Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671
L'auteur (1622-1673) : la passion du théâtre
« L’Illustre Théâtre »
Selon la tradition de son époque, Jean-Baptiste Poquelin devait suivre la voie familiale et devenir tapissier. À l’issue de bonnes études, il reprend effectivement la charge paternelle honorifique de « tapissier du roi » : en 1642, il accompagne dans cette fonction Louis XIII. Mais, tout jeune, sans doute sous l’influence de son grand-père, il s’est passionné pour le théâtre, découvert notamment à travers les tréteaux des foires. Ainsi, dès son retour sur Paris, sa rencontre avec Madeleine Béjart et sa famille d’acteurs, l’amène à renoncer à sa charge et, en 1643, à créer, en prenant le pseudonyme de Molière, une troupe, « l’Illustre Théâtre », qui se produit dans des salles de jeu de paume.
Mais les difficultés financières s’accumulent. En 1645, Molière est même emprisonné quelques temps, pour dettes. Il rejoint alors, avec Madeleine Béjart, la troupe de Dufresne, qui se déplace de ville en ville. Le reste de la troupe de « l’Illustre théâtre » les rejoint en 1648, et, en 1650, Dufresne cède la direction à Molière.
N. Mignard, Molière dans le rôle de César dans "La mort de Pompée" de Corneille, vers 1650. Huile sur toile, 75 x 70. Musée Carnavalet, Paris
La troupe trouve de puissants protecteurs, le duc d’Épernon, le comte d’Aubijoux, puis le prince de Conti qui lui apporte son soutien jusqu’en 1656 où ce dernier décide de renoncer au théâtre, pour des raisons religieuses. En 1654, est jouée, à Lyon, la première comédie composée par Molière, L’Étourdi, puis, en 1656, Le Dépit amoureux.
Le succès à Paris
Le tournant de la vie de Molière vient de la protection de Monsieur, frère du roi, obtenue après une représentation en sa présence du Menteur de Corneille à Rouen. De retour à Paris en 1658, il est présenté à Louis XIV, et, après un spectacle donné au Louvre, le roi lui accorde alors la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec la troupe des comédiens italiens, dirigée par Scaramouche. C’est la salle la plus vaste de Paris, qui sert, depuis le XVIème siècle, aux divertissements royaux, ballets, cérémonies…et cette fréquentation des comédiens italiens va enrichir considérablement les comédies de Molière, notamment Les Fourberies de Scapin en est un souvenir direct.
Alors que Dufresne se retire et que deux actrices, Marquise et la Du Parc, quittent Molière pour rejoindre le théâtre du Marais, la troupe gagne trois acteurs, La Grange, Jodelet et Du Croisy, qui donneront d’ailleurs leur nom à trois des personnages des Précieuses ridicules, qui remporte un grand succès dès sa première représentation en 1659. La faveur du roi ne se dément pas : il le pensionne et lui offre le théâtre du Palais-Royal, où Molière s’installe dès janvier 1661. Il y crée quatre-vingt-quinze pièces, dont trente-et-une qu’il a écrites, mais propose aussi des spectacles pour les grands du royaume, Fouquet au château de Vaux-le-Vicomte, mais surtout le roi, notamment à Versailles. En 1665, la troupe devient d’ailleurs « Troupe du Roi ».
J.-A. Ingres, Louis XIV et Molière déjeunant à Versailles. Esquisse pour un tableau, détruit, 1837. La Comédie-Française
L'obstacles et difficultés
Mais Les Précieuses ridicules marque aussi le début des polémiques et des conflits avec ceux que Boileau nommera les "mille esprits jaloux": pédants, soutenus par le célèbre Chapelain, partisans de Corneille qui le jugent attaqué, comédiens rivaux de l'Hôtel de Bourgogne, avec, à leur tête, l'acteur Montfleury... sans oublier un bon nombre de "Précieuses" et de "petits marquis...
Les attaques vont bon train à l’occasion de L’École des femmes (1662), renforcées par son mariage, cette même année, avec Armande Béjart, sœur de Madeleine selon l'acte notarié, fille de celle qui fut longtemps la compagne de Molière, selon les ennemis de celui-ci. Elle a vingt ans de moins que lui... on imagine aisément les commérages !
Mais ses ennemis les plus dangereux sont les dévots alors puissants qui l’obligent à de longs combats pour faire jouer son Tartuffe en 1664. Il ne peut en empêcher la censure, multiplie les « placets » au roi, mais est obligé de remanier sa comédie pour obtenir le droit de la faire jouer en 1669, et une nouvelle attaque contre les dévots dans Dom Juan, en 1665, amène l’interdiction de la pièce, malgré quelques remaniements dès la seconde représentation.
« Molière joue Le Malade Imaginaire en 1673 au Palais-Royal ». Illustration in Belles images d’histoire (vers 1950) d’H. Geron et A. Rossignol
Ainsi, les dernières années de Molière sont plus sombres. Dès 1666, il connaît les premières atteintes de la maladie pulmonaire, qui ne le quittera plus et l’empêchera plusieurs fois de jouer. Le roi, sous l’influence du parti dévot, qui condamne le théâtre, le soutient moins. Il a aussi la douleur de perdre Madeleine Béjard, en 1671, puis un fils âgé de dix jours, en 1672. Au cours de la quatrième représentation du Malade imaginaire, Molière est pris de convulsions sur scène, et, ramené chez lui, meurt peu après – et non pas « sur scène » comme on l’a longtemps propagé. Il faudra l’intervention du roi, sur la prière de son épouse Armande Béjart, pour que Molière puisse être enterré, le 21 février 1673, « en bon chrétien », mais sans aucune cérémonie.
Contexte : le théâtre au temps de Molière
L'héritage de l'antiquité
Dans sa Poétique (vers 335 av. J.-C.), le philosophe grec Aristote ne voit dans le théâtre que sa particularité littéraire, être un art du dialogue : « qui se sert seulement du discours, soit en prose, soit en vers, que ceux-ci soient de différentes sortes mêlées ou tous du même genre. » Pourtant, dès l’antiquité grecque, le théâtre, comédie ou tragédie, a été conçu pour être représenté devant un public, donc se constitue comme un spectacle, étymologiquement du verbe latin "spectare", regarder, "ce qui se regarde" – tout comme le mot théâtre, du verbe grec "theaomai, lui aussi regarder – c’est-à-dire l’incarnation des personnages, joués par des acteurs costumés et masqués, dans un décor signifiant.
Le théâtre grec d'Epidaure
Le théâtre : lieu du "spectacle"
Pour offrir un spectacle, un lieu spécifique a été dédié au théâtre, un vaste demi-cercle dont les gradins sont creusés dans le flanc des collines, comme pour le théâtre d’Épidaure. Le théâtre romain a repris cette structure, non dans un cadre naturel à flanc de colline mais dans une réalisation architecturale.
Le théâtre romain d'Orange
Le chœur, douze choreutes, dirigés par le coryphée, accompagne les héros qui, eux, évoluent sur le « proskénion », et commente l’action : il se déplace, chante et danse dans « l’orchestre », lieu circulaire au centre du théâtre, avec, en son centre l’autel consacré au dieu Dionysos.
Une sorte de balcon sur la skénè, bâtiment qui offre aussi aux pièces leur décor, sert à faire apparaître un personnage : parfois même l’acteur survole la scène, ou y descend, grâce à une "machine", telle une sorte de grue. Comme c’était souvent le cas d’un dieu, nous en avons tiré l’expression "deus ex machina" pour qualifier toute intervention, céleste ou humaine, qui permet de dénouer l’action. Une autre machine, l’eccyclème, plateforme roulante ou pivotante, permet, par la porte principale de la skénè, de faire apparaître aux yeux du public, un personnage – parfois une scène – censé agir à l’intérieur. Le théâtre s’affirme donc, dès l’origine, comme un monde d’illusion, mais destiné à représenter une réalité.
Reconstitution de la "machine" : une maquette
La comédie aux origines
Le mot "comédie" vient du grec "komos", le cortège et "odè", le chant : il s'agit sans doute, à l'origine, d'un rituel de fertilité, donnant lieu à une procession en l'honneur du dieu Dionysos. Elle est alors menée par les "phallophores", ainsi nommés parce qu'ils portent un costume rembourré, avec un faux ventre pourvu d'un énorme phallus postiche... Ivres, dans une sorte de transe, ils lancent toutes sortes de plaisanteries, souvent grossières, et leur passage s'accompagne de débats et de combats cocasses.
Esclave, masque comique, IIème siècle av. J.-C.. Musée archéologique d"Athènes
Cette origine explique les fondements de la comédie :
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son langage familier, voire vulgaire, abonde en insultes et ne recule pas devant l'obscénité ;
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le choix de personnages qui appartiennent au peuple, et souvent stéréotypés : le vieillard amoureux, le jeune homme naïf, l'esclave...
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la place prise par les "débats", supports de la critique sociale, et par les "combats" plaisants ;
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l'excès dans les gestes et les paroles, donc le rôle de la caricature.
Ces caractéristiques expliquent les fonctions traditionnelles de la comédie, que résume Molière, dans son premier "Placet au Roi" à propos de Tartuffe : « le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouvais, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules, les vices de mon siècle ». Il lui assigne nettement un double rôle, « corriger les mœurs par le rire », donc corriger les hommes en les divertissant », reprise de la formule latine, « castigat ridendo mores ».
Ainsi l’intitulé du parcours, « Spectacle et comédie », au programme de l'EAF, conduit à mettre en relation un genre particulier, la « comédie » avec sa mise en scène. D'où la problématique qui va guider l'étude des Fourberies de Scapin : Qu’ajoute donc le « spectacle » aux fonctions traditionnellement assignées à la « comédie » ?
La "comédie" dans l'antiquité : de la Grèce à Rome
La comédie « ancienne », avec le Grec Aristophane, qui ne se prive pas de s’en prendre à ses contemporains en multipliant les attaques politique, privilégie un comique plus direct, fondé sur les gestes et le langage, notamment quand les personnages s’affrontent. Plaute, son héritier à Rome, conserve encore ces formes de comique, mais dans une dimension qui reste familière, tandis que Térence, héritier, lui, de la comédie « nouvelle » du grec Ménandre, met davantage l’accent sur les caractères avec des personnages, certes toujours stéréotypés, amoureux écervelé, esclave rusé, soldat fanfaron, père avare, courtisane sans scrupules…, mais dont la psychologie est plus élaborée. Molière puisera son inspiration aussi bien chez Plaute, pour L'Avare par exemple, que chez Térence, par exemple dans Le Phormion pour Les Fourberies de Scapin.
Mais, dans tous les cas, le spectacle joue sur l’alternance des passages chantés et dansés, et parlés, monologue ou dialogue. Ajoutons-y déjà une recherche de mise en scène, masques cocasses, costumes évocateurs, accessoires et instruments divers, et un travail d’acteur qui joue sur le mime.
Dès son origine, la comédie cherche donc à frapper l’imagination du public, s’adressant autant aux sens, au plaisir que peut provoquer la musique ou la danse, qu’à l’intellect, comme pour anticipe la phrase que Jean Giraudoux, dans L’Impromptu de Paris (1937), prête à son personnage, Jouvet, célèbre metteur en scène : « le théâtre n’est pas un théorème, mais un spectacle ».
La comédie au XVIIème siècle
Le théâtre de la foire
Le théâtre renaît, au milieu du XIème siècle, d'abord avec la caution de l’Église qui autorise la représentation des épisodes les plus connus des textes bibliques, comme "la Nativité" ou "la résurrection de Lazare". Puis, à partir du XIIIème siècle le spectacle sort sur le parvis de l’église, avec les « jeux » et les « miracles ». Enfin, au début du XVème siècle, le spectacle des « mystères » se déplace sur la place publique. Mais, parallèlement, les places publiques, les carrefours, et surtout les foires sont les lieux où se retrouvent aussi saltimbanques, jongleurs, montreurs d’animaux, et des comédiens qui offrent au public populaire les soties, les moralités, et surtout les farces, telle La Farce de Maître Pathelin.
Ariane Mnouchkine, Molière, film, 1978
Or, sans doute grâce à son grand-père, Molière a découvert tout jeune les spectacles de la foire, qui ont certainement contribué à faire naître sa passion pour le théâtre. Certains « farceurs » sont célèbres au début du XVIIème siècle, comme Mondor et Tabarin, dont les « fantaisies » et les échanges cocasses préfigurent les farces de Molière. Cet extrait du film d’Ariane Mnouchkine, Molière, illustre ce qu’a pu être ce « théâtre de la foire », fondé essentiellement sur le comique de gestes, jusqu’à la grossièreté parfois. Par sa représentation des rêves de gloire la réalisatrice, pour sa part, lie nettement ces spectacles à la vocation de Molière, qui renonce à la charge paternelle pour fonder avec Madeline Béjart, en 1643, la troupe de « l’Illustre Théâtre ».
La farce dans l'œuvre de Molière
C’est de l’époque où « l’Illustre Théâtre » quitte Paris pour aller jouer en province, que datent les premières farces de Molière, dont deux seulement nous sont restées par un manuscrit retrouvé au XVIIIème siècle, La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin volant. C’est aussi une farce qu’il présente au Louvre, devant le roi, en 1658, au retour de la troupe, alors "Troupe de Monsieur", à Paris, Le Docteur amoureux, jouée après la tragédie Nicomède de Corneille, que nous ne connaissons que par ce qu’en écrit La Grange dans son « registre ».
« Cette comédie et quelques autres de cette nature n'ont point été imprimées : il les avait faites sur quelques idées plaisantes, sans y avoir mis la dernière main, et il trouva à propos de les supprimer lorsqu'il se fut proposé pour but, dans toutes ses pièces, d'obliger les hommes à se corriger de leurs défauts. Comme il y avait longtemps qu'on ne parlait plus de petites comédies, l'invention en parut nouvelle, et celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu'elle surprit tout le monde. »
Et le spectacle plaît au Roi : c’est à l’issue de cette représentation que Louis XIV accorde à Molière le droit de partager la salle du Petit-Bourbon avec les Comédiens italiens. Une lecture de ces courtes pièces permet de constater que les situations comiques, telles celle de « l’arroseur-arrosé », le châtiment du père indigne ou du mari jaloux, tirent leur inspiration à la fois de la commedia dell’arte et de l’ancienne tradition française de la farce ou du fabliau.
Mais les principes du théâtre classique, qui se mettent alors en place, s’opposent précisément aux excès propres à la farce, à l’exemple du rejet de Boileau dans son Art poétique (1674).
J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur des tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.
Cela n'empêche pas Molière de conserver, même dans ses « grandes comédies », des motifs et des procédés propres à la farce, gestes ou mots plaisants, d’où d’ailleurs les critiques lancées contre lui à l’occasion de L’École des femmes, en 1662. Mais, dans sa réponse, La Critique de l’École des femmes, Molière affirme la primauté qu’il accorde au rire : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »
La commedia dell'arte
Dès le début du XVIIème siècle, des troupes de comédiens italiens font découvrir au public français la commedia dell’arte, et, grâce à l’appui du roi, se produisent avec succès dans de grandes salles de théâtre, telles celle de l’Hôtel du Petit-Bourbon, partagée dès 1645 avec la troupe de Molière, du Palais-Royal, en 1660, ou de l’Hôtel de Bourgogne, dès 1680. Ils exercent une évidente influence sur les auteurs de comédies.
Anonyme français, Farceurs français et italiens, 1670, peinture. Comédie-Française
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Les pièces n’ont qu’une sorte de canevas, ce qui laisse une place importante à l’improvisation, multipliant les gestes les plus exagérés, jusqu’à la grossièreté, et les « lazzis », plaisanteries cocasses. De même, toutes sont organisées autour d’un trio, identifiable par les costumes et les masques portés : les maîtres, souvent des vieillards ridicules, certains, les barbons, pour des amours inappropriés, d’autres par les conflits avec leurs enfants, amoureux. Les couples d’amoureux font, eux aussi sourire ; ils sont soutenus par les valets, les zanni, qui prennent plaisir à duper leurs maîtres en cherchant à un tirer un profit personnel.
Mais ils doivent quitter Paris en 1697 à la suite d’une rumeur autour d’une pièce La fausse Prude, comédie très critique envers Madame de Maintenon, qui sert de prétexte à Louis XIV pour supprimer la pension qu’il leur accordait. Ils seront rappelés à Paris par le Régent en 1716.
Les conditions de la représentation
À l’époque de « L’Illustre Théâtre », Molière joue, comme la plupart des comédiens, dans des salles de jeu de paume, ou, lors de sa tournée en province, soit sur des tréteaux, soit chez de riches particuliers.
Lors de son retour à Paris, seuls l’Hôtel de Bourgogne, attribué, depuis 1629 aux « Comédiens ordinaires du Roy », l’Hôtel du Marais et l’Hôtel du Petit-Bourbon, que le roi met à disposition de Molière, offrent des salles adaptées aux représentations. La salle du Petit-Bourbon est vaste, décorée de colonnes à l’antique, et est dotée d’une machinerie déjà élaborée.
Mais, en 1669, elle est détruite pour agrandir le palais du Louvre, et Molière se trouve relogé au Palais-Royal, ancienne salle réaménagée « à l’italienne », qu’il occupe jusqu’à sa mort. La scène y est cubique, haute et profonde, séparée de la salle par un rideau, et dispose d’une machinerie spectaculaire : trappes, coulisses, poulies qui enrichissent le spectacle, notamment pour les pièces dites « à machines », avec leurs « voleries », personnages transportés dans les airs, les apparitions surnaturelles ou les scènes de tempête… et, pour les comédies-ballets, l’espace réservé aux musiciens…
La salle du Palais-Royal sous le cardinal de Richelieu
L’éclairage se fait à la chandelle, une des explications de la division en actes, qui permet de les remplacer régulièrement, ainsi que de l'annonce de l’entrée d’un personnage, invisible tant qu'il n'arrive pas sur l'avant-scène. Le public est réparti selon le statut social, le « peuple » debout au parterre, tandis que les plus riches occupent les galeries et les loges, et même, pour quelques nobles, des bancs placés de part et d’autre de la scène. De grandes toiles peintes forment les panneaux de décor, qui peuvent coulisser à la demande.
Le métier de metteur en scène n’existant pas, ce sont les auteurs eux-mêmes, tel Molière, qui joue aussi le rôle principal, ou les directeurs de troupe qui dirigent les acteurs.
Les règles du théâtre classique
La doctrine classique sur le théâtre s'élabore en même temps que Louis XIV fortifie la monarchie absolue.
Trois théoriciens font autorité : Chapelain avec Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid, en 1637, La Mesnardière, dont la Poétique paraît en 1639, et d'Aubignac avec La Pratique du théâtre, en 1657. À la fin du siècle, les "règles" classiques se sont établies de façon catégorique, comme l'affirme dans sa Préface le traducteur d'Aristote, Dacier, en 1692 : « Pour prévenir les objections de certains esprits ennemis des règles et qui ne veulent que leur caprice pour guide, je crois qu'il est nécessaire d'établir non seulement que la poésie est un art, mais que cet art est trouvé et que ces règles sont si certainement celles qu'Aristote nous donne qu'il est impossible d'y réussir par un autre chemin. »
Même si l’application des règles est plus souple dans les comédies, elles restent un des critères de jugement des pièces. Trois grandes règles régissent toute pièce de théâtre selon l’esthétique classique : le respect de la vraisemblance, celui des bienséances et celui des « trois unités ».
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En ce qui concerne la vraisemblance, il s’agit essentiellement de lier l’intrigue au respect du caractère des personnages, sans abuser des interventions extérieures, tel le « deus ex machina » venant à point nommé.
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Les bienséances sont à la fois internes et externes. Internes, c’est-à-dire au sein même de l’intrigue, qui exige une cohérence du comportement. Un serviteur ne devrait pas prendre le pas sur son maître, qui, de son côté, ne devrait pas s’abaisser à son niveau. Mais les conflits entre maître et valet sont habituels dans la comédie, et ce n’est pas le plus critiquable. Le public du XVII° siècle est plus vigilant sur le respect des bienséances externes, c’est-à-dire des mœurs, de la morale.
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La règle des « trois unités », que Boileau reformule de façon absolue dans son Art Poétique : « Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli » (vers 45-46). Elle vise, elle aussi, à renforcer la vraisemblance en resserrant l'intrigue dans une durée (24 heures) aussi proche que possible de celle de la représentation : cela explique que l'action correspond souvent au moment où une crise, latente, explose. De même, le lieu unique - même s'il peut paraître invraisemblable que tous les personnages se rencontrent sur une place, ou dans une même pièce - est plus vraisemblable du point de vue du public, qui n'est pas doté du pouvoir d'ubiquité ! Enfin, l'action ne doit introduire qu'un seul enjeu, par exemple, comme dans Les Fourberies de Scapin, le mariage des jeunes gens à conclure.
Présentation des Fourberies de Scapin
Pour lire la comédie
L'inspiration de Molière
Le Phormion de Térence
L’intrigue de Térence, datant de 161 avant Jésus-Christ, met en scène deux fils, Phédria et Antiphon, qui, en l’absence de leurs pères respectifs, Chrémès et Démiphon, sont tombés amoureux : le premier, aidé par son esclave Géta, d’une joueuse de cithare, Pamphila, esclave, Géta, le second d’une Athénienne pauvre, Phanium, qu’il a même osé épouser avec l'aide de Phormion, un parasite, c’est-à-dire le « client » qui vit de l’assistance d’un homme riche en échange de services rendus. Au dénouement, le conflit s’apaise, car Phanium se révèle être la fille illégitime de Chrémès et Pamphila a pu être rachetée à son propriétaire par un prêt extorqué à Chrémès grâce à la menace de découvrir à son épouse l’existence de son infidélité et de sa fille.
Détail d’une page du manuscrit du Phormion, XIème siècle, BnF
Sa reprise par Molière
Ce rapide résumé montre que Molière a conservé l’essentiel des relations de pouvoir au sein de la famille, encore en vigueur au XVIIème siècle : le « paterfamilias » romain reste un père tout puissant, qui décide du mariage des fils au mieux de ses intérêts propres, les deux fils, chacun à sa façon, revendiquent leur droit d’aimer librement, et des contre-pouvoirs, au premier rang Phormion, dans le rôle du « parasite » et Géta, l’esclave, remplacés par les deux valets (car il n’y a plus cette fonction reconnue de « parasite » en son temps), Scapin, qui mène la résistance, et Silvestre. Il a seulement supprimé l’épouse trompée de Chrémès, trouvant un autre biais de « deus ex machina » pour son dénouement.
Comme Térence, Molière met en scène une inversion de la hiérarchie sociale, qui rappelle le temps des Saturnales romaines – et du Carnaval en France – car les pères sont victimes à la fois de fils rebelles, et de personnages subalternes, les deux valets qui ne pensent qu’à échapper à un châtiment et à tirer profit de leurs actes, en manipulant leur maître.
Le titre de la pièce
Scapin
Scapin, ou Scapino dans la commedia dell’arte, est un zanni doté d’un caractère très semblable à celui de Brighella, dont il porte le même costume, habit blanc galonné – ou rayé – de vert. Il est comme tous les zanni, gourmand, paresseux et cupide, mais aussi rusé, ce qui lui permet de mettre en œuvre l’étymologie de son nom, "scappare", s’échapper, car il est souvent menacé de châtiments. Lors de sa création, le 24 mai 1671, le rôle est interprété par Molière lui-même.
Honoré Daumier, Crispin et Scapin, 1860. Huile sur toile, 61 x 82. Musée d’Orsay, Paris
Ces cinq couvertures choisies par les éditeurs traduisent l’importance du personnage de Scapin, mais sur les 3ème et 4ème couvertures, les deux costumes différents portés sont d’habitude attribués à Arlequin, personnage plus connu du public. La 1ère couverture le montre agenouillé face au vieillard, donc en position d’infériorité, mais son doigt, pointé vers lui représente tout de même une résistance, alerte ou menace. La 2ème couverture renvoie à une des scènes emblématiques des fourberies du héros : il est en train de battre le vieillard, qu’il a persuadé de se dissimuler dans un sac en lui annonçant qu’il était recherché pour être tué. La 3ème couverture joue sur le dédoublement du personnage, entre celui qui agit, grâce à son art de la parole trompeuse, et son ombre, projetée et agrandie comme pour traduire son pouvoir, bien réel mais caché.
La 5ème couverture est particulièrement intéressante car elle illustre, en montrant Scapin tirant les fils d’une marionnette minuscule, la façon dont il prend plaisir à manipuler son maître à son gré.
Les fourberies
Étymologiquement, le mot "fourberie" est dérivé de l’adjectif " fourbe", venant du verbe "fourbir", qui signifie nettoyer avec tant de soin que cela laisse la place nette. Il a pris un sens figuré pour renvoyer aux voleurs qui, eux aussi, nettoient et, comme ils ont recours pour cela à de multiples précautions et font preuve d’adresse, le fourbe est donc celui qui est capable de ruser, de tromper. Ainsi, les « fourberies » sont toutes les manœuvres qu’un personnage peut utiliser pour parvenir à ses fins, ce qui implique des mensonges, de l’hypocrisie, la mise en œuvre de tromperies sournoises. Ainsi la fourberie est, a priori, un défaut, un acte immoral… et pourtant, Molière blâme-t-il Scapin ? En fait, ses fourberies sont, souvent, une revanche contre les mauvais traitements qu’il subit, son seul moyen d’y « échapper », et, surtout, elles servent l’amour des deux jeunes gens, donc leur bonheur. Elles s’exercent aussi contre des pères avares, égoïstes, excessivement autoritaires, donc elles rétablissent une forme de justice, qui amène le public à rire quand elles permettent aux valets de rétablir la justice et de triompher.
La structure de la comédie
Le déroulement de l'intrigue
La comédie compte trois actes, avec, respectivement, cinq, huit et treize scènes, et son intrigue suit une construction traditionnelle.
Acte I : Les deux premières scènes forment l’exposition : on apprend qu’en l’absence de leur père, Octave, fils d’Argante, s’est marié à Hyacinte, et que Léandre, fils de Géronte, est tombé amoureux d’une jeune Égyptienne, Zerbinette. Le retour de leur père fait peser une terrible menace sur leurs amours. L’action se noue dans les trois scènes suivantes, quand Scapin, valet de Léandre, devant les supplications des deux jeunes gens, accepte de les aider, et que, face à la résistance d’Argante, il élabore un plan dans lequel il implique Silvestre, le valet d’Octave.
Acte II : Il s’ouvre sur la colère des deux pères, qui introduit les péripéties, en met ensuite en place deux « fourberies ». Scapin invente un frère à Hyacinte, dangereux spadassin qui, pour accepter d’annuler le mariage de sa sœur avec Octave comme le souhaite Argante, exige de l’argent. Quand arrive Silvestre déguisé en spadassin, Argante remet les deux cents pistoles demandées. Puis, pour racheter Zerbinette, esclave des Égyptiens, Léandre doit payer une importante rançon : c’est en inventant l’enlèvement de Léandre par des Turcs que Scapin obtient, après bien des efforts, cinq cents écus de Géronte. La mission de Scapin semble alors terminée…
Acte III : Le plus long et le plus complexe, il relance les péripéties car Géronte et Argante découvrent les fourberies dont ils ont été victimes et ont bien l’intention de se venger de Scapin. Un premier élément de résolution intervient à la scène 7 par l’intervention de Nérine, la nourrice de Hyacinte qui permet à Géronte de la reconnaître pour sa fille. Octave a donc épousé, sans le savoir celle que son père lui destinait. En parallèle, à la scène 11, Argante reconnaît en Zerbinette sa propre fille grâce à un bracelet qu’elle porte… et voilà le mariage de Léandre assuré.
Pour un dénouement complet, il reste à régler le sort de Scapin, menacé par les deux vieillards. Il se résout par une ultime fourberie, implorer le pardon en feignant d’être victime d’un accident mortel.
Le schéma actanciel
Le schéma actanciel répond à l’idée d’une quête ; il peut donc s’appliquer ici aussi bien à Léandre qu’à Octave. Par exemple, Léandre est le sujet qui veut obtenir l’objet, c’est-à-dire Zerbinette. Le destinateur, la force qui le pousse, est l’amour, et le destinataire, son objectif, est le mariage avec elle. Son opposant est son père, Géronte, à cause de son avarice : il l’empêche d’avoir l’argent nécessaire pour racheter Zerbinette aux Égyptiens qui l’ont enlevée. De plus, il exige une obéissance totale, et n’acceptera pas que son fils épouse une fille de naissance inconnue.
Son principal adjuvant est Scapin, qui l’aide à tromper son père, Géronte, mais aussi les Égyptiens qui ont enlevé Zerbinette. En donnant à Léandre un bracelet, ils permettent que son père, Argante, découvre qu’elle est sa fille, enlevée quand elle était enfant, ce qui rend le mariage tout à fait acceptable. Il en va de même, pour Octave et Hyacinte, l’opposant étant, dans son cas, son père Argante qui a prévu de lui en faire épouser une autre, la fille de Géronte. Il bénéficie aussi de Scapin comme adjuvant, aidé de Silvestre, et de Nérine, qui vient révéler la vérité sur la naissance de Hyacinte.
Maîtres et valets
Le portrait des maîtres
Le pouvoir des pères sur leurs enfants
Dès la scène d’exposition, la peur d’Octave de la colère de son père Argante en apprenant son mariage montre que les enfants sont totalement dépendants de l'autorité de leur père. Ce sont eux qui décident de leur mariage, d’où l’indignation d’Argante : « Une hardiesse pareille à celle-là ? », « Un fils qui se marie sans le consentement de son père ? » (I, 4) Un père a d’ailleurs le pouvoir d’aller en justice pour faire rompre un mariage qu’il refuse : cela relève de ses « droits de père », affirme Argante. C’est ce qui explique aussi la violente colère de Géronte contre Léandre, qu’il qualifie de « traître » et menace de le déshériter : « s’il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils ». Financièrement, les fils sont, en fait, totalement démunis.
Ainsi Scapin, pour pousser Octave à résister à son père, imite la colère qui peut s’abattre sur lui, avec un torrent d’insultes :
Bon. Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement comme si c’était à lui-même. Comment ! pendard, vaurien, infâme, fils indigne d’un père comme moi, oses-tu bien paraître devant mes yeux après tes bons déportements, après le lâche tour que tu m’as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud ? est-ce là le fruit de mes soins ? le respect qui m’est dû ? le respect que tu me conserves ? Allons donc. Tu as l’insolence, fripon, de t’engager sans le consentement de ton père, de contracter un mariage clandestin ! Réponds-moi, coquin, réponds-moi. (I, 3)
Leur pouvoir sur les valets
Juridiquement, les maîtres ont tout pouvoir sur leurs serviteurs, qui n’ont aucune garantie de rémunération, de repos, et peuvent être frappés et traînés en justice. À plusieurs reprises, sont mentionnées les menaces de coups, par exemple par Silvestre qui les redoute : « je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules. ». Menace justifiée, puisqu’Argante, « se croyant seul », la lance : « Et pour le coquin de Silvestre, je le rouerai de coups. » (I, 4)
La menace du maître, mise en scène de Jérôme Jalabert, 2000. Compagnie de l’Esquisse, Théâtre d’Altigone.
Et ce comportement n’est pas réservé aux vieillards aigris, puisque même les maîtres plus jeunes n’hésitent pas à abuser de leurs serviteurs, comme l’explique Scapin pour justifier une fourberie : « en vous ôtant l’envie de nous faire courir toute les nuits, comme vous aviez de coutume. » Et les didascalies répétées dans la scène 3 de l’acte II insistent sur une menace encore plus dangereuse, puisque Léandre a « l’épée à la main », et n’est empêché de « frapper » Scapin que grâce à l’intervention d’Octave, « le retenant ».
L'image des valets
Le plaisir de la fourberie
Malgré leur peur du châtiment, voire de la justice avec laquelle Scapin reconnaît avoir eu « un petit démêlé », les valets n’hésitent pas à tromper leur maître. Certes, Silvestre exprime sa peur, « mais l’argent, d’autre part, nous presse pour notre subsistance, et nous avons de tous côtés des gens qui aboient après nous », et Scapin lui reproche son peu d’audace : « N’as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose ? Que diable ! te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurais trouver dans ta tête, forger dans ton esprit quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires ! Fi ! » (I, 2) Cependant, Silvestre accepte volontiers le rôle de matamore que lui confie Scapin, dont il s’acquitte si bien face à Argante, « tout tremblant » dans l’acte II scène 6, qu’il permet à Scapin de récupérer les deux cents pistoles nécessaires à Octave. Molière se contente d’ailleurs, dans la liste des personnages de définir Carle, simple comparse, comme « fourbe » : il est, lui aussi, entré dans le jeu de Scapin en annonçant « l’accident étrange » qui le met aux portes de la mort.
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Enfin, Scapin lui-même est qualifié de « génie admirable » par Léandre qui implore son secours, et il se montre digne de la fierté qu’il manifeste dans son autoportrait :
Scapin et Géronte : « la galère », mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française
À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute reçu du ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; et je puis dire, sans vanité, qu’on n’a guère vu d’homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d’intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier. (I, 2)
Il est donc au cœur de l’acte II, réussissant avec brio à extorquer aux deux vieillards l’argent dont leurs fils ont besoin, un véritable exploit dans la scène 7 face à Géronte : l’avarice extrême du vieillard oblige Scapin à mettre en œuvre toutes les ressources de sa persuasion !
L'inversion hiérarchique
Mais Molière reprend la tradition de la comédie puisque les personnages de valets conduisent à une inversion de la hiérarchie sociale. Déjà, dans la scène 3 de l’acte II, Scapin avoue à Léandre la façon dont il l’a trompé en lui volant du vin, une montre et, plus grave encore, déguisé en loup-garou, en lui donnant « tant de coups de bâton ». Mais, au lieu d’être puni pour cet acte socialement inadmissible, la situation s’inverse : en apprenant que les Égyptiens menacent de « lui enlever Zerbinette » s’il ne verse pas la rançon réclamée, Léandre en arrive à multiplier les supplications à Scapin, jusqu’à se jeter à ses pieds : « Je t’en demande pardon de tout mon cœur ; et s’il ne tient qu’à me jeter à tes genoux, tu m’y vois, Scapin, pour te conjurer encore une fois de ne me point abandonner. »
La scène du sac, film de Roger Coggio, 1981
Scapin va plus loin encore puisque, alors qu’il a rempli sa mission en remettant aux jeunes gens l’argent obtenu, il entreprend d’agir pour lui-même : « J’ai dans la tête certaine petite vengeance, dont je vais goûter le plaisir. » Ici, la fourberie, exécutée dans l’acte III, scène 2, en faisant entrer Géronte dans un sac afin d’échapper aux « gens d’épée » engagés par le frère de Hyacinte, n’a pour objectif que de jouir de sa propre puissance en frappant à son tour le vieillard, certes, mais aussi, de regagner ainsi une forme de dignité. C’est aussi pour cela qu’il prend plaisir à rappeler à cinq reprises au vieillard, dans la dernière scène les « coups de bâton » infligés, sachant qu’en piquant ainsi son orgueil, il obtiendra son pardon.
POUR CONCLURE
La relation entre maîtres et valets est un support essentiel des comédies de Molière, car elle sert plusieurs objectifs. D’une part, elle permet au dramaturge de dénoncer le conflit générationnel entre les pères qui veulent choisir pour leur enfants et ceux-ci qui revendiquent le droit d’aimer librement, traduisant ainsi la montée de l’individualisme à la fin du XVIIème siècle. Les valets, en se mettant au service de l’amour contrarié, sont des porte-parole de Molière qui a toujours affirmé la toute-puissance de l’amour sur les conventions et les exigences sociales.
D’autre part, la pièce marque, avec l’ultime fourberie de Scapin qui lui vaut le pardon, le triomphe des valets sur des maîtres, qui sont loin d’être sans défauts : Argante, qui reproche à son fils ses amours, a lui-même « fait des fredaines comme les autres » dans sa jeunesse, et Géronte ne s’est pas privé de contracter un second mariage à Tarente sous le nom d’emprunt de Pandolphe… Tous deux sont autoritaires, égoïstes, avares, et surtout se révèlent naïfs, donc, en réalité faibles face à des valets qui, eux, ont appris à ruser pour survivre.
Ainsi, les comportements des maîtres et le pouvoir abusif de l’argent dans la société du temps excusent les tromperies et les mensonges des valets.
L'ultime fourberie de Scapin, mise en scène d’Anthony Le Foll, Compagnie d’Henry, Théâtre de Corbeil-Essonne
Molière répond ainsi à la fonction "cathartique" de la comédie, telle que la définissait le philosophe grec Aristote : en assistant à cette inversion des rôles, le public se libère de ses propres pulsions, en vivant par procuration, en quelque sorte, ses propres désirs cachés. Le rire naît précisément de cette libération, du plaisir de voir s’accomplir sur scène ce que le monde réel interdit.
Le comique : formes et fonctions
La comédie occupe une place très réduite dans la Poétique du philosophe de l’antiquité grecque Aristote, qui sert de référence littéraire encore au XVIIème siècle. La première définition est rapidement introduite dans le chapitre II à propos des caractères : la comédie « fait les hommes plus mauvais qu'ils ne sont aujourd'hui, et la tragédie les fait meilleurs. » Ainsi la comédie se définit négativement par rapport au « genre noble » qu’est la tragédie, mais cette infériorité lui accorde une fonction critique : « Ceux qui se sentaient portés vers les genres bas peignirent les hommes méchants et vicieux, et firent des satires ». La dernière précision figure au début du chapitre V, toujours par opposition aux sentiments provoqués par la tragédie : « La comédie est, comme nous l'avons dit, l'imitation du mauvais ; non du mauvais pris dans toute son étendue, mais de celui qui cause la honte et constitue le ridicule. Car le ridicule est une faute, une difformité qui ne cause ni douleur ni destruction : un visage contourné et grimaçant est ridicule et ne cause point de douleur. » On notera que l’exemple montre qu’Aristote associe le « mauvais » et le « ridicule » aussi bien bien à un défaut physique que moral. De là naît la formule latine, qui assigne à la comédie son rôle : « castigat ridendo mores », c’est-à-dire « elle corrige les mœurs par le rire. »
Deux questions sont alors posées : comment produire ce rire recherché ? comment le rire peut-il exercer cette fonction correctrice ?
Les formes du comique
Le comique de gestes
C’est la forme de comique la plus élémentaire, avec les gifles, les coups, les bousculades, voire les chutes. Ce jeu comique est directement hérité du théâtre de la foire, avec ses farces, et des improvisations de la commedia dell’arte.
Il est souvent indiqué par les didascalies, et s’accentue quand le geste est répété comme dans la scène 3 de l’acte II, où Léandre, se croyant trahi par Scapin, tente sans cesse de le frapper tandis qu’Octave tente, en parallèle de l’en empêcher. Mais le metteur reste libre d’imaginer, comme sur cette captation de mise en scène, de reporter sur Octave la colère de Léandre, qui se marque sur son visage, tandis que Scapin, à ses genoux, exprime toute sa peur. Le jeu de l’acteur participe donc au comique, par exemple grimaces, mimiques et regards exagérés, gestes excessifs, comme lorsque Scapin tente d’obtenir la bourse de Géronte : « Il lui présente sa bourse qu’il ne laisse pourtant pas aller ; et, dans ses transports, il fait aller son bras de côté et d’autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse. » (II, 7)
Les aveux de Scapin. Mise en scène Vincent Tavernier, Cie Les malins plaisirs
De même, quand Scapin frappe avec violence Géronte enfermé dans un sac, les mimiques des acteurs sont essentielles : les douleurs et les gémissements de Géronte, alors que Scapin, lui, feint, en se frottant ostensiblement le dos, d’avoir reçu lui-même les coups infligés…
Même Silvestre s’acquitte avec brio de la tâche confiée par Scapin, en imitant, pour effrayer Argante, le jeu habituel de Matamore, personnage de la commedia dell’arte : « Il met l’épée à la main et pousse de tous les côtés, comme s’il y avait plusieurs personnes devant lui. » (II, 6)
Maurice Sand, Le capitan Matamore, 1860, gravure in Masques et bouffons
Le comique de mots
Le dialogue joue sur les niveaux de langage, à partir de la création d’un décalage entre le statut social du personnage ou sa situation, et son expression. Ainsi, le langage tragique adopté par Octave, amoureux désespéré, contraste avec la désinvolture de Scapin qui l’écoute, de même que son dialogue avec Hyacinte dans la scène 3 de l’acte I parodie plaisamment le langage précieux de l’amour inquiet : « Oui, belle Hyacinte ; et ces nouvelles m’ont donné une atteinte cruelle. Mais que vois-je ? vous pleurez ! Pourquoi ces larmes ? Me soupçonnez-vous, dites-moi, de quelque infidélité ? et n’êtes-vous pas assurée de l’amour que j’ai pour vous ? » Plus simple est le recours à un langage imité, faux latin, faux patois, jargon médical ou juridique, poussé à l’extrême dans l’acte III, scène 3, quand Scapin imite d’abord « le langage gascon », puis suisse, jusqu’à l’apogée de son exploit : « Il contrefait plusieurs personnes ensemble. »
Molière recourt moins dans cette comédie, au jeu sur le double sens des mots, sur les ruptures sonores, telles le bégaiement ou les mots déformés, mais sait mettre le rythme du dialogue au service du comique, par exemple, dans la scène d’exposition, où Silvestre, dont Octave attend des nouvelles précises du retour de son père, se contente de reprendre en écho les derniers mots des phrases de son maître. En revanche, il retrouve, pour le langage, un procédé qui, comme pour les gestes, garantit le rire, la répétition, comme, à six reprises, la lamentation de Géronte : « Que diable allait-il faire à cette galère ? » (II, 7)
Scapin et Géronte : « la galère », mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française
Le comique de caractère
Le comique de caractère tire sa force des effets de grossissement. Le personnage devient une caricature poussée jusqu'à l'invraisemblance, comme les deux vieillards dans cette pièce. Aveuglés par leur obsession, ils expriment par leurs gestes, leurs mots, leurs réactions, leur personnalité monomaniaque. Ainsi, nous pouvons observer l’orgueil blessé d’Argante dans la scène 5 de l’acte II : face à Scapin qui, peu à peu, lui extorque, sous l’alibi d’armer le frère de Hyacinthe, l’argent destiné à Octave, il répète en boucle son refus : » nous plaiderons », « Je plaiderai », « Je veux plaider ». Son seul souci est son argent, ce qui est encore plus flagrant dans le cas de Géronte, dont Zerbinette fait un plaisant portrait :
Voilà mon ladre, mon vilain dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu’il a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu’on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard qu’on lui donne. Ah, ah, ah. Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles ; et la peine qu’il souffre lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah, ah, ah ! Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah, ah, ah ! Il sollicite son valet de s’aller offrir à tenir la place de son fils, jusqu’à ce qu’il ait amassé l’argent qu’il n’a pas envie de donner. Ah, ah, ah. Il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n’en valent pas trente. Ah, ah, ah. Le valet lui fait comprendre à tous coups l’impertinence de ses propositions ; et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d’un : Mais que diable allait-il faire à cette galère ? Ah ! maudite galère ! Traître de Turc ! (III, 3)
Le comique de situation
C’est la forme de comique la plus élaborée, car elle repose sur la construction même d'une scène, voire de plusieurs. Plusieurs procédés peuvent être mis en œuvre pour créer une situation inattendue, à commencer par le déguisement, tel celui de Silvestre face à Argante. Le quiproquo permet aussi de créer un décalage comique, comme quand, face à Léandre qui l’accuse et le menace dans la scène 3 de l’acte II, Scapin avoue des fautes sans lien avec celle que lui reproche son maître ; mais tout s’inverse dans la scène suivante puisque ce sont les maîtres qui, à leur tour menacés dans leurs amours, multiplient les supplications devant leur valet, qui résiste à son maître en se drapant dans sa dignité blessée : « passant devant lui avec un air fier ». La revanche est acquise quand Léandre à son tour se jette aux pieds de son valet… C’est aussi sur un quiproquo que le dénouement, malgré son invraisemblance, conserve sa tonalité comique. Ainsi, alors que s’est faite, grâce à la nourrice Nérine, la reconnaissance d’Hyacinte comme fille de Géronte, promise donc à Octave, celui-ci, qui ignore encore ce coup de théâtre, refuse avec force d’obéir à son père…
Les fonctions du comique
Le plaisir du jeu
La comédie offre à son public le plaisir de partager le jeu divertissant qui se déroule sur la scène. Bergson, dans son essai, Le Rire, paru en 1900, propose une analyse précise des ressorts qui provoquent ce rire spontané, le premier étant défini comme « du mécanique plaqué sur du vivant », celui du « diable à ressort » qui, en sortant brusquement d'une boîte, fait rire l’enfant qui rira encore plus à chaque fois que ce jaillissement se répétera. C’est le rire plaisir quasi infantile.
C’est sur ce point que Molière insiste dans La Critique de l’École des femmes (1663) par l’affirmation prêtée à son porte-parole, Dorante : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. » C’est ce qui explique aussi son éloge du « parterre », qui, sans se préoccuper des « règles de l’art » et du jugement des savants, se laisse simplement aller à un moment de divertissement, et son reproche à Lysidas :
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc.
Ainsi, le "bon public" est celui qui sait redevenir semblable à des enfants qui jouent une illusion : « Je serais le maître, tu serais le valet… » Les spectateurs savent bien que tout, sur scène, n’est qu’illusion, et la comédie, d’ailleurs, ne recule pas devant l’invraisemblance, par exemple en recourant à l’intervention du « deus ex machina » pour le dénouement. Mais ils profitent d’autant plus de ce jeu d’illusions que Molière veille à le leur faire partager en créant avec eux une connivence : connaissant, eux, ce que les pères naïfs ignorent, ils ne sont pas dupes, comme eux, et peuvent donc rire librement, de leur propre supériorité.
Le rire sanction
La supériorité du spectateur sur les victimes ridiculisées, source de son plaisir, entraîne une conséquence. La distanciation ainsi créée entre le personnage, victime de ses défauts, et le spectateur lui permet d’observer ce personnage de l’extérieur, avec un regard d’autant plus critique que le défaut est exagéré. S’il est avare, par exemple, il ne l’est pas autant que Géronte. Il peut donc, sans se sentir directement concerné, rire de la victime, tandis que ceux qui, d’habitude, sont les valets opprimés, peuvent, eux, prendre une revanche par procuration. Toutes les formes de comique conduisent, en effet, à l'inversion des rapports de forces : revanche du serviteur sur le maître, du fils sur le père, du pauvre sur le riche, de la femme sur l'homme... Il s'agit du rire sanction, qui fait rire de ce que l'on respecte d'habitude.
POUR CONCLURE
Cependant, la comédie peut-elle alors vraiment « corriger » ?
C’est le rôle qu’Aristote assigne à la « catharsis », ou purgation des passions coupables. Elle s’exerce pleinement dans la tragédie car le châtiment subi par le héros, provoquant la terreur et la pitié du spectateur, peut l’empêcher de se laisser aller à des passions coupables. Mais cette notion peut-elle s’appliquer à la comédie ? Le rire provoqué par Les Fourberies de Scapin empêchera-t-elle les pères d’imposer leur autorité à leur fils et les maîtres d’opprimer leurs valets ? Les conflits au sein de la famille montrés sur scène peuvent, certes, être dissuasifs ; mais, lors du dénouement, l’ordre social est rétabli dans une réconciliation générale. Or, pour cette réconciliation, les mensonges, ruses et « fourberies » des valets n’ont pas suffi ; il a fallu la double reconnaissance, c’est-à-dire l’intervention de la providence, et finalement ces pères, coupables à l’origine, avaient tout prévu pour le bonheur de leur fils. La comédie n'a, en fait, offert qu'un bref moment de transgression...
CONCLUSION
Rappelons la problématique qui a guidé l’étude de cette comédie : Comment l’intrigue et les personnages sont-ils mis en valeur pour soutenir le spectacle comique ?
L’étude d’ensemble comme les explications, avec les illustrations et les extraits vidéo proposés ont montré la façon dont le rire associe étroitement le spectacle et le texte créé par Molière, avec son intrigue et le caractère de ses personnages.
Spectacle et mise en scène
Jacques Callot (1592-1635) : Le zanni ou Scapin, vers 1618. Eau forte rehaussée de burin. Musée de Strasbourg
Notre étude nous a amené à mesurer l’importance du spectacle, puisque, dès l’antiquité, participent à la pièce des décors, des accessoires, des « machines », et que les personnages sur le papier sont incarnés par des acteurs, des êtres de chair, masqués, grimés, costumés… Molière suit parfaitement cette tradition, ici par emprunt de l’intrigue au Phormion de Térence, mais il l’enrichit par les apports de la commedia dell’arte et des farces, médiévales.
À la seconde, il emprunte des scènes où le comique , notamment de gestes, se donne libre cours, par exemple celle de la bastonnade infligée par Scapin à Géronte, reprise de Tabarin (1584-1633), célèbre farceur de son temps qui s’est fait connaître sur les tréteaux de la place Dauphine.
À la première, il doit des personnages, les « zanni », celui qui est rusé, comme Scapin, et le plus balourd, comme Silvestre. Le masque qu’ils portent, dans le théâtre italien, devient ainsi un "masque" psychologie, l’art du mensonge et l’habileté de la feinte.
Théâtre de Tabarin sur la place Dauphine à Paris au 17e siècle, 1850. Gravure. Coll. particulière
Au XVIIème siècle, le métier de metteur en scène n’existe pas, c’est Molière qui dirige ses acteurs, et lui-même joue le rôle de Scapin. Quand ce métier se développe, au cours du XIXème siècle, le metteur en scène gagne en puissance et peut apporter une tonalité nouvelle à la pièce, par exemple par son choix de décor pour emporter le spectateur dans le port de Naples, comme le fait Denys Podalydès, ou en modernisant les costumes pour rapprocher l’action de notre époque, choix de Pierre Fox.
Pour analyser une mise en scène
Le rôle du public
À cela s’ajoute le destinataire de la "comédie", bien différent quand il s’agit d’un lecteur ou du public d’un "spectacle". C’est à lui, notamment, que s’adressent le monologue et l’aparté, indiqués par les didascalies. Parfois, il est même davantage impliqué, par une interpellation directe, voire invités à monter sur scène. Or, Le rire étant contagieux, il jaillit plus spontanément dans une salle que dans la solitude d’une chambre, où le lecteur ne dispose que des didascalies, peu nombreuses chez Molière, et de son imagination pour visualiser déplacements, gestuelle et mimiques... D'ailleurs, lors d'un spectacle, les acteurs ne parlent-ils pas aussi de "bon" ou de "mauvais" public ?
Ainsi, pour répondre à la problématique, nous constatons que la relation entre la comédie et sa mise en scène est complexe, qu’il ne s’agit pas d’un simple ajout apporté par le "spectacle" à l’œuvre de l’auteur, mais, en réalité, d'une re-création, dépendant des choix du metteur en scène, des conditions de la représentation et même de la nature et de l’implication du public.