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Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670

L'auteur (1622-1673) : la passion du théâtre 

Molière, fasciné dès l'enfance par le théâtre

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La vie de Molière : de ses débuts avec "l’Illustre théâtre" à sa reconnaissance par le roi, un parcours jalonné d’immenses succès mais aussi d’obstacles.

Le contexte culturel : de l’héritage antique à la comédie classique, en passant par les farces du théâtre de la foire et par la commedia dell’arte.

Présentation du Bourgeois gentilhomme 

Pour lire la pièce

La pièce est créée à la demande du roi Louis XIV qui souhaitait répondre par un « ballet turc ridicule » à la visite officielle, peu appréciée, de Soliman Aga, envoyé de Mehmet V, sultan de l’empire ottoman.  Cette comédie-ballet, représentée pour la première fois devant la cour au château de Chambord, le 14 octobre 1670 associe Molière pour les trois actes qu’elle compte à l’origine, Jean-Baptiste Lully pour la musique, Pierre Beauchamp pour les ballets, avec des décors de Carlo Viganari et les costumes turcs du chevalier d’Arvieux. Elle est ensuite reprise au Palais-Royal, le 23 novembre 1670, mais en cinq actes, version conservée aujourd’hui.

Le titre 

Frontispice du Bourgeois gentilhomme, édition de 1688

Frontispice du Bourgeois gentilhomme, édition de 1688
Présentation
Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène de Fred Barthoumeyrou, 2025, Espace Paris-Plaine

Un personnage-type

Au cœur de la pièce figure le personnage, déterminé par l’article défini, « le », fréquent dans les titres de Molière, qui montre la volonté de dépasser la simple peinture du caractère d’un individu pour en faire un "type", le représentant d’un comportement plus général, voire éternel. Comme, dans certaines pièces, comme L’Avare ou Le Misanthrope, ce "type" relève de la psychologie et de la morale, à travers le portrait du héros, obsédé par son désir de se hausser à la hauteur de la noblesse, et prêt, pour cela, à tromper sa femme et à sacrifier sa fille en lui imposant un mariage non désiré. Mais, il permet aussi une satire sociale.

Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène de Fred Barthoumeyrou, 2025, Espace Paris-Plaine

Un oxymore

Mais ce titre s'enrichit aussi d'une double satire sociale, à travers l'oxymore qui juxtapose deux classes sociales bien différentes du XVIIème siècle, le bourgeois et le noble « gentilhomme ».

         Au sommet de la hiérarchie sociale, les nobles disposent de nombreux privilèges, qui permettent à la plupart d’entre eux de recevoir une éducation raffinée, et de vivre dans le luxe et les fêtes. Cependant, cela ne garantit pas leurs qualités morales : leur prétention, leur vanité touchent souvent à l’excès, et ces « gentilshommes » sont parfois sans scrupules, à l’image de Dorante qui n’hésite pas à flatter le héros pour lui soutirer l’argent qui lui manque.

       Ils sont, en effet, enviés par les bourgeois, inscrits dans le tiers-état mais dont beaucoup, comme le héros, monsieur Jourdain, ont pu s’enrichir et aspirent à une même reconnaissance sociale. Or, il était alors possible à ceux-ci, qualifiés de roturiers, d’acheter une terre ou une charge, plaisamment nommée "savonnette à vilain", pour accéder à la noblesse, mais encore faut-il en avoir à la fois non seulement l’habit – ce qui est assez simple – mais surtout les manières, ce qui est beaucoup plus malaisé… C’est ce dont témoignent les efforts du héros, lui aussi prêt à tout pour s’anoblir.

La structure 

Une pièce en cinq actes

Contrairement à ce qui est le plus souvent observé dans les pièces du XVIIème siècle, Le Bourgeois gentilhomme ne présente pas cinq actes de longueur à peu près équivalente, car il accorde une place prépondérante à l’acte III avec seize scènes. Mais ce déséquilibre n’est pas dû au hasard, mais à la répartition en cinq actes d’une pièce qui n’en comptait initialement que trois:

        Le premier acte regroupait les deux scènes de l’acte I et l’acte II, qui compte cinq scènes, entièrement consacrées au portrait du héros, à travers les leçons qu’il reçoit de ses maîtres de danse, de musique, d’armes et de philosophie, et, pour finir, par le nouvel habit que lui fait revêtir son maître tailleur. Cela permet à Molière non seulement de faire découvrir l’obsession de son personnage, acquérir les qualités du « gentilhomme » qu’il aspire à être, mais aussi de montrer comment ses « maîtres » profitent de sa naïveté pour se faire valoir en affirmant leur prééminence. De plus, leur brièveté n’est qu’apparente, car ces deux actes sont allongés par un intermède final.

        L’acte III, à l’origine le second, est le plus long avec seize scènes, qui nouent l’action, en déroulent les péripéties, et il se ferme, lui aussi, sur un intermède. Trois d’entre elles servent de brèves transitions : la première avec deux brèves répliques de monsieur Jourdain, la onzième, où madame Jourdain annonce la demande en mariage de Cléonte, et la quatorzième, qui présente l’arrivée de Dorante et de Dorimène. Cela nous rappelle que la profondeur fréquente des plateaux de scène à cette époque, éclairé par une rampe de bougies, nécessite que soit introduit un personnage avant qu’il ne soit clairement identifié par le public. Mais les autres soutiennent l’action, dont l’enjeu est, traditionnellement, le mariage, en mettant en parallèle le couple des nobles, Dorante et Dorimène, et celui des bourgeois, Cléonte et Lucile. Dans les deux cas, le rôle de monsieur Jourdain est prépondérant : aide pour Dorante, auquel il prête de l’argent, mais aussi gêne car il se pose en rival auprès de Célimène, il est aussi un obstacle pour les jeunes amoureux.

       Les actes IV et V, respectivement constitués de cinq et six scènes, formaient le troisième acte initial en amenant progressivement la résolution de l’enjeu, le double mariage. Comme souvent le valet, ici Covielle, joue un rôle essentiel car c’est lui qui a l’idée du stratagème, de la "turquerie", soigneusement élaborée dans l’acte IV et menée à son terme dans son intermède final, avant que l’acte V ne conduise au dénouement, et au « Ballet des nations » qui conclut la pièce.

La règle des trois unités

Rappelons que le classicisme impose la règle dite des "trois unités", de lieu, de temps et d’action, associée à l’exigence de vraisemblance.

Suzanne Lalique, le décor du Bourgeois gentilhomme, 1951, Comédie-Française

         Comme souvent, la formule dans la didascalie initiale, « La scène est à Paris », affiche cette unité de lieu, dont on peut imaginer qu’il s’agit d’un vaste salon dans la demeure de monsieur Jourdain. Mais il n’est guère vraisemblable que, dans cette maison, une même pièce puisse servir à une leçon de danse, à un entraînement à l’épée, à donner un festin et à recevoir un « envoyé du grand Turc », à chaque fois sans que ne le sachent ni l’épouse ni Nicole, la domestique… Illusion propre au théâtre que le public admet volontiers !

Suzanne Lalique, le décor du Bourgeois gentilhomme, 1951, Comédie-Française

        Pour la durée de l’action, fixée à 24 heures, là aussi le déroulement reste traditionnel, pour amener à la signature annoncée des deux contrats de mariage lors du dénouement. Depuis les leçons matinales, au cœur de la pièce figure le repas offert à Dorimène, tandis que la suite se construit autour du stratagème qui accorde à monsieur Jourdain la noblesse tant souhaitée.

       L’unité d’action, elle, peut susciter un débat, si l’on considère que l’enjeu est, comme dans de nombreuses comédies, le mariage de Lucile avec Cléonte refusé par un père qui entend bien qu’il lui permette de sortir de son statut de bourgeois. En fait, ce n’est là qu’un aspect accessoire, tout autant d’ailleurs que le second mariage, celui de Dorante avec Dorimène. La véritable "action" est celle posée par la question née de la contradiction du titre :  est-il possible à un « bourgeois » de devenir « gentilhomme » ? Cette possibilité semble interdite par le sens même de ce terme, que le dictionnaire de Furetière, en 1690, distingue de « noble » : le « gentilhomme » doit sa noblesse à sa naissance même, « ni à sa charge ni aux lettres du Prince ». Or, le héros ne peut pas même acquérir ni l’apparence extérieure ni les talents du « gentilhomme », et l’enjeu ne pourra se réaliser que dans l’illusion du stratagème, quand Covielle, envoyé du Grand Turc, le qualifie de « gentilhomme parisien » et lui accorde la dignité suprême de « mamamouchi ».

Une comédie-ballet 

Comédie-ballet
Israël Silvestre, La Princesse d’Élide, 1664 : 2nde journée des Plaisirs de l’île enchantée. BnF

Un genre nouveau

Le Bourgeois gentilhomme n’est pas la première comédie-ballet créée par Molière. Dès l’époque de "l’Illustre Théâtre", il faisait intervenir des musiciens et parfois un chanteur, et il a inauguré ce genre avec Les Fâcheux, en 1661, pour répondre au souhait d’un roi amateur de musique et de danse, en s’associant au musicien Jean-Baptiste Lully et au maître de ballet, Pierre Beauchamp.

Mais c’est la seule qui signale expressément ce genre en sous-titre dans une édition contrôlée par l’écrivain.

Israël Silvestre, La Princesse d’Élide, 1664 : 2nde journée des "Plaisirs de l’île enchantée". BnF

C’est aussi celle où la musique et la danse ne sont pas de simples « intermèdes », des "ornements" propres à apporter du rythme, de la fantaisie ou de la gaieté au spectacle, mais de croiser le texte, inscrit dans le réel, avec le monde irréel du ballet. Ainsi, tous les « intermèdes » unissent les trois composantes de la pièce, volonté affirmée dans le Prologue de L’Amour médecin, représenté en 1665, par l’injonction « Unissons-nous » prononcée par les trois personnages :

LA COMÉDIE, LA MUSIQUE ET LE BALLET

 

                    LA COMÉDIE

Quittons, quittons notre vaine querelle,

Ne nous disputons point nos talents tour à tour.

Et d'une gloire plus belle,

Piquons-nous en ce jour.

Unissons-nous tous trois d'une ardeur sans seconde,

Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

                    TOUS TROIS

Unissons-nous...

                    LA COMÉDIE

De ses travaux, plus grands qu'on ne peut croire,

Il se vient quelquefois délasser parmi nous.

Est-il de plus grande gloire

 

Est-il bonheur plus doux ?

Unissons-nous tous trois...

                    TOUS TROIS

Unissons-nous...

À l’ouverture du premier acte, avant d’introduire les deux maîtres, « de musique » et « à danser », une didascalie initiale signale ce rôle de la musique : « L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du maître de musique qui compose sur une table un air que le bourgeois a demandé pour une sérénade. »

  • D’une part, la mention de « sérénade » commandée par « le bourgeois » à la fois marque le lien avec le personnage de Dorimène que le héros veut ainsi séduire, et crée un premier décalage car donner une sérénade à une dame n’est guère dans les habitudes des bourgeois, statut social du héros affiché d’emblée.

  • D’autre part, la formule « un grand assemblable d’instruments », loin d’évoquer une harmonie, suggère plutôt la dissonance propre au moment où chacun d’eux s’essaie avant le concert, dissonance qui se poursuit par la querelle qui va opposer les deux maîtres dans la deuxième scène.

Son rôle dans la comédie

La fin de l’acte I

L’acte se termine par l’association du « Dialogue en musique » à la « danse » commandée par le maître à danser, une "bergerie", genre pastoral alors à la mode. Ce chant proclame, certes, la puissance de l’amour, qui parcourt la pièce, en même temps que les difficultés qu’il rencontre, illustrant ainsi le désir de monsieur Jourdain de séduire la belle Célimène. Mais, en même temps, le décalage est préalablement introduit quand le héros proteste contre ces chants de « bergers » auxquels il oppose sa ridicule chanson sur « Janneton » : ce « bourgeois » est condamné à ne jamais pouvoir devenir « gentilhomme » !

L’acte II

En écho à l’acte I, ce décalage se poursuit en deux courts passages, le premier sur la musique, quand le héros réclame comme instrument une « trompette marine », qui produit un ronflement strident, bien peu adapté à un orchestre de chambre ; puis, c’est la pratique du « menuet », dont monsieur Jourdain se vante, mais dont la réplique de son maître souligne le ridicule : « En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps. »

Bourgeois, il est, bourgeois il restera, ce que confirme le contraste des deux « entrées de ballet » La première est la danse des « quatre garçons tailleurs » : ils lui passent son habit « en cadence », comme s’il s’agissait d’habiller solennellement un « gentilhomme ». En revanche, leur danse, dans la « Deuxième entrée » le ramène à son statut social, car elle célèbre « la libéralité » du « bourgeois », naïvement flatté de la considération qu’ils lui ont manifestée et qui leur a valu de généreux pourboires.

L’intermède final : la danse des garçons tailleurs, mise en scène de Denys Podalydès, 2012. Théâtre des Bouffes du nord

L’intermède final : la danse des garçons tailleurs, mise en scène de Denys Podalydès, 2012. Théâtre des Bouffes du nord

L'acte III

De la même façon, le lien est nettement marqué entre la conquête de la noble  Célimène et l’intermède final, mais cela fait sourire car l’accent est mis, non pas sur la sérénade elle-même, mais sur « les mets », signe du matérialisme bourgeois. Mais rappelons que Molière connaît parfaitement les lettres latines, s’en inspire souvent, et que, de 1664 à 1669, cinq éditions du Satyricon se sont succédé, les quatre premières isolant le célèbre « festin de Trimalcion »,  qui relate le somptueux banquet, offert en musique à ses hôtes par ce personnage ridicule, la dernière offrant une version intégrale de ce roman de Pétrone. Par sa richesse et son étalage d’un luxe de mauvais goût, Trimalcion, esclave affranchi, a fondé le type même du "parvenu" qui aspire à une reconnaissance sociale, tout comme, à une autre époque, monsieur Jourdain.

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Georges-Antoine Rochegrosse, « Le festin de Trimalcion », 1910, in Le Satyricon de Pétrone

L'acte IV

Ce n’est qu’à la fin de la longue description de ce repas dans la première scène que vont intervenir les deux chansons, toujours éloignées du ton d’une sérénade : « Les musiciens et la musicienne prennent des verres, chantent deux chansons à boire, et sont soutenus de toute la symphonie. »

Beaucoup plus long, le ballet final accompagne le déroulement de la « cérémonie turque pour ennoblir le Bourgeois [qui] se fait en danse et en musique, et compose le quatrième intermède. » Elle traduit, en effet, le triomphe de l’illusion du héros.

Le Bourgeois gentilhomme, la « turquerie », édition de 1688

Le Bourgeois gentilhomme, la « turquerie », édition de 1688

L'acte V

Le « Ballet des Nations » constitue un morceau de bravoure qui ferme la pièce, en un mélange tout aussi dissonant, puisque, dans la première « Entrée » intervient « une multitude de gens de provinces différentes », et dont les statuts sociaux, une « femme du bel air » par exemple puis une « vieille bourgeoise babillarde », contrastent : « Trop de confusion règne dans cette salle », conclut d’ailleurs l’une des chanteuses.

Première entrée : Vincent Dumestre  et le "Poème harmonique", ses musiciens

Ce désordre se poursuit dans les troisième et quatrième « entrées », avec la danse de « trois importuns », puis la succession des chants de « trois Espagnols », suivis de musiciens italiens avant que « les Scaramouches et les Trivelins dansent une réjouissance. » Nouveau décalage, cette fois musical, entre leur danse joyeuse et la cinquième entrée qui propose deux « menuets » chantés et dansés par des interprètes « français ».

SIXIÈME ENTRÉE.

Tout cela finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en musique de toute l’assistance, qui chante les deux vers qui suivent :

 

Quels spectacles charmants ! quels plaisirs goûtons-nous ;
Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux.

Mais la sixième et dernière entrée confirme le dénouement attendu pour une comédie, l’ordre rétabli au sein de la famille par l’obsession de monsieur Jourdain satisfaite et l’ordre social maintenu par les deux mariages, auquel fait écho l’harmonie entre les nations. Ainsi « toute l’assistance » se retrouve unie.

Lecture cursive : acte V, "Ballet des Nations", Première entrée 

Pour lire l'extrait

La première entrée

Elle illustre le moment de préparation du « ballet », dont les participants réclament les livrets qui indiquent les paroles de leurs chants.

Les personnages

Le plus frappant est leur diversité, déjà par leur statut social, qui fait écho au titre même de la comédie : à côté d’hommes et de femmes « du bel air » figurent un « vieux bourgeois babillard » et une « vieille bourgeoise babillarde ». Sont ensuite représentées plusieurs provinces, avec des « Gascons » et « le Suisse ». Mais la didascalie initiale signale aussi la présence de celui qui distribue ces « livres », et les « trois importuns qu’il trouve toujours sur ses pas », et qui « dansent » dans la deuxième entrée.

Le dialogue

Les personnages multiplient leurs demandes, d’abord tous ensemble, mais, ensuite, ceux du « bel air » revendiquent leurs privilèges. « Monsieur, distinguez-nous parmi les gens qui crient. », réclame l’un d’eux, et une dame proteste contre les « grisettes », femmes du peuple donc sans droit, à ses yeux, d’être favorisées : « Ils n’ont des livres et des bancs / Que pour mesdames les grisettes. » Cela permet aussi à Molière de jouer sur le comique de mots, en parodiant de façon cocasse les patois et les accents, gascon, notamment en changeant le [b] en [v], et suisse, en remplaçant le [v] par [f].

Mais la critique inverse du côté de la bourgeoisie accentue encore le désordre. L'homme déplore que son statut social prive sa fille de livret, et que sa famille « si proprement s’habille / Pour être placée au sommet / De la salle » : « Je suis mal satisfait », proclame-t-il, de même que la femme, qui s’écrie, « Il est vrai que c’est une honte » et ne recule pas devant l’insulte. Les cris des gens du « bel air » mettent alors en valeur la contestation de cet écart social, que, précisément, le héros aspire à dépasser : « Ah ! quel bruit ! / Quel fracas ! / Quel chaos ! / Quel mélange ! / Quelle confusion ! / Quelle cohue étrange ! / Quel désordre ! / Quel embarras ! » En réponse, les bourgeois, furieux, choisissent de partir : « On fait de nous trop peu de cas ».

Mais leur départ provoque aussi la satire de Molière, qui se moque de l'inculture de ces bourgeois, incapables d’apprécier ce spectacle raffiné, « S’il me prend jamais envie / De retourner de ma vie / À ballet ni comédie, / Je veux bien qu’on m’estropie », et qui préfèrent la vulgarité : « Et j’aimerais mieux être au milieu de la Halle. » N’oublions pas que cette comédie-ballet a été initialement donnée face à la cour…

Troisième entrée : les Espagnols 

Troisième et quatrième entrées : Espagne et Italie

Les chanteurs espagnols et italiens se rejoignent pour célébrer le dénouement de la pièce, le triomphe de l’amour. Tous deux reconnaissent, certes, que l’amour peut faire être une « douleur » comme le chante l’Espagnol, un « tourment » pour l’Italien, mais qui peuvent être dépassés car l’amour est plus puissant, d’où le double élan de joie, l’appel à la fête, « Vaya, vaya de fiestas ! / Vaya de bayle ! / Alegria, alegria, alegria ! / Que esto de dolor es fantasia. », confirmé par le chœur en italien : « Sù cantiamo, /  Sù godiamo. / Ne’ bei di di gioventù ; / Perduto ben non si racquista più. »

La danse des « Scaramouches » et des « Trivelins » nous rappelle à quel point Molière a puisé dans la commedia dell’arte, en partageant avec les comédiens italiens, à ses débuts à Paris, la salle du Petit-Bourbon, puis, à partir de 1662, celle du Palais-Royal. De plus, il choisit ici deux valets, comme pour un hommage à son personnage de valet, Covielle – hérité lui aussi d’un » joyeux personnage napolitain de la commedia dell’arte, Coviello – qui, par son stratagème, a permis le mariage de Lucile et Cléonte.

Scaramouche (à gauche) et Trivelin (à droite), gravures de la Commedia dell’arte, Théâtre Français

Scaramouche (à gauche) et Trivelin (à droite), gravures de la Commedia dell’arte, Théâtre Français

Cinquième entrée

Après ce passage par ces deux pays emblématiques de l’amour, Molière revient à la France, raffinée et élégante, avec les deux « menuets » qui, eux aussi, chantent l’amour mais en adoptant le ton de la pastorale, alors à la mode. Les deux couplets s’inscrivent au sein de la nature, avec ses « bocages » et le chant du « rossignol » : « Ce beau séjour, / Ces doux ramages / Ce beau séjour / Nous invite à l’amour. » D’où l’invitation lancée à « Climène » pour répondre à cet appel, ainsi que la précision sur les costumes, ceux d’une province rurale : « vêtus élégamment à la poitevine ».

Jean-François Boucher, Pastorale d’été (détail), 1749. Huile sur toile, 259 x 197. The Wallace collection, Londres

Sixième entrée

La dernière entrée a une double fonction, d’abord celle du dénouement traditionnel dans une comédie, réunir tous les personnages de la pièce qui assistent à ce ballet dans l’harmonie à la fois de l’ordre rétabli par les heureux mariages, et « toute l’assistance » chante en chœur cette joie.

Mais elle se charge d’un double sens car le terme d’« assistance » renvoie aussi au public venu assister à la représentation. Ces derniers mots s’adressent donc aussi aux spectateurs, à la fois une célébration de la paix entre les « Nations » – rappelons que la guerre de Dévolution contre l’Espagne, en 1666-1667, s’est conclue par un succès pour Louis XIV – et un éloge de la comédie elle-même, des « plaisirs » qu'elle offre. « Quels spectacles charmants ! », s’exclame le chœur, avant de conclure : « Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux. »

Jean-François Boucher, Pastorale d’été, 1749. Huile sur toile, 259 x 197. The Wallace collection, Londres
M. Jourdain

Le portrait de Monsieur Jourdain  

À sa création, mis en évidence par le titre, le rôle de ce personnage a été interprété par Molière lui-même. Auteur dramatique mais aussi critique littéraire, Donneau de Visé nous laisse imaginer comment Molière a pu donner vie à ce héros : « Il était tout comédien, depuis les pieds jusqu’à la tête ; il semblait qu’il eût plusieurs voix ; tout parlait en lui, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil, d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur ne l’aurait pu dire sur une heure. » Mais ce portrait du comédien sur scène illustre également le caractère du personnage éponyme, qui répond aussi au titre d’une exposition réalisée en 2022 à la Comédie-Française : « Molière, le jeu du vrai et du faux »

Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670

Une unique obsession 

Comme tant d’autres héros de Molière, Harpagon, « l’avare », Argan, « le malade imaginaire », Alceste, « le misanthrope »… , monsieur Jourdain porte en lui une obsession que présente dès la scène d’exposition le maître de musique, « les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête », et que résume son épouse : « Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies ; et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse. » Les termes choisis pour le dépeindre mettent ainsi en évidence à quel point le héros veut transformer sa vérité, celle d’un bourgeois, fils d’un marchand qui s'est enrichi, en un mensonge, le « gentilhomme » qu’il veut être. Il lui faut donc créer une illusion, depuis son apparence extérieure jusqu’au plus intime, mais une illusion à laquelle lui-même finit par croire.

L'habit du gentilhomme

L'apparence vestimentaire

Si le proverbe affirme que « l’habit ne fait pas le moine », monsieur Jourdain est persuadé du contraire, et l’importance qu’il lui accorde se traduit dès son entrée en scène face à ses deux maîtres : « je me fais habiller comme les gens de qualité », déclare-t-il, et il souligne son besoin de reconnaissance : « Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir. » Tout au long de la scène, il met donc en avant son aspiration à l’élégance, « Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin. », et sollicite l'approbation en paradant devant eux : « entr’ouvrant sa robe, et faisant voir son haut-de-chausses étroit de velours rouge, et sa camisole de velours vert. »

Costume de Monsieur Jourdain, porté par Coquelin Cadet. Mise en scène d’Émile Perrin, 1890. Comédie-Française

Le nouvel habit

C’est aussi sur le rôle du vêtement que se termine l’acte II, parachevant le portrait du personnage. Molière multiplie les détails sur le nouveau vêtement qui doit, aux yeux de tous, signaler au premier regard sa noblesse. Cependant, au début de la scène, quelques reproches adressés au maître tailleur par le héros suggèrent un physique qui s’écarte de la grâce propre au gentilhomme : ses « bas de soie si étroits » qu’« il y a déjà deux mailles de rompues », ses souliers qui « le blessent furieusement » évoquent plutôt la rondeur et l’embonpoint souvent prêtés aux bourgeois.

Costume de Monsieur Jourdain, porté par Coquelin Cadet. Mise en scène d’Émile Perrin, 1890. Comédie-Française

Mais l’essentiel est que l’habit soit en tous points conforme à ce que portent les gentilshommes, d’où l’inquiétude du héros, « Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en bas. », à laquelle il est aisé de répondre : « Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte. » La plaisante insistance du maître tailleur achève de le rassurer.

                           MONSIEUR JOURDAIN.

Les personnes de qualité portent les fleurs en en bas.

                           LE MAÎTRE TAILLEUR.

Oui, monsieur.

                           MONSIEUR JOURDAIN.

Oh ! voilà qui est donc bien.                                                    

                         LE MAÎTRE TAILLEUR.

Si vous voulez, je les mettrai en en haut.

                          MONSIEUR JOURDAIN.

Non, non.

                          LE MAÎTRE TAILLEUR.

Vous n’avez qu’à dire.

                         MONSIEUR JOURDAIN.

Non, vous dis-je ; vous avez bien fait.

Mais, il reste une ultime nécessité, que l’habit, le paraître, se confonde avec l’être. Ainsi les questions, « Croyez-vous que mon habit m’aille bien ? », puis « La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ? », révèlent le besoin du regard d’autrui pour confirmer la qualité de gentilhomme, confirmé par l’ordre donné aux deux laquais dès l’ouverture de l’acte III : « Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi. »

L’habit ridicule du gentllhomme : mise en scène de Jean-Paul Zimmer, 2019. Théâtre alsacien de Strasbourg

habit ridiculeL’habit ridicule du gentllhomme : mise en scène de Jean-Paul Zimmer, 2019. Théâtre alsacien de Strasbourg.jpg

Les scènes suivantes pourraient le détromper, briser l'illusion, depuis les éclats de rire de Nicole jusqu’à la critique de sa femme, de s’« être fait enharnacher de la sorte », cocasse comparaison à un cheval… Mais cela ne fait que le renforcer dans son désir d’échapper à la médiocrité bourgeoise : « Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie. »

Apprendre à danser, mise en scène de Denys Podalydès, 2012. Théâtre des Bouffes du nord

Apprendre à danser, mise en scène de Denys Podalydès, 2012. Théâtre des Bouffes du nord

Des talents à acquérir

Il est intéressant d’observer l’ordre des leçons dans les deux premiers actes : musique dans l’acte I, puis danse dans l’acte II, suivie des « armes », en l’occurrence « le fleuret » et, à la fin, la philosophie. Ainsi, il débute par ce qui entre dans le cadre de vie de la noblesse, les arts, mais avant tout, ceux qui se donnent en spectacle, qui cautionnent donc aux yeux des autres cette appartenance. Ainsi s’explique la question posée, « Est-ce que les gens de qualité apprennent la musique ? » ou, à propos d’avoir chez soi « un concert de musique » hebdomadaire ; « Est-ce que les gens de qualité en ont ? » Mais ses réactions devant les propositions de ses deux maîtres montrent le décalage entre son désir de se hausser à la hauteur des « gentilshommes » et sa vérité sociale : une incapacité à faire preuve de bon goût en musique, ou de danser le menuet.

C’est que, de la bourgeoisie il garde l’aspect pratique, l’utilité immédiate d’un apprentissage, d’où sa demande : « Apprenez-moi comment il faut faire pour saluer une marquise : j’en aurai besoin tantôt. » Un même écart se retrouve à propos de l'escrime, un savoir qui signe son espoir d'une accession future à la noblesse puisque le port de l'épée lui est réservé... mais qui montre un nouveau décalage puisque l’aveu de son manque de courage ne traduit que son souci de se protéger : « De cette façon donc, un homme, sans avoir du cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué ».

L'instruction

Le désir d’apprendre

Si les leçons précédentes visent avant tout à satisfaire la vanité, la dernière, avec le maître de philosophie, pourrait sembler plus légitime, une volonté d’aller plus loin que le seul fait de savoir « lire et écrire ». Ainsi, il insiste sur son désir d’acquérir le plus de connaissances possibles : « j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeune. » Mais, là encore, deux décalages ressortent :

             D’une part, l’idéal de la noblesse, celui de "l’honnête homme" ne pose en aucun cas l’idée d’un savoir encyclopédique. Il faut seulement avoir des notions générales pour soutenir une conversation, avec une recherche de "juste mesure".

        D’autre part, à chaque proposition de ce maître, monsieur Jourdain oppose des rejets successifs de toutes les composantes de cette discipline, la logique, la morale, la physique, pour en revenir à l’utilité pratique : « Apprenez-moi l’orthographe », puis « Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point. »

De plus, ses refus sont justifiés par des arguments qui révèlent à quel point la philosophie lui est étrangère, avec « des mots qui sont trop rébarbatifs », des contenus trop éloignés de son tempérament « bilieux comme tous les diables », ou, pour la physique « trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini »…

Le contenu du savoir

Comment ne pas sourire devant les réactions extasiées du héros face au ridicule savoir inculqué sur la prononciation des voyelles ? « Vive la science ! », « Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ! », s’écrie-t-il.

Mais monsieur Jourdain ne se départit pas de l’application pratique qu’il entend donner à cet apprentissage, et, à nouveau, de sa volonté de voir son ascension sociale reconnue : « Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. » Rappelons qu’à cette époque règne la préciosité, qui exige un comportement « galant » envers les dames : « Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment. » Mais il refuse précisément le langage précieux, et sort satisfait de l’approbation finale de sa déclaration : « Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. »

La leçon de « philosophie », mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Grand Théâtre de Bordeaux

La leçon de « philosophie », mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Grand Théâtre de Bordeaux

Finalement, les deux premiers actes ont construit le portrait d’un personnage enfermé en lui-même, prisonnier non seulement de ceux qui l’exploitent mais de ses propres illusions.

L’ordre familial menacé 

Un maître contesté

Une servante insolente

Dans la société du XVIIème siècle, le père de famille exerce avec force son autorité, d'abord sur son personnel, qui doit lui obéir sans réserves. Ainsi, le « soufflet » que reçoit la servante Nicole à la fin de la scène 7 de l’acte III n’a rien de surprenant. Mais elle ne l’a alors reçu que parce que son maître l’a surprise en train de l’espionner, alors que, depuis le début elle a multiplié ses contestations.

Le rire de Nicole, mise en scène de Jean Meyer, 1958, à la Comédie-Française

Ses éclats de rire en découvrant son maître dans son nouvel habit sont accompagnés de moqueries : « Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi. » Mais monsieur Jourdain ne parvient pas à la faire cesser, malgré ses insultes, « friponne », « pendarde », et ses menaces de coups restent vaines : « Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage. », « Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné. » Il ne peut que manifester sa colère, tandis qu’elle se rebelle face à ses ordres, telle sa demande de nettoyer les lieux, et qu'elle critique clairement son comportement :

Le rire de Nicole, mise en scène de Jean Meyer, 1958, à la Comédie-Française

Je ne saurais plus voir mon ménage propre avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.

La vérité rétablie

De plus, comme souvent chez Molière, la servante représente le bon sens face aux excès du maître. Ainsi, après avoir ridiculisé son vêtement, puis avoir critiqué le désordre qui perturbe le logis, ses réactions tentent de remettre en cause les illusions de monsieur Jourdain :

         Après ses réponses, qui traduisent toutes des évidences, « Hé bien ! U », « Je dis U », son ultime riposte, « Oui, cela est biau », ironie par antiphrase, et sa question « De quoi est-ce que cela guérit ? », démasquent l’inutilité de l’apprentissage de la prononciation transmis par le maître de philosophie, que celui-ci lui répète avec soin : « Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en bas ; U, vois-tu ? Je fais la moue : U. »        

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Mise en scène de Jean Meyer, 1958, à la Comédie-Française

        Cela va encore plus loin à propos de l'escrime : tandis que son maître lui fait une démonstration en affirmant « Voilà le moyen de n’être jamais tué », elle lui prouve exactement le contraire. La didascalie, « Nicole pousse plusieurs bottes à monsieur Jourdain », n’amène aucune résistance de monsieur Jourdain, effrayé, qu’elle menace de blesser.

Un mari indigne

Le ridicule dénoncé

Dès son entrée en scène, comme sa servante, madame Jourdain dénonce le ridicule de son époux, à commencer par l’habit qu’il porte, « enharnach[é] » comme un cheval surchargé d’ornements. En bonne bourgeoise, elle pense aussi au qu’en dira-t-on, aux moqueries des voisins : « avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ? » Elle lui reproche de ne plus exercer son rôle d’époux, c’est-à-dire de mal veiller au respect dû à sa famille et de mal « conduire [sa] maison » : « Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison. On dirait qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé. » Ainsi, elle insiste sur son désir d’apprendre, inconvenant à son âge : « Je voudrais bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser, à l’âge que vous avez », « Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ? », « N’irez-vous point, l’un de ces jours, au collège, vous faire donner le fouet, à votre âge ? » Bien sûr, tout cela renvoie à l’argent gaspillé, à ses yeux, alors que le premier rôle de l’époux est d’assurer le bien-être matériel de sa famille. C’est ce qui explique sa colère contre les prêts successifs qu’il accorde à Dorante, un appauvrissement du patrimoine familial.

La trahison de l’époux

À cela s’ajoute une dénonciation plus intime, l’infidélité de l’époux qui suscite sa jalousie : « Ce n’est pas d’aujourd’hui, Nicole, que j’ai conçu des soupçons de mon mari. Je suis la plus trompée du monde, ou il y a quelque amour en campagne ; et je travaille à découvrir ce que ce peut être. » Sa colère explose dans l’acte IV quand elle découvre le festin donné à Dorante et Célimène où les deux reproches sont liés : « Voilà comme vous dépensez votre bien ; et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener. »

Un père autoritaire

Mais l’égoïsme de monsieur Jourdain, porté par son désir d’accéder à la noblesse le transforme aussi en un père autoritaire, qui entend bien se servir du mariage de sa fille pour atteindre son but. Molière reprend donc ici le thème du mariage imposé pour aller plus loin encore dans la dénonciation du héros.

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Alors que madame Jourdain soutient le mariage de Lucile avec Cléonte, qu’elle aime, lorsque le jeune homme reconnaît qu’il n’est « point gentilhomme », le refus du père: « Touchez là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous. […] Vous n’êtes pont gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille. » Face à son épouse, qui lui rappelle son appartenance à la bourgeoisie, rien ne le fait céder, « Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme. » Ainsi, les sentiments de sa fille n’ont, pour lui, aucune importance ; seule la satisfaction de son obsession personnelle compte à ses yeux : « J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marquise. »

William Powell Frith, Le refus du père, 1848. Huile sur toile. Harris Museum, Preston, Angleterre

Toute résistance est donc inutile, aussi bien de la part de sa femme, « Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse », que de sa fille elle-même quand il veut lui faire épouser le fils du Grand-Turc. Elle affirme sa révolte, «  Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… », jusqu’au moment où elle reconnaît Cléonte sous son déguisement.

Coupable ou victime ? 

L’intrigue met en valeur les « visions de noblesse » de ce « bourgeois », en soulignant non seulement à quel point ses excès le rendent ridicule, mais aussi dangereux pour son environnement familial. Mais, alors qu'il condamne avec force certains de ses personnages, tels Tartuffe ou Dom Juan, Molière est-il aussi sévère pour monsieur Jourdain ?

Un coupable

Depuis les rires de sa servante ou la colère de son épouse, tout a été mis en œuvre pour ouvrir les yeux au héros. Mais en vain : plus on le critique, plus il se défend, et il refuse obstinément de renoncer à l’illusion qu’il s’est construite. Il entend bien l’imposer à tous, depuis les « maîtres » dont il sollicité l’approbation qu’au sein de sa famille, quand il récite fièrement les savoirs qu’il pense avoir acquis.

Mais la culpabilité du héros va bien au-delà pour Molière, mise en évidence lors de la demande en mariage formulée par Cléonte. Ce qui rend le jeune homme estimable, reconnaître son statut de bourgeois, « Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas » est précisément la principale faute de monsieur Jourdain aux yeux de Molière : le déni de sa vérité sociale. Quand sa femme tente par sa question de lui ouvrir les yeux, « Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ? », il s’enfonce, en effet, dans son mensonge et proteste : « Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. » Enfermé dans son déni, il rejette donc la faute sur sa femme : « Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. » Ainsi, le héros est pleinement responsable et, en cela, mérite le blâme.

Une victime

Cependant, Molière atténue en partie sa condamnation, car il prête à son personnage deux excuses :

          D’une part, même si ce savoir désiré relève de sa vanité, son désir d’acquérir un savoir le rend tout de même touchant. Cela est manifeste, notamment, dans sa volonté d’avoir l’instruction qui lui manque. Ainsi, son regret est sincère, comme le traduit sa réplique à l’affirmation du maître de philosophie, « vous savez le latin, sans doute. » : « Oui ; mais faites comme si je ne le savais pas. » Ses exclamations, « Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ! », ou « que j’ai perdu de temps ! », font,  certes, sourire, mais cette ambition est-elle, en soi, blâmable ?

          D’autre part, il est aussi victime de sa naïveté dont ses maîtres profitent sans scrupules, ce que Molière met en valeur dès la scène d’exposition, où, en réponse au mépris du maître à danser pour le manque de goût de leur élève, le maître de musique, lui, se réjouit : « Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose. » Leur cynisme s’étale  sans limites,  comme pour excuser par avance le héros :

C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnayées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.

POUR CONCLURE

Coupable, monsieur Jourdain l’est donc par les conséquences que sa « folie » impose à ceux qui lui sont proches, jusqu’à effacer, comme chez de nombreux personnages de Molière, les sentiments qui devraient unir une famille.

Mais, il est aussi victime lui-même, de son propre aveuglement qui le fait céder à la flatterie, aussi bien de celle des garçons tailleurs auxquels il distribue de généreux pourboires que de celle de Dorante qui se sert de lui pour séduire lui-même Célimène ou de Covielle, qui à son tour, sait en tirer profit pour élaborer son stratagème :

Monsieur Jourdain et les garçons tailleurs, mise en scène de Denis Podalydes, 2016. Opéra Royal,Versailles

Monsieur Jourdain et les garçons tailleurs, mise en scène de Denis Podalydes, 2016. Opéra Royal,Versailles

COVIELLE.

Oui. J’étais grand ami de feu monsieur votre père.

MONSIEUR JOURDAIN.

De feu monsieur mon père ?

COVIELLE.

Oui. C’était un fort honnête gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN.

Comment dites-vous ?

COVIELLE.

Je dis que c’était un fort honnête gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN.

Mon père ?

COVIELLE.

Oui.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous l’avez fort connu ?

COVIELLE.

Assurément.

MONSIEUR JOURDAIN.

Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?

COVIELLE.

Sans doute.

MONSIEUR JOURDAIN.

Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.

COVIELLE.

Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisait, c’est qu’il était fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent.

COVIELLE.

Comment ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.

COVIELLE.

Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisait, c’est qu’il était fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était gentilhomme.

COVIELLE.

Je le soutiendrai devant tout le monde.

La satire sociale  

Satire

La place centrale accordée au portrait de monsieur Jourdain fait de cette pièce une comédie de caractère. Mais ce portrait ne prend son sens qu’en relation avec tous ceux qui entourent le héros et soutiennent son désir de devenir « gentilhomme ». Ainsi, par sa satire, c’est aussi une comédie de mœurs que Molière propose à son public, en dénonçant les abus de son temps.

La critique des parvenus 

Par le ridicule de son héros, Molière dénonce une réalité de son époque, l’accession de riches bourgeois à la noblesse par l’achat de charges ou par des "lettres d’anoblissement" en reconnaissance de services rendus. . Ils prennent alors une particule, en se donnant un titre, par exemple à partir d’une terre, ce qu’il a déjà montré dans plusieurs pièces : dans L’École des femmes,  Arnolphe se fait appeler « Monsieur de la Souche », et Georges Dandin prend le nom de « Georges de La Dandinière ». Dans Le Bourgeois Gentilhomme, alors que le héros demande à Cléonte s’il est « gentilhomme », celui-ci est le porte-parole de la critique de Molière :

Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiraient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

La dignité de sa réponse est à la fois une critique des parvenus, et un éloge d’une bourgeoisie présentée comme utile au royaume quand elle le défend. L'essentiel n'est-il pas, finalement, d'être « un honnête homme » ?

Avec un langage plus familier, madame Jourdain formule une critique assez semblable, mais davantage inscrite dans une dimension affective en relation avec le mariage. À cette époque, en effet, les mésalliances sont fréquentes, soit parce que la richesse d’un homme ou d’une femme de la noblesse déjà d’âge avancé, lui permet d’acheter un être pauvre, mais jeune et séduisant, soit, plus fréquemment, parce qu’un noble désargenté épouse une jeune bourgeoise riche. C'est ce que souhaite monsieur Jourdain pour tirer lui-même parti du titre de noblesse ainsi acquis. Or, c’est précisément ce que refuse son épouse : « Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. » Ainsi, elle rapporte les « caquets » qui blâment la vanité d'une telle alliance, et, surtout, elle souligne à quel point l'écart social créé, source de mépris, peut détruire les liens familiaux : « Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. »

Des "maîtres" ridicules 

En attribuant la scène d’exposition aux deux maîtres, de musique et à danser, Molière attire l’attention sur leur rôle, en dénonçant leur comportement.

Le primat de l'argent

La première scène s’ouvre sur leur accord, la joie d’avoir un bourgeois tel que monsieur Jourdain comme élève : « votre danse et ma musique auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât. » Mais, leur dialogue met rapidement en évidence l’importance de l’argent qu’ils en espèrent, avec plus de sincérité de la part du maître de musique qui le reconnaît sans réserve : « son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnayées ». Mais cela fait naître un premier conflit entre eux, car le maître à danser, lui, tente d’imposer sa supériorité : « Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire », en déplorant le manque de goût de leur élève : « la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore ». Il révèle ainsi son hypocrisie que ne manque pas de souligner son confrère qui, à son affirmation, « l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement, riposte ironiquement : « l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement. »

Pour le maître tailleur, sa cupidité va jusqu’à une forme d’escroquerie, remarquée par monsieur Jourdain, « voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnais bien. », reproche auquel il répond sans la moindre vergogne, comme si cela était acceptable : « C’est que l’étoffe me sembla si belle, que j’en ai voulu lever un habit pour moi. »

Des rivaux vaniteux

Leur cupidité fait d’eux des rivaux, puisqu’il ne faut pas prendre le risque que leur élève les néglige au profit d’un autre apprentissage.

        Cela apparaît très rapidement entre les deux premiers maîtres, chacun tentant de souligner la primauté de l’art qu’il enseigne. Tous deux s’unissent d’abord pour critiquer la philosophie, sur l’affirmation de l’un, « La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique… », l’autre renchérit : « La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut. » Mais, ensuite, chacun d’eux s’emploie à multiplier les arguments pour montrer que son art est le plus utile, preuve de leur vanité.

        Tous deux s’en prennent ensuite au maître d’armes, qui a d’emblée posé la supériorité de son rôle : « combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres sciences inutiles, comme la danse, la musique, la… » Critique insoutenable, qui provoque un violent conflit, ponctué d’insultes, quand il les menace directement à  : « Mon petit maître à danser, je vous ferais danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferais chanter de la belle manière. »

Le conflit des maîtres : Gaspard Legendre, mise en scène par l’American Drama Group Europe, 2019. Munich

Le conflit des maîtres : Gaspard Legendre, mise en scène par l’American Drama Group Europe, 2019. Munich

        Quand arrive le maître de philosophie, dont toute la « sagesse » n’empêche pas la vanité, il entre à son tour dans cette rivalité : « Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin ! » Le conflit devient alors général : « (Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.) »

Le pédantisme

Enfin, comme il s’en amuse dans Les Précieuses ridicules (1662), et le dénonce plus fortement dans Le Misanthrope (1666), critique reprise dans Les Femmes savantes (1672), Molière ajoute à ces reproches la façon dont chaque maître étale son savoir.

Le maître à musique, pour sa part, impose sa « pastorale », en s’appuyant sur un argument absurde qu’il assène, par le verbe injonctif, comme une vérité : « Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions. » De même, il exige les instruments pour le concert, « Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un téorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles. », ce qui ne peut être qu’incompris de monsieur Jourdain.

Le maître à danser comme celui d’armes jouent, quant à eux, sur les mouvements qu’ils exigent avec autorité, auxquels s’ajoute, pour le second, le lexique propre à l’escrime : « Touchez-moi l’épée de quarte », « vous portez la botte », « touchez-moi l’épée de tierce ».

Mais l’apogée est atteint par le maître de philosophie, dont la leçon débute par une phrase en latin… et se poursuit en accumulant les termes les plus abscons pour définir la logique : « La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton. »

Roger Coggio, La leçon de philosophie : Le Bourgeois gentilhomme, film, 1982

Roger Coggio, La leçon de philosophie : Le Bourgeois gentilhomme, film, 1982

De même, son approche de l’orthographe se veut solennelle, autre façon de prouver son savoir :

Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, O, U.

Molière donne ici une force nouvelle à la critique d’Aristophane dans Les Nuées, où il met en scène Socrate, en accentuant le ridicule de son personnage, qui illustre les défauts de l’instruction dispensée à cette époque.

La critique de la noblesse 

Ce mépris est partagé aussi bien par Dorante que par Dorimène, comme le prouvent les apartés qu’ils échangent face à monsieur Jourdain : au portrait de Dorante ,« (Bas, à Dorimène.) C’est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières. », fait écho la réplique de Dorimène : « (Bas, à Dorante.) Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir. » Tous deux se rejoignent donc pour se moquer de leur hôte par des répliques empreintes d’ironie, « Galant homme tout à fait. », déclare Dorante, et Dorimène de même : « J’ai beaucoup d’estime pour lui. », ou, dans cet autre échange l’éloge cocasse de Dorimène, « Ouais ! monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensais », suivi de la protestation moqueuse de Dorante : « Comment, madame ! pour qui prenez-vous monsieur Jourdain ? »

Leur mépris pour les "inférieurs"

Les privilèges dont dispose la noblesse, qui l’écartent, notamment, des métiers jugés « vulgaires », son éducation plus poussée et son mode de vie, l’amènent à mépriser la bourgeoisie, surtout quand elle prétend se hausser à son niveau.

Le festin offert : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2020, Théâtre National de l’Opéra Comique

Enfin, le dernier signe du mépris de Dorante est l’ordre donné à monsieur Jourdain en aparté, « Prenez bien garde, au moins, à ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné. » Au-delà de la nécessité de ce mensonge pour lui-même, cela révèle aussi sa vision d’une bourgeoisie qui manque de bon goût en se vantant du prix d’un cadeau, attitude jugée propre à une classe inférieure : « cela serait vilain à vous ». Il en va de même pour les compliments multipliés par le bourgeois qui exaspèrent Dorante qui s’empresse d’y mettre fin.

Même par rapport à Cléonte auquel il témoigne de l’estime en le qualifiant de « fort galant homme », Dorante se place en position de supériorité en évoquant la protection qu’il veut lui apporter : il « mérite que l’on s’intéresse pour lui. »

Le festin offert : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2020, Théâtre National de l’Opéra Comique
L’hypocrisie de Dorante : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2020, au Théâtre National de l’Opéra Comique

L’hypocrisie de Dorante : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2020, au Théâtre National de l’Opéra Comique

La flatterie hypocrite

Ce mépris s’accompagne chez Dorante des flatteries qui révèlent un véritable art de l’hypocrisie. Il sait très bien se servir de l’ambition du « bourgeois » pour, comme le dit familièrement madame Jourdain, « le gratte[r] par où il se démange », par exemple sur son habit : « Vous avez tout à fait bon air avec cet habit ; et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous. » Il le couvre de compliments propres à satisfaire sa vanité : « Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus ; et je parlais de vous encore, ce matin, dans la chambre du roi. »

Il tente d’ailleurs de faire de même avec madame Jourdain, mais en vain. Dorimène partage également cette aptitude à masquer sous de belles paroles son mépris pour la galanterie ridicule de son hôte, lors du repas offert, « Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit. », comme quand il est transformé en mamamouchi : « J’ai été bien aise d’être des premières, monsieur, à venir vous féliciter du haut degré de gloire où vous êtes monté. » Ainsi Molière met en évidence une noblesse dont le langage n’est fait que d’artifices.

Le règne de l'argent

Finalement, cette hypocrisie de la noblesse a la même source que celle des différents maîtres : l’importance accordée à l’argent. C’est parce que Dorante est sans fortune pour maintenir un rang digne de son statut social qu’il s’emploie à exploiter monsieur Jourdain, comme le souligne son épouse : « Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent. », « toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler. » L’énumération des emprunts de Dorante pour régler les factures, au « plumassier », au « tailleur », au « marchand », au « sellier », montre d’ailleurs à quel point l’argent doit permettre à ce noble de tenir son rang, de façon à séduire Célimène, riche marquise veuve. Mais cela va encore plus loin, puisque Dorante n’hésite pas à mentir pour faire croire à Dorimène que c’est lui qui lui a offert ce superbe diamant, d’où l’obligation d’empêcher monsieur Jourdain d’évoquer ce cadeau. Jusqu’à la fin de la pièce, il continue à mentir, par exemple à Monsieur Jourdain en lui faisant croire que l’annonce de son mariage avec Dorimène, n’est qu’« une feinte » pour « amuser » son épouse en apaisant sa jalousie ? Pire encore, on peut s’interroger sur sa relation avec Dorimène, révélatrice, elle aussi, de l’intérêt porté à l’argent, dont elle fait le ciment du mariage :

J’ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions ; et, pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j’ai résolu de me marier promptement avec vous. C’en est le vrai secret, et toutes ces choses unissent avec le mariage, comme vous savez.

Comment accepter qu’en tant que gentilhomme, il n’ait pas l’honnêteté de reconnaître comment il s’est servi de monsieur Jourdain pour toutes ces « dépenses », comment il a multiplié les mensonges pour lui offrir ce dîner ou le diamant ? Est-il sincèrement amoureux, ou bien ne voit-il dans ce mariage, qu’une façon de rétablir sa fortune et de rembourser ses dettes ? Que peut valoir un mariage fondé sur de tels mensonges ? Et quel sens prend ce dénouement, sinon de montrer l’utilité de l’exploitation d’autrui, ce qui n’est guère moral ?

POUR CONCLURE

Si le but de la comédie est à la fois de divertir et d’instruire, Le Bourgeois gentilhomme reste ambigu. Bien évidemment, dans cette « comédie-ballet », le divertissement est mis au premier plan, et, comme dans la plupart de ses pièces, Molière s’en prend à son personnage, enfermé dans son obsession nobiliaire, et victime de sa naïveté qui l’empêche de démasquer ceux qui l’entourent. Il invite ainsi son public à être plus lucide sur une société où l’argent est roi, à faire preuve d’esprit critique. En revanche, le succès de ceux qu’il dénonce, qu’il s’agisse des maîtres, du noble qui n’hésite pas à exploiter sans scrupule le héros, et même de ce mariage réalisé grâce au stratagème que tous cautionnent, reste inquiétante… Cette réussite invite-t-elle vraiment tous ces hypocrites à se corriger ?

Les formes du comique 

Comique

Dans la Préface de L’École des femmes (1662), écrite après les critiques adressées à sa pièce, Molière insiste sur son but premier, faire rire le public : « Bien des gens ont frondé cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu’on en a pu dire n’a pu faire qu’elle n’ait eu un succès dont je me contente. »

Pour provoquer le rire, il dispose d’un double héritage, venu de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque.

          D’un côté, il y a Plaute, qui, après Aristophane, privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois. Cette tendance est renforcée, chez Molière, par sa collaboration avec les Comédiens italiens qui mettent en scène la commedia dell’arte.

         De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

En unissant ces deux tendances, Molière parvient ainsi à toucher aussi bien le public populaire, celui du « parterre », que les spectateurs plus raffinés, même si certains se montrent choqués par des effets comiques jugés de « bas niveau ».

Mais dans Le Bourgeois gentilhomme, une dimension supplémentaire s’ajoute à ce double aspect. L’indication en sous-titre du genre de la pièce, une « comédie-ballet » est en soi un oxymore, comme le titre lui-même. Le ballet, en effet, renvoie au contexte aristocratique, à un monde élégant où la musique et la danse font partie des acquis culturels. La comédie, en revanche, contrairement à la tragédie avec ses rois et ses princes, a comme personnages principaux des bourgeois dont elle fait la satire. Ainsi, ce sous-titre, à lui seul, illustre le comique fondateur de la pièce : l’impossible métamorphose du « bourgeois », monsieur Jourdain, en « gentilhomme ». Pour atteindre cet objectif, Molière met en œuvre toutes les formes traditionnelles du comique, depuis les gestes et le langage, jusqu’au caractère et au stratagème qui soutient l’intrigue.

Le comique de gestes 

Les caractéristiques de la farce

Directement héritée du théâtre de la foire, avec ses farces, et des improvisations de la commedia dell’arte, la gestuelle est la forme de comique la plus élémentaire, avec les gifles, les coups, les bousculades, voire les chutes, comme à la fin de la pièce celle du héros « chantant et dansant. […] Il tombe par terre. »

Louis Jacob, gravure, XVIIIème siècle, d’après Watteau, Départ des Comédiens-Italiens en 1697, BnF

Louis Jacob, gravure, XVIIIème siècle, d’après Watteau, Départ des Comédiens-Italiens en 1697, BnF

Souvent, une didascalie la souligne à l’intention du lecteur, par exemple à propos de l’habillement de monsieur Jourdain dans l’acte I où il exhibe fièrement son « petit déshabillé », une « robe » de chambre avant que ne soit mis en évidence le ridicule de son apprentissage du menuet : « (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit) […] (Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante.) ». Le ridicule est illustré tout particulièrement au début de l’acte III par le rire inextinguible de Nicole, poussé à l’extrême : « tombant à force de rire. »

Ce sont aussi les coups qui permettent de se moquer des trois premiers maîtres qui s’unissent contre celui de philosophie : « (Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.) », « (Ils sortent en se battant.) » Mais ce même procédé s’accentue lors de la cérémonie turque, où le héros est d’abord forcé d’adopter une position ridicule :  « à genoux, les mains par terre, de de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran ».

bastonnade.jpg

Puis les coups l’accablent dans la quatrième entrée de ballet, « Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre à monsieur Jourdain. », puis dans la cinquième, pour accompagner l’injonction : « Dara, dara Bastonnara. Dara, dara Bastonnara. (Les Turcs dansants donnent à monsieur Jourdain des coups de bâton en cadence.) » Plus le geste est répétitif, plus il suscite le rire du public.

Henri Pille, Frontispice, « la bastonnade », édition vers 1900. Gravure, BnF

Le rythme

Une analyse enfin du rythme des scènes nous permet d’imaginer la vie donnée à la pièce par la gestuelle.

        Tantôt ralenti, il permet de donner aux scènes la solennité attendue par celui qui souhaite être gentilhomme, par exemple lorsque monsieur Jourdain est revêtu de son nouvel habit : « J’ai  amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. », explique le maître tailleur, avant d’ordonner aux garçons, « Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité. », ce que confirme la première entrée de ballet : « Les quatre garçons tailleurs dansants s’approchent de monsieur Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices ; les deux autres lui ôtent la camisole ; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. Monsieur Jourdain se promène au milieu d’eux, et leur montre son habit pour voir s’il est bien. »

Monsieur Jourdain  revêtu de son habit, mise en scène de Denis Podalydes, 2016. Opéra Royal,Versailles

Monsieur Jourdain  revêtu de son habit, mise en scène de Denis Podalydes, 2016. Opéra Royal, Versailles

         Inversement, Molière joue aussi sur l’accélération du rythme, jusqu’à aller, pour reprendre la formule de Bergson dans son essai, Le Rire (1900), jusqu’à donner l’impression « du mécanique plaqué sur du vivant ». C’est ce qu’il réalise, par exemple, dans les scènes de dépit amoureux où il crée un parallélisme entre le couple des jeunes maîtres, Lucile et Cléonte, et celui des serviteurs, Nicole et Covielle ; dans un premier temps, le mouvement de départ se répète : à « CLEONTE, voulant s’en aller pour éviter Lucile. » fait écho « COVIELLE, voulant aussi s’en aller pour éviter Nicole. », les deux filles les « suivant » pour tenter de s’expliquer, en vain puisqu’à nouveau nous retrouvons le redoublement, « CLÉONTE, marchant toujours sans regarder Lucile. » et « COVIELLE, marchant aussi sans regarder Nicole. » Le comique s’accentue avec l’inversion des déplacements, car, dans un second temps, ce sont les filles qui s’écartent tandis que les deux hommes les poursuivent :

                                                 LUCILE, s’arrêtant.

Hé bien ! puisque vous ne voulez pas m’écouter, demeurez dans votre pensée, et faites ce qu’il vous plaira.

                                                 NICOLE, s’arrêtant aussi.

Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.

                                                CLÉONTE, se tournant vers Lucile.

Sachons donc le sujet d’un si bel accueil.

                                                LUCILE, s’en allant à son tour pour éviter Cléonte.

Il ne me plaît plus de le dire.

                                                COVIELLE, se tournant vers Nicole.

Apprends-nous un peu cette histoire.

                                             NICOLE, s’en allant aussi pour éviter Covielle.

Je ne veux plus, moi, te l’apprendre.

                                               CLÉONTE, suivant Lucile.

Dites-moi…

                                               LUCILE, marchant toujours sans regarder Cléonte.

Non, je ne veux rien dire.

                                             COVIELLE, suivant Nicole.

Conte-moi…

                                             NICOLE, marchant aussi sans regarder Covielle.

Non, je ne conte rien.

Le jeu d'acteur

Mais la pièce a peu de didascalies, puisque Molière dirigeait lui-même sa troupe et interprétait le rôle-titre. Or, les commentaires des contemporains nous apprennent que ni Molière ni ses acteurs ne reculaient devant les grimaces, mimiques outrées, gestes excessifs : « Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois », déclarait M. de Neufvillenaine à propos d’un de ses personnages, Sganarelle. Le lecteur doit donc imaginer, comme l’auteur l’y invite dans La Critique de l’École des femmes, « ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » (scène 6).

VOYELLEU.jpg

Cliquer sur l'image : mise en scène de Jean Meyer, 1958, à la Comédie-Française

Au metteur en scène, aux acteurs, au lecteur, d’imaginer, à partir du texte les gestes excessifs, les grimaces, mimiques et regards exagérés, par exemple lors des efforts du héros pour imiter les indications de son maître de philosophie :

                                        LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.

                                              MONSIEUR JOURDAIN.

U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.

                                         LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.

                                             MONSIEUR JOURDAIN.

U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !                                        

Ainsi, sur une indication scénique, telle celle qui ouvre la rencontre entre Dorimène et monsieur Jourdain à la fin de l’acte III, « MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène. – Un peu plus loin, madame. », la suite du dialogue laisse imaginer non seulement la réitération maladroite de la révérence, mais aussi la mimique de Dorimène face à ces saluts ridicules.

                      DORIMÈNE.

Comment ?

            MONSIEUR JOURDAIN.

Un pas, s’il vous plaît.

                     DORIMÈNE.

Quoi donc ?

            MONSIEUR JOURDAIN.

Reculez un peu, pour la troisième.

Ce même jeu se répète d’ailleurs, lors du dénouement, mais en tant que « mamamouchi » où il déroule son compliment « après avoir fait les révérences à la turque. » De même, le lecteur imagine aisément les contorsions et les gémissements du héros quand il reçoit sa « bastonnade ».

Une révérence ridicule : mise en scène de Michel Bouttier, Espace Marais, 2024

Le comique de mots 

Une révérence ridicule : mise en scène de Michel Bouttier, Espace Marais, 2024

La parodie

Un des procédés les plus fréquents chez Molière est aussi un des plus simples : il s’agit d’imiter un langage en créant ainsi un décalage pour se moquer à la fois du locuteur et du destinataire. Mais ces imitations sont de nature diverse, à commencer par la déformation de l’adjectif chez la servante Nicole qui critique les « biaux maîtres », ou qui emploie des expressions populaires, comme « il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage, un maître de philosophie. ». De même, le maître de philosophie prend plaisir, par pédantisme, à étaler sa connaissance du latin, « nam, sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute », ou à accumuler les termes hérités d’Aristote pour définir la logique qui permet de « bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton. » .Ce même maître réalise aussi une imitation du langage précieux quand il propose à monsieur Jourdain différentes tournures de sa déclaration amoureuse :

On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour. 

Ce procédé atteint son apogée avec le faux turc employé par Covielle pour rapporter les déclarations du fils du Grand Turc à la fin de l’acte IV, qui ravit monsieur Jourdain :

                                                                           COVIELLE.

Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j’avois vu votre fille : Ah ! me dit-il, marababa sahem ! c’est-à-dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle !

                                                               MONSIEUR JOURDAIN.

Marababa sahem veut dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle ?

                                                                          COVIELLE.

Oui.

                                                              MONSIEUR JOURDAIN.

Par ma foi, vous faites bien de me le dire ; car, pour moi, je n’aurais jamais cru que marababa sahem eût voulu dire : Ah, que je suis amoureux d’elle ! Voilà une langue admirable que ce turc !

                                                                        COVIELLE.

Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire

cacaracamouchen ?                                             

                                                            MONSIEUR JOURDAIN.

Cacaracamouchen ? Non.

                                                                       COVIELLE.

C’est-à-dire, Ma chère ame.

                                                            MONSIEUR JOURDAIN.

Cacaracamouchen veut dire, Ma chère âme ?

                                                                      COVIELLE.

Oui

                                                            MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, Ma chère âme. Dirait-on jamais cela ? Voilà qui me confond.

Dans ses prétendues traductions, Covielle parodie aussi les salutations "orientales", empreintes de poésie, comme les souhaits adressés au héros, « votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. », « Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents. », que celui-ci imitera à son tour pour saluer, dans l’acte V, mais de façon ridicule en les déformant pour Dorante, « Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions. », comme pour Dorimène : « Madame, je vous souhaite toute l’année votre rosier fleuri. »

Mise en scène au Théâtre de la Bataille

La parodie atteint son apogée dans l’acte IV avec la cérémonie qui fait du héros un « mamamouchi » et dans l’acte V avec l'emploi d’une pseudo langue turque, en fait une parodie de la langue franque, mélange d’italien, d’espagnol de portugais, avec les verbes à l’infinitif, et quelques mots turcs comme « ioc » pour dire « non », comme dans les deux premiers couplets du muphti.

Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se non sabir,
Tazir, tazir.

Mi star muphti,
Ti qui star si ?

Non intendir ;
Tazir, tazir

Les décalages

Molière joue également sur les niveaux de langage de façon à créer des décalages, d’où naît le comique. Cela est particulièrement le cas quand monsieur Jourdain est face à ses maîtres, par exemple quand, à la sérénade précieuse de la musicienne, « Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême / Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis. / Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime, / Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ? », il répond par sa chanson populaire : « Je croyais Jeanneton / Aussi douce que belle ; / Je croyais Jeanneton / Plus douce qu’un mouton. / Hélas ! hélas ! / Elle est cent fois, mille fois plus cruelle / Que n’est le tigre aux bois. »

Ce même décalage se retrouve quand Molière recourt à la stichomythie pour souligner l’opposition des deux époux :

                                           MONSIEUR JOURDAIN.

Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?

                                           MADAME JOURDAIN.

Oui. Je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.            

                                           MONSIEUR JOURDAIN.

Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici.

                                           MADAME JOURDAIN.

Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.

Le comique de caractère 

Mais surtout le comique permet de critiquer les mœurs de ceux qui, comme monsieur Jourdain, ne sont guidés que par une obsession, qu’il ridiculise à plaisir, et de dénoncer certains abus de la société de son temps, ici en lien avec l’argent qui dirige les relations sociales.

La caricature

Le comique de caractère tire sa force des effets de grossissement. Le personnage devient une caricature poussée jusqu'à l'invraisemblance, mise en évidence par le comportement de monsieur Jourdain dans les deux premiers actes face aux maîtres.

Ainsi son obsession nobiliaire est totalement exagérée par les répétitions, par exemple à propos de son « habit » qu’il commente longuement en soulignant à quel point il ressemble aux « gens de qualité ». Il exhibe fièrement d’abord son « indienne », puis son « petit déshabillé », en « faisant voir son haut-de-chausses étroit de velours rouge, et sa camisole de velours vert », enfin avec sa demande insistante : « Donnez-moi ma robe, pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi ; cela ira mieux. »

Vanessa Sannino, costumé créé pour l’acte I, mise en scène de l’Opéra-Comique

Vanessa Sannino, costume créé pour l’acte I, mise en scène de l’Opéra-Comique

Un procédé identique de mise en valeur se retrouve lors de la leçon d’orthographe, avec les exclamations enthousiastes à chaque lettre, « Ah ! que cela est beau ! », « Vive la science ! », « Cela est admirable ! », « Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose ! », « Ah ! les belles choses ! les belles choses ! », ou ses lamentations de regret : « j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeune. », « Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ! », « Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal ! », « Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps ! » Toute la pièce joue sur ces traits poussés à l’extrême, gestes, discours… jusqu’à l’absurde de la transformation du héros en « mamamouchi ».

L'aparté

Pour ridiculiser son personnage, Molière multiplie un procédé caractéristique de la double énonciation propre au théâtre, l’aparté, qui, à l’insu du personnage qui est censé ne pas l’entendre, offre au public le moyen de découvrir son caractère. Ainsi, les apartés qui se multiplient entre monsieur Jourdain et son épouse dans la scène 4 de l’acte III alors que Dorante vient solliciter un prêt mettent en évidence l’aveuglement du héros. Au début, en effet, face à l’affirmation de Dorante, « Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis », ils marquent le triomphe de monsieur Jourdain sur les soupçons formulés par sa femme : « Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme. », « Je vous le disais bien. », « Vous voilà, avec vos soupçons ridicules. »

MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain. – Hé bien ! ne l’avais-je pas bien deviné ?

MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain. – Paix.

DORANTE. – Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?

MONSIEUR JOURDAIN. – Hé ! non.

MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain. – Cet homme-là fait de vous une vache à lait.

MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain. – Taisez-vous.

DORANTE. – Si cela vous incommode, j’en irai chercher ailleurs.

MONSIEUR JOURDAIN. – Non, monsieur.

MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain. – Il ne sera pas content qu’il ne vous ait ruiné.

MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain. –Taisez-vous, vous dis-je.

DORANTE. – Vous n’avez qu’à me dire si cela vous embarrasse.

MONSIEUR JOURDAIN. – Point, monsieur.

MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain. – C’est un vrai enjôleux.

MONSIEUR JOURDAIN, bas, à madame Jourdain. – Taisez-vous donc.

MADAME JOURDAIN, bas, à monsieur Jourdain. – Il vous sucera jusqu’au dernier sou.

Mais, après que toutes les sommes prêtées ont été récapitulées, une nouvelle demande de Dorante, « Mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez donner : cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous paierai au premier jour. », inverse le jeu des apartés. C’est à présent Mme Jourdain qui triomphe, et les apartés  dans le conflit qui naît alors, en faisant ressortir la naïveté du héros, se révèlent un excellent moyen de dénonciation.

Le comique de situation 

C’est la forme de comique la plus élaborée, car elle repose sur la construction même d'une scène, voire de plusieurs. Plusieurs procédés peuvent être mis en œuvre pour créer une situation inattendue.

Le déguisement

Dès la fin de l’acte III, un stratagème élaboré par Covielle, le valet de Cléonte, annonce le rôle du déguisement qui doit permettre à son maître d’épouser Lucile :

 Il s’est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie ; mais, avec lui, on peut hasarder toute chose ; il n’y faut point chercher tant de façons, et il est homme à y jouer son rôle à merveille, et à donner aisément dans toutes les fariboles qu’on s’avisera de lui dire. J’ai les acteurs, j’ai les habits tout prêts ; laissez-moi faire seulement.

Le stratagème se met alors en place par étape, d’abord par la visite de Covielle, « déguisé », qui joue parfaitement, à grand renfort de flatteries, son rôle d’émissaire du fils du Grand Turc » : « Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi[ qui est une certaine grande dignité de son pays. » Il prépare ainsi le deuxième temps, l’apparition de Cléonte « en Turc », renforçant son rôle par la langue adoptée.

La cérémonie turque : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Opéra national de Bordeaux

L’acte se termine par la « cérémonie turque », dernier déguisement, celui du héros… mais pour lui, il ne s’agit pas d’une illusion ! Tout l’acte V repose donc sur ces déguisements, qui, tout en maintenant le comique, amènent au dénouement attendu dans une comédie, le mariage.

La cérémonie turque : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Opéra national de Bordeaux

Le quiproquo

Le quiproquo peut rester limité, tel celui sur le « diamant » offert à Dorimène par Dorante mais, en réalité, payé par monsieur Jourdain. Il a fallu, pour masquer son mensonge, que Dorante recommande au héros de ne pas en parler par correction, mais il ne peut s’en empêcher… D’où l’échange fondé sur ce quiproquo :

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! que voilà de belles mains !

DORIMÈNE.

Les mains sont médiocres, monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.

MONSIEUR JOURDAIN.

Moi, madame ? Dieu me garde d’en vouloir parler ! ce ne serait pas agir en galant homme ; et le diamant est fort peu de chose.

DORIMÈNE.

Vous êtes bien dégoûté.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous avez trop de bonté…

Mais le quiproquo prend encore plus d’ampleur dans l’acte V, en provoquant un double coup de théâtre :

          C’est d’abord Lucile, qui, ne reconnaissant par Cléonte déguisé en Turc, refuse avec force ce mari que lui donne son père, avant que la situation ne s’inverse brusquement : « Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… (Reconnaissant Cléonte.) Il est vrai que vous êtes mon père ; je vous dois entière obéissance ; et c’est à vous à disposer de moi selon vos volontés. »

         C’est ensuite madame Jourdain qui se révolte quand elle apprend que Lucile accepte ce mariage : « Je l’étranglerais de mes mains, si elle avait fait un coup comme celui-là. » Puis un jeu d’apartés lève le quiproquo, et à nouveau, la situation s’inverse :

COVIELLE, bas, à madame Jourdain. – Il y a une heure, madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas bien que tout ceci n’est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari ; que nous l’abusons sous ce déguisement, et que c’est Cléonte lui-même qui est le fils du Grand Turc ?…

MADAME JOURDAIN, bas, à Covielle. – Ah ! ah !

COVIELLE, bas, à madame Jourdain. – Et moi, Covielle, qui suis le truchement.

MADAME JOURDAIN, bas, à Covielle. – Ah ! comme cela, je me rends.

COVIELLE, bas, à madame Jourdain. – Ne faites pas semblant de rien.

MADAME JOURDAIN, haut. – Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.

Comment ne pas rire de la conclusion formulée par Monsieur Jourdain, décidément incorrigible : « Ah ! voilà tout le monde raisonnable, (à madame Jourdain.) Vous ne vouliez pas l’écouter. Je savais bien qu’il vous expliquerait ce que c’est que le fils du Grand Turc. » ?

Un père triomphant : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Opéra national de Bordeaux

Un père triomphant : mise en scène de Jérôme Deschamps, 2022. Opéra national de Bordeaux

POUR CONCLURE

Cette analyse permet de dégager les fonctions du comique mis en œuvre par Molière.

          La comédie offre à son public le plaisir de partager le jeu divertissant qui se déroule sur la scène. Bergson, dans son essai, Le Rire, paru en 1900, propose une analyse précise des ressorts qui provoquent ce rire spontané, le premier étant défini comme « du mécanique plaqué sur du vivant », celui du « diable à ressort » qui, en sortant brusquement d'une boîte, fait rire l’enfant qui rira encore plus à chaque fois que ce jaillissement se répétera. C’est le rire plaisir, spontané, quasi infantile. Ainsi, le "bon public" est celui qui sait redevenir semblable à des enfants qui jouent une illusion : « Je serais le maître, tu serais le valet… » Les spectateurs savent bien que tout, sur scène, n’est qu’illusion, et la comédie, d’ailleurs, ne recule pas devant l’invraisemblance, par exemple en recourant au déguisement pour le dénouement. Mais ils profitent d’autant plus de ce jeu d’illusions que Molière veille à le leur faire partager en créant avec eux une connivence : connaissant, eux, ce que le héros naïf ignore, ils ne sont pas dupes, comme lui, et peuvent donc rire librement, de leur propre supériorité.

         Le rire apporte aussi une sanction. ​La supériorité du spectateur sur les victimes ridiculisées, source de son plaisir, crée une distanciation entre le personnage, victime de ses défauts, et lui. Cela lui permet d’observer ce personnage de l’extérieur, avec un regard d’autant plus critique que le défaut est exagéré. S’il ambitionne, par exemple, d’être reconnu comme « gentilhomme », il n’a pas autant d’aveuglement, n’est pas aussi ridicule que monsieur Jourdain ; il peut donc, sans se sentir directement concerné, rire de la victime, tandis que ceux qui, d’habitude, sont soumis¸ serviteurs, épouse et fille, peuvent, eux, prendre une revanche par procuration. Toutes les formes de comique conduisent, en effet, à l'inversion des rapports de forces qui conduit à rire de ce que l'on respecte d'habitude.

Le dénouement : film de Roger Coggio,1982

Le dénouement : film de Roger Coggio,1982

Cependant, la comédie peut-elle alors vraiment « corriger » ? C’est le rôle qu’Aristote assigne à la "catharsis", ou purgation des passions coupables. Elle s’exerce pleinement dans la tragédie car le châtiment subi par le héros, provoquant la terreur et la pitié du spectateur, peut l’empêcher de se laisser aller à des passions coupables. Mais cette notion peut-elle s’appliquer à la comédie ? Le rire provoqué dans Le Bourgeois gentilhomme empêchera-t-il les pères d’imposer leur autorité à leur fille ? Limitera-t-il la vanité des nobles et le désir des bourgeois de leur ressembler ?

Les conflits au sein de la famille montrés sur scène peuvent, certes, être dissuasifs ; mais, la comédie n’a, en fait, offert qu’un bref moment de transgression puisque, lors du dénouement, l’ordre social est rétabli dans une réconciliation générale, et l'amour sincère triomphe. Mais, pour obtenir cette réconciliation, que de mensonges et de ruses !

Explications : acte I...........................

Explications
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