais cela n’empêche pas le lecteur d’être vigilant, en s’interrogeant que ce qui a pu pousser l’écrivain à écrire son autobiographie : « [L’autobiographie] doit avant tout essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contradictoires de la fidélité et de la cohérence », déclare Lejeune, en signifiant ainsi tout le paradoxe de ce genre littéraire.

Le journal intime peut alors paraître plus véridique, puisqu’il restitue toutes les inflexions au fil du temps, mais n’oublions pas que la décision de le publier, qu’elle soit prise par l’auteur ou par ses héritiers, peut entraîner des modifications, notamment des suppressions.

Enfin, notons le cas particulier du carnet de voyage, réduit dans le temps, qui donne à voir l’écrivain à travers les lieux traversés. Celui de Flaubert en Algérie, et en Tunisie à Carthage, par exemple, du 12 avril au 12 juin 1858, présente le double intérêt de révéler la personnalité de l’écrivain à travers ses commentaires sur ce qu’il observe, et de mieux comprendre comment il travaille, puisque ses notes et ses croquis serviront à l’écriture de son roman Salammbô (1868). 

La biographie

À l’origine, la biographie raconte la vie d’un homme remarquable, « illustre » pour reprendre le qualificatif de Plutarque, par sa valeur militaire, politique, artistique, philosophique… Le plus souvent, elle ne relate pas l’intégralité d’une vie, mais met en valeur les faits jugés fondateurs de sa personnalité, et ceux qui lui ont valu la célébrité. Mais l’on ne doit pas pour autant en déduire une parfaite objectivité : c’est bien l’écrivain qui trie, choisit tel ou tel document, éclaire. Les choix d’écriture sont donc révélateurs aussi de la personnalité de l’écrivain. Par exemple L’idiot de la famille (1971), vaste biographie de Flaubert, est plus la vision de Sartre sur ce romancier qu’une étude parfaitement objective. De plus, jusqu’au XIX° siècle, les biographes n’ont pas hésité à rapporter des légendes, voire à s’appuyer sur des « on dit » peu fiables. Il faut attendre l’essor de l’histoire, les recherches archéologiques, l’analyse des manuscrits, pour que les biographes, disposant alors de « preuves », recherchent davantage la vérité.

Le XX° siècle voit une nouvelle évolution dans ce genre. Ce ne sont plus seulement les « vies illustres » qui intéressent l’écrivain, mais, au contraire, les vies des humbles, avec une double tendance. D’une part, sociologique : le paysan, l’ouvrier – et l’on pourrait ainsi décliner tous les métiers, tous les statuts sociaux – est digne d’entrer dans la littérature, en tant que symbole d’une époque. D’autre part, cela correspond à un intérêt nouveau pour ses « racines », associé à un devoir de mémoire : on relate alors la vie d’un grand-père qui a combattu lors de la première guerre mondiale, par exemple, ou celle de sa mère comme le fait Charles Juliet dans la première partie de Lambeaux (1995).

C. Juliet, "Lambeaux", 1995.

L'épitaphe

Epitaphe de Pagnol.

Epitaphe de M. Pagnol, "Il aima les sources, ses amis et son épouse" (citation de Virgile).

Étymologiquement, l’épitaphe est l’inscription sur une tombe, depuis, la simple mention du nom du mort, et de ses dates de naissance et de décès, jusqu’à un texte évoquant sa personnalité, un événement marquant de sa vie, ou le souvenir qu’il laisse.

Mais dès l’antiquité, c’est devenu  un genre littéraire, qualifiant l’éloge poétique destiné à célébrer la mémoire d’un homme célèbre. Son ton est alors solennel, même s'il existe aussi des épitaphes plus souriantes, rédigées par un tiers, comme celle de Rabelais par Ronsard (Le Bocage, 1554), ou prévues par le futur disparu, qui fait alors preuve d’un humour certain, comme La Fontaine ou Baudelaire.

Jean s'en alla comme il était venu,
Mangea le fonds avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait passer
L'une à dormir et l'autre à ne rien faire 

Jean de La Fontaine, Epitaphe d'un paresseux.

Ci-gît, qui pour avoir par trop aimé les gaupes,
Descendit jeune encore au royaume des taupes.

Baudelaire

L'hagiographie

L'hagiographie : la vie des saints.

Étymologiquement, le terme désigne l’écriture qui touche aux choses saintes,  essentiellement le récit de la vie des saints. Vu la place qu’y occupe l’éloge, le terme s’est élargi pour qualifier toute biographie qui embellit, jusqu’à l’excès. Le Moyen Âge, dans son désir d’instruire les fidèles, offre de nombreux exemples d’hagiographies, autant de modèles de perfection. L’hagiographie s’est aussi mise au service des luttes religieuses, par exemple lors des guerres de religion pour combattre la réforme protestante qui ne reconnaissait pas le rôle des saints, et blâmait leur culte.

Le XIX° siècle retrouve le goût pour l’hagiographie, un temps disparue avec le rationalisme des Lumières, parallèlement à l’intérêt qu’il porte au Moyen Âge, dont témoignent les traduction de La Légende dorée (1261-1265) de Jacques de Voragine, qui racontait en latin la vie de 150 saints. Mais le genre alors se charge d’un sens nouveau, moins directement religieux mais plus sociologique : elle révèle « l’âme populaire », éprise de merveilleux, et traduit la place nouvelle accordée au folklore.

Manuscrit byzantin, 1020.

Les Mémoires

Employé au masculin, le terme, au singulier, désigne un travail de recherche, de réflexion, l’exposé que peut faire, notamment, un étudiant, plus rarement le récit d’un fait, d’un moment de vie. Mais c’est au pluriel, avec une majuscule initiale, qu’il renvoie nettement au genre biographique : son auteur présente des faits historiques, des moments forts dont – à la différence des annales ou de la chronique – il a été témoin, spectateur mais aussi parfois acteur. Comme pour l’autobiographie, il convient de veiller à ne pas confondre les mémoires véridiques et fictifs, tels les Mémoires et  aventures d’un homme de qualité (1728-1731), titre général  de l'ouvrage dans lequel l’abbé Prévost insère l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut.

Chateaubriand, "Mémoires d'outre-tombe".

Le fait d’intituler une œuvre « mémoires » n’interdit pas d’y développer des aspects intimes, des souvenirs d’enfance, des épisodes révélateurs d’une personnalité. Mémoires d’outre-tombe (1849-1850) de Chateaubriand ou Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir en apportent la preuve. Mais l’accent y sera toujours mis sur la dimension historique, sur le destin collectif dont l’auteur relate l’influence qu’il a exercé sur lui. Ainsi Chateaubriand, après 12 livres racontant son enfance, relie son existence à l’évolution politique du pays, sous la Révolution d’abord, suivie de son exil en Amérique, puis sous le premier empire, enfin sous la Restauration, jusqu’à finir, des livres 35 à 42 en livrant ses analyses sur l’avenir politique de la France. De même, Simone de Beauvoir inscrit le récit de sa jeunesse dans la mouvance intellectuelle de la guerre et de l’après-guerre, en dressant un passionnant tableau du monde de Saint-Germain-des-Prés. Dans les mémoires se croisent donc la matière historique – et ils fournissent en cela de précieuses sources aux historiens – et le regard subjectif, qui invite le lecteur à une certaine méfiance tout de même.

Autobio
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Biog
Epitaphe
hagiographie
Mémoires
Le dialogue : un genre argumentatif
Dialogue

Le dialogue, en tant que genre, remonte à l’antiquité grecque et se rattache d’abord à une pratique philosophique, celle de Socrate, rapportée par Platon, qui renonce à l’exposé didactique pour choisir de faire jaillir la vérité à partir d’un jeu de questions-réponses avec ses disciples. C’est ce qu’il nomme la maïeutique, l’art d’accoucher les esprits. Le dialogue se constitue plus tardivement en fiction, avec Lucien (125-190) qui, dans les Dialogues des morts, fait converser dieux, héros et humains, ponctuant ces échanges de procédés comiques à  visée morale.

​

C’est sans doute cette origine qui explique que ce genre s'est développé lors des périodes où la philosophie retrouve un nouvel élan, d’abord à la Renaissance, où l’art de dialoguer entre dans l’apprentissage de la dialectique. Chez Rabelais, la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel (Pantagruel, VIII, 1532) souligne, par exemple, l’importance du dialogue dans l’apprentissage : « Et je veux que rapidement tu mettes tes progrès en application, ce que tu ne pourras mieux faire qu’en soutenant des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés, tant à Paris qu’ailleurs. » Le dialogue est aussi une réponse à ceux qui prétendent détenir une vérité absolue, une opposition au dogmatisme.​

Carmontelle, "Voltaire et Mme du Châtelet", entre 1747-50.

Carmontelle, Voltaire et Mme du Châtelet, entre 1747-1750.  Aq. et gouache, Coll. particulière.

Le rôle joué par les salons au XVIII° siècle, et le désir des auteurs de « plaire » pour « instruire », explique la multiplication des dialogues au siècle des Lumières, toujours dans l’idée que par le doute qu’introduit l’interlocuteur, par l’échange d’arguments l’on pourra parvenir à la connaissance.

Tantôt le dialogue est inséré dans un autre texte, comme le fait Voltaire dans de nombreux contes philosophiques : ceux qui ponctuent l’itinéraire de Candide sont autant de sources d’apprentissage pour le héros naïf et de réflexion pour le lecteur.

Mais il s’affirme aussi comme un genre à part entière. Par exemple L’Entretien avec un Chinois, publié par Voltaire en 1740 dans le Recueil des pièces fugitives, s’ouvre sur ces phrases : « Un Chinois nommé Xin, ayant voyagé en Europe dans sa jeunesse, retourna à la Chine à l’âge de trente ans, et, devenu mandarin, rencontra dans Pékin un ami qui était entré dans l’ordre des Jésuites ; ils eurent ensemble les conférences suivantes : » S’ensuit une série d’échanges. Voltaire reprend souvent cette forme, qui rend l’exposé vivant, permet de varier les registres, et de donner libre cours à l’ironie. Parfois, le dialogue aborde directement des sujets politiques, économiques, religieux, comme dans L’A, B, C, ou dialogues entre A, B, C, prétendument – et prudemment – « traduit de l’anglais de M. Huet » (1768). Parfois, le dialogue se rapproche de l’apologue, tel Dialogue du chapon et de la poularde, le premier initiant la seconde au sort cruel qui l’attend, fiction qui masque une critique du fanatisme religieux.

Pour lire Voltaire

Dialogues entre A, B, C ou Dialogue du chapon et de la poularde, cliquer sur le lien correspondant.

Diderot également choisit fréquemment le dialogue, par exemple dans Le Neveu de Rameau, écrit entre 1762 et 1773, dans Entretien d’un père avec ses enfants (1781) ou dans Supplément au Voyage de Bougainville (1772), sous-titré « ou Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas ».

Le dialogue se définit donc comme un genre argumentatif, et c’est là le support de son analyse. Mais c’est une argumentation moins structurée, qui progresse au rythme d’une conversation, d’où l’obligation de s’intéresser à sa progression, par exemple par association d’idées ou mots qui rebondissent en écho. Le lecteur devra aussi étudier le portrait des interlocuteurs, ce que le dialogue révèle de leur psychologie, et à la relation qui les unit. Enfin, le dialogue offre souvent l’intérêt de laisser le débat ouvert : il  appartient donc au lecteur de conclure.

Le discours : de l'oral à l'écrit
Discours
Les formes de discours

En tant que genre littéraire remontant à l’antiquité grecque, le discours est un développement oral, fait par un orateur devant un public, dans une situation particulière, dans l’intention d’exercer une influence, que l’auteur reproduit ultérieurement à l’écrit.

Le philosophe grec Aristote a classé les discours en trois grandes catégories :​

P. von Foltz, "L'Age de Periclès", 1852.

Philipp von Foltz, L'Age  de Périclès, 1852 :  éloge funèbre aux soldats prononcé par Périclès.

  • le discours à visée politique, qualifié parfois de « harangue » : son orateur occupe un rang a priori plus élevé que son auditoire, par exemple des citoyens, appelés au  vote ou à l’action, des soldats avant un combat… Le discours politique, qui vise à obtenir le pouvoir – ou à le légitimer – met en œuvre des stratégies qui font appel, certes, à la logique des auditeurs, mais aussi à l’imagination : il ne recule pas devant la mythification, l’utopie, et accentue souvent le dénigrement de l‘adversaire. A l’issue du discours, l'auditoire a une décision à prendre.

  • le discours de nature judiciaire, notamment plaidoyer s’il s’agit de [se] défendre face à une accusation, ou réquisitoire pour, inversement, accuser. L’auditoire doit ensuite délibérer, décider. On parle parfois, quand le discours est une attaque violente, de « philippique », terme renvoyant aux discours virulents de l’orateur grec Démosthène contre le roi Philippe de Macédoine, ou de « mercuriale », pour un blâme, à l’origine discours du président d’une assemblée judiciaire pour distribuer les critiques et rappeler les devoirs des juges. Le registre est donc fréquemment polémique

  • le discours dit "académique",  prononcé du haut d’une chaire, soit de nature religieuse, tels le sermon, l’homélie ou le prône, multipliant alors l’injonction, soit didactique, pour ouvrir un congrès, présenter une conférence par exemple, soit à visée épidictique, comme l’oraison funèbre, le panégyrique... Il se fait alors solennel, jouant sur tous les procédés d’amplification. Mais son action pragmatique est moins immédiate. Certes, l’orateur propose au public un modèle, lui fixe des objectifs, le conduit à réfléchir, mais il n’attend pas de lui une réaction immédiate, ni une prise de décision.

Pour en savoir plus sur le sermon (Bossuet) et sur le discours politique (XVIII° siècle), cliquer sur le lien correspondant.

Pour analyser le discours

Vu qu’il s’agit d’un genre à l’origine oral, il manque forcément au lecteur la posture, le geste, les mimiques, l’intonation de l’orateur, qui ont participé à provoquer les réactions de l’auditoire. Mais il peut s’appuyer sur les procédés de modalisation pour en découvrir des indices. Il est possible de mesurer, par exemple ce qui relève :

  • de la subjectivité de l’orateur, un signe de colère, d’admiration, d’ironie…

  • de sa volonté d’influer sur l’opinion de son auditoire, en soulignant sa position d’autorité, son propre statut notamment, ses connaissances, ses réussites, ou bien en insistant sur la dimension didactique, explications, conseils, injonctions…

  • de son désir de séduire, ou, plus simplement, de retenir l’attention d’un auditoire, ce que les Romains appelaient « captatio benevolentiae ». Cela peut aller de l’interpellation directe, à la plaisanterie, en passant par des formules flatteuses.​

Mais, comme pour tout texte littéraire, l’analyse d’un discours se fonde sur son contenu, en s’intéressant à trois éléments :

        La structure de l’énoncé : Les traités d’éloquence des auteurs de la Rome antique, par exemple ceux de Cicéron ou Quintilien, en ont fixé les six étapes : l’exorde, introduction du discours ; la proposition qui pose brièvement le sujet, liée à la division, qui annonce les différents points qui seront abordés, la narration, c’est-à-dire l’exposé des faits justifiant la prise de parole ; la confirmation, cœur du discours qui vise à prouver soit des faits, soit la thèse ; la réfutation, qui consiste à répondre par avance à des objections, parfois à prendre du recul par rapport à ses propres affirmations ; enfin la péroraison, conclusion qui récapitule en résumant l’essentiel mais doit aussi entraîner définitivement l’adhésion de l’auditoire.

        Les idées développées : Un discours étant le plus souvent une argumentation, on en dégagera la thèse de l’orateur, éventuellement la thèse adverse, les arguments retenus, leur organisation, et les exemples choisis pour les appuyer.

        Le/s registre/s choisi/s : Quelle que soit sa catégorie, le discours représente soit un éloge, soit un blâme, ces deux aspects se  mêlant parfois. Ainsi, un général voulant encourager ses soldats avant un combat, fera l’éloge de leur valeur militaire et amplifiera l’importance de la victoire à arracher sur l’ennemi dont il pourra dépeindre la barbarie ; un prêtre, dans un sermon, blâmera tel ou tel défaut, pour lui opposer  l’éloge d’un comportement répondant aux valeurs religieuses… C’est donc la modalisation évaluative qu’il convient d’étudier, le jugement positif ou négatif de l’orateur, en veillant, le cas échéant, à distinguer son ironie.

L’auditeur, emporté par l’élan de l’orateur, doit donc être attentif pour ne pas se laisser prendre au piège de tous les procédés que l’orateur utilise pour l’entraîner dans son camp, en cherchant à toucher son cœur et non sa raison. Le lecteur, lui, prend plus facilement une distance, ce qui lui permet de mieux maîtriser ses émotions.  

Un exemple de discours politique
L'orateur à la tribune.

Le lecteur peut imaginer, grâce aux « applaudissements » indiqués entre parenthèses, le ton exalté de Danton, marqué également par les anaphores multipliées et les rythmes ternaires, « Tout  s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre » et « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».

     ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. — Séance du 2 septembre 1792.

 

Il est satisfaisant pour les ministres du peuple libre, d’avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre.

 

Vous savez que Verdun n’est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a promis d’immoler le premier qui proposerait de se rendre.

 

Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer d’une manière solennelle, l’invitation aux citoyens de s’armer et de marcher pour la défense de la patrie. C’est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C’est en ce moment que l’Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes, sera [sic] puni de mort.

 

Nous demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. — Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. (On applaudit.) Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. (Les applaudissements recommencent.)

Second discours de Danton, ministre de la justice, sur les mesures révolutionnaires, 1792.

Son discours est nettement injonctif, ce que signale une autre anaphore : « nous demandons ». Il s’agit pour l’orateur d’obtenir l’appui des députés, l’italique à l’écrit souligne le point essentiel : « nous demandons que vous concouriez avec nous… » Il les interpelle à plusieurs reprises, et les valorise par le statut qu’il leur accorde dès l’exorde, celui de représentants du « peuple libre », dont il rappelle qu’ils ont à « diriger le mouvement sublime du peuple », avec l’adjectif mélioratif hyperbolique.

Malgré sa brièveté, ce discours suit les étapes de la rhétorique traditionnelle :​

  • Dans un premier paragraphe d’exorde, l’orateur rappelle sa fonction, mais sans individualisme excessif, puisqu’il s’associe à ses collègues « ministres » et donne un premier élan à son auditoire en choisissant le futur proche, signe d’optimisme : « la patrie va être sauvée ».

  • Le deuxième paragraphe introduit, avec l’anaphore « Vous savez », le sujet du discours, les combats qui se déroulent à « Verdun », combats jusqu’à la mort, qui exigent un sacrifice total.

  • Le paragraphe central est plus long, car il constitue à la fois la « narration », l’exposé des faits, envisagés dans un futur proche, par exemple « va se porter aux frontières », l’organisation de la « défense de la patrie » menacée, et la « justification » du discours : l’action demandée aux destinataires, « nomm[er] des commissaires » et décréter la peine de mort pour « quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes ». On note l’irrégularité grammaticale, le futur « sera » au lieu du subjonctif attendu, « soit », qui peut aussi s’expliquer par la volonté de l’orateur de poser ce châtiment comme une certitude. C’est cette certitude qui explique l’absence de réfutation : les « ennemis » ne peuvent avoir droit à la parole.

  • Le dernier paragraphe poursuit la justification avec deux nouvelles demandes, tandis que la ponctuation forte, le tiret, montre le passage à la péroraison. La fin du discours en résume l’intention, « la charge sur les ennemis de la patrie » à organiser, et constitue une ultime exhortation. Elle est pleine d’espoir, puisque, tout en posant l’objectif, « Pour […] vaincre » les ennemis, il en pose le résultat au présent, « la France est sauvée », donc comme déjà réalisé.

Pour lire le Discours à la jeunesse au lycée d'Albi, de Jean Jaurès, cliquer sur le lien.

Le genre épistolaire
Epistolaire

Du latin « epistula », d'où vient également le terme "épître", le genre épistolaire renvoie à l’écriture de la lettre, quand celle-ci se constitue en tant que genre littéraire, soit parce qu’une correspondance, à l’origine intime, se retrouve publiée, soit parce que, dès le moment de son écriture, elle est destinée à être publiée. Cela conduit immédiatement à distinguer la lettre authentique, conçue comme un échange avec un correspondant auquel elle transmet des informations ou adresse des demandes, et la lettre fictive. Cette dernière prend elle-même de multiples formes, en fonction des intentions de l’auteur.

Pour analyser la lettre

L'énonciation

Le lecteur doit, en première analyse, identifier l’émetteur, son ou ses destinataires, les conditions de son écriture, pour déterminer la réalité de la lettre. La vigilance s’impose : par exemple, le titre de l’œuvre de Daudet, Les Lettres de mon moulin (1887), même si l’une d’elles, « Les vieux », s’ouvre sur une lettre reçue par le narrateur, ne sont pas véritablement des lettres, mais un recueil de nouvelles. Que la lettre soit réelle ou fictive, après avoir déterminé les conditions de la publication (la lettre était-elle originellement destinée à être publiée ?), l’analyse caractérise l’émetteur et le récepteur, la distance qui les sépare, physique, psychologique, sociale, qui induit leur relation.

Les codes

La lettre réelle répond à des codes, ceux qui déterminent, dans une époque donnée, les règles de la politesse, et ils sont d’autant plus figés que la lettre est officielle. Mais celle-ci ne s'inscrit que rarement dans la littérature. De manière générale, le scripteur mentionne le lieu et la date d’écriture, ouvre son écrit par une formule d’adresse au destinataire, qui amorce aussi le sujet, et prend soin de signer, après une formule finale, variable selon le lien qui l’unit à son correspondant. Dans une lettre familière, un « post scriptum » peut ajouter une remarque, en cas d’oubli, tandis qu’une lettre officielle peut mentionner des « pièces jointes ».

La lettre fictive reprend ces codes, mais souvent pour en jouer. Ainsi, dans ses Lettres persanes (1721), Montesquieu s’amuse à adopter la datation orientale, par exemple « le 7 de la lune de Maharran, 1713 » (lettre 37) pour renforcer la fiction du regard étranger de Rica, persan dépeignant et jugeant la réalité française.

Le contenu de la lettre
Portrait de Mme de Sévigné.

Portrait de Madame de Sévigné écrivant, anonyme, XVII° siècle. Musée Carnavalet.

Puis, le lecteur, à partir du contenu de la lettre, peut en définir l’objectif : s’agit-il simplement de transmettre une information, de donner des nouvelles personnelles ou d’en demander, ou bien d’exprimer des sentiments, élans du cœur, plaintes ou refus, comme dans une lettre d’amour, voire une opinion sur un sujet plus grave, associée parfois à des conseils, des critiques… Une lettre plus officielle peut, elle, formuler une demande, une justification, des excuses, des remerciements, des félicitations, ou bien entrer dans le cadre d’un lien plus formel, comme la lettre de motivation, lors d’une demande d’emploi, ou de condoléances lors d’un décès.

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Enfin, lorsqu’il y a un échange entre deux ou plusieurs correspondants, on s’intéresse à « l’avant-texte », c’est-à-dire à la lettre à laquelle le scripteur répond, pour mesurer la façon dont elle peut être insérée dans cette réponse, parfois directement citée, et comment il utilise ce support antérieur. Cette analyse de l’intertextualité est particulièrement exigée dans le cas d’un roman par lettres, comme Les Liaisons dangereuses (1782) de Pierre Choderlos de Laclos par exemple, dont la structure vient précisément de l’entrecroisement des multiples voix des différents scripteurs.

Si l’on exclut le cas des lettres officielles, la lettre emprunte à la conversation à la fois sa structure et sa tonalité :

  • pour sa structure, on pourrait reprendre la formule de Montaigne dans les Essais (« De l’art de conférer »), « à sauts et à gambades ». La lettre réelle, en effet, reflet de l’intimité de son auteur, se veut naturelle et spontanée, donc se déroule en toute liberté, jusqu’au décousu parfois. Elle s’autorise des digressions,  des retours en arrière, ou, inversement, des anticipations. La lettre fictive met en œuvre tous les procédes qui permettent de reproduire ce naturel.

  • pour le ton, la lettre permet d’écrire comme l’on parlerait, à l’époque de son écriture. Elle se permet donc des familiarités, et peut s’inscrire dans des registres variés, par exemple le comique, à travers la caricature, l’ironie, l’humour, ou bien le pathétique, si le scripteur veut attendrir son destinataire, voire le polémique, pour dénoncer plus fortement.​

De multiples formes de lettres

Les lettres intimes

Depuis les lettres vivantes de Cicéron dans l’antiquité, les lettres touchantes et pieuses d’Héloïse à son amant Abélard, au moyen âge, mais publiées seulement en 1875 (cf. Extrait ci-dessous), les échanges d’idées aussi entre les humanistes à la Renaissance, la correspondance s’est implantée comme genre littéraire. C’est la marquise de Sévigné qui consacre ce genre au XVII° siècle, par la façon dont elle exprime, notamment à sa fille tant aimée, madame de Grignan, toute sa tendresse et ses inquiétudes, en y mêlant des récits de la vie à la cour, des commentaires sur les « affaires » qui occupent ceux qu’elle fréquente. Particulièrement précieuses sont les lettres des écrivains, qui apportent des indications sur leur mode de travail, des réflexions sur leurs choix d’écriture. C’est le cas par exemple de la correspondance entre Flaubert et Louise Colet, de 1846 à 1848, temps de leur grande passion, puis de 1851 à 1855, quand leur liaison reprend après le voyage de Flaubert en Orient. Citons aussi les lettres de Diderot à Sophie Volland (1759-1774), qui offrent l’originalité de reposer sur un pacte qui fixe une périodicité à leur échange, indice de la volonté de Diderot à la fois d’assurer la pérennité de cette liaison et de forger sa statue d’écrivain.

Mais, pour les lettres intimes, le lecteur doit toujours rester vigilant, car il peut s’agir d’une fiction, comme Le Rhin (1842) de Victor Hugo, présenté comme des lettres à un ami : sur l’ensemble de ce qui est, en réalité, un journal de voyage, ponctué de descriptions, de brèves notes, de commentaires littéraires, seules 5 lettres sont « vraies ».

Héloïse et Abélard se sont aimés, malgré les obstacles séparant un homme d’Église de cette jeune fille dont il est devenu le précepteur. Lorsqu’elle est enceinte, après leur mariage secret, le châtiment s’abat sur Abélard, castré, et Héloïse rentre au couvent. La première lettre d’Héloïse date de 1132, dix-neuf ans après son entrée au couvent, elle y répond à une longue lettre adressée par Abélard.

La lettre que vous avez, mon bien-aimé, adressée à un ami pour le consoler, un hasard l’a fait venir dernièrement jusqu’à moi. Au seul caractère de la suscription reconnaissant qu’elle était de vous, je la dévorai avec une ardeur égale à ma tendresse pour celui qui l’avait écrite : si j’avais perdu sa personne, ses paroles du moins allaient me rendre en partie son image. Hélas ! chaque ligne, pour ainsi dire, de cette lettre encore présente à ma mémoire était pleine de fiel et d’absinthe, car elle retraçait la déplorable histoire de notre conversion et de vos épreuves sans merci ni trêve, ô mon bien suprême.

Vous avez bien rempli la promesse qu’en commençant vous faisiez à votre ami : ses peines, au prix des vôtres, il a pu s’en convaincre, ne sont rien ou peu de chose. Après avoir rappelé les persécutions dirigées contre vous par vos maîtres, et les derniers outrages lâchement infligés à votre corps, vous avez peint l’odieuse jalousie et l’acharnement passionné dont vos condisciples aussi, Albéric de Reims et Lotulfe de Lombardie, vous ont poursuivi. Vous n’avez oublié ni ce que leurs cabales ont fait de votre glorieux ouvrage de théologie, ni ce qu’elles ont fait de vous-même, condamné à une sorte de prison. De là vous arrivez aux menées de votre abbé et de vos perfides frères, aux affreuses calomnies de ces deux faux apôtres déchaînés contre vous par ces indignes rivaux, au scandale soulevé dans la foule à propos du nom de Paraclet donné, contre l’usage, à votre oratoire ; enfin, arrivant aux vexations intolérables dont votre vie aujourd’hui encore n’a pas cessé d’être l’objet, de la part de ce persécuteur impitoyable et de ces méchants moines que vous appelez vos enfants, vous avez mis le dernier trait à ce déplorable tableau.

Je doute que personne puisse lire ou entendre sans pleurer le récit de telles épreuves. Pour moi, il a renouvelé mes douleurs avec d’autant plus de violence que le détail en était plus exact et plus expressif ; que dis-je ? il les a augmentées en me montrant vos périls toujours croissants. Voilà donc tout votre troupeau réduit à trembler pour votre vie, et chaque jour nos cœurs émus, nos poitrines palpitantes attendent pour dernier coup la nouvelle de votre mort.

Aussi nous vous en conjurons, au nom de celui qui, pour son service, semble encore vous couvrir de sa protection ; au nom du Christ, dont nous sommes, ainsi que de vous-même, les bien petites servantes, daignez nous écrire fréquemment et nous dire les orages au sein desquels vous êtes encore ballotté ; que nous du moins, qui vous restons seule au monde, nous puissions partager vos peines et vos joies. D’ordinaire, la sympathie est un allègement à la douleur, et tout fardeau qui pèse sur plusieurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter. Que si la tempête vient à se calmer un peu, hâtez-vous d’autant plus d’écrire que les nouvelles seront plus agréables à recevoir. Mais, quel que soit l’objet de vos lettres, elles ne peuvent manquer de nous faire un grand bien, par cela seul qu’elles seront une preuve que vous ne nous oubliez pas.

Lettres d'Héloïse et Abélard, publiées en 1875 dans une traduction de Victor Cousin.

Edmund Blair Leighton, Abélard et son élève Héloïse, 1882. Huile sur toile, coll° privée. 

et leur analyse : cliquer sur le lien.

E. Blair Leighton, "Abélard et son élève Héloïse", 1882.
Lettres à des destinaires multiples

Si elles sont réelles, elles offrent la particularité de ne pas être destinées à un unique lecteur, donc de ne pas vraiment attendre de réponse.

 

      La lettre adressée à un journal, à une revue, peut être insérée dans la rubrique du « courrier des lecteurs », si l’équipe éditoriale considère que la demande qui lui est faire, ou parfois une plainte, est représentative de son lectorat. Il en va de même pour le « courrier du cœur », le plus souvent une demande de conseil. Mais ces lettres n’ont pas la prétention de s’inscrire dans la littérature…

        La « lettre ouverte », depuis Les Provinciales de Pascal, dont le titre complet était  « Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. jésuites sur la morale et la politique de ces Pères », publiées en 1656-1657, traduit une volonté de poser un débat. Pascal veut, dans ces dix-huit lettres, défendre ses amis jansénistes de Port-Royal, d’où le registre polémique adopté, parfois chargé d’une ironie mordante. Ce ton pamphlétaire se retrouve dans bon nombre de lettres ouvertes, telle celle de Zola, parue dans L’Aurore, le 13 janvier 1898, sous le titre « J’accuse », pour soutenir le capitaine Dreyfus. Adressée au « Président de la République », elle cherche, en réalité, à émouvoir les lecteurs, à leur communiquer sa colère devant le sort injuste réservé à Dreyfus en raison des multiples mensonges institutionnels. C’est en vers que Boris Vian, lui, adresse, dans sa chanson « Le déserteur » (1953), une lettre à « Monsieur le Président » pour refuser d’aller faire la guerre. 

 "Le déserteur", chanté par Boris Vian.

        Si la « lettre ouverte » a, le plus souvent, un émetteur unique, le « manifeste », lui, peut être collectif, rédigé par un parti politique, par exemple Le Manifeste du Parti communiste en 1848, ou un groupe d’artistes, tels ceux propres à l’art moderne au XX° siècle. Ce terme s’impose au XIX° siècle, après que le critique littéraire Sainte-Beuve a qualifié ainsi l’œuvre de Du Bellay, Défense et illustration de la langue française (1549), où il posait les principes des écrivains de la Pléiade. En général, l’objectif du manifeste l’éloigne du registre polémique, sauf quand, par endroits, il s’oppose à des adversaires, puisqu’il vise d’abord à argumenter, à justifier, voire à illustrer des choix, comme le fait, en 1886, Jean Moréas dans le Manifeste du symbolisme.

L'épître

Les deux recueils d’Épîtres d’Horace (vers 19-11 av. J.-C.) rattachent, elles, ces œuvres à la poésie, alors même qu’elles conservent les caractéristiques propres à la lettre, le décousu par exemple, l’interpellation d’un destinataire et le ton  familier. C’est ce ton, proche de l’épigramme, que retrouve Marot au XVI° siècle, celui d’une conversation qui s’autorise tous les sujets. Les siècles suivants poursuivent l’écriture d’épîtres, telles celles de Boileau, et sont parfois plus nettement satiriques, comme le prouvent le sous-titre de celle de Scarron : « épître chagrine, ou satire » (1659), ou certaines de celles de Voltaire, chez qui l’ironie remplace souvent la volonté didactique.

En revanche,  on ne peut pas vraiment considérer comme des « épîtres » les poèmes d’Apollinaire publiés dans le recueil  Poèmes à Lou (1947, posthume), même si l’on y retrouve des aspects propres à la lettre (cf. Poème "Adieu" ci-contre) ; ce sont d’abord des poèmes, destinés à la destinatrice aimée absente, en recourant parfois à l’acrostiche, son prénom correspondant aux premières lettres des vers.

L’épître, terme plus savant pour désigner une lettre, s’est très vite constituée en genre littéraire, mais en hésitant entre la prose et le vers.

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En prose, l’épître adresse à ses lecteurs une réflexion morale, sociale, philosophique, voire religieuse comme les « épîtres » des apôtres dans le Nouveau Testament.

G. Apollinaire, Lettres à Lou, "Adieu", 1915. 

Les lettres dans la fiction

Toute fiction peut insérer une lettre, qui à la fois fait progresser l’intrigue et révèle la psychologie de l’émetteur – et celle du récepteur, pris en compte. Par exemple, celle de rupture écrite par Rodolphe à Emma Bovary, chez Flaubert (Madame Bovary, 1857, 2ème partie, chapitre 13) est révélatrice du cynisme de ce personnage, qui va jusqu’à faire tomber une goutte d’eau sur l’encre pour faire croire à des larmes.  Inversement, celle adressée par Agnès à Horace dans L’École des femmes (1663) de Molière, dans l’acte III, scène 4, montre toute son innocence, son amour naïf, tout en marquant une étape de son évolution.

P. Choderlos de Laclos, "Les liaisons dangereuses", 1782.

Enfin, certaines œuvres de fiction se présentent sous forme épistolaire, ce qui crée un effet de réel, puisqu’aucun narrateur n’intervient plus, tout en jouant sur la double énonciation : le destinataire direct de cette correspondance, et le lecteur, qui a ainsi l’illusion de pénétrer les secrets d’une âme qu’il est libre d’interpréter.

       Tantôt il s’agit d’une lettre unique, comme pour les Lettres portugaises traduites en français (1669), cinq lettres censées avoir été écrite par une religieuse portugaise, séduite puis abandonnée par un officier français. Il faudra attendre 1926 pour que les recherches d’un critique littéraire révèlent que leur auteur doit être, en réalité, Gabriel-Joseph de Guilleragues, qui prétendait n’en être que le traducteur. Elles sont restées comme un modèle d’expression de la passion amoureuse, comme l’affirme Stendhal dans sa Vie de Rossini, rédigée en 1823 : « il faut aimer comme la religieuse portugaise, et avec cette âme de feu dont elle nous a laissé une si vive empreinte dans ses lettres immortelles ».

     Plus complexes encore sont les romans construits sur un échange de lettres, très à la mode au XVIII° siècle,  comme Lettres persanes (1721) de Montesquieu, Julie ou la nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, ou Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos. L’entrecroisement des lettres échangées entre les différents personnages crée, en effet, un réseau de significations, qui fait progresser l’intrigue romanesque tout en révélant l’évolution psychologique des protagonistes.

 Pour une analyse d'extraits de Montesquieu, Rousseau, Choderlos de Laclos : cliquer sur le lien correspondant.

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