Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
Silvestro Valeri, Stendhal en uniforme de consul, 1835-1836. Huile sur toile. Musée Stendhal, Grenoble
L'auteur (1783-1842) dans son siècle
Nous connaissons bien des épisodes de la jeunesse de Henri Beyle, qui prend en 1817 le pseudonyme de Stendhal, et comprenons mieux les événements qui ont forgé son caractère à la lecture de son autobiographie, Vie de Henry Brulard, composée entre 1836-37, mais parue à titre posthume, en 1890. Sa haine d’un père qui, à ses yeux, illustre la médiocrité bourgeoise, et son adoration, en revanche, pour un grand-père aux idées libérales et révolutionnaires, marquent l’ensemble de sa vie. Ainsi il met en exergue de son roman, une phrase qu’il attribue au révolutionnaire Danton, guillotiné sous la Terreur : « La vérité, l’âpre vérité ».
L'Empire : l'engagement militaire
Il suit d’abord les pas de Napoléon, s’engageant dans l’armée en 1800, ce qui lui donne l’occasion de découvrir l’Italie, le pays auquel il restera attaché durant toute sa vie. Milan, c’est la guerre, mais aussi l’amour, l’art, l’opéra notamment : « J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait. », écrit-il dans son autobiographie. Après une première démission, il réintègre l’armée en 1806, est envoyé en Allemagne, en Autriche, puis, lassé à nouveau de l’armée, il retourne à Paris, où il est nommé officiellement auditeur au Conseil d’État.
Sa fortune lui permet de mener alors la vie insouciante d’un jeune romantique, faite de plaisirs et de conquêtes amoureuses. Mais l’ennui le rattrape à nouveau, et, une fois sa demande de congé acceptée, il repart pour l’Italie dont il visite toutes les villes et les lieux emblématiques, nourrissant ainsi son amour pour l’art. Cependant, la guerre reprend et il participe à la campagne de Russie, échappe de peu à la débâcle, se rend ensuite en Allemagne, avant de regagner la France, puis l’Italie, sa patrie d’adoption.
La Restauration : les débuts de l'écrivain
Interrompue brièvement par les Cent jours, la chute de l’Empire, en 1814, le trouve en Italie, où il met la dernière main à des ouvrages révélateurs de son amour inaliénable pour ce pays… Il découvre aussi, à travers des revues et sa rencontre avec Lord Byron, le romantisme anglais, ce qui le conduit à un séjour à Londres. De retour à Milan, amoureux de Matilde Viscontini Dembowski qui le repousse, un essai, De l’Amour, analyse psychologique où il exprime sa passion malheureuse, est publié à Paris : ses sympathies pour le carbonarisme, mouvement libéral qui lutte contre les autorités italiennes et réclame l’unité du pays, lui ont, en effet, valu son renvoi d’Italie en France, en 1821.
Durant cette période, entre amours tumultueuses et publications d'articles dans des revues anglaises sur la vie politique, la société et les mœurs sous la Restauration, il commence son œuvre de romancier, avec Armance, en 1827, sans grand succès, mais aussi, comme Mérimée, à la fois ami et rival en écriture, en publiant dans des revues plusieurs nouvelles, qui lui assurent des revenus financiers.
Portrait présumé de Matilde Viscontini Dembrowski (1790-1825), anonyme, XIXème siècle
La monarchie de Juillet : "Monsieur le Consul"
La protection de plusieurs de ses amis lui vaut sa nomination comme consul à Trieste, en novembre 1830, et Le Rouge et le Noir est publié en décembre. Renvoyé par les Autrichiens à cause des critiques adressées dans Rome, Naples et Florence, il reçoit, en 1831, un nouveau poste, à Civita-Vecchia, petit port des États Pontificaux, « trou abominable » selon lui, dans lequel il retombe en proie à un profond ennui. S’il écrit alors, aucune de ces œuvres n’est achevée, et il lui faut attendre un congé de trois ans, entre 1836 et 1839, pour retrouver à la fois le goût des voyages, en Italie, en France, en Suisse et aux Pays-Bas, et le succès en tant qu’écrivain, notamment avec les nouvelles parues en recueil sous le titre Chroniques italiennes, et surtout La Chartreuse de Parme, en 1839.
Mais un changement de gouvernement l'oblige à réintégrer son poste à Civita-Vecchia : il y est repris par l’ennui, mais surtout réellement malade, avec une première syncope, en 1840, puis une attaque d’apoplexie un an après, avant de mourir d’une dernière attaque lors d’un congé à Paris.
Le contexte historique, social et culturel
La vie politique
Le sous-titre du roman, « Chronique de 1830 », en inscrivant l’intrigue dans l’actualité de l’écriture, impose de comprendre le fonctionnement politique.
Après un premier exil à l’île d’Elbe d’où il revient pour la période des « cent jours », en 1815 Napoléon est exilé à Sainte-Hélène, où il meurt en 1821. La monarchie est alors rétablie : c’est la Restauration, d’abord avec Louis XVIII, un des frères de Louis XVI, dont le pouvoir est encadré par une « Charte ».
Mais à sa mort, en 1824, son frère, Charles X durcit encore le régime, en rejetant le pouvoir parlementaire : « il n’est pas possible que cette Charte empêche de faire ma volonté ».
La limitation des libertés et des droits civiques conduit aux « Trois Glorieuses », trois jours d’émeute en juillet 1830, qui vont mettre le pouvoir royal entre les mains de Louis-Philippe.
Se crée ainsi à la fois une division politique entre deux partis, « les Ultras » et « les Libéraux », le retour de la noblesse au sommet de l’État, et le pouvoir de l’Église rétabli.
Les Libéraux : bourgeois qui ont tiré profit de la Révolution, ce sont des royalistes modérés, soucieux de préserver le pouvoir parlementaire qu’a imposé la « Charte ». Ils entendent bien, grâce à leur prospérité financière, conserver leur acquis : « le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. » (ch. XVIII), déclare M. de Rênal qui voit en eux une menace.
Les Ultras : Ils veulent redonner à la monarchie toute la puissance qu’elle avait sous l’Ancien Régime, et, pour cela, ils s’appuient sur l’Église, notamment sur « la Congrégation », souvent mentionnée dans le roman (par exemple à la fin du chapitre XVII), une organisation puissante dirigée par les jésuites, illustrée par l’abbé Castanède, chef de la police secrète. C’est elle aussi qui a installé M. Valenod comme directeur de l’hospice de Verrières. Mais certains ultras luttent contre cette organisation, tel le marquis de La Mole, et des prêtres plus proches du courant janséniste, adversaire des jésuites, comme l’abbé Chélan ou l’abbé Pirard.
La vie sociale
Les valeurs révolutionnaires, suivies du pouvoir de Napoléon, ont ouvert à la jeunesse des rêves de gloire, et "l’ascenseur social" a alors fonctionné : la bourgeoisie pouvait ainsi accéder à un destin supérieur. Le roman multiplie les références à Napoléon, héros et modèle pour Julien, comme le prouve le prix qu’il accorde au Mémorial de Sainte-Hélène (chapitre IV), où Las Casas a recueilli les mémoires de Napoléon lors de son premier exil, ou bien le portrait qu’il cache soigneusement à la famille de Rênal.
Mais la Restauration détruit cet idéal, remplacé par le matérialisme, la conquête de la richesse. C’est ce que mettent en évidence les deux premiers chapitres du roman, à travers la description de Verrières et le portrait de son maire, M. de Rênal : « Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : RAPPORTER DU REVENU ; à lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants. » L’argent règle les rapports sociaux, comme le montrent les négociations sur le salaire de Julien ou l’association que lui propose son ami Fouqué.
Est alors qualifiée de "mal du siècle" cette frustration de la jeunesse, qui a perdu toutes ses illusions, contrainte à dissimuler pour plaire aux pouvoirs en place, comme l’exprime Julien : « Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… Ô dix-neuvième siècle ! » (ch. LXXIV)
Pour en savoir plus sur la société
La vie culturelle
Le roman au début du XIXème siècle
Il s’agit de faire un rapide état des lieux, pour mettre en évidence, par quatre brefs exposés guidés en indiquant, par exemple, les courants et les œuvres « à explorer », les tendances dont hérite un romancier au début du siècle :
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La dimension satirique de certains romans : Don Quichotte de Cervantès, Gargantua et Pantagruel de Rabelais au XVIème siècle, Le Roman comique de Scarron, au XVIIème siècle.
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L’entrelacement de l’analyse psychologique à la peinture – souvent critique – de la société : on peut évoquer La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette au XVIIème siècle, Manon Lescaut de l’abbé Prévost, les romans de Marivaux, tel La Vie de Marianne, ou un roman épistolaire comme Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, au XVIIIème siècle
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Le goût pour les romans d’aventures, depuis les romans du moyen-âge, jusqu’aux romans « picaresques » tel Gil Blas de Santillane de Lesage, au XVIIIème siècle. Ils induisent déjà l’idée d’un parcours initiatique du personnage, qui, au fil des épreuves rencontrées, évolue : on parle alors de "roman d’apprentissage".
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Enfin, le courant sensible prend naissance à la fin du XVIIIème siècle, avec l’amour comme thème central, notamment avec La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. Il s’amplifie au début du siècle, par exemple avec Atala (1801) de Chateaubriand, ou Adolphe (1816) de Benjamin Constant. Il marque la naissance du romantisme.
Le mouvement romantique
Dans tous les arts – et même dans la mode féminine – avec Napoléon s’est imposé un idéal "à l’antique". Paris se "romanise" dans son architecture par exemple, colonnes, arc, cariatides pour orner les palais… , la peinture et la sculpture traitent des sujets empruntés à la mythologie, et les décors se chargent de sphinx, de vases et de frises à la grecque.
Le romantisme crée une évidente rupture, qui d’ailleurs fait scandale dans la bourgeoisie bien pensante. En témoigne la bataille autour du drame de Victor Hugo, Hernani, en 1830, « fureur » attribuée à l’académicien dans le chapitre XL du roman de Stendhal. Dans l’art de nouveaux sujets s’implantent, avec, d’une part, la vogue du moyen-âge, son héroïsme et l’amour courtois alors prôné, qui idéalise la « dame », d’autre part un intérêt nouveau pour l’Angleterre, avec la découverte de Shakespeare, pour l’Italie et pour l’Espagne, terres d’art et de passion aux yeux des jeunes romantiques, qu’ils opposent à la médiocrité bourgeoise triomphante en France.
La date de parution du Rouge et le Noir nous invite tout naturellement à nous interroger sur son inscription dans ce mouvement romantique.
La noblesse et le clergé : La Reconnaissance de deux amis ou le Carême de 25 ans, estampe
Présentation du roman
Pour lire Le Rouge et le Noir
Aux sources de l'inspiration
Le crime d'Antoine Berthet
L'affaire Berthet
En 1828, à Brangues, village d'Isère, une femme, Madame Michoud, a été blessée, pendant la messe, par Antoine Berthet, jeune précepteur séminariste, condamné à mort à l’âge de 25 ans, pour « sacrilège », et dont le parcours correspond sur bien des points à celui de Julien Sorel.
Fils d’un maréchal-ferrant et de santé fragile, Berthet, remarqué très tôt par un curé, entre au séminaire, le quitte pour des raisons de santé, puis devient précepteur des enfants de la famille Michoud, dont il fait sa maîtresse. Après un autre séjour dans un séminaire, il trouve une nouvelle place de précepteur dans une famille noble, dont il séduit la fille, ce qui lui vaut le renvoi. Soupçonnant son ancienne maîtresse de vouloir l’empêcher de faire carrière, il achète des pistolets, et tire sur elle dans l’église de son village, avant de tenter – mais vainement – de se suicider.
Deux faits vrais
Deux « petits faits vrais », selon la formule de Stendhal, sont à l’origine de ce roman, dont l’auteur affirme ainsi sa volonté de réalisme.
Journal des débats politiques et littéraires, 22/12/1827
L'affaire Lafargue
Davantage que l’intrigue, cette seconde affaire, un crime raté, fonde un élément psychologique, le thème de la « jalousie ». En 1829, à Tarbes, Adrien Lafargue, ouvrier ébéniste, est condamné ; mais seulement à cinq ans de prison, pour avoir tiré au pistolet, puis tenté de décapiter encore vivante, sa maîtresse Thérèse Lancan.
L'intertextualité
Stendhal emprunte ses épigraphes, en tête de chaque chapitre (sauf les quatre derniers), habitude alors à la mode, à des auteurs connus, cités dans le texte originel, Ennius, dans l’antiquité, Ronsard, Machiavel et Shakespeare, pour les plus anciens, Molière ou Beaumarchais pour le théâtre, Mozart pour l’opéra, ou, de façon plus vague, à « Un moderne »… Mais il renvoie aussi à des philosophes, ou à des moralistes.
Mais le roman comporte aussi de nombreuses références littéraires ; on soulignera tout particulièrement celles à Don Juan, le séducteur libertin, ou à Tartuffe, le faux dévot, de Molière, à Phèdre aussi pour la culpabilité tragique ou à La Fontaine. Ces allusions sont souvent insérées dans les lettres, elles aussi nombreuses sous des formes diverses – vraie correspondance, signée, lettre anonyme ou de dénonciation, lettre diplomatique ou de démission. Cela rappelle la mode du roman épistolaire, depuis Choderlos de Laclos et Rousseau.
Titre et sous-titre
Le Rouge et le Noir
Le roman avait un titre initial, Julien, qui mettait l’accent, comme dans de nombreux romans, sur le personnage. C’est en corrigeant les épreuves que Stendhal change son titre, qu’il n’a jamais expliqué, d’où les hypothèses des critiques.
Si l’on se réfère à la société, le « rouge » fait penser aux uniformes des soldats, couleur des casaques, des plumets…, tandis que le « noir », lui, renvoie aux vêtements des religieux. Or, Julien hésite entre deux carrières, « le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant la mode qui règnera alors en France. » De cette première interprétation, déduite de bien des réflexions du personnage, on déduit aussi son évolution : Julien est obligé de renoncer à ses rêves de gloire militaire, pour choisir le séminaire en espérant une progression au sein de l’Église. Mais, à la fin du roman, il entre dans la carrière militaire en devenant lieutenant de hussards.
Mais il est peut-être possible d’interpréter aussi ce choix selon une symbolique des couleurs. Le « rouge » est celle de l’amour, dans toute sa force passionnelle, mais aussi du sang, tandis que le « noir » peut évoquer les ténèbres de l’âme, le tragique, la fatalité du destin. Le titre soutient alors les éléments psychologiques qui donnent sens au roman.
Le sous-titre
Deux sous-titres se sont succédé. Tous deux, par l’étymologie du mot « chronique » (« chronos », en grec le temps), marquent la volonté d’inscrire les destins individuels des personnages dans une réalité historique :
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Le premier, « Chronique du XIXème siècle », figure sur l'édition originale, parue en novembre 1830 alors même que la couverture mentionne la date de 1831. Ce sous-titre, très large, suggère que ce siècle, avec, notamment, le "mal du siècle" dû aux frustrations et au matérialisme triomphant, apporte une nouveauté, modifie à la fois la société et les valeurs personnelles. Il donnerait une des clés du roman.
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Le second, « Chroniques de 1830 », correspond très précisément à l’époque de l’écriture, ce qui renforce, aux yeux du lecteur contemporain, l’idée qu’il va pouvoir trouver, dans le roman, un miroir exact de son temps, tout en justifiant, par avance les réalités psychologiques suggérées par les deux couleurs.
Couverture de la 1ère édition du roman
La structure
Le roman comporte deux parties, 30 chapitres pour la première, 45 chapitres pour la seconde.
Tous les chapitres, sauf les quatre derniers (on explique cela par la précipitation exigée pour la parution à la date prévue), ont un titre, le plus souvent, pour indiquer les circonstances et les moments-clés du récit. D’autres portent un sens psychologique, en écho aux sentiments exprimés : « Penser fait souffrir », « L’enfer de la faiblesse ». Plus rarement, le titre renforce le lien avec l’époque, tels « Façons d’agir en 1830 » ou « Manières de prononcer ». Enfin, on notera l’intérêt des titres qui reproduisent une question d’un personnage, comme pour susciter la curiosité du lecteur ainsi impliqué : « Quelle est la décoration qui distingue ? », « Serait-ce un Danton ? », « Est-ce un complot ? »
Une opposition
Plus brève, la première partie se déroule en province, et retrace les débuts de Julien Sorel, à la fois, à deux reprises au séminaire, mais surtout, au centre de la partie, comme précepteur des enfants de M. de Rênal, dont la femme devient sa maîtresse.
En opposition, la seconde partie relate la vie de Julien comme secrétaire chez le marquis de La Mole, à Paris. En entrant dans cet autre monde, fait de luxe et de plaisirs, le bal, l’opéra…, il séduit aussi Mathilde, la fille du marquis, personnage central de cette partie. Alors même qu’il touche au faîte de son ambition en tant que futur gendre, anobli en devenant « Monsieur le chevalier Julien Sorel de La Vernaye », et par le poste de lieutenant de hussards obtenu, le chapitre LXV, intitulé « Un Orage », introduit l’élément de résolution qui détermine le dénouement : la lettre de Mme de Rênal, cause du rejet définitif de Julien par le marquis de La Mole :
Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C’est une partie de mon pénible devoir d’ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit.
Elle conduit Julien à sa terrible vengeance, les coups de pistolet tirés sur son ancienne maîtresse, et au dénouement : son procès et son exécution.
Des échos
Mais, par-delà les oppositions, exprimées surtout par les lieux et le contraste entre les deux femmes, nous pouvons relever des échos entre les deux parties, dont certains passages se répondent.
Sur le plan psychologique : Les deux femmes éprouvent le même sentiment d’ennui, titre du chapitre VI de la 1ère partie, pour Mme de Rênal, et, au chapitre LII de la 2nde partie, lu dans les yeux de Mathilde de La Mole, qui ont « l’expression de l’ennui qui examine, mais qui se souvient de l’obligation d’être imposant. » Il en va de même pour la jalousie, celle de Mme de Rênal pour Élisa étant reprise par celle de Mathilde pour Mme de Fervaques. Un autre exemple est le double face à face entre Julien et son père, au chapitre IV (Partie I) et alors qu’il est en prison, au chapitre XLIV de la 2nde partie II.
Des scènes, des faits, des gestes en miroir : ces « doublons » sont très nombreux, par exemple à l’intérieur de l’église de Verrières, dans la première partie au chapitre V, quand Julien trouve un morceau de papier mentionnant les « détails de l’exécution et des derniers moments de Louis Jenrel » (anagramme de Julien Sorel !), une sorte d’annonce du crime commis par Julien dans la seconde partie, cause de son exécution. Autre exemple, qui rapproche les deux femmes, le symbolisme des cheveux coupés : Mme de Rênal se coupe une mèche de cheveux (chapitre XXIII), acte reproduit par Mathilde au chapitre XLIX. Julien est monté, à deux reprises, dans la chambre de son amante, Mme de Rênal puis Mathilde, au moyen d’une échelle, manquant se faire surprendre… Pour Mathilde de La Mole, le jeu de l’écho fait partie de sa personnalité même puisqu’elle reproduit, en portant « sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé » (Partie II, chapitre LXV), le symbolisme lors de la mort de son aïeul, Boniface de Navarre, ce même geste ayant été accompli par Marguerite de Navarre.
La problématique de l'étude
L'étude du roman est guidée par la problématique suivante : Comment Stendhal fait-il de son personnage le héros d’un roman d’apprentissage ?
Le verbe « fait » pose d’emblée l’idée de l’action du romancier, créateur, qui a le pouvoir de transformer un « personnage » en « héros » :
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Le terme « personnage » par son étymologie latine ("per", à travers et "sonum" le son) relève du lexique théâtral en renvoyant au "masque" porté par l’auteur qui joue un rôle. Il s’élargit ensuite pour qualifier toute personne, réelle ou imaginaire, introduite dans une œuvre d’art.
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Le terme « héros », lui, rehausse cette dimension initiale car le « héros », demi-dieu dans son origine mythologique, est d’abord considéré comme un être de valeur supérieure, par ses exploits physiques ou ses qualités morales et intellectuelles. Ainsi, si le « personnage » peut être un être ordinaire, socialement ou psychologiquement, le « héros », lui, est, en principe, destiné à susciter l’admiration, à servir de modèle.
Cette même progression se retrouve dans la notion de « roman d’apprentissage » : en avançant dans la vie, à travers les situations vécues et les épreuves rencontrées, le personnage mûrit, s’enrichit – matériellement, intellectuellement, psychologiquement – et construit ainsi son destin.
Enfin, l’adverbe interrogatif « Comment » nous invite à porter notre attention sur les procédés d’écriture, depuis la structure de l’intrigue jusqu’à l’énonciation, en passant par le cadre spatio-temporel choisi et par la focalisation.
Nous nous interrogerons donc à partir de l’itinéraire de Julien Sorel : est-il devenu un véritable « héros » ? A-t-il effectué un « apprentissage » ?
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
Un itinéraire
Comme le veut la tradition du roman d’apprentissage, le personnage accomplit un parcours, autant d’étapes dans son évolution, censées le faire progresser.
Ici, l’itinéraire forme une boucle.
La 1ère Partie s’ouvre sur « la petite ville de Verrières », et se déroule dans ce territoire de province, clos, qui ouvre peu de possibilités d’un essor social pour le fils d’un charpentier, qui hait cette ville et rêve de la quitter. Même Besançon, lieu du séminaire, n’offre pas les possibilités espérées.
La seconde Partie emmène Julien à Paris, séjour interrompu par un voyage à Londres, puis à Strasbourg, où est cantonné le régiment de hussards dont Julien est devenu un lieutenant, ce qui lui offre le destin dont il a tant rêvé, l’armée et le mariage avec Mathilde.
Le parcours de Julien Sorel : un itinéraire symbolique
Mais tout s’inverse, avec le retour à Paris, le rejet du Comte de La Mole, et le roman marque la chute de Julien : son crime est commis à Verrières, il est emprisonné et exécuté à Besançon. La province a, finalement, scellé son destin par ce dénouement tragique.
La description des lieux
Stendhal a accompagné son roman de « notes », tantôt attribuées fictivement à son éditeur, tantôt qu’il prend lui-même en charge. Or, la dernière, à la fin du roman, apporte une précision intéressante : « L’inconvénient du règne de l’opinion, qui d’ailleurs procure la liberté, c’est qu’elle se mêle de ce dont elle n’a que faire ; par exemple : la vie privée. De là la tristesse de l’Amérique et de l’Angleterre. Pour éviter de toucher à la vie privée, l’auteur a inventé une petite ville de Verrières, et quand il a eu besoin d’un évêque, d’un jury, d’une cour d’assises, il a placé tout cela à Besançon, où il n’est jamais allé. » Rejet formel du réalisme, mais surtout un moyen de faire comprendre à son lecteur que c’est une atmosphère qu'il veut restituer – et Verrières a bien des ressemblances avec Dole, en Isère, où Stendhal a grandi.
Il nous propose donc une vision subjective, évaluative, de ces lieux. Il s’accorde ainsi son droit à la « liberté », donc à poser son « opinion » sur les lieux décrits.
Paysage du Doubs
La province
Elle est représentée sous trois aspects :
La place de la nature est valorisée, collines et montagnes, paysages chers aux Romantiques, où la vie peut être douce et agréable comme dans la résidence des Rênal à Vergy, qui rappelle plusieurs scènes de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. C’est un lieu de liberté, où les activités sont joyeuses. Mme de Rênal « passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons » et jamais on ne s’ennuie : avec Julien, ils « se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême, quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde. » (Partie I, chapitre VIII)
Le contraste est frappant avec la première image donnée, celle de Verrières, avec une première vue sur l’usine bruyante de M. de Rênal, petite capitale où chacun se jalouse, où triomphe l’hypocrisie, où il s’agit de sauver les apparences d’abord. Enfin, y règne l’ennui, qui explique l’agitation lorsqu’est annoncée la venue du roi :
M. de Rênal arriva dans la nuit trouva la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions ; les moins affairés louaient des balcons pour voir l’entrée du roi.
Qui commandera la garde d’honneur ? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l’intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. (Partie I, ch. XVIII)
La dernière image est celle de Besançon, avec ses contrastes. D’un côté, elle préfigure la grande ville, avec, par exemple ces cafés qui figurent le luxe et la liberté. Mais c’est aussi le lieu du séminaire, où se multiplient les rivalités, autre centre d’hypocrisie, une véritable prison aux yeux de Julien : « Voilà donc cet enfer sur la terre dont je ne pourrai sortir. » (Partie I, chapitre XXV) Terrible paradoxe… puisque c’est précisément à Besançon qu’il sera jugé, et dans le donjon de sa prison que Julien passera ses derniers jours.
Besançon au XIXème siècle : la grand'rue et ses commerces
Paris
Pour Julien, la capitale est d’abord liée à Napoléon, comme le prouve sa volonté d’aller à La Malmaison ou sur la tombe du maréchal Ney, comme pour un pèlerinage. C’est d’ailleurs ce qui explique aussi qu’il déteste d’emblée Londres, en raison de la lutte des Anglais contre Napoléon, tout en tirant des leçons de l’hypocrisie et du cynisme qu’il y découvre. Paris offre une parfaite illustration du luxe, et de toutes les activités aristocratiques : bal, spectacles, mais aussi duels…
Pourtant, Julien, en prenant conscience du mépris que lui vaut son origine provinciale, mesure vite aussi que cette image brillante ne fait que dissimuler un même ennui profond, les mêmes rivalités, la même hypocrisie car, à Paris aussi c’est l’apparence qui triomphe, comme ce sera aussi le cas à Strasbourg, quand Julien, impliqué dans un complot politico-religieux, découvre cette ville.
Giuseppe Canella, Le théâtre de l’Ambigu-Comique et le boulevard Saint-Martin, 1830. Huile sur toile, 18,6 x 23,2. Musée Carnavalet, Paris
La temporalité
Si la peinture des lieux laisse toute sa place à la « liberté » de l’écrivain créateur, le sous-titre « Chronique de 1830 » met en relief, lui, une exigence de vérité. Si le roman paraît en décembre 1830, une nouvelle note, un « avertissement » cette fois attribué à l’éditeur, introduit une remarque intéressante : « Cet ouvrage était prêt à paraître lorsque les grands événements de juillet sont venus donner à tous les esprits une direction peu favorable aux jeux de l’imagination. Nous avons lieu de penser que les feuilles suivantes furent écrites en 1827. » Pirouette de l’écrivain, puisque l’affaire Berthet date de 1828… mais protestation de vérité, inverse par rapport aux lieux, pour justifier peut-être l’absence de toute référence à la révolution de Juillet. C’est aussi ce qu’exprime son dialogue fictif avec cet éditeur : « Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l'éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n'est plus un miroir, comme vous en avez la prétention… » Mais qu’en est-il réellement ?
L'ancrage historique de l'intrigue
Au début du roman, Julien a de « dix-huit à dix-neuf ans », nous sommes donc en 1826 ; le récit occupe quatre ans et demi, car Julien est exécuté à vingt-trois ans. Or, malgré ce qu’implique le mot « chronique », il y a très peu d’événements historiques, contemporains du moins, car les évocations de l’épopée napoléonienne, par exemple, et les allusions au rétablissement de la monarchie, ou à la diplomatie avec l’Angleterre et la Russie, sont nombreuses.
En réalité, Stendhal n’a pas mis au premier plan les réalités historiques, qui ne lui servent, en fait, qu’à inscrire dans le contexte social de cette époque la personnalité de ses personnages, et surtout de Julien. C’est le cas, par exemple, pour l'allusion à la conquête de l’Algérie, en juin 1830, rattachée à la gloire militaire, au pouvoir de la religion, « Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple. » (chapitre LIII) ou à la bataille autour du drame de Victor Hugo, Hernani, en février 1830, pour illustrer l’hypocrisie de Julien : « Ne laissons pas engager mon académicien, se dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d'Hernani. »
Nous pouvons alors être surpris par cette précaution d’user des astérisques pour ne pas nommer le roi qui se rend à Verrières, alors qu’une date précise est donnée : « Le 3 septembre, à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop ; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi. » Visite qui eut lieu… mais à Dole où Stendhal avait pu voir le roi Charles X… Cela confirme la façon dont la vérité historique se mêle à la fiction, qui l’emporte même parfois, comme quand il relate la requête de Mme de Rênal à Charles X, alors qu’on est en 1831, donc que le pouvoir est déjà passé aux mains de Louis Philippe… Stendhal affirme ainsi sa liberté de romancier.
La temporalité du récit
Le brouillage chronologique
De la même façon, alors qu’une « chronique » implique de relater les faits dans l’ordre chronologique, Stendhal ne se prive pas de jouer sur la temporalité, par exemples avec des analepses, comme le récit de la jeunesse de Julien, aux chapitres IV et V de la Partie I, ou de celle de Mme de Rênal, au chapitre VII, ou bien la visite de Fouqué, auquel Julien a confié ses dernières volontés, évoquée après l’exécution du héros, à la fin du roman :
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber.[…]
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué : Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la peur, non on ne me verra point pâlir.
Nous relevons aussi des ellipses, à titre d’exemple la scène d’amour avec Mme de Rênal au chapitre XV, comme si le romancier s’amusait de cette pirouette : « Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. »
Les scènes de nuit
Les moments clés du récit se déroulent très souvent la nuit, qu’il s’agisse des scènes d’amour, le moment où Julien prend la main de Mme de Rênal par exemple, ou quand il lui rend visite, de même qu’à Mathilde, ou des temps forts de la vie du héros : son implication dans le complot qui l’emmène à Strasbourg, notamment, ou sa condamnation. Ce choix reproduit bien, à la fois le secret qui régit les rapports sociaux, fondés sur la méfiance due aux rivalités politiques, et la dissimulation, une nécessité pour le héros lui-même.
Deux portraits de femmes
L’essai de Stendhal, De l’Amour, ne rencontre aucun succès lors de sa parution, en 1822, mais ses analyses psychologiques trouvent leur illustration dans ses romans, notamment à travers les portraits de femmes amoureuses.
Dans cet essai, Stendhal distingue quatre formes d’amour : « 1° L’amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui d’Héloïse pour Abélard, […] 2° L’amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, et que l’on trouve dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Lauzun, Duclos, […]. 3° L’amour physique. […] 4° L’amour de vanité ».
Pour lire les chapitres I et II de De l'Amour
Dans le deuxième chapitre, il présente les « sept époques de l’amour » : 1˚ L’admiration - 2˚ Quel plaisir…- 3˚ L’espérance - 4˚ L’amour est né - 5˚ Première cristallisation - 6˚ Le doute paraît - 7˚ Seconde cristallisation. En minéralogie, le terme « cristallisation » définit le passage d’un état liquide à un état solide. Dans la littérature, cela désigne la consolidation des sentiments amoureux, avec la découverte de « nouvelles perfections » dans l’objet aimé, en deux temps. Il faut vivre les quatre premières époques de l’amour avant que ne se réalise la première cristallisation. Pour illustrer l’effet merveilleux produit par ce phénomène, Stendhal le compare à un « rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes ». Cette cinquième époque métamorphose donc celui/celle qu’on aime, en l’idéalisant : l’amour atteint ainsi un stade de perfection, fondée sur une phrase « il/elle est à moi ». Mais « l’âme se rassasie de tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait », constate Stendhal, c’est pourquoi l’étape suivante est « le doute naît ». Elle précède la deuxième cristallisation, « elle m’aime », mais c’est alors que peut entrer en jeu une autre forme de doute qui risque d’éteindre l’amour : la jalousie.
Vu l’écart social entre Julien, et aussi bien l’épouse du maire de Verrières que la fille du marquis de La Mole, un « amour de vanité » se mêle chez lui à l’amour physique. Mais qu’en est-il pour les deux femmes ? Comment se réalise, chez elles, cette cristallisation ? Comment vivent-elles leur amour ?
Julien lui-même souligne fréquemment la différence entre elles, notamment à la fin du roman après la visite de Mathilde en prison : « Quelle différence avec ce que j’ai perdu ! quel naturel charmant ! quelle naïveté ! Je savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je n’avais pour antagoniste, dans son cœur, que la peur de la mort de ses enfants ; c’était une affection raisonnable et naturelle, aimable même pour moi qui en souffrais. J’ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m’ont empêché d’apprécier cette femme sublime. » Ainsi, le portrait de chacune de ces femmes est mis en valeur par le contraste avec l’autre.
Le Rouge et le Noir, film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
Madame de Rênal
Le portrait de Madame de Rênal, créature angélique, met en valeur son déchirement entre son devoir, d’épouse, de chrétienne et de mère, et son amour passionnel pour Julien Sorel.
Le poids du devoir
Une épouse
Mme de Rênal, dont le chapitre VII relate le passé, a suivi le chemin tout tracé pour une jeune fille de l’aristocratie au début du siècle, une « moindre » éducation au couvent, puis l’entrée dans le monde destinée à trouver un mari. Cela l’a conduite à un mariage sans réel amour, avec un homme plus âgé qu’elle avec qui elle a peu d’intérêts communs, mais cette situation est acceptée comme normale : « C’était une âme naïve, qui jamais même ne s’était élevée jusqu’à juger son mari, et à s’avouer qu’il l’ennuyait. […]. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance » (chapitre III) Le narrateur commente d’ailleurs l’« étrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle ! L’ennui de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement ». D’ailleurs, quand M. de Rênal reçoit la lettre anonyme qui l’informe de la liaison de sa femme – qu’il est d’ailleurs le seul dans le roman à nommer par son prénom, Louise –, sa colère ne lui fait pas oublier son intérêt, une réputation à soutenir et le futur héritage d’une tante promis à son épouse, d’où sa conclusion : « je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile. » (chapitre XXI)
Éduquée dans la religion chrétienne, elle a intégré l’image de l’amour donnée par le curé Chélan qui « lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que le libertinage le plus abject. » Ainsi, quand elle découvre, peu à peu, ses sentiments pour Julien, elle est bien consciente qu’il s’agit d’un adultère, le plus terrible des interdits, et se considère comme « l’auteur de cette abomination », elle s’écrie alors : « je suis damnée, irrémissiblement damnée » (chapitre XIX) Mais cela ne l’empêche pas de rêver à ce pourrait être un mariage avec Julien : « J’aurais pu épouser un tel homme ! […] Quelle âme de feu ! Quelle vie ravissante avec lui ! » (chapitre XVI)
Si elle va jusqu’au bout de cette transgression morale, l’ouverture de la lettre qu’elle adresse au marquis de La Mole montre ses remords et son retour à la morale la plus stricte : « Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous […]. La douleur que j’éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. » (chapitre LXV)
Une mère
Si le mariage qu’elle vit ne comble pas Mme de Rênal, en revanche « jusqu’à l’arrivée de Julien », elle se réalise pleinement dans sa fonction de mère : « elle n’avait réellement eu d’attention que pour ses enfants ». En donne d’emblée la preuve sa peur à l’idée qu’un précepteur pourrait les gronder, et son chagrin à l’idée que le plus jeune, Stanislas-Xavier, ne partage plus sa chambre.
Cet instinct maternel contribue aux premiers regards qu’elle porte sur Julien, qu’elle voit d’abord comme un enfant à protéger. Mais c’est aussi ce qui explique sa réaction quand Stanislas-Xavier tombe malade. Elle y voit un châtiment divin, la punition de son adultère, et le chapitre XIX explique longuement ses remords : « Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois être punie doublement. »
La force de la passion
L’attirance pour Julien, qui a d’abord pris une forme maternelle, avec le désir de le protéger et de lui venir en aide, se transforme rapidement. Toutes les étapes de l’amour se succèdent : admiration à la fois devant la beauté de Julien, puis devant son savoir, plaisir d’être avec lui... Enfin, après la première cristallisation, quand elle découvre la douleur de la jalousie en apprenant un futur mariage entre Julien et Élisa, sa femme de chambre : elle « crut sincèrement qu’elle allait devenir folle. » (ch. VIII) Mais, quand elle apprend le refus de Julien, « l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. » Elle est alors obligée de s’avouer à elle-même qu’elle aime, avant de l’avouer à Julien, inquiète que leur écart d’âge ne le détourne d’elle, puis que la rumeur de leur liaison, transmise par des lettres anonymes, ne l’oblige au départ. Sa lettre à Julien révèle toute la force de sa passion :
Gérard Philipe et Danielle Darieux, dans les rôles de Julien et Mme de Rênal. Film de Claude Autant-Lara, 1954
Ne m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu me perdre ? je t’en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre là au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime, mais non ne prononce pas un tel blasphème ; dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi, que le jour où je t’ai vu ; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois ; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.ête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber.[…]
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué : Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la peur, non on ne me verra point pâlir.
Alors même qu’elle rejette d’abord froidement Julien, qui, avant de partir à Paris, est revenu la voir, montant par une échelle dans sa chambre, sa passion l’emporte, et elle cède à nouveau, en prenant les plus grands risques pour le protéger. Lors de leur rencontre en prison, au chapitre LXXIII, elle ne peut que confirmer cette terrible passion :
Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu’amour pour toi, ou plutôt, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu : un mélange de respect, d’amour, d’obéissance… En vérité, je ne sais pas ce que tu m’inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j’y eusse songé.
Elle connaît ainsi la fin de toute héroïne tragique, victime de cette passion fatale : « Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. » (chapitre LXXV)
Mathilde de La Mole
Une superbe aristocrate
Contrairement à l’amour entre Julien et Mme de Rênal, l’attirance entre lui et Mathilde n’est pas immédiate, car il ressent trop vivement l’écart social, ne voyant en elle que l’orgueil dont elle fait preuve :
Que cette grande fille me déplaît ! pensa-t-il, en regardant marcher mademoiselle de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes ; sa robe lui tombe des épaules… elle est encore plus pâle qu’avant son voyage… Quels cheveux sans couleur, à force d’être blonds ; on dirait que le jour passe à travers !… Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard ! quels gestes de reine ! (chapitre XXXVIII)
Pourtant, elle a une réelle beauté, ce dont témoigne le portrait qu’en font tous les nobles jeunes gens qui la courtisent : « Comme elle serait belle sur un trône ! », (chapitre XXXVII) lance le comte Altamira à M. de Croisenois lors du bal, dont elle est « la reine », « Et qui peut être digne de la sublime Mathilde ? dit le premier ; quelque prince souverain, beau, spirituel, bien fait, un héros à la guerre ». C’est lorsqu’il la revoit en grand deuil, le lendemain, dans la bibliothèque, qu’à son tour Julien l’admire, « cette robe fait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de reine », mais tout en continuant à voir en elle « de la vanité sèche et hautaine » (chapitre XL)
Gérard Philipe et Antonella Lualdi, dans les rôles de Julien et Mathilde. Film de Claude Autant-Lara, 1954
Or, c’est précisément cet aspect altier, ce caractère qui se juge supérieur, qui explique que, malgré les soupirants qui l’entourent et les occupations propres à son milieu social, Mathilde éprouve un profond ennui, qui soutient son mépris : « Je suis belle, j’ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout sacrifié, et pourtant il est de ce fait que je meurs d’ennui ». Elle n’a donc, comme seul refuge que les livres qui nourrissent son imagination.
La mise en scène de l'amour
Mathilde ne peut donc aimer qu’ à travers un double prisme :
Le modèle que lui offrent ses lectures : elle « repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc. ».(chapitre XLI)
Surtout, le modèle de la liaison tragique entre son aïeul, Boniface de La Mole, et Marguerite de Navarre, la femme d’Henri II de Navarre. Elle « ne donnait le nom d’amour qu’à ce sentiment héroïque que l’on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses ». (chapitre XLI) C’est ce qui explique son exaltation quand Julien, blessé dans son orgueil, s’empare d’une « vieille épée » (chapitre XLVII), prêt à la tuer, et, surtout, son geste après l’exécution de Julien, porter « sur ses genoux la tête » de son amant pour aller l’ensevelir.
Ainsi, Mathilde joue l’amour comme le ferait une actrice, tantôt stimulant la jalousie de Julien, tantôt le rejetant car elle refuse qu’il soit son « maître », tantôt encore se jetant dans ses bras, quand il accomplit pour elle un exploit, comme monter dans sa chambre au moyen d’une échelle. Même la transgression sociale, si elle blesse à certains moments son orgueil, avoir cédé au « premier venu », participe de son amour :
Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire pour la cérémonie bourgeoise; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près, qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? (chapitre XLII)
Il est donc permis au lecteur de se poser les mêmes questions que celles que se pose Julien, souvent conscient de « l’affectation » dans les manières de Mathilde : l’aime-t-elle quand elle lui demande de la rejoindre dans sa chambre ? Quand elle lui offre une poignée de ses cheveux qu’elle a coupés ? Certes, elle l’affirme : « J’ai le bonheur d’aimer avec un transport de joie incroyable ? J’aime, j’aime, c’est clair ! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations si ce n’est dans l’amour ? ». Mais la lettre adressée à son père où elle avoue fièrement son amour pour Julien dont elle est enceinte, ramène à l’idée qu’elle ne vit l’amour que dans la mesure où c’est un combat à mener, à l’image de ses nobles aïeuls.
L’apogée de cette mise en scène intervient à la fin du roman, où Mathilde joue pleinement le rôle de Marguerite de Navarre à travers la cérémonie funéraire qu’elle élabore :
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé.
POUR CONCLURE
Stendhal dépeint deux femmes très différentes, à la fois par leur éducation, par leur statut social, par le lieu où elles vivent et par leur caractère même.
Cependant, Stendhal en fait deux exemples de la femme « sublime » telle que se la représentent tant d’écrivains romantiques, l’une par sa douleur angélique, l’autre par ses révoltes. En fait, il les réunit doublement :
-
D’une part, par leur amour pour Julien, qui les pousse à la transgression, pour Mme de Rênal de la morale et des valeurs chrétiennes, pour Mathilde de La Mole, des normes sociales propres à son héritage familial.
-
D’autre part, parce que toutes deux illustrent l’âme "romanesque", traditionnellement attribuée aux femmes rêvant d’un amour absolu, idéalisé par leur imagination, et prêtes à tous les héroïsmes pour le vivre jusqu'au bout.
Le personnage de Julien Sorel
Il y a une importante évolution entre le jeune Julien, fils de charpentier, ignorant tout du grand monde, et, après qu’il a séduit Mathilde de La Mole, M. Julien de La Vernaye, lieutenant de hussards, au chapitre LXV, avant qu’il ne commette son crime, se retrouve en prison et finit guillotiné. Même si les fondements de son caractère sont fixés dès le début du roman, le personnage apprend au fil de son parcours social.
Adjuvants et opposants
Comme le veut la tradition, dans son parcours jalonné d’épreuves, tantôt Julien reçoit de l’aide, tantôt il rencontre de dangereux ennemis.
Au sein de l'Église
Celui qui ouvre à Julien la route est le curé Chélan, à Verrières, non seulement parce que c’est lui qui l’a instruit, mais aussi parce qu’il le recommande à M. de Rênal pour un poste de précepteur, puis à M. Pirard, directeur du séminaire de Besançon.
Si vous ne m’étiez pas recommandé, dit l’abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m’étiez pas recommandé par un homme tel que l’abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l’abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s’il ne peut disposer d’une bourse au séminaire.
Henri Dubouchet, l’abbé Chélan présente Julien à M. de Rênal, éd° de 1884. Eau-forte, BnF
C’est grâce à lui que Julien obtient la bourse nécessaire à ses études, puis est nommé répétiteur, avant d’être apprécié par l’évêque de Besançon. C’est encore lui qui le fait entrer au service du marquis de La Mole. Même quand il se retrouve en prison, l’abbé Chélan vient le voir, et lui témoigne encore toute son affection.
Mais l’Église n’est pas exempte de rivalités, et le séminaire en offre la preuve, depuis les autres séminaristes, qui le jalousent – et auxquels il renvoie son mépris – jusqu’au redoutable abbé Castanède, rival du directeur Pirard, qui fait tout pour le perdre. De même, on note le rôle fort ambigu de l’abbé de Frilair, vicaire de l’évêque de Besançon, qui a soutenu le départ de l’abbé Pirard de son poste et qui, sous couvert d’aider Mathilde à sauver Julien, n’espère en fait qu’en tirer un intérêt personnel.
Dans la société provinciale
Le premier portrait de Julien, doté d’un orgueil qui l’éloigne de son milieu familial, de son père et ses frères qui le battent comme les autres jeunes villageois, montre à quel point il peut se faire des ennemis ; l’appui que lui apporte Mme de Rênal à Julien ne fait qu’en augmenter le nombre, et ceux-ci sont puissants. Julien subit, en effet, indirectement, les intrigues politiques qui déchirent la ville, notamment la rivalité entre son employeur, le Maire, et M. Valenod, directeur de l’hospice, un des jurés qui condamneront celui qui a osé les défier.
Dans ce monde où règnent l’intrigue et les jalousies, seul Fouqué est un ami sincère, aussi bien quand il lui offre une association que lorsqu’il vient le voir en prison : « cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son unique idée, s’il en avait, était de vendre tout son bien pour séduire le geôlier et faire sauver Julien. » (chapitre LXVII) Jusqu’au bout, il restera à ses côtés, le défendant envers et contre tout.
Dans le grand monde
Avant même qu’il entre au service du marquis de La Mole, l’abbé Pirard avertit Julien. Il y sera entouré d’ennemis : « vous êtes voué au malheur, si vous n’arrivez pas au respect », lui explique-t-il, aussi bien de la part des membres de la famille que de « tous les complaisants » qui la fréquentent. Parmi eux, les jeunes gens qui font la cour à Mathilde de La Mole sont particulièrement redoutables, le mépris et les railleries du marquis de Croisenois, du comte de Caylus, du vicomte de Luz… et même son frère, le comte Norbert joue un rôle ambigu : il « avait trouvé qu’il répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. »
Henri Dubouchet, Un dîner à l'hôtel de La Mole, éd° de 1884. Eau-forte, BnF
Mais ses compétences lui valent une forme d’estime et d’appui du marquis, qui lui accorde un rôle de plus en plus important dans ses affaires et dans son engagement politique : « Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l’amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré lui, il éprouva une sorte d’attachement pour ce vieillard aimable. » (chapitre XXXVII). C’est ce qui lui vaut d’aller à Londres, où il se lie avec « de jeunes seigneurs russes qui l’initièrent. » Parmi eux, le prince Korasoff, qui lui transmet une règle de comportement : « faites toujours le contraire de ce qu’on attend de vous. »
Quand Julien, impliqué dans un « complot », retrouve le prince à Strasbourg, celui-ci continue à lui donner de précieux conseils sur la façon d’utiliser la jalousie pour reconquérir Mathilde en séduisant Mme de Fervaques, et lui fournit même des lettres pour ce faire. Ces « instructions russes » fonctionnent à merveille, et Mathilde, enceinte, fait céder son père, qui accorde à Julien « un brevet de lieutenant de hussards » et le titre qui lui permettra un honorable mariage.
Julien Sorel, devenu hussard. Le Rouge et le Noir, film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
L'évolution du personnage
Henri Dubouchet, première rencontre de Julien avec Mme de Rênal, éd° de 1884. Eau-forte, BnF
La situation initiale
Au début du roman, Julien est présenté comme un enfant, placé sous l’autorité d’un père et de frères brutaux. Ses seules connaissances viennent du vieux chirurgien-major qui l’a fait grandir dans l’éloge de l’épopée napoléonienne, et lui a légué « trente ou quarante volumes », puis de l’abbé Chélan qui a perfectionné son apprentissage du latin et de rudiments de théologie.
Il est donc particulièrement timide lors de ses débuts comme précepteur, et seule sa maîtrise du latin lui permet de se sentir plus à l’aise parce qu’elle lui vaut l’admiration de tous.
Les apprentissages
Chez Madame de Rênal
C’est à Vergy que Julien commence à s’éveiller à une autre façon de voir l’existence, notamment par rapport aux femmes :
Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.
Ainsi, en prenant pour la première fois la main de Mme de Rênal, il vit un moment de triomphe, après les « combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur. » Mais il reste encore douloureusement conscient de ses faiblesses :
Serai-je toujours un enfant ? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé et d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse ; mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leur petites marques de dédain ou de faveur.
Cependant, l’amour participe pleinement à son apprentissage, en lui ouvrant les yeux sur les réalités de la ville de Verrières :
Il devait à madame de Rênal de comprendre les livres d’une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arrête tout court l’intelligence d’un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu’on veuille lui supposer.
Cette éducation de l’amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu’elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. À son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.(chapitre XVII)
Il devient ainsi capable de se livrer lui-même à l’intrigue par exemple lors de sa négociation avec M. Valenod, ou lors des dîners auxquels il est invité.
Au séminaire
Quand il découvre Besançon, cependant, ébloui par la grande ville, il reprend toute sa timidité de provincial, et se trouve tellement ému à son arrivée au séminaire qu’il tombe évanoui. Alors qu’il se croyait un « hypocrite consommé », ses premiers pas sont, en fait, remplis de maladresses :
Depuis qu’il était au séminaire, la conduite de Julien n’avait été qu’une suite fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.
À la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites ; mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu’aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de petites actions. (chapitre XXVI)
Il entreprend donc d’améliorer son hypocrisie, en travaillant sa démarche, ses paroles et même ses regards, afin de séduire ses condisciples et même l’abbé Castanède, et il s’applique, le jour de la procession, à plaire en tout à l’abbé Chas-Bernard. C’est ce qui lui vaut son poste de secrétaire auprès du marquis de La Mole.
À l'hôtel de La Mole
Même si l’abbé Pirard guide ses premiers pas dans la maison du marquis, en multipliant des conseils… cela n’empêche pas que Julien, seul devant la tombe du maréchal Ney, se fait voler sa montre ! Il est gauche et maladroit à ses débuts en société, ne maîtrisant pas les codes de l’aristocratie : « Tous les usages lui semblaient singuliers, et il manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de chambre. » Cependant, il fait tout pour s’adapter à ce monde, jusqu’à entreprendre un duel ; il gagne peu à peu de l’aisance en apprenant aussi à « tirer le pistolet », à monter à cheval, et, surtout, à contrôler ses prises de parole.
La situation finale
Peu avant la fin du roman, au chapitre LXV, Julien est proche de la réalisation de son idéal : nommé lieutenant de hussards, anobli sous le nom de Julien Sorel de La Vernaye, le marquis de La Mole se résout à lui accorder la main de sa fille, donc à faire sa fortune. Mais la lettre de Mme de Rênal, qui dénonce la conduite de Julien, fait basculer le récit : en tirant sur son ancienne maîtresse, il perd tout, et se retrouve emprisonné.
Il ne reste plus alors que l’affrontement avec la mort pour achever son apprentissage et lui permettre l’héroïsme.
Gérard Philipe, dans les rôles de Julien , en uniforme de hussard. Film de Claude Autant-Lara, 1954
La première étape est le procès, au chapitre LXXI, qui attire une foule loin de lui être hostile. Son discours aux « jurés », où il revendique son crime, suscite l’émotion : « toutes les femmes fondaient en larmes. » Il fait preuve de cette même dignité quand arrive le moment de marcher à la mort, et la cérémonie funèbre organisée par Mathilde parachève une sorte de tragique apothéose :
Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l’avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie. […]
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie.
Mais, l’autre signe d’un apprentissage abouti est le bilan sur lui-même que le héros est capable de faire en replongeant dans son passé. Il mesure alors l’illusion qu’avait représenté son amour pour Mathilde, et comprend son erreur, l’amour véritable qu’il a perdu.
— Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon cœur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l’avenir m’enlevait à toi ; j’étais aux innombrables combats que j’aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale… Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison.
Les valeurs prônées
Deux catégories de valeurs se combattent dans le cœur même de Julien, déchiré entre celles qui lui permettraient de se faire la place sociale à laquelle il aspire, et celles qui, parfois malgré lui, le poussent à s'affirmer.
Les valeurs sociales
Le rôle de l'apparence
Par son milieu familial, un père que seul l’argent intéresse, des frères brutaux, Julien grandit en toute lucidité sur sa société. Il comprend très vite quelles valeurs sont indispensables pour y parvenir : l’importance de l’apparence, à préserver à tout prix, ce qui implique la pratique de l’hypocrisie, la maîtrise de soi, geste, démarche, paroles… Tout doit devenir un calcul, et, autour de soi, il est essentiel de se construire une protection. Peu avant son exécution, il reconnaît d’ailleurs avoir choisi de vivre en suivant ce code social : « J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer ; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. »
Cela se constate dès qu’il est présenté aux enfants en présence de M. et de Mme de Rênal et même des domestiques. En demandant aux enfants de choisir au hasard des passages du Nouveau Testament en latin, il déclare « Je réciterai par cœur le livre sacré » : il sait qu’il va s’imposer à tous par cette épreuve. Ainsi, son calcul lui vaut aussitôt la « gloire », dans la famille comme dans la petite ville qui voit en lui une « merveille ». Ce premier exemple se reproduit très souvent, tant au séminaire que chez le marquis de La Mole, où il s’efforce de dissimuler sa nature pour plaire à chacun.
Le repli sur soi
Cette lucidité explique le goût du personnage pour la solitude, le repli sur soi, seules occasions d’échapper aux regards d’autrui. Même dans la scierie de son père, la lecture est son refuge, puis dans sa chambre dans la famille de Rênal ou au séminaire. De même dans les salons mondains, il se place souvent dans un coin pour observer discrètement et écouter : de cette observation, il tire une règle de vie, la méfiance. Dans le dernier chapitre, c’est ce même rôle, l'exaltation de soi dans la solitude, qu’il accorde à « cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières » : « retiré la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… »
Il est donc tout naturel que, finalement, ce soit dans le donjon de la prison de Besançon qu’il se trouve heureux. Déjà condamné à mort, il n’a alors plus besoin de soigner les apparences : « Désormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il ; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler. »
Il peut alors se laisser aller en toute liberté à sa vraie nature, à ce que Stendhal nomme par ailleurs « l’égotisme », la complaisance face à soi-même, donc rejeter Mathilde, image de ces faux-semblants et du prétendu héroïsme, pour retrouver Mme de Rênal :
La citadelle de Besançon, ancienne prison
L’ambition était morte en son cœur, une autre passion y était sortie de ses cendres ; il l’appelait le remords d’avoir assassiné madame de Rênal.
Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris ; il en était ennuyé. (chapitre LXIX)
La virtù
C’est à l’italien que Stendhal emprunte l’autre valeur, opposée, qui anime son personnage : la virtù. Héritée du latin, c’est à la fois la force virile et le courage, une force énergique qui pousse l’homme à s’accomplir, dont Stendhal trouve le modèle chez les révolutionnaires, français ou les « carbonari » italiens qui luttent pour leur liberté, comme il le montre dans « Vanina Vanini ». Il dépeint ainsi son héros « animé par son admiration pour les grandes qualités de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n’être pas vaincus » (chapitre XXXIX).
Mais c’est surtout Napoléon – et rappelons que Stendhal a participé à plusieurs campagnes militaires – qui est le modèle de Julien Sorel : c’est l’héroïsme qui a hissé le jeune Bonaparte, par ses victoires militaires, aux sommets de la puissance de l’Empire. Il est mentionné dès le début du roman, par le livre qu’il lit alors, Le Mémorial de Sainte-Hélène par Las Cases, puis, précepteur dans la famille de Rênal, il prend le risque de cacher son portrait sous son matelas ; enfin, en arrivant à Paris, c’est à la Malmaison qu’il souhaite se rendre aussitôt et sur la tombe du maréchal Ney. À chaque épreuve rencontrée, qu’il s’agisse d’envisager un duel, ou de conquérir une femme, c’est à Napoléon qu’il se réfère pour s’exhorter à l’héroïsme, que Stendhal magnifie, comme tant de jeunes gens de ce début du XIXème siècle en proie aux frustrations du « mal du siècle ». Pour Julien, c’est encore à soi que se rapporte cet héroïsme, car, plus que la victoire sur l’autre, c’est la victoire sur soi-même, sur sa peur, sur sa timidité, qu’il veut remporter en affirmant sa noblesse, non pas celle due à la naissance, mais celle de l’âme.
Jean-Baptiste Isabey, Portrait de Bonaparte à la Malmaison, 1801. Dessin. Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau
POUR CONCLURE
La tradition du roman d’apprentissage, à travers l’itinéraire du personnage, doit l’amener à l’épanouissement : en faisant l’expérience de l’amour notamment, mais aussi en se heurtant à la société, il mûrit, se comprend mieux et les épreuves surmontées le font accéder pleinement au statut de héros... ou d'anti-héros, puisqu'il devient criminel.
L’évolution de Julien, hésitant entre les valeurs sociales de son temps et son désir d'héroïsme qui le pousse à se dépasser, conduit donc à un paradoxe. Devenu criminel, son cheminement ne l’a conduit qu’à la guillotine : donc à un échec. Mais, c’est précisément son emprisonnement, cette marche vers la mort qui lui ouvre les yeux sur sa vérité, et fait de lui un héros tragique, doublement célébré : par Mathilde par la cérémonie qu’elle lui offre, et par Mme de Rênal qui « trois jours après Julien » le suit dans la mort.
Le style de Stendhal
L'énonciation
Pour approfondir l'étude de l'énonciation
Le récit à la troisième personne conduit le lecteur à distinguer les instances énonciatives : un narrateur, omniscient car il sait tout de ses personnages, laisse parfois la place à un point de vue interne, quand une scène est vue du seul point de vue du personnage, à travers son regard et ses sensations. Ce point de vue contraste avec le regard extérieur d’un narrateur, qui se présente comme une sorte de témoin de la scène, qu’il relate alors de façon neutre. Enfin, à plusieurs reprises, nous percevons la présence de l’auteur, qui commente l’action et juge ses personnages.
C’est la façon dont il mêle les points de vue qui donne au récit de Stendhal son originalité, perceptible dès le début du roman.
Du point de vue externe au point de vue omniscient
Ainsi, pour présenter dans le premier chapitre le cadre de son récit, Verrières, Stendhal choisit d’adopter d’abord le point de vue externe d’un visiteur, défini comme un « voyageur parisien », qui se contenterait, comme dans un guide de voyage, de rapporter ce qu’il voit : « Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges, s’étendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. »
Mais, en même temps, il est nécessaire de donner au lecteur toutes les informations nécessaires, d’où les glissements temporels qui introduisent le narrateur omniscient. Ils permettent à la fois de connaître le passé de la ville, avec « ses fortifications, bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées », et celui des personnages, avec la feinte des informations données à ce voyageur, « on lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. », et jusqu’aux rumeurs qui circulent en ville : « Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu’on prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV. » Le narrateur s’attache ensuite longuement à la présentation du maire et, plus particulièrement, de sa relation avec le père Sorel.
Pour donner plus de force à cette relation, qui va déterminer le sort de Julien, la négociation en vue de son embauche comme précepteur, le point de vue omniscient offre l’avantage de découvrir au lecteur les pensées des personnages : « Une fois, c’était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l’église en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a porté un coup fatal dans l’âme de M. le maire ; il pense depuis lors qu’il eût pu obtenir l’échange à meilleur marché. »
Le point de vue interne
Il faut attendre l’entrée en scène des personnages pour trouver le point de vue interne, par exemple la première image de Mme de Rênal met en valeur son rôle de mère : « Tout en écoutant son mari qui parlait d’un air grave, l’œil de madame de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L’aîné, qui pouvait avoir onze ans, s’approchait trop souvent du parapet et faisait mine d’y monter ». C’est à travers son regard, en effet, que nous est transmise sa réaction. Ainsi, le point de vue interne va accompagner tous les temps forts du récit, les moments notamment où le héros se découvre lui-même, décide d’agir, et devient de plus en plus lucide sur lui-même. Ce sera le cas quand, à la fin du roman, en prison, il se retrouve face à face avec les deux femmes qu’il a aimées, et, surtout, face à face avec lui-même.
Le discours indirect libre contribue, encore plus que le discours rapporté direct sous forme de monologue intérieur, à renforcer la vérité du récit, en donnant au lecteur l’impression d’une transparence totale du personnage. C’est tout particulièrement le cas lors des questions, telle celle qui formule le rêve de conquêtes féminines de Julien, « Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une d’elles comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Madame de Beauharnais ? » (chapitre V). De même, lors de la première rencontre entre Mme de Rênal et Julien, l’exclamation joyeuse de celle-ci, « Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! », prépare déjà la relation qui se nouera entre eux.
Du narrateur à l'auteur
Un narrateur témoin et juge
Le narrateur mène le récit, dans son rôle d’informateur et de témoin, comme dans le chapitre III, qui s’ouvre sur ces mots : « Il faut savoir que… », pour présenter le protecteur de Julien, le curé Chélan. Mais ce narrateur est loin de rester neutre ; bien au contraire, il intervient pour juger ses personnages, souvent avec l’ironie due au lexique de modalisation comme pour M. de Rênal. Ainsi l’adverbe dans « Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur… » est repris par l’adjectif qui souligne le ridicule du parapet qu’il a fait construire : « l’heureuse nécessité d’immortaliser son administration par un mur… » (chapitre II) Son ironie n’épargne aucun personnage, pas même Julien dont il se moque souvent de la naïveté ou des excès d’enthousiasme.
L'adresse au lecteur
Ce narrateur s’adresse également au lecteur pour le faire participer à son récit, en répondant par avance à ses remarques : « Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l’Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. » Il feint alors de croire que ce lecteur, qu’il prend soin d’informer, l’accompagne dans son récit : « cette scie à bois dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de Sorel, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal. » Il se met même à sa place pour interpréter ses réactions, comme quand, après avoir révélé le point de vue de Julien, « Il jugea qu’il serait utile à son hypocrisie d’aller faire une station à l’église », il le questionne, « ce mot vous surprend ? », de façon à ouvrir ensuite une explication. Ce dialogue fictif avec son lecteur ponctue tout le récit, comme cette ouverture du chapitre XXXVIII : « Le lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical ; nous avons oublié de dire que depuis six semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte. »
La présence de l'auteur
Mais, ces informations, très souvent critiques d’ailleurs, qu’il prétend ainsi lui apporter, conduisent le lecteur à s’interroger : est-ce le narrateur qui parle ici, ou bien n’est-il que le porte-parole du romancier ? Quand on connaît Stendhal, n’est-ce pas sa voix, par exemple, qui se fait entendre dans des jugements sévères : « Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c’est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable pour qui a vécu dans cette grande république qu’on appelle Paris. La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France qu’aux États-Unis d’Amérique. » ?
Cette interrogation est constante, toutes les fois qu’intervient un « je ». Certes, il se dissimule sous les traits d’un observateur, par exemple quand il constate l’élargissement de la promenade le long du Doubs, mais, dans une parenthèse, nous reconnaissons la présence de Stendhal : « (quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue) »
Romantisme ou réalisme ?
Le romantisme
Stendhal n’échappe pas – et son autobiographie, Vie de Henry Brulard, le confirme – au « mal du siècle » qui marque le désenchantement de toute cette jeune génération privée aussi bien des idéaux révolutionnaires que de la gloire promise par l’épopée napoléonienne. D’où les désirs et les sentiments qu’il prête à son personnage principal, et la séduction qu’il peut alors exercer sur les femmes. À Mme de Rênal qui vit dans l’inertie d’un mariage mal assorti, ne se reconnaissant heureuse que dans son statut de mère, il apporte l’exaltation d’être aimée, certes mêlée de culpabilité, mais qu’elle vit pleinement à la fin du roman, et jusqu’à la mort. De même, à Mathilde, qui vit dans les fantasmes héroïques dont la nourrissent ses lectures, il apporte la possibilité de ne plus rêver à un amour semblable à celui connu par son aïeul, Boniface de La Mole, mais de le vivre pleinement à la mort de Julien. La dignité que revendique hautement son héros, contre le matérialisme et les intrigues politiques de son époque, font de lui un modèle de héros romantique.
Nous reconnaissons en Julien deux des principales caractéristiques des jeunes romantiques :
Alors même qu’il souhaite y parvenir, il ne se sent pas à sa place dans la société de son temps, qu’il méprise. Il n’est finalement heureux que dans la solitude, au sein de la nature, comme dans la grotte qui lui sert de refuge au chapitre XII, ou même dans le donjon de la prison, à Besançon.
Tous ses sentiments sont vécus de façon excessive, qu’il s’agisse des moments de joie, voire de bonheur, ou, inversement, du désespoir. Il ne cesse ainsi de se lancer des défis, pour rehausser sa dignité à ses propres yeux, aussi bien pour conquérir une femme, ou pour se lancer dans un duel…
Le réalisme
Le recueil de Champfleury, Le Réalisme, paru en 1857, est souvent considéré comme une sorte de manifeste du courant littéraire du réalisme qui, en réaction contre le romantisme, marque toute la seconde partie du siècle. Or, de ce courant, Stendhal, plus âgé à quarante-sept ans, que les écrivains romantiques de son époque, peut aussi être considéré comme un précurseur.
D'une part, il ne puise pas son sujet dans les grands mythes du passé, ni dans les siècles passés, mais dans l’actualité de son époque, à la fois par les deux faits divers qui l’inspirent et par la peinture minutieuse de la réalité : la vie politique sous la Restauration, avec la rivalité entre Libéraux et Ultras et le rôle de l’Église, codes sociaux dans les différentes classes sociales, vie culturelle aussi. De plus, à aucun moment il ne s'engage explicitement dans les luttes de son temps.
D'autre part, les variations de points de vue et les feintes narratives observées chargent le récit d’une double dimension, indice du réalisme :
D’un côté, cela rappelle au lecteur que c’est bien un roman qu’il lit, un monde de fiction, mené par son auteur, masqué, qui jette un regard sévère sur son époque :
Je ne trouve quant à moi qu’une chose à reprendre au COURS DE LA FIDÉLITÉ ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal ; ce que je reprocherais au Cours de la Fidélité, c’est la manière barbare dont l’autorité fait tailler et tondre jusqu’au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs têtes basses, rondes et aplaties, à la plus vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que d’avoir ces formes magnifiques qu’on leur voit en Angleterre. Mais la volonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les libéraux de l’endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire Maslon a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte. (chapitre I)
Stendhal laisse libre cours à son Ironie, et c’est bien lui que nous reconnaissons dans sa comparaison à l’Angleterre, pays dont il fait souvent l’éloge, dans sa critique des excès stupides d’« autorité », et dans l’ironie par antiphrase de l’incise, « mais ils exagèrent », qui feint d’adresser un reproche aux « libéraux », alors qu’est affirmée la corruption des puissants, ici un membre de l’Église.
Mais, d’un autre côté, c’est aussi cette présence qui soutient l’impression de vérité du récit, d’ailleurs sous-titré « chronique », d’autant plus mérité que des indices temporels nous ramènent sans cesse au temps présent : « Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs sont encore admirés parce qu’il a acheté, au poids de l’or, certains petits morceaux du terrain qu’il occupe », ou, à propos du parapet qui a obligé le maire à s’opposer à un ministre, « comme pour braver tous les ministres présents ou passés, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierres de taille. »
Ainsi, la place qu’il accorde à son narrateur empêche le lecteur de se laisser emporter par les personnages dont il analyse minutieusement la psychologie. Sans cesse, en effet, ils sont jugés, critiqués souvent, et l’écrivain nous rappelle que nous ne lisons qu’un roman qu’’il conduit à son gré. Rappelons la définition qu’il pose dans Le Rouge et le Noir : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! »
En fait, Stendhal aurait pu reprendre à son compte bien des analyses formulées par Maupassant dans « Le roman », préface de Pierre et Jean, roman publié en 1888, notamment cette conclusion sur les écrivains réalistes : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. / J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. »
Conclusion : réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé notre étude : Comment Stendhal fait-il de son personnage le héros d’un roman d’apprentissage ?
Nous avons pu montrer, en étudiant les portraits de Mme de Rênal et de Mathilde de La Mole, le rôle que ces deux femmes ont joué dans l’initiation du héros, commenté par exemple par le narrateur pour la première : « Cette éducation de l’amour, donnée par une femme fort ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui. » Double évolution donc, un apprentissage social se trouvant lié à l’apprentissage sentimental.
Pour voir le film de Claude Autant-Lara, 1954
Nous la mesurons clairement par la comparaison entre les situations initiale et finale du roman : les premiers chapitres, en présentant la jeunesse de Julien Sorel, le rejet et le mépris qu’il subit de la part de sa famille et de ses camarades, montrent comment il a été conduit à cacher ses désirs, ses sentiments, à cultiver l’hypocrisie ; à la fin du roman, au contraire, il ne dissimule plus, ni son jugement sur la société face aux jurés, ni son athéisme face aux membres du clergé, ni ses réels sentiments qui l’amènent à comprendre que Mme de Rênal représente son véritable amour et non pas Mathilde de La Mole. S’il offre à son père le remboursement des frais de son éducation, ultime signe de son mépris, il incite Mathilde au mariage pour que sa grossesse ne vaille pas à cette « pauvre fille » le rejet social et il reconnaît toute la valeur de l’amitié sincère de Fouqué.
Ainsi, celui qui est le personnage principal du roman se hausse, à la fin, à une dimension véritablement héroïque. Il dépasse, en effet, les préjugés qui l’entourent, et, surtout, ses propres faiblesses et ses lâchetés pour s’assumer pleinement au moment même où il marche vers la guillotine : « Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie. / Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. »
Paradoxalement, c’est donc par sa mort qu’il sort donc vainqueur du combat, caractéristique du roman d’apprentissage, entre l’individu et sa société.
Les choix d’écriture de Stendhal jouent un rôle important pour soutenir cette héroïsation du personnage. Quand il intensifie le réalisme de la peinture sociale, en montrant la médiocrité et la froideur qui règnent, il fait d’autant plus ressortir la richesse psychologique et la sensibilité de son personnage. Quand il met en valeur les corruptions de la société, en province comme à Paris, en ironisant sur tant de naïveté de son personnage, il prépare la révélation des élans sincères de son héros à la fin. C'est alors que le narrateur s'efface pour lui laisser la parole, par la focalisation interne qui prend le pas sur ses interventions.