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Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non1981

L'auteure (1900-1999) : l'écriture du "soupçon" 

Marc Trivier, Portrait de Nathalie Sarraute, 1983. Photographie papier Ilford, 22 x 22

Une enfance "divisée"

Née à Moscou le 18 juillet 1900, Nathalie Tcherniak suit sa mère à Paris, lors de son divorce, mais, comme elle le raconte dans Enfance (1980), autobiographie de ses onze premières années, elle conserve, dans sa petite enfance, un lien avec la Russie par des séjours annuels chez son père, et elle en apprend la langue. Elle baigne très tôt dans la littérature, par les milieux fréquentés par sa mère, qui écrit elle-même pour gagner sa vie, des romans, des nouvelles, des contes pour enfants. 

Marc Trivier, Portrait de Nathalie Sarraute, 1983. Photographie papier Ilford, 22 x 22

Nathalie Sarraute, Enfance, 1981

En 1907, des événements politiques contraignent son père à quitter la Russie, et il s’installe à son tour à Paris. C’est à lui que sa mère confie sa fille, elle-même vivant en Russie depuis son remariage, avec quelques rares séjours en France : Nathalie Sarraute ne retournera en Russie qu’en 1935, puis, très épisodiquement, à partir de 1956. 

Le temps de la formation

Titulaire du baccalauréat à la fin de la première guerre mondiale, elle entreprend des études littéraires, à la Faculté des Lettres, obtient une licence d’Anglais, poursuit ensuite un cursus d’Histoire à Oxford (1921), puis d’Histoire et de Sociologie à Berlin, avant de s’inscrire en Droit à Paris en 1922, où elle rencontre Raymond Sarraute qu’elle épouse en 1924. En 1926, deux lectures jouent un rôle essentiel dans son propre parcours, Ulysses (1920) de Joyce et Mrs Dalloway (1925) de Virginia Woolf : « Il me semblait qu’à partir de ce moment une voie ouverte s’était ouvert pour la littérature : on ne pouvait plus écrire comme on avait écrit auparavant. » Cela conduit à la réflexion sur le langage que développe son essai Tropismes, composé de 1932 à 1937 et publié en 1939, sans recevoir alors un grand écho.

L'écriture

 

La romancière

Dans l’après-guerre Nathalie Sarraute s’éloigne du Barreau et débute sa carrière littéraire avec Portrait d’un inconnu, roman paru en 1948, puis Martereau, en 1953, deux illustrations des recherches de Tropismes, réédité en 1957, prolongées ensuite dans un recueil d’essais, L’Ère du soupçon (1953). C’est à cette même époque que le critique littéraire et écrivain, Émile Henriot, regroupe l’œuvre de Sarraute et le roman d’Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (1957), sous l’étiquette, pour lui péjorative, de "Nouveau Roman", pour qualifier ces productions en quête de nouvelles formes d’expression

Les « nouveaux romanciers », 1959, devant les éditions de Minuit (Paris) :  De gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier.

Les « nouveaux romanciers », 1959, devant les éditions de Minuit (Paris) :

De gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier.

Le succès s’affirme alors, avec Le Planétarium (1960), puis Les Fruits d’or, qui lui vaut le Prix International de Littérature en 1964.

L’auteure dramatique

Le tournant vers le théâtre s’accomplit avec deux pièces, Le Silence (1964) et Le Mensonge (1966), mises en scène par Jean-Louis Barrault au Petit-Odéon. Les pièces se succèdent alors, mais elle ne renonce pas aux recherches narratives dans le roman, comme dans Vous les entendez ?, en 1972. Le Nouveau Roman est de plus en plus reconnu, par exemple un colloque lui est consacré en 1971, et Nathalie Sarraute reçoit de nombreuses marques d'hommage officielles, tels les doctorats hororis causa des universités de Dublin (1976), de Canterbury (1980) et d’Oxford (1991). Enfin, en 1982, l’année même de la parution de Pour un oui ou pour un non, lui est décerné le Grand Prix national des Lettres. Des colloques saluent son œuvre, en France comme au niveau international, ainsi qu’une exposition à la Bibliothèque nationale (1995), ses pièces sont régulièrement jouées, et son œuvre complète entre, en 1996, dans la Bibliothèque de la Pléiade.     

Contexte

Le contexte culturel 

Les crises et les guerres qui ont marqué la première moitié du XXème siècle ont profondément modifié la perception du monde et de l’homme en remettant en cause ce qui, précédemment, proposait un ordre et un sens, et en générant des angoisses et de nouvelles questions sur le sens même de l’existence humaine. Cela s’est inscrit dans les courants culturels qui se sont succédé, oscillant entre la volonté de déconstruction, et la quête d’explications et de formes nouvelles.

Le Nouveau Roman 

Ionesco, La Cantatrice chauve, affiche du Théâtre de la Huchette

« Le Nouveau Roman n'est pas une théorie, c'est une recherche », écrit Alain Robbe-Grillet, en 1962, qui propose, dans le Dictionnaire de littérature contemporaine.1900-1962, une définition pour rendre compte de ce courant, né à la fin des années 50.

Des refus

Comme souvent lorsque se forme un nouveau courant littéraire, il se fonde en s'opposant à ses prédécesseurs, qui, dès le début de ce siècle ouvert sur une guerre, avaient entrepris de contester avec force les normes culturelles : du dadaïsme au surréalisme puis au lettrisme dans la poésie, d’Ubu-Roi de Jarry au Théâtre de l’Absurde, la déstructuration se donne libre cours tout en cherchant de nouvelles formes d’expression. De même, les Nouveaux Romanciers ne veulent plus jouer leur rôle traditionnel, fixé au XIX° siècle. 

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau Roman, 1963

Le refus de l'intrigue

Même quand il choisit le registre fantastique ou épique, le romancier traditionnel construit une histoire qui prend le réel comme point de départ, soit pour le reproduire, quand il se veut réaliste, soit pour s'en écarter. Ainsi, son intrigue, même s'il joue sur les analepses, les prolepses, les ellipses, a un début, un point d'apogée, un dénouement, plus ou moins ouvert. On peut en déterminer le schéma narratif, et c'est ce qui contribue à donner au roman sa signification, critique sociale ou défense de valeurs, optimisme ou pessimisme à travers l'itinéraire du héros, par exemple.

Or, dans cet après-guerre qui s'interroge sur le monde et sur l'homme, qui nourrit plus d'incertitudes qu'il n'apporte de réponses, où tout, comme dans les sciences physiques, semble en proie à la relativité et au discontinu, n'est-il pas illusoire de chercher à structurer une intrigue qui imposerait un sens à l'œuvre ?

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.  Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau Roman, extrait, 1963.

Le refus du personnage

De même, le roman traditionnel repose sur ses personnages, héros, protagonistes, figurants. Le personnage est donc nettement caractérisé, par un narrateur souvent omniscient : il est doté d'une identité, d'une famille, d'une profession, d'un caractère... La réalité autour de lui donne sens, un vêtement, un objet possédé, une préférence alimentaire..., et ce sont ses passions, amour, argent, ambition, qui font progresser l'intrigue.

Or, les questionnements du monde moderne et les recherches en psychanalyse sont venus détruire ce bel agencement humain. L'homme n'est plus rassurant, il n'est plus, comme le dit Robbe-Grillet, « la raison de toute chose, la clé de l'univers ». Les Nouveaux Romanciers refusent donc de conserver au personnage son statut privilégié.

Les recherches

Ainsi, le Nouveau Roman est d'abord la création d'hommes en quête de sens, avec ce que cela implique de flou et de tâtonnements. IL est, toujours selon Robbe-Grillet, "une recherche qui crée elle-même ses propres significations, au fur et à mesure."

       L'action s'efface, au profit des consciences qui observent, perçoivent, ressentent, jugent le monde dans lequel elles se meuvent. Inaction, vide, ralentis, répétitions, voilà ce qui remplace l'intrigue au sens propre.

       Le personnage ne vaut que par sa seule conscience réfléchissant le monde, réfléchissant sur le monde, en interaction parfois avec d'autres consciences confrontées à un même phénomène.

      Dans ces conditions, l'écrivain aussi s'efface, laissant la place à un narrateur extérieur. Semblable à une caméra qui enregistre, il raconte des gestes, des regards ; il reproduit les mots d'une conversation, mais aussi ses silences.

Au lecteur, laissé libre, de trouver une signification, de démonter le mécanisme de la création littéraire pour l'interpréter.

Une écriture

Cela explique l'importance que prend, dans le Nouveau Roman, le "flux de conscience", qui dépasse de beaucoup le traditionnel monologue intérieur, pour entrecroiser ce qui se passe à l'extérieur, le dialogue audible, et ce qui reste intérieur, le non-dit. Importance aussi du présent de narration, comme si l'homme ne pouvait être que suspendu dans l'instant, prisonnier de cette conscience qui ne s'arrête jamais. Présent, passé, futur se confondent même parfois dans cette conscience qui se cherche.

Le Nouveau Roman n'a donc pas – comme on le lui a souvent reproché – fait disparaître l'homme. Il l'a seulement rendu plus incertain, vacillant dans un univers lui-même incertain.

Le Théâtre de l'Absurde 

Ionesco, La Cantatrice chauve, affiche du Théâtre de la Huchette

Même si l’expression « Théâtre de l’Absurde » n’apparaît qu’en 1961 dans un essai que lui consacre Martin Essling, même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un mouvement littéraire constitué, avec manifeste, écrits théoriques et "chef de file", et même si les auteurs qu’on y rattache, tels Adamov, Beckett ou Ionesco, refusent cette appellation, il reste commode de désigner ainsi un "nouveau théâtre", né lui aussi dans l’après-guerre, qui s’est développé jusqu’à la fin des années 60, et a profondément modifié la création dramatique ultérieure, aussi bien les œuvres elles-mêmes que leur mise en scène.

Ce texte théorique d’Eugène Ionesco pose les principales caractéristiques qui se reconnaissent chez les auteurs de ce nouveau théâtre.

Ionesco, La Cantatrice chauve, affiche du Théâtre de la Huchette

Si l’on pense que le théâtre n’est que théâtre de la parole, il est difficile d’admettre qu’il puisse avoir un langage autonome. Il ne peut être que tributaire des autres formes de pensée qui s’expriment par la parole, tributaire de la philosophie, de la morale. Les choses sont différentes si l’on considère que la parole ne constitue qu’un des éléments de choc du théâtre. D’abord le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue, c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres moyens de théâtraliser la parole : en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations.

[…] Mais il n’y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque pas, il n’est pas une suite d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture mouvante d’images scéniques.

Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles.

De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. [...] Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. Dislocation aussi, désarticulation du langage.

E. Ionesco, Notes et Contre-Notes, 1966.

Sur le plan de l'écriture

Ionesco refuse catégoriquement toute forme de réalisme, qu’il s’agisse de l’intrigue ou de la psychologie des personnages, puisqu’il faut « éviter la psychologie ». Dans un autre passage du même ouvrage, il confirme : « Pas d'intrigue…pas d'architecture…simplement une suite sans suite, un enchaînement fortuit, sans relation de cause à effet, d'aventures inexplicables ou d'états émotifs, ou un enchevêtrement indescriptible, mais vivant, d'intentions, de mouvements, de passions sans unité, plongeant dans la contradiction. » Pour détruire la logique, l’auteur cultive alors deux ressorts, le hasard et la répétition.

La conséquence en est la « dislocation du langage », qui « doit presque exploser, ou se détruire ». Seul un langage poussé à l’extrême permet, en effet, d'exprimer les sentiments extrêmes, et, surtout, d’apporter la preuve que la condition humaine, les rapports humains ne sont que dérision. Le langage ne permet plus d’avoir prise sur le monde, de lui donner sens, puisqu’il n’est plus qu’une sorte de machine qui tourne à vide…

Sur le plan de la mise en scène

Dans les textes d’Ionesco, on note ce même refus du réalisme pour la mise en scène : il demande, par exemple de « ne pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore ». Ni le metteur en scène, ni l’acteur ne doivent donc rechercher le naturel. Au contraire, il faut « aller à fond dans le grotesque, la caricature ». L’acteur, devenu marionnette, traduit ainsi cette même déshumanisation, le comique se trouvant alors mis au service d’un tragique de nature métaphysique. C’est, là encore, l’insolite, qui est recherché, quand Ionesco formule un conseil : « jouer contre le texte. Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d’une pièce. »

POUR CONCLURE

L’étude de Pour un oui ou pour un non nous conduira à mesurer comme les choix propres au Nouveau Roman, mis en œuvre dès les dix-neuf récits de Tropismes, paru en 1939 et augmenté de six récits en 1957, sont repris dans son théâtre, influencé aussi par le courant de l’Absurde.

Présentation de Pour un oui ou pour un non 

Il est significatif que cette pièce, une conversation conflictuelle sans "action" dramatique, ait été créée pour la radio en décembre 1981, publiée en 1982, mais jouée seulement en 1986 au théâtre du Rond-Point dans une mise en scène de Simone Benmussa. Sarraute explique elle-même que, si, en écrivant, elle entend le texte et imagine l’intonation, elle ne visualise pas les mouvements des personnages, laissés au choix du metteur en scène. Mais cette mise en scène initiale est reprise en 1999 avec les mêmes acteurs à l’Atelier Théâtre Actuel, et c’est aujourd’hui sa pièce la plus jouée.

Téléfilm de Jacques Doillon, 1988

Téléfilm de Jacques Doillon, 1988

Pour écouter la pièce

Cette locution familière, stéréotypée, est construite sur l’opposition des deux adverbes, « oui » qui marque l’accord et « non » la contradiction. Or, reliés par la conjonction « ou », les deux se retrouvent placés à égalité, équivalents, comme si dire « oui » ou dire « non » n’avait aucune importance. Ainsi, cette expression formule une critique, l’idée que l’opinion, le jugement, ou l’attitude varient au gré de l’humeur, jusqu’à devenir un caprice : réagir « pour un oui ou pour un non » revient donc à poser une cause sans importance, un petit « rien » qui ne vaut pas la peine de s’y intéresser.

Le titre 

Présentation

A priori, ce titre, qui indique une raison d’agir peu sérieuse et non valable, semble donc attribuer à la pièce un contenu insignifiant, ôtant toute valeur à 'échange à venir entre les deux personnages. C’est d’ailleurs ainsi que Sarraute définit cette expression dans « Mon petit », un des textes du recueil L’Usage de la parole (1980) : « Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui ou pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on en faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires. »

H2 : […] « Chacun saura de quoi ils sont capables, de quoi ils peuvent se rendre coupables : ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non. »

H1 : Pour un oui… ou pour un non ?

Un silence.

H2 : Oui ou non ?...

H1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…

H2 : En effet : Oui. Ou non.

H1 : Oui.

H2 : Non !

La structure 

Pourtant, cet échange se développe, ce qui invite à s’attarder sur chacun des mots de cette conversation pour mesurer ce qui oppose les deux hommes.

D’ailleurs, quand ils envisagent finalement de poser une « demande » pour faire juger la rupture de leur amitié, le verdict formulé par H2 renvoie à ce titre, mais brise l’équivalence : le « non » exclamatif de H2 contredit avec force le « Oui » de H1, justifiant la rupture. Elle n’avait,  en fait, rien de dérisoire !

Il n’y a pas d’"action", à proprement parler, dans cette pièce,  qui, sans acte ni scène, se présente comme une longue conversation. Cependant, cette conversation évolue, en cinq étapes, marquées par des didascalies.

        Elle s’ouvre sur une sorte d’exposition, progressive. La question de H.1, « Qu’est-ce que tu as contre moi ? », annonce l’écart entre eux, avant que la réponse de H.2 n’accepte d’en formuler la cause, l’intonation d’une remarque, « C’est bien…ça », adressée par son ami, qui amène à expliciter le reproche par « le mot  ‘‘condescendant’’ ».

          La didascalie concernant H.2, qui « [s]ort ett revient avec un couple » introduit deux témoins, H3 et F, censés trancher le litige. Après en avoir présenté la raison, H.2 développe son accusation de « condescendance », mais ces deux témoins ont du mal à « comprendre », et une nouvelle didascalie signale leur départ : « H.3 et F. sortent / Long silence. »

         Quand ils se retrouvent seuls, le débat reprend entre H.1 et H.2, mais autour d’un nouveau reproche de H.2, le bonheur étalé par H.1, qui, à son tour, l’accuse d’être, tout simplement, « jaloux ».

          Le constat de H.1, « Cette fois vraiment je crois qu’il vaut mieux que je parte », précède une nouvelle didascalie, « Se dirige vers la porte. S’arrête devant la fenêtre / Regarde au dehors. », qui ouvre une nouvelle étape ». Les excuses et la protestation d’amitié de H.2 inversent la relation : c’est à présent H1 qui dénonce la « poésie » dont fait sans cesse preuve H.2, signe, selon lui, d’une « distance » qui n’est que du mépris. Cela fait exploser le conflit : « Il n’y a pas de conciliation possible », lance H2, qui les dépeint alors comme « deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent », d’un côté celui des « hommes qui luttent », qui « créent la vie autour d’eux », de l’autre, les « ratés ».

       Un dénouement est apporté, scandé par trois didascalies signalant « Un silence », traduction de l'impossible issue : H.1 lance l’idée de poser une « demande » pour que le débat soit tranché. Mais tous deux considèrent qu’ils seront « déboutés », renvoyés à leur culpabilité, enfermé dans une inéluctable rupture.

Structure

Le cadre spatio-temporel 

La temporalité

La durée de la pièce, créée pour la radiodiffusion, soit à peine une heure, coïncide avec la durée potentielle de cette dispute, mais se trouve rallongée par l’indication des silences, explicite dans quelques didascalies ou suggérés par le recours constant à l’aposiopèse, signe d’une parole qui hésite et se cherche.

Mais une profondeur temporelle est introduite, la durée de l’amitié entre H.1 et H.2 plusieurs fois signalée, et dès le début avec le rappel de H.1, « depuis tant d’années… il n’y a jamais rien eu entre nous… », ou l’allusion à l’enfance avec la mention de la mère, décédée depuis, « Tu te souviens comme on attendrissait ta mère ? … », partagée par H2 : Oui, pauvre maman... Elle t'aimait bien… » Ainsi, tout le début du dialogue renvoie à un passé commun, qui a duré mais que H.2 a brisé, avec celui qui était « un ami de toujours », et il est rappelé à plusieurs reprises, comme leur ascension de la barre des Écrins.

Mise en scène de Jacques Lassalle, 1998, Théâtre National de la Colline

Mise en scène de Jacques Lassalle, 1998, Théâtre National de la Colline

L'espace

De même, si la réplique introductive de H.1, « Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… », indique que cette conversation se déroule chez H.2, l’espace reste indéfini, à part la mention de « la porte » par où entrent et sortent les deux témoins, H.3 et F.1, et de la « fenêtre » d'où H.1 « s’approche » pour « regarde[r] au dehors », comme pour traduire la tentative de départ pour échapper à cette dispute ». Mais elle échoue puisque H.2 « [s’]approche de lui, lui met la main sur l’épaule ». Et la fin de la pièce les laisse en scène, n’ouvre donc aucune issue, chacun restant prisonnier de la rupture. 

Les déplacements sont, en fait, très rarement indiqués, rien n’est dit sur un quelconque décor, ce qui souligne l’impression d’un vide que seul le langage vient remplir.

POUR CONCLURE

Ainsi, et paradoxalement, cette pièce sans action entraîne le public vers une action, juger de la réponse à une question : comment le langage conduit-il non seulement à la destruction d’autrui mais à l’autodestruction ? Quel pouvoir peut exercer la sortie du silence, avec des morts aussi insignifiants que ceux d’une expression stéréotypée telle « Pour un oui ou pour un non », puisque, comme le dit H.2, « Eh bien, c’est juste des mots… »

Les personnages 

Leur anonymat

Conformément à ce qu’a pu mettre en œuvre le Nouveau Roman, les personnages de la pièce sont dépourvus d'identité précise, sauf celle de leur genre, H. pour « homme », F. pour « femme ». Leur désignation par des numéros, H.1, H.2, H.3, F., illustre aussi cette absence d'individualisation qui, au XXème siècle, transforme la personne en un simple numéro matricule. En fait, ils ne sont plus des "actants", protagonistes, héros, adjuvants ou opposants comme dans le théâtre traditionnel, mais seulement des "parlants".

Mais, paradoxalement, nous retrouvons ainsi une réalité du théâtre de l’antiquité grecque, l’á¼€γÏŽν (agṓn), qui, au cœur d’une pièce, est une scène de débat les paroles se confrontent et s’opposent, pour décider, le plus souvent entre le « juste » et « l’injuste », entre le « licite » et « l’illicite ». Le langage passe ainsi au premier plan.

Les protagonistes

Faut-il alors conclure à la déshumanisation des personnages ? En fait, Sarraute oblige le lecteur à trouver d’autres approches pour les caractériser, ce qu’ils disent – ou ne disent pas – et, surtout, comment ils le disent ou se dérobent. En fait, ce sont bien deux personnalités qui s’affrontent, deux facettes de l’être aussi, celle qui vit sur le paraître et celle qui veut que soit dévoilé l’être. Tel est le sens des "tropismes", ces profondeurs qui affleurent à la surface des mots, dans une intonation par exemple, comme ce « c’est biiiien… ça… » à la source du conflit.

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Nicolas Vaude et Nicolas Briançon dans Pour un oui ou pour un non, 2016, Théâtre de Poche-Montparnasse

Les personnages "témoins"

Malgré la phrase par laquelle H.2 introduit le « couple », « je vous présente… », pris à témoin pour trancher son « différend » avec H.1, H.3 et F. sont tout aussi indéfinis que les protagonistes, d’ailleurs regroupés, dans leur première réplique, « EUX – Oh, mais nous, vous savez, nous n’avons aucune compétence », comme dans leur incompréhension : « EUX, silencieux… perplexes… hochant la tête… » ou dans leur jugement : « F, H3 – Vous ne trouvez pas ça gentil ? Moi, on me proposerait… » Ni adjuvants, ni opposants, ils sont en fait totalement inutiles, laissant H.1 et H.2 face à eux-mêmes, comme le prouvent la négation de H.3, « Pas grand-chose, en effet », qui confirme le constat de H;2, « Oh mais qu’est-ce que vous pouvez comprendre… », et la dérobade de F. : « Moi non plus, je ne veux pas suivre… du reste, je n’ai pas le temps, il faut que je parte… » Seuls les deux protagonistes ont la clé, puisque tout se joue dans leur conscience.

Personnages

Un conflit qui ne s’arrête pas là, puisqu’il ouvre à l’expression de sentiments violents, et à des jugements mutuels dont chacun se défend :

        Pour H.2, H.1 est celui qui se montre « condescendant », en lui proposant de faire intervenir ses relations pour qu’il obtienne « une bonne place », donc qui s’emploie à « étaler » sa propre réussite et les signes de son « bonheur », tel celui « que les pauvres bougres contemplent, le nez collé aux vitrines ».

           De ce fait, H.1 accuse H.2 d’être seulement « jaloux », ce dont il se défend : le croire jaloux ne serait qu’une façon pour H1 de se persuader de la valeur de ses choix d’existence, en niant toute autre forme de bonheur, d’un « autre bonheur peut-être plus grand que le tien ». H.1 est alors contraint de se défendre par l’attaque, reprochant à H.2 de vouloir imposer aux autres une approche « poétique » du monde.

Il est alors possible de caractériser ces « deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent ». L’un, H.1, est celui qui se veut en prise sur le réel, voire créer « la vie », « la vraie, celle que tous vivent » ; l’autre, H.2, veut rester à « distance » : « quelque part, à l’écart, dans le noir, ce qui lui vaut d’être considéré comme un « raté ».

Mais, finalement, les deux personnages ne sont-ils pas semblables à chacun de nous, le reflet de tous les conflits « entre parents et enfants, entre frères et sœurs, entre époux, entre amis… », comme le suggère H.2 ? Voire de la division au sein même de l’être entre le désir d’une vie « solide » face à la peur de se trouver alors emprisonné ?

H.1.- Oui... il me semble que là où tu es tout est... je ne sais pas comment dire... inconsistant, fluctuant... des sables mouvants où l'on s'enfonce... je sens que je perds pied... tout autour de moi se met à vaciller, tout va se défaire... il faut que je sorte de là au plus vite... que je me retrouve chez moi où tout est stable. Solide.

H.2.-Tu vois bien... Et moi... eh bien, puisque nous en sommes là... et moi, vois-tu, quand je suis chez toi, c'est comme de la claustrophobie... je suis dans un édifice fermé de tous côtés... partout des compartiments, des cloisons, des étages... j'ai envie de m'échapper... 

C’est ce que met en avant Nathalie Sarraute, dans une interview de 1986 réalisée par Armelle Heliot :

« Dans cette dernière pièce, Pour un oui ou pour un non, à la limite ça aurait pu être presque la même personne qui entre elle… comme nous avons tous des tendances contradictoires qui luttent entre elles quelques fois. Ce n’est pas du tout deux personnes qui s’entredéchirent et qui se haïssent mais c’est deux personnes qui portent chacune des tendances opposées comme ça arrive à chacun de nous. »

(France Régions 3)

Un théâtre de la parole 

Henri Matisse, La Conversation, 1908-12. Huile sur toile, 177 x 217. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg 

Écoutons les mots de Nathalie Sarraute à propos de Pour un oui ou pour un non, dans une interview réalisée en 1986 : « j’entends bien mon texte, je peux dire si le texte est faux, s’il n’est pas dit avec l’intonation que j’aurais voulue, ça oui ! Je suis très sensible à la façon de dire le texte, mais je suis incapable d’imaginer d’avance tous ces mouvements sur la scène. » Rappelons aussi que la pièce a été créée pour une diffusion radiophonique. Deux raisons qui expliquent, après la conception du langage illustrée dans les récits de Tropismes, sa mise en œuvre au théâtre, paradoxale si l’on se réfère à l’étymologie du terme, le verbe grec θεάομαι (théaomai), signifiant « regarder ».

Henri Matisse, La Conversation, 1908-12. Huile sur toile, 177 x 217. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg 

La parole

La source de la dispute 

Les "tropismes"

De l’expression stéréotypée du titre, Pour un oui ou pour un non, au constat avancé par H.2 sur la raison de leur dispute, « Eh bien, c’est juste des mots… », la parole, posée comme insignifiante, est cependant placée au cœur de la pièce, comme illustration du « moi » le plus intime si l’on s’attache à aller au-delà des mots, pour analyser ce que Sarraute nomme les "tropismes" : « Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience : ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir ». Il s’agit donc de transformer en langage cette vie intérieure, trouble, confuse, de traduire par des mots « des sentiments fugaces, brefs, intenses mais inexpliqués. », « des mouvements instinctifs, déclenchés par la présence d’autrui, ou par les paroles des autres ». 

Nathalie Sarraute, Tropismes, 1957

Les mots, déclencheurs du conflit

La pièce débute par une injonction de H.1 à H.2, « Écoute », suivie de deux questions, « que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as contre moi ? », ce qui inscrit d’emblée la rencontre des deux personnages dans un manque de communication. Il faudra alors expliquer, donc user des mots. Mais permettront-ils de dépasser la distance née entre les deux amis, ouvriront-ils une compréhension mutuelle ? Les premières réactions de H.2 annoncent déjà la difficulté : « ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parler… ». 

Mise en scène de René Loyon, 2013

Il faut une réelle insistance pour qu’il finisse par avancer une explication, qu’il replace, certes, dans un contexte, mais qui reste vague : « Eh bien... tu m'as dit il y a quelque temps... tu m'as dit... quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi... de je ne sais plus quel succès... oui... dérisoire... quand je t'en ai parlé... tu m'as dit : ‘‘C'est bien... ça...’’ » La raison de leur rupture, une phrase bien simple, semble donc insignifiante.

Mais c’est alors que se révèle ce que, dans son essai L’Ère du soupçon, Sarraute nomme la sous-conversation, non plus les mots eux-mêmes, mais l’intonation, précisée, « Tu m’as dit : « C’est bien… ça… » Juste avec ce suspens… cet accent… », puis de façon encore plus insistante : « il y avait entre « C'est bien » et « ça » un intervalle plus grand : « C'est biiien... ça... » Un accent mis sur « bien »... un étirement : « biiien.. .» et un suspens avant que « ça » arrive... ce n'est pas sans importance. » Ainsi, toute la suite du dialogue montre cette « importance », tout ce qui est resté jusqu’alors indicible, étouffé si longtemps que cela a fini par détruire l’amitié entre les deux personnages.

Dire l'indicible 

L'incommunicabilité

Depuis la règle de bienséance dans le théâtre classique, les combats sur scène, révélateurs des crises, sont le plus souvent verbaux : échanges de répliques jusqu’à la stichomythie ou tirades enflammées, insultes parfois, les procédés sont divers. Mais encore faut-il que les personnages soient au clair avec eux-mêmes, sachent ce qu’ils dénoncent et ce qu’ils approuvent, soient capables d’expliciter ce qu’ils ressentent… Or, le dialogue entre les deux protagonistes mis en scène par Sarraute – de même d’ailleurs que les remarques contradictoires du couple censé arbitrer leur dispute – a bien du mal à progresser car, si des situations précises sont relatées, comme la naissance de l’enfant de H.1 ou l’excursion en montagne, tous deux ont du mal non seulement à exprimer leurs émotions, leurs sentiments, les ressentiments qui se sont pourtant inscrits en eux, mais même à les identifier.

C’est ce qui explique le flou lexical omniprésent, la récurrence par exemple de l’expression « il me semble », « je ne sais plus », les indéfinis comme « quelque chose » ou « ça », les adverbes, « peut-être » ou un « sans doute » suspendu. On pourra observer également la multiplication de la modalité interrogative qui, sous couvert de s’adresser à l’interlocuteur, s’adresse davantage à soi-même, transformant ainsi le dialogue en monologue, jusqu’à représenter un dilemme.

Les ressources de l'écriture

L’écriture particulière de Nathalie Sarraute est remarquable par tous les procédés qui contribuent à la fragmenter.

La ponctuation

Le plus frappant est la ponctuation, les points de suspension, l’aposiopèse qui laisse les phrases interrompues : « D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi… comment j’aurais pu… avec toi… non, vraiment, il faut que tu sois… » Alors que le lecteur est renvoyé à l’absence de complément, la riposte de H.2 ne l’éclaire en rien : « Ah non, arrête… pas ça… pas que je sois ceci ou cela… »

Les guillemets jouent, eux aussi, un rôle important car ils permettent tantôt de souligner un terme employé par l’interlocuteur, comme « Poésie », « Poétique », reproches adressés à H.1 et de prendre une distance ironique : « Pas des "vrais" poètes, bien sûr. » ou, à la question de H.1 sur les « forces » son ami, « Ah ! tu en gardes ? », la réponse de celjui-ci, « Je te vois venir… Non, non, je n’en "garde" pas… »

Des figures de style

La difficulté à définir les émotions se traduit par deux ressources omniprésentes :

        le recours à l’épanorthose, une recherche du terme qui serait le plus exact : « Est-ce que je t’ai jamais traité de cinglé ? Écorché, peut-être, c’est vrai. Un peu persécuté… » Les phrases se déroulent ainsi, dans un désir - une tentative souvent maladroite - de cerner la vérité, comme lorsque H.1 tente de décrire la scène de « condescendance » qui l’a heurté, en redoublant chaque expression pour la rendre plus pertinente : « un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me tends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre… »

      l’emploi incessant d’images, comme si elles étaient le seul moyen de concrétiser ce que le personnage porte en lui à commencer par la comparaison, telle « comme lac, comme une montagne ». Les métaphores sont, elles aussi, fréquente, depuis celle de « la souricière », développée par H.2, leur identification à « deux soldats de deux camps ennemis », à des « taupes » ou la vie de H.2 transformée en « sables mouvants ».

Mais tout cela est-il efficace ? Parviennent-ils, sinon à se réconcilier, du moins à se comprendre, à accepter qu’ils puissent choisir de vivre selon des valeurs différentes ? Le dénouement apporte une réponse négative, confirmant l’impuissance de la parole par les questions d’un jury fictif : « Eh bien, de quoi s’agit-il encore ? De quoi ? Qu’est-ce qu’ils racontent ? Quelles taupes ? Quelles pelouses ? Quels sables mouvants ? Quels camps ennemis ? » Personne n’a donc pu comprendre, les deux protagonistes sont « déboutés » il ne reste que la dérision du titre « pour un oui ou pour un non », que la dérision du langage.

Parcours pour l'étude de la pièce 

Parcours associé : théâtre et dispute 

Parcours
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