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Eugène Ionesco, Rhinocéros1958 : explications d'extraits

Pour se reporter à l'étude globale

Acte I : une scène d'exposition, de "Vous voilà tout de même..." à "... que diable!" 

Une longue didascalie initiale a présenté de façon très détaillée le décor de Rhinocéros, pièce d’Eugène Ionesco parue en 1958, signalant l’importance que l’auteur  lui accorde, avant que n’entre en scène une femme portant « un panier à provisions vide » et « un  chat » sous un bras, passage commenté par une brève réplique d’une épicière. Puis une nouvelle didascalie précise « plateau vide, quelques secondes », ce qui met en évidence l’arrivée de deux personnages, Jean et Bérenger. Leur conversation ouvre la scène d’exposition, qui présente traditionnellement le cadre, la situation et leur caractère. En quoi la relation entre ces deux personnages donne-t-elle déjà le ton de la pièce ?

Pour illustrer le décor

Pour illustrer le décor
I-Exposition

1ère partie : l’incipit (du début à la ligne 16) 

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Ce début est rapide, mais révèle d’emblée leur opposition car ils entrent déjà par les deux côtés opposés du plateau mais simultanément, ce qui rend surprenante la première phrase de Jean, suggérant une attente, confirmée par son exclamation exaspérée : « Toujours en retard, évidemment ! »

Sa brutalité contraste avec l’attitude de Bérenger, qui prend la peine de le saluer. De même, face à son reproche, cette demi-heure de retard, Bérenger formule poliment une excuse, mais à sa question, « Vous m’attendez depuis longtemps ? », la réponse de Jean annule sa critique puisque lui-même n’a pas eu à attendre : « Non. J’arrive, vous voyez bien. » Or, si Bérenger exprime un soulagement, la logique qu'il introduit traduit le manque de justification du reproche : « Alors, je me sens moins coupable, puisque…vous-même… » Mais les points de suspension révèlent une forme de prudence, afin de ne pas contredire Jean, qui, lui, réagit au contraire en renforçant sa critique : « Moi, c’est pas pareil, je n’aime pas attendre, je n’ai pas de temps à perdre. Comme vous ne venez jamais à l’heure, je viens exprès en retard, au moment où je suppose avoir la chance de vous trouver. » Il en fait un trait général du caractère de Bérenger, sur lequel, devant une tentative de protestation, « C’est juste… c’est juste, pourtant… », il renchérit avec force : « Vous ne pouvez affirmer que vous venez à l’heure convenue ! »

Dès ces premiers mots, le contraste est donc nettement marqué entre Jean, agressif, qui cherche à imposer son souci des convenances pour faire ressortir son importance, et Bérenger, plus calme et plus conciliant, puisqu’il accepte finalement le reproche : « Évidemment…je ne pourrais l’affirmer. » Il permet ainsi à Jean de triompher : « Vous voyez bien. »

2ème partie : le blâme lancé (des lignes 16 à 37) 

L'abus d'alcool

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La situation est parfaitement banale puisqu’ils sont « assis à la terrasse d’un café », mais la question banale de Bérenger – d’autant que la didascalie initiale a mentionné qu’il n'est « pas loin de midi, en été » – entraîne une nouvelle critique de Jean, d’abord voilée par la question,  « Vous avez soif, vous, dès le matin ? », puis masquée par le recours à un lieu commun : « Plus on boit, plus on a soif, dit la science populaire » Devant les justifications de Bérenger, « Il fait tellement chaud, tellement sec », « Il ferait moins sec, on aurait moins soif si on pouvait faire venir dans notre ciel des nuages scientifiques », l’accusation se fait plus précise, «  : « Ça ne ferait pas votre affaire. Ce n’est pas d’eau que vous avez soif, mon cher Bérenger… », mais encore sous forme de métaphore : « Je parle de l’aridité de votre gosier. C’est une terre insatiable. »

Une scène banale au café

Mais ces précautions ne durent guère, et il finit par employer une violence grossière : « Vous puez l’alcool ! » Le jugement de Jean est donc sans appel : Bérenger, à ses yeux, abuse de l’alcool.

Une scène banale au café

Le portrait de Bérenger

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Pour se défendre, Bérenger s’en prend d’abord aux formules choisies par Jean : « Que voulez-vous dire par là, mon cher Jean ? », « Votre comparaison, il me semble… » Mais cette défense, qui reste interrompue, manque d’énergie, et il se contente de répéter l’accusation qui se généralise : « Dans un triste état, vous trouvez ? »

Ainsi, loin d’échapper à la critique, il ne fait qu’offrir à Jean l’occasion de l’accentuer par son portrait péjoratif : « Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous baillez, vous êtes mort de sommeil. » Bérenger cherche encore à échapper au conflit, en minimisant son état : « J’ai un peu mal aux cheveux… », « J’ai un petit peu la gueule de bois, c’est vrai ! » Il ne réagit, finalement que lorsque Jean généralise, « Tous les dimanches matin, c’est pareil, sans compter les jours de la semaine », mais sa correction, « Ah ! Non, en semaine, c’est moins fréquent, à cause du bureau… », à la fois fait sourire et introduit une explication révélatrice de la personnalité de Bérenger : c’est quand il n’a plus d’occupation quand il est confronté au vide, à l’ennui, qu’il sort et boit jusqu’à l’excès.

3ème partie : le rôle de l’apparence (des llgnes 38 à 65) 

Deux personnages opposés

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La critique de Jean

Sans tenir compte de la protestation de Bérenger, Jean poursuit ses reproches, mais sur un autre sujet, la tenue de son ami, en commençant par son absence de cravate : « Et votre cravate, où est-elle ? Vous l’avez perdue dans vos ébats ! », c’est-à-dire par le signe du respect des convenances sociales pour un homme. L’attaque se déplace ensuite sur d’autres indices de négligence physique, le fait d’être « tout décoiffé », « pas rasé », avant d’en arriver au manque de soin vestimentaire, en énumérant tout ce qui relève de l’apparence : « Vos vêtements sont tout chiffonnés, c’est lamentable, votre chemise est d’une saleté repoussante, vos souliers…[…] Vos souliers ne sont pas cirés… »

Face à face : mise en scène de Lenka Udovićki, 2021.Théâtre Ulysses, Zagreb, Croatie

Face à face : mise en scène de Lenka Udovićki, 2021.Théâtre Ulysses, Zagreb, Croatie

Mais, en ajoutant « Quel désordre !… », Jean accentue sa critique : derrière la négligence physique se cache un autre défaut, une vie qui ne s’’accorde pas avec les exigences morales. De même, l’explication donnée au dernier reproche, la « poussière blanche » sur les « épaules » de Bérenger se charge d’un sens symbolique : « Vous vous êtes appuyé contre un mur… » indique une posture affaiblie, comme s’il était incapable de se tenir droit, droit physiquement mais surtout droit moralement.

L'indifférence de Bérenger

Face à ces reproches, aucune révolte chez Bérenger, qui se contente de s’étonner, pour son absence de cravate par exemple, « Tiens, c’est vrai, c’est drôle, qu’est-ce que j’ai bien pu en faire ? », « Qu’est-ce qu’elles ont, mes épaules,… », et de remercier à plusieurs reprises son ami, dont il fait même l’éloge, « Oh, merci, vous êtes bien obligeant », et se montre « admiratif » : « Vous êtes soigneux, vous ». Il n’a donc vu, dans ces critiques qu’un service rendu, et ne perçoit que ce qui porte sur l’apparence physique. Ses réactions, indiquées par les didascalies, soulignent d’ailleurs sa désinvolture : il « noue sa cravate au petit bonheur », « passe les doigts dans ses cheveux. », pour les remettre en ordre, enfin « se peigne vaguement ». Seule la menace sur sa santé, « La cirrhose vous menace, mon ami », le fait le montre un peu « inquiet ». Enfin, la répétition de l’adverbe « mollement » qui accompagne ses gestes pour se nettoyer confirme son indifférence et le reproche de faiblesse, tout comme son manque de mémoire : « Je ne m’en souviens pas. »

La tonalité comique

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Le décalage entre les deux personnages est tellement flagrant qu’il fait sourire, mais le comique est accentué par les objets que Jean sort l’un après l’autre de chacune de ses poches de « veston ». Si avoir un « peigne » sur soi, une « petite glace » est déjà plus surprenant et encore davantage une « cravate »…  Jean se transforme ainsi en une sorte de prestidigitateur, et révèle un souci excessif de son apparence, jusqu’à prévoir une cravate au cas où la première ferait défaut, et son affirmation « j’en ai en réserve » insiste sur l’importance accordée à cet accessoire.

Les objets renforcent ainsi le contraste entre le débraillé négligé de Bérenger, et la coquetterie de l’autre : le premier ne se préoccupe en rien des regards des autres, qui peuvent le juger, alors que pour Jean, il est essentiel de répondre parfaitement aux normes sociales par une apparence impeccable.

4ème partie :  un échange symbolique (de la ligne 66 à la fin) 

Bérenger : un malaise existentiel

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La fin de ce passage poursuit l’opposition entre les deux personnages, car le blâme moral de Jean s’accentue avec le redoublement dans l’exclamation, « C’est lamentable, lamentable ! J’ai honte d’être votre ami. », et son insistance face à Bérenger. Or, les explications apportées par Bérenger donnent à sa négligence et à son mode de vie un sens symbolique.

Le mal de vivre de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Il exprime un mal de vivre profond né de l’ennui : « Écoutez, Jean. Je n’ai guère de distractions, on s’ennuie dans cette ville, je ne suis pas fait pour le travail que j’ai… tous les jours, au bureau, pendant huit heures, trois semaines seulement de vacances en été ! » Cette déclaration rappelle l’image de l’homme proposée par le philosophe Pascal au XVIIème siècle : tel "un roi sans divertissement", il est alors victime de l’ennui, car il porte en lui un mal existentiel, la conscience de sa condition mortelle, et ne peut que multiplier les divertissements pour y échapper. Tel le "roi" de Pascal, Bérenger ne trouve aucun sens à sa vie, d’où ses excès en fin de semaine : « Le samedi soir, je suis plutôt fatigué, alors, vous me comprenez, pour me détendre. » Et il n’a, bien sûr, aucune raison de respecter les convenances sociales ou morales.

Le mal de vivre de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Jean : le conformisme

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Les répétitions dans la réplique de Jean, « tout le monde », « moi aussi », mettent en valeur, au contraire, son conformisme. Il s’inscrit parfaitement dans la société, en en acceptant les contraintes : « je fais tous les jours mes huit heures de bureau, moi aussi, je n’ai que vingt et un jours de congé par an » Par sa conclusion, « et pourtant, vous me voyez », Il se pose en modèle, par son respect du devoir et des normes sociales. Derrière le souci de son apparence extérieure, face à la faiblesse de Bérenger, il propose une morale, présentée comme une force dans son injonction finale : « De la volonté, que diable !…. »

CONCLUSION​

Ce décalage entre les deux personnages est si marqué qu’il fait sourire, mais, ainsi schématisés, ils deviennent deux stéréotypes : au marginal s’oppose à l’homme de devoir, un conformiste, inséré dans sa société dont il respecte toutes les normes. Or, à qui va la sympathie du public ? Devant l’attitude plutôt conciliante de Bérenger, ne va-t-il pas blâmer l’agressivité de Jean, et, par le rire, démythifier les valeurs dont il fait l’éloge ? Sa maîtrise du temps, sa prévoyance, son souci du moindre détail de son apparence, ne traduisent-ils pas une affirmation de supériorité qui le conduit à rabaisser ceux qui ne lui ressemblent pas ?

La distanciation de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

La distanciation de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Cette exposition dépasse donc sa fonction traditionnelle : elle ne se contente pas de présenter une situation, un cadre et des protagonistes. La dimension comique met en place l’opposition de deux systèmes de valeur, enjeu de la pièce qui interroge : lequel triomphera, la « volonté » d’appliquer les principes suivis par « tout le monde », ou bien la prise de distance face à eux ? Cette prise de distance est-elle une force ou bien une faiblesse ?

Acte I : un dialogue absurde, de "Voyons, monsieur Bérenger..." à  "...pourrait se tromper." 

Pour lire l'extrait

Autour de Jean et Bérenger, les deux protagonistes de Rhinocéros, pièce d’Eugène Ionesco datant de 1958, sont réunis plusieurs des habitants d’une petite ville paisible : un épicier et sa femme, le patron du café et sa serveuse, une ménagère faisant ses courses, Daisy, jeune dactylo collègue de Bérenger, enfin un Logicien et un vieux monsieur. Tous sont pris de panique quand un rhinocéros surgit en bousculant tout sur son passage. Alors que Jean et Bérenger se querellent sur l’origine de l’animal, le Logicien entreprend de prouver au vieux monsieur l’intérêt de sa discipline, mais à ,grand renfort de démonstrations absurdes. Soudain, fait irruption un autre rhinocéros, qui écrase le chat de la ménagère… Un autre ou le même ? Comment le savoir ? La dispute s’accentue quand Bérenger affirme : « Celui de tout à l’heure avait deux cornes sur le nez, c’était un rhinocéros d’Asie ; celui-ci n’en avait qu’une, c’était un rhinocéros d’Afrique ! » Ce nouveau débat se fait violent, les insultes s’échangent jusqu’à ce que Jean, traitant Bérenger d’« Espèce d’Asiatique ! », le porte à son apogée. En quoi ce débat met-il en place les défauts annonciateurs de la "rhinocérite" ?

I-Deux amis

1ère partie : la rupture (des lignes 1 à 23) 

Le racisme

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Face à cette insulte raciste, les autres interviennent alors, mais les arguments avancés sont plus absurdes les uns que les autres. Celui du vieux monsieur rappelle la façon dont les antisémites se défendaient de l’être : « J’ai eu des amis asiatiques. » Mais l’argument, invoquant l'amitié, perd toute sa valeur quand il introduit un doute : « Peut-être n’étaient-ils pas de vrais Asiatiques... » L’absurde s’accentue quand le patron réplique, « J’en ai connu des vrais », ce qui sous-entend qu’il en existerait des « faux ». Enfin le racisme s’impose quand Jean insiste sur la différence de couleur de peau, « Ils sont jaunes ! jaunes ! très jaunes ! », ridiculisée par l’ironie de Bérenger, « En tout cas, vous, vous êtes écarlate ! », et surtout par la réplique absurde du vieux monsieur : « Il y a aussi des Asiatiques blancs, noirs, bleus, d’autres comme nous. » Quelle importance peut alors avoir la couleur de peau ? Cependant l’absurdité de la couleur « bleus », et alors même que tous les personnages sont « blancs » sans être asiatiques, met en évidence la nature même du racisme, un rejet de l’altérité.

La construction des échanges

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Mais Ionesco renforce encore l’absurdité par la construction des échanges, en entrecroisant la dispute entre les deux protagonistes et les réactions à propos de la mort du chat.

       

        

L'excès de colère de Jean : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

        D’un côté, la dispute s’intensifie, malgré la tentative de Daisy pour la calmer : « Voyons, monsieur Bérenger, voyons, monsieur Jean... » La colère de Jean le conduit à la rupture, accompagnée d’insultes : « Puisque c’est comme ça, vous ne me verrez plus ! Je perds mon temps avec un imbécile de votre espèce. », « Ivrogne ! » La didascalie, « Tous le regardent consternés » les associent tous à la protestation de Bérenger : « Je ne vous permets pas ! » La rupture entre les deux amis est alors inévitable : « Jean sort vers la droite, très vite, furieux. Il se retourne toutefois avant de sortir pour de bon. »

L'excès de colère de Jean : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

        De l’autre, la ménagère pleure la mort de son chat, dont elle fait l’éloge : « Il se faisait comprendre ! », « Il ne lui manquait que la parole. Même pas ! » Autant de lieux communs pour ceux qui sont attachés à leur animal domestique ; mais cela crée un décalage qui fait sourire : alors même que les humains, qui eux sont dotés de « parole » sont incapables de se comprendre et en arrivent ainsi à des disputes… Bien dressé, « Il était si propre ! Il faisait dans sa sciure ! », l'animal semble ainsi supérieur aux humains qui, même quand ils respectent les convenances comme Jean, se laissent emporter par la colère.

2ème partie : autour des animaux (des lignes 24 à 41) 

Ionesco poursuit cet entrecroisement des répliques, source du comique, en faisant alterner deux sujets, les rhinocéros et le chat mort.

La nature du rhinocéros

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Après le départ de Jean, le débat est relancé sur l’origine géographique du rhinocéros, mais l’échange remet au premier plan l’absurdité si l’on se rapporte à l’affirmation initiale de Bérenger à propos des cornes du pachyderme, « c’est le rhinocéros d’Asie qui a une corne sur le nez, le rhinocéros d’Afrique, lui, en a deux... « , contredite immédiatement par Jean : « Vous vous trompez, c’est le contraire ! » Or, le vieux monsieur qui affirme à Bérenger, « Je pense que vous avez raison. », inverse, au contraire, ce qu’il avait dit, comme le lui fait remarquer l’épicier : « Monsieur soutenait le contraire. »

La suite de la discussion pousse l’absurde à son comble, d’abord par la tentative de conciliation de Daisy, totalement illogique : « Vous avez tort tous les deux ! » Puis le conflit reprend avec les avis opposés du vieux monsieur, « Vous avez tout de même eu raison », et de l’épicier : « Je m’excuse ; moi, je pense que c’est monsieur Jean qui avait raison. » Mais sa justification, « Le rhinocéros d’Asie a une corne, le rhinocéros d’Afrique, deux. Et vice versa », est doublement absurde. D’une part, voulant donner raison à Jean, il reprend, en réalité, l’avis inverse de Bérenger ; d’autre part, sa précision, « Et vice versa », redouble l’absurdité en posant les deux cas comme possible. Enfin, le reproche lancé par son épouse, « Oh ! toi, toujours des idées pas comme tout le monde ! », renvoie à l’importance accordée, finalement, à ce qui empêcherait les conflits, le conformisme.

Rhinocéros d’Asie ou d’Afrique, bicornu ou bicornu

Le cadavre du chat : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Rhinocéros d’Asie ou d’Afrique, bicornu ou bicornu

La mort du chat

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Or, en mêlant à ces avis contradictoires la description de la douleur de la ménagère, « sanglotant éperdument », « toujours inconsolée », Ionesco fait ressortir l’absurdité de rechercher d’où vient ce (ou ces) rhinocéros. L’essentiel n’est-il le danger que représente ce pachyderme, qui détruit tout sur son passage : s’il peut causer la mort d’un chat, pourquoi ne causerait-il pas celle des humains ? Mais cela ne semble préoccuper personne… L’encouragement de Daisy à la ménagère, « Soyez raisonnable, Madame ! » devient alors inquiétant, en présentant cette mort comme étant dans l’ordre rationnel des choses.

Le cadavre du chat : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

3ème partie : (de la ligne 41 à la fin)

Les doutes de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le rôle des apartés

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Ionesco recourt à la fin de l’extrait à un procédé traditionnel au théâtre, propre à la double énonciation qui révèle sa part d’illusion, l’aparté : un personnage parle, sera entendu du public, même au dernier rang, mais pas par ceux qui l’entourent sur scène. Il offre l’avantage de remplacer le narrateur, en exprimant les sentiments et les pensées du personnage.

Or, les apartés de Bérenger montrent une progression. Accusé par Daisy, il avait commencé par nier sa culpabilité, « Ce n’est pas ma faute... », puis s’est ravisé en formulant un regret : « Daisy a raison, je n’aurais pas dû le contredire. » Ce double mouvement se poursuit ensuite, faisant alterner

  • les accusations contre Jean, avec un défaut mis en valeur : « Il ne supporte pas la contradiction. La moindre objection le fait écumer. », avec un verbe qui s’applique plus souvent à un animal qu’à une personne, repris par « La colère est son seul défaut. »

  • les excuses qui, au contraire, mentionnent ses qualités : « Dans le fond, il a un cœur d’or, il m’a rendu d’innombrables services. »

Les doutes de Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

La conclusion est donc ambigüe, « Je regrette de ne pas avoir été plus conciliant. Mais pourquoi s’entête-t-il ? » et est encore une façon de se décharger de toute culpabilité : « Je ne voulais pas le pousser à bout. » C’est l’objectif que souligne le passage des apartés à une adresse finale « aux autres », comme pour les prendre à témoins de son innocence : « soutient toujours des énormités ! Il veut toujours épater tout le monde par son savoir. Il n’admet jamais qu’il pourrait se tromper. » Il ajoute ainsi un autre défaut à l’agressivité de Jean : le refus d’admettre son ignorance et de remettre en cause ses certitudes.

La poursuite du débat

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Mais le débat qui entrecoupe les répliques de Bérenger, donne un parfait exemple de cet enfermement dans des certitudes invérifiables, de la part du vieux monsieur, « Vous faites erreur, mon ami. », comme de son interlocuteur, le patron : « Je vous demande bien pardon !... » Quand l’épicière, comme l’avait fait Daisy, tente une conciliation, « Peut-être sont-ils tous les deux pareils », la même erreur se répète. Au lieu de mesurer le danger de tout rhinocéros, d’où qu’il vienne, le débat revient sur la différenciation physique absurde, le compte des cornes, avec une hypothèse que chacun pose comme logique : « L’autre ne peut qu’en avoir une, si l’un en a deux », explique le vieux monsieur », au patron qui rétorque : « Peut-être c’est l’un qui en a une, c’est l’autre qui en a deux. » L’absurde a atteint son stade ultime, puisqu’il efface à présent la question initiale de son continent d’origine, et n’a pas plus de logique que les démonstrations du logicien quand il imaginait toutes les possibilités de répartition des pattes entre deux chats.

CONCLUSION

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Ce passage illustre le triomphe de l’absurde avec ce conflit qui brise l’amitié entre Jean et Bérenger pour une question qui passe à côté de l’essentiel. Qu’importe, en effet, l’origine géographique de ces rhinocéros, Asie ou Afrique, en lien avec leur nombre de cornes ! Un tel pachyderme est d’abord une menace… et pas seulement pour un chat innocent. Or, ce danger est minimisé vu les discours contradictoires qui l’interrompent. Ainsi, si l'absurde fait sourire, il crée aussi au malaise.

Mais, comme dans les fables, à partir de l’image de l’animal, Ionesco met en évidence les défauts humains : la violence latente chez tous, et tout particulièrement chez Jean, l’absence de tolérance et d’écoute, la certitude de détenir une absolue vérité. Mais l’écrivain a lui-même expliqué que sa pièce renvoie aussi au fascisme, car l’expression du racisme contre les « jaunes » rappelle celui qui s’affirmait contre les juifs avant la seconde guerre mondiale, et les premières persécutions. Tandis que les idéologies s’opposaient, comme l’a vécu l’auteur en Roumanie, le péril n’a pas été immédiatement mesuré tant qu’il ne concernait que "les autres", ici un chat et sa maîtresse. Et personne ne se sentait coupable de parler en laissant faire, voire en trouvant des justifications, au lieu de résister...

Acte II, 1er tableau : l’invasion des rhinocéros, de "Non, il n’y a pas de feu… " à "… sous la fenêtre." 

Pour lire l'extrait

Après l’irruption de rhinocéros, un dimanche d’été dans une petite ville paisible, la peur et les débats alors suscités sur l’origine des pachydermes, l’acte I s’est terminé sur la mort d’un chat et la rupture entre deux amis, Jean et Bérenger. Dans l'acte II, nous retrouvons Bérenger et Daisy, la dactylo, le lendemain, au bureau, où la nouvelle parue dans la presse provoque une nouvelle discussion.

Comme au début de l’acte I, une longue didascalie initiale a dépeint le cadre et présenté les personnages et les relations entre eux : Monsieur Papillon, le chef, Dudard promis à un bel avenir, et Botard, qui le déteste. Soudain, entre Madame Bœuf, épouse d’un employé encore absent, qui, dans le rhinocéros qui l’a suivi, reconnaît son mari. Comme il a détruit l’escalier menant au bureau, elle le rejoint en sautant de la fenêtre sur son dos. Pour que tous puissent sortir, il reste à présent à appeler les pompiers, ce dont est chargée Daisy : elle revient en annonçant que les pompiers sont très occupés… Quel sens Ionesco donne-t-il aux les réactions des personnages confrontés à cette situation inquiétante ?

Mme Bœuf au bureau : mise en scène de Frank Galati, 2023. American Conservatory Theater, San Francisco

Mme Bœuf au bureau : mise en scène de Frank Galati, 2023. American Conservatory Theater, San Francisco

II-1-Invasion

1ère partie : une inquiétude croissante (du début à la ligne 18) 

Les rhinocéros se multiplient

Une invasion

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L’extrait s’ouvre sur l’annonce, plutôt inquiétante, que les pompiers sont mobilisés par ce qui ressemble à une invasion, car le nombre de rhinocéros augmente, et rapidement : « On en signale un peu partout dans la ville. Ce matin, il y en avait sept, maintenant il y en a dix-sept. », « Il y en aurait même trente-deux de signalés. » L’intervention des pompiers avec leur échelle reste donc la seule solution possible.

Les rhinocéros se multiplient

Des réactions contrastées

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Face à cette information, les réactions différentes des personnages révèlent à la fois leur caractère et leur position hiérarchique.

        Nous retrouvons ici le caractère de Bérenger, un simple étonnement, « Pour d’autres rhinocéros ? », et une prise de distance plutôt désinvolte : « Moi, j’ai faim !... »

        Les commentaires de Monsieur Papillon, malgré la légèreté que suggère son nom, indiquent son statut hiérarchique de chef du bureau, déjà parce que sa question, « Est-ce qu’ils vont venir nous sortir de là ? », ne se rattache, en fait, qu’au seul souci de mener à bien le travail, mis en évidence par son exclamation : « Et le travail ! » Et quand Dudard intervient, en posant un argument logique, « Je crois que c’est un cas de force majeure », ce chef rappelle aussitôt à tous les exigences à venir : « Il faudra rattraper les heures de travail perdues. » Pour lui, le travail passe avant tout, et le respect des procédures administratives, par exemple pour savoir comment juger de l’absence de monsieur Bœuf, « Ce n’est pas à moi de décider, nous verrons bien les conclusions de l’enquête », ce qui est traduit aussi son désir d’échapper à toute responsabilité qui pourrait ensuite lui être reprochée par sa propre hiérarchie.        ​

         Les deux employés, eux, s’opposent immédiatement. La question à Botard, « Alors, monsieur Botard, est-ce que vous niez toujours l’évidence rhinocérique ? », montre la place prépondérante de Dudard et souligne leur rivalité, alors même que Botard, lui, veut s'imposer comme celui qui sait, donc affiche son triomphe, « Qu’est-ce que je vous disais ! ». Mais devant la précision de Daisy, au service de ses collègues, « Ce n’est pas encore officiel, mais ce sera certainement confirmé », il se contredit en exprimant son doute, appuyé par la didascalie, « moins convaincu », sur la véracité de l’invasion, « Pfff ! On exagère ! » Mais l’emploi du pronom « on », indéfini, sous-entend une autre forme de supériorité : il est celui qui ne se laissera pas manipuler par ce qui ne serait qu’une rumeur, un « on dit », en fait de la propagande.

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Botard, Dudard et Daisy : mise en scène de Frank Galati, 2023. American Conservatory Theater, San Francisco

Sa déclaration à son chef, « Notre délégation s’oppose à ce que vous renvoyiez M. Bœuf sans préavis », à la fois rend Botard ridicule par la solennité du déterminant possessif au pluriel alors qu’il est seul ici, et montre sa fonction au sein du bureau : il est le délégué syndical, défenseur de ses collègues face à tout abus de pouvoir d’un patron, considéré comme un exploiteur selon l’idéologie marxiste.

2ème partie : le rôle de Botard (des lignes 16 à 33) 

Un personnage comique

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Face à ses collègues, qui ont relevé sa contradiction et lui reprochent vivement sa « mauvaise foi », Botard se défend en affirmant sa supériorité : « moi, je sais à quoi m’en tenir. Je ne constate pas simplement le phénomène. Je le comprends, et je l’explique ». Mais le conditionnel qui suit, « Du moins, je pourrais l’expliquer si… », introduit une réduction qui semble minimiser son savoir. La succession des injonctions, et leur insistance, de Dudard, « Mais expliquez-nous-le », « On vous écoute », puis de Daisy, « Expliquez-le, monsieur Botard. », « Je suis bien curieuse », et même du chef, « Expliquez-le puisque vos collègues vous le demandent. », accentuent le comique de ses dérobades, en gradation : « Je vous l’expliquerai... », « Je vous l’expliquerai... un jour... »â€‹

Des réactions contrastées

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Cependant, le ridicule de ce personnage masque, en réalité, son danger, d’abord par son déni répété : « Non, monsieur Dudard, je ne nie pas l’évidence rhinocérique. Je ne l’ai jamais niée. », « Je répète que je ne l’ai jamais niée. » Mais, pire encore, sa justification, « Je tenais simplement à savoir jusqu’où cela pouvait aller », traduit sa conception : cette irruption des rhinocéros et leur multiplication est un phénomène explicable, car contrôlé, organisé. De ce fait, sa phrase interrompue, « Du moins, je pourrais l’expliquer si... » prend un autre sens. Botard représente, en fait, tous ceux qui, derrière toute réalité, surtout surprenante, voient un complot, dont la révélation peut être dangereuse ; un complot de ceux qui veulent dominer les autres, d’où sa « mena[ce] » qui, faute de pouvoir atteindre ces puissants indéfinis, se retourne contre son chef, le puissant proche de lui : « Nous nous expliquerons bientôt, entre nous. »â€‹

3ème partie : l’accusation (de la ligne 33 à la fin)  

Le complotisme

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En continuant à se donner de l’importance – pour compenser son infériorité hiérarchique – Botard confirme sa conception complotiste : « Je connais le pourquoi des choses, les dessous de l’histoire... »

La Cinquième Colonne, Affiche de l’Office américain d’Information de la guerre, entre 1942-45

Il développe ainsi l’idée qu’au sein même du pays, il existerait ce qu’on a appelé, dès la guerre civile espagnole en 1936, la « Cinquième Colonne », c’est-à-dire l’idée qu’une puissance cachée interviendrait en sous-main pour diriger la situation d'un pays dans son intérêt. Botard s’installe alors dans le rôle du résistant, décidé à s’opposer avec force contre ceux qu’il dénonce : « Et je connais aussi les noms de tous les responsables. Les noms des traîtres. Je ne suis pas dupe. Je vous ferai connaître le but et la signification de cette provocation ! Je démasquerai les instigateurs. » La didascalie, « terrible », le lexique péjoratif employé et la place prise par le pronom « Je » lui prêtent l’image d’un dieu vengeur, prêt au combat. Mais les verbes au futur révèlent qu’en réalité il s’agit là d’une affirmation totalement gratuite.

Le déni

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Le premier à exprimer un doute est Bérenger, qui s’interroge sur la motivation de ces « traîtres » : « Qui aurait intérêt à... ? » Les autres, eux, choisissent une critique de Botard, accusé de « divaguer », directement par Dudard, « Vous divaguez », de façon plus détournée par l’injonction du chef : « Ne divaguons point », tandis que Daisy lui rappelle sa contradiction puisqu’au début de ce tableau il niait l’existence même des rhinocéros : « Tout à l’heure, vous nous accusiez d’avoir des hallucinations. » Devant leur déni, Botard ne fait que s’indigner, « Moi, je divague, je divague ? », et réaffirme son idée d’un plan concerté par des adversaires : « Tout à l’heure, oui. Maintenant, l’hallucination est devenue provocation. » Mais, quand Dudard, à nouveau, cherche à comprendre, « Comment s’est effectué ce passage, selon vous ? », Botard n’apporte aucune explication réelle ; il se contente de mettre en avant la supériorité de son savoir en rabaissant les autres, dupes car ignorants, « C’est le secret de polichinelle, Messieurs ! Seuls les enfants n’y comprennent rien », et, pire encore, en les accusant d’être des complices par leur doute : « Seuls les hypocrites font semblant de ne pas comprendre. »â€‹

La Cinquième Colonne, Affiche de l’Office américain d’Information de la guerre, entre 1942-45

Le complot juif aux États-Unis, au Royaume-Uni et en URSS : affiche de propagande nazie. Exposition antimaçonnique, 1941-1942, Belgrade, Serbie

CONCLUSION

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Dans cet extrait Ionesco propose une critique de la vie d’un bureau, dominée par une hiérarchie qui enferme chacun dans un rôle figé, le chef, le cadre carriériste, le représentant syndical revendicatif, la jeune dactylo docile… Mais cette hiérarchie entraîne des relations conflictuelles : l’un veut imposer son pouvoir, les deux employés sont des rivaux, Dudard méprisant Botard qui, lui, combat son infériorité par son prétendu savoir.​

Mais les accusations de Dudard renvoient à nouveau à la situation historique qui a permis au nazisme de conquérir le pouvoir. Pour qu’un pouvoir totalitaire puisse s’imposer, il faut, en effet, créer la peur de façon à amener un peuple à réclamer plus d’autorité afin d’éliminer ceux qui sont présentés comme des ennemis. D’où le complotisme qui, en désignant comme boucs-émissaires les « instigateurs » du complot, permet de les détruire. Ainsi, le nazisme a mis en avant le "complot juif", censé accaparer les richesses et le pouvoir, d’où l’extermination entreprise, puis a appelé à une lutte contre le danger bolchevique, d’où la rupture du pacte germano-soviétique et l’invasion de l’URSS. Le complotisme est donc une explication commode qui permet toutes les violences, en offrant également à ceux qui le propagent le confort de se sentir supérieurs car, eux, ils "savent".

Le complot juif aux États-Unis, au Royaume-Uni et en URSS : affiche de propagande nazie. Exposition antimaçonnique, 1941-1942, Belgrade, Serbie

Acte II, 2nd tableau : une étrange maladie, de "D'où viennent les uns..." à "... que je me suis cogné." 

Pour lire l'extrait

Après l’irruption de rhinocéros, un dimanche d’été dans une petite ville paisible, la peur et les débats alors suscités sur l’origine des pachydermes, l’acte I de la pièce d'Eugène Ionesco, datant de 1958, s’est terminé sur la mort d’un chat et la rupture entre deux amis, Jean et Bérenger. Dans le premier tableau de l’acte II, la situation empire car les rhinocéros sont de plus en plus nombreux, et il apparaît qu’ils sont une métamorphose des humains, tel monsieur Bœuf. Ils provoquent des dégâts importants, tel l’escalier détruit qui oblige les employés de bureau à sortir par la fenêtre grâce à l’échelle des pompiers. Le travail ainsi rendu impossible, dans le second tableau Bérenger se rend chez Jean dans l’intention de s’excuser afin de se réconcilier avec son ami. Mais il le trouve encore couché, et Jean réagit de façon étrange aux excuses formulées. Comment Ionesco met-il en scène la métamorphose progressive de son personnage en rhinocéros ?

II-2-Maladie

1ère partie : la maladie annoncée (du début à la ligne 19) 

L'amitié de Bérenger

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Dans l’acte I, le conflit portant sur l’origine géographique du rhinocéros, Asie ou Afrique selon qu’il est unicornu et bicornu a conduit à la rupture des deux amis, Bérenger et Jean. La réciprocité posée dans son excuse, « D’où viennent les uns, d’où viennent les autres, ou, d’où viennent les autres, d’où viennent les uns, cela importe peu au fond », fait sourire, mais, même si sa phrase reste inachevée, elle remet en valeur l’essentiel, le danger représenté par ces pachydermes qui se multiplient : « La seule chose qui compte à mes yeux, c’est l’existence du rhinocéros en soi, car... » ?​

Un bon ami : mise en scène de Dominique Lamour, 2013. Théâtre du Carré rond, Marseille

Il reprend donc le rôle d’ami, et il fait preuve d’empathie, soucieux de l’état de Jean, : « J’en suis désolé ! Qu’avez-vous donc ? », « Des faiblesses ? ».

Pour sa part, Jean n’a prêté aucune attention à l’excuse formulée, uniquement absorbé par son état personnel, sur lequel il insiste : « Je ne me sens pas très bien, je ne me sens pas très bien ! », « , un malaise, des malaises... » Bérenger cherche donc à partager son « malaise », en lui trouvant des explications, afin de le rassurer : « Des faiblesses ? ».

Un bon ami : mise en scène de Dominique Lamour, 2013. Théâtre du Carré rond, Marseille

Un diagnostic ?

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Mais les réactions de Jean ne répondent en rien à cette empathie, déjà par son rejet catégorique de toute hypothèse de « faiblesse » : « Pas du tout. Ça bouillonne au contraire. » Même quand Bérenger, devant ce déni, atténue l’hypothèse afin de le rassurer, « une faiblesse passagère. Ça peut arriver à tout le monde », il se heurte à un nouveau refus : « À moi, jamais. »â€‹

Cette certitude, ainsi affirmée afin aussi de poser sa supériorité, correspond au caractère de Jean, observé dans l’acte I. Alors même que Bérenger veille à ne pas le contredire en inversant son hypothèse en un éloge, « Peut-être un excès de santé, alors. Trop d’énergie, ça aussi c’est mauvais parfois. Ça déséquilibre le système nerveux », la riposte de Jean met en évidence son sentiment de supériorité : « J’ai un équilibre parfait. […] Je suis sain d’esprit et de corps. Mon hérédité... » Bérenger ne peut alors que de tenter une nouvelle conciliation en banalisant sa dernière hypothèse, « Bien sûr, bien sûr. Peut-être avez-vous pris froid quand même. Avez-vous de la fièvre ? », finalement acceptée par Jean : « Je ne sais pas. Si, sans doute un peu de fièvre. J’ai mal à la tête. »

L'agressivité de Jean : mise en scène de Frank Galati, 2023. American Conservatory Theater, San Francisco

Des réactions symboliques

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Mais comment le public n’interpréterait-il pas ces réactions en les liant à la métamorphose déjà révélée des humains en rhinocéros ? Ses ripostes sont brutales, ne tiennent aucun compte de la gentillesse de Jean, qui s’efforce de ne pas heurter son ami, et surtout, confirme l’éloge de la force adressé à Bérenger dans le premier acte, force mentale liée ici à la force physique. Quand à la mention de son « hérédité », elle évoque, en poursuivant le parallélisme avec le nazisme établi à partir des dialogues précédents, l’idée qui soutenait cette idéologie, le rattachement des Allemands à une "race aryenne" supérieure​

L'agressivité de Jean : mise en scène de Frank Galati, 2023. American Conservatory Theater, San Francisco

2ème partie : les premiers symptômes (des lignes 15 à 42) 

La voix

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Dès l’entrée en scène de Bérenger, il a noté la transformation de la voix de Jean, et les didascalies soulignent l’accentuation progressive de ce symptôme : « La voix de Jean se fait de plus en plus rauque. », « Sa voix est encore plus rauque. «  Mais quand Bérenger le lui signale, « Un peu enroué, oui. C’est pour cela que je ne reconnaissais pas votre voix », en banalisant ce constat, non seulement il reçoit un nouveau refus, mais surtout Jean fait preuve d’agressivité en transformant ce fait objectif en une accusation retournée contre Bérenger : « Pourquoi serais-je enroué ? Ma voix n’a pas changé, c’est plutôt la vôtre qui a changé. » Et, alors même que Bérenger continue à se montrer conciliant, « C’est possible. Je ne m’en étais pas aperçu. », la question lancée par Jean est une violente critique contre celui qu'il renvoie à une incompétence totale : « De quoi êtes-vous capable de vous apercevoir ? »â€‹

Le mal de tête

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La didascalie, « Mettant la main à son front », introduit un deuxième symptôme, un mal de tête : « C’est le front plus précisément qui me fait mal. » Jean formule alors lui-même des hypothèses successives, « Je me suis cogné, sans doute ! », « Je me suis peut-être cogné en dormant. », tandis que Bérenger les rejette l’une après l’autre : « Vous auriez eu mal », « Le choc vous aurait réveillé. »

Mais, quand Bérenger ose introduire une explication, « Vous aurez sans doute simplement rêvé que vous vous êtes cogné », il se heurte au même refus que précédemment : « Je ne rêve jamais... » Rêver n’est-il pas le défaut, à ses yeux, reproché à Bérenger dans l’acte I, son désir de fui un réel qui lui pèse ? « Rëver » est donc indigne de l’homme fort qu’il affirme être. De la même façon, quand Bérenger poursuit cette hypothèse, « Le mal de tête a dû vous prendre pendant votre sommeil, vous avez oublié d’avoir rêvé, ou plutôt vous vous en souvenez inconsciemment ! », il reçoit une riposte indignée : « Moi, inconsciemment ? Je suis maître de mes pensées, je ne me laisse pas aller à la dérive. Je vais tout droit, je vais toujours tout droit. »  Mais la répétition prend un double sens, « tout droit » dans son obéissance aux convenances et aux normes sociales, comme il l’a expliqué dans l’acte I, mais aussi comme la course d’un rhinocéros que rien ne peut détourner.

Dans son souhait de ne pas relancer un conflit, Bérenger accepte d’endosser lui-même la critique, « Je le sais. Je ne me suis pas fait comprendre », mais cela n’arrête pas la violence des attaques de Jean : « Soyez plus clair. Ce n’est pas la peine de me dire des choses désagréables. »â€‹â€‹

3ème partie : un signe annonciateur (de la ligne 43 à la fin) 

Pour valider son hypothèse, « Si vous vous étiez cogné, vous devriez avoir une bosse », Bérenger se livre à une observation :  « Si, tiens, vous en avez une, vous avez une bosse en effet. » Mais, se méfiant de la susceptibilité de son ami, il atténue son constat, « Une toute petite. », mais Jean reprend, pour rejeter cette idée, le même argument, son hérédité : « Je n’ai point de bosse. Dans ma famille, on n’en a jamais eu. » Bérenger ne peut que prendre Jean à témoin : « Tenez, elle pointe juste au-dessus de votre nez. », « Avez-vous une glace ? »

CONCLUSION

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Dans le premier tableau, le couple de Monsieur et Madame Bœuf avait déjà permis de comprendre la fiction imaginée par Ionesco : c’étaient les humains qui se transformaient en rhinocéros. ​

Ionesco utilise alors le décor, présenté dans la didascalie initiale de ce tableau,  un plateau divisé en deux, d’un côté la chambre de Jean, de l’autre « la salle de bain », ce qui va permettre un jeu scénique avec de brusques déplacements, « Il se lève brusquement et se dirige vers la salle de bains. », mais aussi de concrétiser les étapes de la métamorphose en rhinocéros. Ainsi, quand « il revient » dans la chambre, tout en admettant la présence de cette bosse et en réitérant sa certitude, « Vous voyez bien que je me suis cogné », une nouvelle étape de la transformation est annoncée dans la didascalie : « son teint est devenu plus verdâtre. »

Une corne naissante : film de Roger Iglesis, 1965

Une corne naissante : film de Roger Iglesis, 1965

la montée de la violence : mise en scène de Dominique Lamour, 2013. Théâtre du Carré rond, Marseille

Le second tableau déroule sous les yeux du public cette transformation par étapes, mais en liant les symptômes physiques, dévoilés progressivement, de ce qui apparaît comme une maladie, à des réactions qui relèvent des traits de caractère : enfermement dans ses certitudes, culte de la force, susceptibilité poussée à l’extrême, agressivité injustifiée… autant de défauts que soulignent les répliques de Jean, alors même que Bérenger fait tout pour ne pas le contrarier. Il y aurait donc des personnalités qui porteraient en elles une nature de « rhinocéros » toujours prête à surgir

la montée de la violence : mise en scène de Dominique Lamour, 2013. Théâtre du Carré rond, Marseille

Acte II, 2nd tableau : la métamorphose, de "Après tout, les rhinocéros..." à "... Celui-ci s'écarte." 

Pour lire l'extrait

Suite à l’irruption de rhinocéros, la peur s’installe dans une paisible petite ville, mais il faut un long débat pour comprendre, dans le premier tableau de l’acte II, quand madame Bœuf reconnaît son mari dans un de ces pachydermes, que ce sont les humains qui se transforment en monstres destructeurs. L’accès au bureau étant rendu impossible en raison de l’escalier écroulé. Bérenger décide de rendre visite à son ami Jean pour se réconcilier avec lui car le débat entre eux dans l’acte I avait provoqué leur rupture. Mais il le découvre au lit, malade, atteint d’étranges symptômes, et agressif malgré l’attitude conciliante de son ami. Le public mesure ainsi les étapes de la métamorphose de Jean en rhinocéros. Or, à la fin de ce tableau, les changements physiques s’accompagnent de discours inquiétants. Que dénonce Ionesco par la mise en scène de cette évolution ?

II-2-Métamorphose

1ère partie : une inversion des valeurs (du début à la ligne 20)

La morale

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Alors que Bérenger a déploré la transformation en rhinocéros de son collègue de bureau, Botard, Jean refuse de partager son point de vue : « Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous ! » Il place ainsi à égalité l’homme et l’animal, en ne tenant pas compte du comportement de ces pachydermes, que lui rappelle son ami : « À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ? » Même si , conciliant, il accepte l’idée d’une similitude entre l’homme et l’animal, la question de Bérenger amène à les différencier sur le plan de la morale : « Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. »

II provoque ainsi un refus violent de Jean, soutenu par ses déplacements brusques et incessants : « allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant. » Son premier déni, formulé dans une question, « Pensez-vous que la nôtre soit préférable ? », s’accentue par des exclamations qui insistent sur son rejet : « La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale. »â€‹

Une nouvelle valeur

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Mais est-il possible de construire une existence sans aucune valeur fondatrice ? La question de Bérenger, « Que mettriez-vous à la place ? », invite à proposer une nouvelle valeur, celle mentionnée par Jean, « La nature ! », qu’il justifie : « La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. » Comment ne pas comprendre alors que ce choix traduit sa transformation profonde en animal, dont « la nature » est le cadre de vie ? C’est d’ailleurs ce qui explique les affirmations successives de Jean : « J’y vivrai, j’y vivrai. ». Dans un premier temps, Bérenger tente une opposition : « Cela se dit. Mais dans le fond, personne... » Mais Jean l’interrompt : il n’est plus en état d’argumenter, ce qui implique l'absence d'usage de la raison. Il se contente de redoubler son injonction, une volonté  à laquelle il attribue une valeur philosophique, « Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l’intégrité primordiale ».

Le retour à l'état animal : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le retour à l'état animal : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Cela entraîne le désaccord de Bérenger qui, en restant dans une perspective humaine, y voit un danger, car « la nature » implique le seul pouvoir des plus forts : « Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle ! » D’où son refus final catégorique, affirmé en deux temps : « Je ne suis pas du tout d’accord avec vous. » Mais la seule réaction de Jean, « soufflant bruyamment. – Je veux respirer », traduit précisément le primat de la nature, en posant la première exigence de tout être vivant.

2ème partie : le rejet de l’humanisme (des lignes 21 à 40) 

Un conflit croissant

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Bérenger ne renonce cependant pas à faire appel à la raison de son ami, en invoquant ce qui différencie l’homme de l’animal : « Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti !... » Son insistance souligne tout ce qui a permis à l’humanité de se construire, de progresser.

Mais l’écart entre les deux personnages s’accentue, d’abord par l’utilisation du double décor qui les sépare : Jean lui répond en étant « toujours dans la salle de bains » et son changement en rhinocéros se trouve confirmé par son appel au massacre : « Démolissons tout cela, on s’en portera mieux. » Alors que Bérenger tente l’ironie pour riposter, « Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie », « Je ne savais pas que vous étiez poète », le contraste devient encore plus flagrant, puisque, alors qu’ils se rapprochent physiquement, les didascalies indiquent que Jean perd progressivement la principale caractéristique humaine, le langage : « Brrr... Il barrit presque. », « Brrr... Il barrit de nouveau. »

Le rejet de l'humanisme

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La réaction de Bérenger, « Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde », rappelle au public les valeurs prônées par Jean : il reprochait à son ami sa désinvolture, son peu de soin vestimentaire, son irrespect des convenances sociales et des exigences morales… Son objection étonnée tente donc, par sa répétition, de les remettre au premier plan : « Car, vous le savez aussi bien que moi, l’homme... », « Je veux dire l’être humain, l’humanisme... ».

abdiquerhumanité.jpg

Abdication de l’humanisme : mise en scène d’Alexandre Fecteau, 2013. Théâtre du Trident, Québec

Mais Jean, « l’interrompant », ne le laisse pas argumenter, et Bérenger se heurte à un rejet catégorique redoublé, « L’homme... Ne prononcez plus ce mot ! », « L’humanisme est périmé ! » Son agressivité s’accentue, puisqu’il en arrive à une critique directe de son ami, « Vous êtes un vieux sentimental ridicule », et la dernière tentative de Bérenger, « Enfin, tout de même, l’esprit... », où il reprend les conseils que lui donnait Jean lui-même dans l’acte I, réitère son reproche : « Des clichés ! vous me racontez des bêtises. » La situation s’est donc inversée par rapport au début de la pièce : c’était alors Jean qui, pour blâmer son ami, accumulait les « clichés », les lieux communs… Mais, à présent, sa faculté humaine, la parole permettant la communication, disparaît : Jean parle « d’une voix très rauque difficilement compréhensible. »

3ème partie : le changement accompli (de la ligne 41 à la fin)  

Le choix assumé

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Devant le changement de son ami, autrefois si raisonnable, Bérenger ne peut que s’étonner, « Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? », repris ensuite par « De telles affirmations venant de votre part… ». D’où sa question : « Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ? » Mais la réponse de Jean confirme cette inversion des valeurs, puisque prôner l’humanisme devient une forme d’intolérance : « Pourquoi pas ! Je n’ai pas vos préjugés. » Même si l’interrogation, « J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? », laisse une forme de choix, très vite la métamorphose est banalisée : « J’aime les changements. »

Ce changement s’accentue par la disparition de plus en plus flagrante du langage humain, notée par Bérenger, « Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal. » mais sa demande se retourne en une accusation contre lui, redoublée : « Ouvrez vos oreilles ! » Ainsi les phrases de Jean sont de plus en plus courtes, jusqu’à ce que les verbes disparaissent pour laisser place à des mots lancés brutalement.

Le rôle des didascalies

​

À la fin de ce passage, insérées dans le discours, les didascalies prennent une place prépondérante, permettant au lecteur mieux visualiser ce qui se passe sous les yeux du spectateur : « Bérenger s’interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros. » En décrivant, avec la répétition du verbe "devenir", la transformation du personnage, la didascalie joue aussi le rôle du narrateur dans un récit. Elles révèlent enfin l'importance accordée par Ionesco au jeu d’acteur, ainsi guidé dans ses déplacements, sa gestuelle, ses intonations : « Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs. » La dernière indication scénique, « Il fonce vers Bérenger tête baissée. Celui-ci s’écarte », achève la dramatisation :  rien n’arrête plus Jean, devenu rhinocéros.

L'humanité disparue

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L’exclamation de Bérenger, « Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! », prend ainsi un double sens : le sens propre, le changement physique de Jean, remplace le sens figuré, la perte de toute raison précédemment évoquée. Mais toutes ses tentatives d’apaisement, comme « Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! », ou « Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus m’entendre ! », restent vaines. Rien ne peut arrêter cette métamorphose monstrueuse. Jean perd une autre dimension humaine, le vêtement, « Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. Il fait tomber le pantalon de son pyjama », alors même que, dans l’acte I, il reprochait à Bérenger son absence de soin vestimentaire, ce qui explique l'insistance de celui-ci : « Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous, si pudique d’habitude ! » Dans ses derniers mots, « Les marécages ! les marécages !... », la métamorphose de Jean est achevée. Il avait posé comme valeur « la nature », ce souhait marque son retour définitif à l’état animal.

CONCLUSION

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Cet extrait marque la progression dans la théâtralisation de la fiction. L’acte I, en effet, a vu surgir des rhinocéros, mais ce phénomène restait encore inexpliqué ; seule la mort du chat illustrait le danger. Le premier tableau de l’acte II a apporté une réponse, qui relève de la tonalité fantastique : ces rhinocéros sont des humains métamorphosés. Dans le deuxième tableau, le spectateur assiste à la transformation, dont toutes les étapes sont dépeintes au lecteur. Ainsi, Ionesco accentue la tension dramatique, car c’est à présent un humain, Bérenger qui, impuissant, est menacé par son ancien ami, changé en monstre.

Mais, au-delà de la transformation physique, ce passage met en évidence l’inversion des rôles : dans l’acte I, c’était Jean, qui, face à la désinvolture de Bérenger, à son peu de souci des normes sociales, à son mal de vivre, dans l’acte I, prônait, le respect de les convenances, la culture, la morale. Autant de valeurs qu’à présent il rejette, et que Bérenger défend...

Cependant, Jean insistait déjà sur sa « force », dont il faisait une qualité essentielle. Il portait ainsi en lui la valeur fondatrice de sa nouvelle nature animale, celle qui dicte la seule morale acceptée. Ionesco utilise ainsi sa fiction pour mettre en évidence la façon dont a pu se mettre en place l’idéologie nazie, affirmant que le pouvoir doit appartenir aux plus forts, à la "race supérieure", la race aryenne, qui doit rester pure, dans son « intégrité primordiale ». Cette idéologie invitait aussi à entretenir cette force, en privilégiant tout ce qui pouvait la renforcer physiquement, notamment le sport auquel est rendu un véritable culte.

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À la gloire du sport : affiche du régime nazi, 1934

Visionnage : la mise en scène de Dominique Lamour, 2013 

Acte III : Bérenger et Dudard, de "Sortir ?  Il faudra bien..." à "... vous n'avez pas la vocation." 

Pour lire l'extrait

Au fil des actes de Rhinocéros, pièce d’Eugène Ionesco datant de 1958, la tension dramatique s’est accentuée. L’étrange irruption des rhinocéros, causant la mort d’un chat, s’est expliquée comme une métamorphose des humains, et le danger s’accroît quand ces pachydermes se multiplient et provoquent d’importants dégâts. L’acte II s’est terminé par la transformation progressive de Jean, sous les yeux de son ami Bérenger, obligé de fuir quand sa vie même se trouve menacée. De retour chez lui, la didascalie initiale le présente : « Il a la tête bandée. Il doit faire de mauvais rêves, car il s’agite dans son sommeil. » Tandis que s’entend le bruit des rhinocéros, il se réveille, et, face à Dudard, son collègue de bureau venu lui rendre visite, il se montre terrifié à l’idée de voir apparaître une « bosse » annonçant sa propre métamorphose, ou que sa voix devienne enrouée, premier symptôme de « rhinocérite ». Le récit de la scène vécue chez Jean révèle à quel point Bérenger est traumatisé¸ au point de se barricader chez lui, et Dudard tente alors de le raisonner : « Lorsque vous serez tout à fait rétabli de votre choc, de votre dépression, et que vous pourrez sortir, prendre un peu d’air, ça ira mieux, vous allez voir. Vos idées sombres s’évanouiront. » Mais Bérenger manifeste son inquiétude. Que révèlent les réactions opposées des deux interlocuteurs face à la « rhinocérite » ?

III-Débat

1ère partie : un légitime bouleversement ? (du début à la ligne 12) 

La réaction de Bérenger​

La première mouvement de Bérenger, bouleversé par ce qu’il a vécu chez Jean, est la peur : « Sortir ? Il faudra bien. J’appréhende ce moment. Je vais certainement en rencontrer... ». À ses yeux, les rhinocéros sont omniprésents, et il admet que la menace d’être atteint de cette maladie est devenue obsessionnelle pour lui : « Je ne vois qu’eux. Vous allez dire que c’est morbide de ma part. » Il distingue cependant deux réactions :

         La première relève du sentiment ressenti, sur lequel il insiste : « Rien qu’à les voir, moi ça me bouleverse. C’est nerveux. […] cela me fait quelque chose là (Il montre son cœur.), cela me serre le cœur. » Son premier mouvement est donc spontané, et le signe de son empathie.

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 Bérenger et Dudard : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l'Odéon

         La seconde, en revanche, s'indigner, est rejetée : « Ça ne me met pas en colère, non, on ne doit pas se mettre en colère, ça peut mener loin, la colère, je m’en préserve ». Ce refus insistant vient de ce qu’il a pu observer lors de la métamorphose de Jean, une « colère » croissante qui a précédé la transformation en rhinocéros. Porter en soi la colère serait donc une prédisposition à la « rhinocérite » : cela lui fait peur.

2ème partie : l’acceptation possible ? (des lignes 13 à 36 ) 

L'humanité disparue

​

Devant le bouleversement de Bérenger l’attitude de Dudard est très ambiguë :

  • D’un côté, en effet, il justifie la réaction de Bérenger, « Jusqu’à un certain point, vous avez raison d’être impressionné. » Mais déjà il la minimise en ne mesurant pas la force du bouleversement exprimé par celui-ci.

  • De l’autre, il introduit immédiatement un reproche : « Vous l’êtes trop, cependant. » Mais la raison du reproche, répétée, « Vous manquez d’humour, c’est votre défaut, vous manquez d’humour », est pour le moins curieuse face aux dégâts causés par ces animaux, et la menace mortelle qu’ils représentent. Il est tout de même difficile d’en sourire… Ainsi, son injonction, «  Il faut prendre les choses à la légère, avec détachement », invite à une forme d’indifférence. Mais ses réactions révèlent en réalité un égoïsme profond.

La même ambiguïté se retrouve dans son jugement sur les rhinocéros. Il refuse, finalement, de se prononcer clairement, en justifiant même son indulgence envers eux par le respect de la parole biblique :

« Ne jugez pas, afin de ne pas être jugés. Car c’est avec le jugement par lequel vous jugez qu’on vous jugera et c’est avec la mesure à laquelle vous mesurez qu’on mesurera pour vous. Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? (Évangile selon Mathieu, chapitre 7) »

Mais, bien loin de l’altruisme du texte biblique, ce n’est chez lui, en réalité, qu’un alibi pour son indifférence à tout ce qui ne le concerne pas directement, par désir de préserver sa tranquillité personnelle : « Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre. » Même s’il admet sa réaction spontanée, « Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous », toujours dans sa volonté de se montrer tolérant, cette indifférence va plus loin, jusqu’à considérer la situation comme normale : « Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer. »

Cependant l’ambiguïté se poursuit, car il ne veut pas non plus courir le risque d’être considéré comme un partisan des rhinocéros : « Je ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhinocéros... » Comment expliquer cette protestation, sinon par une forme de prudence puisque, peut-être, les humains finiront-ils par l’emporter sur les rhinocéros ? Le plus sûr est donc de ne pas véritablement choisir son camp

La révolte de Bérenger

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En réponse au conseil de Dudard, Bérenger revient sur son empathie, dont il explique la raison : « Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent. » Il représente donc l’homme engagé dans son temps, concerné par les événements qui l’entourent, l’exact opposé de Dudard, ce que sa tirade justifie par une opposition :

          Posé dans sa double hypothèse, « Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux », seul l'éloignement géographique permettrait le « détachement » conseillé en limitant l'intérêt à une approche rationnelle : « on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. » Mais, mettant l’accent sur la seule parole, cet intérêt apparaît bien dérisoire, comme le souligne l’énumération des exemples : « On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. » Malgré les adjectifs mélioratif en gradation, « Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif », cette attitude ne semble pas vraiment utile face aux menaces des rhinocéros : elle risque de n’être, finalement, qu’un bavardage stérile.

         Il lui oppose la proximité, c’est-à-dire le fait d’être confronté soi-même à une situation dangereuse : « Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement. » La double négation et la répétition du choc alors ressenti accentuent la nécessité de l’engagement, car la normalité, celle qui permet le maintien de la tranquillité, n’est plus possible : « on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas. »

Contrairement au reproche de manquer d’indulgence, Bérenger admet les réactions de Dudard : « Vous avez un système nerveux mieux équilibré que le mien. Je vous en félicite. » Mais sa question, même si elle reste interrompue, montre qu'il ne renonce pas pour autant à son opinion qui déplore ces métamorphoses : « Mais vous ne trouvez pas que c’est malheureux... »

3ème partie :  de judicieux conseils ? (des lignes 35 à 50)

Le bouleversement de Bérenger

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Dans la didascalie, le rappel de la proximité bruyante des rhinocéros fait écho à cette tirade, en amenant Bérenger à revenir sur son bouleversement, marqué par sa brusque réaction : « sursautant. – Les voilà encore ! Les voilà encore ! » Il refuse avec force d’adopter le comportement indifférent de Dudard, « Ah ! non, rien à faire, moi je ne peux pas m’y habituer », tout en admettant le choix fait par son collègue : « J’ai tort peut-être. » Les précisions physiques qu’il donne ensuite révèlent une véritable hantise : « Ils me préoccupent tellement malgré moi que cela m’empêche de dormir. J’ai des insomnies. Je somnole dans la journée quand je suis à bout de fatigue. », « Si je dors, c’est pire. J’en rêve la nuit, j’ai des cauchemars. » Mais, pour lui, ce n'est en rien une forme de l’autodestruction propre à un état dépressif : « Je vous jure que je ne suis pas masochiste. »

Le pragmatisme de Dudard

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Pour Dudard, qui refuse toute atteinte à sa paix mentale, l’état de Bérenger relève d’une maladie, donc a un remède objectif, d’où son conseil : « Prenez des somnifères. » Il l’invite donc à nouveau à prendre du recul, en rejetant la responsabilité sur sa propre personnalité : « Voilà ce que c’est que de prendre les choses trop à cœur. Vous aimez bien vous torturer. Avouez-le. » Son dernier conseil revient à une acceptation, « Alors, assimilez la chose et dépassez-la. Puisqu’il en est ainsi, c’est qu’il ne peut en être autrement. » Cela rappelle la philosophie des stoïciens antiques, qui distinguaient ce qui dépend de soi, face à quoi l’action humaine est possible, de ce qui n’en dépend pas, contre lequel il est vain de lutter. Une telle soumission est inacceptable par Bérenger, qui la qualifie de « fatalisme », refusant d’accepter l’idée que cette invasion de rhinocéros viendrait d’une décision imposée par une puissance supérieure, relevant même du divin. Dudard, en revanche, y voit « de la sagesse », tout en banalisant les faits eux-mêmes, un simple « phénomène » selon lui, donc explicable rationnellement : « Lorsqu’un tel phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire. C’est cette cause qu’il faut discerner. » Son approche reste donc purement intellectuelle : il suffirait de comprendre pour rendre normal l'anormal, afin d'échapper à toute implication, donc à tout engagement.

4ème partie : choisir la résistance ? (de la ligne 51 à la fin)

Le choix de l'engagement

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La didascalie, « se levant », accompagne le refus de Bérenger : « Eh bien, moi, je ne veux pas accepter cette situation. » Mais, face à la force brutale des pachydermes, l’action semble difficile, « Pour le moment, je ne sais pas. Je réfléchirai. », et ses choix peuvent paraître dérisoires : « J’enverrai des lettres aux journaux, j’écrirai des manifestes, je solliciterai une audience au maire, à son adjoint, si le maire est trop occupé. » Ce ne sont, finalement, que des protestations, qui remettent la résistance entre les mains de puissances extérieures : les médias et leurs lecteurs, les institutions… L’essentiel serait d’échapper à la solitude qu’il vit. Sa dernière injonction, « Il faut couper le mal à la racine », est un appel à une action préventive, avant que la situation ne soit plus contrôlable. Mais n'est-ce pas déjà trop tard ?

CONCLUSION

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A priori, cet extrait offre un débat argumenté entre deux jugements opposés, mais sur un phénomène qui relève du fantastique : la métamorphose des humains en dangereux rhinocéros. Ce débat met en évidence l’évolution du héros, Bérenger : indifférent lors des l’irruption des premiers rhinocéros dans l’acte I alors que tous les assistants s’effraient et s’indignent, tout s'inverse en lui, à présent : il exprime une peur extrême et sa protestation face à celui qui reste indifférent, Dudard.

Le scepticisme de Dudard

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La double question de Dudard révèle d’emblée son doute : « Que pouvez-vous faire ? Que comptez-vous faire ? » Devant les actions mentionnées par Bérenger, son exclamation, « Laissez les autorités réagir d’elles-mêmes ! », réaffirme son refus de s’impliquer, longuement argumenté :

  • D’abord, sa question indirecte, « Après tout je me demande si, moralement, vous avez le droit de vous mêler de l’affaire », dénie à un simple citoyen tout pouvoir sur les événements vécus : il serait incapable de juger de l’intérêt public…

  • Puis, il minimise les faits eux-mêmes, en refusant de considérer les dégâts et les victimes de ces rhinocéros : « D’ailleurs, je continue de penser que ce n’est pas grave. À mon avis, il est absurde de s’affoler pour quelques personnes qui ont voulu changer de peau. » Dans sa présentation de la "rhinocérite", il ne voit qu'un changement d'apparence, donc superficiel.

  • ­Il en arrive à faire de cette métamorphose une forme de liberté, donc à respecter : « Ils ne se sentaient pas bien dans la leur. Ils sont bien libres, ça les regarde. » C'est un appel à la tolérance.

  • Il finit par refuser avec force ce qui fonde la morale : « Le mal, le mal ! Parole creuse ! Peut-on savoir où est le mal, où est le bien ? » À ses yeux, la morale est totalement relative, subjective car relevant de choix individuels : « Nous avons des préférences, évidemment. »

C’est pourquoi, il rejette le reproche d’égoïsme sur Bérenger : « Vous craignez surtout pour vous. C’est ça la vérité ». Sa dernière affirmation part d’un bon sentiment, le rassurer : « mais vous ne deviendrez jamais rhinocéros, vraiment... vous n’avez pas la vocation ! » Mais elle est inquiétante car, en parlant de « vocation », il donne à la "rhinocérite" une valeur supérieure, comme s’il s’agissait de se mettre, tel un prêtre, au service d’un être suprême pour apporter à un peuple le salut…

Résister : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Résister : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Mais ce débat met surtout en exergue la dimension historique de la fiction, en réalité allégorique. Peut-être parce que lui-même a vécu, lors de son séjour en Roumanie peu avant les horreurs de la seconde guerre mondiale, la montée à la fois du nazisme et du bolchevisme, Ionesco rappelle ici toute l’ambiguïté des réactions ensuite devant le pouvoir croissant d’Hitler et les exactions commises : alors même qu’en Allemagne avaient lieu les premières arrestations d’opposants, que les vitrines des magasins juifs étaient brisées, que des livres étaient brûlés, en Europe les révoltes restaient limitées… Certains, certes, notamment des intellectuels, écrivaient pour dénoncer, autant d’alertes vaines car, dans l’ensemble, d'autres approuvaient, et la population restait généralement passive, y voyant même des avantages, un retour à l’ordre, à une économie plus prospère, un « bien » finalement. Ainsi, peu à peu, le nazisme n'était-il pas devenu une « vocation » sous l’égide d’un chef auquel était rendu un véritable culte ? Et combien de temps a-t-il fallu, lorsque la France a été occupée, pour que naisse une véritable résistance contre le « mal » ?

Acte III : le monologue final de Bérenger, de "Je suis tout à fait seul..." à la fin 

Pour lire l'extrait

Personnage principal de Rhinocéros, pièce d’Eugène Ionesco datant de 1958, Bérenger a assisté à l’invasion de sa petite ville paisible par des rhinocéros, d’abord avec une forme d’indifférence, puis avec effroi quand il constate, dans l’acte II, à la métamorphose de son ami Jean. Dans l’acte III, il est barricadé chez lui, et exprime à son collègue Dudard, venu lui rendre visite, sa terreur à l’idée de se transformer lui-même et sa volonté de s’opposer à ce terrible phénomène.

III-Dénouement
Une relation amoureuse : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

L’arrivée de la jeune Daisy, « dactylo blonde » de son bureau, amène le départ de Dudard, atteint à son tour de "rhinocérite" malgré sa rationalité, mais aussi permet à Bérenger d’avouer son amour. Le couple vit alors toutes les étapes d’une relation amoureuse, passant de l’élan initial aux premières querelles, jusqu’à ce que Daisy, séduite à son tour par la beauté et la force des rhinocéros qu’elle compare à des « dieux », le quitte pour les rejoindre, illustrant ainsi l’échec de l’amour. Bérenger, incapable de la rattraper, se retrouve alors seul et formule son désarroi en un long monologue : quel sens ce dénouement original donne-t-il à la pièce ?

Une relation amoureuse : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

1ère partie : une douloureuse solitude (du début à la ligne 12) 

Le désarroi mis en scène​

         Comme dans toute la pièce, les didascalies jouent un rôle essentiel pour concrétiser la situation, d’abord par l’utilisation du décor qui met en évidence la fiction fantastique par la présence animale : les pachydermes prennent vie, puisqu'ils deviennent les destinataires du discours de Bérenger : « Il s’adresse à toutes les têtes des rhinocéros » en les interpellant. Cette présence est renforcée par les effets techniques mentionnés, sonores et visuels : « Nouveaux barrissements, courses éperdues, nuages de poussière. » Ainsi la tension dramatique est intensifiée.

La résistance : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

La résistance : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Les sentiments de Bérenger

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Dans ce dialogue avec lui-même, les sentiments de Bérenger sont contrastés.

        La didascalie précisant « mais avec colère » accentue son refus de se laisser contaminer par les rhinocéros, déjà formulé face à Dudard et à Daisy. Le discours confirme ce refus de plus en plus direct, réitéré avec une force croissante : « On ne m’aura pas, moi », « Vous ne m’aurez pas, moi », « Je ne vous suivrai pas ». Ainsi, il revendique sa différence en proclamant « Je ne vous comprends pas », c’est-à-dire sa dignité humaine, sur laquelle il insiste : « Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain. » Mais le rythme de ces phrases, en decrescendo, révèle la difficulté de maintenir ce statut.​

Le refus de la contagion : la nouvelle, mise en scène par Catherine Hauseux, 2025. Compagnie Caravane

Le refus de la contagion : la nouvelle, mise en scène par Catherine Hauseux, 2025. Compagnie Caravane

        Les accessoires du décor soutiennent le second rôle des didascalies, indiquer les sentiments de Bérenger, à commencer par l’insistance sur son désir de se protéger, répété : « Il va fermer la porte à clé, soigneusement », « Il ferme soigneusement les fenêtres. » C’est la même raison qui explique son rejet, annoncé, « Je ne veux pas les entendre. Je vais mettre du coton dans les oreilles », puis illustré par son geste : « Il se met du coton dans les oreilles ». Enfin, mentionnée deux fois, « se regardant toujours dans la glace » et il « se parle à lui-même dans la glace », la place accordée au miroir met en valeur le rôle même du monologue au théâtre, quand un personnage, enfermé dans une solitude tragique, ne peut plus que délibérer avec lui-même, renvoyé, ici, à une solitude tragique.

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La solitude : la nouvelle, mise en scène par Catherine Hauseux, 2025. Compagnie Caravane

         Cette difficulté vient de sa solitude, source de souffrance : « Je suis tout à fait seul maintenant », « Personne ne peut m’aider à la retrouver, personne, car il n’y a plus personne. » Tout se passe comme si la présence d’autrui, par son regard, était indispensable pour permettre à un être humain de se sentir reconnu comme tel et d’agir. On pense ici à l’existentialisme de Sartre, distinguant l’« en-soi » des choses et des animaux, non conscients d’eux-mêmes, et, pour la personne humaine, l’importance du « pour-autrui », du regard que les autres portent sur elle  qui influe sur « l’être pour-soi » par la liberté alors affirmée. D’où le terrible constat, « La situation est absolument intenable », car comment se définir alors que les regards sont seulement ceux des « rhinocéros » qui l’entourent ?

         Pour tenter de retrouver cette dignité, il lui faut réaffirmer ce qui est le propre de l’être humain, la conscience morale, qui l’amène à exprimer d’abord ses remords, « C’est ma faute, si elle est partie. J’étais tout pour elle », comme il l’avait fait d’ailleurs avec Jean dont sa remarque rappelle le souvenir : « Encore quelqu’un sur la conscience. » Puis vient l’autre caractéristique humaine, la faculté de se projeter dans l’avenir : « Qu’est-ce qu’elle va devenir ? ». Mais c’est aussi cette inscription de l’être humain dans la temporalité qui permet deux sentiments contrastés : à la fois la conscience terrible du tragique, « J’imagine le pire, le pire est possible », et la compassion, douloureuse conscience d’une fragilité humaine partagée : « Pauvre enfant abandonnée dans cet univers de monstres ! » Mais encore faut-il échapper à cette violence animale…

2ème partie : l’humanité mise en doute (des lignes 12 à 32) 

Dans un deuxième temps, le discours de Bérenger change de ton, car son angoisse le conduit à multiplier les doutes, qui rappellent les objections formulées précédemment par Dudard : l’action de résistance est-elle possible ?

La communication

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Dans un premier temps, il affirme avec force le recours à l’autre caractéristique propre à l’homme, la raison, qui le rend capable d’argumenter face à un adversaire : « Il n’y a pas d’autre solution que de les convaincre ». Mais un doute se juxtapose immédiatement à cette affirmation : « les convaincre, de quoi ? » Ce doute révèle l’attraction exercée sur un être humain par l’état animal, qui, finalement, pourrait sembler préférable : « Et les mutations sont-elles réversibles ? Hein, sont-elles réversibles ? »

Mais Bérenger, comme le lui reprochait Jean dans l’acte I, reconnaît qu’il n’a pas vraiment l’étoffe d’un héros : « Ce serait un travail d’Hercule, au-dessus de mes forces. » Ionesco glisse alors à un thème cher à ce Roumain qui a adopté le français, celui de l’incommunicabilité, ce qui interroge sur le langage lui-même : « D’abord, pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur parler, il faut que j’apprenne leur langue. Ou qu’ils apprennent la mienne ? » Ainsi, la première difficulté est que deux êtres étrangers ne partagent pas une langue commune. Mais la multiplication des questions montre qu’il y a pire encore, maîtriser sa propre langue : « Mais quelle langue est-ce que je parle ? Quelle est ma langue ? Est-ce du français, ça ? Ce doit bien être du français ? Mais qu’est-ce que du français ? » Peut-être faut-il voir dans ces questions un écho aux reproches adressés aux dialogues souvent absurdes de ses pièces. Mais il revient sur le rôle de toute langue, permettre une communication avec autrui, et rejoint ainsi à nouveau le « pour-autrui » sartrien, empêché par la solitude : « On peut appeler ça du français, si on veut, personne ne peut le contester, je suis seul à le parler. » Enfin, l’ultime obstacle, avec la question redoublée, est encore plus profond, renvoyant ici à la théorie de Freud mettant en évidence l’inconscient qui empêche l’homme de se connaître : « Qu’est-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me comprends ? »â€‹

La force de l'image

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Ionesco a ainsi concrétisé la profondeur de l’inconscient, qui rend l’homme obscur à sa propre conscience, d’où, comme pour faire une sorte de psychanalyse, le recours à des images qui fixeraient son identité, d'abord les « photos » de ses proches, collègues ou femme aimée : ouvrant un « placard, [il] en sort des photos, qu’il regarde. » Mais la mémoire ne suffit pas à cette reconnaissance puisqu’il se révèle incapable de les différencier : « Des photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ? M. Papillon, ou Daisy plutôt ? Et celui-là, est-ce Botard ou Dudard, ou Jean ? » Il en arrive même à se confondre avec eux : « ou moi, peut-être ! »

Mais Ionesco crée un effet de surprise dans la mise en scène de la seconde étape, lorsqu’il « sort deux ou trois tableaux » de ce « placard ». Dans un premier temps, sa double exclamation enthousiaste, « Oui, je me reconnais ; c’est moi, c’est moi ! (Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à côté des têtes des rhinocéros.) C’est moi, c’est moi. », laisse supposer qu’il a retrouvé son identité. Mais cela est très vite détruit par la didascalie qui suit, « Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. » Tout se passe comme si, finalement, l’essentiel n’était pas l’identité propre à chaque individu qui les différencie, mais une identité commune, celle d’être humain.

Mais la comparaison dans la didascalie, « La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles », efface la puissance révélatrice de l’image en introduisant une dimension subjective : comment juger de la beauté, de la laideur ? Daisy avait jugé « très beaux » les rhinocéros… mais, à présent, Bérenger est seul pour se juger lui-même…

3ème partie : l’inversion des valeurs (des lignes 32 à 46) 

Beauté et laideur

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La didascalie, « Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux », conduit Bérenger, prisonnier de sa solitude, par son déni répété et sa gestuelle violente, à remettre en cause sa propre apparence humaine : « Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. » Ionesco insiste ainsi sur la puissance du modèle dominant qui rend insupportable toute différence, « J’ai eu tort ! Oh ! comme je voudrais être comme eux », mise en valeur par l’énumération de toutes les critiques qu’il s’adresse : « Je n’ai pas de cornes, hélas ! », prolongée par « Que c’est laid, un front plat », repris par « mes traits tombants », puis « « Mes mains sont moites » et « J’ai la peau flasque », puis, de façon plus générale, « Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! », enfin ce qui illustre l’humanité, la voix qui permet le langage : « que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! »

Face au miroir : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Face au miroir : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le désir de changement

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À chaque critique s’oppose un éloge accompagné d’un souhait, pour les cornes, « Il m’en faudrait une ou deux », puis « Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! », jusqu’à l’hyperbole méliorative : « Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! »

Mais des doutes sur cette métamorphose sont rapidement posés, d’abord par la question à propos des mains, « Deviendront-elles rugueuses ? », puis l’espoir pour l’apparition des cornes, « Ça viendra peut-être », effacé par le constat d’échec exclamatif : « Mais ça ne pousse pas ! » Enfin les didascalies, « Il écoute les barrissements », et « Il essaye de les imiter », introduit le dernier souhait : « Si je pouvais faire comme eux ». Mais, de façon plus flagrante, les efforts multipliés conduisent encore à l’échec : « Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! non, non, ce n’est pas ça […] Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! »

Ainsi, tout ce qui provoquait l’horreur devant les rhinocéros, monstres dangereux, s’inverse car leur nombre amène celui qui ne leur ressemble pas à se sentir coupable : « je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. »

4ème partie : un dénouement tragique (de la ligne 46 à la fin)

Un héros impuissant

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Le premier emploi de l’interjection « Hélas ! », a inscrit d’emblée le monologue dans la tonalité tragique, qui s’accentue en raison du constat d’échec, marqué avec insistance par les négations répétées : « Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. » Il ne peut alors qu’exprimer ses regrets,« Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! », en s’avouant coupable, prisonnier d’une fatalité, celle de son propre corps : « Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. » La répétition invite à donner toute sa force à cette qualification, à prendre dans son sens étymologique : il est celui que l’on montre du doigt en raison de sa laideur et qui, de ce fait, provoque la répulsion, illustrée par la didascalie et accentuée par les exclamations : « Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! » Sa dernière exclamation, « Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! », prend la forme d’une vérité générale qui dépasse la fiction métaphorique. Bérenger est, certes, celui qui dans sa vie ne suivait pas les normes sociales, comme le lui reprochait son ami Jean, d’où son impuissance, à présent, à devenir rhinocéros, comme tous les autres… Mais, en cela, ne ressemble-t-il pas aussi à Ionesco, dont le « théâtre de l’absurde » est si différent des pièces de son temps et a eu du mal à s’imposer ? »

Prêt au combat : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1959. Théâtre de l'Odéon, Paris

La résistance

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La didascalie, « Il a un brusque sursaut », redonne au personnage sa dimension héroïque. L’acceptation de sa différence, « Eh bien tant pis ! », l’amène à rejeter le sentiment de « honte », donc à accepter sa différence et le regard critique d’autrui, ce qui lui donne la force de résister, celle de combattre, d’où l’arme mentionnée : « Ma carabine, ma carabine ! ».

Prêt au combat : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1959. Théâtre de l'Odéon, Paris

Le chiasme qui place au centre de l’exclamation redoublée le nombre des ennemis à combattre, « Je me défendrai contre tout le monde ! », « Contre tout le monde, je me défendrai ! », accentue la force, à présent proclamée par le futur de certitude, du héros dont le mouvement illustre le défi lancé aux ennemis : « Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros ». C’est à présent son regard qui les provoque, affirmant son existence par la place accordée au « je », et son identité : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! » Ainsi, en acceptant son destin d’homme, il est conscient de risquer la mort. Mais par son dernier refus exclamatif, « Je ne capitule pas ! », avec le passage du futur au présent pour exprimer sa résistance, il se hausse à la hauteur d’un héros tragique.

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Le combat contre tous : mise en scène de Bérangère Vantusso, 2024. Théâtre de la Manufacture, CDN de Nancy-Lorraine

CONCLUSION

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Dans la tradition classique, le dénouement est censé fixer le sort de tous les personnages de la pièce, réunis sur scène, alors qu’ici, ce qui ressort est la solitude de Bérenger, seul humain environné de rhinocéros, donc incapable de communiquer, face à ses doutes sur son identité niée par le nombre de ces monstres, il est condamné à ce long monologue. De plus, confronté aux normes de cette majorité qui l’attirent malgré lui, sa tentation est grande de les adopter à son tour, car où est la vérité ? Comment pouvoir se définir quand on se retrouve livré à sa seule subjectivité, sans le regard autrui ? Ce dénouement propose, en fait une vision tragique de l’homme, condamné à "l’absurde", à l’impossibilité de donner sens à son existence puisque même son langage se disloque.

La résistance d’August Landmesser : refus du salut nazi lors du lancement du navire Horst Wessel, 13 juin 1936

La résistance d’August Landmesser, seul dans la foule : refus du salut nazi lors du lancement du navire Horst Wessel, 13 juin 1936

Enfin, le monologue de Bérenger, affirmant à la fin sa volonté de résister, ferme l'allégorie et renvoie à la situation historique vécue par Ionesco : sa découverte de toutes les formes du fascisme en Roumanie, confirmée par la montée du nazisme en Allemagne, puis la guerre qui, pendant l’occupation de la France, a divisé le peuple entre collaborateurs – ceux qui se sont transformés en rhinocéros – et résistants, prêts à mourir pour maintenir la dignité humaine. Des héros, certes, souvent saisis, comme Bérenger, par leur impuissance face au nombre des ennemis… mais prêts à poursuivre leur combat jusqu’à la mort, sans en connaître l’issue puisque le rideau tombe immédiatement après la volonté de combat exprimée.

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