Explications : Georges Feydeau, Un Fil à la patte, 1894
Acte I, scènes 1et 2 : une exposition
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
Feydeau prend soin de permettre à ses lecteurs d’imaginer le décor du premier acte d’Un Fil à la patte, vaudeville qu’il fait jouer en 1894, grâce à une longue didascalie : elle présente de façon réaliste salon de Lucette, en détaillant le mobilier et les moindres accessoires. En quoi les deux scènes qui ouvrent la pièce offrent-elles une exposition originale ?
Les didascalies
Pour lire les deux scènes
Comme dans la présentation du cadre, les didascalies, destinées à la fois au lecteur et au metteur en scène, sont nombreuses dans ces deux scènes, et particulièrement originales avec un triple rôle.
Déplacements et postures
Elles indiquent très précisément, comme il est d’usage les entrées et les sorties des personnages, mais aussi, de façon plus originale, leur position, comme au début de la première scène, « Au lever du rideau, Marceline est debout, à la cheminée sur laquelle elle s’appuie de son bras droit », et les déplacements des personnages sur le plateau de scène, par exemple Marceline : « allant s’asseoir sur le canapé », ou avec l'utilisation de l'escalier, « Elle descend à gauche. », « Elle remonte un peu à droite. » ou encore, en tenant compte du mobilier selon les plans, avant-scène ou fond de scène : « Lucette, remontant entre la table et la console ».
Le jeu d'acteur
Parallèlement la démarche est décrite telle celle de Lucette qui « entre précipitamment de gauche », et Feydeau guide précisément la gestuelle des acteurs, comme celle de Marceline au début, « tambourinant du bout des doigts » sur la cheminée, ou de Firmin « qui a achevé de mettre le couvert, regarde l’heure à sa montre », puis « une assiette à la main, qu’il essuie », ou l’échange entre Marceline, « remontant au chiffonnier dont elle ouvre un tiroir », et Lucette, « [p]renant l’antipyrine que lui remet Marceline. »
Nous reconnaissons également des exigences portant sur les mimiques, par exemple pour Marceline, « Minaudant » ou « avec un soupir », et sur l’intonation à adopter : « avec conviction », « changeant de ton », « avec expansion ». Comme le veut la tradition , toutes renforcent les sentiments exprimés dans les répliques. Mais Feydeau les utilise aussi pour présenter la personnalité de ses personnages. Notamment, ici, en faisant ressortir le contraste entre les deux sœurs, Marceline, « maussade », et Lucette, « radieuse », il annonce leur relation, liée à leur place dans la société : Marceline vit dans l'ombre d’une sœur qui jouit de ses succès.
Des commentaires
Bien sûr, ces didascalies indiquent la fonction des personnages, comme Firmin dans son rôle de maître d’hôtel, et, surtout, leur état psychologique, tel l’énervement que traduit la posture et le geste de Marceline au début.
Mais Feydeau va plus loin, en se comportant comme le ferait un narrateur omniscient dans un roman qui expliciterait au lecteur les sentiments des personnages. Ainsi, il traduit le geste de Firmin en imaginant même son discours intérieur, qu’il reproduit : « un geste qui signifie : ‘‘ Il serait pourtant bien temps de se mettre à table’’. » Nous apprenons aussi ses réactions face à la riposte de Marceline, quand il est « persuadé par cet argument. », ou à la question de Lucette, son silence car il « n’est pas du tout à la conversation ». Outre leur fonction comique, ces didascalies sont donc originales, car Feydeau – lui-même metteur en scène – en profite pour guider l’interprétation du lecteur.
La première scène
Des actes fondateurs
Sur les personnages
Ceux qui ouvrent la pièce ne sont, de toute évidence, pas les héros : Firmin, un maître d’hôtel, et Marceline qui dépend du bon vouloir de sa sœur comme l’indique le refus de Firmin : « Mais, Mademoiselle, je ne peux pas servir tant que madame n’est pas sortie de sa chambre. » Mais, indirectement, Marceline nous offre un portrait de Lucette, d’abord son métier, « une chanteuse de café-concert », qui nous renvoie au contexte de la vie parisienne à la "Belle Époque", où le goût des divertissements et l’essor économique multiplient les spectacles. En même temps, ce métier conduit souvent à juger que ces femmes sont légères, des "cocottes" comme le suggère l’hypothèse de Firmin : « madame a peut-être trouvé un successeur à M. de Bois-d’Enghien ? » Mais la vive riposte de Marceline contredit ce jugement : « Oh ! non ! elle n’est pas capable de faire ça !… Elle a la nature de mon père ! c’est une femme de principes ! »
Yvette Guilbert : une chanteuse de café-concert. Affiche
Sur la situation
Le dialogue pose aussi la situation amoureuse entre Lucette et Bois-d’Enghien à travers le discours direct rapporté par Marceline qui annonce leur rupture, mal vécue par la jeune femme : « Enfin, ma pauvre Lucette, si ton amant t’a quittée… si ça t’a fait beaucoup de chagrin, au moins, depuis ce temps-là, tu te lèves de bonne heure ». Mais la scène présente aussi deux traits de caractère de Marceline, d’abord son sentiment de dépendre du mode de vie de sa sœur : « je n’ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur d’une chanteuse de café-concert !… est-ce qu’on épouse la sœur d’une chanteuse de café-concert ?… » Elle a donc besoin de se revaloriser, en accentuant le rôle de confidente qu’elle joue à ses côtés quand elle affirme fièrement qu’en cas de changement d’amant, elle « le saurai[t] au moins depuis deux jours. »
Séduire
Le comique
Feydeau indique d’emblée le ton de sa pièce, en choisissant les courtes répliques d’un dialogue rythmé, rendu expressif par les exclamations notamment. Mais la dimension comique s’affirme aussi par la caricature faite de Marceline, égoïstement préoccupée par son appétit, puisqu’elle voit dans la rupture de sa sœur le moyen de le satisfaire par la possibilité de « déjeuner à midi ». Cela se manifeste particulièrement par l’emploi des hyperboles, « si vous ne servez pas, moi je tombe ! » Son argumentation finale est doublement ridicule, d’abord par le lien établi entre l’amour et l’heure du repas, « N’importe, il me semble que, si toquée soit-on d’un homme, on peut bien, à midi…! », et surtout par la métaphore totalement décalée des « coqs » qui animalise aussi sa sœur elle aussi chanteuse : « Enfin, regardez les coqs… est-ce qu’ils ne sont pas debout à quatre heures du matin ?… Eh ! bien alors ! »
La grivoiserie
Enfin Feydeau insère également la note de grivoiserie fréquente dans le vaudeville, dans la façon dont la périphrase pudique de Marceline évoque sa virginité, « Je comprends très bien que l’amour vous fasse oublier l’heure !… (Minaudant.) je ne sais pas… je ne connais pas la chose ! », entraînant l’affirmation enthousiaste de Firmin : « Ah ! ça vaut la peine ! » et le « soupir » de la jeune femme révèle son désir : « Qu’est-ce que vous voulez, je n’ai jamais été mariée, moi ! »
La deuxième scène
Un coup de théâtre
La deuxième scène poursuit l’exposition à la fois des personnages et de la situation, en recourant à un procédé caractéristique des rebondissements propres au vaudeville, le coup de théâtre qui inverse la situation : la joie de Lucette, « radieuse », s‘écriant « Fernand ! il est revenu ! » contraste avec le chagrin et la rupture mentionnés dans la première scène. Sa joie se manifeste dans toute la scène et elle la partage avec ses interlocuteurs dont l’étonnement illustre cet effet de surprise.
La relation amoureuse
Mais ce coup de théâtre confirme la dimension comique prêtée ici à l’héroïne, Lucette quand elle explique ce retour, « Tu juges de mon émotion quand je l’ai vu revenir hier au soir ! », ce qui laisse supposer un amour sincère, mais justifie aussi une longue absence : « Figure-toi, le pauvre garçon, pendant que je l’accusais, il avait une syncope qui lui a duré quinze jours ! » Mais l’absurdité d’une si durable « syncope », malaise en principe momentanée, interroge déjà sur la relation : elle semble ici reprendre l’excuse donnée par Bois-d’Enghien, un évident mensonge, en révélant en même temps la naïveté d’une femme qui serait réellement amoureuse…
Mais cet amour fait sourire, par son excès, déjà marqué par sa compassion hyperbolique, « s’il n’en était pas revenu, le pauvre chéri… », mais surtout par sa volonté d’obtenir la caution de Firmin sur son choix : « il est si beau ! […] Vous avez remarqué, n’est-ce pas, Firmin ? » Mais, en réaction à cet enthousiasme, l’indifférence du domestique, soulignée par la didascalie « sans conviction », contraste plaisamment avec l’élan d’amour final : « Ah ! je l‘adore ! »
la joie d'une femme amoureuse. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Un horizon d'attente
Le lecteur est donc lui-même placé dans l’attente de voir si l’éloge du séducteur, « si beau », est confirmé ou non. D’où l’habileté de Feydeau à la fin de la scène, puisque le personnage n’apparaît que par sa « voix », en une sorte de polyphonie puisque tous vont « parl[er] à la cantonnade », d’abord tour à tour, puis en un duo : « Marceline et Firmin. – Ah ! tant pis ! tant pis ! » Le public est donc condamné à attendre, à la fois le héros mais aussi un nouvel arrivant qui s’annonce, et, en cela, l’hyperbole de Marceline, « Non, ils me feront mourir d’inanition ! » peut prendre pour lui un autre sens.
CONCLUSION
Cette double scène d’exposition joue bien son premier rôle, traditionnel : donner au public les informations qui lui permettront d’entrer dans l’action : présenter, directement ou indirectement, les principaux protagonistes et leurs relations. Elle remplit aussi son second rôle : séduire immédiatement par la vivacité du dialogue et la tonalité comique, fondée ici sur les gestes, le langage, les caractères. Mais Feydeau la rend originale doublement : l’attention du lecteur est immédiatement attirée par la place et le rôle accordés aux didascalies, et par l’énonciation plaisante, cette conversation avec un personnage qui reste absent de la scène. Mais la suite montre qu’il annonce déjà, par ce jeu de présence-absence, l’enjeu de la pièce, en créant ainsi un horizon d'attente : Bois-d’Enghien est-il définitivement « revenu » auprès de cette maîtresse qui « l’adore » ?
Acte I, scène 11, de "Lucette, qui est allée jusqu'à la porte..." à "... Je vais vous laisser." : un quiproquo
Pour lire l'extrait
Le premier acte du vaudeville de Feydeau, Un Fil à la patte, se déroule dans le salon de Lucette, une chanteuse de café-concert. Dans la scène d’exposition, l’héroïne est présentée, heureuse du retour de son amant, Bois-d’Enghien, après une rupture. Mais, dès l’entrée en scène de ce personnage, l’enjeu de la pièce est posé : il vient en réalité pour rompre car il va se marier avec la fille de la baronne Duverger. Mais comment ne pas provoquer la colère de Lucette ?
Dans le salon, de nombreux personnages interviennent, notamment Bouzin, clerc de notaire de profession mais aussi compositeur, venu proposer à la chanteuse d'interpréter une de ses œuvres. Dans l’antichambre, il attend d’être reçu quand, en voyant un superbe bouquin, l’idée lui vient d’influencer le destin : « il retire sa carte et la fourre dans le bouquet, puis descendant.) Après tout, puisque c’est anonyme, autant que ça profite à quelqu’un ! » Le stratagème réussit puisque Lucette, qui avait d’abord jugé la chanson « stupide », change d’avis quand elle découvre, non seulement le bouquet, mais son contenu, un écrin contenant un rubis. En quoi le passage de la scène 11 mettant en scène l’accueil de Bouzin illustre-t-il les caractéristiques du vaudeville ?
Un riche bouquet, mise en scène de Christophe Lidon, 2022. Théâtre Hébertot
1ère partie : l’entrée en scène (du début à la ligne 15)
Après le passage rapide dans le salon de Nini, une « cocotte » venue annoncer son mariage, et de la baronne Duverger, qui demande à Lucette de chanter lors de la signature du contrat de mariage de sa fille, restent présents, outre la jeune femme, le père de son fils, de Cheneviette, qui, sans fortune, réclame le paiement de la pension de l’enfant, de Fontanet, un journaliste spécialisé dans les échos mondains, et Bois-d’Enghien. Tous participent à l’entrée en scène de Bouzin, venu rechercher son parapluie.
Un accueil respectueux, mise en scène de Christophe Lidon, 2022. Théâtre Hébertot
Une situation inversée
Alors que Lucette a rejeté la chanson, le bouquet et la bague ont produit leur effet, ce qui explique la politesse de l’accueil que lui réserve la maîtresse de la maison, accentuée par la didascalie puisqu’elle-même se déplace « jusqu’à la porte du vestibule », et l’introduit solennellement : « Mais entrez donc, Monsieur Bouzin ! […] Monsieur Bouzin, mes amis ! » De même, elle prend la peine d’accompagner son invitation, « Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! », d’un geste en principe confié à un domestique : « Elle lui a apporté la chaise qui était au-dessus de la table. »
Cette inversion est amplifiée par la mise en évidence de la surprise de Bouzin, d’abord par la didascalie qui, comme souvent chez Feydeau, non seulement indique la gestuelle mais explicite l’état psychologique du personnage : « Bouzin, très étonné de la réception, saluant, très gêné. » Son étonnement est confirmé par ses excuses : « Messieurs, Madame, je vous demande pardon, c’est parce que je crois avoir oublié… »
Une entrée comique
Le comique de cette situation est soutenu par la mise en scène voulue par Feydeau et indiquée dans les didascalies par l’utilisation des chaises, en un véritable ballet : « (Chacun lui apporte une chaise : Bois-d’Enghien, celle au-dessus du canapé, qu’il met à côté de celle apportée par Lucette ; Fontanet, celle de la droite de la table, et Chenneviette, celle de gauche ; ce qui forme un rang de chaises derrière Bouzin.) » Il se trouve ainsi placé au centre du groupe, comme pour illustrer son importance, ce qui l’embarrasse au point de provoquer une gestuelle cocasse : « s’asseyant d’abord, moitié sur une chaise, moitié sur l’autre, puis sur celle présentée par Lucette. – Ah ! Messieurs… vraiment !… »
Un accueil respectueux : mise en scène de Julien George, 2022, au théâtre du Loup, Suisse romande
Feydeau joue également sur un procédé comique traditionnel, la répétition, transformant les assistants en perroquets, quand ils reprennent en chœur les phrases d’accueil de Lucette : « Ah ! Monsieur Bouzin ! », « Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! »
Mais ce comique est mis au service de la satire : tous révèlent ainsi l’importance de l’argent dans cette société parisienne de la « Belle-Époque ». Pour en profiter, tous, Lucette comme les parasites qui l'entourent, sont prêts à renier leur vérité première, leur jugement qui avait ridiculisé, à juste titre, la chanson ridicule proposée à Lucette par Bouzin !
2ème partie : le quiproquo (des lignes 16 à 35)
Un jeu de masques
Cette avidité matérialiste est concrétisée par le positionnement des personnages, entourant Bouzin dont tous espèrent tirer profit : « Lucette, s’asseyant à côté de lui, à sa droite, Fontanet à droite de Lucette et Bois-d’Enghien à gauche de Bouzin, Chenneviette sur le coin de la table. » Lucette prend l’initiative, jouant familièrement sur la coquetterie féminine, « Et maintenant, que je vous gronde ! Pourquoi avez-vous remporté comme ça votre chanson ? ». Mais, face à la réponse sincère de Bouzin, « Comment, pourquoi ? Votre domestique m’a dit que vous la trouviez stupide ! », elle va manifester clairement son hypocrisie : « se récriant. – Stupide, votre chanson !… Oh ! il n’a pas compris ! » Séductrice avertie, elle sait ainsi exploiter le « rictus amer » de Bouzin, qui révèle son humiliation d’auteur rejeté. Une hypocrisie partagée avec, à nouveau, la répétition comique en écho, « Tous. – Il n’a pas compris ! il n’a pas compris ! », et cette flatterie obtient le résultat obtenu, mise en évidence par la didascalie qui révèle la satisfaction de l’orgueil de Bouzin « dont la figure s’éclaire » : « Ah ! c’est donc ça ? Je me disais aussi… »
La mise en place du quiproquo
Bouzin se trouve alors confronté au quiproquo, en deux temps :
D’abord, Lucette mentionne le bouquet, que Bouzin est censé avoir offert : « Oh ! mais d’abord, il faut que je vous remercie pour votre splendide bouquet. » Sa réplique, scandée par les points de suspension, « Hein ?… Ah ! le… Oh ! ne parlons pas de ça ! » confirme la didascalie explicative : « embarrassé. » Le rappel de son stratagème ne peut que le gêner, d’autant plus quand l’insistance de Lucette, « Comment, n’en parlons pas !… Merci ! c’est d’un galant de votre part. », en met en évidence l’importance. Mais son jugement, « galant », sur lequel renchérissent les autres personnages, « Ça, c’est vrai !… c’est d’un galant… », illustre à nouveau l’hypocrisie collective, la vraie raison de leur accueil, la richesse supposée de Bouzin.
Le quiproquo se met en place sur le bijou avec la question redoublée de Lucette, « Et ma bague ? vous avez vu ma bague ? », puisque Bouzin, ignorant ce contenu du bouquet « ne comprend pas » : « Votre bague ? Ah ! oui. » Le comique naît alors du contraste entre l’approbation collective, « Ah ! elle est superbe ! » et le remerciement souligné par Lucette, « Vous voyez, je l’ai à mon doigt. », et l’incompréhension de Bouzin, révélé par son aparté : « Qu’est-ce que ça me fait, sa bague ? » Il se crée ainsi un horizon d’attente : comment ce quiproquo s’effacera-t-il ?
Une superbe bague. Mise en scène de Jean-Claude Fall, 2012. Théâtre National de Nice
3ème partie : la satire (de la ligne 36 à la fin)
Le portrait de Bouzin
Par politesse et pour le remercier, Lucette fait l’éloge de la bague, son cadeau : « C’est le rubis, surtout qui est admirable », avec insistance, « j’ai su l’apprécier », puis avec une exclamation : « ça prouve la générosité du donateur ! »
Face à elle, c’est la grossièreté de Bouzin qui ressort, déjà par son vocabulaire méprisant : « Le rubis ? La chose, là ? Oui, oui ! (Un petit temps.) Ah ! là, là, quand on pense que c’est si cher, ces machines-là ! » La plus élémentaire courtoisie voudrait qu’il complimente l’élégance du bijou, voire de la main de la jeune femme. Pire encore, il souligne le prix du bijou, ce que ne ferait jamais un galant homme qui l’aurait offert : « Car enfin, ça n’en a pas l’air, une bague comme ça, ça vaut plus de sept mille francs », « La vie d’une famille pendant deux ans. Eh bien ! quand il faut verser sept mille francs pour ça, vous savez !… » Son aparté final fait sourire car cette « imbécillité » du donateur montre qu’il se retrouve prisonnier à la fois du quiproquo et de son désir de reconnaissance : « Alors, pour en revenir à ma chanson… ».
Un grossier personnage : Mise en scène de Georges Lavaudant, 2001. Théâtre de l’Odéon
Mais il montre ainsi à quel point il est étranger au mode de vie élégant de ceux qui l’entourent, incapable de la galanterie attendue devant une jolie femme.
Le triomphe de l'argent
Feydeau joue ainsi sur un décalage qui met en valeur la satire.
Les didascalies décrivent la surprise des personnages : « (Tout le monde se regarde interloqué, ne sachant que dire.) », « LUCETTE, un peu décontenancée », « Ahurissement général ». Ils vivent dans un monde où il est de bon ton de ne pas parler d’argent, tout particulièrement quand il s'agit d'un cadeau. L’échange « à mi-voix » entre Bois-d’Enghien et de Cheneviette confirme leur blâme de la grossièreté de Bouzin, soutenue, pour le premier, par une de ces didascalies chères à Feydeau, qui se transforme en narrateur pour dépeindre son personnage : « Bois-d’Enghien, le regarde, avec l’air de dire : « Mais qu’est ce que c’est cet homme-là ! » Puis à mi-voix à Chenneviette. – Mais je trouve ça de très mauvais goût, ce qu’il fait là ! ». Critique accentuée par l’exclamation du second : « Lui, il est infect ! »
Mais comment le public ne mesurerait-il pas le contraste avec l’enthousiasme qu’ils ont eux-mêmes manifesté en découvrant cette bague, dont tous espèrent tirer profit ? Comment pourrait-il oublier que Bois-d’Enghien s’apprête à abandonner sa maîtresse pour conclure un riche mariage ? Et si Lucette, manifestement choquée par l’attitude de Bouzin, continue à jouer le jeu, « voulant tout de même être aimable », et accepte de « travailler » sur cette chanson, n’est-ce pas en raison de la richesse supposée de Bouzin ? Ainsi, dans ce monde, il est, certes, inélégant d'en parler, mais c'est bien l'argent qui reste bien l’intérêt premier de chacun, ce que signale d’ailleurs la première exclamation de Cheneviette, comme ébloui par le prix de la bague, « Sept mille francs ! », mais lui-même venu soutirer de l'argent à Lucette, à laquelle fait écho la remarque de celle-ci, « Mais oui, ça ne m’étonne pas ! », qui semble donc très au courant de la valeur des bijoux.
CONCLUSION
Ce passage illustre le comique qui caractérise le vaudeville, son rythme marqué par les déplacements notamment, les jeux sur le langage, les caractères caricaturés, comme ici celui de Bouzin, et, au premier plan, la situation, le quiproquo qui soutient la scène. Or, on juge souvent que ces formes de comique sont faciles, mais cette étude permet de dépasser ce reproche : d’une part, le lecteur apprécie l’effort de Feydeau pour l’aider, grâce à des didascalies élaborées, à se représenter ce que voit le spectateur ; d’autre part, c’est ce comique qui lui permet une satire de son époque. Il dénonce, par les contrastes mis en scène, l’hypocrisie d’un monde qui se veut élégant, désintéressé, galant, mais qui, en réalité, ne cherche qu’à accroître sa fortune sans le moindre scrupule.
Acte I, scène 14, de "Lucette, descendant derrière le canapé..." à la fin : un duo amoureux
Pour lire l'extrait
Au cours du premier acte d’Un Fil à la patte, vaudeville de Feydeau joué en 1894, l’enjeu de l’action s’est affirmé par les efforts faits par le héros, Bois-d’Enghien, venu rompre définitivement avec Lucette, sa maîtresse, chanteuse de café-concert, avant son riche mariage avec la fille de la baronne Duverger. Mais tout s’emploie à rendre cette rupture difficile… quand il croit voir son salut en Bouzin, car chacun le croit riche ce qui est propre à séduire la jeune femme. La scène 14 s’ouvre sur son espoir de parvenir enfin à annoncer son mariage : « J’ai préparé le terrain du côté de ce bonhomme-là, du Bouzin. Il n’y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s’agit d’aborder la rupture carrément. » Quel sens Feydeau donne-t-il au duo amoureux qui se déroule alors ?
1ère partie : un échange amoureux ? (des lignes 1 à 35)
C’est la première fois dans la pièce que les deux personnages se retrouvent face à face, donc leurs sentiments pourraient s’exprimer avec sincérité. Mais Feydeau montre à quel point cet échange amoureux est faussé.
L'amour partagé
Au début, la question qui accompagne le geste de Lucette, « venant embrasser Bois-d’Enghien dans le cou. – Tu m’aimes ? », suivie de l’exclamation hyperbolique de Bois-d’Enghien, « Je t’adore ! », met en évidence l’élan amoureux de la jeune femme, qui semble alors partagé. Elle affirme son amour, car l'absence de Bois-d’Enghien pendant deux semaines avait représenté une rupture terrible à ses yeux : « Que je suis heureuse de te revoir, là ! Je n’en crois pas mes yeux ! Vilain ! si tu savais le chagrin que tu m’as fait ! J’ai cru que c’était fini, nous deux ! » Son affirmation est d’autant plus manifeste qu’elle est répétée aux lignes 32 et 33, avec la même appellation hypocoristique pour conclure, « Ah ! chéri ! »
Un élan amoureux, mise en scène de Christophe Lidon, 2022. Théâtre Hébertot
Ce duo amoureux, soutenu par les didascalies, mimiques, regards, intonation, se traduit par le lexique choisi, caractéristique de la façon familière dont des amoureux peuvent s’exprimer entre eux. Mais leur niaiserie prête à sourire, par exemple les verbes fabriqués et les surnoms.
Lucette, avec transport. – Enfin, je te r’ai ! Dis-moi que je te r’ai ?
Bois-d’Enghien, avec complaisance. – Tu me r’as !
Lucette, les yeux dans les yeux. - Et que ça ne finira jamais ?
Bois-d’Enghien, même jeu. – Jamais !
Lucette, dans un élan de passion, lui saisissant la tête et la couchant sur sa poitrine. – Oh ! mon nan-nan !
Bois-d’Enghien. – Oh ! ma Lulu !
Ces verbes avec leur préfixe, comme les déterminants et la fonction d’objet du pronom personnel renvoyant à Bois-d’Enghien, révèlent cependant la possessivité de la jeune femme, obstacle à la rupture. Plus le héros, pris au piège, accorde ses répliques à cet élan, plus Lucette l’accentue, d’abord par sa posture : « Lucette couche sa tête en se faisant un oreiller de ses deux bras sur la hanche de Bois-d’Enghien qui se trouve étendu sur ses genoux », puis par son intonation, « langoureusement », signe de son abandon amoureux : « Vois-tu, voilà comme je suis bien ! » C’est aussi elle qui, comme tous les amants, formule, au conditionnel, le désir d’un amour éternel, immuable : « Je voudrais rester comme ça pendant vingt ans !… », « Je te dirais : « Mon nan-nan ! » ; tu me répondrais : « Ma Lulu !… » et la vie s’écoulerait. »
L'art du mensonge
Mais, dès le début, Feydeau utilise le procédé qui lui est cher, l’aparté, pour mettre en valeur le décalage, en montrant l’impuissance de son héros face à l’élan amoureux que manifeste sa maîtresse : « Bois-d’Enghien, à part. – C’est pas comme ça, en tous cas !… » L’aparté est une clé du comique, mais de qui rit le public ? De l’héroïne, dupée, face à laquelle il se sent supérieur, puisqu’il est, lui, au courant de la volonté du héros ; mais aussi de Bois-d’Enghien, incapable de s’imposer.
Ainsi, à leur tour les didascalies mettent en valeur ce décalage par rapport à sa volonté de rupture : « protestant hypocritement. – Oh ! « fini » ! », lève déjà le masque de cet accord amoureux.
De même, la précision sur la posture, inconfortable pour lui, « de côté et très mal », introduit une suite d’apartés comiques, car ils jouent tous sur une double réalité, sa position idouloureuse, « C’est pas ça du tout ! C’est pas ça du tout ! » ou « Ah ! bien ! pas moi, par exemple ! » mais aussi son incapacité à affirmer sa volonté : l’exclamation qui débute le duo amoureux, « Je suis mal embarqué !… », le ferme avec insistance « Pristi ! que c’est mal engagé ! »
Une posture inconfortable : mise en scène de Julien George, 2022, au théâtre du Loup, Suisse romande
Enfin, le très léger essai de vérité, de résistance face à la durée de leur liaison souhaitée par Lucette, « Tu sais, vingt ans, c’est long ! », échoue, ce qui entraîne un nouvel aparté ironique : « Ce serait récréatif ! ». En revanche, l'exclamation de Lucette, « Malheureusement, ce n’est pas possible ! », même si elle revient très vite à l'expression d’un amour réciproque, révèle sa lucidité sur le poids des exigences financières, sur lequel compte d'ailleurs Bois-d'Enghien en approuvant son éventuelle relation avec Bouzin.
2ème partie : le jeu des masques (des lignes 36 à 64)
Une stratégie
Dans la suite de ce duo amoureux, la proposition de Lucette, « Alors…, viens m’habiller ? », est un moyen, à ses yeux, de s’assurer de l’amour de Bois-d’Enghien par une invitation au rapprochement sexuel, comme le sous-entend la didascalie : « d’un air plein de sous-entendu. »
Le héros adopte alors une stratégie, indiquée par une didascalie explicative, procédé fréquent chez Feydeau : « comme un enfant boudeur ». D’abord, un refus catégorique, « Non !... pas encore ! » – dont on peut penser qu’il surprend sa maîtresse, sûre de sa séduction habituelle et vu leur nuit précédente mentionnée dans l’exposition –, puis, à la question, « Qu’est-ce que tu as ? », une réponse lapidaire, « Rien ! », en décalage avec le masque adopté perçu par Lucette : « Si ! tu as l’air triste ! » Tout cela est destiné à provoquer un trouble, pour faciliter son aveu en se posant comme une victime.
La difficulté de l’annonce ressort d’abord de la didascalie, elle aussi explicative, « se levant et prenant son courage à deux mains », puis est accentuée par les apartés répétés, « Aïe donc ! », ambigus car cette interjection est censée exprimer la douleur, mais laquelle : la sienne ou celle qu’il doit accepter d’infliger ? En fait, elle sonne ici comme une sorte d’encouragement à poursuivre malgré cette douleur. Il peut alors formuler son intention de rompre, mais présentée comme le résultat d’une impossibilité, « Eh bien ! oui ! si tu veux le savoir, j’ai que cette situation ne peut pas durer plus longtemps ! », donc comme une obligation : « Et puisqu’aussi bien, il faut en arriver là un jour ou l’autre, j’aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lucette, il faut que nous nous quittions ! » Mais en se contentant de répéter « Il le faut ! », il ne donne aucune raison, ce qui ne peut suffire à la jeune femme « suffoquée ».
Un alibi
En ne fournissant aucune raison à son injonction répétée, « Il le faut ! », et malgré son incitation au courage, Bois-d’Enghien permet à sa maîtresse « ayant un éclair » de formuler une hypothèse : « Ah ! mon Dieu !… tu te maries ! » Mais, au lieu de lui permettre d’avouer la vérité, elle ne fait ainsi qu’augmenter la peur du héros. Appuyée par la didascalie, « hypocrite », sa feinte indignation confirme alors sa lâcheté : « Moi ? ah ! la la ! ah ! bien ! à propos de quoi ? »
Cependant, cette seule dénégation ne peut suffire, et, devant l’insistance de Lucette, il lui faut donc trouver une raison plausible, son manque d'argent : « Mais à cause de ma position de fortune actuelle… ne pouvant t’offrir l’équivalent de la situation que tu mérites… » Prétexte a priori habile puisque le début de la pièce a montré, à travers le personnage de Bouzin, l’importance accordée à l’argent par cette jeune femme et, de façon plus générale, par une société qui ne pense qu’à s’enrichir… comme d’ailleurs Bois-d’Enghien par son mariage. Il s'agit donc d'un alibi, hypocrite car, en même temps, Bois-d’Enghien feint ainsi de sacrifier son amour au bien-être de sa maîtresse.
Mais la réaction de Lucette marque l’échec de son argument : « C’est pour ça ! (Éclatant de rire, en se laissant presque tomber sur lui d’une poussée de ses deux mains contre les épaules.) Ah ! que t’es bête ! » Les précisions de cette didascalie et des suivantes, « avec tendresse, le serrant dans ses bras », puis « avec un soupir de passion », traduisent la personnalité de la jeune femme. En protestant, « Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ? », elle fait preuve d’un amour qui semble sincère pour Bois-d’Enghien, auquel elle n’entend pas renoncer, quitte à se laisser entretenir financièrement par un autre amant, sans la moindre réticence morale… L’alibi est ainsi rejeté, et l’exclamation du héros, « Oui, mais ma dignité !… », fait sourire le public, au courant de son futur mariage, par le décalage avec son propre choix d’ascension sociale. En même temps, Lucette montre à quel point elle ne se soucie pas de la morale, qui interdit à un homme de profiter de l’argent donné à sa maîtresse par d’autres amants, ce qui peut expliquer l’aparté de Bois-d'Enghien, « Allons, ça va bien ! ça va très bien ! », une façon sans doute pour lui de se rassurer.
3ème partie : des menaces (de la ligne 65 à la fin)
Un chantage
La fin de la scène relance le discours amoureux, mais la possessivité affichée par la jeune femme, explicitée par la didascalie, laisse planer une menace : « Vois-tu, rien qu’à cette pensée que tu pourrais te marier ! (Retournant à lui et le serrant comme si elle allait le perdre.) Ah ! dis-moi que tu ne te marieras jamais ! jamais ! » En réclamant cette promesse, elle oblige à nouveau Bois-d’Enghien à faire preuve de lâcheté : « Moi ?… Ah ! bien ! »
Mais la « reconnaissance » de Lucette et son « merci » ne l’empêchent pas de formuler davantage la menace : « Oh ! d’ailleurs si ça t’arrivait, je sais bien ce que je ferais ! » Menace qui reste d’abord voilée, mais qui prend la forme d’un chantage, parfaitement perçu par le héros « inquiet ». La réponse à sa question, « Quoi ? », est dramatique, « Ah ! ça ne serait pas long, va ! Une bonne balle dans la tête ! », mais le décalage avec ce que comprend le lecteur, un chantage au suicide, fait sourire car l’échange rapide fait ressortir à la fois la peur du héros, « les yeux hors des orbites », et son soulagement égoïste : Bois-d’Enghien, rassuré. – Ah ! bon ! » Son propre salut lui importe davantage que celui de sa maîtresse !
Un chantage menaçant, mise en scène de Christophe Lidon, 2022. Théâtre Hébertot
Un rebondissement
La fin de la scène relance un autre danger, déjà présent dans les scènes précédentes, le journal, « le Figaro laissé par la baronne » sur une « table », dangereux car il annonce le mariage de Bois-d’Enghien. À plusieurs reprises déjà, il a réussi à empêcher Lucette de s’en emparer, mais la situation se répète, pour renforcer encore la menace : « Oh ! ce n’est pas le suicide qui me ferait peur, si j’apprenais jamais, ou si je lisais dans un journal… » L’inversion est donc totale entre le début de la scène , où le héros affichait sa volonté d’« aborder la rupture carrément », et ses réactions d’effroi, comiques : il est « terrifié, mais sans bouger de place », comme paralysé, ne pensant qu’à échapper à ce danger en « se précipitant sur le Figaro et le fourrant entre sa jaquette et son gilet » tout en adoptant un masque d’innocence, souligné par la didascalie explicative : il « rit bêtement pour se donner une contenance. » Son aparté fait sourire, car le verbe métaphorique répété, « Mais il en pousse donc ! il en pousse ! », donne l’impression qu’il est poursuivi par ce journal maléfique. Le comique naît alors d’un nouveau décalage entre cette peur et le déni affirmé par Lucette, « Mais, je suis folle ; puisqu’il n’en est pas question, à quoi bon me mettre dans cet état ! », qui amène le retournement avec la reprise à l’identique du duo amoureux initial.
CONCLUSION
Dans cette scène, le discours amoureux récurrent fait sourire pour deux raisons, d’abord par sa niaiserie ridicule, mais surtout par le décalage entre les deux personnages : Lucette avec ses élans de passion, face à Bois-d’Enghien qui se retrouve ainsi emprisonné alors que son but est une rupture. Le comique naît de ces incessants décalages, marqués sur scène par les apartés, et, pour le lecteur, soulignés par les didascalies, notamment quand elles font ressortir l'aveuglement de l'une et la lâcheté de l'autre. Cependant, les rebondissements de la situation, caractéristiques du vaudeville, mettent également en évidence la critique lancée par Feydeau contre une époque où le règne de l’argent s’impose en effaçant toute valeur morale.
Acte II, scène 14, de "La baronne. - Eh bien! venez donc..." à la fin : un coup de théâtre
Pour lire l'extrait
Le mariage de Bois-d’Enghien avec la fille de la baronne Duverger implique sa rupture avec sa maîtresse, Lucette, une chanteuse de café-concert. Mais, dans le premier acte d’Un Fil à la patte, le vaudeville de Feydeau joué en 1894, il ne parvient pas à lui annoncer ce mariage, à la fois par lâcheté personnelle, mais aussi en raison des incessantes interventions de tous ceux qui se succèdent dans le salon de la jeune femme, notamment deux personnages, Bouzin, venu proposer une de ses chansons, et le général Irrigua, qui la couvre de cadeaux, mais menace aussi de mort ce même Bouzin, que Bois-d’Enghien lui a présenté comme son rival.
L’acte II réunit tous ces personnages dans l’hôtel de la baronne où doit se signer le contrat de mariage, ce qui oblige à nouveau Bois d’Enghien à multiplier les stratagèmes pour éviter à la fois que la baronne n’apprenne la liaison de son futur gendre et que Lucette, invitée à se produire à l’occasion de cette fête, ne découvre qu’il s’agit du mariage de son amant. Dans cet extrait, quels rôles Feydeau attribue-t-il aux nouvelles péripéties mises en scène ?
1ère partie : une rencontre imprévue (des lignes 1 à 29)
Une péripétie
Si Bouzin a cherché, dans le premier acte, à faire interpréter sa chanson par Lucette, sa présence dans l’acte II est dû à sa profession de clerc de notaire, nécessaire pour formaliser la signature du contrat de mariage, rappelé par l’injonction de la baronne : « Eh bien ! venez donc Bois-d’Enghien ! Qu’est-ce que vous faites ? (Montrant Bouzin qui est allé se placer par habitude de bureaucrate derrière la table de droite.) Monsieur vous attend pour lire le contrat ! »
Mais un rebondissement se produit quand Bouzin se retrouve face au général, qui entend bien conquérir Lucette et persuadé que Bouzin est son rival auprès de Lucette comme l’en a convaincu Bois-d’Enghien à la fin de l’acte I. Menacé alors de mort par le général, cette rencontre provoque la peur de Bouzin, « Le Général ici ! sauvons-nous ! », qui met en place la situation comique.
Une course poursuite
Mais, comme souvent dans le vaudeville, le comique de situation est soutenu par le rythme, qui va s’accélérer en crescendo comme l’indique le premier déplacement du général, « apercevant Bouzin et bondissant. – Boussin ! »
Le spectateur assiste alors à une poursuite cocasse, que les didascalies vont dépeindre à l’intention du lecteur qui doit pouvoir se la représenter : « Poursuite autour de la table en va-et-vient, en sens contraire de la part du général et de Bouzin, puis en faisant le tour complet de la table au milieu du tumulte général. » Feydeau s’emploie alors à accélérer le mouvement, tout en jouant sur le décor, car les objets sont autant d’obstacles à ce qui est décrit comme une « chasse à Bouzin » : « Bouzin s’est sauvé par la droite, en faisant tomber au passage la chaise, qui est près de la porte, dans les jambes du général. Le Général l’enjambe. » À cela s’ajoute le comique de langage, les cris du général devenant risibles en raison de son accent pseudo-hispanique : « Boussin ici ! Encore Boussin ! Attends, Boussin ! C’est oun homme morte, Boussin ! »
La poursuite de Bouzin . Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Une scène de farce
Cette première péripétie permet alors une caricature car tous les personnages perdent tour à tour leur dignité. La baronne, par exemple, qui jusqu’à présent avait imposé l’autorité que lui vaut son statut social, est à présent réduite à l’impuissance, victime du « tumulte général » qui règne : « Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Où vont-ils ? », « Mais en voilà une affaire ! Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ! Qu’est-ce qu’il a après ce garçon ? » C’est alors Lucette qui prend sa place en multipliant les injonctions, inversant ainsi les statuts sociaux : « Ne craignez rien, Madame ! Courez, de Chenneviette… séparez-les. », « Excusez-le, Madame, je vous en prie ! » Elle en est réduite à d’inutiles protestations : « Enfin, c’est très désagréable ces histoires chez moi. »
Comme il le fait souvent, Feydeau indique alors de façon très précise la scénographie qu’il souhaite, et qu’il définit lui-même : « Pendant ce dialogue très rapide au milieu du brouhaha général, ce qui en fait presque une pantomime ». La longue didascalie, narrative comme le ferait un romancier, répète d’abord le mouvement précédemment indiqué, « Bouzin s’est sauvé par la droite en faisant tomber au passage la chaise qui est à droite de la porte, dans les jambes du général. Le Général enjambe la chaise », mais les mouvements s’accélèrent ensuite en impliquant tous les personnages.
La scène devient alors une lutte cocasse, avec des mouvements dont le lexique marque l’accélération comme ils le seraient dans le burlesque du cinéma muet : « Bois-d’Enghien, qui s’est précipité, tient le général par une basque de son habit. Chenneviette qui s’est lancé à son tour enlève à bras-le-corps Bois-d’Enghien qui lui obstrue le passage, le rejette derrière lui et se précipite à la poursuite. » La poursuite perd alors tout sens logique, d’où la notation sur les mimiques à adopter par les autres personnages : « Affolement des personnages qui restent. »
Une poursuite cocasse. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Feydeau élargit encore le rythme et cet effet comique, en utilisant les plans de son décor, avec, en fond de plateau, une porte à double vantaux qui, ouverte, permet la profondeur de champ : « Un instant après, on aperçoit dans le second salon la poursuite qui continue. Bouzin traverse le premier le fond en courant, puis, successivement, le général et Chenneviette. » La poursuite paraît ainsi se surmultiplier, tout en donnant au spectateur l’impression d’être à son tour à la place des autres personnages. De même, Feydeau, en superposant les paroles, transforme l’échange en une sorte de chorale de personnages finalement inaudibles : « Les deux femmes continuent de parler à la fois : Lucette pour excuser le général, la baronne pour manifester son mécontentement. »
2ème partie : un coup de théâtre (des lignes 29 à 48)
La révélation
Depuis le début de la pièce, le public attend le moment où Bois-d’Enghien annoncera son mariage : non seulement il a été incapable de le faire dans l’acte I, mais mieux encore, dans l’acte II, il a pris toutes les précautions pour que Lucette n’en sache rien. Dans la scène 11, il a ainsi inventé l’histoire d’un « amour malheureux », la trahison d’un fiancé dont Lucette aurait été la victime, pour demander à la baronne de ne parler ni de fiançailles ni de mariage devant elle car cela produit « crises de nerfs, pâmoisons, évanouissements ».
Mais son injonction, « Nous avons un contrat à lire… Bois-d’Enghien ! donnez le bras à ma fille et venez », suscite la méfiance de Lucette, « prise de soupçon » : « Mais… pourquoi M. Bois-d’Enghien ? » et prépare le coup de théâtre brutal, soutenu par la didascalie : « La Baronne, sous le coup de l’émotion et sans réfléchir. – Comment, pourquoi ?… Parce que c’est son fiancé ! »
Une double réaction
La première réaction, l'évanouissement est celle qu’a cherché à éviter Bois-d’Enghien: « Lucette. – Son fiancé, lui… (Poussant un cri strident.) Ah ! (Elle s’évanouit.) » Il s’ensuit une panique collective, tous faisant écho à l’émoi de Marceline « qui a reçu Lucette dans ses bras » : « Ah ! mon Dieu, ma sœur ! du secours ! elle se trouve mal !… »
Lucette évanouie. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Mais, contrastant avec cette dramatisation, la seconde réaction crée un contraste en reportant l’attention sur la baronne, qui se retrouve accusée. La didascalie met en évidence le paradoxe de cette accusation, comique car lancée par le premier coupable, Bois-d’Enghien par ses mensonges : « Bois-d’Enghien, revenant à la baronne, lui faisant carrément une scène. – Là ! voilà ! ça y est ! Vous avez prononcé le mot de fiancé, voilà ! », « Et on vous prévient ! » Mais la réaction de sa fille, Viviane, qui renchérit « faisant aussi une scène à sa mère », amène aussi à sourire car elle semble profiter de cette occasion pour s’opposer à sa mère, mais révèle ainsi sa naïveté car elle a cru au mensonge de Bois-d’Enghien.
3ème partie : l'apogée du comique (de la ligne 49 à la fin)
Une mise en scène mouvementée
Dans l’ensemble de la scène, les entrées et sorties des personnages, incessantes, contribuent au comique par les contrastes ainsi créés, comme quand, au moment de l’évanouissement dramatisé de Lucette, le général Irrigua et Cheneviette reviennent en scène, épuisés par leur poursuite : « Le Général, entrant vivement par le fond gauche, emboîté par Chenneviette. – Voilà ! yo viens de le flanquer par la porte, Boussin ! - De Chenneviette, à part, s’épongeant le front. – Oh ! quelle soirée, mon Dieu ! »
À nouveau, l’évanouissement a accéléré le rythme, déjà en accumulant les brèves répliques des personnages affolés, depuis les cris du général, « Dios ! quel il a Lucette ! il est malade ! », « Mademoiselle Gautier ! révénez à moi… révénez à moi ! », jusqu’aux efforts pour ranimer la jeune femme, de Bois-d’Enghien, « Vite, du vinaigre, des sels ! » et la réaction immédiate de Marceline : « – J’y cours ! ».
Les didascalies insistent sur la confusion générale, tant par les mouvements indiqués que par la gestuelle, sans oublier la comparaison narrative : « Elle sort par la gauche pendant que Bois-d’Enghien, la baronne et Viviane, comme des gens qui ne savent où donner la tête, vont chercher des sels sur la toilette du fond. » Le comique s’affirme ensuite, quand les personnages se transforment en des pantins par leurs gestes répétés, mécaniques : « Le Général, tapant dans les mains de Lucette pendant que Chenneviette en fait autant de l’autre côté. »
Un drame comique. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Feydeau renforce aussi la caricature en remettant en scène le défaut de Fontanet, son haleine puante, créant un décalage comique avec sa réplique : « De Fontanet, qui est derrière la chaise longue, naïvement en se penchant sur la figure de Lucette. – Il faudrait lui faire respirer de l’air pur… » De même que l’acte I se terminait par l’exclusion de Bouzin réclamée en chœur par les personnages, c’est à présent Fontanet qui subit ce rejet : « Bois-d’Enghien, revenant avec un flacon de sels. – Oui, eh bien ! alors retirez-vous de là ! - De Chenneviette et Le Général. – Oui, allez-vous-en ! allez-vous-en ! »
Un horizon d'attente
Mais l'évanouissement de Lucette offre une belle occasion à Bois-d’Enghien de signer son contrat de mariage, et il la saisit sans scrupule : « Bois-d’Enghien, vivement, repassant au milieu de la scène. – C’est ça, allons-nous-en tous ! (À la baronne et à Viviane qui sont un peu remontées.) Laissons ces messieurs avec elle, nous finirons de signer par là, nous !… ) » Nul ne s’en indigne d’ailleurs, et la baronne, « s’impatientant », est la première à insister : « Eh bien ! voyons ! allons par là, nous ! ». Cependant, Feydeau, par la didascalie, « cavalcadant sur place comme un homme attiré de deux côtés. », rappelle la faiblesse du héros, déchiré entre son intérêt financier et sa maîtresse, d’où son aparté : « Je signe et je reviens. »
Un retard est aussi introduit par la demande du général qui a suspendu cette sortie : « Le Général, d’une voix forte, au moment où Bois-d’Enghien va partir avec les deux femmes. – Oun clé ! qu’il il a oun clé ? » Demande dont Bois-d’Enghien relève le ridicule : « Mais vous êtes fous ! c’est la clé de mon appartement ! elle ne saigne pas du nez ! » Ce n’est que dans l’acte III que le public comprendra le véritable rôle de cette clé, habilement préparé ainsi par Feydeau…
Mais, en même temps, Feydeau relance ainsi l’action, en créant un horizon d’attente : ce mariage pourra-t-il finalement avoir lieu ? Que se passera-t-il quand Lucette sera ranimée ?
CONCLUSION
Cet extrait ne peut que plaire au public, d’une part par les formes du comique mises en scène, mouvements, gestes, langage, autant de façon de renforcer la caricature des personnages. D’autre part, il se réjouit en constatant comment le coup de théâtre, la brusque révélation, prend au piège Bois-d’Enghien, le séducteur trompeur, en annulant tous ses stratagèmes. Enfin, son intérêt est relancé sur l’issue de l’action, le mariage prévu.
Nous retrouvons donc ici les principales caractéristiques du vaudeville, d’autant que Feydeau veille à mettre le lecteur à égalité avec le spectateur par ses didascalies.
Acte II, scène 17, de "Nous nous roulions dans l'herbe..." à la fin : un plaisant stratagème
Pour lire l'extrait
Après le premier acte du vaudeville de Feydeau, Un Fil à la patte, joué en 1894, où le héros s’est employé à dissimuler à sa maîtresse, Lucette, une chanteuse de café-concert, son mariage proche avec la fille de la baronne Duverger, la progression de l’acte II où doit être signé le contrat amène un coup de théâtre. Lucette apprend cette trahison, s’évanouit, puis, une fois ranimée, laisse exploser sa colère : « Tu me fais horreur ».
Dans un premier temps, en mettant à exécution sa menace précédente de suicide, Lucette provoque l’effroi de Bois-d’Enghien, qui ignore que le revolver n’est qu’un accessoire de théâtre. Il proteste alors de son amour, promet de concilier son mariage et sa liaison… et le couple reprend son duo amoureux. Mais un rebondissement intervient alors : le bouquet de fleurs champêtres offert à Lucette lui donne une idée pour se venger. La vengeance d’une femme trahie est terrible, comme le montrent les étapes successives de son exécution. Comment Feydeau élabore-t-il la mise en scène de ce stratagème ?
Une idée de vengeance. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
1ère partie : la mise en place de la ruse (des lignes 1 à 34)
Un geste préparé
En rappelant à Bois-d’Enghien leurs promenades romantiques dans les champs, Lucette l’a rassuré : sa nostalgie fait croire au pardon de sa trahison et à la poursuite de leur amour. Mais ce discours lui permet d’effectuer le geste qui lance sa vengeance : « Nous nous roulions dans l’herbe, et moi, je prenais un bel épi… comme ça… (Elle tire un épi de seigle du bouquet.) Et je te le mettais dans le cou !… (Profitant de ce que Bois-d’Enghien l’écoute, la tête un peu baissée, elle lui plonge l’épi dans le cou.) »
Un conseil hypocrite
Lucette met alors en place la deuxième étape de sa vengeance, la nécessité de persuader Bois-d’Enghien de suivre ses injonctions : « Eh ben !... enlève-le ! », « Déshabille-toi ! » Les didascalies montrent à quel point elle sait habilement feindre l’innocence, s’exprimant d’abord « hypocritement et d’une voix flûtée » pour le plaindre, « Vrai ? Il te gêne ? », puis « avec une compassion feinte », enfin en banalisant le conseil donné « sur le ton le plus naturel ».
La réaction de colère du héros, « furieux », remet en évidence toute son ambiguïté manifestée depuis le début de la pièce. Tandis la didascalie confirme son ridicule, « faisant des efforts désespérés pour retirer l’épi », sa réplique montre à quel point il fait lui aussi preuve d’hypocrisie puisqu’il remet au premier plan le mariage qu’il veut conclure à tout prix : « Ah ! tu es folle ! Ici ? Quand ma soirée de contrat a lieu à côté… ? » Lucette fait alors tous ses efforts pour le rassurer par ses actes comme par son argumentation : « Qu’est-ce que tu as à craindre ?… Nous fermons tout… (Elle remonte et ferme au fond et à gauche, puis redescendant.) Si on vient, on trouvera ça tout naturel, puisqu’on sait que j’ai à m’habiller ; on croira que tu es parti !… »
La réaction de Bois-d’Enghien, « se débattant », fait sourire par le décalage entre sa surprise, « Oh ! voyons, qu’est-ce que tu fais ? », et les didascalies qui, non seulement prolongent le geste, mais impliquent le public, pris à témoin : « Lucette, enfonçant toujours. – Et alors, il descendait… (Appuyant sur chaque syllabe en faisant au public un clignement de l’œil, comme pour dire : « Attends un peu ») Il descendait… » Le rire vient précisément de cette complicité qui le place en position de supériorité par rapport au personnage dupé. Le résultat prévu est rapidement obtenu, et la précision, « essayant de rattraper l’épi dans son cou », laisse imaginer la gestuelle, les contorsions pour « rattraper » cet épi.
Le comique de gestes : mise en scène par l’Atelier théâtre de l’École alsacienne, 2013
Un chantage
Devant le refus réitéré de Bois-d’Enghien, Lucette recourt alors à une autre stratégie, en jouant sur la faiblesse et la culpabilité de son amant par son chantage amoureux : « avec lyrisme. – Ah ! tu vois bien que tu ne m’aimes plus ! », « Sans ça, tu ne regarderais pas à te déshabiller devant moi. » Le naturel de sa proposition, le ton familier adopté, « Mais ne sois donc pas bête !… va derrière ce paravent, et cherche-le, ton épi ! », contraste avec le comique de gestes et la dramatisation lexicale de la réplique à laquelle elle répond : « Bois-d’Enghien, toujours occupé de son épi qui le gêne et sur le même ton que son « Mais non, mais non ! » et son « Mais si, mais si ! ». – Mon Dieu ! mon Dieu !… (Jouant des coudes pour faire descendre son épi.) Oh ! mais c’est affreux, ce que ça pique !… »
2ème partie : la mise en œuvre de la ruse (des lignes 35 à 60)
Les préparatifs
Bois-d’Enghien pense encore et toujours à son mariage, donc redoute le scandale qui pourrait survenir : « C’est bien fermé, au moins ? » Mais la gêne physique l’emporte tandis que, dans une longue didascalie, Feydeau poursuit la complicité nouée avec le public : « pendant ce temps Lucette a une pantomime au public, un geste expressif de possession, en même temps qu’elle murmure à voix basse : « Cette fois, je te tiens ! » En se faisant ainsi narrateur, il lui offre le plaisir de rire d’une situation traditionnelle au théâtre, celle de "l’arroseur arrosé", pour reprendre le titre du film des frères Lumière en 1895.
Lucette continue à élaborer sa vengeance, d’abord pour permettre que son amant soit pris sur le fait : « elle va doucement tourner la crémone de la porte du fond, puis tirer le verrou de la porte de gauche ». Puis, elle doit rendre la situation à venir vraisemblable aux yeux de Bois-d’Enghien, donc se mettre elle-même en tenue légère, d’où l’explication qu’elle prend soin de donner, « Et moi-même je vais commencer à m’habiller pour les choses que j’ai à chanter ! », à son propre déshabillage : « enlevant la jupe qu’elle a sur elle ».
Une seconde étape
Les protestations de Bois-d’Enghien ne font, finalement, que faire ressortir sa faiblesse face à sa maîtresse : « C’est égal ! c’est raide, ce que tu me fais faire ! », « Oh ! oui ! tu as une façon d’arranger les choses !… » En fait, son déshabillage se poursuit, tout comme le jeu hypocrite de Lucette qui banalise la situation pour le rassurer : « Quoi ? pourquoi ? Tu as un épi qui te gêne, c’est tout naturel que tu le cherches. », « Mais ne sois donc pas bête ! » Elle-même sait parfaitement manipuler son amant pour atteindre son but, l’amener à se rapprocher d’elle dans une position compromettante, d’où le ton de « passion simulée » pour lancer sa demande : « Tu l’as ! ah ! donne-le moi ? » Sa justification, la feinte d’une femme amoureuse, « Pour le garder, il a été sur ton cœur ! », fait d’autant plus sourire par le décalage de la riposte de Bois-d’Enghien : « Mais non ! je l’avais dans les reins ». Mais le résultat recherché est déjà obtenu par sa tenue légère, « il paraît en pantalon et en gilet de flanelle, le fameux épi à la main », et son rapprochement de Lucette.
3ème partie : vers le succès (de la ligne 61 à la fin)
Un jeu de séduction
Lucette doit, à présent, mettre une conclusion à son stratagème, donc retenir son amant près d’elle, avec une force que restitue l’expression familière de la didascalie : « (Il veut retourner au paravent, mais Lucette a mis le grappin sur sa main et d’un mouvement brusque l’attire à elle.) » Pour ce faire, elle sait très bien comment procéder, en usant de la flatterie : « avec une admiration feinte. – Oh ! que tu es beau comme ça ! » Elle ne s’est pas trompée, comme le prouve la mimique de son amant « fat », et exploite encore davantage sa vanité par ses exclamations : « Est-il beau ! mon Dieu, est-il beau ! »
Le piège : mise en scène par l’Atelier théâtre de l’École alsacienne, 2013
Tout en continuant à le rassurer, elle fait preuve à nouveau de la possessivité manifestée déjà lors de ses menaces dans l’acte I, mais ici ce n’est plus qu’un moyen d’emprisonner son amant par les élans amoureux : « (L’attirant contre elle.) Ah ! te sentir là près de moi… (Se frappant sur la poitrine de la main droite, tout en le tenant de la main gauche.) Tout à moi !… en gilet de flanelle !… », « Et quand je pense… quand je pense que tout cela va m’être enlevé. Oh ! non, non, je ne veux pas… je ne veux pas !… (Elle l’a saisi n’importe comment par le cou, ce qui le fait glisser à terre, tandis qu’elle se laisse tomber assise sur le canapé, paralysant ses mouvements en le tenant toujours par le cou.) » De son côté, la faible résistance de Bois-d’Enghien confirme son manque de scrupules : il accepte cet enlacement alors même qu’il se prépare à conclure son mariage…
Le succès
Placé « à terre », Bois-d’Enghien se retrouve totalement impuissant. Il ne reste alors plus à Lucette qu’à conclure par ses déclarations : « Mon Fernand, je t’aime, je t’aime, je t’aime. (Elle finit par le crier.) » La peur de son amant « affolé » constitue déjà une première vengeance. Mais cela ne suffit pas, car c’est le mariage qu’elle veut empêcher, d’où son appel « criant. – Ça m’est égal ! qu’on vienne !… On verra que je t’aime. Oh ! mon Fernand ! je t’aime, je t’aime !… (Elle sonne, la main droite appuyée sur le timbre électrique qui retentit tant et plus.) » Sa ruse fonctionne parfaitement, d’abord parce que Bois-d’Enghien, « à genoux et toujours tenu par le cou, perdant la tête », n’a pas perçu son geste, et ne peut que multiplier ses déplorations : « Allons, bon ! le téléphone, à présent !… On sonne au téléphone ! Oh ! la, la !… mais tais-toi donc ! tais-toi donc ! », injonction redoublée. La fin de la scène se déroule dans une confusion complète, un tumulte total, avec les « cris continus de Lucette » et les « [v]oix au dehors » qui forment un chœur, avant de faire irruption brutalement : « La porte du fond cède et tous les personnages de la soirée paraissent à l’embrasure. Marceline paraît à gauche. »
CONCLUSION
Cet extrait repose sur une situation comique puisque le trompeur se retrouve pris au piège par l’habileté de l’héroïne qui a soigneusement élaboré son piège, dont Feydeau restitue les étapes, grâce aux didascalies notamment. Mais le jeu de l’actrice est ici essentiel : ses mimiques, ses intonations, ses gestes, tout doit paraître d’un naturel parfait, pour mettre en valeur le ridicule du héros, facilement dupé à la fois par l’attirance qu’il éprouve encore pour sa maîtresse et par sa vanité de séducteur.
Le décalage final accentue encore sa chute, et provoque le rire du public, qui en a suivi la mise en place et trouve ainsi son attente comblée. Une rapide scène ferme alors l’acte, en confirmant le scandale, l’échec du mariage prononcé par la baronne, « Tout est rompu !… », au grand désespoir de Bois-d’Enghien, d’autant plus que la menace de mort du général Irrigua se détourne à présent de Bouzin pour peser sur lui.
Le scandale : mise en scène par l’Atelier théâtre de l’École alsacienne, 2013
Acte III, scène 7, de "Bois-d'Enghien, passant au 2..." à "... dans sa poche.": une situation comique
Pour lire l'extrait
Au début de l’acte III du vaudeville de Feydeau, Un Fil à la patte, joué en 1894, le mariage de Bois-d’Enghien avec la fille de la baronne Duverger semble avoir été rendu impossible par le stratagème de Lucette, sa maîtresse, furieuse d’être abandonnée. Mais les rebondissements se multiplient quand, après une nuit à l’hôtel faute de clé pour pénétrer chez lui, le héros rentre et commence à se changer. Il est sans cesse interrompu, jusqu’à se retrouver enfermé sur le palier à moitié déshabillé… aux côtés de Bouzin, qui, dans ses fonctions de clerc de notaire, est venu lui remettre les honoraires dus pour la signature d’un contrat. En mettant en scène leur face à face, comment Feydeau articule-t-il les éléments qui soutiennent le comique ?
1ère partie : Bouzin agressé (des lignes 1 à 33)
La mise en place de la situation
Feydeau fait alors intervenir l’accessoire déjà utilisé à l’acte II, le « pistolet » avec lequel Lucette avait menacé de se suicider, et qu’elle a encore utilisé dans la scène 5 quand, venue chez son amant pour se réconcilier avec lui, elle le menace à nouveau. Or, si, dans l’acte II, seul le public découvre que l'arme est factice, en réalité un éventail, dans l'acte III Bois-d’Enghien a découvert ce subterfuge en cherchant à la désarmer. L’objet prend donc pour lui une nouvelle utilité, indiquée par la gestuelle, « (Il s’assied sur le siège de droite, sans voir qu’il y a un pistolet dessus. Se relevant aussitôt.) Oh ! (Voyant le pistolet ; à part.) Oh ! quelle idée ! (Il ramasse le pistolet et, le cachant derrière son dos, il va à Bouzin, et, très aimablement.) Bouzin ! »
L’indication de la première didascalie, « passant au 2 », rappelle le décor mis en place au début de l’acte III : « Le théâtre est divisé en deux parties. La partie droite, qui occupe les trois quarts de la scène, représente le palier du deuxième étage d’une maison neuve », tandis que l’autre partie est « l’appartement de Bois-d’Enghien ». Le héros se retrouve ainsi dans une situation ridicule, mise en évidence par le contraste entre sa colère, « C’est agréable, me voilà encore à la porte de chez moi ! », « Si vous croyez que c’est pour mon plaisir… », et le rire de Bouzin : « Mais qu’est-ce que vous faites dans cette tenue sur le palier ? « Ah ! ah ! c’est amusant ! ». Le contraste joue alors pleinement son rôle comique traditionnel : « Vous trouvez, vous ?… Parbleu ! Ce n’est pas étonnant, vous êtes habillé, vous ! »
Un héros ridicule. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
La menace
Ainsi, après avoir été dupé par l’hypocrisie de Lucette, Bois-d'Enghien, par le ton adopté, « très aimablement », montre que lui aussi, quand son intérêt est en jeu, sait tromper. La scène joue sur le contraste entre l’échange d’abord aimable entre chaque personnage « souriant », empreint d’une politesse initiale, « Bouzin, vous allez me rendre un grand service ! », qui sous-tend l’injonction, « Donnez-moi votre pantalon », et la réaction de Bouzin, d’abord incrédule : « Bouzin, riant. – Hein ?… Oh ! Vous êtes fou ! »
Un déshabillage ridicule
Le comique atteint son apogée quand, devant l’ultime menace de Bois-d’Enghien, « Allons, vite ! votre pantalon ! ou je fais feu ! », Bouzin s’exécute, le public assistant alors à son déshabillage grotesque : « (Terrifié, il défait son pantalon en s’adossant à la cloison.) Oh ! mon Dieu ! quelle situation ! Moi, en caleçon, dans l’escalier d’une maison étrangère ! » Feydeau fait d’ailleurs durer cette situation comique, en la redoublant : après le « pantalon », Bouzin doit se résoudre à ôter sa veste : l'injonction, « Il vous restera votre gilet… Allons, vite, votre veste ! », l’oblige à s’exécuter.
Un nouveau décalage intervient et fait basculer la scène quand le héros « braque son revolver sur Bouzin. » Le rire du public naît de sa complicité. Il sait que l’arme est factice, ce qui rend cocasses les réactions de Bouzin face à la menace brandie, un peur en crescendo : « Bouzin, terrifié et venant s’acculer à l’extrémité de la cloison de séparation. – Oh ! mon Dieu ! Monsieur Bois-d’Enghien, je vous en supplie ! », « Grâce, Monsieur Bois-d’Enghien, grâce ! »
Une terrible menace. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
2ème partie : la situation inversée (de la ligne 34 à la fin)
La revanche de Bouzin
C’est à nouveau par le décalage que Feydeau renforce le comique.
D’une part, l’échange des vêtements s’effectue en mettant en évidence, par la gestuelle indiquée, le ridicule de Bouzin, qui a perdu toute la dignité de sa fonction de clerc de notaire : « Bouzin, piteux contre la cloison, tenant son chapeau des deux mains contre son ventre pour dissimuler sa honte. » Face à lui, Bois-d’Enghien semble triompher en se rhabillant : il « enfile le pantalon de Bouzin. Une fois les deux jambes passées, il se lève et va à droite achever de se boutonner, en tournant le dos aux spectateurs. »
Déshabillage cocasse. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Mais, en redoublant la situation initiale, mais inversée, Feydeau relance le comique : « Bouzin, apercevant le pistolet déposé par Bois-d’Enghien sur la banquette, sa figure s’éclaire et mettant son chapeau.) Oh ! le revolver ! » Mais, à nouveau, la complicité du public joue son rôle, en détruisant par avance le triomphe espéré et affiché par Bouzin : « (Il va jusqu’à lui à pas de loup et s’en empare. Cela fait, après avoir assuré son chapeau d’une petite tape de la main, il s’avance, l’air vainqueur, le chapeau sur l’oreille et, avec un geste plein de promesses ; indiquant Bois-d’Enghien.) À nous deux, maintenant, mon gaillard ! » Le public sait que toutes ses précautions n’ont, en effet, aucune raison d’être, et encore moins sa parodie de Bois-d'Enghien, son « ton gracieux ».
Un échec comique
Plus, « braquant son revolver et terrible », Bouzin va accentuer ses menaces en les redoublant, « Vous allez me rendre mon pantalon, ou je vous tue ! », « Oh ! vous savez, je ne ris pas. Mon pantalon ou je tire ! je tire ! », plus le public rit de l’indifférence affichée par Bois-d’Enghien, « continuant de se vêtir », et dont il connaît la raison : « Parfaitement, allez, allez !
Quand intervient l’échec de Bouzin, « appuyant vainement sur la gâchette du pistolet », l’inversion de situation met le point final au comique, par la révélation attendue par le public : « Seulement, c’est pas comme ça, tenez, c’est comme ça !… (Du bout des doigts et aux yeux ébahis de Bouzin, il tire l’éventail du canon du revolver que Bouzin tient toujours par la crosse.) Vous ne savez pas vous y prendre, mon ami ! » Une fois de plus dans la pièce, Bouzin se retrouve dans le rôle de la victime en s’écriant, « Je suis joué ! », tandis que Bois-d’Enghien, « riant », savoure son triomphe : « Ah ! ce pauvre Bouzin ! »
Une inversion ratée. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
CONCLUSION
Cet extrait permet de mesurer à quel point Feydeau contredit le jugement critique souvent porté sur le vaudeville, le reproche d’une intrigue légère, se contentant de multiplier des rebondissements dans le seul but de provoquer facilement le rire. Au contraire, sa pièce est rigoureusement construite, tant par la mise en place du décor que par le rôle accordé aux accessoires, préparé dès l’acte II, comme cette clé qui explique l’incapacité de Bois-d’Enghien de rentrer chez lui parce qu’elle a été oubliée dans le dos de Lucette lors de son évanouissement. C’est aussi le cas du pistolet, dont l’acte II a révélé le rôle factice au public et qui soutient le comique de cette scène. Feydeau crée ainsi un horizon d’attente qui conduit forcément au rire de ce public complice, grâce à des décalages successifs quand la résistance de Bouzin s’inverse à ses dépens.
Mais, parallèlement, il confirme la dimension satirique de sa pièce : de même que Lucette, par son stratagème, avait pu triompher de Bois-d’Enghien, c’est également par un stratagème que celui-ci triomphe : à tous les niveaux, dans cette société, le succès revient à celui qui sait le mieux jouer sur les apparences et possède l’art de mentir.
Visionnage : mise en scène de Jacques Charon, ORTF, 1970
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En 1961, Un Fil à la patte est inscrit au répertoire de la Comédie-Française dans une mise en scène de Jacques Charon. En 1970, elle est reprise à la télévision dans l’émission "Au théâtre ce soir", avec dans cette scène, Jean Piat dans le rôle de Bois-d’Enghien et Robert Hirsch dans celui de Bouzin.
Le décor : scénographie d'André Levasseur
La scénographie illustre, même si l’on est sur un « palier », le cadre luxueux d’un immeuble bourgeois avec, par exemple, la rampe sculptée, le tapis dans l’escalier avec ses panneaux de lambris, la tapisserie murale et la banquette. Même si Bois-d’Enghien souhaite la richesse que lui apporterait le mariage avec la fille de la baronne Duverger, il ne faut pas oublier qu’il n'est pas ruiné mais fait partie des privilégiés de la société parisienne.
Les costumes
Les costumes créés par André Levasseur, marquent le contraste entre les deux personnages, l’un vêtu, l’autre en sous-vêtements, puis l'inversion, mais, dans les deux cas, en soulignant le ridicule.
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Bien sûr, le costume de Bois-d’Enghien correspond à la mode de celle fin de siècle, et, si cela provoquait déjà le rire du public de cette époque, le décalage de cette combinaison de coton avec la nôtre l’accentue encore, jusqu’au détail des fixe-chaussettes ridicules.
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Le costume de Bouzin est celui d’un bourgeois, pantalon, veste, cravate, chapeau, mais il reste comique par le parapluie accroché à son bras qu’il ne lâche pas, malgré l’embarras provoqué – même quand il se retrouve en sous-vêtements – , et surtout l’application mise à l’enfilage puis au boutonnage de ses gants révèle son souci de l’apparence. Cela fera d’autant plus ressortir la scène du déshabillage.
La lumière
La captation filmée, qui ne montre pas l'ensemble de la scène, ne permet pas de mesurer les effets d’éclairage : elle suit simplement les personnages, tantôt regroupés, tantôt séparés, et leurs déplacements.
Le jeu des acteurs
Il est délibérément exagéré, tournant au grotesque les deux personnages.
Les déplacements
Ils relèvent de la farce, qu’il s’agisse des sautillements qui accompagnent l’ordre lancé par Bois-d’Enghien, « Donnez-moi votre pantalon », ou des glissements de Bouzin qui cherche à s’emparer furtivement du revolver pour prendre sa revanche et récupérer ses vêtements, puis s’avance fièrement vers son ennemi, tel un soldat partant au combat.
La gestuelle
De même, la gestuelle renforce la caricature.
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Tantôt, elle met en valeur l’évolution de la situation, comme le bondissement de Bois-d’Enghien quand il s’assied sur le revolver, illustrant le jaillissement de l’idée, ou la façon dont s’effectue le déshabillage de Bouzin;
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Tantôt, elle souligne le comique de caractère, telle le lent enfilage des gants par Bouzin au début, et, surtout, sa gêne quand, récupérant son parapluie et son porte-documents, il tente de les utiliser pour préserver sa pudeur, ou de retrouver sa dignité en remettant avec soin ses chaussures.
Les mimiques
Elles sont particulièrement expressives, et jouent sur les décalages, comme l’étonnement surjoué de Bouzin à la vue de Bois-d’Enghien au début, suivi de ses éclats de rire, face au héros dont les gestes traduisent l’impuissance et l'énervement. De même, le sourire aimable de Bois-d’Enghien accompagnant son ordre contraste avec le regard de Bouzin, d’abord signe d’une incrédulité amusée, puis de son effroi à la vue du revolver, enfin de déploration tandis qu’il ôte son pantalon.
Les intonations
Elles complètent, bien sûr, le comique de la scène en accompagnant chaque réplique, tel le passage du ton doucereux d’abord adopté par Bois-d’Enghien pour s’adresser à Bouzin et formuler sa demande, « Mon ami ! », passant à une violente autorité pour exiger la veste. De même, les cris désespérés de Bouzin font sourire tout comme le ton « navré » de sa lamentation : « Mais, Monsieur, qu’est-ce qui me restera ? »
Acte III, scènes 8, de "Viviane. - En chantant... En chantant !..." et 9 : le dénouemeent
Pour lire l'extrait
L’acte III du vaudeville de Feydeau, Un Fil à la patte, a résolu une partie de l’enjeu initial, Bois-d’Enghien a réussi à rompre vraiment avec sa maîtresse, Lucette. Il s’est aussi débarrassé de deux obstacles : le général Irrigua et Bouzin. Le premier renonce à le tuer, et reporte sa colère sur Bouzin qui l’a traité de « canaque », et qui prend la fuite à moitié déshabillé. Le surprenant ainsi dans l’escalier, les invités d’une note font appel à la police pour mettre fin à ce scandale. En revanche, pris sur le fait dans les bras de celle-ci, à la fin de l'acte II le mariage du héros avec Viviane, la fille de la baronne Duverger est rompu ; or, c'est le dénouement traditionnel dans une comédie. Pour répondre à cette attente du public, à quels procédés Feydeau recourt-il ?
Scène 8 : la leçon de chant
Un premier coup de théâtre (des lignes 1 à 30)
L’irruption de Viviane
Au début de la scène, un coup de théâtre se produit : Viviane fait irruption sur le palier où se trouve Bois-d’Enghien, accompagnée de sa gouvernante anglais, miss Betting, sous prétexte de prendre sa leçon de chant avec celui qu’elle prétend être Capoul, nom d’un célèbre ténor toulousain de cette époque repris plaisamment par Feydeau.
La situation n’est pas nouvelle dans la comédie : on la trouve déjà dans Le Malade imaginaire de Molière et dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais. Il s’agit, comme le souligne le redoublement lancé par Viviane, « En chantant… en chantant !… » Feydeau a veillé à rendre vraisemblable cette scène en présentant, au début de l’acte II, le souhait romanesque de Viviane d’épouser un homme peu recommandable moralement : Bois-d’Enghien, avec le scandale qu’il a créé, et qui prétend que des femmes ont même voulu se tuer pour lui – pour preuve, le « pistolet » – et répond parfaitement à ce portrait.
Il s’agit, pour deux amants, de contourner l’interdiction d’une relation amoureuse en prétendant qu’ils ne font qu’interpréter une chanson, en trompant ainsi celui qui représente l’interdit, ici la gouvernante qui ne comprend pas le français.
La chanson
La chanson rappelle d’abord l’origine même du vaudeville, ponctué d’intermèdes chantés. Mais son rôle n’est pas gratuit ici : les couplets illustrent la relation entre les deux personnages.
Pour écouter "l'air de Magali" dans Mireille, de Gounod
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Le langage enfantin du couplet chanté par Bois-d’Enghien rappelle, de manière comique, qu’à la fin du siècle l’accord des parents est indispensable pour qu’une fille se marie : « Oui, mais tout ça, c’est très gentil, ti, ti, ti ! / Si vot’maman dans sa colère / M’envoi’ prom’ner après tout ça ? » Or, l’acte II s’est terminé sur un rejet catégorique…
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Face à lui, la jeune fille révèle l’habileté de son stratagème : « Allons donc ! Est-ce que c’est possible ? / Maman criera, / Mais comm’je me suis compromise / Ell’cédera. » Feydeau met ainsi en évidence à la fois la liberté progressive des femmes à son époque, et, à nouveau, la façon dont elles savent utiliser la ruse, ici une chantage, pour arriver à leurs fins.
Mais Feydeau renforce le comique en multipliant les personnages en scène, « les domestiques de la maison, arrivant au bruit des chants, apparaissent successivement, les uns d’en haut, les autres d’en bas. », et surtout en modifiant la chanson de façon cocasse : il emprunte le refrain d’une chanson de Lucien Delormel et de Léon Garnier pour les paroles et de César Desormes pour la musique, créée par Paulus à la Scala à Paris en mai 1886 et intitulée « En revenant de la revue ».
Pour écouter "En revenant de la revue"
Les deux couplets, évoquant « l’armée française », à l’origine pour se moquer de la bourgeoisie qui célèbre le général Boulanger, ministre de la guerre, n’ont plus rien à faire avec l’amour, décalage qui rend absurde ce « chœur », mais transforme aussi ce mariage en un ridicule triomphe guerrier du héros, victorieux.
Gais et contents, nous marchions triomphants,
En allant à Longchamp, le cœur à l'aise,
Sans hésiter, car nous allions fêter,
Voir et complimenter l'armée française.
La réaction des personnages, « ahurissement de Viviane, miss Betting et Bois-d’Enghien », souligne cette absurdité, que Feydeau ne prolonge pas pour revenir au dénouement lui-même.
Un second coup de théâtre (des lignes 31 à 43)
Il met ainsi en scène un second coup de théâtre, l’irruption de la baronne « surgissant » : « Viviane ! toi, ici… Malheureuse enfant !… » Une arrivée plus invraisemblable que celle de Viviane vu la façon dont elle avait rejeté Bois-d’Enghien à la fin de l’acte II... Feydeau reprend alors deux procédés comiques traditionnels, l’erreur de Bois-d’Enghien, suivie d'une bousculade, « repoussant la baronne sans la reconnaître », pour la renvoyer brutalement, « Voulez-vous vous en aller ?… » et le décalage créé par l’anglais de miss Betting et son accent, « Oh ! good morning, Médème », qui suscite la colère ridicule de la baronne : « Ah ! laissez-moi tranquille ! Avec son anglais, il n’y a pas moyen de l’attraper !… »
Mais son arrivée permet à Bois-d’Enghien de profiter de la situation en formulant sa demande en mariage. Le refus de la baronne et son inquiétude, « Jamais, Monsieur ! (À Viviane.) Malheureuse, qui est-ce qui t’épousera après ce scandale ? », remettent au premier plan la satire d’une bourgeoisie soucieuse du maintien d’une apparence honorable.
Le mariage conclu (des lignes 44 à la fin de la scène 8)
La jeune fille entreprenant alors une forme de chantage, « Mais lui, maman ! je l’aime et je veux l’épouser ! », devant une mère dont le ridicule est accentué par la protection qu’elle veut assurer à sa fille, marquée à la fois par son geste, explicité dans la didascalie, « Viviane dans ses bras, comme pour la garantir de Bois-d’Enghien », et par la périphrase adoptée pour éviter le terme d’amant, jugé choquant pour les oreilles d’une jeune fille : « Lui !… Le je ne sais pas quoi de Mlle Gautier ! »
L’hypocrisie de Bois-d’Enghien ressort par le ton adopté, « avec aplomb », pour soutenir le mensonge qu’il lance aussitôt : « Mais je ne suis plus le… "je ne sais pas quoi de Mademoiselle Gautier" ! » Face aux doutes de la baronne, l’habileté du héros est mise en évidence par l’élaboration progressive de ce mensonge, une prétendue « scène de rupture ». Pour en accroître la crédibilité, il affirme sa certitude, « justement », « Parfaitement », et recourt au discours rapporté direct, « j’étais en train de dire à Mlle Gautier : "Je veux qu’il ne me reste rien qui puisse vous rappeler à moi, rien !… pas même ces vêtements que vous avez touchés !" » Il laisse même imaginer le pire : « Deux minutes plus tard et je retirais mon gilet de flanelle. »
La comédie peut alors se terminer de façon traditionnelle. Même si l’assentiment de la baronne se fait « avec résignation », c’est bien l’amour que cette mère accepte de laisser triompher : « Qu’est-ce que tu veux, mon enfant ! si tu crois que ton bonheur est là ! » La jeune fille peut alors exprimer à sa gouvrenante sa joie, redoublée, « Ah ! Miss, je l’épouse ! I will marry him ! », dont la réaction « étonnée » crée un décalage comique puisqu’elle n’a rien compris au quiproquo : « Mister Capoul ?… Aoh ! »
Le mariage conclu. Mise en scène de Noël Mongeais, 2015. Troupe d’Hiver de Théâtre and Co, Torfou
Scène 9 : le sort de Bouzin
Un rebondissement (des lignes 66 à 82)
La pièce aurait pu se terminer à la scène précédente, sur cette heureuse annonce du mariage. Mais Feydeau suit la tradition classique du dénouement, qui veut que le sort de tous les personnages impliqués dans l’action soit connu. Déjà à la fin de la scène 6, en lui déclarant « elle est à vous », Bois-d’Enghien cède Lucette au général Irrigua qui, « enchanté », quitte la scène.
Il ne reste donc plus que Bouzin, qu’il a obligé à ôter son pantalon et sa veste pour pouvoir lui-même se rhabiller, et qui s’est enfui ainsi dévêtu pour échapper au général. Le début de la scène 8 a expliqué la situation, la plainte des habitants de l’immeuble qui explique le nombre de personnages qui entrent en scène : « Les Mêmes, JEAN, puis BOUZIN, LE CONCIERGE, LES DEUX AGENTS ET LES DOMESTIQUES. »
Le décor joue alors pleinement son rôle, avec ses trois espaces : le palier, l’appartement de Bois-d’Enghien et, en fond de plateau, le « cabinet de toilette ». Jusqu’au dernier moment, Feydeau maintient le rythme du vaudeville grâce à un ultime rebondissement : « (À ce moment on entend un brouhaha venant des étages supérieurs.) Tous. – Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Bouzin arrêté. Mise en scène de Noël Mongeais, 2015. Troupe d’Hiver de Théâtre and Co, Torfou
Les didascalies narratives signalent le comique de gestes avec les déplacements successifs, d’abord l’annonce du « concierge, paraissant le premier. – Enfin, nous le tenons ! Nous avons dû faire une chasse à l’homme sur les toits. », puis la descente de l’escalier : « (Bouzin paraît tout déconfit, traîné par les agents et suivi des domestiques qui le huent.), enfin la fuite des femmes après leurs cris d’horreur : « (Elles se précipitent scandalisées dans le cabinet de toilette.) » Autant de mouvements et de cris que les acteurs peuvent librement exagérer pour accentuer l’effet comique de cette cacophonie, caractéristique du vaudeville.
Bouzin : une victime (de la ligne 83 à la fin)
Ce dénouement place encore Bouzin, arrêté par les agents, dans le rôle de victime joué depuis le début de la pièce, que le public devrait plaindre… Mais la société dépeinte par Feydeau est sans pitié pour les plus faibles tel ce clerc de notaire qui a voulu se faire reconnaître comme compositeur musical mais qui a d’abord été rejeté par Lucette et ses amis, et menacé de mort par le général Irrigua à la fin de l’acte I, en raison de la fausse dénonciation de Bois-d’Enghien, puis le fuyant encore dans l’acte II. Bouzin a été de nouveau victime de Bois-d’Enghien dans l’acte III, d’où sa prière : « Ah ! Monsieur Bois-d’Enghien, je vous en prie ! » Mais sa supplication pathétique ne provoque que le rire en raison de la gestuelle, « se faisant traîner », de sa résistance vaine et de sa prière naïve. Comment, en effet, espérer le moindre secours de celui qui l’implore ? Il ne reçoit donc qu’un nouveau rejet, brutal, « Voulez-vous vous cacher ! (Il entre dans le cabinet dont il ferme la porte sur Bouzin.) »
Le portrait de Bois-d'Enghien, faible et lâche, est complété par sa réplique finale. Il est bien sûr impossible qu’il puisse avouer la façon coupable dont il a agi avec Bouzin. Son remords est, en réalité, très atténué, « C’est un peu pendable ce que je fais là ! », vite effacé par l’interjection désinvolte, « Mais bast ! ». Quant à son sursaut moral, « je connais le commissaire, j’en serai quitte pour aller le réclamer », il n’offre aucune garantie vu la versatilité dont il a fait preuve pendant toute la pièce. En même temps, Feydeau dénonce ainsi le pouvoir exercé par les privilégiés sur les institutions telle, ici, la police.
Mais Feydeau va plus loin dans la critique, avec l’écho donné aux derniers cris repris en chœur, « Au poste ! », et sa didascalie finale : « (Les agents entraînent Bouzin, qui résiste, au milieu des huées des domestiques.) » Même les domestiques sont sans indulgence, comme s’ils se réjouissaient qu’un autre qu’eux-mêmes soit victime des puissants. Comment alors comprendre le dernier appel de Bouzin, « J’en appelle à la postérité ! » ? Alors que son public rit de bon cœur, Feydeau exprime-t-il ainsi le souhait d’une société future plus juste, qui démasquerait ceux qui se masquent sous leur belle apparence, n’hésitent pas à tromper sans scrupules, et profitent de leurs privilèges ? Ou bien, est-ce Feydeau lui-même qui parle, dont les premières pièces ont connu des échecs, en faisant appel à une plus grande reconnaissance de la valeur des vaudevilles, si souvent critiqués ?
CONCLUSION
Dans ce dénouement, Feydeau recourt à tous les procédés du comique, depuis les plus simples, les gestes et les mouvements, l’habillement grotesque de Bouzin, le tumulte et les cris répétés. Mais il sait aussi parachever son vaudeville par le retournement de la situation qui permet le mariage, attendu dans une comédie, mais obtenu au prix d’une situation comique : cette leçon de chant parodique qui permet à la jeune fille de réussir son chantage. Il accentue également le rythme par les rebondissements successifs qui mettent en valeur le comique des caractères.
Enfin, Feydeau met ainsi un point final à sa satire d’une bourgeoisie bien-pensante et de ceux qui, dans la société de cette fin de siècle, ne pensent qu’à satisfaire leurs intérêts en recourant au mensonge et aux dépens des plus faibles, leurs victimes comme Bouzin. Mais le public ne s’indigne pas, il rit finalement devant le miroir que lui tend Feydeau… Le rire l'emporte donc sur la volonté de "corriger les mœurs par le rire", comme le voulait l'héritage traditionnel de la comédie.
Lectures cursives : Molière, Le Malade imaginaire (1673) II, 5 - Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775), III, 4
Pour lire les deux extraits
Le stratagème imaginée par Feydeau pour permettre de mettre en place, par le recours à une chanson, une situation amoureuse interdite, à travers un trio, où le couple d’amant dupe un témoin, n’est pas nouveau dans la comédie. Mais chaque emprunt de Beaumarchais à Molière, puis de Feydeau à ses prédécesseurs offre son originalité propre.
Le tiers témoin
Chez Molière
C’est Argan, le père d’Angélique, qui joue le rôle de témoin, et c’est d’ailleurs lui qui, croyant que Cléante est véritablement le maître de musique attendu, réclame une chanson : « Monsieur, faites un peu chanter ma fille devant la compagnie. » Ce père, comme le veut cette époque, a tout pouvoir sur sa fille, qu’il destine en mariage à Thomas Diafoirus, un médecin ce qui lui permettrait à ce "malade imaginaire" d’être ainsi soigné facilement. Il représente donc un réel danger.
Chez Beaumarchais
Dans Le Barbier de Séville, la situation est encore plus dangereuse : Bartholo, le tuteur de Rosine, veut lui-même l’épouser et la surveille étroitement, lui interdisant tout contact avec l’extérieur, à l’exception de ce professeur de musique, ici le comte Almaviva, déguisé. ¨Particulièrement mefiant, il est difficile à duper.
Chez Feydeau
Il modifie, lui, la situation, puisque le personnage témoin est miss Betting, la gouvernante anglaise, dans un rôle de chaperon afin d’assurer la réputation de Viviane, car, encore à cette époque, une jeune fille ne peut rester seule avec un homme. Elle n’a donc pas de pouvoir direct sur Viviane, mais il est tout de même important qu’elle soit dupe pour permettre l’échange amoureux. Elle aussi croit que Bois-d’Enghien est véritablement un maître de chant, et son ignorance du français facilite le stratagème. Ce n’est qu’après la chanson que la mère, la baronne, va faire irruption pour constater la situation compromettante.
La leçon de musique. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
La chanson
Chez Feydeau
La rencontre en elle-même compte plus que la chanson, qui met surtout en valeur le caractère de la jeune fille : c’est elle qui a imaginé ce stratagème dans l’idée qu’en se compromettant ainsi elle obligera sa mère à accepter son mariage avec l’homme qu’elle a choisi. Bois-d’Enghien, lui, révèle sa faiblesse : il s’inquiète de cette situation et de la réaction de la baronne, qui, à la fin de l’acte II, l’a rejeté pour son immoralité. À la fin du XIXème siècle, les femmes ont vraiment commencé à revendiquer leur liberté, et Feydeau nous montre que, pour la conquérir, elles sont prêtes à des transgressions audacieuses. Comme la gouvernante ne comprend pas le français, les paroles de la chanson, un simple dialogue chanté, accentuent le comique, en s’éloignant même de la situation amoureuse par la reprise finale parodique : « Car nous allons fêter, / Voir et complimenter / L’armée françai-ai-se ! »
Il en va tout autrement chez Molière comme chez Beaumarchais, car, dans ces deux pièces, les jeunes filles ne l’ont pas immédiatement reconnu leur amant sous son déguisement.
Dans Le Malade imaginaire
Angélique est une fille soumise, et elle hésite à entrer dans ce jeu ; Cléante, mène donc la situation, et est obligé de la convaincre d’où son aparté : « Ne vous défendez point, s’il vous plaît ». C’est aussi lui qui construit toute la scène en résumant « le sujet » de la chanson pour lui permettre de participer à l’échange tout en faisant croire à Argan à l’existence de ce « petit opéra qu’on a fait depuis peu ». La chanson permet ainsi aux amants de se révéler leurs sentiments, sous le masque des personnages. Ainsi Angélique, dans le rôle de la bergère Phillis, répond aux demandes inquiètes de Cléante, qui joue le berger Tircis, en répétant son aveu d’amour et en le rassurant sur ses sentiments envers son « rival », « Ah ! je le hais plus que la mort », et sur son refus : « Plutôt, plutôt mourir, / Que de jamais y consentir ».
Cléante et Angélique : la chanson. Mise en scène de Colette Roumanoff, 2013. Théâtre du Vésinet
Dans Le Barbier de Séville
Rosine, après avoir refusé de prendre sa leçon, reconnaît son amant, mais son « trouble » est tel que Bartholo, croyant à un malaise veut l’annuler. Elle insiste donc pour qu’il lui cède, « Je croirai, monsieur, que vous n’aimez pas à m’obliger, si vous m’empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon. », et elle reçoit l’aide du Comte par son aparté, et, surtout, tente de se débarrasser de son tuteur, « je sais que la musique n’a nul attrait pour vous », en vain. La chanson, intitulée « La Précaution inutile », joue un rôle essentiel, faisant d’ailleurs écho au sous-titre de la comédie, et elle a déjà été introduite dans la scène 5 de l’acte I par une ruse de Rosine, qui a imaginé leur échange : « Votre empressement excite ma curiosité : sitôt que mon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l’air connu de ces couplets, quelque chose qui m’apprenne enfin le nom, l’état et les intentions de celui qui paraît s’attacher si obstinément à l’infortunée Rosine. » Un premier échange entre les amants a donc déjà pu leur permettre d’exprimer leurs sentiments, avant une véritable rencontre.
Mais, en raison du danger, la chanson se construit sur une métaphore, posée par le comte afin de masquer l'échange amoureux : c'est « une image du printemps », et Rosine entre aussitôt dans le jeu : « un tableau du printemps me ravit ; c’est la jeunesse de la nature. Au sortir de l’hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité : comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte, avec plus de plaisir, le charme de la liberté qui vient de lui être offerte. » Contrairement à la situation chez Molière, elle chante seule, en glissant peu à peu d’une description de la nature au printemps à un aveu d’amour : « Nos amants d’accord / Ont un soin extrême… / De voiler leur transport ; / Mais quand on s’aime, / La gêne ajoute encor / Au plaisir même. »
Le résultat obtenu
Chez Molière
Une seule indication est donnée sur l’attitude d'Argan durant le chant. Il admire le talent d’Angélique : « Ouais ! je ne croyais pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter. » Il est donc tombé dans le piège, et ne réagit plus face aux paroles, sauf quand, tout à coup, il se sent concerné par l’échange entre Cléante, « Mais un père à ses vœux vous veut assujettir », et Angélique : « Plutôt, plutôt mourir, / Que de jamais y consentir » Son exclamation fait sourire, car il est lui-même ce père dont il se moque : « Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire ! ». Mais sa critique en reste aux personnages de la chanson, jugés « de fort mauvais exemple :« Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente de parler de la sorte devant son père. » Il semble alors avoir établi le lien entre cet opéra et la situation qu’il veut imposer à sa fille, et être pris d’un doute : « Montrez-moi ce papier. Ah ! ah ! où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite. » La réplique de Cléante est totalement absurde, « Est-ce que vous ne savez pas, monsieur, qu’on a trouvé, depuis peu, l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ? », mais Argan se contente d’un renvoi brutal : « Je suis votre serviteur, monsieur ; jusqu’au revoir. » Il s’apprête en effet à recevoir Thomas Diafoirus, le gendre prévu, et est sûr que, par son autorité paternelle, sa fille lui obéira.
Chez Beaumarchais
Au contraire, il dépeint, dans une longue didascalie, le comportement de Bartholo qui « s’est assoupi », ce qui permet au comte d’être plus audacieux, il « se hasarde à prendre une main, qu’il couvre de baisers. » Le danger de cette scène est mis en évidence, par la répétition des moments où l’« absence du bruit, qui avait endormi Bartholo, le réveille. », mais jusqu’à la fin Bartholo reste dupe, et sa méfiance exigera d’autres subterfuges pour permettre le mariage des amants.
Albert Lebours et Louis Boulanger, « La Leçon de musique », 1830. Illustration du Barbier de Séville. Lithographie, 27,5 x 22. BnF
POUR CONCLURE
Cette comparaison est intéressante car elle permet de mesurer deux évolutions :
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d’une part, celle de l’autorité familiale, encore très puissance au XVIIème siècle, qui s’affaiblit très nettement au XIXème siècle puisque la mère de Viviane cède beaucoup plus rapidement.
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d’autre part, celle des jeunes filles : dans les trois cas, selon l'image traditionnelle des femmes, elles sont parfaitement capables de faire preuve de ruse pour arriver à leurs fins, mais sont devenues bien plus audacieuses au fil des siècles, annonçant ainsi la libération féministe.
Enfin, indépendamment de la situation adoptée qui repose sur le quiproquo, le rôle du comique diffère.
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Chez Molière comme chez Beaumarchais, la situation fait ressortir le comique de caractère par le décalage entre un couple amoureux et un père - ou un tuteur - autoritaire : le ridicule d’Argan est mis en évidence, et encore davantage celui du barbon Bartholo. De plus, la chanson est véritablement élaborée, pour servir de masque aux échanges amoureux.
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Chez Feydeau, en revanche, au-delà du quiproquo, le comique vient davantage du langage, qu’il s’agisse des paroles de la chanson, particulièrement ridicules, de l’anglais de la gouvernante, incompris de la baronne, et le chantage n'a pas suffi : c'est l’élaboration du mensonge par Bois-d’Enghien qui emporte la décision du mariage.
POUR CONCLURE
Chez Molière,poser à sa fille, et être pris d’un doute : « Montrez-moi ce papier. Ah ! ah ! où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite. » La réplique de Cléante est totalement absurde, « Est-ce que vous ne savez pas, monsieur, qu’on a trouvé, depuis peu, l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ? », mais Argan se contente d’un renvoi brutal : « Je suis votre serviteur, monsieur ; jusqu’au revoir. » Il s’apprête en effet à recevoir Thomas Diafoirus, le gendre prévu, et est sûr que, par son autorité paternelle, sa fille lui obéira.z !