Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1981
Observation du corpus
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d'ensemble
Une introduction pose la biographie de Nathalie Sarraute, puis le contexte culturel, à partir d’un exposé présentant le Théâtre de l'Absurde et le Nouveau Roman. Elle est suivie d’une présentation de la pièce, qui, après l'étude de sa création, de son titre et de sa structure conduit à une analyse de la problématique retenue. Six extraits donnent lieu à une explication détaillée, associée souvent à des lectures complémentaires qui les prolongent en leur faisant écho, ainsi qu'à des visionnages de mise en scène. Deux études d’ensemble permettent d’approfondir des aspects essentiels afin d'en comprendre les formes et les fonctions : l'image des personnages féminins, et les "tropismes" caractéristiques de la démarche littéraire de Sarraute.
À partir de ces études sont abordées l'étude de la langue, sur les discours rapportés, les composantes de la mise en scène, et l'histoire de l'art, avec un diaporama sur l'allégorie. Une réponse à la problématique soutient la conclusion.
Des activités sont proposées, tant orales, avec la présentation de recherches, qu’écrites : une proposition de mise en scène d'un extrait justifiée par une note d'intention, et un sujet type de l’EAF, une dissertation.
Introduction
Pour se reporter à la biographie de Nathalie Sarraute
Nathalie Sarraute dans son temps
La présentation de la biographie de Nathalie Sarraute sera associée à la présentation du contexte culturel dans lequel s'inscrit son œuvre, le Nouveau Roman et le Théâtre de l'Absurde, qui feront l'objet d'une recherche et seront présentés sous forme d'exposés.
Lectures cursives : Ionesco et Butor
Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1950 : scène 1
Représentée en 1950 au théâtre des Noctambules, La Cantatrice chauve illustre les principales caractéristiques du Théâtre de l’Absurde, visibles en observant comment cette scène d’exposition remplit sa double fonction, informer et séduire.
Informer
La didascalie initiale
Elle est censée donner des indications spatio-temporelles propres à permettre au lecteur de visualiser la mise en scène, ici cet « intérieur bourgeois anglais ». Mais les quinze occurrences de l’adjectif « anglais », appliqué aussi bien aux meubles qu’aux objets, à la « moustache » ou même au « silence » et aux « dix-sept coups » de la « pendule », ôtent tout sens à cette description. Ainsi, cette didascalie installe la pièce dans une sorte de cliché, porteur des stéréotypes et des préjugés sur la société anglais, confirmé par les noms des personnages, les plus banals qui soient, de même que leurs occupations.
La surabondance
Toute la conversation multiplie les informations, mais en mêlant les détails dérisoires, le menu, jusqu’à la qualité de « l’huile » ou à la cuisson des « pommes de terre », et la mention de potentiels personnages, le « petit garçon » et les deux fillettes, Hélène et Peggy, sans que rien d’important de soit véritablement dit. De même, les répliques juxtaposent des constats qui se présentent comme des réflexions profondes, « L'huile de l'épicier du coin est de bien meilleure qualité que l'huile de l'épicier d'en face, elle est même meilleure que l'huile de l'épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise... », mais sur des sujets sans intérêt, jusqu’à finir par se contredire. Ainsi, les informations se noient dans des détails, avec des jeux de comparaisons là aussi dérisoires : « Le poisson était frais. Je m'en suis léché les babines. J'en ai pris deux fois. Non, trois fois ? Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la troisième fois tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j'en ai pris beaucoup plus. J'ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait ? D'habitude, c'est toi qui manges le plus. Ce n'est pas l'appétit qui te manque. »
Sous couvert d’une quantité d’informations, cette scène est, en réalité, une parodie d’exposition, qui met en évidence à quel point cette scène d'ouverture, traditionnelle au théâtre, constitue un artifice.
Pour lire les extraits
Séduire
La logique détruite
La conversation s’ouvre sur une incohérence temporelle : aux « dix-sept coups » de la pendule répond le constat de Mme Smith, « Tiens, il est neuf heures. » Elle accumule ensuite des informations, tel le menu du dîner, mais avec une destruction de toute logique, par exemple dans sa justification du repas : « C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith. » Le vide des informations données est souligné par la didascalie, dont la répétition transforme M. Smith en une mécanique ridicule, et change le prétendu dialogue en un monologue : « M. Smith, continuant sa lecture, fait claquer sa langue. »
Cette pseudo-logique parcourt toute la conversation, jusqu’à l’échange final sur le « bon docteur » Mackenzie-King qui enchaîne les causes et conséquences absurdes : « Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade. – M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort ? – Mme SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker. – M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber. » Le langage tourne alors à vide.
Un comique grinçant
L’absurdité de cette conversation brise toute communication entre les deux personnages, qui, malgré les interpellations de Mme Smith pour impliquer son mari, laisse le comique sans écho : « Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. » Seul le public va donc rire de ces incohérences cocasses, où l’on passe du coq à l’âne, des enfants à « La tarte aux coings et aux haricots », puis à l’« épicier roumain, nommé Popesco Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école des fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. » Comment ne pas rire devant l’énumération cocasse présentée avec tant de sérieux, comme une vérité absolue : « Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. » ?
Mais de quoi rit-on, en fait ? De la vie d’un couple, installé dans un bavardage qui tourne à vide, chacun enfermé dans son monde ce qui interdit toute communication. Vision pour le moins sombre des relations, où tout sentiment s’efface…
Pour conclure
Cette scène justifie donc l’appellation de « Théâtre de l’Absurde », en mettant en évidence un langage qui transforme les personnages en mécaniques grotesques. Mais, en cela, il démythifie la fonction même du théâtre : les dialogues n’en sont pas vraiment, ne traduisent aucune psychologie, et vident les rapports humains de tout sens.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau Roman, 1963 : extrait
L’affirmation qui ouvre cet extrait propose une explication au traitement des personnages pratiqué par ceux que l’on a nommés « nouveaux romanciers », constaté dans la pièce de Nathalie Sarraute par les appellations H.1, H.2 ou F. : « Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. » En mettant en valeur le changement de société après une guerre qui a conduit à la destruction de masse, Robbe-Grillet souligne la perte de toute emprise sur le monde, qui induit, selon lui, la disparition de la notion même de « héros » puisque toute lutte devient impossible : « Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne ».
D’où l’inévitable évolution du roman, qui n’aura plus pour objectif de mettre en valeur une « personnalité », mais plutôt posera la vision d’une nouvelle approche de la relation au monde : « Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. » Mais une menace pèse alors sur le roman : pourra-t-il survivre à l’absence de « héros » dans toute la force du terme ? Robbe-Grillet reste optimiste, en concluant « une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes. »
Pour conclure
Ce court extrait invite à observer comment la pièce de Sarraute fait disparaître tout « héros », tout en conservant la force des personnages, due, non pas à leur personnalité propre, mais à la vérité humaine illustrée par leur dispute et le langage mis en œuvre.
Présentation de Pour un oui ou pour un non
Pour se reporter à la présentation
Pour découvrir la pièce
Dans un premier temps, il est nécessaire d'expliciter le sens de l'expression qui sert de titre, en l'accompagnant de la lecture des dernières répliques de la pièce. Puis une observation des didascalies permettra d'en dégager la structure d'ensemble. On s'interrogera enfin, en lisant les trois premières répliques sur le cadre spatio-temporel, qui permet de déterminer la situation.
H2 : […] « Chacun saura de quoi ils sont capables, de quoi ils peuvent se rendre coupables : ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non. »
H1 : Pour un oui… ou pour un non ?
Un silence.
H2 : Oui ou non ?...
H1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H2 : En effet : Oui. Ou non.
H1 : Oui.
H2 : Non !
Mise en place de la problématique
Cette présentation conduit à poser la problématique qui va guider le parcours : Comment cette dispute permet-elle à Nathalie Sarraute de questionner le fonctionnement du langage ?
La clé de la consigne repose sur le verbe « questionner », qui implique d’introduire un doute, de proposer une recherche. Mais il ne garantit pas une réponse…
La phrase s’ouvre sur une caractérisation de la situation, observée dès le début de la pièce, une « dispute » entre deux personnages, anonymes mais qui se sont présentés comme des amis de longue date. Il est intéressant de se reporter à l’étymologie latine du verbe correspondant, "disputare", avec le préfixe qui marque la division, et "putare", qui, à partir de son sens premier, laver, qualifie, dans le domaine psychique, mettre au net une pensée, une opinion, donc implique un débat d’idées qui se pèsent en s’opposant, allant parfois jusqu’à la querelle, jusqu’au conflit.
Dans un second temps, quel est l’objet de ce « questionnement » ? Le complément « le fonctionnement du langage » renvoie à ce qui caractérise l’être humain lui-même, doté du langage qui se fait parole construite, articulée, mais aussi, parfois, élan spontané, et qui implique la communication avec autrui, mais aussi, à l’intérieur de la conscience, une compréhension de soi-même. C’est à cette observation du langage que s’intéressera ce parcours à travers la pièce.
Explication : l'exposition, du début à "... pas sans importance"
Pour lire le texte
La pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, initialement créée pour être radiodiffusée, accorde forcément un rôle primordial au langage, comme le montre ce tête-à-tête qui constitue ce qui le théâtre classique nomme l’exposition. Elle doit, en principe, informer le public sur les personnages et la situation, mais aussi séduire en mettant en place l’action. Mais en quoi cet extrait remplit-il ce double rôle de façon originale ?
Informer (du début à la ligne 17)
Une information limitée
Déjà, notons que la pièce s’ouvre sans mention d’acte ou de scène, sans la moindre indication d’un décor, et sans didascalie pour signaler le positionnement des personnages. Nous savons seulement que cette conversation, qui débute donc in medias res, se déroule chez H.2 chez lequel H.1 dit être « venu ». C’est ce qui explique d’ailleurs que ce soit lui qui prenne l’initiative dans la première réplique.
De plus, ces personnages ne sont désignés que par une initiale, dont nous pouvons supposer qu’elle correspond à « Homme », accompagnée d’un numéro, ce qui empêche d’emblée toute individualisation, comme s’ils pouvaient être, en fait, n’importe qui…
La temporalité
Deux temps s’entrecroisent dans ce début :
Le présent de l’énonciation correspond au moment de cette visite. C’est celui employé dans l’injonction en appel, « Écoute », dans le souhait au conditionnel, « je voudrais savoir », dans les sentiments mentionnés : « je ne sais pas », « il me semble », « je sens », et surtout dans le jeu des questions : « Qu’est-ce que tu as contre moi ? » « Mais que veux-tu qu’il y ait ? »
Le passé est présenté comme la raison même de cette visite : l’annonce, « je voulais te demander », est, en effet, suivie de « que s’est-il passé ? » Un indice temporel, « depuis tant d’années », amplifie ce passé, une amitié que l’appel au souvenir de la mère de H.2 par H.1 fait remonter au temps de l’enfance, « Tu te souviens comme on attendrissait ta mère ?... », ranimé aussi par H.2 : « 0ui, pauvre maman... Elle t'aimait bien... »
La mise en place d'un conflit
Ce début de dialogue met en place, avec la multiplication de l’aposiopèse qui traduit les hésitations de la parole, le malaise existant entre les deux personnages, alors que tous deux protestent de leur amitié : « Tu as toujours été très chic... », déclare H.2, tandis que H.1 renchérit, « tu as toujours été parfait... un ami sûr... », lien solide corroboré par le discours rapporté de la mère de H.2 : « Ah lui, au moins, c'est un vrai copain, tu pourras toujours compter sur lui. »
Mais les interpellations de H.1 sonnent comme des accusations, en suggérant que quelque chose a brisé cette amitié : « Qu'est-ce que tu as contre moi ? », « Il me semble que tu t'éloignes... tu ne fais plus jamais signe... il faut toujours que ce soit moi... » Dans un premier temps, H.2 se défend, par le déni catégorique du pronom « rien », puis en avançant une explication : « Tu sais bien : je prends rarement l'initiative, j'ai peur de déranger. » Nathalie Sarraute a ainsi créé un horizon d’attente : ce malaise perçu par H.1 a-t-il vraiment une raison ? Mais, en même temps, elle instaure l’incommunicabilité. D’une part, les dérobades de son ami amènent l’incompréhension de H.1 : « Mais pas avec moi ? Tu sais que je te le dirais... Nous n'en sommes tout de même pas là... » D’autre part, son incompréhension s’accentue dans sa question, « Oh qu’est-ce que c’est ? », devant la double allusion de H.2 à un potentiel reproche : « Moi, par contre, il y a des choses que je n'oublie pas. […] ... il y a eu des circonstances. »
Un thème : la parole (des lignes 18 à 41)
La mise en place d'un conflit
La conversation se développe alors, relancée par la question de H.1, « Alors ? », mais la didascalie « H.2, hausse les épaules » ne donne guère d’espoir de savoir réellement la cause du malaise, avec un temps de silence suivi d’une nouvelle dérobade : « ...Alors... que veux-tu que je te dise ! » Dans sa réplique, plus longue, H.1 tente de mettre des mots sur le malaise ressenti, en apportant une preuve : « Si, dis-moi... je te connais trop bien : il y a quelque chose de changé... Tu étais toujours à une certaine distance... de tout le monde, du reste... mais maintenant avec moi... encore l'autre jour, au téléphone ... tu étais à l'autre bout du monde... »
Christiane Pasquier, mise en scène du théâtre Galiléo, 2013.Théâtre Prospero, Montréal
Les points de suspension qui entrecoupent le discours traduisent sa difficulté à définir nettement ses impressions, sans pour autant blesser son ami. Cependant, il tente de le fléchir, « ça me fait de la peine, tu sais... », ce qui ressemble à une forme de chantage affectif. Cette approche fonctionne d’ailleurs, vu la protestation de H.2, accentuée par la didascalie, « H.2, dans un élan. – Mais moi aussi, figure-toi… », qui confirme la réalité du malaise, « H.1. – Ah tu vois, j'ai donc raison... ». H.2 s’enferme donc dans une contradiction, l’amitié qu’il refuse de nier, « Que veux-tu... je t'aime tout autant, tu sais... ne crois pas ça... », tandis que le connecteur d’opposition remet en évidence un reproche implicite : « mais c'est plus fort que moi... »
La parole impossible
Le dialogue s’accélère encore, scandé par les nombreuses questions de H.1, « Qu'est-ce qui est plus fort ? Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? », « pourquoi ? », et par ses injonctions insistantes : « Essaie quand même… », « Dis-moi pourquoi ? »
Mais l’échange s’avère impossible, car il n’obtient que des refus : « Non... vraiment rien... Rien qu'on puisse dire... », « Oh non… je ne veux pas… », « Non, ne me force pas… » Refus d’autant plus contradictoires que, parallèlement, une cause est suggérée, en gradation. On passe d’« Il y a donc eu quelque chose... » à « C'est donc si terrible ? », avant d’en arriver, par contraste avec les négations, « Non, pas terrible... ce n'est pas ça... », « C'est... c'est plutôt que ce n'est rien ... ce qui s'appelle rien... ce qu'on appelle ainsi... », à introduire une véritable gravité.
Mise en scène de Léonie Simaga, 2017. Théâtre de Poche Montparnasse
Il laisse, en effet, supposer un interdit : « en parler seulement, évoquer ça... ça peut vous entraîner... de quoi on aurait l'air ? Personne, du reste... personne ne l'ose... on n'en entend jamais parler... »
Ainsi un thème est mis en place : la parole est dangereuse, car les mots font exister à jamais une réalité.
L'indicible (des lignes 42 à 63)
Une demande insstante
Mû par l’inquiétude qu’a fait naître l’allusion de H.2, H.1 se lance dans une prière rendue insistante par le lexique choisi, « je t’adjure solennellement », qui accompagne un chantage affectif allant jusqu’à l’évocation des morts : « Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j'ai été pour toi... au nom de ta mère... de nos parents ... » Il multiplie les formes d’appel, négation, question injonction, pour contraindre son ami à l’aveu en le culpabilisant : « tu ne peux plus reculer... Qu'est-ce qu'il y a eu ? Dis-le...tu me dois ça... » Toute la suite du dialogue est scandée par cette insistance : « allons, vas-y… », « Alors ? Qu'est-ce qui se passera ? », « Essaie toujours... »
Du silence à la parole
Le déni
La didascalie, qui signale l’intonation de la réplique de H.2, « piteusement », montre aussi que ce chantage affectif a porté ses fruits. H.2 se sent coupable, et se dérobe en insistant sur l’idée que dire la raison du malaise constitue un risque réel : « Je te dis : ce n'est rien qu'on puisse dire... rien dont il soit permis de parler... » Il s’installe ainsi dans le déni, soutenu par la récurrence du pronom négatif, « rien ». Quand enfin ilse résout à formuler une réponse, il l’atténue par l’adverbe : « Eh bien, c'est juste des mots... »
Mise en scène de Tristan Le Doze, 2019. Manufacture des Abbesses, Paris
Mais aussitôt la réaction de H.1 fait ressortir le danger de la parole quand elle repose sur des stéréotypes : « Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu'on a eu des mots... ce n'est pas possible... et je m'en serais souvenu... » Le terme « des mots » fait, en effet, surgir spontanément chez H.1, en raison du malaise ressenti, l’expression populaire péjorative « avoir des mots », qui signifie « se quereller ». Il se place donc à son tour dans le déni.
Vers l'aveu
H.2 n’a alors pas d’autre solution que tenter de briser le stéréotype, en tentant de définir réellement la signification qu’il donne au terme « des mots » : « Non, pas des mots comme ça... d'autres mots... pas ceux dont on dit qu'on les a ‘‘eus’’... Des mots qu'on n'a pas ‘‘eus’’, justement... On ne sait pas comment ils vous viennent... » Mais est-il possible de dépasser les stéréotypes du langage, de sortir du flou pour le rénover en quelque sorte ? La réplique de H.1 permet d’en douter : « Lesquels ? Quels mots ? Tu me fais languir... tu me taquines... »
H.2 réaffirme ainsi le danger de sortir du silence, en laissant à nouveau planer une menace : « Mais non, je ne te taquine pas... Mais si je te les dis... » Il y a donc un risque de sortir du stéréotype, car charger un mot d’un sens personnel instaurerait une réalité irrémédiable, ce que contredit l’affirmation initiale de H.2 : « Alors ? Qu'est-ce qui se passera ? Tu me dis que ce n'est rien... » H.2 se révèle alors prisonnier de ce pronom négatif, qui relance la tension entre les deux interlocuteurs : « H.2. – Mais justement, ce n'est rien... Et c'est à cause de ce rien... – H.1. – Ah on y arrive... C'est à cause de ce rien que tu t'es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec moi ? » L’accablement exprimé par la didascalie, « H.2, soupire. » montre que c’est finalement l’incommunicabilité qui triomphe, échec posé comme une vérité générale : « Oui... c'est à cause de ça... Tu ne comprendras jamais... Personne, du reste, ne pourra comprendre... ». Que signifie, finalement, l’accusation déniée par H.1, « Essaie toujours... Je ne suis pas si obtus... » ? La riposte de H.2 renforce cette image générale de la communication impossible entre les êtres : « Oh si... pour ça, tu l'es. Vous l'êtes tous, du reste. »
L’accusation (de la ligne 63 à la fin)
Une formulation malaisée
Poussé par le défi lancé par la formule enfantine de H.1, « Alors, chiche... on verra... », H.2 finit par sortir du silence, mais la multiplication de l’aposiopèse et la récurrence de « tu m’as dit » mettent en valeur la difficulté de formuler cette accusation : « Eh bien... tu m'as dit […] ... tu m'as dit... […] quand je t'en ai parlé... tu m'as dit : "C'est bien... ça..." ». En même temps que cette phrase est posée comme raison de la distance installée entre les deux amis, tout semble la minimiser. D’une part, elle n’est pas rattachée à un contexte précis : « il y a quelque temps », « quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… » ; d’autre part, avant même d’être reprise, son importance est détruite par l’insistance : « oui… dérisoire… »
L'incommunicabilité
Chargée d’ironie, la réaction de H.1, « Répète-le, je t'en prie... j'ai dû mal entendre. », confirme l’affirmation précédente de son ami sur l’impossibilité de se faire comprendre. Mais, en lui donnant ainsi raison, il renforce la certitude de H.2 d’avoir le droit de l’accuser, d’où la didascalie, « prenant courage », d'où la précision du reproche : « Tu m'as dit : « C'est bien... ça... » Juste avec ce suspens... cet accent... » Illustration du poids des mots, de ces tropismes mis en évidence par Sarraute, puisqu’un simple « suspens », un « accent », suffisent.
La relation de communication s'inverse alors. H.1 s’installe à présent dans le déni : « Ce n'est pas vrai. Ça ne peut pas être ça... ce n'est pas possible... », « Non mais vraiment, ce n'est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ? », « Écoute, dis-moi si je rêve... si je me trompe... » Malgré les affirmations de son ami, « Oui. Très. Très sérieusement. », l’incompréhension de H.1 apporte la preuve de l’échec annoncé, « Tu vois, je te l'avais bien dit... à quoi bon ?... », mais il continue à essayer de rester dans un réel mesurable, le contexte de cette conversation ancienne : « Tu m'aurais fait part d'une réussite... quelle réussite d'ailleurs... » En refusant de répondre, la dérobade de H.2, « Oh peu importe... une réussite quelconque... », donne sens à ce poids de la parole : cette phrase a touché en lui quelque chose de plus profond, cette idée de « réussite » s’annonçant comme la clé de l’écart qui s’est creusé entre les deux amis.
CONCLUSION
Cette exposition surprend d’emblée car, par son écriture qui multiplie les formes marquant l’hésitation de la parole, points de suspension, répétitions, négations incessantes et interrogations sans réponse, Nathalie Sarraute semble refuser le premier rôle dévolu au début d’une pièce de théâtre, informer le public. Tout reste flou, en effet, depuis l’identité des personnages jusqu’au contexte de cette visite : tout au plus pouvons-nous comprendre qu’une distance a séparé ces deux amis de longue date. Entre silence, dénis et dérobades, la parole devient inopérante.
Cependant, paradoxalement, c’est ce flou qui retient l’attention du public, car il se crée alors un horizon d’attente : ces deux amis parviendront-ils à aller jusqu’au plus profond d’eux-mêmes ou bien resteront-ils dans l’indicible ? Est ainsi posé le thème de la pièce, en écho à son titre : comment le fonctionnement du langage peut-il amener une rupture « pour un rien », « pour un oui ou pour un non » ?
Visionnage : bande-annonce de la mise en scène de René Loyon
La bande-annonce de la représentation mise en scène, en 2013, au théâtre du Lucernaire, s’ouvre sur le face à face des deux personnages de la pièce, incarnés par Jacques Brücher et Yedwart Ingey, qui reste encore muet, comme pour signifier par avance l’impossibilité de communiquer. Mais leur positionnement, comme leur attitude, révèle déjà leur opposition. Le choix d’acteurs d’âge mûr est pertinent puisque leur amitié remonte à leur jeune âge, et qui ne peut qu’amplifier la rupture que va mettre en scène la pièce.
Ces extraits de la scène d’exposition sont commentés par le metteur en scène, à commencer par cette opposition.
La cause en est posée par la reprise de la phrase « C’est bien… ça… », dont le jeu de l’acteur met en évidence la façon dont elle a été prononcée, qui fait qu’elle « a été vécue par l’autre de façon particulièrement humiliante », comme le précise Loyon. On notera l’insistance sur la négation « ce rien », en écho au titre de la pièce, rattachée par le metteur en scène à la notion de "tropismes" « inventée » par Sarraute, qu’il définit. Le dernier moment de la bande-annonce met l’accent, par la phrase « oui, prend est bien le mot », sur l’importance du « mot » dans le langage : un mot lancé dans une formule a priori stéréotypée, « qu’est-ce qui te prend ? », qui, pourtant, renvoie pour le destinataire à un jugement blessant. Tel est le "tropisme", ce mouvement indéfinissable de la conscience qu’un simple mot, un « rien » même, trahit en amenant deux interlocuteurs à se rapprocher ou à s’écarter.
Rappelons l’origine même du mot « tropisme », qui désigne la réaction des plantes à leur environnement, par exemple la gravité, l’eau, la lumière et les objets. Par exemple, une plante recherche plus ou moins la présence de l’eau, s’oriente plus ou moins vers le soleil, est plus ou moins sensible au toucher… Réaction spontanée, mais révélatrice, comme les « tropismes » humains.
Explication : les témoins, de "Voilà... je vous présente..." à "... vous comprenez."
Pour lire l'extrait
La scène d’exposition, un face à face entre les deux personnages, H.1 et H.2, présente la raison qui a amené une distance entre eux, une simple phrase, « c’est bien… ça », a priori bien dérisoire pour provoquer la rupture d’une amitié ancienne.
Face à l’incompréhension de H.1, H.2 explique que, dans sa volonté de rompre totalement leur amitié, il a été « retenu » par tous ceux auxquels il a fait part de ce qu’il ressentait, mais sans réussir à les convaincre de son bon droit. Bien au contraire, c’est lui qui s’est retrouvé accusé, défini comme « Celui qui rompt pour un oui ou pour un non ». Son récit du contexte qui a entraîné cette phrase de H.1, sa tentative de se « targuer de je ne sais quel petit succès », permet à son ami de traduire le reproche : un « ton condescendant », donc méprisant. Pour trancher ce litige, H.2 propose alors de faire à nouveau appel à un « jury », des « voisins », qualifiés d’« [i]ntègres. Solides. Pleins de bon sens. » Comment ces intervenants jouent-ils le rôle qui leur est dévolu ?
La mise en place du « procès » (du début à la ligne 11)
La didascalie, indiquant le déplacement de H.2, « Sort et revient avec un couple », marque le passage de la conversation en tête à tête à l’intervention de deux témoins, censés trancher le litige.
La présentation des témoins
L’entrée du « couple » est accompagnée de formules de politesse conventionnelles, « Voilà… je vous présente… Je vous en prie… », pour le moins paradoxales puisqu’ils restent, eux aussi, désignés par F. pour l’une, par H3 pour l’autre. Ils sont même totalement indifférenciés dans leur première réplique, introduite par « EUX ». De même, H.2 ne présente pas son ami, signe de la volonté de Nathalie Sarraute de conserver l’anonymat de personnages qui pourraient être "n’importe qui" puisque le sujet n’est pas la psychologie mais, au premier plan, le fonctionnement du langage.
Mise en scène de Tristan Le Doze, 2022. Manufacture des Abbesses
Leur rôle
H.2, soucieux des convenances, prend soin aussi de s’excuser par avance de les déranger, « cela ne vous prendra pas beaucoup de temps », avant de poser le rôle qu’ils doivent jouer : « il y a entre nous un différend ». Ils sont donc semblables au « jury » lors d’un procès, d’où leur protestation conjointe : « Oh, mais nous, vous savez, nous n’avons aucune compétence. » La réaction de H.2, « Si, si, vous en avez…Plus qu’il n’en faut. », est à la fois une façon polie de les rassurer, mais aussi une volonté de Sarraute d’insister sur l’idée que tout être humain, doté du langage, peut avoir l’occasion de vivre une telle situation, donc être capable de juger des conséquences de son fonctionnement.
L'objet du "procès"
Il reste à introduire la cause à juger, d’abord formulée par « il y a entre nous un différend. » Mais, censé être posé par la formule introductive, « Voilà de quoi il s’agit », l’objet du débat reste en suspens par l’interruption de F. qui suit une présentation surprenante de son adversaire, particulièrement insistante : « Mon ami, là, un ami de toujours… » Ce contraste explique la question de F., « C’est lui dont vous m’avez souvent parlé ? », avec l’adverbe temporel qui suggère l’importance de cet « ami » pour H.2. Les remarques qui suivent, « Je me rappelle… quand il a été souffrant… vous étiez si inquiet… », soulignent encore la force de leur amitié, rendant donc ce « différend » inexplicable. L’incompréhension s’installe alors chez F., révélées par les aposiopèses répétées, comme s’il lui était impossible de prononcer le mot « différend » : elles traduisent l’aspect irrationnel de ce « différend », souligné par le glissement du verbe « dire » de la négation injonctive, « Ne me dites pas qu’entre vous… après tant d’amitié… », à l’affirmation au passé : « vous m’avez toujours dit qu’il a été, à votre égard… »
Ainsi, quand H.2 coupe une première fois la parole à F., c’est comme pour se concilier par avance les faveurs de ce jury, en mettant d’abord en avant sa sensibilité, « Oui, c’est lui… Et c’est pour ça justement que ça me fait tant de peine. ». La seconde fois, il l’interrompt en se donnant par avance le beau rôle d’ami sincère et fidèle : « Oui, parfait. Je lui en suis reconnaissant. »
L’accusation (des lignes 12 à 25)
La raison du « différend »
Dans un procès, le procureur, défenseur de la victime, a pour rôle de formuler l’accusation. À la question de F., « Alors pourquoi ? », la réponse aurait donc due être faite par H.2, puisque c’est lui qui a précédemment posé la raison de leur « différend ». Or, non seulement H.1 intervient le premier, mais le verbe en incise atténue par avance cette raison : « Eh bien, je vais vous le dire : je lui ai, paraît-il, parlé sur un ton condescendant … » Ne donne-t-il pas ainsi la preuve de cette volonté d’affirmer sa supériorité en dévalorisant la parole de son ami ? La réaction de H.2 souligne à nouveau l’importance de l’intonation, révélatrice de ce que Sarraute nomme "tropisme", ici la distance qui s’inscrit dans le langage en dehors de toute volonté consciente : « Pourquoi le dis-tu comme ça ? Avec cette ironie ? » Il rejette donc sur H.1 la culpabilité, en lui rappelant leur convention, faire intervenir des témoins pour trancher la question : « Tu ne veux plus faire l’essai ? » Il oblige ainsi H.1 à protester avec insistance, « Mais si mais si… Je le dis sérieusement. » Mais les précisions ajoutées incriminent davantage H.2, accusé d’une susceptibilité excessive : « Je l’ai vexé… il s’est senti diminué…alors, depuis, il m’évite… »
L'intervention des "témoins"
Regroupés dans la didascalie, « EUX, silencieux… perplexes… hochant la tête… », les témoins montrent d’abord leur embarras, puis introduisent un jugement contrasté.
Le jugement de F.
F., la première, donne raison à H.1, « En effet… ça paraît… pour le moins excessif… juste un ton condescendant… », mais avec une sorte de prudence, marquée par l’aposiopèse, comme pour ne pas, à son tour, « vexe[r] » son voisin. Si la locution « pour le moins » atténue sa critique de H.2 blâmé pour son reproche « excessif », l’adverbe « juste », lui, traduit plus nettement cette critique.
Le jugement de H.3
En revanche, H. 3 s’oppose à F. car, même si sa phrase reste inachevée, il suggère déjà l’idée que « la condescendance » peut blesser.
Mais, devant les questions de H.2, « Ah ? vous comprenez ? », qui montre indirectement ainsi sa satisfaction de se voir conforté, H.3, à son tour, prend du recul, « Enfin… je n’irais pas jusqu’à ne plus revoir, mais… » Or, si le verbe « revoir » reste sans le complément attendu, « mon meilleur ami », le connecteur « mais… » laisse, lui, supposer un revirement, pour donner au moins en partie raison à H.2. Celui-ci ne s’y trompe pas d’ailleurs, comme le prouve la répétition de ce connecteur, qui l’amène à exprimer la certitude de son bon droit : « Mais, mais, mais… oh, vous voyez, vous pouvez me comprendre. »
L’exposé des faits (de la ligne 26 à la fin)
Définir l'amitié
Mais, quand H.3 reprend à nouveau du recul en suggérant lui aussi, par sa négation, que leur rupture d’amitié est excessive, « Je n’irais pas jusqu’à dire ça… », il oblige H.2 à se faire son propre avocat pour mieux se justifier en expliquant mieux la situation : « Si, si, vous irez, vous verrez… permettez-moi de vous exposer… Voilà… »
Dans un premier temps, il tente donc de définir leur amitié, mais l’antéposition de la négation redoublée, avec l’adverbe d’insistance, rend sa nature ambiguë : « … Il faut vous dire d’abord que jamais, mais vraiment jamais je n’ai accepté d’aller chez lui… » La préposition se comprend, en effet, d’abord dans son sens spatial, d’où la surprise légitime de F., « Vous n’allez jamais chez lui ? », et la protestation de H.1 : « Mais si, voyons… qu’’est-ce qu’il raconte ? »
H.2 est donc obligé d’expliciter le sens de la préposition, métaphorique : « Ce n’est pas de ça que je parle. J’allais le voir. Le voir, c’est vrai. Mais jamais, jamais je ne cherchais à m’installer sur ses domaines… dans ces régions qu’il habite… » Avec la négation reprise et le lexique spatial, « ses domaines », « ces régions qu’il habite », il fait, en réalité référence à la personnalité même de son ami, en accentuant l’écart entre eux. Mais, loin d’éclairer ainsi ce qui les sépare, le recours à un stéréotype, « Je ne joue pas le jeu, vous comprenez » ne fait que l’obscurcir, car de quel « jeu » s’agit-il ? L’expression s’emploie, le plus souvent, pour qualifier le fonctionnement d’une société dans lesquelles des règles sont à suivre pour s’y insérer. Quelles « règles » rejetterait donc H.2, que voudrait lui imposer H.1 ? À quoi refuserait-il de se soumettre, contrairement à H.1 ?
L’amitié brouillée : Mise en scène de Christiane Pasquier, 2013, Théâtre Prosper, Montréal
Le débat
Il est plaisant de constater que c’est finalement H.1, l’accusé, qui explicite ce stéréotype : « Ah, c’est ça que tu veux dire… Oui, c’est vrai, tu t’es toujours tenu en marge… » En choisissant ce terme, il joue sur le lexique spatial posé par H.2, « domaines », « régions », pour reprendre l’image d’une prise de distance, d’une mise à l’écart, mais il rejette ainsi la culpabilité sur H.2 qui serait alors à l’origine de leur séparation.
Mais il crée à son tour une ambiguïté puisque, en n’expliquant pas de quoi exactement H.2 se met « en marge », il permet la réaction de H.3, qui glisse vers le substantif : « Un marginal ? » Or ce terme prend un sens péjoratif car il désigne une personne qui refuse de s’intégrer dans la société dans laquelle elle vit, ce qui renforce l’accusation contre H.2. Mais, très rapidement, H.1 détourne le sens de ce terme, « Oui, si on veut. Mais je dois dire qu’il a toujours gagné sa vie… il n’a jamais rien demandé à personne. », en introduisant une excuse, d'où la riposte de H.2 qui sonne comme une politesse formulée automatiquement : « Merci, tu es gentil… »
Le réquisitoire
Mais H.2 ne perd pas de vue l’objectif fixé, ce procès à juger ; il reprend donc son rôle de procureur pour réaffirmer la cause qu’il défend : « Mais où en étions-vous ? Ah oui, c’est ça, il vous l’a dit : je me tiens à l’écart. » Cependant, il remet en évidence la même préposition ambiguë : « Il est chez lui. Moi, je suis chez moi. » Le jugement posé par F. lui donne raison, mais sa forme stéréotypée joue aussi sur le double sens : « C’est bien normal. Chacun sa vie, n’est-ce pas ? » Le sens spatial s’élargit ici pour faire référence à des choix comportementaux, mais que l’explication de H.2 interpellant les témoins dramatise : « Eh bien, figurez-vous qu’il ne le supporte pas. »
Mise en scène de Jacques Lassalle, 1998. Théâtre National de La Colline
Il se pose alors en victime d’une intransigeance excessive, d’une contrainte insupportable : « Il veut à toute force m’attirer… là-bas, chez lui. » L’indice spatial, « là-bas », souligne l’éloignement entre eux, mais l’obligation ensuite formulée invite à dépasser le simple choix d’un mode de vie : « il faut que je sois avec lui, que je ne puisse pas en sortir… » Il suggère, en effet, un emprisonnement mental que voudrait lui imposer H.1, auquel seule une rupture permettrait d’échapper.
CONCLUSION
Ce passage est le seul de la pièce qui introduit, dans la dispute, deux personnages extérieurs. Il prend alors la forme d’un procès, avec H.2 dans le rôle du procureur accusateur, face à H.1, qui, doit, en principe, se défendre, et le « jury », qui doit arbitrer le conflit et poser un verdict, dont H.2 espère qu’il sera en sa faveur. Mais cette forme se brouille, les rôles s'entremêlent, voire s'inversent notamment entre H.2 et H.1, car la cause du litige va bien au-delà de la seule phrase incriminée : « c’est bien… ça ». En fait, l’accusé est le langage lui-même, fait de conventions et de stéréotypes, qui, quand on tente de les dépasser, révèlent les profondeurs et les masques de la conscience, à la fois de l’émetteur et du récepteur, chacun réagissant, finalement, en fonction de sa personnalité et de sa vision du monde. Les dérobades des deux « jurés » laissent donc pressentir qu’ils ne pourront que reconnaître leur impuissance.
Lecture cursive : suite du "procès"
Pour lire l'extrait
La raison du litige
Cette scène de procès se poursuit à partir d’une image de H2 illustrant le reproche adressé à H.1 : « Alors, il m’a tendu un piège… Il a disposé une souricière… » Ce terme implique à la fois de tendre un appât à la "souris" qu’on veut détruire.
L’appât est installé par H.1 qui proposer de faire intervenir « ses relations » pour permettre à son ami de voyager grâce à une « tournée de conférences ». La réaction conjointe des témoins, « Eh bien, je trouve ça gentil », montre qu’ils ne comprennent pas en quoi cette offre constituerait un dangereux appât.
La "souris" serait H.2, qui se place ainsi dans la position d’une potentielle victime, ce que ne comprennent ni les témoins, ni H.1 qui plaide l’innocence : « tu aimes les voyages. Je t’ai proposé de t’obtenir une tournée… »
Une souricière
Une justification du débat
Pour se justifier, H.2 explicite cette image de « piège », en reprenant l’image de la "souris" face alors à deux possibilités : « reculer » en trouvant une excuse – son peu d’intérêt pour les voyages – ou bien accepter, « mordre » à l’appât. Mais il aurait alors été « pris », c’est-à-dire qu’il serait entré dans le fonctionnement social que, précisément, il refuse : il aurait été « conduit à la place qui [lui] était assignée, là-bas, chez lui… [s]a juste place. » Il se serait mis sous la dépendance de H.1.
Mais, finalement, il a choisi une autre solution, expliquéE en conservant l’image de la « souricière » : « je me suis installé tout au fond de la cage. Comme si j’y avais toujours vécu. J’ai joué le jeu qu’on y joue. Conformément à toutes les règles. » C’est en cela qu’il s’est senti capturé, car il a alors adopté le même comportement que celui exigé par la société, en choisissant le mensonge en fait, qui lui permet de se placer à la même hauteur que son ami : « Sa protection, fi donc, je n’en avais pas besoin, j’avais moi aussi une place ici. chez eux… une très bonne place… » La formule « fi donc » révèle bien le sentiment de mépris qu’il a alors ressenti, et qu’il renvoie à son ami : « j’ai voulu aussitôt me rehausser… comme chacun fait là-bas… » Ce sentiment d’infériorité est vécu comme un échec, car la "souris" a tout de même été capturée : « Alors… il n’eut qu’à me prendre… Il m’a tenu dans le creux de sa main ». Pire encore, il amplifie ce mépris par l’ironie railleuse de ses propres mots, qui traduisent, dans un discours rapporté direct, la pensée de H.1 : « Voyez-vous ça, regardez-moi ce bonhomme, il dit qu’il a été, lui aussi, invité… et même dans de flatteuses conditions… et comme il en est fier… voyez comme il se redresse… ah mais c’est qu’il n’est pas si petit qu’on le croit… il a su mériter comme un grand… c’est biiien… ça … C’est biiiien… ça… » Son récit se termine par une reprise de la phrase incriminée, dont il accentue encore l'intonation.
Le verdict
Dans cette scène, le procès a pu se dérouler, avec un débat et le réquisitoire de H.2. Il reste donc à formuler le verdict. Mais la conclusion de H.2, « Oh mais qu’est-ce que vous voulez comprendre… », en annonce l’impossibilité. Les deux témoins refusent, en effet, de se prononcer nettement. Mais la dérobade de F., et même si ses phrases restent inachevées, revient à condamner à H.2 pour ses excès : « Mais il me semble que cette excitation… Il a l’air si agité… et ces idées de souricière, d’appât… »
Pour conclure
La fin de cette scène confirme la nature des "tropismes" mis en évidence par Sarraute : ils relèvent de mouvements intérieurs si profonds qu’il empêche d’en juger de l’extérieur.
Étude d'ensemble : les personnages
Pour se reporter à l'étude détaillée
Ces deux premières explications permettent de construire une étude d’ensemble des personnages. Nous dégagerons ainsi le sens du choix d’initiales qui les rend anonymes, mais sans pour autant les déshumaniser. Puis, nous récapitulerons le rôle des personnages témoins de la dispute, en fait totalement inutile puisque les « tropismes » se jouent au sein de la conscience. Enfin, malgré cet anonymat, nous pourrons définir ce qui sépare les deux protagonistes, en observant ce que le débat révèle de leur personnalité.
Explication : le bonheur, de "Un exemple, s'il te plaît..." à " ... vous ne supportez pas."
Pour lire l'extrait
Quand H.1 demande à son ami H.2 la raison de la distance prise avec lui, ce dernier invoque une phrase, « C’est biiien… ça », dont le ton « condescendant » l’a blessé. La dispute naît alors, que les deux témoins, pris comme juges, H.3 et F., ne tranchent pas : ils ne comprennent pas à quel point la situation présentée par H. 1, une proposition de H.1 de faire intervenir ses « relations » pour lui permettre de voyager comme lui-même en a l’occasion professionnellement, justifie la rupture d’une amitié ancienne. À leur départ, H.1 poursuit sa tentative pour se justifier, et relance l’accusation, « tu étales devant moi ». Il précise alors sur quoi portent ces « étalages » : « Le Bonheur. […] Les bonheurs que tous les pauvres bougres contemplent, le nez collé aux vitrines. » Comment l’évolution de la discussion sur ce thème du bonheur conduit-elle à mieux comprendre ce qui oppose les deux personnages ?
La question du bonheur (du début à la ligne 16)
L'exemple donné
Ainsi accusé, H.1 veut concrétiser le reproche : « Un exemple, s’il te plaît. » La riposte de H.2 est immédiate, et il sous-entend que les exemples sont nombreux : « Oh je n’ai que l’embarras du choix… Tiens, si tu en veux un, en voilà un des mieux réussis… » Accentué par avance par le superlatif, l'exemple choisi est celui du comportement de H.2 lors de la naissance de son « premier-né ».
Il dépeint le « bonheur » d’un père, mais son portrait transforme cette réaction de « paternité comblée », qui paraît bien normale, en une volonté orgueilleuse d’imposer à l’autre une forme de supériorité. Cela se marque, à ses yeux par la façon dont il se tient assis, « bien carré dans son fauteuil », et dont il met en valeur le bébé : « debout entre tes genoux ». De même, le choix du verbe, « tu te présentais », repris par H.1, « Mais dis tout de suite que je posais… », confirme le reproche : une attitude qui prouverait sa prétention et son mépris envers son ami.
Le bonheur de la paternité
La source du bonheur
La protestation de H.1 banalise la situation décrite : « J’espère bien. J’étais heureux… figure-toi que ça m’arrive… et alors ça se voit, c’est tout. » Il oblige ainsi à H.2 à développer son reproche. Il ne remet pas en cause la réalité du « bonheur » de ce père, « Tu te sentais heureux, c’est vrai… », mais la négation amplifiée par l'épanorthose, « Non, ce n’est pas tout. Absolument pas », déplace la source de ce bonheur. Il met en évidence l’image du couple « heureux » formé par son ami, « comme vous deviez vous sentir heureux, Janine et toi, quand vous vous teniez devant moi : un couple parfait, bras dessus, bras dessous, riant aux anges, ou bien vous regardant au fond des yeux… ». Mais, s’il reconnaît la force de cet amour entre époux, le verbe « deviez » est ambigu : il permet de formuler une hypothèse, mais aussi traduit une obligation, une image stéréotypée du couple qu’il est indispensable de donner aux autres. Ainsi, il refuse d’en faire la raison principale du « bonheur » de H.1. Il ne serait complet, en fait, que si le regard d’autrui vient le confirmer : « mais un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me tends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre… » Le choix du verbe « contemple » insiste sur une source essentielle du « bonheur » : l’imposer aux autres en suscitant leur admiration. Il ne serait plus alors un élan de l’âme, mais dépendrait de la caution sociale.
Le débat (des lignes 16 à 37)
L'accusation inversée
Ainsi accusé, H.1 interrompt l’analyse de H.2 pour l’accuser à son tour, mais les points de suspension mettent en évidence la gêne éprouvée à qualifier précisément sa critique : « Tu étais jaloux. »
Mais, loin d’accepter cette accusation, H.2 la retourne contre son ami : il y voit la confirmation de son reproche personnel, le désir de s’imposer aux autres, de leur faire reconnaître sa supériorité : « Ah nous y sommes, c’est vrai. C’est bien ce que tu voulais, c’est ce que tu cherchais, que je sois jaloux… » Les verbes "vouloir" et "chercher" insistent sur l’importance prise par ce regard d’autrui pour cautionner des choix de vie, jusqu’à en faire une exigence absolue pour H.1 par sa répétition, avant de souligner son propre refus : « Et tout est là. Tout est là : il fallait que je le sois ».
D’après Pierre Mignard, allégorie « La jalousie et la discorde », XVIIème siècle. Estampe, Beaux-Arts de Paris
Il dénie alors avec une force croissante ce jugement : « Et tout est là. Tout est là : il fallait que je le sois et je ne l’étais pas. », « Je n’étais pas jaloux ! Pas, pas, pas jaloux. Non, je ne t’enviais pas…. » Pour justifier ce déni, le rythme de sa phrase, scandant l’opposition des pronoms, met en avant leur différence : « J’étais content pour toi. Pour vous… Oui, mais pour vous seulement. Pour moi, je n’en voulais pas, de ce bonheur. Ni cru, ni cuit… » Par sa comparaison finale à de la nourriture, c’est à nouveau la mise en valeur de l’importance vitale de la caution sociale pour soutenir ses choix de vie.
Dans les questions qui s’accumulent ensuite, H.2 imagine à quel point son rejet peut déranger son ami en prenant la parole à sa place : « Mais comment est-ce possible ? Ce ne serait donc pas le Bonheur ? Le vrai Bonheur, reconnu partout ? Recherché par tous ? Le Bonheur digne de tous les efforts, de tous les sacrifices ? Non ? Vraiment ? » La majuscule sous-entend l’idée que pour H.1 le bonheur serait un absolu, « Le vrai Bonheur », qu’il ne dépendrait pas du choix de chacun, mais ne pourrait prendre qu’une forme unique, stéréotypée. Autrui est le critère de vérité. D’où la généralisation insistante avec l’adverbe « partout », et la répétition de l’indéfini, « tous », qui accompagne la gradation : les « efforts » vont jusqu’aux « sacrifices ».
La caution d'autrui
Mais ces questions multipliées révèlent l’inquiétude latente prêtée à H.1, représentant du modèle social, prolongée par une phrase qui ressemble au début d’un conte de fées : « Il y avait donc là-bas… cachée au fond de la forêt une petite princesse… » Cette phrase, qui semble sans lien avec la conversation, surprend H.1, qui accuse aussitôt son ami : « Quelle forêt ? Quelle princesse ? Tu divagues… » La réponse de H.2, qui feint de l’approuver, se charge d’ironie, « Bien sûr… Je divague… », mais, en rappelant l’intervention précédente des deux témoins, son ironie s’accentue, en suggérant, par le discours rapporté direct qu’il lui prête, que H.1 a absolument besoin de leur caution pour s’opposer à lui : « Qu’est-ce que tu attends pour les rappeler ? ‘‘Écoutez-le, il est en plein délire… quelle forêt ?’’ » L’interpellation familière qui suit, « Eh bien oui, mes bonnes gens », joue donc sur un double sens : le reproche ne s’adresse plus seulement à H.3 et F.1, mais aussi à tous ceux qui lisent l’œuvre ou assistent à la représentation.
La consultation du miroir. Illustration d’un recueil islandais des contes de Grimm, 1852
La société entière se trouve ainsi placée en position de juge de l’allusion précisée au conte allemand des frères Grimm, Blanche-Neige et les sept nains, au passage où « où la reine interroge son miroir : ‘‘ Suis-je la plus belle, dis-moi…’’ » Elle a besoin de la caution du « miroir », censé être objectif, pour se rassurer, comme H.1 a besoin du regard admiratif de son ami sur ses choix de vie. Mais la réponse du « miroir » renvoie la reine à une douloureuse vérité : « Et le miroir répond : ‘‘Oui, tu es belle, très belle, mais il y a là-bas, dans une cabane au fond de la forêt, une petite princesse encore plus belle…’’ » Cette allusion, qui se conclut en justifiant la comparaison, « Et toi, tu es comme cette reine, tu ne supportes pas qu’il puisse y avoir quelque part caché… », nous rappelle le rôle attribué aux contes de fées, image des peurs et des désirs inconscients en chaque être.
D’où le symbolisme de la « forêt », un lieu obscur et effrayant, qui menacerait la sécurité de H.1, ce « bonheur » confortable dont il a fait une certitude, mais que H.2, jouant le rôle du « miroir », viendrait remettre en cause par son refus de la cautionner.
Définir le bonheur ? (de la ligne 38 à la fin)
La prééminence des stéréotypes
La question de H.1 montre que la comparaison a déstabilisé son ami, car il a mis en doute la validité des valeurs qu’il a choisies : « Un autre bonheur… plus grand ? » Mais H.2 refuse de le rassurer en lui proposant une réponse précise : « Non, justement, c’est encore pire que ça. Un bonheur, à la rigueur, tu pourrais l’admettre… » L’ironie de H.1 est donc une façon de se protéger, de se défendre de l’accusation de mépris qui lui a été lancée précédemment : « Vraiment tu me surprends… Je pourrais être si généreux que ça ? » Mais H.2 poursuit sa dénonciation du poids pris par les stéréotypes : « Oui. Un autre bonheur, peut-être même plus grand que le tien. À condition qu’il soit reconnu, classé, que tu puisses le retrouver sur vos listes. Il faut qu’il figure au catalogue parmi tous les autres bonheurs. » Il fait ainsi de H.1 le représentant du fonctionnement social, qui repose sur des normes et des règles collectivement admises, exigence soulignée par la locution conjonctive, « à condition que », et le verbe injonctif : « il faut ». L’obscurité de la « forêt » menace l’ordre social qui, lui, a besoin de réalités fixes, d’un « catalogue » admis de tous, d’où la nécessité affirmée : « le retrouver sur vos listes ». Le lexique choisi transforme le « bonheur » en un produit consommable, qui devrait s’acheter parmi des choix socialement admis, considérés comme acceptables par tous, tels le couple ou la paternité, qui assurent à la fois l’ordre et la survie de toute société.
À cela l’hypothèse de H.1 oppose un autre choix : « Si le mien était celui du moine enfermé dans sa cellule, du stylite sur sa colonne… dans la rubrique de la béatitude des mystiques, des saints… ». Même si l’aposiopèse laisse la phrase sans proposition principale, et même si de tels exemples, le « moine », le « stylite », ont existé, ils contredisent les exigences sociales. Une société s’inscrit, en effet, dans une dimension terrestre, tandis que, dans de tels cas, il s’agit d’une dimension spirituelle, religieuse. Mais, aujourd’hui, à l’époque où écrit Sarraute, cette dimension a perdu sa valeur. Ainsi, la société ne pourrait admettre le choix de quelqu’un qui préférerait se mettre à l’écart, s’isoler.
Jean Marie Melchior Doze, Moine dans sa cellule épié par un enfant, 1850. Gravure sur cuivre, 31,5 x 24,5. Coll° particulière
La définition impossible
H.1 tente à nouveau de faire preuve d’ironie contre cet exemple, pris comme une prétention de H.2 de s’élever à cette hauteur spirituelle : « Là tu as raison, il n’y a aucune chance que je t’y trouve… »
Par l’épanorthose qui multiplie les négations en gradation, H.2 refuse de répondre à cette ironie : « Non. Ni là, ni ailleurs. Ce n’est inscrit nulle part. » Il rejette ainsi l’idée d’admettre une conception de bonheur stéréotypée, imposée par la société, donc de définir le bonheur. Si, en effet, par sa question, « Un bonheur sans nom ? », H.1 réclame une définition précise, une nouvelle épanorthose, « Ni sans nom ni avec nom. Pas un bonheur du tout. », rejette toute définition car nommer fige le réel, emprisonne en quelque sorte. Par la récurrence des négations, H.2 réaffirme donc la liberté de chacun, le bonheur ne dépendant plus du regard d’autrui : « Alors rien qui s’appelle le bonheur. », « Personne n’est là pour regarder, pour donner un nom… »
Son refus de codifier le bonheur implique l’aposiopèse qui scande la fin de la tirade : « On est ailleurs… en dehors… loin de tout ça… on ne sait pas où l’on est ». Si le bonheur n’a pas de contours déterminés, comment alors le définir par des mots précis ? Son rejet est donc catégorique, marqué par l’opposition de ceux qui se veulent dégagés des obligations sociales, regroupés dans le pronom indéfini « on », groupe dans lequel s’inscrit H.2, et ceux qui les acceptent, inclus dans le possessif au pluriel : « mais en tout cas on n’est pas sur vos listes… » Il explicite ainsi ce « mépris » dont il accuse H.1, depuis le début de la pièce, manifesté également par tous ceux qui lui reprochent la distance prise avec son ami, comme les deux témoins : « Et c’est ce que vous ne supportez pas… »
CONCLUSION
Ce débat sur le bonheur met en évidence l’opposition fondamentale entre les deux personnages : l’accusation de jalousie, lancée par H.1 contre H.2, amène son ami à se défendre : le croire jaloux ne serait qu’une façon pour H1 de se persuader de la valeur de ses choix d’existence, en niant toute autre forme de bonheur. Mais, par le conflit ainsi mis en scène, Sarraute va plus loin dans la réflexion sur le bonheur : elle dépasse la simple idée de sa subjectivité, pour en faire la résultante de normes imposées par la société pour résister à ceux dont la liberté la menace et qu’elle doit donc l’exclure. Ainsi il est impossible de poser une définition du bonheur : cela le ferait dépendre de l'approbation sociale...
Mais, à travers H.2 qui veut s’affirmer en rejetant les normes imposées par la société, et H.1, qui s’en accommode et même en fait la source de son bonheur, le faut-il pas voir le déchirement présent en tout être entre le désir de s’insérer dans le groupe pour y être reconnu, et celui de ne pas céder à la pression sociale pour rester libre ? C’est ce combat intérieur que met en avant Nathalie Sarraute, dans une interview de 1986 réalisée par Armelle Heliot :
« Dans cette dernière pièce, Pour un oui ou pour un non, à la limite ça aurait pu être presque la même personne qui entre elle… comme nous avons tous des tendances contradictoires qui luttent entre elles quelques fois. Ce n’est pas du tout deux personnes qui s’entredéchirent et qui se haïssent mais c’est deux personnes qui portent chacune des tendances opposées comme ça arrive à chacun de nous. »
(France Régions 3)
Et comment ne pas y voir aussi une illustration de la place ambiguë de l’écrivain qu’elle a parfois évoquée : celui qui peut jouir de sa liberté et trouver son bonheur dans son isolement – en accédant d'ailleurs à une dimension supérieure, comme le « moine » ou le « stylite » – mais qui se fait difficilement reconnaître par la société, car il ne se comporte pas en travailleur productif, dont l’utilité s’imposerait.
Stylistique et grammaire : les discours rapportés
Pour se reporter à l'étude détaillée
Fondamentalement, le théâtre repose sur le discours, à travers les répliques échangées par les personnages. Mais ces discours peuvent aussi introduire des discours rapportés, qui peuvent être observés dans les textes expliqués.
TEXTE 1
H.2. – 0ui, pauvre maman... Elle t'aimait bien... elle me disait : « Ah lui, au moins, c'est un vrai copain, tu pourras toujours compter sur lui. »
H.2. – […] ... tu m'as dit : « C'est bien... ça...»
TEXTE 2
H.1. – […] Mais je dois dire qu’il a toujours gagné sa vie…
H.2. – […] Ah oui, c’est ça, il vous l’a dit : je me tiens à l’écart. Il est chez lui. Moi, je suis chez moi.
TEXTE 3
H.2. – […] Mais comment est-ce possible ? Ce ne serait donc pas le Bonheur ? Le vrai Bonheur, reconnu partout ? Recherché par tous ? Le Bonheur digne de tous les efforts, de tous les sacrifices ? Non ? Vraiment ?
H.2. – Bien sûr… Je divague… Qu’est-ce que tu attends pour les rappeler ? « Écoutez-le, il est en plein délire… quelle forêt ? » Eh bien oui, mes bonnes gens, la forêt de ce conte de fées où la reine interroge son miroir : « Suis-je la plus belle, dis-moi… » Et le miroir répond : « Oui, tu es belle, très belle, mais il y a là-bas, dans une cabane au fond de la forêt, une petite princesse encore plus belle… »
Dans ce relevé, on distinguera les différents emplois du discours rapporté direct, signalés par les guillemets dans le premier texte, ou sans leur usage dans le deuxième texte mais reconnaissable par le verbe de parole suivi de la ponctuation pour l’introduire : « il vous l’a dit : » Dans ce même texte figure un discours rapporté indirect : « Mais je dois dire qu’il a toujours gagné sa vie », qui peut se transformer en discours direct : « Tu as toujours gagné ta vie ». Dans le troisième texte, à côté de l’usage habituel, pour rapporter la demande de la reine et la réponse du « miroir », deux autres emplois du discours direct, plus originaux, prêtent la parole à H.1 en imaginant ce qu’il pourrait dire aux témoins convoqués, injonction reprise entre guillemets, mais aussi en formulant à sa place les questions qu’il se pose, librement introduites dans la réplique.
Après cette observation préalable, on se reportera à l'étude détaillée indiquée ci-dessus. Puis seront proposés deux exercices, qui prennent pour supports des extraits de romans qui offrent des exemples de tous les emplois possibles, accompagnés de corrigés.
Pour se reporter
aux exercices
Histoire de l'art : l'allégorie
Ce dessin, intitulé Le Bonheur Occident a peut-être été réalisé pour la décoration du Panthéon confiée à Paul Chenavard de 1848 à 1851.
Le diaporama, après une rapide présentation de l’auteur, étudie la structure de l’œuvre et la figuration afin d’en dégager le sens symbolique : quelle conception du bonheur se trouve illustrée par cette allégorie ?
Cette œuvre montre aussi comment ont pu se mettre en place, au cours des siècles, ces « stéréotypes » dont, dans la pièce de Sarraute, H.2 dénie la valeur, en refusant de se plier à ces choix, reconnus de « tous », par exemple de H.1, si heureux d’être père, soucieux de sa carrière professionnelle, sans même être conscient qu’il adhère ainsi à des valeurs héritées, et blâmant son ami de vivre « en marge » .
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Explication : la dispute, de "Mon Dieu ! comme d'un coup..." à " ... te revoir."
Pour lire l'extrait
Lorsque H. 1 vient demander à son ami, H. 2, la raison qui l’a amené à mettre de la distance entre eux, est incriminée une phrase « c’est biiien…ça », jugée méprisante par son intonation. Pour s’expliquer, H.2 met en avant son refus de la conception du bonheur que son ami chercherait, selon lui, à lui imposer. Alors que le « silence » s’installe entre eux, H. 2 se montre ému par la façon dont son ami contemple la vue de la fenêtre, précieuse à ses yeux. Mais quand il déclare « la vie est là », l’accusation s’inverse : c’est à présent H.1 qui reproche à H.2 de parodier le vers de Verlaine, « La vie est là, simple et tranquille », donc de le mépriser en affirmant la supériorité de son regard « poétique » sur le monde. Ainsi, l’intonation de H.1, qui semble placer ce terme entre guillemets, relance la dispute. Comment cet extrait met-il en évidence le rôle du langage ?
L’implicite (du début à la ligne 22)
L'emploi des guillemets
La réaction de H.2 remet au cœur de la dispute l’intonation, ici d’un seul mot, « Poésie », qui semble reproduire le rôle des guillemets à l’écrit, isoler le mot : « Mon Dieu ! comme d’un seul coup tout resurgit… juste avec ça, ces guillemets… » Pour répondre à l’interrogation de H.1, le jeu du comédien doit alors imiter cette intonation, de façon à justifier l’interprétation péjorative déjà introduite et sur laquelle insiste H.2 : « Ceux que tu places toujours autour de ces mots, quand tu les prononces devant moi… « Poésie » « Poétique. » Cette distance, cette ironie… ce mépris… »
Les deux questions indignées de H.1, « Moi, je me moque de la poésie ? Je parle avec mépris des poètes ? », obligent H.2 à préciser, ce qui l’amène à reprendre sa critique précédente : « Pas des « vrais » poètes, bien sûr. Pas de ceux que vous allez admirer les jours fériés sur leurs socles, dans leurs niches… Les guillemets, ce n’est pas pour eux, jamais… » La récurrence de la négation, en gradation, ainsi que les guillemets encadrant l’adjectif « vrais », renvoient à l’accusation précédente lancée par H.2 à son ami, n’accorder son estime qu’aux valeurs reconnues de tous, donc ici aux artistes.
Le langage accusateur
L’échange rapide qui suit la question étonnée de H.1, « Mais c’est pour qui alors ? », suivi de l’aposiopèse de la réplique de H. 2, « C’est pour… c’est pour… », traduit l’importance qu’il accorde à cette intonation. Il en fait la source même de leur division, refusant ainsi de briser le non-dit : « Non. Je ne veux pas. Ça nous entraînerait trop loin… »
H.1 prend alors l’initiative, en répondant lui-même à sa question : « Eh bien, je vais le dire. C’est avec toi que je les place entre guillemets, ces mots… oui, avec toi… » Il reconnaît ainsi le rôle accusateur de ces guillemets, mais en soulignant qu’ils naissent d’un ressenti impalpable, le « ça » indéfini qui fait référence ici à l’approche « poétique » du monde propre à H.2 : « dès que je sens ça en toi, impossible de me retenir, malgré moi les guillemets arrivent. » En même temps, il met en évidence la façon dont le langage est porteur de mouvements inconscients.
Le non-dit révélé
En prolongent cette explication, H.2 révèle de ce fait sa blessure : « Voilà. Je crois qu’on y est. Tu l’as touché. Voilà le point. C’est ici qu’est la source. Les guillemets, c’est pour moi. » Si, précédemment, il avait insisté sur la façon dont le « bonheur » manifesté par H.1 l’accablait, car perçu comme un rejet de ses propres choix, c’est ce même rejet qu’il ressent ici avec force : « Dès que je regarde par la fenêtre, dès que je me permets de dire « la vie est là », me voilà aussitôt enfermé à la section des « poètes »… de ceux qu’on place entre guillemets… qu’on place aux fers… » S'il avait auparavant utilisé l’image de la « souricière » pour illustrer la volonté de son ami de l’obliger à partager son mode de vie, cette image s’accentue ici par les choix lexicaux, concrétisée par l’allusion hyperbolique aux « fers » jadis portés par les prisonniers. Le pronom indéfini « on » fait donc de H.1 le représentant de tous ceux qui, sûrs de leurs choix de vie, refusent aux autres le droit à la différence, donc les excluent, par de simples « guillemets », de la société.
Une anecdote accusatrice (de la ligne 23 à la fin)
La mise en place de l'exemple
Comme cela avait été le cas quand H. 2 avait accusé son ami de prétention excessive dans l’étalage de son bonheur, en en donnant un exemple, de la même manière, H. 1 donne un exemple de l’approche « poétique » reprochée à H.2, afin d’arriver enfin à mesurer ce qui explique leur prise de distance : « Oui, cette fois je ne sais pas si « on y est », mais je sens qu’on s’approche… Tiens, moi aussi, puisque nous en sommes là, il y a des scènes dont je me souviens… »
Il replonge ainsi dans le passé, dans le temps ancien de leur amitié solide, pour relater un moment qu’il présente comme inscrit dans sa mémoire : « il y en a une surtout… tu l’as peut-être oubliée… c’était du temps où nous faisions de l’alpinisme… dans le Dauphiné… on avait escaladé la barre des Écrins… tu te rappelles ? » La multiplication des points de suspension est une invitation à revivre cette scène, en reproduisant la descente dans les profondeurs de la mémoire. Est alors mis en évidence un instant précis, dont H.2 a été l’initiateur : « Nous étions cinq : nous deux, deux copains et un guide. On était en train de redescendre… Et tout à coup, tu t’es arrêté. Tu as stoppé toute la cordée. »
Un premier reproche est déjà suggéré : une forme d’individualisme, voire d'égoïsme, marquée par le contraste entre le pronom répété, « tu », et le reste du groupe, « toute la cordée ». Mais cela semble peu par rapport à l’accusation qui suit : « Et tu as dit sur un ton… : "Si on s’arrêtait un instant pour regarder ? Ça en vaut tout de même la peine…" » Cette phrase semble pourtant bien innocente, mais la précision qui l’introduit, « sur un ton », alors même qu’elle reste indéterminée, en fait la source du reproche en accentuant sa gravité.
Escalader la barre des Écrins
L'accusation
Comment comprendre les deux questions de H.2 : « J’ai dit ça ? J’ai osé ? » Reconnaît-il le sérieux de cette accusation ? Ou bien est-ce une façon de faire preuve d’ironie en la minimisant ? H.1 prend au sérieux cette question, et accentue son reproche, en reprenant l’opposition entre le groupe, « Oui. Et tout le monde a été obligé de s’arrêter… Nous étions là, à attendre… piétinant et piaffant… » et H.2 qui veut imposer sa volonté : « pendant que tu « contemplais »… » Les participes présents mettent en évidence l’impatience des uns, ainsi animalisés, face à celui que les guillemets isolent et placent en position de supériorité.
La réplique de H.2, « Devant vous ? Il fallait que j’aie perdu la tête », se charge de la même ambiguïté que la précédente : s’étonne-t-il parce qu’il a oublié cette circonstance, qui lui paraît impossible, ou bien est-ce une façon de la nier en suggérant que jamais il n’aurait pensé qu’il aurait pu montrer sa propre nature contemplative à des gens incapables de la comprendre ? Il s’agirait bien alors d’un mépris de H.2 là où H.1 lui reproche sa volonté de les contraindre : « Tu nous forçais à nous tenir devant ça, en arrêt, que nous le voulions ou non… »
Mise en scène de Damien Roussineau
avec la compagnie Abraxas, 2023. Théâtre des Lucioles, Avignon
Le conflit
La fin du récit montre à quel point une simple phrase peut entraîner un violent malaise. H. 1 refuse de céder à la volonté de son ami et, à son tour, cherche à imposer sa volonté, au nom du groupe : « Alors je n’ai pas pu résister. J’ai dit : "Allons, dépêchons, nous n’avons pas de temps à perdre…" » Mais sa proposition, « "Tu pourras trouver en bas, chez la papetière, de jolies cartes postales…" », révèle à quel point sa personnalité l’oppose à son ami. Pour H.2, le désir de « contempler » révèle à quel point peut le toucher la beauté d’un paysage naturel, tandis que H.1 y reste totalement insensible : de simples « cartes postales » achetées permettraient, finalement, de le posséder pour l’admirer à loisir.
La violence explose alors, de part et d’autre, chacun se sentant nié dans sa personnalité même. « Ah oui. Je m’en souviens… J’ai eu envie de te tuer. », lance H.2, désir de meurtre partagé par H.1, mais qu’il renforce en prenant le groupe comme caution : « Et moi aussi. Et tous les autres, s’ils avaient pu parler, ils auraient avoué qu’ils avaient envie de te pousser dans une crevasse… » Il cherche ainsi à renvoyer H.2 à son comportement « en marge ». Mais, loin d’amener H.2 à reconnaître ses torts, c’est l’inverse qui se produit : « Et moi… oui… rien qu’à cause de ça, de ces cartes postales… comment ai-je pu te revoir… ». L’anecdote n’a donc fait que corroborer le rôle du langage, le reproche lancé au début de la pièce par H.2 : une simple expression, qui peut paraître dérisoire, suffirait à rompre une amitié.
CONCLUSION
Cet échange prolonge la dispute mise en place par l’accusation initiale, une remarque de H.1, dont l’intonation a été révélatrice, pour H.2, du mépris de son ami, et, pire encore, de la volonté inconsciente de le capturer dans une « souricière » en l’obligeant à partager ses valeurs. Car H.1 a ressenti ce même mépris dans la demande de H.2, de « contempler » le paysage, lui aussi cherchant ainsi à imposer ses choix révélateurs de valeurs totalement opposées. Dans les deux cas, il a suffi d’une inflexion de voix pour que surgisse une réaction si violente qu’elle n’a pu être dite, explicitée. L’extrait fait ainsi directement écho au titre de la pièce : « pour un oui ou pour un non », les êtres s’écartent les uns des autres, sans même savoir pourquoi sur le moment. Ce sont là les "tropismes" dans lesquels Sarraute voit le fondement des relations humaines.
Explication : des valeurs opposées, de « je le savais… » à « …toujours comprendre. »
Pour lire l'extrait
Au début de la pièce, venu demander à son ami H.2 la raison de la distance qu’il perçoit entre eux, c'était H.1 qui se trouvait accusé de le mépriser à partir de la simple intonation d’une phrase, « c’est biiien…ça ». La situation s’envenime ensuite, car H.2 lui reproche d’étaler son « bonheur » pour lui imposer ses choix de vie. Elle en arrive à s’inverser quand H.1 accuse à son tour H.2 : lui aussi veut imposer aux autres sa supériorité, en se mettant « en marge » par l’attitude « poétique » adoptée. La rupture s’annonce ainsi irrémédiable. Comment la dispute fait-elle ressortir l’opposition de deux conceptions de la vie ?
L’image d’une guerre (du début à la ligne 23)
Le constat
L’accusation lancée contre lui par H.1 amène le constat de H.2, accentué par la polyptote et l’adverbe de temps, « je le savais, je l’ai toujours su… », mais que le pronom « le » laisse indéterminé, comme si l’aveu restait difficile. Mais H.1 mesure bien son importance, d’où son insistance : « Su quoi ? Su quoi ? Dis-le. »
La réponse de H.2, avec ses courtes propositions et son rythme binaire, martèle son choix d’une rupture, d’abord par une négation redoublée : « Su qu’entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission… » Le terme « rémission » crée une première image, celle d’un cancer qui ronge leur amitié. Puis une autre comparaison est introduite, plus violente : « C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. » L’image d’une guerre se met ainsi en place, dont l’issue ne pourrait être que la « mort » ou la « survie » : « Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi. » Cette image d’une violence absolue choque H.1, « Là tu vas fort. », ce qui conduit H.2 à la développer pour l’imposer : « Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent. »
Comme cela a été le cas dans la discussion sur le « bonheur », H.1 fait preuve de son besoin de cadres clairs, bien définis, « Quels camps ? Ils ont un nom. », besoin que lui a déjà reproché son ami. Ainsi H.2 rejette cette demande : « Ah, les noms, ça c’est pour toi. » En généralisant son reproche, il refuse l’idée de répondre à des normes sociales, de reprendre les valeurs admises de tous : « C’est toi, c’est vous qui mettez des noms sur tout. Vous qui placez entre guillemets… » Par sa négation, « Moi je ne sais pas. », il affirme sa volonté de rester libre de choisir ses propres valeurs, de choisir sa vie.
Le choix de H.1
Le fait que ce soit H.1 qui prenne l’initiative de nommer ces « camp » confirme précisément ce que lui reproche H.2, son acceptation du fonctionnement de la société : « Eh bien, moi je sais. Tout le monde le sait. » Le glissement de « je » à la généralisation la traduit, car la société est ainsi prise comme caution du bien fondé de son choix de vie.
Il commence par définir ce qui fonde ce choix : « D’un côté, le camp où je suis, celui où les hommes luttent, où ils donnent toutes leurs forces… » Pour lui, tous les hommes s’inscrivent dans une société, qu’il est donc nécessaire de soutenir, de développer : « … ils créent la vie autour d’eux… puis celle que tu contemples par la fenêtre, mais la "vraie", celle que tous vivent… » L’emploi du pluriel, repris par « tous » souligne sa certitude d’appartenir au « camp » dominant, sans lequel la société n’existerait pas. Les guillemets encadrant l’adjectif « vraie » corroborent le reproche précédent de H.2 : poser des cadres bien déterminés rassure H.1 sur la validité de ses choix.
Le choix de H.2
L’aposiopèse, alternant avec la répétition de la question, marque, par opposition, l’embarras de H.1 pour qualifier le « camp » de H.2 : « H. 2. – Et d’autre part… eh bien… - H.2. – Eh bien ? - H.1. – Eh bien… - H.2. – Eh bien ? » Il en arrive à un refus catégorique, « Non… », signe qu’il est bien conscient qu’une réponse serait blessante pour son ami.
C’est à présent H.2 qui formule la réponse, en parodiant par les guillemets, la façon dont H.1 éprouve le besoin de faire entrer chacun dans des cadres : « Si. Je vais le dire pour toi… Eh bien, de l’autre côté, il y a les ‘‘ratés’’ ». Il confirme ainsi le mépris qu’il ressent de la part de H.1, qui le rabaisse en raison de son choix de vie « en marge ». La protestation de H.1, « Je n’ai pas dit ça. D’ailleurs, tu travailles… », traduit à la fois son refus de l’accusation mais aussi sa propre exigence d’une participation à la vie sociale, but essentiel de la vie. Face à ce qui, pour H.1, forme une excuse, H.2 réaffirme son refus : « Oui, juste pour me permettre de vivoter. Je n’y consacre pas toutes mes forces. » Par le verbe péjoratif, « vivoter », il rejette ainsi la valeur du travail, motivé par le gain qu’on en attend, donc relevant du matérialisme de la société de consommation.
La guerre ouverte (de la ligne 24 à la fin)
L'accusation lancée
Le conflit s’accentue quand, par sa question, H.1 cherche à contraindre H.2 de formuler les valeurs qu’il choisit, « Ah ! tu en gardes ? », provoquant ainsi un nouveau refus, marqué par la parodie ironique des guillemets : « Je te vois venir… Non, non, je n’en "garde" pas… » Mais cette dérobade n’est pas acceptée, d’où la question relancée par H.1, toujours dans le désir d’inscrire son ami dans un cadre strict : « Si. Tu en gardes. Tu gardes des forces pour quoi ? »
Cette insistance fait exploser la colère de H.2. Il refuse la transparence que lui réclame H.1, qu’il juge trop curieux : « Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? » Il ressent la volonté de son ami comme le viol de sa vie intérieure, illustrée par le complément de lieu déjà employé dans la conversation avec le couple pris à témoin : « Pourquoi faut-il toujours que tu viennes chez moi inspecter, fouiller ? » L’hypothèse alors lancée, « On dirait que tu as peur… », rappelle l’allusion précédente au conte de Blanche-Neige et les sept nains, à la méchante reine qui interroge son miroir pour se rassurer sur sa beauté. De la même façon, en interrogeant son ami, H.1 chercherait à se rassurer sur la supériorité de ses propres choix en les comparant à ceux de H.2 qu’il pourrait alors minimiser.
Une justification métaphorique
H.1 réagit en deux temps, la ponctuation marquant d’abord sa surprise, puis son indignation devant une critique qui le fait passer pour un lâche : « Peur ? Peur ! » Pour H.2, cette réaction est un aveu, d’où son insistance, « Oui, peur. Ça te fait peur », puis son développement : « quelque chose d’inconnu, peut-être de menaçant, qui se tient là, quelque part, à l’écart, dans le noir… » Il suggère ainsi que les valeurs prônées par H.1 seraient remises en cause s’il les comparait aux siennes : elles lui paraîtraient alors bien dérisoires.
La comparaison animale fait écho aux indices spatiaux qui, sur un rythme ternaire en gradation, « quelque part, à l’écart, dans le noir », transforment les choix de H.2 en une action de sape, souterraine. Mais ils n’en sont pas moins dangereux, comme le montre l'animal choisi : « une taupe qui creuse sous les pelouses bien soignées où vous vous ébattez… » H.2 s'identifie donc cet animal nuisible pour ces « pelouses bien soignées », image qui concrétise les valeurs valorisées par H.1, et admises de tous ceux qui en tirent leur bonheur.
Le travail de sape de la taupe
Le combat imagé
Ce danger souterrain n’est pas supportable, et la fin de cette tirade met ainsi en scène, par un dialogue fictif, le combat que H.1 et tous ses semblables doivent mener pour l’éliminer : « Il faut absolument la faire sortir ». Pour cela, en poursuivant la métaphore du jardinier devant éliminer l’animal nuisible, H.2 met en évidence le rôle de la qualification méprisante qu’il perçoit de la part de H.1 : « voici un produit à toute épreuve : « C’est "un raté." "Un raté." » Une fois le terme lancé, le « produit » révèle son efficacité : l’animal blessé sortira de son abri souterrain. L’interrogation interpelle, au-delà de H.1, tous ceux qui partagent ses valeurs, « Aussitôt, vous le voyez ? », tandis que la vivacité du récit met en scène la sortie de l’animal : « le voici qui surgit au-dehors, il est tout agité ». En lui prêtant la parole, par un discours rapporté direct, H.2 dépeint le malaise de cette « taupe », qui se sent en danger et tente ainsi de protester par ses questions, en niant d’abord : « Un raté ? Moi ? Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que vous dites ? Mais non, je n’en suis pas un, ne croyez pas ça… » Il dépeint ainsi l’espoir de son ami – et de ceux qui lui ressemblent – qui l'aurait obligé à plier devant la force de leurs valeurs, en acceptant à son tour d’entrer dans les normes reconnues : « voilà ce que je suis, voilà ce que je serai… vous allez voir, je vous donnerai des preuves… » La gradation des temps, le passage du présent au futur puis au futur proche, reproduit cette acceptation progressive, jusqu’à sa concrétisation.
La comparaison se conclut par le refus d’entrer dans cette comédie, le refus de céder face à l’étiquette méprisante que lui a attribuée H.1 : « Non, n’y compte pas. Même ça, même "un raté", si efficace que ça puisse être, ne me fera pas quitter mon trou, j’y suis trop bien. » Il maintient donc avec force son image de « taupe », dans ce « trou », pour lui un véritable refuge face à l’injonction sociale.
Comment survivre ?
H.1 choisit le doute ironique pour remettre en cause la certitude de son ami, en renforçant la sienne : « Vraiment ? Tu y es si bien que ça ? » H.2 riposte alors en reprenant, pour qualifier les valeurs adoptées par H.1, l’image des « pelouses », qui, en s’opposant à la liberté sauvage d’un paysage naturel, illustre le souci de respecter des règles, des normes : « Mieux que chez toi, en tout cas, sur tes pelouses… Là je dépéris… J’ai envie de fuir… » Il souligne ainsi leurs différences, le sentiment qu’il a d’être emprisonné dans un tel mode de vie. La phrase qu’il lance alors, interrompue par H.1 qui la complète : « La vie ne vaut plus la peine d’être vécue – c’est ça. » Mais H.1 renvoie à son ami ce même refus de cautionner les valeurs qu’il prône : « C’est exactement ce que je ressens quand j’essaie de me mettre à ta place. » La dernière question de H.2, « Qui t’oblige à t’y mettre ? », est un nouveau rejet : pour lui, cette attitude ne ferait que prouver les doutes de H.1, une sorte de jalousie inconsciente de la façon dont son ami réussit à se mettre « en marge ». L’explication donnée par H.1, « Je ne sais pas… je veux toujours comprendre… », confirmerait qu’il porte bien en lui une inquiétude sur ses propres valeurs : « comprendre » serait, en effet, admettre la validité des choix de son ami : les siennes pourraient alors lui paraître bien dérisoires.
CONCLUSION
Cet extrait dépasse la façon dont les deux personnages ont développé leur dispute jusqu’à présent fondée sur les "tropismes", ces mouvements intérieurs, inconscients, révélateurs de rapprochement ou d’écart entre les êtres, qui s'affirment dans le langage, dans la moindre inflexion de voix.
Elle s’approfondit et s’aggrave puisque chacun en arrive à une remise en cause des valeurs qui soutiennent leurs choix de vie : pour H.1 la volonté de s’inscrire dans un ordre bien délimité, aussi net que des « pelouses » entretenues ; pour H.2, au contraire, le refus d’entrer dans ce cadre strict en se pliant aux comportements sociaux reconnus.
Deux illustrations des valeurs : la pelouse, l'herbe sauvage
Leur différence s’affirme ainsi, un besoin de certitude, de sécurité chez H.1, un besoin de liberté, de rejet des codes chez H.2. Mais là encore, le lecteur peut s’interroger : par ce conflit entre ses deux personnages, Nathalie ne révèle-t-elle pas le double mouvement, la double facette, la contradiction que tout homme porte en lui quand il cherche à donner un sens à sa vie ?
Écrit d’appropriation : la mise en scène
Pour lire le corrigé proposé
Cet écrit, une proposition de mise en scène du texte expliqué, pose une question paradoxale : comment une pièce, à l’origine radiophonique, donc destiné à être écoutée, peut -elle être concrétisée pour être vue sur une scène de théâtre ?
On se reportera, dans un premier temps, aux composantes de la mise en scène. Dans un second temps, est élaboré un plan détaillé : la première partie s’intéressera à l’espace scénique, puis, dans un second temps, aux acteurs, afin de mettre l’accent sur la restitution de l’écriture même du dialogue, révélatrice du rôle accordé par Sarraute au langage, qui exige d’accorder une place prédominante au jeu d’acteur.
Lecture cursive : deux personnalités opposées
La conception de H.1
Accusé de « craindre » de voir ses valeurs anéanties par la remise en cause catégorique de son ami, H.1, après s’être défendu dans un premier temps, admet le malaise qu’il éprouve : « Oui, peut-être… Peut-être que tu as raison, en fin de compte…C’est vrai qu’auprès de toi j’éprouve parfois de l’appréhension… » Mais, alors que H.2 voit dans cet aveu une caution de ses choix, « Ah, voilà… », l’explication de H.1 est, en fait, une critique : « Oui… il me semble que là où tu es tout est… je ne sais pas comment dire… inconsistant, fluctuant… des sables mouvants ». L’énumération ternaire, scandée par l’homéotéleute des participes présents, se ferme sur une image concrète, qui se prolonge par la description de son malaise, soutenue, elle, par le rythme binaire, « l’on s’enfonce » et « on perd pied », puis par l’anaphore qui introduit la menace en gradation : « tout autour de moi se met à vaciller, tout va se défaire… » Le malaise est tel qu’il en devient insupportable, d’où l’insistance sur la sécurité que lui apportent ses propres choix : « il faut que je sorte de là au plus vite… que je me retrouve chez moi où tout est stable. Solide. » Nous retrouvons là la concrétisation spatiale qui caractérise ces personnalités opposées.
La conception de H.2
À cet aveu de malaise, donc de faiblesse de H.1, H.2 répond en expliquant à son tour ce que lui-même ressent face aux valeurs de son ami : « Tu vois bien… Et moi… eh bien, puisque nous sommes là, quand je suis chez toi, c’est comme de la claustrophobie… » Il reprend ici l’accusation d’emprisonnement déjà illustrée devant les deux témoins par l’image de la « souricière ». Il traduit ce sentiment d’enfermement par une description architecturale, avec une énumération ternaire qui souligne à quel point tout est bien ordonné, organisé, classé : « je suis dans un édifice fermé de tous côtés… partout des compartiments, des cloisons, des étages… » Comme son ami, il se sent alors menacé dans sa survie même : « j’ai envie de m’échapper… mais même quand j’en suis sorti, quand je suis revenu chez moi, j’ai du mal à… à… » Là où H.1 se sentait englouti, lui, il parvient à fuit, d’où la distance qu’est venu lui reprocher son ami au début de la pièce.
Mais sa dernière réplique met en évidence la force d’attraction du modèle socialement admis, donc la difficulté de maintenir son opposition, son choix de liberté : « Du mal à reprendre vie… parfois encore le lendemain, je me sens comme un peu inerte… et autour de moi aussi… » Pour lui, il s’agit d’une véritable oppression, qui se ressent même physiquement, comme si sa vie s’était arrêtée au contact de son ami : « il faut du temps pour que ça revienne, pour que je sente ça de nouveau, cette pulsation, un pouls qui se remet à battre… »
Pour conclure
La dispute a atteint un point d’apogée, car les deux points de vue sont si différents qu’ils paraissent impossibles à concilier. Ainsi le « silence » qui suit semble la rupture inévitable de leur amitié.
Étude d'ensemble : les "tropismes"
Pour se reporter à l'étude détaillée
Définition du terme
À ce stade du parcours après ces explications, il est possible de proposer une étude d’ensemble de ce que Nathalie Sarraute nomme les "tropismes".
Par son étymologie, le grec *τρoπɛȋν (tropeïn) soit le fait de [se] tourner, ce mot "tropisme" désigne à l’origine la tendance d’un organisme végétal à réagir, notamment dans sa croissance, en réaction à un stimulus externe, physique, comme en s’orientant vers la lumière, ou chimique, en réponse à un pesticide.
Les « tropismes » dans la nature : site Nagwa.com
Mais ce terme a pris un sens figuré, pour qualifier la force, obscure, imperceptible souvent, qui pousse un phénomène, voire un groupe, à prendre une orientation. C’est ce sens qu’adopte Nathalie Sarraute, en le mettant en scène dans son recueil de récits, Tropismes et dans sa préface de L’Ère du soupçon. Elle définit ainsi les "tropismes": « Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience : ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. [...] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent ».
Voici ce que précise Monique Gosselin, dans une de ses études sur Sarraute, en montrant comment les "tropismes" sont au cœur même de son œuvre :
Le but des récits de Nathalie Sarraute est moins une reproduction du réel (ce qu’on appelle la mimésis) qu’un grossissement de ce qui se passe dans le subconscient , là où ne surviennent pas encore les mots mais où règne un magma confus de sensations, de menues aspirations, répulsions ou rétractions, ces « menus drames microscopiques » et intimes qu’elle a nommés d’un terme scientifique , approximatif même à ses yeux : les tropismes.
Ces turbulences intérieures se dérobent à tous et ne peuvent être saisies en surface que dans les interactions qui se jouent dans les scènes de dialogue ou dans ces étranges monologues intérieurs que sont les sous-conversations, trame essentielle de ses fictions.
Monique GOSSELIN ( Université de Paris X, Nanterre )
Place et rôle des "tropismes"
Dans ses récits comme au théâtre Sarraute accorde ainsi une place essentielle dans.la psychè à ces « mouvements instinctifs, déclenchés par la présence d’autrui, ou par les paroles des autres », à ces « mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains, et la substance même de notre vie ». Dans Pour un oui ou pour un non, pièce initialement destinée à la radiodiffusion, il s’agira donc de transformer en langage cette vie intérieure, trouble, confuse, de la traduire par des mots, en laissant aux metteurs en scène à venir le soin de l’inscrire dans leurs choix scénographiques et de la faire incarner par les acteurs.
Des déclencheurs du conflit
On se reportera à l’extrait qui ouvre la pièce et au « procès » qui suit, avec pour jurés le couple H.3 et F., pour montrer comment la dispute prend, a priori, sa source dans l’intonation, jugée « condescendante », d’une simple phrase. Mais, lorsqu’elle avait été adressée par H.1 à H.2, le reproche était resté non-dit, comme s’il était trop difficile d’exprimer clairement ce reproche : « ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parler… ».
Mais la phrase a fait son chemin dans le subconscient de H.2 : elle détermine ainsi le "tropisme", son éloignement de son ami, resté indicible jusqu’à ce que celui-ci vienne lui en demander la raison.
Les masques enlevés
Leur rôle se prolonge au fur et à mesure de la conversation qui devient une véritable dispute à travers des bribes de phrases lancées et des temps de silence, par le rappel de situations à priori anodines, ces « ombres légères qui glissent », telle la fin d’une ascension de la barre des Écrins entre amis. Mais ces moments, tout fugitifs et dérisoires qu’ils sont, prennent alors plus de force, et font surgir tout ce qui sépare les deux personnages, les valeurs opposées adoptées dans leur vie, comme cela a été montré dans le dernier extrait expliqué.
Une écriture
Tout l’enjeu est donc de trouver l’écriture qui permettra de restituer ces "tropismes". La reprise des analyses précédentes, auxquelles on se reportera, permettra d’en dégager les principales caractéristiques :
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La phrase est tantôt scandée par l’aposiopèse, qui marque l’hésitation ou suspend la phrase comme s’il devenait impossible de « dire », tantôt joue sur du rythme binaire ou ternaire pour tenter d’arriver à l’expression la plus exacte.
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L’épanorthose permet, par la reprise d’un terme, de lui apporter une correction, en le nuançant, soit pour l’atténuer, soit, au contraire, pour le renforcer.
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Les hypothèses lancées, ou les questions, adressées autant à soi-même qu’à l’interlocuteur, reproduisent le cheminement intérieur qui doit produire le discours que l’on souhaite révélateur.
Lectures cursives : autour des "tropismes"
Pour lire les deux extraits
Nathalie Sarraute, Tropismes, 1957, IV
Deux brefs paragraphes posent la situation initiale : deux femmes, anonymes, en conversation avec un homme, une conversation que le verbe « baragouiner » annonce confuse. Les questions insistantes de l’homme en posent le sujet : elles doivent justifier les reproches, « égoïste », « misanthrope », par lesquels il se sent atteint. Parallèlement, la focalisation externe dépeint l’attitude de ces femmes, comme si le narrateur entendait ces « choses à demi exprimées », un détail physique, « le regard perdu », mais en proposant au lecteur une hypothèse interprétative : « comme suivant intérieurement un sentiment subtil et délicat qu'elles semblaient ne pouvoir traduire. » Le récit a donc bien pour objectif d’illustrer les "tropismes".
Le complément spatial en amorce du second paragraphe souligne un changement de focalisation, interne avec un monologue intérieur, mais surprenant puisque les deux femmes partagent les mêmes réflexions : « Au fond d'elles-mêmes, elles le savaient, elles jouaient un jeu ». La suite du récit dépeint alors cette conversation qui prend l’allure d’un « ballet » : « Là, là, là, elles dansaient, tournaient et pivotaient ». Toute la difficulté est de répondre à la question qui leur est posée avec insistance, mais dans un équilibre instable entre expression de la vérité et dérobades, entre avancées et reculs, pour ne pas « déplaire », donc pour ne pas provoquer une rupture définitive.
Ainsi, le paragraphe central reproduit cette vie intérieure des deux femmes qui détermine leurs choix, la moindre inflexion du « ton », « l’air » approprié à adopter, ce qui exige une observation attentive de l’interlocuteur : « Cela va l'intéresser, d'habitude il aime cela... Mais non ! ah ! c'était fou, cela ne l'intéresse pas ou cela lui a déplu : il se renfrogne tout à coup, comme il fait peur, il va les rabrouer d'un air furieux, grognon ».
La conclusion illustre ce ballet, « en arrière, en avant, en avant, en avant, et en arrière encore, maintenant mouvement tournant autour de lui, et puis encore sur la pointe des pieds », les méandres de la conversation. Mais, plus que cette conversation, qui n’est pas rapportée, l’essentiel est la "sous-conversation", la vie intérieure des personnages qui se cache derrière le monologue intérieur et révèle la relation entre eux, « dire des vérités qui pourraient sembler dures, pour s'occuper de lui, car il adorait cela, le taquiner, il adorait ce jeu », en fait un rapport tendu entre force de rejet et tentative de séduction.
Une écriture
L’énonciation
Ce récit est pris en charge par un narrateur, qui entreprend de dialoguer avec le lecteur, d’abord interpellé, « Où va-t-il, celui-là, plein d'ardeur et d'allant ? », puis invité à s’associer à l’observation qui va suivre : « Voyez-le traversant en toute hâte la chaussée sans prendre garde aux signaux ». Puis ce narrateur se fait interne, entrant ainsi dans la pensée du personnage, « il déteste tant faire attendre... surtout un ami, et un ami pareil, toujours si délicat, si prévenant », avant de devenir omniscient pour expliquer la relation qui unit les deux hommes, mais comme s’il parlait à leur place : « Réunis par leur goût commun pour ce cadre modeste, mais vivant, mais très doux, pour ce menu simple mais de qualité excellente ».
Sans que ce soit signalé par des guillemets ou des tirets, le récit passe par endroits au discours rapporté direct pour reproduire le dialogue, d’une totale banalité, comme si le narrateur, tout en restant dissimulé, disposait d’un micro pour l’enregistrer : « J'espère que vous venez d'arriver, je suis bien à l'heure, n'est-ce pas ? Oui oui, ne vous inquiétez pas, c'est moi aujourd'hui qui suis en avance. Alors quoi de bon, alors quoi de neuf depuis la dernière fois ? Ah, et d'abord qu'est-ce qu'on commande ? » Puis le micro se change en caméra, pour filmer le moindre geste : « dépliant leur serviette, se rejetant un peu en arrière pour mieux se voir... », « quelques signes brefs – paroles, hochements de tête, sourires ou rires – »
Giovanni Boldini, Conversation au café, vers 1879. Huile sur panneau, 28 x 41. Collection privée
Une réflexion critique
Mais derrière ce narrateur, le lecteur reconnaît Nathalie Sarraute qui, d’ailleurs, s’introduit elle-même dans son récit, comme si elle – qui a souvent dit à quel point elle aimait écrire dans des cafés – restituait une scène à laquelle elle a pu assister. Elle poursuit ainsi son dialogue avec son lecteur, feignant de répondre à ses questions, « De la bouche duquel ? », « Mais de quels mots ? ». Comment ne pas penser ici au roman de Diderot, Jacques le fataliste et son maître (1778-1780), où le lecteur interpelle le romancier pour qu’il poursuive le récit de ses aventures ? Or les questions, ici, suggèrent qu’il s’agit de proposer au lecteur une autre aventure, celle du langage, de l’« usage de la parole », titre de l’œuvre.
Le récit offre, en fait, l’occasion d’une réflexion sur la parole, sur ce « flot de paroles [qui] irrésistiblement s'échappe », expression qui suggère que le personnage les porte « déjà en lui », avec un besoin impératif de s’en délivrer. Le dernier paragraphe ne fait pourtant que relater une conversation totalement banale, mais son interprétation, introduite par « on dirait », met l’accent sur la relation qui se traduit au fil des phrases, sur ces "tropismes" qui relient les interlocuteurs : « il envoie à l’autre des signaux que l’autre enregistre, et auxquels à son tour par quelques signes brefs – paroles, hochements de tête, sourires ou rires – il répond, encourageant la performance... »
Un mode de travail : écrire dans un café
Les dernières questions formulent les objections du lecteur devant tant de banalité, lui qui attend mieux, plus, d’un récit : « Alors pourquoi porter à cet échange tant d’attention ? Qu'y a-t-il à chercher dans ces signes d'une lecture si simple ? » La réponse de Sarraute, par la formule mise entre guillemets sur ces paroles « qui ‘‘ disent bien ce qu’elles veulent dire’’ », l’invite à voir dans ce court récit une dénonciation des stéréotypes auxquels nous cédons tous dans nos conversations, en adoptant un langage en quelque sorte pré-construit car il répond à ce « que la coutume exige que cela porte dans toutes les franches, confiantes, amicales conversations. »
Écoute : Lecture par N. Sarraute de L’Usage de la parole, « À très bientôt »
Il est toujours intéressant d’entendre un écrivain lire lui-même son propre texte, et c’est tout particulièrement le cas pour Nathalie Sarraute vu l’importance qu’elle accorde à l'oralité, notamment au rythme et aux inflexions de la voix.
La tonalité neutre au début, qui ne sépare pas les questions et les réponses, sans insistance sur l’injonction, paraît destinée à annoncer par avance la banalité du récit qui va suivre. En revanche, le discours rapporté se distingue par la mise en relief de la relation d’amitié qui unit les personnages. Mais cela ne dure pas : très vite le ton reprend sa neutralité pour répondre aux phrases stéréotypées échangées.
Pour écouter la lecture
Cette lecture prolonge l’extrait étudié, et révèle la façon dont Sarraute elle-même joue avec son lecteur, lui annonçant « quelque chose d’un peu étonnant », « qui surprend », tout en retardant cette annonce. Elle imagine alors son agacement : « Mais vous perdez déjà patience. Vous vous apprêtez déjà à vous débarrasser de tout cela, à jeter tout cela à la poubelle ». Elle reproduit ainsi les reproches adressés aux 'Nouveaux Romanciers" : à quoi bon des récits où les personnages ne sont nommés que de façon vague, « celui-ci », « l’autre », où l’on ne sait rien d’eux, où il ne se passe aucune action intéressante ? Mais la romancière proteste contre cette critique : « ne pensez-vous pas que j’aurais moi-même mis au rebut quelque chose d’aussi éculé ? » Elle met ainsi en œuvre les "tropismes", rejet, puis attraction quand elle ouvre un horizon d’attente, en laissant supposer que son personnage porte en lui des contradictions, donc un mystère : « Alors faites-moi encore un peu confiance ». L’ultime pirouette s’effectue quand les personnages se séparent, dans un échange à nouveau totalement banal, en introduisant l’annonce tant attendue du lecteur : « et là se produit quelque chose d’assez surprenant… » Or, l’aposiopèse arrête le récit : colère du lecteur peut-être ainsi déçu d’avoir lu tant d’insignifiance…
Mais, s’il dépasse cette première réaction, peut-être s’interrogera-t-il sur le rôle de l’écriture, sur les artifices de cette construction traditionnelle d’une intrigue, sur le rôle accordé à la psychologie des personnages, sur les discours qu’ils prononcent ? Cette tradition n’est-elle pas, et encore davantage chez Sarraute, une tromperie, comme le dénonçait déjà Maupassant dans « Le roman », préface de Pierre et Jean (1888), mais qui pourrait tout aussi bien s'appliquer au théâtre : « les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes. » ?
Explication : le dénouement, de « À quoi bon s’acharner ?... » à la fin
Pour lire l'extrait
La dispute entre H.1 et H.2, partie d’une simple phrase, s’est peu à peu accentuée car leur conversation a fait remonter à la surface tous les non-dits de longue date. Ainsi se révèlent les « tropismes », tantôt rejet de l’autre, tantôt attraction alors même que les valeurs adoptées par chacun d’eux se révèlent inconciliables. C’est sur ce constat que se ferme la pièce. Mais ce dénouement remplit-il son rôle traditionnel en permettant d’en dégager le sens ?
Vers la rupture ? Mise en scène de Bruno Dairou, 2023, festival d'Avignon
Un constat partagé (des lignes 1 à 11)
La conclusion de la conversation
Les deux personnages ont pu mesurer la force de ce qui les sépare, des choix de vie fondés sur des valeurs totalement opposés. Ainsi la question de H.1, « À quoi bon s’acharner ? », traduit une forme de résignation. Il formule l’inutilité de poursuivre leur dispute en constatant que leur séparation est irrémédiable. Les comparatifs parallèles montrent que ce constat est partagé : « H.2. – Ce serait tellement plus sain… », « H.1. – Pour chacun de nous… plus salutaire… ». Mais aucun des deux n’explicite nettement ce constat, que le démonstratif, « ce » et le superlatif employés par H.2, « La meilleure solution… », laissent indéfini. En fait, cette imprécision traduit comme une peur ressentie devant cette perspective de rupture inéluctable.
Une rupture difficile
Le flou se poursuit dans leur échange, laissant au lecteur le soin d’interpréter les compléments indéterminés : à quoi renvoie le pronom dans « Même toi, tu n’as pas osé le prendre sur toi. », adressé par H.1 à H.2, à quoi celui-ci a-t-il « besoin qu’on [l]’autorise » ? Pour répondre, le lecteur doit se rapporter aux valeurs que chacun prône, d’où l’adresse de H.1 à son ami : « Même toi, tu n’as pas osé le prendre sur toi. » à laquelle fait écho sa riposte : « Et moi donc, tu me connais… » Il ne peut s’agir que d’accepter une véritable rupture de leur amitié, devant laquelle recule aussi bien H.2 malgré la liberté qu’il souhaite préserver, que H.1 qui, lui, souhaite maintenir une stabilité sociale.
La solution envisagée
Enfermés dans cette impossibilité de renoncer à leur amitié, la solution proposée par H.1 forme une boucle, car il reprend la scène où H.2 avait fait appel à deux témoins, H.3 et F., pour arbitrer leur conflit en lui donnant raison dans ses reproches. À ce stade de leur conversation, H.2 n’est plus seul à accuser son ami : tous deux ont pu comprendre que leur opposition est réciproque. C’est pourquoi cette suggestion, « Qu’est-ce que tu crois… si on introduisait une demande… à nous deux, cette fois… on pourrait peut-être mieux expliquer… » introduit l’idée de s'unir dans cet appel à un jury : tous deux ont des accusations à lancer contre l’autre. Mais l’aposiopèse finale, « on aurait peut-être plus de chances… » de la réplique de H.1 maintient l’imprécision : des « chances » de quoi ? De se réconcilier, ou bien de prononcer le terrible verdict de rupture ?
Le verdict des jurés (des lignes 12 à 27)
Un rejet
Comme H.3 et F. précédemment et même si les plaignants sont à présent d’accord, les jurés, eux, avouent une incompréhension du conflit : « Eh bien, de quoi s’agit-il encore ? De quoi ? Qu’est-ce qu’ils racontent ? » Leur reprise des métaphores employées par H.2, « Quelles taupes ? Quelles pelouses ? » comme par H.1, « Quels sables mouvants ? Quels camps ennemis ? », ridiculise l’opposition de leurs valeurs ainsi définies. Ils en soulignent ainsi le peu d’importance, jusqu’à nier toute raison de rupture : « Voyons un peu leur dossier… Rien… On a beau chercher… examiner les points d’ordinaire les plus chauds… rien d’autre nulle part que les signes d’une amitié parfaite… »
John Morgan, Le Jury, 1861. Huile sur toile. Bucks County Museum, Angleterre
Mais sur quoi ce jugement s’appuie-t-il ? Le superlatif, « les points d’ordinaire les plus chauds » révèle le sens même de la pièce, en rappelant la volonté de Nathalie Sarraute dans l’ensemble de son œuvre : s’opposer à la tradition, celle qui repose sur des stéréotypes et des préjugés, celle que portent les jurés. Ils se font, en effet, une idée préconçue à la fois des signes d’amitié et des raisons valables pour une rupture que ne reproduisent pas les reproches que tous deux s’adressent, des phrases qui semblent innocentes, une simple inflexion de voix même.
Ainsi les attendus du jugement sont cautionné par H.1, « C’est vrai », et le verdict est un blâme brutal, formulé par H.2, « Et ils demandent à rompre. Ils ne veulent plus se revoir de leur vie… quelle honte… », qui conduit à un verdict catégorique, le rejet exprimé par H.2 : « Oui, aucun doute possible, aucune hésitation : déboutés tous les deux… »
La peine prononcée
La fin du discours fictif rapporté par H.2 va encore plus loin que le seul refus d’entériner la rupture, puisque ce jury lance même une menace : « Et même, qu’ils y prennent garde… qu’ils fassent très attention. » Le terme de « honte » qui leur a été lancé est alors justifiée par l’accusation menaçante : « On sait quelle peine encourent ceux qui ont l’outrecuidance de se permettre ainsi… sans raison… » Ce reproche d’ « outrecuidance » rappelle l’ὕβρις (hybris) de l’antiquité grecque, un orgueil excessif, qui amène les héros des tragédies grecques à une démesure dans leur révolte contre les lois morales, qui leur vaut leur châtiment. La tragédie révèle alors au public leur faute, et leur exclusion, voire leur mort, invite au respect de ces lois : « Ils seront signalés… on ne s’en approchera qu’avec prudence, avec la plus extrême méfiance… » De même, H.1 et H.2 sont ces héros trop présomptueux, qui veulent rompre pour des raisons non reconnues par leur communauté, désignée par le pronom indéfini « on »…, pour ces « tropismes » indéfinissables, impalpables. Ainsi, comme dans le dénouement de la tragédie antique, la faute est mise en valeur par le rythme binaire associé au jeu sonore : « Chacun saura de quoi ils sont capables, de quoi ils peuvent se rendre coupables : ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non. »
Un dénouement ouvert (de la ligne 28 à la fin)
Ce verdict, qui donne sens au titre de la pièce, ôte donc toute valeur à une dispute dont les raisons sont ainsi jugées dérisoires. La pièce pourrait alors s’arrêter, invitant ainsi le public à réfléchir à ce qui doit motiver une rupture, des raisons solides, reconnues de tous, claires et fondamentales dans l’existence.
Mais Sarraute ne clôt pas ainsi la conversation, relancée par la question de H.1, « Pour un oui… ou pour un non ? », suivie du temps de « silence », qui suggère une hésitation, un doute, comme s’il refusait de reconnaître l’aspect dérisoire de ce qui les sépare. La reprise de sa question par H.2, « Oui ou non ? », en supprimant la préposition, va plus loin en sous-entendant que ce qui les oppose est le fait de savoir dire « oui » aux valeurs socialement admises, aux convenances, aux traditions, aux « pelouses » soignées, ou d’affirmer le « non », le refus, comme il le fait lui-même. Une telle opposition n’a donc rien de dérisoire, comme le reconnaît avec force H.1 : « Ce n’est pourtant pas la même chose… » La dissociation marquée par H.2, « En effet : Oui. Ou non. » va dans le même sens en mettant l’accent sur la conjonction disjonctive qui pose une alternative, ici en distinguant les deux adverbes, l’acceptation ou le refus, s’excluant totalement l’un l’autre.
Mais, dans ces conditions, les deux personnages ne peuvent accepter le verdict qui leur interdit la rupture, et la dispute se trouve donc relancée par le « oui », réaffirmé par H.1, tandis que H.2, par son exclamation, « Non ! », maintient, lui, sa révolte et sa liberté.
CONCLUSION
Ce dénouement est pour le moins paradoxal : alors même que toute la conversation a construit la dispute entre H.1 et H.2, qui s’est progressivement amplifiée jusqu’à en arriver à l’opposition fondamentale de leurs valeurs, donc de leurs modes de vie, ils en arrivent à s’unir en partageant un même désir de mettre fin à leur amitié. Une conciliation dans la reconnaissance de l’impossible conciliation…
Mais les raisons qui les amènent à vouloir rompre semblent si dérisoires, « pour un oui ou pour un non », pour ces signes infimes qui ont ponctué leur relation, ces « tropismes » indéfinissables, imperceptibles, qui remontent à la surface pour les séparer, que cette rupture d’une « amitié parfaite » paraît inadmissible à ceux qui observent ces deux personnages pour en juger. À qui donner raison alors ? Aux personnages mis en scène par Nathalie Sarraute, qui, à son image, accordent tant d’importance à ces « tropismes » ? Ou bien à la société qui fonde l’amitié sur des preuves plus solides, sur des actes visibles ? Les dernières répliques de la pièce, en relançant le conflit, laissent le débat ouvert et le lecteur est ainsi renvoyé à son propre rôle de juré.
Conclusion sur le parcours
Pour écouter une lecture : France Culture
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : Comment cette dispute permet-elle à Nathalie Sarraute de questionner le fonctionnement du langage ?
Des questionnements
Le verbe "questionner" s’est avéré pertinent, à trois niveaux :
La pièce s’ouvre, en effet, sur le questionnement de H.1 à H.2, pour qu’il lui explique les raisons de la distance qui s’est installée entre eux deux, l’inflexion d’une simple phrase : « C’est biiien… ça. » Nous avons, de ce fait, pu constater l’évolution de cette conversation en une "dispute", qui les a progressivement opposés. Conformément à l’étymologie de ce terme, chacun a voulu mettre au net son opinion, en interrogeant des épisodes de sa vie et leurs réactions réciproques. Cela les a amenés à un débat d’idées allant jusqu’au conflit lorsqu'ils ont constaté que leur choix de vie se fondait sur des valeurs totalement « ennemies », H.1 s’inscrivant dans le conformisme social tandis que H.2 affirme sa liberté et ses refus.
Ce déroulement de la pièce a conduit à un autre questionnement : la rupture de leur amitié est-elle justifiable ? Devant leur incapacité de trancher eux-mêmes cette question, à deux reprises un appel est lancé à des jurés, d’abord deux personnages, H.3 et F., un couple voisin invité à ce procès par H.2, puis de façon fictive, lors du dénouement, quand H.2 imagine un verdict : les jurés refuseraient de cautionner une rupture, en considérant que les causes invoquées sont « dérisoires ».
Mais, en refusant de clore la pièce sur ce verdict, puisque les dernières répliques relancent le conflit, Nathalie Sarraute pose elle-même une autre question au lecteur : avec les exemples posés, l’intonation d’une phrase, un sourire ou un geste, ces raisons sont-elles importantes au point de justifier un tel conflit et de détruire une ancienne amitié ? La conversation a mis en évidence ce que Sarraute nomme les "tropismes", attraction ou recul devant tout ce qui relève de l’implicite, des mouvements qui sous-tendent la parole, imperceptibles certes, mais révélateurs de ce que chacun porte en soi sans même en être conscient. Cette "sous-conversation" l’emporte-t-elle sur les actes d’amitié partagée ? La question ne reçoit pas de réponse, toute liberté étant ainsi laissée au lecteur pour en décider.
Regarder ou écouter ?
Ainsi, plus qu’à "regarder", verbe qui répond à l’étymologie du mot "théâtre", la pièce de Sarraute a invité le lecteur à "écouter" les récits des deux personnages, car il s’agit bien d’observer « le fonctionnement du langage », en envisageant le double aspect posé dans la problématique : une parole construite, articulée, mais aussi, souvent, un élan spontané, qui, par les multiples hésitations et répétitions, implique la difficile communication avec autrui, mais aussi, à l’intérieur de la conscience, une compréhension progressive de soi-même. Si elle n’a pas résolu le conflit, la "dispute" a au moins permis à chacun de se révéler à soi-même : H.1 a pu assumer ses « pelouses soignées », indices de sa volonté de s’inscrire dans la norme de la réussite sociale, tandis que H.2 s’est représenté en « taupe », refusant de s’enfermer dans des valeurs préconçues, dans des stéréotypes, pour conserver sa liberté.
Un "logodrame"
Ce terme"logodrame" a été employé et défini par Nathalie Sarraute elle-même : « C'est un théâtre du langage. Il produit à lui seul l'action dramatique véritable, avec des péripéties, des retournements, du suspense, mais une progression qui n'est produite que par le langage ». Mais si le terme « drame », par son étymologie, le grec δρᾶμα, renvoie à toute action jouée sur scène, il sous-entend aussi, en tant que genre littéraire créé au XIXème siècle, une volonté de dépasser l’opposition entre comique et tragique pour représenter une action tendue, faite de risque et de catastrophe.
Ce terme permet de résoudre le paradoxe de cette pièce : a priori, elle n’offre aucune réelle "action", puisque, en fait, c’est le langage même qui porte l’action, par le conflit qu’il impose progressivement. Un conflit qui, de plus, amène à hésiter sans cesse entre le sourire, tant il peut sembler dérisoire en s’inscrivant dans un quotidien totalement banal, un père levant son bébé dans ses bras, une excursion en montagne avec un groupe d’amis, et le tragique : il y a, chez les deux personnages, une réelle souffrance, et, parfois, cette violence extrême propre à la tragédie. Mais ces personnages, qui, contrairement à la tragédie traditionnelle, semblent ne subir aucune fatalité, ni divine, ni historique, en portent pourtant une, d’une force extrême, au plus profond d’eux-mêmes : leur impossibilité de restituer, par le langage, des états psychiques éphémères, contradictoires, des attractions et des répulsions qui restent dans une « sous-conscience » et ne s’expriment donc que par une « sous-conversation », des bribes de phrases hésitantes, des gestes ou des regards, souvent aussi des silences.
Ainsi s’impose le tragique du langage, une trahison d’une vérité intérieure impossible à exprimer.
Pour un oui ou pour un non est donc bien un "logodrame", notion que Sarraute a posée à propos du roman, en 1956, dans L’Ère du soupçon, « Conversation et sous-conversation », avant de l’appliquer au théâtre : la parole est « I'arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d'innombrables petits crimes » qui naissent de notre relation à autrui.
Travail d'écriture : dissertation
Une proposition de corrigé
SUJET :
Dans son essai sur le théâtre, Notes et contre-notes, paru en 1962, Eugène Ionesco écrit : « Il faut aller au théâtre comme on va à un match de football, de boxe, de tennis. Le match nous donne en effet l'idée la plus exacte de ce qu'est le théâtre à l'état pur : antagonismes en présence, oppositions dynamiques, heurts sans raison de volontés contraires. »
En quoi est-ce que Pour un oui ou pour un non répond à cette définition du théâtre ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur la pièce de Nathalie Sarraute, sur les textes qui lui ont été associés et sur vos lectures personnelles.