top of page
"Théâtre et dispute" : parcours associé à Pour un oui ou pour un non de Sarraute
Tableau1-Dispute.jpg
Tableau2-dispute.jpg

Observation du corpus 

À la pièce de Yasmina Reza est associé un parcours dont l'enjeu est « Théâtre et dispute ». Même si les instructions ministérielles ont accepté de réduire à un seul texte ce "parcours" – ce qui enlève d’ailleurs tout sens au terme même de "parcours" et ne peut qu’appauvrir la réflexion critique –, nous continuons à proposer un corpus digne de ce nom, destiné à éclairer l’œuvre afin de maintenir la réflexion critique. À chacun d’y puiser librement…

Après une introduction, pour rappeler l'héritage antique et poser une problématique autour du lexique utilisé dans la formulation de l’enjeu, qui fera l’objet d’une recherche, le corpus propose six explications d'extraits.

Plusieurs sont prolongées par des lectures cursives et des documents vidéo, dont l’analyse permet l’approche, à la fois des formes et des fonctions de la dispute quand elle se déroule sur une scène et de quelques genres et mouvements littéraires Les textes étudiés permettent aussi une révision de l’argumentation avec ses deux composantes, convaincre et persuader, et une activité, orale et écrite, propre à favoriser l’appropriation des réalités de la mise en scène : une mise en voix, et un écrit parodique.

Enfin, une conclusion est indispensable pour répondre à la problématique et elle se prolonge par un travail d’écriture correspondant aux séries technologiques : une contraction de texte suivie d’un essai.

Introduction 

L'enjeu du parcours 

Un parcours associé

Pour un oui ou pour un non, la pièce de Nathalie Sarraute repose sur la notion de dispute. Alors que H.1 est venu voir H.2 pour savoir comment s‘explique la distance qu’il ressent entre eux, leur conversation, à partir d’une simple phrase, évolue progressivement en une dispute où s’opposent leurs choix de vie et les valeurs qui les fondent. Or, si Nathalie Sarraute a, dans ses essais comme dans ses romans, développé sa réflexion sur la « sous-conversation » et sur les « tropismes » que porte la parole, la transposition de ces notions au théâtre interroge : ce genre littéraire est-il approprié à l’illustration de la dispute ? D’où l’enjeu posé pour le parcours associé.

Introduction

Les termes de l'enjeu

La conjonction « et » qui unit les termes « théâtre » et « dispute » invite d’abord à définir chacun d’eux, avant de chercher le lien qui les met en relation.

Le théâtre

Par son étymologie, le verbe grec « théaomai » ( θεάομαι), soit « regarder », le théâtre s’affirme comme un genre dépendant de la représentation scénique avec un décor et des personnages qui vivent une action, par « mimésis », par imitation de la vie réelle, comme le définit le philosophe Aristote. Ils sont incarnés par des acteurs, avec, dès l’origine dans la Grèce antique, leurs costumes, leurs déplacements, leur gestuelle, mais aussi les paroles qu’ils échangent. Dans son essai Poétique (vers 335 av. J.-C.), Aristote établit d’abord une distinction selon « la nature morale propre à chaque poète » : « Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d'un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme ». Cette distinction  soutient celle qui, au théâtre, oppose comédie (chapitre V) et tragédie (chapitre VI) :

Aristote : comedie-tragédie

Le théâtre grec d’Épidaure

Pour en savoir plus sur "contexte" du théâtre antique

Le théâtre grec d’Épidaure

La dispute

Cc nom dérive du verbe emprunté au latin classique, « *disputare », dont le préfixe « dis » indique d’emblée une division, un dédoublement, la présence de deux interlocuteurs qui s’opposent. Le verbe « *putare », lui, dans son sens premier, mettre au net, apurer, prend ensuite un sens intellectuel : il s’agit d’examiner une question en confrontant des arguments pour la résoudre. C’est la « disputatio », le débat d’idées qui était pratiquée, par exemple, au moyen-âge, à l’université de la Sorbonne : à partir d’une question posée par le maître, le débat amenait la confrontation de thèses opposées, destinée à faire ressortir la vérité.

Mais le terme « dispute » a pris très vite un sens péjoratif, car le débat peut être violent, et devenir ainsi une querelle entre des adversaires, des rivaux, qui cherchent, chacun, à remporter la victoire.

À l’origine : l’« agôn »

Cela nous invite à nous reporter à nouveau à l’origine du théâtre, à l’antiquité grecque où il s’inscrit dans une célébration religieuse en l’honneur de Dionysos, en proposant un concours, un « agôn » (á¼€γÏŽν) comme c’est le cas pour les jeux sportifs.

Mais ce terme d’« agôn » s’applique aussi à un moment d’apogée au cœur même des pièces de théâtre : une scène de combat, de débat, qui peut être risible ou dramatique, selon le thème abordé, selon le sérieux des arguments échangés ou leur  ridicule, selon aussi le ton employé.

Mise en place de la problématique 

Pour une recherche lexicale : site CNRTL 

Cela conduit à déterminer la problématique qui va guider ce parcours associé : « Quelle place le théâtre accorde-t-il à la dispute ? » Nous serons ainsi amené

  • à distinguer la confrontation comique et le débat tragique ;

  • à étudier ce qu’elle révèle : conflit entre des personnages, entre leurs opinions, entre leur place dans la société ;

  • à analyser à quel moment de l'action intervient la dispute et comment elle s'insère dans l'action ;

  • à observer la façon dont le conflit se manifeste sur scène, les formes qu’il prend dans la représentation, dans l’action comme dans le langage, dialogue, monologue ;

  • à nous interroger enfin sur le message que les auteurs cherchent ainsi à transmettre au public, le sens profond pris par la dispute.

Lecture cursive : Sophocle, Antigone, 441 av.J.-C. Antigone et Créon

Pour lire l'extrait 

Dans sa tragédie, Antigone, Sophocle reprend la malédiction qui pèse sur la famille des Labdacides. Après Œdipe-Roi, qui conduit le roi de Thèbes à se crever les yeux en se découvrant parricide et incestueux, la fatalité se poursuit dans Les Sept contre Thèbes : à la mort d’Œdipe, le trône revient, en alternance à ses deux fils. Mais Étéocle refuse de céder le trône à son frère Polynice, qui lève une armée et attaque la ville : les deux frères s’entretuent.

Antigone  arrêtée par les gardes. Projet Gutenberg, 2005

C’est alors que commence Antigone : Créon, leur oncle investi du pouvoir, promulgue un décret qui interdit les rites funéraires à Polynice, auquel Antigone, leur sœur désobéit. Alors qu’elle s’est rendue en cachette procéder aux funérailles, elle a été surprise par les gardes, qui la conduisent devant Créon : il lui adresse de violents reproches. Cette scène servira de point de départ à la réflexion sur le corpus, car nous y observerons les caractéristiques de l’« agôn » que nous retrouverons dans les textes du parcours.

Antigone  arrêtée par les gardes. Projet Gutenberg, 2005

La dispute : moteur de l'action

Dès le début de cet extrait, le dénouement est annoncé par Antigone, qui a bravé l’ordre de Créon en sachant ce qu’elle risquait ainsi : « Que veux-tu de plus que ma mort ? Je suis entre tes mains. » C’est d’ailleurs ce qu’il lui confirme : « Rien du tout ; j'ai obtenu tout ce que je voulais. » La question que lui pose alors la jeune fille semble même accélérer ce dénouement par son défi : « Qu'attends-tu ? Il n'est pas un seul de tes mots / Qui me soit agréable, et je ne souhaite pas que cela change ».

Avec son injonction brutale et le choix du futur de certitude, la dernière réplique de Créon rend ce dénouement inexorable : « Si tu veux tant aimer, va-t-en donc aimer / Les morts ; tant que je vivrai, aucune femme n'imposera sa loi. »

La dispute : révélatrice de la personnalité

Cette dispute met aussi en évidence les personnalités qui s’opposent :

Le caractère de Créon

Rappelons que, dans le théâtre antique, le chœur accompagne l’action, tantôt intervenant directement, tantôt simplement présent : ici il est censé représenter les citoyens de Thèbes. Dans une de ses répliques, en les nommant d’après le nom de Cadmos, fondateur légendaire de la cité, Créon les prend à témoin de la révolte d’Antigone, qu’il juge inacceptable : « Tu es la seule des Cadméens à voir les choses de cette façon. »

Antigone  présentée à Créon

Antigone  présentée à Créon

Il se comporte ainsi en roi, affirmant son autorité sur ce peuple qui, lui, respecte sa loi, d’où sa question à Antigone : « N'as-tu pas honte d'adopter une attitude différente de la leur ? » C’est aussi par son devoir de roi, préserver la ville, qu’il justifie son décret condamnant Polynice, qualifié d’« ennemi », puis de « traître », « ravageant notre pays », et honore, au contraire Étéocle : « l'autre le défendait contre lui. »

La dispute : conflit de valeurs

Indépendamment de leur statut social, les personnages entrent en conflit parce que les valeurs qu’ils défendent s’opposent.

        Pour Créon, ce qui est important est la cité, la défense du pays contre tout « ennemi », afin de dissuader toute personne qui songerait à devenir un « traître » : « Un ennemi ne devient pas un ami en mourant. » Il affirme donc la puissance absolue du pouvoir politique qui, à Athènes à l’époque de Sophocle, est réservé aux hommes, d’où son affirmation catégorique : « tant que je vivrai, aucune femme n'imposera sa loi. »

Benjamin Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868. Huile sur toile, 33 x 41. Musée des Augustins, Toulouse

        L’objection d’Antigone, « Mais Hadès réclame que l'on accomplisse ces rites », montre que pour elle, au contraire, la « loi » est d’essence religieuse, supérieure à celle des hommes. À ses yeux, cette loi divine qui fixe le sort des morts dans l’au-delà reste inconnue des humains, auxquels elle dénie donc le droit de juger comme le prétend Créon. Ainsi, quand il affirme « Le meilleur d'entre eux ne doit pas être traité comme le plus mauvais », la question d'Antigone suggère une autre possibilité de jugement, des dieux capables d’indulgence parce qu’ils sauraient mieux que les hommes distinguer le juste de l’injuste : « Qui sait si ce n'est pas la règle qui prévaut chez les morts ? »

Benjamin Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868. Huile sur toile, 33 x 41. Musée des Augustins, Toulouse

La dispute : un duel verbal

Si l’épopée, dans ses récits, peut relater les combats avec les exploits des plus illustres guerriers, la scène rend difficile la représentation de la violence physique. Elle est donc remplacée par la violence verbale, mise en valeur par la modalisation des discours.

Les modalités expressives

Pour renforcer l’opposition, les modalités expressives se multiplient, tel l’échange de questions que se renvoient Antigone et Créon, ou l’injonction qui cherche à imposer sa volonté à l’adversaire, comme chez Créon : « Le meilleur d'entre eux ne doit pas être traité comme le plus mauvais ». Par l’impératif, « Va-t-en donc aimer / Les morts », son rejet marque sa victoire.

Le rythme

Le rythme joue aussi un rôle essentiel, passant de longues répliques, explicatives, comme celle qui ouvre cet extrait, à des vers qui se répondent sur un rythme accéléré, où les mots sont renvoyés comme en un échange de balles meurtrières. Par exemple, à l’assertion de Créon, « Tu es la seule des Cadméens à voir les choses de cette façon », fait écho la reprise par Antigone de « ces gens-là » ; à la question lancée par le roi, « N'as-tu pas honte d'adopter une attitude différente de la leur ? », réplique l’insistance sur la négation : « Il n'y a aucune honte à honorer un être né des mêmes entrailles. » Ce duel verbal vers à vers, se nomme la stichomythie.

Ce travail sur le rythme des répliques s’accompagne aussi d’un rythme interne qui accentue la dispute, notamment avec des répétitions comme quand, en réponse à la question de Créon, « Il n'était pas du même sang, celui qui est mort en l'affrontant ? », Antigone reprend l’expression, avec insistance : « Il est né du même sang, en effet, d'une même mère et du même père. » Inversement, le rythme peut faire ressortir des contrastes : « Ce n'est pas un esclave, c'est mon frère qui est mort. »

Le lexique

Il est donc logique que les opinions des deux adversaires s’expriment par le recours systématique à des antithèses. Ainsi, pour défendre sa loi, Créon multiplie les oppositions lexicales : le verbe « ravageant » pour blâmer Polynice s’oppose à « défendait » pour rendre hommage à Étéocle, qualifié ensuite par le superlatif « le meilleur », face à son frère, « le plus mauvais ». Ici se forme un chiasme au centre duquel figure l’éloge d’Étéocle.  De même, quand Créon oppose les deux frères, « Un ennemi ne devient pas un ami en mourant », la riposte d’Antigone oppose à son tour deux sentiments : « Je ne suis pas faite pour haïr, mais pour aimer. »

Les sonorités

Une dernière ressource soutient ce duel, les sonorités. Ici, il faut se reporter au texte grec pour percevoir leur rôle, par exemple la traduction « Je ne suis pas faite pour haïr, mais pour aimer », affaiblit le vers grec en ne restituant pas l’écho sonore du préfixe qui indique le partage de la haine face à celui de l’amour : « οá½”τοι συνá½³χθειν, á¼€λλá½° συμφιλεá¿–ν á¼”φυν » ; de même, la répétition du verbe « aimer » ne met pas en valeur l’effet sonore créé par la riposte de Créon, avec la reprise de la racine verbale, plus brutale : « εá¼° φιλητá½³ον, φá½·λει / κεá½·νους. » Dans les textes français, on observera tout particulièrement le travail sur la rime, les allitérations et les assonances.

POUR CONCLURE

Cette étude a permis de mesurer une caractéristique essentielle de l’« agôn », l’importance du langage : le public ne se contente pas de « regarder », il est aussi emporté par le rythme d’un duel verbal. Le langage soutient ainsi le triple rôle de la dispute, à la fois dramatique, psychologique et moral, conformément à la fonction attribuée au théâtre, dès l’antiquité : instruire le public en lui transmettant les valeurs de la cité.

Cette dispute annonce le dénouement : Antigone, condamnée à une mort horrible, être emmurée vivante, choisit de se pendre à l’aide de sa ceinture ; mais Créon, lui, en apprenant le suicide de son fils Hémon, le fiancé d’Antigone, et de son épouse, sombre dans la folie. En fait, au-delà de ce qui les sépare, les deux protagonistes ont commis la même faute, l’hybris, la démesure : par excès d’orgueil, l’un et l’autre ont brisé l’équilibre indispensable à la vie de la cité entre le poids de la vie privée, la place de la famille, et la nécessité de l’autorité de l’État pour la survie de la collectivité.

Molière, Le Malade imaginaire, 1673, acte I, sc. 5, de « Monsieur, tout cela est bel et bon… » à la fin. 

Pour lire l'extrait 

Dans sa dernière comédie, Molière joue sur un double ressort : le caractère d’Argan, le personnage hypocondriaque qui donne à la pièce son titre, et un thème qui, depuis l’antiquité, soutient de nombreuses intrigues, le mariage imposé par un père. Ainsi, Argan veut marier sa fille Angélique, à Thomas Diafoirus, fils de son médecin et lui-même médecin pour en tirer un avantage personnel. Mais Angélique est amoureuse de Cléante, en a informé Toinette, la servante, et, devant le mutisme de la jeune fille face à son père, celle-ci entreprend de s’opposer à la volonté d’Argan. Parlant à la place d’Angélique, Toinette exprime nettement son refus, et la dispute éclate alors : quelles formes prend le conflit entre les deux personnages ?

Une tentative d’argumentation (du début à la ligne 14) 

Molière, Le Malade imaginaire, 1673
Molière

L'appel à la raison

Comme souvent chez Molière, les valets et les servantes représentent le bon sens, et jouent le rôle d'adjuvants en se rangeant du côté des jeunes gens pour défendre leur droit d’aimer.

Au début de l’extrait, Toinette procède encore avec prudence, en feignant d’admettre le choix de son maître, « Monsieur, tout cela est bel et bon », pour ensuite le contredire tout en créant une complicité avec lui : « mais j’en reviens toujours là : je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari ». Son premier argument, « et elle n’est point faite pour être madame Diafoirus », joue sur le double sens du verbe : ce serait un mariage mal assorti, qui irait contre le destin même promis à la jeune fille.

Son opposition devient plus violente ensuite, par l’emploi de l’impératif et d’une interjection qui traduit le mépris : « Hé, fi ! ne dites pas cela. » Sous prétexte de témoigner de son au souci de préserver la réputation d’Argan, l’invocation des critiques que ce mariage provoquerait l’accuse plus directement d’absurdité : « On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites. » Mais l’accusation est plus nette : elle lui reproche un choix propre à le ridiculiser.

Le jeu des oppositions

Mais Argan n’écoute rien ; il se contente d’affirmer son autorité paternelle, avec insistance, et balaie les arguments avancés : « Et je veux, moi, que cela soit. », « On dira ce qu’on voudra ; mais je vous dis que je veux qu’elle exécute la parole que j’ai donnée. » Devant les négations de Toinette, « Hé, non », le dialogue prend la forme de la stichomythie, avec les verbes qui se répondent, tels les verbes « dire », répétés, ou « faire » : à « Non, je suis sûre qu’elle ne le fera pas », repris par « Elle ne le fera pas, vous dis-je », fait écho la réplique d’Argan, « Elle le fera », qu’il accompagne d’une menace : « Je l’y forcerai bien. », « Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent. » Seule solution qui permet à un père tout puissant dans le système patriarcal où le pronom « la » montre qu’une fille n’est qu’en position d’objet, pour la contraindre au mariage.

 Moreau le jeune, Illustration du Malade imaginaire, 1773. Gravure sur cuivre, BnF

 Moreau le jeune, Illustration du Malade imaginaire, 1773. Gravure sur cuivre, BnF

L'explosion du conflit (des lignes 15 à 43) 

Un argument affectif

Face à cette menace, Toinette réagit aussitôt en la rejetant avec assurance : « Vous ne la mettrez point dans un couvent. » Mais, comme son appel au bon sens a échoué, elle change de stratégie, et met en avant les liens du cœur, son amour pour sa fille. Habilement, sa réponse à « Qui m’en empêchera ? », feint de laisser à Argan sa liberté de décider du sort de sa fille, « Vous-même. », provoquant ainsi sa surprise : « Moi ? » Puis elle développe son argument en trois affirmations en gradation : d’abord l’expression, « Vous n’aurez pas ce cœur-là. », reste indéterminée, puis le sentiment est nommé, « La tendresse paternelle vous prendra », comme un obstacle. Elle va plus loin en dépeignant la prière d’Angélique, à laquelle, d’ailleurs, cette réplique s’adresse en lui suggérant une façon de résister : « Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un Mon petit papa mignon, prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher. »

Mais cet argument fait sourire, car il est en décalage total avec l’obstination d’Argan. En concluant sur une image flatteuse de son maître, « Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement », Toinette l’enferme, en réalité, dans un piège car, dans sa riposte, accentuée par la didascalie, « avec emportement », il apporte lui-même la preuve du contraire : « Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. » L’antithèse entre les adjectifs remet en évidence souligne l’absurdité de cette réaction, en rendant absurde l’autorité réaffirmée par le verbe « vouloir ». Le comique de caractère a atteint ici son paroxysme.

L'accélération du conflit

L’entêtement ridicule d’Argan est accentué par son incapacité à riposter avec de réelles abjections aux négations multipliées de Toinette.

Il se contente dé répéter, comme un perroquet, les assertions négatives de Toinette sous forme interrogative, comme l'adverbe « Non ? » en écho à celui de Toinette, redoublé, « Non, vous dis-je », ou « Je ne la mettrai point dans un couvent ? », reprise avec insistance : « Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ? » Il n’a alors comme seul recours que des dénis successifs. Ainsi, à la négation de Toinette, « Vous n’aurez pas ce cœur-là », répond « je l’aurai », et inversement, à l’affirmation « Vous vous moquez » répond « Je ne me moque point », tout comme à « La tendresse paternelle vous prendra » réplique « Elle ne me prendra point ».

Emprisonné dans son entêtement puéril, il permet à Toinette de jouer sur l’ironie, balayant toute réplique d’Argan avec une effronterie désinvolte : « Bon ! », « Oui, oui », ou « Bagatelles », ce qui ne fait qu’énerver davantage son maître. Il n’a rien à répondre, en réalité, sinon s’indigner, « Ouais ! Voici qui est plaisant ! », ou tenter d'ultimes efforts d’autorité : « Je vous dis que je n’en démordrai point. » ou « Il ne faut point dire, Bagatelles. »

Molière retrouve ici le procédé hérité de l’antiquité, la stichomythie, qui, comme le choix des monosyllabes, donne vie au conflit.

Maître et servante (de la ligne 44 à la fin) 

L'inversion des statuts

La scène évolue ensuite, par le décalage créé entre le maître et la servante. C’est, en effet, le statut de servante dévouée que reprend Toinette en exprimant son souci, « Doucement, monsieur. Vous ne songez pas que vous êtes malade », ce qui permet à Argan d’affirmer avec plus de force son pouvoir : « Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis. » Mais, si jusqu’alors ce maître avait accepté la contradiction, l’opposition des verbes et la reprise parodique de l'adverbe inversent nettement les positions sociales de façon caricaturale : « Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien. » Les questions indignées d’Argan, appuyées par une insulte, mettent en évidence ce que cette inversion a d’inadmissible dans le contexte du XVIIème siècle où la hiérarchie sociale est stricte : « Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ? »

Cette inversion se traduit aussi par la façon dont, à l’absurdité ridicule de l’entêtement d’Argan, Toinette répond par un aphorisme qui insiste sur son bon sens et dans lequel elle feint de servir l’intérêt de son maître : « Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser. » L’allitération en [s] accentue la force de cette affirmation, qu’elle reprend en soulignant son devoir de servante fidèle : « Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie. » La forme impersonnelle, « Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer », rend encore plus solennelle l’accusation lancée contre son maître, en faisant ressortir sa propre supériorité morale : elle se présente comme celle qui défend l’honneur, donc la réputation d’un père..

Une scène de farce

Le comique s’accentue quand, face à l’autorité morale affirmée par Toinette, Argan ne répond que par la violence, d’abord du langage. Les nombreuses insultes en gradation contrastent précisément avec le ton moralisateur de Toinette en révélant l’impuissance du maître à la faire taire : « insolente », « Chienne ! », « Pendarde ! », « Carogne ! » Il ne peut que lancer des ordres vains et des menaces de châtiment physique : « Il faut que je t’assomme », « Viens, viens, que je t’apprenne à parler ».

Au comique de langage s’ajoute le comique de gestes, indiqué par les didascalies : « ARGAN, courant après Toinette. », « TOINETTE, évitant Argan, et mettant la chaise entre elle et lui. », « ARGAN, courant après Toinette autour de la chaise avec son bâton. », « TOINETTE, se sauvant du côté où n’est point Argan. » La répétition, « de même » et l’usage du décor, « la chaise », et de l’objet « le bâton », transforment ce conflit en une scène de farce cocasse.

 Pour illustrer le comique de gestes

 Pour illustrer le comique de gestes

L'ordre familial inversé

La situation comique s’accentue quand l’inversion en arrive à toucher à l’ordre familial lui-même. Ainsi, c’est Toinette qui, à présent, affirme son autorité par ses négations : « Non, je ne consentirai jamais à ce mariage. », « Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus. » Elle prend ainsi la place du père, en affirmant sa toute-puissance sur Angélique par le futur de certitude : « Et elle m’obéira plutôt qu’à vous. » Une toute-puissance confirmée d’ailleurs parce que, face à la demande de son père, « Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-là ? », la jeune fille ne répond qu’en le renvoyant à sa nature de « malade imaginaire » : « Hé ! mon père, ne vous faites point malade. » Son absence d’intervention le renvoie à son seul pouvoir, la menace : « Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction. »

 Un conflit violent. Mise en scène de Gérard Mascot, 2020. Illustre théâtre, Pézenas 

Une étape ultime est alors franchie, puisque Toinette surenchérit en s’appropriant le rôle fondamental du père, la gestion du patrimoine familial : « Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit. »

En se substituant ainsi à lui, elle ne laisse à Argan que son rôle dans la satire, en écho au titre de cette comédie : « ARGAN, se jetant dans sa chaise. – Ah ! ah ! je n’en puis plus. Voilà pour me faire mourir. » Le dialogue donne donc la victoire à la servante, mais, en « s'en allant » elle laisse à Argan la liberté d'agir.

 Un conflit violent. Mise en scène de Gérard Mascot, 2020. Illustre Théâtre, Pézenas 

CONCLUSION

Cette scène illustre la force comique que peut prendre la dispute quand elle divise une famille. Elle recourt, en effet, aussi bien à ce qui relève de la mise en scène, les déplacements et les gestes, accentués par un jeu d’acteur qui met en valeur le comique de caractère : comme le plus souvent, chez Molière, se trouve ridiculisée la monomanie du personnage, en l’occurrence la peur de la maladie et de la mort qui l'aveugle. Nous y reconnaissons aussi le comique de langage, à travers les jeux de répétitions et les excès, reproduit par la stichomythie notamment, et la principale caractéristique du comique de situation, héritage antique, le décalage produit par l’inversion de puissance des serviteurs face aux maîtres.

Mais si la scène fait triompher la caricature propre à la farce, elle porte une des thèses chères à Molière : toute tyrannie est condamnable car elle brise l’harmonie sociale, ici familiale. Conformément au précepte latin, "castigat ridendo mores", l'association de la volonté de "plaire" pour "instruire", la dispute est donc mise au service du rétablissement de cette harmonie, avec la servante dans son rôle traditionnel d’adjuvante, dont l’effronterie sans limite vise à permettre d’échapper au mariage imposé.

Lectures cursives : deux extraits de Molière 

Pour lire les extraits 

Extrait n°1 : Molière, Le Misanthrope ou l'atrabilaire, 1666, I, 2

Dans la longue scène d'exposition, le héros Alceste a longuement répondu aux reproches de « misanthropie » de son ami Philinte en multipliant les reproches adressés à un siècle où, selon lui, l’hypocrisie règne dans les relations sociales, « ce commerce honteux de semblants d’amitié. » Face à Philinte qui l’invite à plus de civilités, à un simple respect des conventions de la politesse, il exprime avec force son idéal se sincérité : « Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre / Le fond de notre cœur dans nos discours se montre, / Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments / Ne se masquent jamais sous de vains compliments. »

Molière, Le Misanthrope, 1666

L’entrée en scène d’Oronte vient illustrer concrètement le portrait du héros. Après avoir assuré Alceste de son amitié, il lui demande de juger « avec sincérité » le récent sonnet qu’il vient d’écrire. Alors que Philinte entre dans le jeu des louanges, Alceste s’en indigne, tente d’abord de se dérober à l’insistance d’Oronte, puis formule son avis de façon détournée. Enfin, il laisse exploser sa critique du sonnet, « Franchement, il est bon à mettre au cabinet. », avant de proposer, comme modèle de vraie poésie amoureuse une « vieille chanson » populaire. La dispute commence alors : quel rôle y joue la tonalité comique mise en œuvre ?

La confrontation des caractères

L’opposition entre Alceste et son ami Philinte, ressort de son interpellation ironique : « monsieur le rieur ». Philinte s’est amusé, en effet, de cette chanson entonnée à deux reprises par Alceste et accompagnée d’un éloge, malgré son absence de valeur esthétique, à savoir que « la passion parle là toute pure ». Il a, lui, complimenté le sonnet d’Oronte, cédant à la politesse mondaine pour ne pas blesser la vanité du poète.

 La critique littéraire d'Alceste 

 La critique littéraire d'Alceste 

Alceste lui oppose donc sa propre critique, qui vise, en fait, un mouvement du siècle, la Préciosité, alors triomphante dans les salons mondains : « malgré vos beaux esprits, / J’estime plus cela que la pompe fleurie /De tous ces faux brillants où chacun se récrie. » L’antiphrase dénonce ironiquement tous ceux qui font l’éloge d’un langage précieux, dont le lexique péjoratif dénonce un excès d'emphase qui soutient une expression artificielle des sentiments. Il est ainsi amené à réaffirmer son jugement, d’abord en invoquant sa liberté de jugement : « Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ; / : Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres / Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres. » Il s’impose donc comme détendeur du bon goût.

Mais il a ainsi blessé la vanité de poète d’Oronte, ce qui se révèle par l’assertion renforcée dans la riposte : « Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons. » Celui-ci se console en invoquant la caution mondaine, « Il me suffit de voir que d’autres en font cas. », rejetée avec force par Alceste : « C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas. » La coupe à la césure dans ce vers oppose nettement sa sincérité du "misanthrope" au comportement poli qui est de mise en société.

Des attaques personnelles

La dispute évolue alors, car les attaques "ad hominem" remplacent la critique littéraire. Le recours à la stichomythie donne l’impression d’un véritable combat, où les vers se font écho :

         Par sa question, « Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ? », Oronte tente à son tour de blesser Alceste, qui ne tombe pas dans ce piège ; au contraire, en renforçant son jugement péjoratif, il ravive la blessure : « Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.

        La riposte d’Oronte est maladroite, car son mépris sonne faux alors même qu’il ne peut s’empêcher de se défendre : « Je me passerai fort que vous les approuviez. » Même s’il masque son injonction par une formule de politesse, « Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez. », Alceste, lui, n’entre pas dans ce jeu.

        L’attaque s’amplifie quand Oronte lui lance un défi dans un distique : « Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière / Vous en composassiez sur la même matière. » Mais il permet ainsi à Alceste de renouveler sa double critique adressée à un poète qui, à sa médiocrité ajoute la vanité : « J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ; / Mais je me garderais de les montrer aux gens. »

La chute de la dispute

Le rythme s’est accéléré, et la violence menace. L’aposiopèse de la réplique d’Oronte permet d’imaginer le jeu des acteurs, un rapprochement des deux interlocuteurs et, sans doute, un geste agressif, auquel Alceste se dérobe : « Autre part que chez moi cherchez qui vous encense. » Oronte en est alors réduit à renforcer sa menace par un ordre et une insulte méprisante : « Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut. » La réplique d’Alceste, reprise en écho de l’insulte par antiphrase et du verbe, « Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut », se charge d’une ironie méprisante.

Redoutant une explosion, Philinte se sent obligé alors d’intervenir pour les séparer, « se mettant entre deux », en leur rappelant les exigences de la bienséance : « Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce. » Oronte revient rapidement au comportement mondain, en tentant un ultime geste de noblesse, laisser la victoire à Alceste : « Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place. / Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur. » Mais, si son adversaire essaie ainsi de rétablir sa dignité, la salutation finale d’Alceste ne traduit, elle, que sa soumission à une formule convenue.

 L'intervention de Philinte : Adolphe Lalauze, 1876. Gravure à l’’eau-forte. BnF

 L'intervention de Philinte : Adolphe Lalauze, 1876. Gravure à l’’eau-forte. BnF

POUR CONCLURE

À travers cette dispute, qui est visé par la satire de Molière ? Malgré les excès du héros, il fait d’Alceste le porte-parole de son jugement sur une autre forme d’excès, la Préciosité et son style affecté visant à sublimer l’amour, critique déjà formulée dans Les Précieuses ridicules, en 1659, et renouvelée dans Les Femmes savantes, en 1672. Molière nous fait donc assister à une dispute originale, où, en tant lui-même qu’écrivain, il reflète les débats littéraires de son époque.

Molière, Le Tartuffe, 1669

Extrait n°2 : Molière, Le Tartuffe ou l’imposteur, 1669, III, 6

Tartuffe s’est introduit dans la famille d’Orgon, qui s’est laissé totalement aveugler par la dévotion dont fait preuve cet « imposteur », ne cherchant, en réalité, qu’à profiter de la naïveté de ce riche père de famille. Le reste de la famille, son épouse, Elmire, ses enfants, Marianne et Damis, ainsi que la servante, Dorine, ne sont, eux, pas dupes, mais ne parviennent pas à démasquer Tartuffe, qui espère bien faire sa fortune en épousant Marianne… Cependant, en même temps, ce faux dévot entreprend d’inciter Elmire à accepter « [d]e l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur», en commettant l’adultère qu’il lui propose. Or, caché dans un « cabinet », Damis a assisté à cette scène de séduction, et, pour « prendre la vengeance / De son hypocrisie et de son insolence », il décide alors de dénoncer Tartuffe afin de « détromper » son père, de « lui mettre en plein jour / L’âme d’un scélérat ». Mais c’est ne pas tenir compte de l’habileté de Tartuffe… ce qui interroge sur le rôle de la tonalité comique de cette dispute

Une habile stratégie

Au lieu de protester contre cette accusation, dans le passage précédent Tartuffe vient de la retourner à son profit, en renchérissant sur sa culpabilité, « Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable, / Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité, / Le plus grand scélérat qui jamais ait été. », qu’il feint d’accepter comme un châtiment céleste : « Et je vois que le ciel, pour ma punition, / Me veut mortifier en cette occasion. »

Janet Lange, estampe in Le Panthéon populaire illustré, 1864. BnF

Ainsi, en « adressant à Damis » la fin de son argumentation qui ouvre cet extrait, par son énumération il exagère lui-même ses défauts : « […] Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide, / D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide » Sa conclusion, « Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie, / Comme une honte due aux crimes de ma vie. », nous laisse imaginer sa gestuelle, celle du chrétien fervent implorant le pardon. En acceptant la sanction méritée, il en fait même un sacrifice pour ne pas séparer un père de son fils, qu’il feint de vouloir défendre : « Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas ! », « Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux, / Vous demander sa grâce… »

Mais, poussant à son paroxysme l’hypocrisie, cette inversion du réel fait-elle vraiment rire le public, qui lui mesure le mensonge, ou bien plutôt le triomphe de Tartuffe crée-t-il un malaise ?

Janet Lange, estampe in Le Panthéon populaire illustré, 1864. BnF
Mise en scène de Tartuffe, Cie Colette Roumanoff, 2012

La naïveté d'Orgon

Le triomphe de Tartuffe est, en effet, mis en valeur par la double réaction d’Orgon, qui témoigne de l’aveuglement qu’a su lui imposer Tartuffe.

  • D’un côté, il croit totalement à l’innocence d’un homme dont il est incapable de démasquer l'hypocrisie, « Mon frère, c’en est trop. », et finit même par le supplier : « Mon frère, hé ! levez-vous, de grâce ! » !

  • De l’autre, il reporte sa colère contre son fils, contre lequel il accumule les insultes : « Traître ! », « pendard », « Infâme ! », « Ingrat ! », « Coquin ! » Il retourne donc contre lui la culpabilité, « Ton cœur ne se rend point », « vois sa bonté ! », puis va jusqu’à le menacer physiquement : « Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras. »

Mise en scène de Tartuffe, Cie Colette Roumanoff, 2012

Refusant tout crédit à Damis, auquel son injonction « Tais-toi », répétée, interdit la parole, la situation se retrouve totalement inversée à la fin du passage. Orgon assure, en effet, le triomphe de Tartuffe en lui promettant le mariage avec Marianne : « Et je vais me hâter de lui donner ma fille, / Pour confondre l’orgueil de toute ma famille. » Molière ridiculise ainsi le caractère de ce père de famille qui se transforme en marionnette entre les mains de Tartuffe.

La parole interdite

Face à ce double obstacle, l’imposture de Tartuffe et l’aveuglement de son père, Damis se retrouve interdit de parole. Ainsi, Molière multiplie l’aposiopèse, en réduisant de plus en plus son expression : « Quoi ! ses discours vous séduiront au point… », « Il peut… », « Donc… ». Il en est réduit à s’indigner, « J’enrage. Quoi ! je passe… », et l’absence de verbe souligne sa résistance impuissante : « Quoi ! je… »

Son ultime tentative pour défendre sa sœur, « À recevoir sa main on pense l’obliger ? », obtient le résultat inverse. Si, pour Damis, le pronom « on » révèle l’emprise prise par Tartuffe sur l’esprit d’Orgon, ce dernier y voit une remise en cause de sa puissance au sein de la famille, qu’il lui faut alors réaffirmer : « et dès ce soir, pour vous faire enrager. / Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître / Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître. »

POUR CONCLURE

Cet extrait met en œuvre tous les procédés traditionnels du comique, fondés sur le décalage : comique d’une situation qui inverse la culpabilité, Damis, accusateur, se retrouve en position d’accusé, comique de caractère, avec l’aveuglement d’Orgon, comique de gestes, l’humilité de Tartuffe contrastant avec la colère d’Orgon, et comique de langage, notamment avec cette parole de Damis, rendue impossible par les cris de rage de son père

Mais la manipulation de Tartuffe, elle, ne fait pas réellement rire… Son habileté pour s’innocenter et retourner la situation en sa faveur, sa manipulation d’Orgon ainsi réussie, est plus qu’inquiétante car ce faux dévot menace l’ordre social, l’harmonie au sein de la famille, de façon bien plus dangereuse que dans Le Malade imaginaire.

La famille divisée : mise en scène de  la  Cie Colette Roumanoff, 2012

Tartuffe inversion.jpg

Jean Racine, Phèdre, 1677, acte V, sc. 2, de « J'ai poussé la vertu… » à la fin. 

Pour lire l'extrait 

Racine, Phèdre, 1677

La formation de Racine à Port-Royal lui a fait découvrir la Grèce antique et, comme fréquemment dans le théâtre classique, il s’inspire de la mythologie pour de nombreuses pièces. Ainsi, Phèdre, jouée en 1677, met en scène la terrible fatalité que Vénus fait peser sur cette héroïne : cette déesse exerce sa vengeance sur toute la descendance du Soleil, coupable d’avoir éclairé ses amours adultères avec Mars.  Elle a fait naître en Phèdre une irrésistible passion pour Hippolyte, le fils de son époux Thésée, et, quand la disparition de Thésée fait croire à sa mort, poussée par sa confidente Œnone, elle lui déclare sa flamme. Le jeune homme la rejette avec horreur, car il est lui-même amoureux d’Aricie. Amour doublement interdit car, fils d’une amazone et voué à Diane, il se doit de rester chaste et Aricie, fille d’‘un ennemi de Thésée, est sa captive. 

Racine

Mais l’acte III fait intervenir un coup de théâtre : le retour de Thésée. Prise de terreur, Phèdre accepte qu'Œnone accuse Hippolyte "d'un amour criminel" auprès de Thésée. Comment s'exprime, dans cette scène de conflit, la colère de Thésée face à Hippolyte, accusé ?

Le plaidoyer d'Hippolyte (vers 1 à 16) 

L'aveu

Pour répondre à l’accusation, Hippolyte a d’abord invoqué sa chasteté : « J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse : […] Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » Mais, comme Thésée voit dans ces « froideurs » affichées un prétexte pour dissimuler sa culpabilité, il avoue sa faute réelle, son amour pour Aricie, en adoptant la position d’un suppliant : « Je confesse à vos pieds ma véritable offense : / J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense. » La répétition du verbe sans complément souligne la conscience d’une profonde culpabilité. L’antithèse à la rime riche entre « offense » et « défense »., de même que le glissement du prénom, « Aricie » à « [l]a fille de Pallante a vaincu votre fils »  », en soulignant la raison de l’interdit posé par Thésée, qui la retient captive après avoir tué ses frères, montre qu’il a pleinement mesuré l’ampleur de son irrespect, qui inverse la victoire de Thésée en défaite. Enfin l’ordre syntaxique de la fin de sa réplique met en valeur l'opposition entre les lois d'un père et les lois de l'amour, soutenue aussi par la rime entre « rebelle » et « elle. » C'est sur ce pronom, l’objet réel de sa faute, que se ferme l'aveu, pour montrer que l'amour a été le plus fort, renforcé par la double négation restrictive : « ne peut ni ... ni ... que ».

Le déni

Après cet aveu, trois étapes ponctuent le conflit :

        Les premières exclamations de Thésée, « Tu l’aimes ! ciel ! », renvoient à la faute avouée, une trahison de son ordre, mais, emporté par l’excès de sa colère, son déni transforme la vérité en mensonge : « Mais non, l’artifice est grossier : /Tu te feins criminel pour te justifier. » La diérèse à la rime, en faisant d’Hippolyte un hypocrite, l’oblige à renforcer son aveu, avec l’indice temporel et l’ordre des deux verbes : « depuis six mois je l’évite et je l’aime ». Mais, en ouvrant cette deuxième réplique par l’interpellation « Seigneur », il insiste sur son image de fils respectueux et sincère : « Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même. »

        Mais le cri d’Hippolyte, « Eh quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer ! », permet au lecteur d’imaginer que la colère de Thésée se manifeste dans sa gestuelle, ses regards ou ses mimiques, d’où la question rhétorique de son fils, « Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ? ». Devant l‘échec de son plaidoyer, un seul argument reste, en effet, possible, accuser directement Phèdre. Mais ce le comble de l'irrespect, puisque ce serait dire à son père qu'il a pour épouse une femme infidèle. Hippolyte, confronté à un dilemme, n’a donc plus comme seul recours, pour tenter de fuir l'explication directe, que le serment insistant : « Que la terre, que le ciel, que toute la nature…  ».

P. N.  Guérin, Phèdre et Hippolyte, 1815. Huile sur toile, 130 x 174, détail. Musée du Louvre, Paris.

        Mais il se heurte à la violence d’un père aveuglé, qui s’enferme à nouveau dans un déni absolu. Le fils est insulté, et l’adverbe antéposé accentue l’in version du « sermentt » en son contraire, « Toujours les scélérats ont recours au parjure. », tandis que la réelle « vertu » d’Hippolyte est qualifiée de « fausse ». Il ne peut alors qu’imposer son autorité de père et de roi, par ses interdictions redoublées : « Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours, / Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours. »

P. N.  Guérin, Phèdre et Hippolyte, 1815. Huile sur toile, 130 x 174, détail. Musée du Louvre, Paris.

L'explosion de la crise (vers 17 à la fin) 

Une accusation voilée

Face à l’échec de sa protestation d’innocence, en reprenant, dans un procédé propre à la stichomythie l’accusation de son père, Hippolyte se résout à la rejeter sur Phèdre, mais en l’atténuant d’abord par un demi-aveu : « Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice : / Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice. » Fort de la certitude que son rejet n’a pu que blesser Phèdre, il invite ainsi son père à interroger son épouse.

Anne Louis Girodet, Thésée et Hippolyte, 1798. Crayon, gouache et encre sur papier, 25,9 x 26,5. Musée Dobrée, Nantes.

Une violente polémique

Mais la colère exprimée avec force par ce père implacable, « Ah, que ton impudence excite mon courroux ! », conduit Hippolyte à une réaffirmation de sa respectueuse soumission, d’où sa question : « « Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ? » Comme il ne reçoit en réponse qu’une véritable malédiction, un rejet aux lointaines montagnes de ce qui est aujourd’hui Gibraltar, « Fusses-tu par-delà les colonnes d’Alcide, / Je me croirais encor trop voisin d’un perfide », il change de stratégie et choisit de faire appel à la pitié de son père : « Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez, / Quels amis me plaindront, quand vous m’abandonnez ? »

C’est à nouveau la stichomythie qui soutient la polémique, avec l’injonction de Thésée qui reprend le mot « amis », mais en accentuant son rejet : « Va chercher des amis dont l’estime funeste / Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ». L’énumération péjorative qui les qualifie, en gradation, montre que la colère de Thésée le rend inaccessible à toute pitié.

Anne Louis Girodet, Thésée et Hippolyte, 1798. Crayon, gouache et encre sur papier, 25,9 x 26,5. Musée Dobrée, Nantes.

L'accusation directe

Dans un second temps, devant la colère de Thésée, son accusation se fait plus directe. Il interpelle son père en reprenant en chiasme les termes mêmes de son blâme : « Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère ». Il procède ensuite par prétérition, en opposant les trois monosyllabes, « Je me tais », aux trois vers introduits par le connecteur « Cependant », qui justifient l’accusation. En rappelant avec insistance la généalogie de Phèdre, Pasiphaé sa mère dont l’union avec un taureau, a donné naissance à un monstre, le Minotaure, son incise, « vous le savez trop bien », fait appel à la rationalité de son père, tueur du monstre, pour l’inviter à une comparaison : « Phèdre est d’un sang, seigneur, vous le savez trop bien, / De toutes ces horreurs plus rempli que le mien. » Elle ne peut qu’être en la faveur de celui qui est le fils de la reine de Amazones, femmes qui, au contraire, refusaient l’amour même.

La fureur

Cette accusation pousse Thésée à laisser encore plus violemment exploser la colère qui l’étouffe : « Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ? » Cette colère, mise en valeur par la diérèse sur l'adjectif, se traduit par le rythme brisé de la dernière réplique de l’extrait, ponctuée d’injonctions et d’insultes, jusqu’à l’ultime menace : « Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ; / Sors, traître : n’attends pas qu’un père furieux / Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux. » Le bannissement du fils est ainsi confirmé. 

CONCLUSION

Les deux personnages face à face sont tous deux des héros tragiques. Ils sont, en effet, enfermés dans une situation sans issue, puisque toute communication est devenue impossible entre eux : l'un ne veut pas dire, l'autre ne peut pas entendre. Autre forme du tragique, le langage se révèle totalement impuissant dans sa fonction cognitive. Quand Hippolyte parle, il "confesse" une culpabilité, son amour pour Aricie, et Thésée ne le croit pas ; quand il accuse à demi-mots, cela ne fait qu’accentuer la colère de Thésée, et cette colère cause sa perte, puisqu’elle provoquera la malédiction lancée contre lui.

Pire encore, ils sont prisonniers d'eux-mêmes : en tant que roi, Thésée ne peut admettre l'infidélité de son épouse ; en tant que fils, Hippolyte ne peut manquer de respect à son père.​L Son orgueil de roi et sa jalousie ont tué en Thésée toute tendresse paternelle, et son excès le rattache au défaut souvent propre à la tragédie antique, l’hybris, la démesure, ce qui ne peut qu’entraîner un terrible dénouement : il découvrira son aveuglement face à son épouse et sa responsabilité dans la mort d’Hippolyte.

Stylistique : l'argumentation 

Pour se reporter à l'étude précise 

Qu'elle s'inscrive dans une comédie ou dans une tragédie, et quelle qu'en soit la violence, une dispute propose toujours une argumentation : un réquisitoire, pour accuser, et un plaidoyer, pour se défendre. Même si la colère aveugle souvent les protagonistes, ils tentent de faire appel à la raison, donc de convaincre ; mais, devant leur échec fréquent, il ne leur reste qu'à essayer de persuader, en touchant les sentiments de leur adversaire.  C'est ce double aspect dont il est important de maîtriser les stratégies et les procédés d'écriture.

Marivaux, L’île des esclaves, 1725, scène 1, de « Mais je suis en danger… » à la fin. 

Pour lire l'extrait 

Marivaux, L’île des esclaves, 1995. Mise en scène de Giorgio Strehler

Inspiré par des mythes, tel celui de l’Âge d’or, par exemple, ou des utopies, telle celle de Thomas More en 1515, Marivaux imagine, dans L’Île des esclaves, comédie jouée en 1725, une inversion de statut social entre maîtres et serviteurs, dénonçant ainsi les réalités de son époque.

Les deux protagonistes, Iphicrate, le maître, et son valet, Arlequin, se retrouvent, après le naufrage de leur navire, dans une île, où, cent ans auparavant, des esclaves de la Grèce ont pris le pouvoir : « leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent ». Mais, si Iphicrate ne pense qu’à fuir, Arlequin, lui, perçoit tout de suite l’avantage de cette situation : « ils ne font rien aux esclaves comme moi. » Cela explique, dans cette scène d’exposition, leur dispute dont l’évolution fait découvrir les personnages et l’objectif de Marivaux.

Marivaux, L’île des esclaves, 1995. Mise en scène de Giorgio Strehler

Marivaux

Maître et serviteur (des lignes 1 à 26) 

Un maître et son esclave, 350-340 av. J.-C. Cratère en calice à figures rouges, 55,6 x diamètre : 49,6. Musée du Louvre, Paris

Le portrait d'un maître

Le nom même d’Iphicrate, étymologiquement, le rattache à cette fiction de la Grèce antique, et signale immédiatement, à la fois son « pouvoir » de maître, mais aussi sa façon de l’exercer : par « la force ». Il a donc spontanément le langage propre à la domination, par exemple l’insulte, mais dans un aparté car il est bien conscient qu’à présent sa situation a changé : « Le coquin abuse de ma situation ; j’ai mal fait de lui dire où nous sommes. »

La rupture avec le passé à Athènes se traduit par son changement de comportement. Sa peur le pousse, dans un premier temps, à faire appel à la pitié de son serviteur : « Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie : Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre ? » Sa question, avec le parallélisme des pronoms, « te » et « me », tente de créer entre eux une connivence. Mais l’ordre lancé, « Suis-moi donc », montre qu’il entend bien rester le maître.

marivaux-maître.jpg

Cependant, comme son autorité ne donne aucun résultat, il accentue cette connivence en changeant de stratégie. Par prudence, il passe à la prière par un ordre qui les associe, en gradation : « Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté. », « Avançons, je t’en prie. » L’emploi de la première personne du pluriel pour proposer un moyen de fuir l’île accentue son hypocrisie : « Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux. » En mentionnant « nos gens », il accentue le décalage avec leur statut habituel, feignant ainsi de faire d’Arlequin son égal.

Arlequin dans la commedia dell'arte

Le personnage d'Arlequin

Outre son costume et son masque, Marivaux conserve au personnage hérité de la commedia dell’arte ses traits traditionnels, à commencer par son goût pour la boisson, indiqué dans la didascalie : « Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. » L’exclamation, « J’ai les jambes si engourdies ! », reprend également sa paresse. Enfin, il accentue le caractère joyeux de ce personnage, par ses rires, ses chansons.

 

Arlequin dans la commedia dell'arte

Le jeu d’Arlequin, au Piccolo Teatro de Milan

Les multiples didascalies, « siffle », « distrait, chante », « riant », « en badinant », permettent au lecteur d’imaginer les gestes comiques d’Arlequin, connu pour ses sauts, ses cabrioles, les grimaces propres aux « lazzi » de la commedia dell’arte où la gestuelle remplace souvent la parole. Cela fait aussi ressortir le décalage entre sa désinvolture moqueuse, déjà indice de son insolence, « Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire », et l’accablement d’Iphicrate, qui proteste d’ailleurs : « as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ? », « ta gaieté ne vient pas à propos ». Arlequin, pour sa part, n’est pas dupe de la stratégie de son maître, dont il souligne le changement d’attitude par sa parodie ironique, « Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela. », ou dont il relève plaisamment l’hypocrisie « Badin, comme vous tournez cela ! »

Le jeu d’Arlequin, au Piccolo Teatro de Milan

La révolte d’Arlequin (des lignes 27 à 42) 

Vers la vérité du maître

Devant l’attitude d’Arlequin, la didascalie montre qu’Iphicrate tente de maintenir sa stratégie de feinte douceur, « Iphicrate, retenant sa colère. – Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin », jusqu’à l’exagération de sa question qui introduit une relation impensable dans le monde antique comme au XVIIIème : « Eh ! ne sais-tu pas que je t’aime ? »

Mais sa vraie personnalité reprend peu à peu le dessus, déjà quand, en comprenant qu’il est en train de perdre son pouvoir de maître, il avoue ouvertement sa dépendance : « Iphicrate, un peu ému. – Mais j’ai besoin d’eux, moi. » Finalement, son cri fait tomber son masque de bienveillance : « Esclave insolent ! »

Enrico Bonavera joue Arlequin : mise en scène au Piccolo Teatro de Milan

L'insolence du serviteur

De façon parallèle, l’insolence d’Arlequin va croissante. Il s’amuse par « Mon cher patron », à parodier à l’appellation hypocrite de son maître, avant de rappeler la réalité, les mauvais traitements encore en usage au XVIIIème siècle envers les serviteurs : « vos compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe. » Il prend ainsi sa revanche, en insistant sur le reproche : « Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. » 

Enrico Bonavera joue Arlequin : mise en scène au Piccolo Teatro de Milan

Sachant que, dans l’île, il ne craint plus rien, par sa riposte, en écho à la demande d’Iphicrate, il se dégage peu à peu de son rôle de serviteur, en refusant d’entrer dans le jeu de son maître : « Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s’ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge. » Par cette affirmation égoïste, il révèle une réalité des serviteurs, que leur infériorité oblige à penser d’abord à leur intérêt personnel, d’où le rejet de son maître, souligné par la didascalie, « indifféremment », qui introduit son exclamation : « Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas ! » Face à la colère d’Iphicrate, il peut alors affirmer sa désobéissance, donc sa liberté : « Arlequin, riant. – Ah ! ah ! vous parlez la langue d’Athènes ; mauvais jargon que je n’entends plus. » La rupture avec le passé à Athènes, la relation entre le maître et son serviteur, est alors consommée.

L'inversion des statuts (de la ligne 43 à la fin) 

Le refus du passé

La question d’Iphicrate, « Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ? », constate cette rupture avec le passé, qui explique aussi le passé qui ouvre la tirade d’Arlequin : « Je l’ai été ». La didascalie l’indique clairement par le mouvement et le changement de ton, « Arlequin, se reculant d’un air sérieux. », et se traduit par le passage du vouvoiement au tutoiement, qui conduit à l’interpellation insolente dans le rejet. La reprise en chiasme de la question souligne cette inversion dans sa menace finale : « Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. » La formule « je le confesse à ta honte » traduit parfaitement cette inversion des statuts. Le verbe « confesser » est un aveu : Arlequin, en reconnaissant son statut d’esclave, c’est-à-dire son infériorité, en fait une faute, mais, par « ta honte », il fait reposer sur Iphicrate la responsabilité de cette infériorité, à laquelle il oppose son propre comportement, généreux : « mais va, je te le pardonne ».

Ainsi, la tirade se construit sur une dénonciation d’un droit fondé sur la force due seulement au privilège accordé par le statut social : « Dans le pays d’Athènes j’étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. » Au-delà de la conception antique qui assimile l’esclave à un « animal », la formulation de Marivaux rappelle à son public qu’au XVIIIème, les maîtres gardent tout pouvoir sur leurs serviteurs.

La justice revendiquée

À ce passé, il oppose ce que doit provoquer la situation dans l’île, avec un futur proche, puis celui de certitude qui laisse supposer la revanche prise sur les maîtres : « Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ». Mais l’affirmation initiale, « les hommes ne valent rien », annonce la fonction que Marivaux attribue à sa comédie, "corriger les mœurs par le rire", en reprenant l’objectif posé dès l’antiquité. Le choix du futur antérieur, « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres », traduit, en effet, sa certitude que, si on fait appel à la raison et à l’expérience, l’homme peut se corriger

Enrico Bonavera joue Arlequin : les menaces à son maître

Enrico Bonavera joue Arlequin : les menaces à son maître

Dans l’affirmation, « Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi », la précision des cibles signale que, pour Marivaux, c’est d’abord la nature de l’homme qui est remise en cause et non l’ordre social, les mauvais comportements des maîtres, et non pas leurs privilèges de classe.

Vers la liberté ?

La fin de la scène rétablit la tonalité comique, un instant suspendue dans la tirade, quand Iphicrate renonce à sa feinte hypocrite et perd toute sa dignité en « courant après lui l’épée à la main » et en laissant exploser sa colère : « Misérable ! tu ne mérites pas de vivre. » On imagine cette poursuite cocasse où, tout à coup, les « jambes engourdies » d’Arlequin ont retrouvé leur force. Mais l’inversion se renforce, car la didascalie « au désespoir » qui introduit la lamentation, une parodie du tragique, « Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? », s’oppose à la provocation lancée par la résistance d’Arlequin : « Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde. » Nouvelle question de Marivaux aux puissants de son temps car il donne une autre forme au « besoin » précédemment exprimé par Iphicrate : n'est-ce pas l’obéissance du serviteur qui assurerait au maître son pouvoir, donc son statut social, ses privilèges ? L’injonction finale sonne comme une menace puisque, dès lors que le serviteur refuserait d’obéir, sa liberté serait de ce fait rendue possible.

CONCLUSION

Marivaux, L'Ile des esclaves, 1725

Cette exposition in medias res, conserve toute sa vraisemblance à une utopie, par cette dispute vivante qui met rapidement en place la situation en présentant les personnages. Marivaux répond ainsi à la première fonction d’une scène d’exposition, informer, mais cherche aussi à séduire, en jouant sur les décalages propres aux quatre formes du comique, gestes, langage, caractère et situation, puisqu’on en arrive à une inversion de la relation entre le maître et le serviteur. Il ouvre ainsi un horizon d’attente : la pièce va-t-elle amener une vengeance de l'esclave ? 

Mais cette scène inscrit la pièce dans le débat d’idées des Lumières par la question posée : sur quels critères fonder la justice ? Le théâtre, précisément parce qu’il est fiction, irréel, et encore plus quand il met en scène une utopie, permet d’expérimenter ce qu’il n’est pas possible de réaliser dans la société. La pièce va donc proposer au public un parcours initiatique. Cependant, Marivaux diffère des philosophes des Lumières : plus qu’une contestation ferme de l’ordre social, il se pose plutôt en moraliste, avec même une valeur d’origine religieuse, la compassion. Malheur aux cœurs endurcis, nous dit-il, qui ne pensent pas à la souffrance d’autrui.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897, acte I, sc. 4, de «  Tournez les talons… » à la fin. «... et non du cuir ! » 

Pour lire l'extrait 

Même si, à la fin du XIXème siècle, il est passé de mode, Edmond Rostand, lui, tout en qualifiant sa pièce, Cyrano de Bergerac, de "comédie héroïque", choisit de retrouver les caractéristiques du drame romantique. Elles se traduisent par le mélange des tonalités, du comique jusqu’à la farce, au pathétique et au tragique en passant par l’épique. Mais elle doit surtout son succès à son héros, désespérément amoureux de la belle Roxane mais qui se sacrifie par honneur, et à son écriture, des alexandrins certes, mais qui ont conquis leur entière liberté.

La scène 4 du premier acte se passe en 1640 dans la salle de l’Hôtel de Bourgogne où un public nombreux et diversifié est venu assister à La Clorise, une pastorale de Baro, genre alors à la mode.  Mais, tandis que le comédien Montfleury déclame sa première tirade, Cyrano l’interrompt et, malgré les protestations des spectateurs, le chasse de scène. Alors que le public évacue la salle, un Fâcheux lui reproche violemment ce « scandale » et la dispute commence.

Comment la progression dans l'échange des répliques met-elle en valeur la personnalité du héros ?

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897
Rostand

Des questions provocatrices (des lignes 1 à 14) 

L'expression de la colère

L’extrait commence par l'alternative proposée à ce Fâcheux qui est intervenu en s’opposant à la critique lancée par Cyrano contre la pièce et le comédien Montfleury. Il lui laisse le choix entre le rejet, redoublé, « Tournez les talons, maintenant », « Tournez ! », ou une justification : « ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez. » Paradoxalement, en mettant ainsi l’accent sur son terrible handicap, le « nez » imposant qui l’enlaidit, il révèle par contrepoint à quel point il en souffre.

Toutes les questions qui suivent la première, « Qu’a-t-il d’étonnant ? », s’enchaînent, accompagnées de la didascalie « marchant sur lui », sont autant de menaces, mais rendues cocasses par la description du nez, d’abord par les deux comparaisons animales : « Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ? », « Ou crochu comme un bec de hibou ? ». Puis deux images suggestives prolongent ces comparaisons : « Y distingue-t-on une verrue au bout ? », « Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène ? » Puis les deux hémistiches, « Qu’a-t-il d’hétéroclite ? », « Est-ce un phénomène ? », ferment ce questionnement en soulignant l’aspect exceptionnel de cet organe

La parole empêchée

Cette colère ne permet pas au Fâcheux, dont la didascalie signale qu’il est « ahuri » par une telle violence, de se défendre, puisqu’à chaque fois qu’il tente de riposter, il ne peut que balbutier des monosyllabes : « Mais… », « Je… ». Sa tentative pour apaiser son adversaire en adoptant un ton respectueux, « Votre Grâce se trompe… », échoue puisqu’il ne fait que relancer les questions, et se trouver à nouveau réduit au silence.

Quand il arrive enfin à formuler un déni, dans une exclamation pour prouver sa bonne foi, « Mais d’y porter les yeux j’avais su me garder ! », c’est un échec car Cyrano le retourne contre lui en y voyant un signe de gêne face à la laideur de son nez : « Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ? »

Gérard Depardieu dans Cyrano de Bergerac, 1990 : film de Jean-Paul Rappeneau

Gérard Depardieu dans Cyrano de Bergerac, 1990 : film de Jean-Paul Rappeneau

Le portrait du héros

Mais le sentiment que sa question prête à son adversaire, « Il vous dégoûte alors ? », est intéressant parce qu’il traduit sur ce que le héros lui-même ressent : le début de la pièce a d’ailleurs expliqué que cette laideur l’empêche de déclarer son amour. Il insiste, par le chiasme, sur le portrait de ce nez : « Malsaine / Vous semble sa couleur ? », « Sa forme, obscène ? » Face aux tentatives du Fâcheux qui essaie d’échapper à ces attaques, avec une négation renforcée, « Mais pas du tout ! », la question, « Pourquoi donc prendre un air dénigrant ? », illustre le mépris que lui-même lit dans les regards d'autrui parce qu’il l’éprouve lui-même. 

Son ultime suggestion crée alors une rupture comique, marquée par le tiret, « – Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ? », car, après tous les défauts accentués, la laideur se trouve minimisée par la locution adverbiale.

la dignité du héros (des lignes 15 à 29) 

La situation inversée

Devant cette colère, le Fâcheux, dont la didascalie, « balbutiant », signale la peur, voit dans cette question son salut, mais la gradation dans son exclamation, « Je le trouve petit, tout petit, minuscule ! », ne fait que mettre en évidence l’excès de son mensonge. Le piège se referme alors sur le personnage, puisque le héros, à présent, revendique son défaut en inversant l'image de sonn nez, en jouant sur le parallélisme de l’antithèse : « Hein ? comment ? m’accuser d’un pareil ridicule ? / Petit, mon nez ? Holà ! […] / Énorme, mon nez ! »

Deux portraits opposés

Le tiret marque l’évolution du dialogue, avec une tirade dans laquelle le héros fait son éloge, encadré par un portrait violemment critique de son interlocuteur.

L'attaque de l'adversaire

La triple apostrophe qui ouvre le portrait du Fâcheux, « Vil camus, sot camard, tête plate », renchérit sur un même reproche : les trois termes font du nez court et aplati du personnage une preuve de sa médiocrité.

Un autoportrait élogieux

L’impératif à la rime, « Apprenez », donne une ampleur solennelle à l’éloge qui suit : « Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice ». Sa justification, sur un ton didactique, introduit une énumération de qualités : « Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice / D’un homme affable, bon, courtois, spirituel, / Libéral, courageux ». Il dresse alors en gradation l’autoportrait d’un personnage qui a toute la grandeur des plus nobles héros romantiques.

Une attaque croissante

Sa conclusion amplifie leur différence, en revenant sur la critique du Fâcheux : « tel que je suis, et tel / Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire ». Il lance une nouvelle insulte méprisante, qui ravale son adversaire à un rang inférieur, « Déplorable maraud ! », en lui ôtant toute dignité par la mention de sa « face sans gloire » puisque sans nez…

Le recours à la violence

Le cri du Fâcheux, « Ciel ! », montre aussi la croissance de sa peur, que confirme le geste suggéré par l’image de cette « main en haut de [son] col », et dont la didascalie, « Il le soufflette », traduit l’accomplissement violent.

Son geste s’accompagne d’un élan qui, en décrivant la « face » de son adversaire, lui dénie toutes les qualités qu’il s’était attribuées à lui-même, « dénuée […] De fierté, d’envol, / De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle, / De somptuosité, de… Nez enfin », avec la majuscule qui fait du « nez » lui-même le signe de sa valeur. Emporté par cet élan, il termine par une ultime comparaison honteuse puisqu’il compare implicitement la « face » du Fâcheux au « bas de [son] dos », à une autre face, c’est-à-dire à ses fesses.

Il ne reste alors que la violence physique, illustrée par le cri de douleur du Fâcheux, « Aï ! », et, si le soufflet reste un geste noble, ce n’est pas le cas du geste suivant, annoncée par la didascalie : « Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole. » 

Cyrano-nez2.jpg

L’adversaire ridiculisé, mise en scène de Jacques Weber, 1983

L’exclamation finale, « Que va chercher ma botte au bas de votre dos ! », affirme le geste, un vulgaire coup de pied aux fesses, tout ce que mérite un être sans la moindre dignité.

L'issue du conflit (de la ligne 30 à la fin) 

La menace de l'épée, Cyrano de Bergerac, 1990 : film de Jean-Paul Rappeneau

À l’issue de cette dispute et après ce geste déshonorant, le héros triomphe en obligeant son adversaire à fuir honteusement : « LE FÂCHEUX, se sauvant. – Au secours ! À la garde ! » Sa dernière déclaration souligne cette victoire, dont il fait une leçon générale : « Avis donc aux badauds / Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage ». Il termine par une menace de mort par l’épée : « Et si le plaisantin est noble, mon usage / Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir, / Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir ! » Ultime façon de rabaisser son adversaire, indigne de l’épée réservée, elle, à la noblesse, puisqu’il ne mérite, lui, qu’un coup de « botte » en « cuir ».

La menace de l'épée, Cyrano de Bergerac, 1983 : mise en scène de Jacques Weber

CONCLUSION

Cette dispute illustre les caractéristiques du théâtre romantique : empruntée à l’histoire du siècle classique, elle conduit au triomphe d’un héros dont ressort à la fois la noblesse et l’esprit. Il réduit, en effet, au silence un adversaire par la violence de ses attaques, maniant l’insulte, les critiques méprisantes, jusqu’à la violence physique. De ce fait, il prend sa revanche sur le handicap qui lui pèse, ce nez démesuré qui signe sa laideur. Le théâtre renouvelle ainsi l’héritage antique de l’"agôn", où se confrontent les valeurs : plus le Fâcheux s’abaisse, plus est valorisée le sens de l’honneur d’un héros qui, s’il est resté célèbre par son « nez » démesuré, l’est aussi par son courage et la force de sa parole.

Benoît-Constant Coquelin dans le rôle de Cyrano, in L’illustration, 4 janvier 1898

Benoît-Constant Coquelin dans le rôle de Cyrano, in L’illustration, 4 janvier 1898

Lecture cursive et mise en voix : "la tirade du nez" 

Pour lire la tirade 

Après cette dispute qui le voit triompher du Fâcheux et malgré la menace lancée, un autre personnage intervient pour s’en prendre à Cyrano, le vicomte de Valvert. Mais, devant la faiblesse de son attaque, « Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand », Cyrano riposte en une longue tirade, restée célèbre par son brio. Afin de prolonger l'explication et de préparer la mise en voix, l’activité sera précédée du visionnage de l’interprétation proposée par Gérard Depardieu dans le film réalisé par Jean-Paul Rappenneau en 1990

La structure de la tirade

Trois vers introduisent la tirade, qui se présente comme la leçon d’un maître à un « jeune » élève : « Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! / On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme… / En variant le ton, — par exemple, tenez : »

Puis, jusqu’au vers 28, il accumule les suggestions, en une série de distiques, tout débutant par le ton à choisir, comme « Agressif », « Amical » ou « Descriptif », puis l’expression gagne en ampleur avec des groupes de trois vers. Ensuite, le rythme s’accélère, la plupart des remarques suivantes n’occupant qu’un seul vers.

Puis un tiret marque une rupture pour marquer la conclusion, dans laquelle Cyrano, avant de lancer une nouvelle menace, ridiculise son adversaire, avec un chiasme qui met en valeur sa critique : « – Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit / Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit : / Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres, / Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres / Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot ! »

La mise en voix

Une première lecture doit permettre d’identifier le ton à adopter pour chacune des suggestions, par exemple pour respecter le rythme et l’emploi de l’exclamation et de l’interrogation : « Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap ! / Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! » Il sera important aussi de savoir mettre l’accent sur les termes correspondant au ton indiqué, par exemple une forme de tendresse pour accentuer l’adverbe « paternellement », le verbe à la rime ou l’adjectif « petites » (vers 12-14), en étant « Gracieux ». On veillera aussi à l’ampleur du nom de cet animal imaginaire « qu’Aristophane / Appelle Hippocampelephantocamélos », ou à l’accent à reproduire : « Campagnard : "Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain ! / C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain !" »

Écrit d’appropriatIon : la parodie

Consigne : Un adversaire vous a reproché un défaut physique. Vous lui répondrez en vingt-quatre vers libres qui imiteront la tirade de Cyrano.

Vous veillerez à personnaliser des tonalités variées et à accélérer le rythme.

Albert Camus, Les Justes, 1949, acte II, de «  L'Organisation t'avait commandé... » à «... servir notre cause. » 

Pour lire l'extrait 

L'acte I des Justes a présenté le fait historique qui a inspiré Camus et ses personnages : les conjurés de l’Organisation Sociale Révolutionnaire, sous l’ordre de leur chef Annenkov, préparent, en 1905, un attentat contre le grand-duc Serge, une façon de lutter contre le pouvoir tsariste. L’action se noue à la fin de l’acte I :  Kaliayev – Camus a conservé le nom du personnage historique – doit lancer une première bombe, confectionnée par Dora, sur la calèche qui se rend au théâtre, et Voinov la seconde.

L’acte II s’ouvre dans l’angoisse de cette attente, quand « [e]ntre Voinov, le visage décomposé » qui annonce l’échec de l’attentat. La raison en est donnée par Kaliayev à son retour : « Il y avait des enfants dans la calèche du grand-duc », explique Stepan, et Kaliayev avoue alors, « Je n’ai pas pu ». Comment la progression de la dispute traduit-elle son rôle ?

L'image des militants (du début à la ligne 29) 

Camus
Camus, Les Justes, 1949

La scène repose sur le conflit que cet échec fait naître entre les conjurés.

Le militantisme absolu

Le plus critique est Stepan, pour lequel le militantisme politique exige une obéissance absolue aux ordres du parti sur laquelle insiste le champ lexical : « L’Organisation t'avait commandé de tuer le grand-duc. », « Il devait obéir. », « si l’Organisation de commandait ». Pour le véritable militant qu’il veut être, les valeurs collectives passent avant la morale individuelle, ce qu'il défend par deux arguments :

       La désobéissance d'un seul amène à faire prendre des risques à tous les autres par le report de l’attentat : « Deux jours où nous risquons d'être pris ». De plus, cela annule des mois de travail collectif, avec les efforts énumérés et amplifiés par le lexique choisi dans ses questions : « Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tensions incessantes [...] ? » 

       Plus grave encore, cela enlève tout sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que met en valeur l’épiphore, la répétition négative en fin de proposition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. »  Toute cette réplique est prononcée sur un ton violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »

Le rôle du chef

Par contraste le ton du chef, Annenkov, est plus mesuré. Conscient de la difficulté rencontrée par Kaliayev, il ne lui donne pas tort, et, tout en réaffirmant la puissance de l’Organisation, il assume sa responsabilité de chef en prenant lui la faute : « Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet aveu souligne, en effet, la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne doit « hésiter ». 

Les conjurés, mise en scène de Gwénaël Morin, 2017, théâtre Bastille 

D’ailleurs, son intervention vise bien à poser collectivement la décision, de façon à ce que personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel, d’où sa double interrogation, « Alexis ? », « Dora ? », suivie de la réponse de Kaliayev : « Je pars. » Il laissera ensuite le conflit se dérouler, avant d’imposer lui-même la décision à la fin de l’acte : « recommencer dans deux jours. »

Les conjurés, mise en scène de Gwénaël Morin, 2017, théâtre Bastille 

L'enjeu humaniste

L’enjeu du conflit relève de l’humanisme : les « enfants » sont le symbole même de l’innocence, d’où l’horreur éprouvée à l’idée de les tuer qui a empêché Kaliayev d’agir. Les réponses de Voinov et de Dora à la question d’Annenkov le confirment :

  • Le malaise de Voinov ressort de l’expression d’un doute qui le rend incapable de décider : « Je ne sais pas. Je crois que j'aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi. » Cette conscience de sa faiblesse est renforcée par la notation physique, « Mes mains tremblent », mais la didascalie, « Plus bas », révèle son bouleversement à la fois devant à la fois l’horreur de l’acte qu’il imagine, et devant ce qui ressemble à un aveu de peur.

  • ​La didascalie, « avec violence », met en évidence le choix de Dora, qui se range dans le camp de l’humanisme : « J'aurais reculé, comme Yanek ». Par sa question rhétorique, « Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même je ne pourrais pas faire ? », elle justifie son rejet de cet acte horrible.

Mais Dora a très bien mesuré l’enjeu du conflit, la lutte entre l’absolutisme de Stepan et l’éthique humaniste qui a empêché Stepan de lancer la bombe. Elle entreprend donc d’aller jusqu’au bout de ce débat, en interpellant Stepan : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » L’apposition au centre de cette question et la précision spatiale reproduit l’horreur que suscite en elle un tel acte. Face à la réponse immédiate et absolue de Stepan, elle tente de la mettre en contradiction avec sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les yeux ? » Mais, la défense de Stepan semble bien maladroite face à cette accusation, d’abord une forme de déni, « Moi, j’ai fermé les yeux ? », puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause. »

Un débat argumenté (de la ligne 30 à la fin) 

Dora : La fin et les moyens

Devant le refus de Stepan d’admettre la moindre faiblesse, Dora change d’argument pour se placer, comme lui, sur le plan politique. Son hypothèse remet en cause le profit à long terme d’un attentat touchant des innocents : « l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple même : « la révolution sera haïe par l’humanité entière » Par les répétitions lexicales dans ses questions qui multiplient les hypothèses, elle insiste en tentant d’enfermer Stepan dans cette contradiction : « Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ? » Elle tente donc de lui faire admettre l’impossibilité, alors que le combat terroriste repose sur un idéal de justice et de liberté pour un peuple qu’on prétend aimer, de heurter les sentiments les plus profonds de ce peuple, ou, pire encore, de le contraindre par la force : dans ce cas, les terroristes ne vaudraient pas mieux que le régime tsariste contre lequel ils luttent.

Stepan et le refus des limites

Les réponses de Stepan marquent son absolutisme, son engagement militant absolu qui refuse d’envisager la moindre limite à l’idéal révolutionnaire d’où son mépris : « Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. » Mais sa réponse interroge sur ce qui motive cet idéal.

       D’un côté, en effet, par sa protestation, « Moi aussi, j’aime le peuple », il affirme avec force vouloir mettre fin à « l’esclavage » que subit « l’humanité entière ». Mais il y a une ambiguïté dans cet amour, car sa formulation, « la sauver d’elle-même et de son esclavage » suggère un mépris pour un peuple qui se résigne à sa servitude.

         D’un autre côté, ses répliques traduisent une volonté de pouvoir absolu : « Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera. » Il donne ainsi l’impression que le pouvoir révolutionnaire agirait d’une façon tout aussi blâmable que le pouvoir tsariste, rejetant toute limite morale : « Qu'importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière ». Et quand il affirme le droit de « frapper » le peuple, « s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne », la contradiction ressort entre l’idéal posé et les moyens employés pour l’atteindre.

Les raisons d'agir

L’objection de Dora

Le débat se déplace alors pour interroger sur les raisons qui poussent les révolutionnaires à l’action, d’abord une définition de cet amour affirmé pour le peuple. Le refus de cette violence sans limite par Dora, « L'amour n'a pas ce visage », entraîne une réplique méprisante, qui assimile son argument moral à une forme de faiblesse féminine : « Tu es une femme et tu as une idée malheureuse de l'amour. » Le conflit devient alors plus personnel, Dora renvoyant à Stepan son agressivité par son blâme moral : « DORA, avec violence. – Mais j'ai une idée juste de ce qu'est la honte. » Cette « honte » qu’elle évoque est liée à un comportement jugé immoral face à autrui, la honte de tuer des enfants pour faire réussir la révolution.

La motivation de Stepan

Mais la réplique de Stepan montre qu’il ne place pas sa définition de la morale sur ce plan collectif. Pour lui, la « honte » reste totalement personnelle, due à la soumission qu’il a été obligé de supporter au bagne : « J'ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a donné le fouet. Car on m'a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il est ? » La répétition lexicale, la brièveté des phrases et l’interpellation finale mettent en évidence le rôle joué par ce châtiment, une humiliation traumatisante. Mais le traumatisme va plus loin encore, c’est celui du "survivant", étudié à l’issue de la seconde guerre mondiale chez ceux qui avaient survécu aux camps de concentration nazis, une « honte » due à un manque de courage personnel, ne pas avoir osé aller jusqu’à la mort : « Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi, j'ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant ? » On comprend alors que sa volonté de n’épargner personne, pas même des enfants, est à la fois une forme de revanche, par un attentat destiné à effacer l’humiliation en se haussant au niveau des adversaires, sans état d’âme donc, et en acceptant aussi le risque de mourir ainsi.

L'arbitrage d'Annenkov

L’intervention d’Annenkov montre à la fois sa lucidité et son sens de l’éthique. Il a très bien compris les motivations qui expliquent les réactions et l’affirmation de Stepan, imposée avec force à la fin : « Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause. » Annenkov a perçu, en effet, le poids de cette honte, qu’il s’efforce d’atténuer d’abord, « Stepan, tout le monde ici t'aime et te respecte », donc le fait que ce sont des raisons personnelles qui le guident, d’où le possessif : « quelles que soient tes raisons ». Mais il se range dans le camp de Dora en réaffirmant avec force, par le jeu des négations, la contradiction politique de l’argumentation de Stepan, en s’imposant dans son rôle de chef : « je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis. »

Annenkov et Dora, mise en scène de Mickaël Disparti, 2019, théâtre Darius Milhaud 

Annenkov et Dora, mise en scène de Mickaël Disparti, 2019, théâtre Darius Milhaud
    Le débat entre les conjurés, mise en scène de Paul Œttly, 1949, théâtre Hébertot

CONCLUSION

Ce dialogue polémique joue un rôle fondamental dans la pièce, exemple de l’engagement au théâtre qui devient ainsi une tribune. Il pose le débat qui soutient la réflexion de Camus sur le terrorisme, en faisant nettement apparaître les deux camps en présence. Après Kaliayev, Dora, Voinov et Annenkov représentent ceux qui ne sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les valeurs humanistes qui les poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui, mais sans sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force cet acte. Ils vivent donc un déchirement intérieur, que nie le choix de Stepan qui considère que « tout est permis » pour atteindre l’idéal, y compris la transgression des valeurs morales traditionnelles et les actes les plus terribles.

    Le débat entre les conjurés, mise en scène de Paul Œttly, 1949, théâtre Hébertot

Ainsi, par cette dispute où les arguments s'échangent Camus questionne son lecteur, mais sans lui imposer réellement de réponse : peut-on justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier une dictature qui se proposerait pour but de mener au bonheur. À l’époque où écrit Camus, les excès de la "dictature du prolétariat" commencent à se révéler dans le stalinisme, comme ceux des luttes de libération coloniale, en Algérie. Le débat est donc d’actualité en 1949. Mais l’on comprend que de nombreux metteurs en scène au début du XXIème siècle aient choisi de monter Les Justes car le fanatisme terroriste l’a remis au premier plan avec son cortège d’innocents tués au nom de la justice. Si, en effet, il est facile de s’accorder pour reconnaître l’injustice, il est bien plus difficile de définir la justice, voire de lui imposer des limites.

Yasmina Reza, "Art", 1994, de «  Chez Serge. / Posée à même le sol... » à «... J'ai haï ce rire. » 

Pour lire l'extrait 

C’est sa pièce « Art », datant de 1994, qui apporte à Yasmina Reza (née en 1959) un succès qui ne se démentira pas et prendra une dimension internationale. Les guillemets du titre, indiquant la distance prise avec ce qui constitue le sujet de la pièce, signalent d’emblée la remise en cause de la place accordée à l’art dans notre société contemporaine. Ainsi, trois amis de longue date, Serge, Marc et Yvan, vont finir par s’affronter à partir de leur jugement sur un tableau acheté par Serge.

La pièce s’ouvre sur une didascalie qui présente le décor : « Le salon d’un appartement. / Un seul décor. / Le plus dépouillé, le plus neutre possible. / Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. / Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée. » Elle est suivie d’un premier "tableau", un monologue qui présente l’objet du litige, le tableau, représentatif de la peinture moderne, mais en suggérant déjà à l’opinion péjorative de Marc.

Yasmina Reza, "Art", 1994

Marc, seul.

MARC : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.

Reza

Les "tableaux" suivants marquent le début de la dispute. Comment l’évolution de cette exposition permet-elle d’observer la fonction du langage ?

La dispute naissante (du début à la ligne 26) 

yasmina Reza : le silence

Le rôle de la didascalie

Cette didascalie qui précède le dialogue dépasse son rôle traditionnel. Elle pose, certes, l'élément-clé du décor, « Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux », mais n’a-t-il pas été précédemment dépeint ? De plus la typographie est surprenante, avec la répétition verbale. À cela s’ajoute un commentaire, semblable à l’intervention d’un narrateur, qui invite le lecteur à s’interroger sur les « sentiments » ainsi suggérés, sans lui en donner, cependant, la clé.  À lui d’interpréter ce jeu des regards, révélateur déjà d’une opposition : l’absence de toute expression et le silence de Marc, d’un côté, de l’autre la mise en évidence de l’attente de Serge, « réjoui » de son achat, d’un jugement à la hauteur de sa propre satisfaction.

Autour de l'achat

La brève question initiale, « Cher ? » est, en soi, significative, puisqu’il ne s’agit pas d’une appréciation personnelle, d’un sentiment ni même d’un commentaire sur le tableau, de même que la reprise sous la forme interrogative du prix, « Deux cent mille ? », suivie du temps de silence marqué par l’aposiopèse. Comment ne pas y voir un sous-entendu critique de l’intérêt de l’achat d’une telle œuvre ? C’est d’ailleurs, implicitement, à cette critique que répond Serge, en invoquant le bénéfice qu’il pourra en tirer : « Handtington me le reprend à vingt-deux. » Mais sa riposte ne fait que traduire le décalage entre les deux personnages puisqu’il s’affirme comme un amateur d’art éclairé face à la désinvolture de Marc qui n’y porte aucun intérêt : « Qui est-ce ? », « Connais pas. » L’aposiopèse de sa question, « La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?... » ne fait que souligner le peu de valeur du tableau à ses yeux, et il oblige ainsi Serge à se justifier davantage en faisant du galeriste sa caution : « Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui. » Toujours sans porter le moindre jugement personnel, la question de Marc, relevant a priori du bon sens, amène Serge à lui prouver sa connaissance du fonctionnement de l’art : « Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule. » Mais il introduit ainsi une première critique de l’art, devenu un signe de statut social et un commerce comme un autre.

La mise en place du jugement

L’interjection familière introduit un doute, une ironie sceptique, mais sur quoi porte-t-il ? Sur l’explication de Serge ou bien sur le tableau ? C’est ce doute qui est insupportable à Serge, toujours en attente d’une approbation admirative : « Alors ? » Devant le silence persistant de son ami, il tente de l’y inciter : « Tu n’es pas bien là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes ? » Le lecteur ne peut que sourire devant cette tentative, qui s’avère vaine puisque Marc se dérobe en relançant une question, « Comment s’appelle le... ». Deux raisons peuvent expliquer qu’elle reste en suspens : soit parce qu’il ne peut nommer « peintre » l’auteur d’un tel tableau, soit parce que Serge l'a interrompu, tellement impatient qu’il ne supporte plus d’attendre. 

La critique : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1995, au théâtre Antoine

La critique : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1995, au théâtre Antoine

Mais la nouvelle interrogation elliptique de Marc, « Connu ? », est, comme pour le prix de cet achat, un nouvel effort pour tenter d’y trouver une justification, nouvel indice de son regard critique. Mais Serge est à ce point aveuglé par son achat qu’il justifie à nouveau l’œuvre en insistant sur la valeur du peintre : « Très. Très ! »

La critique directe

Le silence est un nouveau signe de la gêne de Marc, qui se décide finalement à formuler plus clairement sa critique, en gradation :

  • L’interrogation négative, « Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ? », pose d’abord, indirectement, un déni en suggérant que le prix est excessif.

  • Pour sa défense, Serge n’a qu’un argument, la mise en valeur du peintre, par les lettres capitales et l’exclamation. L’appellation familière, « mon vieux », fait appel à leur amitié, mais, indiqué par la répétition qui passe de l’interrogation à l’exclamation, le changement de ton de Marc confirme son déni.

  • Serge ne peut alors que s’installer à son tour dans le déni, celui d’accorder la moindre valeur au jugement qu’il attendait pourtant : « J’étais sûr que tu passerais à côté. » Mais il fait ainsi évoluer la relation, car il exprime une forme de mépris de l’ignorance esthétique de Marc. De ce fait, il le blesse, ce qui libère Marc qui lance une critique violente, renforcée par la double ponctuation et par le lexique grossier : « Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ?! »

Le soliloque (des lignes 27 à 31) 

Au théâtre, en l’absence d’un narrateur, le monologue est traditionnel, pour permettre au public de connaître les sentiments d’un personnage. L’invraisemblance de cette expression à voix haute relève de l’illusion propre au théâtre, encore plus évidente ici, car la didascalie, « comme seul », en fait un long aparté, censé ne pas être entendu de l’autre personnage présent en scène. Il révèle toute l’ambiguïté de la relation entre les deux amis, par le contraste entre l’éloge initial, « Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l’aéronautique », et le blâme qui le suit : « fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d’être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. » Il ajoute, en effet, à l’opinion dénoncée une attaque personnelle plus violente. En conclusion, la formule ironique généralise avec insistance à la fois cette dénonciation d’ignorance et le reproche plus direct : « Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante. » Critique qui peut faire sourire vu la fierté dont il a commencé à faire preuve lui-même pour justifier son achat du tableau.

L’explosion de la dispute (de la ligne 32 à la fin) 

Le conflit croissant

La didascalie, « Les mêmes / Même endroit / Même tableau », met en évidence la structure de cette pièce, une succession de courts "tableaux", que ne justifient aucune entrée ou sortie de personnage. L’enchaînement se fait, en réalité, avec le terme qui a blessé Serge, l'aparté ayant alors servi de parenthèse explicative : « Comment peux-tu dire "cette merde" ? » Mais, il révèle ainsi à quel point ce terme l’a blessé. Pour arrêter la dispute, Marc tente alors d'atténuer l’importance de son jugement : « Serge, un peu d’humour ! Ris !... Ris, vieux, c’est prodigieux que tu aies acheté ce tableau ! » Mais la didascalie souligne l’échec de cet effort : « Marc rit. / Serge reste de marbre. »

La colère

La réaction de Serge prolonge la vexation ressentie, car il insiste uniquement sur le terme insultant lancé par son ami : « Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir ce que tu entends par "cette merde" ». Mais l’exclamation brutale de Marc, « Tu te fous de moi ! » est toute aussi blessante car elle sous-entend que l’absence de toute valeur du tableau, le vide de sa blancheur, est d’une telle évidence qu’elle ne nécessite aucune explication. La remise en cause du goût esthétique de Serge est de plus en plus affirmée, mais il refuse ce déni : « Pas du tout. "Cette merde" par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose. » Mais le ton didactique de sa demande blesse Marc à son tour, qui le ressent comme un mépris : « À qui tu parles ? À qui tu parles en ce moment ? Hou hou !... » Il y perçoit un refus de refuser toute valeur à la sincérité d’un ami, jugé incapable de se hausser à la hauteur d’une expression intellectuelle. 

Le rejet

Emporté par sa colère, Serge se livre alors à un violent rejet, redoublant son mépris par la polyptote, « Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé », et repris en gradation par l'épanorthose : « Tu n’as aucune connaissance dans ce domaine ». En rabaissant ainsi son ami, il peut ainsi nier cette opinion : « donc comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ? » Mais Marc refuse d’entrer dans cette discussion, et répète sa critique, à peine atténuée par sa formule finale : « C’est une merde. Excuse-moi. »

L'amour-propre blessé : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1995,  au théâtre Antoine

Le monologue de Serge, après la sortie de Marc sur son éclat de rire, se construit sur un contraste :

  • Dans un premier temps, son constat banalise la critique, qu’il semble même admettre : « Il n’aime pas le tableau. Bon... »

  • Mais le moment de suspens marque un retour sur lui-même, qui révèle qu’au-delà du jugement sur l’œuvre, il s’est senti blessé, rejeté en tant qu’ami : « Aucune tendresse dans son attitude. Aucun effort. Aucune tendresse dans sa façon de condamner. »

L'amour-propre blessé : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1995,  au théâtre Antoine

La répétition ternaire en gradation du mot « rire » montre que la dispute dépasse de loin l’objet du litige : « Un rire prétentieux, perfide. Un rire qui sait tout mieux que tout le monde. J’ai haï ce rire. » Il se sent victime d’une trahison, renvoyé à un statut inférieur. Dans cette affirmation, le passage d’ « un  rire » à « ce rire » et la violence du verbe « haïr », qui va au-delà de la simple colère puisqu’il implique la volonté de détruire l’ennemi, accentuent ce rejet, et annonce la destruction de l’amitié.

CONCLUSION

Traditionnellement, l’exposition a un double rôle : informer le public sur la situation et sur les personnages, mais aussi susciter son intérêt, le séduire en retenant son attention.

Ici, l’action commence immédiatement. Le catalyseur est ce tableau, représentation extrême de l’art contemporain : on pense à Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc, peinture de Casimir Malevitch datant de 1918, et, surtout, aux œuvres de Pierre Soulages. La pièce s’ouvre ainsi sur la satire d’une bourgeoisie qui se veut "moderne", esthète pour se faire valoir, mais qui est, en fait, prisonnière d’un art mercantile. Comédie de mœurs donc, mais aussi comédie de caractère qui met en évidence, au-delà des mots, ce que Nathalie Sarraute a nommé les "tropismes", une sous-conversation fondée sur les regards, les intonations et, surtout, sur les silences.

peinture.jpg

C'est ainsi que, plus que par les seuls mots, se révèlent nos moindres mouvements intérieurs, ici tous les non-dits d’une amitié dont on pressent la fragilité et les failles. 

Visionnage : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1995 

Les didascalies se multiplient dans cette pièce, qui permettent au lecteur d’imaginer le jeu des acteurs, qu’elles commentent souvent. De même, on a pu noter le rôle essentiel joué par la ponctuation, qu’il s’agisse de l’interrogation et de l’exclamation, parfois associées, et des points de suspension pour reproduire les temps de silence.

Mais, ces précisions données au lecteur ne remplacent pas la représentation, qui concrétise toutes les nuances des sentiments par les déplacements, la gestuelle, les regards expressifs, et les mimiques.

Le visionnage de ce début de conversation permet de mieux percevoir comment le jeu des deux acteurs, Fabrice Lucchini dans le rôle de Serge et Pierre Vaneck dans celui de Marc, donne sens à la dispute. La fierté réjouie du premier ressort ainsi de façon cocasse, en contraste avec la gêne contenue du second, qui finit par laisser exploser son jugement critique. Le visionnage de l’ensemble de la pièce, avec l’entrée en scène du troisième personnage, Yvan, joué par Pierre Arditi, sera intéressant pour prolonger l’analyse du rôle révélateur – mais aussi dangereux – du langage, qui, avec ses vides, ses « blancs » comme celui du tableau, démasque la vérité la plus intime de chacun de ces « amis ».

Conclusion sur le parcours associé  

Réponse à la problématique 

Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : « Quelle place le théâtre accorde-t-il à la dispute ? » 

Conclusion

Les spécificités d'un genre littéraire

La notion de « dispute » peut se rencontrer dans tous les genres littéraires, la nouvelle ou le roman, l’apologue ou l’essai et même la poésie. Le parcours invite donc à étudier sa place au théâtre. Nous avons pu observer que, si dans le théâtre antique, ce que l’on nomme alors « agôn » constitue le point culminant de l’action, le théâtre français, lui, fait souvent de la dispute le point de départ de l’intrigue, en la plaçant dans l’exposition ou, au plus tard, dans le premier acte où elle constitue l’élément perturbateur : elle introduit ainsi, par exemple chez Molière ou Marivaux, la question à laquelle l’auteur entend répondre, qu’il s’agisse des droits d’un puissant, maître ou père, sur un inférieur, serviteur, ou enfant, ou, comme chez Camus, des limites de l’engagement politique.

Il arrive aussi que la dispute construise l’ensemble de l’intrigue, en opposant successivement plusieurs protagonistes : les différents membres de la famille, chez Molière, des amants ou des époux, comme dans Phèdre, mais aussi de simples connaissances ou des amis plus liés, chez Rostand ou Yasmina Reza. Le théâtre facilite alors l’observation de son évolution, de sa force croissante, puisque le jeu des acteurs la concrétise tout particulièrement par les déplacements, la gestuelle, les mimiques et le ton adopté. Elle prend ainsi plus d’intensité dans ce genre littéraire qui donne à la fois à voir et à entendre.

L'histoire littéraire

Le parcours a choisi de distinguer d'abord deux approches de la dispute, selon sa tonalité, comique ou tragique.

       Le conflit qui oppose, par exemple, Argan à sa servante Dorine ou Arlequin à son maître ne peut que provoquer le rire, fondé sur les décalages de toute nature entre la colère excessive des uns et les dérobades des plus faibles qui leur permet de triompher. De même, comment ne pas sourire de la dispute entre Oronte et Alceste, tous deux emportés par leurs excès, ou de l’habileté des ripostes de Cyrano qui ridiculise ses adversaires ?

       En revanche, le public peut être doublement ému dans une tragédie, pris de pitié ou de terreur pour reprendre la conception d'Aaristote, comme dans Phèdre de Racine : Hippolyte suscite la pitié, car il est prisonnier entre le désir de se défendre d’une accusation injuste et son devoir moral de respect dû à son père ; comme le spectateur fait ce que le héros ignore, il est aussi touché par le terrible aveuglement de Thésée, dont il pressent l’issue tragique.

Enfin, la dispute a changé de forme avec l’évolution des mouvements littéraires. Il est plus facile au spectateur de choisir son camp dans un conflit du théâtre classique, comme dans Le Malade imaginaire ou L’Île des esclaves, où il ne peut que donner raison aux serviteurs, même si, parfois, l’auteur conserve une ambiguïté. Par exemple, si Oronte, dans Le Misanthrope, est un poète ridicule, le comportement d’Alceste dépasse, lui aussi, les conventions sociales ; si l’on rit de l’aveuglement d’Orgon face à l’hypocrisie de Tartuffe, celui-ci ne fait pas vraiment rire quand il réussit à provoquer le rejet d’un fils sincère et aimant, Damis… En revanche, le choix est plus complexe dans le théâtre contemporain, où, comme Camus, l’auteur n’apporte pas de réponse définitive à la question de savoir si une noble fin justifie tous les moyens. De même, si l’on rit de la dispute entre Serge et Marc dans « Art », ce rire se teinte d’un malaise car il laisse percevoir des non-dits et des failles susceptibles de démasquer une amitié qui s’affirmait pourtant…

Les fonctions de la dispute

À travers les textes, nous avons pu mettre en évidence les trois rôles principaux de la dispute.

        D’une part, elle révèle la personnalité des protagonistes, car la colère qui les emporte révèle leurs traits de caractère les plus profonds, les crises qu’ils vivent quand ils sont confrontés à un obstacle et voient leur pouvoir remis en cause, mais aussi leurs déchirement intimes qui peuvent alors être mis en évidence comme c’est le cas pour Cyrano, le héros de Rostand, ou pour Serge et Marc, chez Yasmina Reza.

        D’autre part, quand l'auteur s'engage, elle offre au public un questionnement car elle fait ressortir un conflit de valeurs, entre lesquelles il peut être difficile de trancher. Ainsi, s’il est facile de donner raison à Arlequin face à l’autorité abusive d’Iphicrate ou à Dorine face au ridicule d’Argan, le « malade imaginaire », il est plus difficile, chez Camus, de décider si, pour détruire une dictature et libérer le peuple, tous les moyens sont moralement justifiés, jusqu’à un attentat qui tuerait des enfants innocents…

        Enfin, elle invite le public à s’interroger sur l’écriture théâtrale elle-même. Déjà, nous avons pu constater comment le choix d’une forme est important : la tirade permet aux protagonistes de mieux développer leurs arguments, tandis que leur succession de brèves répliques, surtout avec le recours à la stichomythie, met davantage en valeur les excès de la colère. L’utilisation de l’aparté ou du monologue offre également l’intérêt d’expliquer plus nettement les sentiments qui animent les personnages, même s’ils sont déjà traduits par le dialogue et illustrés par le jeu des acteurs.

POUR CONCLURE

Même si le théâtre, quand la dispute se joue sur scène, donne un poids important à toutes les composantes d’un spectacle, décor, costumes, jeu des acteurs et même, parfois, effets techniques, elle met surtout en valeur l’échange verbal, donc toutes les ressources qui modalisent le discours : le choix des termes, les modalités expressives, le rythme, bien sûr, et les figures de style, tout ce qui donne du relief à l’expression. La parole peut ainsi être directe, ou jouer sur l’implicite, privilégier la violence ou, au contraire, l’ironie. Mais les textes étudiés ont également permis de mesurer l’importance des temps de silence, qui, eux aussi, soulignent la force des conflits.

Travail d'écriture : contraction de texte et essai  

Pour lire le texte 

CONTRACTION DE TEXTE :

Vous résumerez ce texte en 146 mots (+ / - 10%, au minimum 132 mots, au maximum 160)

ESSAI :

Quels rôles la dispute peut-elle jouer au théâtre ?

Vous répondrez à cette question dans un développé organisé, qui s’appuiera sur le texte proposé, sur la pièce de Nathalie Sarraute et sur les textes étudiés dans le parcours qui lui a été associé.

Sujet EAF
La contraction de texte

Lire cette présentation avant de réaliser le travail d'écriture. Pour plus de précision, et des exercices d'entraînement sur la contraction et sur l'essai, se reporter au site "Parcours littéraires".

Une proposition de  corrigé 

L'essai littéraire
bottom of page