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Parcours associé aux Fausses Confidences de Marivaux : "Théâtre et stratagème"
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Présentation du corpus

À la comédie de Marivaux, Les Fausses Confidences, est associé un parcours dont l'enjeu est « Théâtre et stratagème ».

Après une introduction, pour rappeler l'héritage antique et poser une problématique autour du thème du masque,  est construit un parcours d'étude, avec :

  • quatre explications d'extraits, dont plusieurs sont prolongées par des lectures cursives et des documents vidéo, permettant l'étude de la mise en scène ; 

  • une étude transversale, afin d'envisager, parallèlement à la comédie, d'autres dimensions plus sombres, du "stratagème"; les exemples sont empruntés à la comédie et à la tragédie du XVIIème siècle;

  • une conclusion, qui s'ouvre sur un devoir de commentaire.

Une lecture personnelle complète cette étude, Knock de Jules Romains, pièce de 1923. Puisqu'elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, quelques pistes de recherche sont proposées de façon à pouvoir constituer un dossier personnel.

Introduction : "Théâtre et stratagème" 

Le connecteur « et » qui relie les deux termes invite à étudier les particularités de la relation qui les relie. Le seul fait de les regrouper invite déjà à formuler deux questions :

  • En quoi le stratagème occupe-t-il une place privilégiée au théâtre ?

  • Quelles spécificités de ce genre littéraire lui  permettent d’occuper cette place ?

Ces questions vont guider le parcours proposé.​

Un genre littéraire : le théâtre 

Pour analyser un texte de théâtre

Introduction

Là où l’analyse des Fausses Confidences concerne une comédie, l’enjeu du parcours associé conduit à l’élargir la perspective au genre, le théâtre, de façon plus générale.

Le théâtre « re-présente », c’est-à-dire qu’il montre sur la scène les réalités de notre monde, mais éclairées d’une lumière plus vive. Il peut ainsi aborder tous les sujets : vie politique, vie économique, histoire, mythes et légendes, expression des sentiments, au premier rang desquels l’amour, comme nous l’avons vu dans Les Fausses Confidences. Il a ainsi la possibilité de dénoncer les rapports que l’homme entretient avec les puissants, avec ceux auxquels l’ordre social accorde des privilèges : serviteurs face à leurs maîtres, sujets face au pouvoir dictatorial, femmes face à la prédominance masculine… autant de relations que, selon les époques, le théâtre dépeint pour faire rire, ou pour indigner son public. Car, si le théâtre vise à « plaire », il cherche aussi à « instruire », précisément parce que sa mise en scène touche plus directement le public. Les textes ne peuvent donc s’analyser sans envisager les conditions de leur représentation, décor, costumes, effets techniques, jeu des acteurs, en relation avec les procédés propres au registre choisi, comique, tragique, polémique, pathétique, lyrique...

L'héritage antique 

La comédie

 

Le mot "comédie" vient du grec "comos", le cortège et "odè", le chant : il s'agit sans doute, à l'origine, d'un rituel de fertilité, donnant lieu à une procession en l'honneur du dieu Dionysos. Elle est alors menée par les "phallophores", ainsi nommés parce qu'ils portent un costume rembourré, avec un faux ventre pourvu d'un énorme phallus postiche... Ivres, dans une sorte de transe, ils lancent toutes sortes de plaisanteries, souvent grossières, et leur passage s'accompagne de débats et de combats cocasses. 

Cette origine explique les caractéristiques originelles de la comédie :

  • son langage familier, voire vulgaire, qui abonde en insultes et ne recule pas devant l'obscénité ;

  • le choix de personnages qui appartiennent au peuple, et souvent stéréotypés : le vieillard amoureux, le jeune homme naïf, l'esclave rusé...

  • la place prise par les "débats", supports de la critique sociale, et par les "combats" plaisants ;

  • l'excès dans les gestes et les paroles, donc le rôle de la caricature.

Anonyme, Statuette d’un acteur comique debout, vers 200-100 av. J.-C. Bronze, 12.2 cm. Getty Museum

Anonyme, Statuette d’un acteur comique debout, vers 200-100 av. J.-C. Bronze, 12.2 cm. Getty Museum

Les quatre formes du registre comique se combinent pour provoquer le rire du public :

         le comique de gestes : c'est sa forme la plus élémentaire, avec les gifles, les bousculades, les coups, les chutes... Il vient aussi du jeu de l'acteur, par exemple de grimaces, de mimiques, de gestes exagérés.

         le comique de mots : il repose sur le décalage entre la norme et le/s mot/s employé/s, par exemple l'imitation d'un patois, le faux latin, l'insulte inattendue, le mot déformé... L'auteur peut aussi jouer sur l'allusion, le sous-entendu, l'équivoque, incompris du personnage, mais décodés par le public.

        le comique de caractère : il tire sa force des effets de grossissement, d'une caricature poussée jusqu'à l'invraisemblance parfois. Ainsi certains héros, obsédés par une idée fixe, en deviennent monomaniaques.

        le comique de situation : il repose souvent sur l'inversion des rapports de force, par exemple entre le maître et le valet, le père et le fils. Il s'agit de ridiculiser ce que l'on respecte d'habitude, donc de démythifier les puissants. Pour cela, ils sont placés dans des situations inhabituelles, sont victimes de quiproquos. Parfois des déguisements les égarent, et la comédie multiplie les coups de théâtre, les retournements de situation.

Le comique est encore plus efficace quand s'y ajoute la répétition, d'un geste, d'un mot, d'une situation, c'est-à-dire, selon la définition de Bergson dans Le Rire (1900), "du mécanique plaqué sur du vivant".

Finalement, le public rit de sa supériorité sur le personnage trompé, naïf, car le spectateur possède, lui, les clés de la situation.

La tragédie

 

Le mot "tragédie" vient, considère-t-on généralement, de "tragos", le bouc, et "odè", le chant. Le genre est né du dithyrambe, chant en l'honneur du dieu Dionysos. Les chanteurs sont, en effet, costumés en satyres, hommes aux pieds de bouc et compagnons du  dieu, et la cérémonie se termine par le sacrifice d'un bouc.
Peu à peu, la partie chantée se réduit : elle est, dans la tragédie, prise en charge par le chœur, dirigé par son coryphée. En revanche, le dialogue se développe, entre deux, puis trois acteurs.

Selon le philosophe grec Aristote, la tragédie doit provoquer chez le spectateur deux sentiments conjoints, la terreur et la pitié. Cela explique ses deux caractéristiques originelles :

Le héros tragique : Au contraire du personnage comique, il occupe un rang social élevé. Sa chute n'en est ainsi que plus effrayante ! Cette origine sociale le rend capable de courage, de grandeur d'âme, de sentiments qui l'élèvent au-dessus de l'humanité ordinaire : en cela, le public ne peut que l'admirer. 
Mais, animé de passions violentes, voire cruelles, que son rang lui permet de satisfaire, il tombe le plus souvent dans l'« hybris », démesure qui l'amène à dépasser les limites humaines. Il brave alors les dieux, qui le punissent. Face à ce châtiment, il affronte la mort avec noblesse, voire choisit le suicide.

La situation tragique : Elle est toujours le fait d'un destin inévitable, dû aux dieux, dans le monde antique, au poids de l'Histoire aussi par la suite. Cette fatalité, qu'il a parfois héritée de ses aïeuls, s'abat sur le héros, qui entre en lutte contre elle. La tragédie montre donc ses combats, les choix douloureux qu'il doit faire : il vit souvent un cruel dilemme. L'issue n'en est, généralement, que la mort.

Le stratagème au théâtre : problématique du parcours 

Daremberg et Saglio, « Acteur tragique », dessin. Dictionnaires des antiquités grecques et romaines, 1877

Daremberg et Saglio, « Acteur tragique », dessin. Dictionnaires des antiquités grecques et romaines, 1877

On réactivera l’étude lexicale du mot « stratagème » effectuée lors de l’étude des Fausses Confidences. Comment est-il possible de le lier au théâtre ?

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Le théâtre, dès son origine antique, a aussi bien servi à transmettre les valeurs fondatrices de la cité qu’à critiquer ceux qui ne les respectent pas, coupables d’« hybris » dans la tragédie, ou abusant jusqu’à l’excès de leur pouvoir dans la comédie. Aristote, dans sa Poétique, considère d’ailleurs que le théâtre, en incarnant les personnages sous les yeux du public, permettait la « catharsis », ou purgation des passions coupables. Pour atteindre ce but, le « stratagème » va s’imposer comme un instrument privilégié, tout particulièrement, en raison de son origine militaire, pour résoudre les conflits, mais aussi parce qu’il permet de démythifier tous les abus de pouvoir.

Les textes insérés dans ce corpus conduiront donc à dégager la nature, les causes du conflit et les cibles visées : un individu, parfois devenant un « type », l’image d’un groupe social ou d’un comportement, ou, de façon plus vaste, une institution, voire une valeur ou un concept, la liberté, l’égalité par exemple.  Le conflit se produit lorsque des forces antagonistes, concrètes ou abstraites, dont l’une se place en position de supériorité  par rapport à l’autre, entrent en contact et cherchent à s’éliminer réciproquement. Enfin, notons que le conflit peut être intérieur, dans la pensée, le cœur, la conscience d’un personnage, comme c’est le cas pour Araminte dans Les Fausses Confidences.

 

​Le conflit implique un trouble, un désordre introduit dans un monde ordonné, que le stratagème tantôt a pu provoquer, tantôt, au contraire, cherche à résoudre. C’est pourquoi, dans ce parcours, nous reprendrons la même problématique que celle posée pour l’étude des Fausses Confidences : « Le stratagème, jeu de leurre ou de vérité ? »

HISTOIRE DES ARTS : le masque au théâtre 

Pour voir un diaporama d'analyse

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Arlequin serviteur de deux maîtres (1745), de Goldoni - mise en scène : Théâtre Room Asia 

Pour en savoir plus sur la commedia dell'arte

Pour en savoir plus sur le masque  dans l'antiquité

Le masque a joué un rôle important, dans l’antiquité gréco-romaine, mais aussi dans de nombreuses cultures étrangères, comme en Asie. Même si le masque peut subsister dans des mises en scène contemporaines – par exemple quand Mnouchkine l’emprunte au théâtre japonais Nô pour ses Atrides, en 1993 – il a été remplacé par une autre forme d’illusion, le maquillage qui permet à l’acteur de s’approprier l’identité du personnage qu’il joue. À nouveau, l’illusion se montre sur la scène, jusqu’à ce que le discours permette d’accéder à la vérité.

Mais le théâtre même est un « masque », au sens large du terme, car, de l’intrigue à sa mise en scène, tout y est illusion. Faux semblant des décors, en carton-pâte, fausses épées et faux sang parfois, bruitages et effets techniques, et, bien sûr, jeu des acteurs, tout y est fabriqué, artifice dans la comédie comme dans la tragédie.

HIDA-masque

Les intrigues, elles aussi, se plaisent à « masquer », d’où le rôle du stratagème, par exemple quand un personnage se cache pour surprendre une conversation, comme Néron dans Britannicus, ou quand certains se déguisent pour arriver à leurs fins, comme dans tant de comédies de Marivaux… Parfois même, le « masque » est le ressort même de l’intrigue : dans Mithridate de Racine, le roi fait faussement annoncer sa mort pour savoir la vérité sur ses fils, sur leurs amours et leur loyauté. Sans oublier le mensonge délibéré, qui constitue le fondement même de l’intrigue, par exemple dans L’Illusion comique de Corneille, ou qui la dénoue, telle, dans Phèdre de Racine,  la fausse accusation d’Hippolyte, formulée par Œnone à Thésée qui, en maudissant son fils, le conduit à la mort.

Mais, en introduisant ainsi le trouble, aussi bien la comédie que la tragédie exigent de rétablir l’ordre dans le dénouement : il convient de lever le masque, et c’est aussi un rôle assigné au stratagème, qui permet de faire éclater la vérité.​

Explication 1 : Plaute, Mostellaria ou Le Revenant, vers 205 av. J.-C., acte II, scène 2 

Pour lire la scène

Plaute (254-184 av. J.-C.) s’inscrit dans la lignée du grec Aristophane (vers 445-385/375) – les noms de personnages sont d’ailleurs empruntés au grec –, en privilégiant le rythme d’une intrigue comique qui emprunte à la vie quotidienne de son temps, pour s’en moquer avec verve. Par le titre de sa comédie, Mostellaria, traduit par Le Revenant ou La Comédie du fantôme, il s’en prend à la fois à la dissipation de la jeunesse, et aux croyances superstitieuses aux apparitions, aux spectres, aux prodiges de toute nature.

Plaute
Portrait imaginaire de Plaute

Le jeune Philolachès a profité de l’absence de son père, Théopropide, parti depuis trois ans faire du commerce en Égypte, pour épouser sa maîtresse, pour laquelle il se ruine en menant joyeuse vie et en multipliant les orgies. L'acte I met en scène cette dissipation. Mais l’acte II s’ouvre sur un coup de théâtre, le retour de Théopropide, inattendu. Philolachès se désole : « Que faire ? En entrant ici, mon père va trouver son pauvre fils ivre, la maison pleine de convives et de femmes. C'est une triste besogne d'attendre, pour creuser un puits, que la soif vous tienne à la gorge. C'est là que j'en suis, misérable ; voilà mon père de retour, et je cherche ce qu'il faut faire. » Heureusement, Tranion, son esclave, qui craint lui aussi un lourd châtiment, imagine aussitôt un stratagème. Son patronyme peut d’ailleurs être un dérivé de « trana », la trame, ou de « tranes », le chemin de traverse, suggérant dans les deux cas son habileté à construire une ruse.

Comment la construction de ce dialogue met-il en évidence le stratagème de l’esclave pour duper son maître ?​

Portrait imaginaire de Plaute

Le retour du maître (du début à « … Tant mieux. ») 

Le début de cette scène joue sur la double énonciation, avec les apartés qui opposent les sentiments réels de Tranion envers son maître à son accueil poli.

        Dans ses apartés, Tranion va très loin dans l’expression d’une véritable haine de son maître. Alors que celui-ci, par son exclamation initiale, rend  grâce à Neptune,  qui lui a permis d’échapper aux dangers d’un voyage « sur l’eau », Tranion, lui, répond, en effet, par un reproche, « Par Pollux, tu as fait une lourde bévue, Neptune, en manquant une si belle occasion. » Et, à la joie de son maître de se retrouver chez lui, « comme je vais être le bienvenu dans ma maison ! », il répond par un souhait de mort : « Il aurait été, ma foi, bien mieux venu que toi encore, le messager qui aurait annoncé ta mort. »

        Mais l’hypocrisie de l’esclave ressort dès qu’il s’adresse à Théopropide. Déjà, il doit afficher sa surveillance, pour ne pas encourir de reproche, d’où sa question : « Qui donc s'approche de notre maison? » Et, bien sûr, il multiplie les salutations de bienvenue : « je suis heureux de vous voir en bonne santé. Vous êtes-vous toujours bien porté ? » 

Maître et esclave, v. 350-40 av. J.-C. Cratère en calice à figures rouges de Sicile. Louvre

Maître et esclave, v. 350-40 av. J.-C. Cratère en calice à figures rouges de Sicile. Louvre

L’inversion est donc totale, avec ce « tant mieux » lancé alors même qu’il venait de souhaiter la mort de Théopropide, ce qui souligne l’absence de méfiance de celui-ci, qui sera donc facile à tromper.

La mise en place du stratagème (de « Mais vous autres… » à « … explique-toi. ») 

Pour qu’un stratagème réussisse, il doit s’imposer de façon naturelle. Ainsi Tranion utilise habilement la surprise initiale de son maître quand il trouve « la porte fermée en plein jour » et que personne n’est-là « pour garder la maison, pour ouvrir, pour répondre. »

L'art de la feinte

 

En feignant la peur par son insistance, « Quoi ! vous avez touché cette maison ? », « Vous l'avez touchée ? », il éveille l’inquiétude de son maître. Mais, parallèlement, en restant d’abord évasif, « Oh ! », « Tant pis, ma foi. », il amène celui-ci à multiplier les questions : « Qu’y  a-t-il ? », « De quoi s’agit-il ? ».

En gradation, Tranion accentue alors cette peur, dans un premier temps par le lexique péjoratif qui blâme son maître, en décalage avec le simple fait d’avoir « touché la porte », pourtant bien innocent : « On ne saurait dire quelle indigne, quelle mauvaise action vous avez faite. »

Pour illustrer la ruse de Tranion

La ruse de Tranion

 

Jouant ensuite l’esclave fidèle, il met en valeur une menace, mais sans en expliquer la cause, d’abord par le rythme en gradation des impératifs : « Fuyez, je vous conjure, éloignez-vous de cette maison. Sauvez-vous par ici, plus près de moi. » Il généralise ensuite à toute l’escorte de Théopropide, « Vous avez perdu », « Tout votre monde », en lançant plus directement encore la menace de mort. Enfin, la riposte de son maître, qui introduit « les dieux et les déesses » et emploie le terme de « présage », lui permet de donner à sa menace une dimension sacrée : « Je crains que vous ne parveniez pas à vous purifier, vous et ceux qui vous suivent. »

D’après une vidéo mise en scène par Mme Lérin, réalisée par P. Gatouillat, 2006

En jouant donc sur la superstition, son stratagème connaît un premier succès, dont témoigne le fait que Théopropide obéit à son esclave par son geste de conjuration : « (Il touche la terre du bout du doigt.) » Pour les Romains, la terre est le domaine des morts, dont il s’agit d’apaiser les âmes pour qu’elles ne viennent pas se venger sur les humains.

Le récit de Tranion (de « Mais enfin, par Hercule… » à « …St ! St ! ») 

Une habile mise en scène

 

C’est à nouveau très adroitement que Tranion met en valeur son récit par la façon dont il l’introduit et le construit. La menace est, en effet, triplement accentuée :

  • Par l’indice temporel, qui insiste sur la durée : « Il y a sept mois, que personne n'a mis le pied dans cette demeure, depuis que nous l'avons quittée. »

  • Par le redoublement de la méfiance mise en scène, comme si le récit était, en lui-même, dangereux : « Regardez bien s'il n'y a personne qui puisse surprendre nos paroles. », « Regardez encore. »

  • En amplifiant l’horreur du récit, avant même d’en expliquer le contenu, « un meurtre abominable », « un crime ancien, très ancien », « une histoire du temps jadis », retard qui suscite forcément la peur de Théopropide, désireux d’en savoir plus : .

La réussite de cette stratégie est marquée par la façon dont Tranion s’impose face à son maître, qu’il oblige à l’écouter par une série d’injonctions : « écoutez », « St ! taisez-vous, écoutez seulement », « mais écoutez donc »

Un récit effrayant

 

Le récit des circonstances du crime est, en fait, d’une totale banalité : « Un hôte s'est jeté sur son hôte et l'a assassiné. », « Et il l'a dépouillé de son or ; puis il a enterré l'hôte dans la maison même. » Pour l’accréditer auprès de son maître, Tranion va donc chercher à l’émouvoir davantage, déjà en jouant sur son amour paternel, d’où le rôle qu’il attribue à son « fils », dans une scène décrite avec un luxe de précisions pour en accroître la vraisemblance : « Votre fils avait soupé en ville », j’avais oublié d’éteindre une lanterne ». L’emploi du présent de narration, « nous allons tous nous coucher, nous nous endormons », le voilà qui jette les hauts cris », contribuer aussi à renforcer l’effet de réel. Quand, à deux reprises, son maître exprime un doute par sa question, « En songe ? », il n’hésite pas à aller encore plus loin en insultant son maître : « Cette merveille qu'il n'ait pas parlé quand votre fils avait les yeux ouverts ! un homme égorgé depuis soixante ans. Vous êtes par moments d'une bêtise amère. » 

Le discours rapporté n’est que la reprise des circonstances déjà posées. Il tire, en fait, sa force des détails donnés par ce fantôme locuteur, dont le nom, « Diapontius », soit « de l’autre côté du Pont Euxin », confirme son statut d’« étranger des pays d’outre-mer ». Bien sûr, cela rend toute vérification impossible !

Le discours, conformément aux croyances religieuses de l’antiquité romaine, met en valeur les conséquences religieuses de ce crime, qui justifie que l’âme du mort revienne punir les vivants. On nommait « Lémures » ces âmes damnées, notamment parce que victimes d’une mort tragique. D’où ce fantôme qui explique son sort : « J'habite ici, c'est la demeure qui m'a été fixée, Pluton n'ayant pas voulu me recevoir dans l'Achéron parce que j'étais mort avant le temps. » Le lexique insiste également sur la gravité de ce crime : « victime de la perfidie », l’irrespect des lois sacrées de l’hospitalité, « sans prendre la peine de m’ensevelir », acte particulièrement sacrilège, « le scélérat ». La dernière habileté de Tranion est de prêter aussi à ce fantôme ce qui est l’objectif de son stratagème, l’écarter de la maison, d’où la menace lancée avec force en conclusion : « Mais toi, décampe d'ici ; cette maison est une habitation scélérate, une demeure impie ».

François de Nomé, dit Monsù Desiderio, Les Enfers, 1622. Huile sur toile, 175 x 113. Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon

François de Nomé, dit Monsù Desiderio, Les Enfers, 1622. Huile sur toile, 175 x 113. Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon

Il ne reste à Tranion qu’à apporter une dernière touche personnelle, pour impressionner son maître, en feignant de limiter son récit, « une année ne me suffirait pas pour raconter tous les prodiges qui s'y passent », et par l’interjection répétée, « St ! St ! », qui invite au silence, donc suggère la menace qui plane.

Le succès du stratagème (de « Qu’y a-t-il donc ? » à la fin) 

« Memento mori », 30-14 av. J.-C. Mosaïque de Pompéi. Musée archéologique national de Naples 

« Memento mori », 30-14 av. J.-C. Mosaïque de Pompéi. Musée archéologique national de Naples 

Amplifier la peur

 

Mais n’oublions que la maison est pleine des convives de Philolachès. Tranion leur a demandé un absolu silence… mais, occupés à festoyer, un bruit retentit. L’aparté souligne cette péripétie, et le risque couru par l’esclave trompeur : « J'enrage ; ils vont faire manquer mon stratagème : je tremble que le bonhomme ne me prenne en flagrant délit. » Il lui faut donc rapidement improviser, et le meilleur moyen est d’attribuer ce bruit à l’action du fantôme : « La porte a craqué. Est-ce lui qui frappe ? » Le résultat est obtenu, accentué par l’hyperbole : « Je n'ai plus une goutte de sang. Les morts m'appellent tout vivant dans les enfers. » L’apogée de la feinte est atteint lorsque, face à l’appel de son maître, « Hé, Tranion ! », il répond comme s’il s’agissait du fantôme, en le suppliant : « Ne m'appelle pas, si tu es raisonnable. Je n'ai rien fait, je n'ai pas frappé à cette porte. » Là encore, Théopropide tombe dans le piège, « Qu'est-ce qui te chagrine? qu'est-ce qui t'agite, Tranion ? avec qui parles-tu là ? », redoublé par la surprise jouée par l’esclave : « C'est donc vous qui m'avez appelé ? Par tous les dieux, j'ai cru que c'était le mort qui se plaignait parce que vous avez frappé à la porte. »

Les ultimes efforts

 

Une dernière difficulté reste à résoudre : il faut éloigner ce père, mais Tranion, lui, doit rester pour préparer le salut de son jeune maître. Il y a donc une contradiction, perçue par Théopropride, qui multiplie les questions : « Ne fuis-tu pas aussi ? », « Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi ? », Tranion doit donc trouver une nouvelle ruse.

         D’un côté, il reprend en gradation ses injonctions pour faire partir Théopropide : « Fuyez, par Hercule, je vous supplie ! », « Ne retournez pas la tête ; fuyez, voilez-vous. », « « Vous, continuez de vous éloigner au plus vite, et invoquez Hercule. » Hercule est, en effet, par la force et l’ingéniosité qui lui a permis d’accomplir les « douze travaux » exigés de lui, est un dieu protecteur, qui écarte les dangers.

         De l’autre, il doit le convaincre que lui-même, son esclave, ne risque rien : « Je ne crains rien ; je suis en paix avec les morts. », mais, devant la résistance de Théopropide, il ne peut que se répéter, sans apporter de réelle  justification à cette affirmation, d’où une nouvelle objection de son maître : « Je le sais ; mais alors qu'avais-tu tout à l'heure ? pourquoi ce grand effroi ? ».

Heureusement, le maître est plus soucieux de sa propre sécurité que de ce qui peut arriver à son esclave. Il finit donc par se soumettre à l’ordre donné : « Hercule, je t'invoque. (Il sort.) »

La dernière réplique, bref monologue de Tranion, traduit son triomphe, par la malédiction lancée contre son maître qui réaffirme sa haine : « Et moi aussi, vieillard, pour qu'il te torde le cou aujourd'hui. » Son ultime prière, « Dieux immortels, protégez-moi, vous voyez quelle besogne je viens de faire. » traduit un plaisant mélange de conscience de son mensonge, dont il prend soin de s’excuser pour éviter la colère divine, et de fierté de son habileté, présentée comme un dur travail.

CONCLUSION

 

Cet extrait met en scène un personnage traditionnel dans la comédie antique, le serviteur qui, placé dans un rapport de dépendance face à un maître capable de durement le châtier, n’a que son esprit pour inverser la relation, notamment en imaginant le stratagème qui permet de le tromper.

Mais que produit sur le spectateur ce stratagème ainsi réussi ? Ce moment de revanche vise-t-il à dénoncer un abus, à amener les maîtres à plus d'humanité ? En faisant agir son esclave par le « stratagème », Plaute ne conforte-t-il pas plutôt une image péjorative de la nature même des serviteurs, avivant la méfiance des maîtres ? Et surtout, le théâtre étant avant tout le lieu de l’illusion, son but premier n’est-il pas d’abord de faire rire d’un maître tellement facile à duper que chaque spectateur peut être persuadé de sa supériorité ? Lui-même ne peut être si naïf, se dit-il, et le rire est alors libérateur

D’après la bande dessinée en latin, manuel Bordas, 4ème, 1997 

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Explication 2 : Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671, acte II, scène 7 

Scapin

Pour lire la scène

Dans cette comédie, représentée en 1671, Molière s’inspire de l’intrigue de nombreuses comédies antiques. Deux jeunes gens amoureux, Octave et Léandre, que leurs pères, respectivement Argante et Géronte, veulent marier contre leur gré, vont être aidés par le valet de Géronte, Scapin. Ce personnage emprunte beaucoup de ses traits aux esclaves des comédies antiques, mais aussi au « zanni » de la commedia dell’arte qui veut  régler ses comptes avec son maître.

Ainsi, dans cet extrait de la scène 7 de l’acte II, du début à « je m’en vais quérir cette somme », Scapin, pour arracher au père de Léandre l’agent dont son jeune maître a besoin pour libérer celle qu’il aime, Zerbinette, retenus par des Égyptiens, imagine un stratagème. Mais le vieil avare résiste…

Quels rôles joue, dans ce passage, le « stratagème » élaboré par Scapin ?

Mise en scène de Jean-Louis Benoît, 1998

Le stratagème du valet 

Comme le veut la tradition dans la comédie, Scapin montre toute son habileté dans la stratégie propre à extorquer à Géronte son argent, qu’il déroule en quatre temps.

Une adroite préparation (du début à ... « Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ? »)

 

Les didascalies indiquent le jeu de scène, mettant en valeur la ruse de Scapin, « feignant de ne pas voir Géronte ». En jouant l’affolement, « courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte », Scapin cherche à provoquer d’abord la curiosité de Géronte, puis à faire naître en lui une véritable inquiétude.

Le discours qui accompagne sa quête éperdue soutient cette mise en scène, par sa dramatisation. Ainsi, le ton de sa première réplique le rythme et le lexique de la tragédie, avec l’invocation  au destin, « Ô Ciel ! », suivie d’un alexandrin : « ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! » Il met aussi en valeur sa douleur, plaignant le « pauvre Géronte » et son « infortune ».

La réaction de Géronte, « courant après Scapin » et l’« arrêtant », prouve la réussite de cette première stratégie : il a bien été pris au piège.

Un récit dramatique (de « Monsieur... » à ... « ... que deux heures. »)

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Le récit, jouant sur l’effet de contraste, confirme tout l’art de Scapin.

      En poursuivant son affolement feint, avec des répliques entrecoupées qui retardent l’annonce, Scapin l’ouvre sur une hyperbole particulièrement inquiétante : Léandre « [e]st tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde. »

        Cependant, la tirade qui suit n’offre rien d’inquiétant, bien au contraire. Tous les détails, donnés en abondance, illustrent une scène heureuse, inspirée de la mode des « turqueries », exotisme qui fascine au XVIIème siècle. Le lieu de la réception est « une galère turque assez bien équipée », et l’hôte est charmant : « Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main », « il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation ». Cette réception elle-même offre tout un luxe, souligné par les superlatifs : « nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde. » D’où l’étonnement de Géronte : « Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ? »

      Mais Scapin a soigneusement ménagé ses effets, et sa seconde tirade s’oppose brutalement à la première en posant la terrible menace, fondée sur la piraterie alors pratiquée en Méditerranée : « si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va nous emmener votre fils en Alger. » La rançon exigée est importante, « cinq cents écus » (environ 14000 euros), et la négation restrictive accentue l’urgence de la situation : « il ne m’a donné pour cela que deux heures. »â€‹

L'art de convaincre et de persuader (de « Ah! le pendard... » à ... « ... ne devinait pas ce malheur. »)

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Scapin connaît son maître, et sait très bien que, par avarice, il ne peut accepter facilement ce chantage : c’est ce que confirment les objections que multiplie Géronte. Il lui fait donc trouver des arguments convaincants, et les présenter habilement.

L’appel à l’amour paternel

Il met d’abord en avant l’amour attendu d’un père pour son fils, argument préparé au début du récit. Il y a accusé Géronte en faisant de la promenade « sur le port » le moyen de « divertir » Léandre : « Je l’ai trouvé tantôt, tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit ». Il impose donc à Géronte le rôle d’un père prêt à tout sacrifier pour son fils : « C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse. »

Face aux réticences de son maître, il reprend cet argument, en peignant, sur un ton tragique son propre désespoir face à une situation qu’il dramatise : « Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle, on t’emmène esclave en Alger ! » Ce discours fictif adressé à son jeune maître lui permet aussi de lancer plus directement une accusation à ce père indigne, ainsi menacé d’un châtiment céleste : « Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu, et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père. »

L’évocation de la fatalité

Plusieurs des réponses de Scapin opposent aux reproches que Géronte adresse  à son fils un argument de nature religieuse. Léandre est présenté, en effet, comme la victime d’un destin inexorable : « Il ne songeait pas à ce qui est arrivé. », « Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. », « Il ne devinait pas ce malheur. », « on ne prévoyait pas les choses ». Notons que, par le pronom « on », Scapin répond aussi en son nom à la critique de son maître.

L’appel à la raison

Scapin doit ensuite répondre aux idées proposées par Géronte pour échapper au chantage.

  • Face à la première, « envoyer la justice après lui. », il formule un rejet brutal, fort ironique envers son maître : « La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ? »

  • La seconde révèle à la fois l’hypocrisie de Géronte, par son insistance, « Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle », et son égoïsme, car il n’hésite pas à sacrifier son serviteur, en lui demandant de se « met[tre] à [l]a place » de Léandre, jusqu’à ce qu’il ait « amassé la somme » voulue. Il est évident qu’il aura encore moins de désir de payer pour le rachat de Scapin que pour celui de son fils ! Mais, habilement, Scapin ne formule pas cette accusation mais fait appel à sa raison, à travers ses deux questions qui invoquent le peu de valeur d’un simple valet : « Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ? »

L'ultimatum (de « Songez, Monsieur... » à la fin)

 

Devant l’ultime dérobade de Géronte, vendre des « hardes […] aux fripiers » pour réunir cette somme, sur laquelle il insiste, Scapin riposte en soulignant l’urgence de la situation. Il répète le court délai, « il ne m’a donné que deux heures », « vous savez le peu de temps qu’on m’a donné », et lance une injonction suppliante : « De grâce, Monsieur, dépêchez. » Le choix du présent dans l’exclamation de sa dernière tirade rend encore plus pressante cette libération de Léandre : « à l’heure que je parle, on t’emmène esclave en Alger ! »

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Ainsi, Scapin a su utiliser tous les ressorts de la parole pour que son stratagème lui permette d’atteindre son but.

Un stratagème comique

Le comique de gestes

 

De façon explicite, les didascalies du début créent une situation cocasse, Scapin « courant sur le théâtre » en jouant l’aveuglement, poursuivi par le vieillard. Il est aussi possible au lecteur d’imaginer les gestes désespérés du valet, à travers ses exclamations tragiques, ses mimiques exagérées, son « visage affligé », et son essoufflement lors de l’annonce de l’enlèvement, marqué par les points de suspension. De même, il est aisé d’imaginer comment l’acteur qui joue Géronte peut accentuer, par sa gestuelle, ses mimiques et ses intonations, les lamentations répétées.

Mise en scène de la Compagnie Colette Roumanoff, 2016, Théâtre Fontaine

Mise en scène de la Compagnie Colette Roumanoff, 2016, Théâtre Fontaine

Le comique de mots

 

Molière, outre le langage habile de Scapin, choisit le comique de répétition, qui, en transformant, pour reprendre l’expression de Bergson dans Le Rire (1900), le personnage en « mécanique », le ridiculise en mettant en évidence ses obsessions. C'est l'effet produit par la reprise en écho du montant de la rançon, « GÉRONTE. –Tu dis qu’il demande…SCAPIN. – Cinq cents écus. GÉRONTE. – Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ? SCAPIN. – Vraiment oui, de la conscience à un Turc ! » La question de Géronte, « Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ? », permet à Scapin d’amplifier cette somme en la changeant en livres, accentuant ainsi le désespoir de son maître : « SCAPIN. – Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres. GÉRONTE. – Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ? »

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Le comique est encore plus immédiat dès la première répétition de la question désespérée, rythmée par ses sonorités, « Mais que diable / allait-il faire / dans cette galère ? », incessamment répétée avec une seule légère variante, « à cette galère ». Pour reprendre l’image de Bergson, celle du « diable à ressort » qui jaillit de sa boîte, le public rit lorsqu’il voit se réaliser la répétition qu’il attend.

Le comique de caractère

 

Bien évidemment, les gestes comme les paroles de Géronte font de lui une véritable caricature de l’avarice. Alors que Scapin s’efforce de faire naître en lui les sentiments d’un père envers son fils, il s’obstine à revenir sans cesse à ce qui est matériel, la « galère », les « cinq cents écus », en rejetant la faute sur son fils ou sur ce « traître » de Turc. Cependant, si cette obsession fait rire, Géronte n’est donc pas seulement un vieil avare, mais aussi un père indigne, allant jusqu’à imaginer la vente de « hardes », alors que, dans la suite de la scène, il avouera posséder cette somme : « je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or ». L’excès de douleur du personnage, jusqu’à l’égarement, suscite forcément le rire moqueur du public

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Le comique de situation

 

Pour Scapin, Géronte est son maître, qui a donc un pouvoir sur lui, comme il représente aussi, au XVIIème siècle, une autorité absolue pour son fils. Or, la scène détruit toute cette autorité, en le représentant comme totalement naïf, incapable de démasquer un mensonge. Scapin l’annonçait d’ailleurs déjà à Léandre dans la scène 4 : « quant au vôtre, bien qu’avare au dernier degré, il y faudra moins de façon encore ; car vous savez que pour l’esprit, il n’en a pas grâces à Dieu grande provision, et je le livre pour une espèce d’homme à qui l’on fera toujours croire tout ce que l’on voudra. » 

Mise en scène de Denis Podalydès à la Comédie-Française, 2017

Or, la construction du dialogue montre précisément comment le stratagème donne tout pouvoir à Scapin, inversant ainsi la hiérarchie sociale. Il amène Géronte exactement là où il veut, en le poussant dans ses derniers retranchements, ce que prouve la dernière réplique de cet extrait : « Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme. […] »

CONCLUSION

 

La réussite de Scapin ne sera complète qu’à la fin de la scène : il sera obligé de fournir encore bien des efforts pour que Géronte lui remette, avec force lamentations, la bourse avec les cinq cents écus. Le « stratagème » retrouve donc ici son rôle déjà observé chez Plaute : inverser la relation entre le serviteur et son maître sur lequel il prend l’avantage sur son maître. Il met en valeur l’esprit fertile en imagination, et la parole habile du serviteur, propre à duper un maître naïf. Mais la revanche est encore plus flagrante ici que chez Plaute, en raison de l’avarice de Géronte auquel il s’agit d’extorquer son précieux argent.

Mais, quand Molière choisit de mettre en scène un « stratagème », c’est surtout parce que cela lui offre le moyen de combiner toutes les formes du comique. Cependant, cela lui permet également de nous faire mesurer le désordre que l’obsession d’un père, qui préfère son argent à son fils, peut introduire au sein de la famille… Le « stratagème » n’est plus alors uniquement comique : l’illusion qu’il crée met en évidence une vérité, les dangers d’un matérialisme excessif.

Tony Johannot, « Géronte et Scapin », 1869. Gravure, in Oeuvres de Molière, édition Hetzel. BnF

Tony Johannot, « Géronte et Scapin », 1869. Gravure, in Oeuvres de Molière, édition Hetzel. BnF

VIDÉO : mise en scène de Jean-Louis Benoît à la Comédie-Française, 1998 

L’extrait étudié ne dure, dans la captation de la pièce, que 6 minutes 40 (de 52 minutes 50 à 58 minutes 10), mais cette brève durée permet tout de même d’observer les quatre composantes de la mise en scène.

Le décor

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Il est extrêmement dépouillé, les deux bittes d’amarrage illustrant un quai maritime, avec, en  fond de scène, un panneau beige qui remplace le décor du premier acte, le dessin d’une mer avec ses vagues, rappel du retour des deux pères d’un long voyage. Rappelons que la pièce se situe « à Naples ».

La dimension technique

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Nous sommes presque à la fin de l’acte II qui compte 8 scènes. Or, le metteur en scène a choisi de reproduire, par l’éclairage, les 24 heures de durée imposée par la règle classique de l’unité de temps. C’est ce qui explique un éclairage réduit, qui se centre sur les deux personnages, comme pour mettre en valeur la confrontation.

Les costumes et accessoires

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Malgré l’appellation « seigneur Géronte », son costume, sa coiffure peu soignée, son bonnet ridicule, le fait qu’il transporte lui-même ses deux valises et le tonnelet sur son dos, sont loin de suggérer une richesse, bien au contraire. Certes, nous pouvons penser à un costume adapté au voyage qu’il vient de faire, mais il révèle aussi le peu de dépenses effectuées pour son apparence. L’apparition de Scapin en chemise, sans souliers, vise à donner crédit à la situation imaginaire, en suggérant que lui aussi a été dépouillé par ce Turc.

Le jeu des acteurs

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          Les déplacements soutiennent la vivacité du dialogue, et le jeu de Scapin, s’adressant au public pour demander « N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ? » illustre la double énonciation propre au théâtre.

         La gestuelle accompagne les moments forts du passage, par exemple quand Scapin s’agenouille pour implorer le secours de Géronte, ou quand celui-ci, solennellement, lui tend la « clé » qui doit le conduire à l’argent. Le metteur en scène l’a également utilisée pour renforcer le comique de la répétition « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », puisque l’énervement de Géronte va croissant, jusqu’à tenter d’étrangler le valet messager de cette horrible nouvelle. Le metteur en scène ajoute un jeu de scène, quand Scapin profite du dos tourné de son maître pour boire au tonnelet, peut-être pour montrer que, si le stratagème est mis au service de son jeune maître Léandre, le valet n’oublie pas d’en tirer un profit personnel.

       Les mimiques sont particulièrement expressives, qu’il s’agisse des larmes, de l’affliction ou de la colère, peintes sur le visage de Géronte, ou de celles de Scapin. On observe, notamment, la façon dont l’acteur met en évidence le jeu du contraste, constaté lors du récit de l’enlèvement, en accentuant son air désespéré alors même qu’il évoque une aimable réception.

       Enfin, les intonations suivent toutes les nuances du dialogue, à commencer par la façon dont Scapin alterne la prière, l’appel à la logique, et dramatise la situation, par exemple quand il s’adresse à Léandre pour accuser son père. De même, dans le rôle de Géronte, l’acteur passe incessamment de la plainte à la colère. L’hypocrisie du personnage ressort tout particulièrement des inflexions doucereuses de sa voix quand il demande à Scapin de prendre la place de son fils.​

LECTURE CURSIVE : La Farce de maître Pathelin, vers 1456-1460, extraits 

Farce

Pourquoi proposer deux extraits de La Farce de Maître Pathelin en lecture cursive, associée à l’explication des Fourberies de Scapin de Molière ?

La farce médiévale

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La « farce » fait, au Moyen-Âge, la transition entre l’héritage comique de l’antiquité et le théâtre des XVIème et XVIIème siècles, en puisant aussi dans les traditions populaires, telle la « Fête des Fous ».

L’Église chrétienne a pourtant, au début du Moyen-Âge, combattu le théâtre, mais, devant la persistance du désir de « spectacle » chez les fidèles, elle le reprend en le mettant au service de la religion, par exemple avec les « mystères » et les « miracles » : ils mettent en scène les textes sacrés ou la vie des saints. Joués au début à l’intérieur des églises, ils en sortent sur les parvis. S’introduisent alors dans ces représentations des sortes d’intermèdes qui allient fonction morale et fonction comique. C’est de là sans doute que vient le terme « farce », d’origine culinaire, pour désigner « ce qui sert à remplir ». Nées au XIIème siècle, ce sont de courtes pièces, en vers octosyllabiques le plus souvent, avec très peu de personnages, deux ou trois. Se plaisant à parodier, à caricaturer, la farce emprunte également ses personnages et ses sujets aux récits des fabliaux, et son langage, populaire jusqu’à la grossièreté, comme sa mise en scène, avec cabrioles et pirouettes, doivent beaucoup aux jongleurs et bateleurs des foires.

Pour lire les extraits

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Présentation de La Farce de Maître Pathelin

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Restée anonyme, La Farce de Maître Pathelin, entre 1456 et 1460, est la plus longue des farces, avec 1605 vers. Elle combine deux péripéties, qui permettent de soutenir le dicton : « À trompeur, trompeur et demi. »

Elle joue donc sur le double rôle du stratagème : dans les deux cas, il permet de tromper. Mais, quand Pathelin, avocat sans le sou, l’utilise pour acheter du drap à un marchand, Guillaume Joceaulme (acte I), et, aidé par son épouse, Guillemette, se fait passer pour malade, aux portes de la mort, pour ne pas payer ce qu’il doit (extrait de l’acte II, scène 3), le stratagème, qui permet le vol, est une pure malhonnêteté. En revanche, quand le berger Aignelet, auquel l’avocat à conseillé de se contenter de répondre « Bée », lors du procès qui l’oppose à maître Guillaume, dont il a égorgé des brebis à son profit, reprend ce même stratagème pour ne pas payer les honoraires de Pathelin (acte III, scène 5), il lui donne une leçon utile, imposant une vérité : un trompeur peut toujours trouver meilleur trompeur que lui, donc recevoir la punition de sa faute.

Premier extrait : acte II, scène 3

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Si maître Pathelin a su tromper le marchand drapier, sa femme, Guillemette, a été à bonne école : elle met tout en œuvre pour faire croire à la grave maladie de son époux, ses prières d’abord : « Par charité,/Parlez plus bas. » Elle souligne, en reprenant le drapier à témoin, tous les signes, affichés par Pathelin,  qui viennent prouver cette maladie : «  Voyez, rien / Las ! contre un tel mal. », « Tant tourmenter le pauvre monde ! / Vous voyez qu’il n’a l’esprit sain. / Il vous prend pour le médecin. » 

Une mise en scène d'Axel Joucla, avec la compagnie Présence 

Face à ce stratagème, savamment mis en scène, le drapier, après avoir multiplié les protestations et les réclamations, est contraint de renoncer. Les deux complices ont même réussi à le faire douter de sa propre raison, « car je sais / Que nous marchandâmes ensemble / Tantôt, — du moins il me le semble, — / Ou j’ignore ce que ce fut. », en  le convainquant de folie : « Vous n’êtes pas bien en mémoire. / Sans faute, si me voulez croire, / Vous irez un peu reposer. […]»

Pierre Levet, « Le procès », gravure in  La Farce de Maistre Pathelin, vers 1489. BnF

Pierre Levet, « Le procès », gravure in  La Farce de Maistre Pathelin, vers 1489. BnF

Second extrait : acte III, scène 5

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Toute la scène se fonde sur le comique de cette ridicule répétition de « Bée », conseil donné par l’avocat Pathelin à son client, qui lui a permis d’échapper au procès, mais qui, ici, inverse la situation, en vengeant en quelque sorte le drapier trompé dans les actes précédents. C’est Pathelin qui, à présent, multiplie les réclamations, en gradation jusqu’à la menace : « J’en jure : à moins que t’envoler,/ Tu payeras. » Peu à peu, maître Pathelin, l’expert en stratagèmes, en arrive à s’interroger : « Est-ce qu’il m’ose / Jouer ? / [Se parlant à lui-même.] Quoi ! n’aurai-je autre chose / De lui ? Comment ! »

Mais il est finalement amené à tirer lui-même la « morale » de la farce, dans l’aparté final, à travers une métaphore animale qui souligne l’inversion, « Il a raison. / L’oison mène l’oie aux prés paître. », appliquée ensuite à sa propre situation : « Des trompeurs je me crus le maître, / Qui baillent des mots en payement / À rendre au jour du Jugement ; / Et ce berger des champs me passe. » Notons que cette morale se charge d’un sens religieux, puisqu’elle ouvre sur une menace : les trompeurs devront « rendre » des comptes devant Dieu « au jour du Jugement » dernier. Son ultime menace lancée au berger, « faire venir / Un bon sergent » reste sans valeur vu la pirouette finale du berger, retrouvant la parole pour s’enfuir.

Étude transversale : Formes et enjeux du stratagème - comédie et tragédie au XVIIème siècle 

Pascal dans ses Pensées dit «L’homme n’est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et envers les autres » (Pensée 100). Le stratagème, un des nombreux synonymes de « ruse », est une réalité connue depuis la création de l’univers. Comment ignorer cette conduite qui a marqué l’origine de l’humanité sur la terre, depuis le texte biblique : la tentation rusée de Satan a causé l’expulsion d’Adam et d’Eve du paradis ? Et, avec la connotation militaire prise par ce terme, comment ne pas penser à la Guerre de Troie, où les Grecs remportent la victoire grâce au stratagème du « cheval » ?

À cela s’ajoutent, au XVIIème siècle, les codes d’une société, l’idéal de « l’honnête homme », qui oblige souvent à adopter un masque, multipliant ainsi les conduites trompeuses et les formes prises par l’hypocrisie. Rien de surprenant, donc, que ce thème s’impose dans le théâtre du XVIIème siècle qui proclame son souhait de lier « plaire » et « instruire ».

Les formes du stratagème 

Les stratagèmes imaginés par les personnages sont multiples, et il est impossible de tous les observer. En nous limitant, arbitrairement, à deux comédies de Molière, Les Précieuses ridicules et Le Bourgeois gentilhomme, et à deux tragédies de Racine, Phèdre et Mithridate, nous analyserons la façon dont, tantôt ils reposent surtout sur l’intrigue elle-même, tantôt ils imposent une manipulation par les discours habiles.

Du "théâtre dans le théâtre"

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Dans de nombreuses comédies, le stratagème consiste en un déguisement, créant ainsi une mise en abyme.

Mascarille et Jodelet : Pierre Brissart, Frontispice des Précieuses ridicules, édition de 1682

Cela ressort clairement de l’échange entre Du Croisy et La Grange dans la scène d’exposition des Précieuses ridicules, ou celui-ci, furieux, annonce sa vengeance du mépris dont ont fait preuve, envers eux, Cathos et Magdelon : « si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde. » Il ne donne aucune précision sur le rôle qu’il va accorder à son valet, mais le public comprend le stratagème dès l’apparition sur scène du « marquis de Mascarille », avec d’ailleurs l’insistance sur son costume, ses « plumes », sa « petite oie »…, suivi du « vicomte de Jodelet ». En déshabillant leurs valets, roués de coups de bâton, La Grange et Du Croisy leur ôtent leur rôle d’acteurs, mettant fin à cette pièce de théâtre enchâssée dans l’intrigue, ce que souligne Magdelon : « Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite. »

Pour lire les extraits de Molière

Pierre Brissart, Frontispice des Précieuses ridicules, éd. de 1682 

Pierre Brissart, Frontispice du Bourgeois gentilhomme, éd. de 1682 

Pierre Brissart, Frontispice du Bourgeois gentilhomme, éd. de 1682 

Dans Le Bourgeois gentilhomme c’est aussi le déguisement, imaginé par le valet Covielle, qui dénoue l’intrigue en permettant à son maître, Cléonte, d’épouser Lucile, la fille de monsieur Jourdain, qui le rejette parce qu’il n’est pas « gentilhomme ».Ainsi, il met en place une « turquerie », lui-même étant déguisé pour jouer le rôle d’ambassadeur, venu demander à monsieur Jourdain la main de sa fille pour le fils du « Grand Turc », en fait Cléonte déguisé. Monsieur Jourdain lui-même prend sa part au stratagème, en étant officiellement nommé « mamamouchi », et, dès que Lucile reconnaît Cléonte, le dénouement peut avoir lieu.

La manipulation par la parole

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Mais rien ne serait possible si la parole ne venait pas soutenir de tels stratagèmes. C’est parce que Mascarille imite le langage précieux, à grand renforts de métaphores et jusqu’à déclamer un « impromptu » qu’il a composé, que son déguisement devient crédible aux yeux des deux filles.

Dans Le Bourgeois gentilhomme, la place accordée au langage dans le stratagème est encore plus complexe, car il vise à séduire monsieur Jourdain en incarnant sa chimère nobiliaire.

          C’est le cas pour Covielle, qui prend soin d’ouvrir son discours par une flatterie appuyée, en prétendant avoir bien connu le père de monsieur Jourdain, « un fort honnête gentilhomme ». En répondant ainsi au désir de ce bourgeois, il lui suffit de quelques mots dans une langue turque de fantaisie pour parachever le stratagème.

         Mais c’est encore plus flagrant dans le rôle joué par Dorante, comte mais désargenté. Pour soutirer à monsieur Jourdain l’argent qui lui permettra d’épouser la marquise Célimène, il feint, par « amitié », de se faire le porte-parole du bourgeois qui, lui aussi, voudrait séduire Célimène. Il dupe donc deux personnes à la fois. Son stratagème repose sur une parfaite connaissance de la psychologie de monsieur Jourdain, comme l’a d’ailleurs parfaitement compris son épouse : « Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent. », « toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler ». L’exemple du diamant offert à Célimène montre bien la stratégie de Dorante : il lui faut à la fois mentir tout en flattant, mais aussi, comme nous le prouvent les apartés dans la scène 19 de l’acte II, veiller à ce que monsieur Jourdain ne le trahisse pas.

Dans la tragédie

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Si, dans la comédie, le stratagème – quelque blâmable qu’il puisse être – conduit à un dénouement heureux, son usage dans la tragédie est bien plus sombre, car l’imposture, le mensonge, la dissimulation peuvent conduire à la mort.

Dans Phèdre, par exemple, l’annonce du retour de Thésée dans la scène 2 de l’acte III provoque l’angoisse de l’héroïne car, croyant son époux mort, elle a avoué à son beau-fils, Hippolyte, son amour. Comment survivre s’il la dénonce à son père ? Sa nourrice et confidente Œnone lui offre alors un stratagème, la calomnie : « osez l’accuser la première / Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui. / Qui vous démentira ? Tout parle contre lui ». Certes, Racine prend soin de faire exécuter cette calomnie par Œnone, car elle serait indigne de son héroïne – qui la cautionne cependant –, mais elle n’en est pas moins terrible. C’est elle, en effet, qui conduit Thésée, en proie à une violente colère, à maudire son fils en implorant l’appui de Neptune. Ce dieu d’ailleurs participe au stratagème, puisqu’il ne ramène pas Thésée à la raison, mais obéit à sa prière : Hippolyte meurt, Œnone, face au rejet de la reine, se suicide, et Phèdre elle-même s’empoisonne…

Pour lire les extraits de Racine

La force que prend la dissimulation est accentuée dans la tragédie, car elle est mise au service des plus noirs desseins, comme celui du roi Mithridate face à Monime, la princesse qu’il doit épouser, mais dont ses deux fils, Pharnace et Xipharès, sont amoureux, Monime, de son côté, aimant le seul Xipharès. Le roi est un maître en dissimulation : le « rapport fidèle » de sa mort est, en réalité, faux : « Vous avez cru des bruits que j’ai semés moi-même », explique-t-il à ses fils à son retour. Il s’agit, en fait, d’un habile stratagème pour mieux repartir en guerre contre les Romains et, surtout, pour mesurer la fidélité de ses fils : « Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre ? / L’un et l’autre à la reine ont-ils osé prétendre ? » D’où un second stratagème, face à Monime, qui consiste à prêcher le faux pour savoir le vrai, « piège » indigne d’un roi, certes, mais que Racine s’emploie à justifier comme un châtiment mérité par les coupables : « S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux. / Trompons qui nous trahit : et pour connaître un traître, / Il n’est point de moyens… » Son discours est doublement habile, admettre d’abord que la différence d’âge lui fait renoncer au mariage, feindre ensuite la colère contre Pharnace pour lui proposer d’épouser Xipharès, c’est-à-dire celui qu’elle aime et qui l’aime… 

Le roi MIthridate. Gravure du XIXème siècle

Mithridate.jpg

 Dans un premier temps, Monime reste méfiante, d’où une nouvelle feinte de Mithridate, qui interprète son refus comme la preuve d’un amour secret pour Pharnace, avec qui il lui propose alors de l’unir. Cette succession de feintes construit un piège autour de Monime : « En quelle extrémité, seigneur, suis-je réduite ? / Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser / Qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer. » Arrive alors l’aveu espéré par Mithridate. 

Les enjeux du stratagème 

"Plaire" : le divertissement

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La réalisation du stratagème exige une habileté de la part du « trompeur », qui l’oblige à devenir un « acteur » accompli : les mimiques, les regards, les gestes, les inflexions de la voix, tout doit être mis au service de l’illusion.

        Dans la comédie, un tel brio entraîne forcément le plaisir du spectateur, surtout quand le stratagème réussit : comment ne pas rire de la confusion de Cathos et de Magdelon devant leurs deux prétendants déshabillés honteusement ? comment ne pas rire de la mascarade joyeuse quand monsieur Jourdain se trouve intronisé « mamamouchi » solennellement ?

        Dans la tragédie, le stratagème contribue également aux deux objectifs que lui assignait Aristote : susciter « la terreur » et « la pitié ». Terreur de voir comment une habile calomnie peut aveugler un roi, qui devient alors victime du dieu qu’il implore ; pitié de voir le sort qu’elle entraîne pour l’innocent Hippolyte, ou celui qui accable Monime, dupée par la duplicité d’un roi machiavélique.

"Instruire" : la fonction morale ?

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Quel que soit l’objet du stratagème ou les procédés mis en œuvre, il y a toujours l’intention de tromper, donc il paraît difficile de considérer qu’il puisse transmettre une « morale ». Il oppose, en effet, la vérité, la transparence de l’être, et le mensonge, puisqu’il crée une illusion.

Pourtant, si l’on reprend l’exemple de Molière, là où les discours raisonnables échouent, tels ceux de Mme Jourdain ou de Nicole, ou le plaidoyer de Cléonte, dans Le Bourgeois gentilhomme, le stratagème, lui, réussit à permettre le mariage répondant à l’amour sincère des deux jeunes gens. De même, dans la tragédie, le dénouement, même au prix d’un stratagème immoral, ramène l’ordre troublé par des passions condamnables : dans Mithridate, la mort du roi, leur rendant justice, permet finalement à Monime et Xipharès de s’aimer.

L'élaboration du stratagème

stratageme et morale

Pour résoudre ce paradoxe, il convient donc d’analyser deux points spécifiques :

         Quelle motivation pousse le trompeur ? Si, par exemple, Dorante, qui ne cherche, par sa flatterie et ses mensonges, qu’à obtenir de l’argent, est blâmable, le stratagème du valet Covielle, qui souhaite aider son maître – en s’aidant lui-même car il espère bien épouser Nicole, la servante de M. Jourdain – est louable. En fait, les plus faibles, les valets, les fils et filles soumis à la puissance paternelle, n’ont parfois que le stratagème pour atteindre un but juste. Dans de tels cas, le stratagème, non seulement vient prouver les capacités intellectuelles du personnage, mais rétablit un ordre juste là où la société impose une domination injuste.

         Sur qui s’exerce le stratagème ? Souvent, en effet, le « trompé » mérite de l’être. Même si, par exemple, nous jugeons cruelle, car humiliante, la vengeance exercée par La Grange et Du Croisy contre Cathos et Magdelon, ces deux précieuses, sottes et méprisantes, ne la méritent-elles pas ? Il n’est guère possible de les plaindre, pas plus que de plaindre M Jourdain, aveuglé par son désir de noblesse, qui le rendrait capable d’empêcher le bonheur de sa fille. En revanche, face à Monime, captive et soumise au pouvoir arbitraire du roi Mithridate, le stratagème du roi Mithridate est pleinement coupable, car il s’exerce contre une victime innocente.

Tout dépend donc de l’usage qui est fait du stratagème, de l’intention qui le guide et de l’espace de liberté qu’il ouvre aux plus faibles.

Explication 3 : Molière, Dom Juan, 1665, acte V, scènes 1 et 2, juqu'à "Quel homme :" 

Pour lire l'extrait

Dom Juan

Après la censure de Tartuffe, imposée par le parti religieux, alors puissant, c’est sur la comédie suivante de Molière, Dom Juan, qu’elle s’abat, en 1665. Non pas tant à cause de l’image traditionnelle de ce héros séducteur sans scrupules, emprunté à l’espagnol Tirso de Molina, que pour le libertinage qui l’amène à résister à toute puissance religieuse, telle les manifestations surnaturelles de la statue du Commandeur, qu’il a tué et qui le menace de sa vengeance.

Dans la scène 6 de l’acte IV, le héros, face aux violents reproches de son père, Don Luis, contre ses « déportements », « un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature », fait preuve d’insolence. Il se contente de l’inviter à s’asseoir, allant jusqu’à déclarer, après son départ : « Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. » D’où le coup de théâtre quand l’acte V s’ouvre sur un changement total, la « conversion » du héros. Mais la scène suivante dévoilera l’habile stratagème, dont nous étudierons la forme et le rôle que lui accorde Molière.

Pierre Brissart, Frontispice de Dom Juan, éd. de 1682 

Pierre Brissart, Frontispice de Dom Juan, éd. de 1682 

La forme du stratagème : l'hypocrisie religieuse 

C’est par la tirade qui affirme sa conversion que Don Juan met en place le stratagème qui lui permet de se concilier son père qui, ne l’oublions pas, est « gentilhomme », donc peut lui nuire dans le monde, et même le déshériter. Elle est rigoureusement construite, et chaque terme est choisi pour rendre crédible ce changement.

Le repentir

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En digne dévot, proche de la conception janséniste, Don Juan représente son « changement » comme une grâce reçue indépendamment de sa volonté, un miracle donc accompli par « le ciel », terme répété : « le ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde », « « Il a touché mon âme et dessillé mes yeux. » Pour prouver son repentir, il confesse ses fautes, en les amplifiant volontairement par ses choix lexicaux : il parle d’abord d’« erreurs », puis de « long aveuglement », ensuite de « désordres criminels », pour finir par le mot « abominations ». Il insiste enfin sur la force de ce repentir, qui l’a ramené à la vérité : «  je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été ». En parfait chrétien, il explique s’être livré à une méditation de contrition, qui l’amène à reconnaître la toute-puissance divine : « [je] m’étonne comme le ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. »

Le repentir de Don Juan, V, 1. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

Le repentir de Don Juan, V, 1. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

La promesse

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Dans un second temps, pour donner plus de crédit à cette conversion, Don Juan s’engage à se racheter en menant une autre vie : « réparer par là le scandale de mes actions passées ». Il réaffirme donc son « changement », sachant très bien qu’il est si « soudain » qu’il peut paraître suspect. C’est pourquoi, il en fait d’abord l’objet d’une action de grâce : « Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes ». Puis, il se présente comme totalement soumis à la puissance divine : « m’efforcer d’en obtenir du ciel une pleine rémission ». Cependant, une affirmation laisse planer un doute sur l’intention réelle du héros : « je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie ». Cette conversion ne serait-elle pas, en réalité, un moyen adroit de poursuivre son libertinage, sans risques, car protégé par l’apparence du respect religieux ? Ne s’agit-il pas, avant tout, de se protéger des critiques « du monde », aisément trompé par une apparence dévote ? C’est ce qui explique la prière adressée à son père, pour mieux afficher cette apparence, de lui fournir un directeur de conscience : « une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer ». Comment ne pas penser ici au personnage de Tartuffe, guidant Orgon, mais image de la fausse dévotion ?

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Action de grâce, confession sans détours, prière de rémission, promesse de rachat, Don Juan a su reprendre tous les aspects de la parfaite dévotion, imités par le langage adopté.

Deux dupes du stratagème 

Un père abusé

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L’expression du doute

Les questions en gradation de Don Luis sont à la fois le signe de sa joie, « Quoi ! mon fils, serait-il possible que la bonté du ciel eût exaucé mes vœux ? », mais aussi des doutes légitimes que lui inspire « la nouveauté surprenant d’une telle conversion », réitérés. Nous notons, en effet, l’opposition entre la vérité et le mensonge : « Ce que vous me dites est-il bien vrai ? Ne m’abusez-vous point d’un faux espoir […] ? » Il fallait donc bien un long plaidoyer de Don Juan pour lui apporter l’« assurance » demandée par son père.

L’amour paternel

La réaction de Don Louis après ce discours révèle une émotion qui, aux yeux du public, ne peut que souligner la cruauté du stratagème de son fils. La répétition de ce lien du sang, « mon fils », soutient les sentiments paternels exprimés avec intensité, par l’exclamation, l’injonction et le lexique hyperbolique : « Ah ! mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée […] ! », « Je ne me sens pas, je l’avoue ; je jette des larmes de joie », « Embrassez-moi, mon fils », « j’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis ».

Le pardon d'un père, V, 1. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

Un pardon chrétien

Les adverbes temporels, « vite » et « déjà », insistent sur le pardon qu’il accorde, de même que les verbes, tous propres à nier la faute : « les offenses d’un fils s’évanouissent », « Je ne me souviens plus », « tout est effacé ». Notons aussi le decrescendo lexical dans sa triple affirmation : le mot « offenses » est atténué par « déplaisirs », puis disparaît totalement dans le pronom indéfini, « tout ».

Par ce pardon, Don Luis montre le visage du véritable chrétien, pour lequel le « repentir » suffit à obtenir la miséricorde. C’est d’ailleurs à la prière qu’il fait référence, à plusieurs reprises, d’abord celles pour implorer l’appui divin, « je n’ai plus rien désormais à demander au ciel », puis celles de remerciements : « rendre grâces au ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer. » Mais les doutes sont-ils totalement levés ? Don Luis formule tout de même une ultime exhortation : « persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. »

Le pardon d'un père, V, 1. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

Le valet dupé

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Sganarelle a une parfaite connaissance de son maître, aussi bien dans tous ses abus de séducteur que dans son mépris et son rejet de toute dimension religieuse. Son enthousiasme, le fait qu’il soit, à son tour, dupé par la tirade de son maître, confirme l’habileté dont Don Juan a su faire preuve : « Ah ! monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j’attendais cela, et voilà, grâce au ciel, tous mes souhaits accomplis. »

Or, si Don Juan a parfaitement joué son rôle vis-à-vis de son père, il n’a aucun profit à en tirer de la part de son valet, d’où son insulte brutale : « La peste le benêt ! » Il peut donc jeter le masque, en se moquant de la naïveté de Sganarelle – qui reproduit celle de son père – et en avouant, sans le moindre scrupule, sa dissimulation : « Quoi ! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d’accord avec mon cœur ? » La réplique finale de Sganarelle, entrecoupée de points de suspension qui laissent les phrases inachevées, « Quoi ! ce n’est pas… Vous ne… Votre… », souligne son blâme. Cependant la triple exclamation, en aparté, « Oh ! quel homme ! », laisse planer une ambiguïté : souligne-t-elle l’indignation, faisant ainsi de la fausse dévotion le comble de la critique de Don Juan ? Ou bien, cache-t-elle une secrète admiration du valet, lui-même peureux, face à l’audace de ce maître grand seigneur ?

L'étonnement de Sganarelle, V, 2. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

L'étonnement de Sganarelle, V, 2. Mise en scène de la Compagnie Anne Roumanoff, 2016

CONCLUSION

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Dans cet extrait, la fonction du stratagème n’est plus vraiment de provoquer le rire. Si, en effet, la naïveté de Sganarelle peut encore faire sourire, ce n’est plus du tout le cas de celle de Don Luis, dont la sincérité et l’amour paternel s’opposent au mensonge et à l’absence de scrupules de son fils. Il s’agit donc, pour Molière, en faisant parfaitement jouer à son personnage le rôle du faux dévot, de dénoncer l’hypocrisie, ce masque cynique adopté par ceux qui espèrent bien en tirer profit. Le stratagème fait donc ressortir l’opposition, face à la vertu, honneur familial, dignité et mérite personnel, le vice du libertin, qui semble triompher aisément.

Pour rétablir la morale, il faudra le dénouement, l'intervention céleste qui inflige un terrible châtiment à Don Juan.

LECTURES CURSIVES : Musset, Lorenzaccio, 1834, et Hugo , Ruy Blas, 1838 

Pour lire les extraits

La nature même du drame romantique explique le rôle accordé au stratagème, à la fois comme ressort essentiel de l’intrigue, héritage des péripéties du mélodrame, et comme donnée fondatrice du personnage, auquel il prête de douloureux dédoublements. 

Les extraits de Lorenzaccio

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Premier extrait : acte III, scène 3

Dans ce dialogue de Lorenzo, cousin du duc Alexandre de Médicis, tyran qui règne sur Florence, avec le républicain, Philippe Strozzi, le héros explique le stratagème adopté pour libérer sa patrie. Pour atteindre son objectif, tuer le duc, il en est devenu le compagnon, partageant ses débauches pour supprimer toute méfiance : « Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui porté par les larmes des familles ; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. » Mais ce stratagème, le masque ainsi porté par feinte, est précisément la cause du douloureux sentiment de sa propre corruption : « J’étais pur comme un lis, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n’en parlons pas. Tu dois comprendre ce que j’ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l’appareil impunément. » Cet aveu révèle que ce masque a fini par coller à la peau de Lorenzo, pris en quelque sorte au piège de son propre stratagème, dont il annonce, cependant, le succès : « Tu sauras seulement que j’ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain lieu d’où il ne sortira pas debout. »

Le duc Alexandre et Lorenzo : deux compagnons de débauche

Le duc Alexandre et Lorenzo : deux compagnons de débauche
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Pour illustrer le meurtre du duc. Gravure, BnF

Second extrait : acte IV, scène 9

Il doit aussi préparer chaque geste, en tenant compte des obstacles possibles. Déjà, nous avons appris, dans une scène précédente, qu’il a réussi à dérober la « cotte de mailles » prudemment portée par le duc. Reste à empêcher le duc de se servir de son épée en prévoyant de « rouler autour de la garde » le « baudrier », bande de cuir qui, de l’épaule à la hanche, la soutient. 

Un dernier point reste à préparer comme pour les acteurs d’une pièce de théâtre : les déplacements, les gestes et la position de chaque participant à cette scène. D’où l’interrogation et les prévisions introduites : « S’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis ou debout ? Assis plutôt. », « Je commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons. Je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. J’irai à lui tout droit. »

Ce meurtre doit être accompli, d’où cette attentive préparation, car c’est le seul fait qui peut justifier le stratagème dans lequel Lorenzo s’est engagé, en lui apportant une réhabilitation, en rétablissant son image, pas tant aux yeux d’autrui qu’à ses propres yeux.

Les extraits de Ruy Blas

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Premier extrait : acte I, scène 4

L’intrigue même du drame de Victor Hugo, Ruy Blas, repose sur le stratagème, digne des plus sombres mélodrames, élaboré par Don Salluste pour se venger de la reine qui lui a imposé l’exil. Il se fonde sur le rôle qu’il va amener son laquais, Ruy Blas, à jouer, en suivant le plan soigneusement mis en place dans ce dialogue.

         Il lui faut d’abord vérifier que personne ne sait que Ruy Blas est son laquais : « Personne en ce cas au château / Ne vous a vu porter cette livrée encore ? » C’est indispensable, puisque Ruy Blas va changer de rôle, d’où le changement de costume à la fin de l’extrait, qui l’anoblit par le seul port de l’épée et de son propre manteau : « Il passe au cou de Ruy Blas l’écharpe à laquelle est attachée l’épée. Mettez-la donc. – Je veux en voir sur vous l’effet. / – Mais vous avez ainsi l’air d’un seigneur parfait ! »

        Mais sa préparation va encore plus loin, par le double document qu’il fait signer à Ruy Blas, dont nous pouvons supposer qu’ils joueront un rôle dans sa vengeance :

  • La feinte du premier est habile : en nommant « ma reine d’amour », la destinatrice qu’il désigne, il justifie, sous son apparence de sincérité (« Je ne veux rien vous taire ») l’appel adressé, comme nous le découvrirons à la fin du drame, à la reine d’Espagne. De même, un mensonge, « c’est mon nom d’aventure », justifie la fausse signature, et il efface vite l’objection de Ruy Blas sur l’écriture : « le cachet suffit. J’écris souvent ainsi. »

  • Le second billet est tout aussi habile, prévoyant une résistance future : après la promesse de lui « faire un destin plus large », comment un laquais pourrait-il refuser de lui signer un engagement de totale obéissance ? Et comment Ruy Blas, ignorant l’intention  du stratagème, pourrait-il se méfier ? Par la suite, il ne pourra plus nier sa complicité...

Cet extrait met donc en place une véritable mise en abyme, dans laquelle Don Salluste joue le rôle du metteur en scène, guidant son acteur, « stupéfait », car ignorant du stratagème.

Second extrait : acte I, scène 5

La scène 5 marque l’entrée de Ruy Blas dans le stratagème, toujours avec l’appui de Don Salluste, qui a réussi à le faire introduire à la cour. Mais Ruy Blas est encore novice : il faut donc, pour parfaire le stratagème, le rassurer en lui promettant son soutien, « Marchez les yeux bandés ; j’y vois pour vous, mon cher ! », dont le premier signe est d’ailleurs son rappel du protocole. 

Mais, en lui transmettant son ordre « de plaire à cette femme et d’être son amant », Don Salluste met en péril, sans le savoir, son stratagème : il ignore ce que montre pourtant le trouble de Ruy Blas lors de l’entrée de la reine, et qu’il a avoué dans une scène précédente, son amour pour elle. Toute l’intrigue peut, à partir de là, se dérouler, avec, comme horizon d’attente pour le public : l'amour de Ruy Blas pourra-t-il empêcher la réussite du stratagème ?

L'extrait mis en scène par Christian Schiaretti, TNP de Villeurbanne, 2012

Explication 4 : Beaumarchais, Le Barbier de Séville, 1775, acte I, scène 4, de "Ah ! si l'on pouvait..." à la fin 

Pour lire l'extrait

Beaumarchais
Figaro et le Comte : édition des Classiques français

Figaro et le Comte : édition des Classiques français

L’exposition du Barbier de Séville nous a déjà informé de l’amour du comte pour Rosine, et a annoncé des obstacles puisqu’il éprouve aussi le besoin de se dissimuler. L’entrée en scène de Rosine, dans la scène 3, confirme cette difficulté, en raison de la personnalité jalouse de son tuteur Bartholo. Mais l’action se noue quand Rosine laisse tomber de la fenêtre un papier, en prétendant que le vent l’a emporté, et elle s’accélère quand le Comte se précipite pour s’en emparer avant que Bartholo ne descende dans la rue.

La scène 4 s’ouvre sur un double portrait, de Rosine et de son vieux tuteur, qui laisse au Comte l’espoir de la conquérir. Mais, pour tromper la vigilance du barbon, encore faut-il trouver un stratagème, et c’est ce à quoi s’emploie le valet. La fin de l’extrait scelle l’accord entre Figaro et son maître, tout  en marquant l’inversion des rôles : le Comte se soumet à son valet.

Figaro, un stratège 

Dans sa « Lettre modérée » qui sert de préface à la comédie, Beaumarchais qualifie son héros de « machiniste », c'est-à-dire capable de machination, et, effectivement, c’est ce rôle qu’il endosse ici : « C’est ce à quoi je rêvais », « je cherche dans ma tête », « il me vient une idée ». Son projet repose sur une double stratégie.

Éliminer les opposants

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Pour faciliter l’entrée du Comte chez Bartholo, il est essentiel d’éliminer l’obstacle représenté par les domestiques. Les formules détournées, « si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens innocents… » et « il ne s’agit que de les traiter ensemble », sous-entendent que Figaro est prêt à se servir de ses compétences médicales pour les rendre malades. Notons, à  ce propos, la fierté du pouvoir que lui donne sa fonction d’apothicaire : le terme « ministère », pour désigner ce métier, prend souvent une connotation religieuse. 

Le déguisement

 

Le second moyen est traditionnel dans la comédie, trouver un déguisement qui permettra au Comte de voir Rosine : « Bon ! Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement ; il faudra bien qu’il vous héberge ». Mais Figaro l’élabore encore plus soigneusement, pour que le rôle soit crédible : « Il ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins… » Un bon stratège ne doit-il pas, en effet, tenir compte de la psychologie de l’ennemi ? Pour mieux endormir la méfiance de Bartholo, il faut que ce « cavalier » paraisse peu séduisant, incapable donc de séduire une jeune fille : « Pour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d’intriguer chez lui. »

Figaro, à la fin de l’extrait, s’impose en meneur de jeu. À l’objection du comte, « Mais ce médecin peut prendre un soupçon », il répond sans hésiter : « Il faut marcher si vite que le soupçon n’ait pas le temps de naître. » Il détermine ainsi, par avance, le rythme rapide de l’action, et son impératif, «  Présentez-vous », comme le futur de certitude, « il faudra bien », affirme sa puissance. Dans son affirmation, le pronom tonique le pose en maître de ce jeu : « et moi, je me charge du reste… »

La relation entre le valet et le maître 

Deux complices

 

Fort de sa certitude de pouvoir séduire Rosine, c'est le Comte qui lance l’idée d’un stratagème par son souhait : « Ah ! si l’on pouvait écarter tous les surveillants ! », « Pour douze heures seulement ! » Sa réaction indignée face à la première idée de Figaro, « Scélérat ! », ne dure guère d’ailleurs, et il n’insiste pas pour se démarquer de son valet. S’agit-il même d’une réelle indignation, ou d’une forme d’admiration devant l’audace ingénieuse de Figaro ? D’ailleurs, il entre pleinement dans le stratagème dès que Figaro lance sa seconde idée, comme pour la faciliter : « Le colonel est de mes amis ». Et son approbation se change en un véritable enthousiasme face aux réponses données par Figaro à toutes ses objections : « Excellent ! », « Supérieurement vu ! », « Tu as raison. »

Figaro et le Comte : mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles

Figaro et le Comte : mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles

L'insolence du valet

 

Sa certitude que ce rôle d’adjuvant le rend indispensable à son maître permet au valet de se montrer de plus en plus ouvertement insolent.

        Ainsi, déjà l’affirmation sous forme de vérité générale, « En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l’intérêt d’autrui », justifie, certes, le premier stratagème, empêcher les serviteurs d’intervenir. Mais ne révèle-t-elle pas aussi la psychologie de ce valet, car elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à son comportement vis-à-vis de son maître, fondamentalement intéressé : servir son amour ne peut qu’être utile au serviteur.        

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Émile Bayard, Le valet Figaro. éd. de 1876  du Barbier de Séville

      Mais c’est surtout dans son rôle de metteur en scène que Figaro en profite pour prendre l’ascendant sur son maître. Ses réponses à l’objection répétée du comte, «  À quoi bon ? » ou à sa suggestion « Mais que n’y vas-tu, toi ? », soulignent, à chaque fois, le manque de réflexion d’un maître dont il se moque nettement : « Ah ! oui, moi ! Nous serons bien heureux s’il ne vous reconnaît pas, vous qu’il n’a jamais vu. Et comment vous introduire après ? »

         Enfin il va jusqu’au bout de la manipulation dans la répétition du rôle qui impose à ce noble de jouer un homme du peuple, dans un état d’ivresse dégradant. Il procède habilement, par le défi lancé, « C’est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier… pris de vin… », que le Comte relève orgueilleusement,  « Tu te moques de moi », sans voir que la réelle moquerie est précisément ce rôle. Le valet se permet même de corriger son maître : « Pas mal, en vérité ! vos jambes seulement un peu plus avinées. (D’un ton plus ivre.) N’est-ce pas ici la maison… » Sa riposte finale au Comte, quand il remet en avant le statut social, « Fi donc ! tu as l’ivresse du peuple », forme la dernière insolence. En affirmant, « C’est la bonne ; c’est celle du plaisir. », il suggère que les nobles aussi s’enivrent, mais sans la moindre justification, ce qui est encore plus blâmable

CONCLUSION

 

Cet extrait précise les relations entre les personnages, tout en mettant en place le stratagème qui fonde l’intrigue de la comédie. Elle est, dans sa composition, tout à fait traditionnelle : un valet va aider son maître à obtenir celle qu’il aime en l’enlevant à un vieux barbon jaloux, en élaborant un habile stratagème, à la fois défensif et offensif.

Mais le rythme de la scène, l’échange vif des répliques, et, surtout, la personnalité du valet enrichissent cette tradition. En mettant en valeur les sentiments qui agitent le Comte, dépit, autorité impuissante, élans amoureux…, Beaumarchais renforce, en fait, le pouvoir qu’exerce sur lui Figaro, qui le manipule sans risques. De ce fait, il lui prête une insolence que n’avaient pas les valets de Molière, ni même de Marivaux, qui ne s’en prenaient pas au statut social. 

VIDÉO : mise en scène de Gérald Marti  au Théâtre royal de Bruxelles, 1997 

L'extrait correspondant au texte étudié dure, dans la captation vidéo, 2 minutes 39 (de 14 minutes 18 à 17 minutes 57), mais nous y retrouvons les quatre composantes de la mise en scène, précédemment observées.

Le décor

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Le centre du plateau de scène est occupé par la maison où logent Rosine et Bartholo, entièrement close et cernée d'une grille, ce qui illustre la difficulté d'y pénétrer. Les marches sur la gauche, comme les dénivelés à droite, figurent également le chemin à parcourir. 

La dimension technique

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La scène est vivement éclairée : la pièce est censée se dérouler à Séville, d'où le ciel bleu, lumineux. Notons aussi le projecteur braqué sur la porte, puisque tel est l'objet du stratagème : trouver le moyen d'entrer dans ce qui apparaît comme une forteresse défendue par le barbon Bartholo. 

Les costumes et accessoires

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Quelques détails, les bottes portées par Figaro, son gilet, ainsi que les catogans des coiffures renvoient, discrètement, à l'époque de la pièce. L'ample manteau  du Comte, de même que son large chapeau noir, se justifient par son désir de dissimuler son identité, puisqu'il est censé être « Lindor ».

Le jeu des acteurs

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          Les déplacements soutiennent le rythme accéléré du dialogue : les deux personnages sont sans cesse en mouvement, avec le souci, pour le Comte, de se dissimuler.

         La gestuelle est particulièrement marquée pour l'acteur qui joue Figaro. Chacune de ses affirmations est ponctuée par un geste expressif, notamment quand il s'agit de souligner sa force d'imagination, ou de renforcer un ordre donné. Nous notons aussi sa familiarité avec le Comte, qu'il entraîne par la main, ou saisit par les épaules. La gestuelle, lors de la répétition de la mise en scène du « cavalier », « pris de vin » met en valeur la différence entre le maître et le valet. Le Comte, certes, fait un effort pour jouer ce rôle, mais sa parodie reste bien faible comparée à la maestria du jeu d'acteur de Figaro, titubant sur scène. montré par Figaro. 

       Les mimiques reproduisent l'excitation qui saisit les personnages, Figaro pris par la création de son stratagème, le Comte réagissant à ses suggestions. Mais, à plusieurs reprises, le visage de Figaro marque une autorité qui contraste avec les moues sceptiques, ou l'air égaré de son maître. Ressort ainsi l'ascendant que le valet prend peu à peu sur lui

       Enfin, les intonations jouent ce même rôle, à commencer par le ton adopté par Figaro pour dicter ses ordre ou pour contredire le Comte. Comme pour la gestuelle, nous pouvons également observer le contraste entre le simple hoquet qui imite l'ivresse dans la bouche du Comte, face à l'exagération jouée par Figaro. 

Le jeu des acteurs traduit bien la contradiction mise en valeur dans cette scène entre la complicité qui unit les deux personnages dans le stratagème, et le statut social qui les sépare : ainsi est illustrée l'inversion du rapport de force.

LECTURES CURSIVES : Marivaux, L'île des esclaves, 1725 et Le Jeu de l'amour et du hasard, 1760 

Pour lire les extraits

L’île des esclaves : extrait de la scène 2

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Quatre personnages se retrouvent naufragés sur « l’île des esclaves », Iphicrate, maître d’Arlequin, et Euphrosine, maîtresse de Cléanthis. Dans cette île, un personnage, Trivelin, gère les relations, qui inversent les statuts sociaux, comme le prouve l’ordre donné à Arlequin, qui manifeste ouvertement sa joie : « Eh bien ! changez de nom à présent ; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé. » Il autorise ainsi le serviteur à prendre sa revanche sur son maître, mais l’invite à la modération : « Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu’on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. » Marivaux s’inscrit ainsi dans la tradition morale du XVIIème siècle, fondée sur le rejet de l’amour-propre, qui s’unit à la volonté chrétienne de remettre l’homme à sa juste place. 

Marivaux, L'Ile des esclaves, 1725

Dans ces extraits de L’île des esclaves et du Jeu de l’amour et du hasard, le stratagème, fondement de l’intrigue, est le même : l’inversion des rôles entre maître et valet. Mais l’intention en est bien différente

La longue tirade de Trivelin explique le bien fondé de ce stratagème et l’intention qui le guide, non pas une « vengeance », qui serait blâmable, mais un « cours d’humanité » : « Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire. » Il s’agit de faire vivre à Iphicrate ce qu’il a imposé à Arlequin. Face à sa volonté de « punir l’insolence de [s]on esclave », Trivelin lui rétorque « Votre esclave ? vous vous trompez, et l’on vous apprendra à corriger vos termes », et, devant son indignation, « Moi, l’esclave de ce misérable ! », il réplique « Il a bien été le vôtre. »

Bande-annonce de la mise en scène de Paulo Correia, 2011

L’inversion est donc dictée par un motif louable : non pas détruire les statuts sociaux, Marivaux n’y songe pas, mais amener à de plus justes rapports entre les privilégiés et leurs « inférieurs », à plus de respect de la dignité humaine, à plus de fraternité dans les relations humaines : « nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie. » En cela, il illustre bien les idéaux du siècle des Lumières.  

Le Jeu de l'amour et du hasard

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Premier extrait : acte I, scène 2

Monsieur Orgon a décidé de marier sa fille Silvia à Dorante… Mais celle-ci aimerait pouvoir juger par elle-même son futur époux. D’où le stratagème qu’elle imagine, changer de rôle avec sa suivante, Lisette : « si je pouvais le voir, l’examiner un peu sans qu’il me connût ! Lisette a de l’esprit, monsieur ; elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne. » Plus de revanche ici, ni de critique des statuts sociaux, mais seulement le désir d’être aimée pour son mérite personnel

Mise en scène de Jean Liermier, 2008

Les deux jeunes filles se réjouissent par avance de ce jeu de rôles, qui leur semble si plaisant à jouer. Mais, à travers l’aparté de Monsieur Orgon, « Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier. Elle ne s’y attend pas elle-même… », Marivaux installe un horizon d’attente : en quoi va donc consister ce « quelque chose de bien singulier » qui doit provoquer la surprise ?

Second extrait : acte I, scène 4

Le dialogue entre Mario, le frère de Silvia, et son père, complète l’inversion, fondement de l’intrigue, en annonçant : « Nous verrons Dorante aujourd’hui ; mais nous ne le verrons que déguisé. » La lettre lue ensuite révèle que le jeune homme a eu, en fait, la même idée que Silvia : « il m’a prié de lui permettre de n’arriver d’abord chez vous que sous la figure de son valet, qui, de son côté, fera le personnage de son maître. » En décidant, sur le conseil de Mario, de ne pas informer sa fille, monsieur Orgon permet donc à la « comédie » de se jouer sous les yeux du public, qui lui est averti, donc pourra se divertir de cette rencontre. Comme le déclare Mario, «  il faudra bien qu’ils se parlent souvent tous deux sous ce déguisement. Voyons si leur cœur ne les avertirait pas de ce qu’ils valent. Peut-être que Dorante prendra du goût pour ma sœur, toute soubrette qu’elle sera, et cela serait charmant pour elle. »

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Marivaux recourt donc, à nouveau à une mise en abyme, qui fonctionne comme une sorte d’épreuve : l’amour sera-t-il assez fort pour amener Silvia, tombée amoureuse de celui qu’elle croit être un valet, à accepter ce que lui dicte « l’amour », en transgressant les codes sociaux ? Et de même pour Dorante ?

Conclusion du parcours 

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le tableau

Bilan de l'étude : "Théâtre et stratagème" 

À la fin de ce parcours, il convient de s’assurer des connaissances acquises

  • sur le genre littéraire qu’est le théâtre et ses caractéristiques ; 

  • plus spécifiquement, sur la comédie et la tragédie ; 

  • sur les composantes de la mise en scène, indissociable de l’étude d’un texte de théâtre.

On s’assurera de la maîtrise de l’histoire littéraire, notamment sur le classicisme et ses exigences, sur le siècle des Lumières et les idéaux qu’il défend, enfin sur le drame romantique et ses héros.  

mise en scène
Conclusion

Enfin, on en profitera pour reprendre les acquis lexicaux, et les enrichir par une recherche des différentes connotations, à partir du tableau suivant :

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Réponse à la problématique : "Le stratagème au théâtre, jeu de leurre ou jeu de vérité ?" 

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"Théâtre" et "stratagème" : deux mondes d'illusion

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Rien de surprenant que le « stratagème » ait été une thématique privilégiée au théâtre, tantôt pour fonder l’ensemble de l’intrigue, tantôt plus ponctuellement, tout particulièrement dans les comédies, mais la tragédie y a aussi eu recours. À l’image du théâtre lui-même, le stratagème n’offre-t-il pas la mise en place d’un monde d’illusion ? Tous deux ne se rejoignent-ils pas dans la notion même de « jeu », si l’on en suit la définition du dictionnaire Robert : « Activité physique ou mentale, gratuite, généralement fondée sur la convention ou la fiction, qui n’a, dans la conscience de la personne qui s’y livre, d’autre fin qu’elle-même, et que le plaisir qu’elle procure. » ? Nous reconnaissons, dans cette définition, l’activité du personnage qui élabore le stratagème et, souvent, y participe lui-même, entrant dans la "mise en abyme" qu'il a créée. Le rusé se plaît à jouer son rôle, le public, lui, se plaît à ne pas être dupe, complice de l’illusion ainsi créée sur scène… mais n’est-ce pas la scène elle-même qui est illusion, et la pièce qui est le stratagème construit par l’auteur pour entraîner lecteur et spectateur dans la fiction ? 

Deux divertissements

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Un autre élément unit ces deux termes : le plaisir qu’en tire le public. Le théâtre, de manière générale, lui offre un divertissement apprécié, où le discours s’associe à toute une mise en scène travaillée, mais le « stratagème » ne joue-t-il pas ce même rôle pour le personnage qui s’y livre ? Le rusé aime se masquer, se travestir, mettre en œuvre tous les atouts de son imagination, jouer son rôle à la perfection par son langage, ses gestes, les inflexions même de sa voix. Quand sa ruse fonctionne, qu’il s’agisse de comédie ou de tragédie, c’est d’abord lui qui en tire un réel plaisir, par le pouvoir qu’il conquiert ainsi.

Et n’est-il pas un des ressorts qui contribue d'une façon particulièrement efficace au divertissement du public ? C’est, en effet, parce qu’il est complice du rusé qu’il rit de sa victime, naïve jusqu’à l’excès, dans la comédie. De même, dans la comédie, c’est à travers le stratagème, tyrannique et injuste, qu’il ressent ces sentiments de « terreur » et de « pitié » qui, selon Aristote, sont le propre du tragique.

Du "leurre" à la "vérité"

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Le théâtre en soi, tout comme le « stratagème », sont donc bien deux « jeux de leurre ». Mais l’intérêt de ce thème est qu’il induit également un paradoxe, que les auteurs de l’antiquité avaient déjà perçu : de ce mensonge qu’est la mise en scène du stratagème naît son contraire, la vérité : celle des cœurs, souvent masquée par l’amour-propre ou la peur d’autrui, celle des relations familiales, où règnent des rapports de pouvoir, entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre maîtres et serviteurs, et celle d’une société où les privilégiés écrasent souvent ceux qu’ils jugent inférieurs. Ainsi le théâtre pouvait répondre à ceux qui, notamment au sein de l’Église, y voyaient, comme encore Rousseau au XVIIIème siècle dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), une « école de vices et de mauvaises mœurs », en protestant de sa fonction morale. Le stratagème est, en effet, un procédé de dévoilement, qui, selon les intentions qui le guident et les « victimes » qu’il vise, permet de condamner la puissance nocive des passions et de mettre en valeur la lutte contre les artifices de la part de personnages qui n’ont souvent que ce biais pour se défendre. Les textes étudiés ont permis de distinguer le « mauvais » stratagème, coupable, du « bon » stratagème, le dénouement des intrigues, dans la tragédie comme dans la comédie, rétablissant l’ordre et la morale.

DEVOIR : commentaire littéraire 

Pour lire le texte

SUJET : Vous proposerez un commentaire littéraire de cet extrait de la scène 12 de l'acte III du Malade imaginaire, comédie de Molière. 

Knock

Lecture personnelle : Jules Romains, Knock, 1923 

Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

Knock ou le Triomphe de la médecine, titre de la comédie en trois actes de Jules Romains, jouée en 1923, dans une mise en scène de Louis Jouvet qui tient aussi le rôle principal, met l’accent sur le personnage principal… mais s’agit-il vraiment de médecine ? Certes, l’auteur s’inscrit dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins, souvent reprise par Molière. Mais Jules Romains, tout en reprenant l’image du « médecin charlatan », lui donne une force nouvelle par l’emprise qu’il exerce sur les esprits qui, contrairement au « malade Imaginaire » de Molière, ne se jugent pas malades. Le héros, en effet, ne pense qu’à exploiter la crédulité et les peurs de ses « patients », pour en tirer un substantiel bénéfice financier, mais surtout pour jouir du pouvoir qu’il exerce sur eux

Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

Le stratagème

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Toute l’intrigue repose sur un stratagème, né de la conviction de Knock que « tout bien portant est un malade qui s’ignore » et qu’il suffit donc d’être assez habile pour l'en persuader.​ Ainsi, à son arrivée dans le village de Saint-Maurice, il n’est guère inquiet que la « clientèle » du docteur Parpalaid soit quasiment inexistante. L’acte II constitue, en six scènes, une démonstration de sa stratégie. Dans un premier temps, il faut se trouver des alliés : le « tambour », chargé de diffuser l’information à la population, puis l’instituteur Bernard, qui doit apporter sa caution intellectuelle par des conférences sur les maladies les plus menaçantes, enfin le pharmacien Mousquet, qui a tout à gagner si le nombre de malades augmente. 

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Proposer, dans ce parcours « Théâtre et stratagème », la lecture personnelle de cette pièce est l’occasion de montrer la persistance de cette thématique au XXème siècle. Les élèves sont donc invités, après une rapide présentation de l’auteur et de la structure de l’intrigue, à mettre à profit les acquis de la séquence pour

-  dresser un portrait du héros, en analysant les relations établies avec ses victimes, naïves ;

- mesurer les procédés du comique mis en œuvre pour la réalisation des différentes formes prises par le « stratagème », en s’intéressant tout particulièrement à l’habileté du langage ;

Il sera utile, pour disposer d’exemples précis, de s’appuyer sur l’analyse d’un passage précis, tel la consultation de « la dame en noir », dans la scène 4 de l’acte II.

On distinguera ainsi ce qui relève de la farce – en s’appuyant, le cas échéant, sur des extraits de mise en scène, documents iconographiques ou vidéo – de ce qui constitue une dénonciation plus sérieuse, car le personnage de Knock offre un exemple de cynisme, inquiétant.

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Pour approfondir la réflexion

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Enfin, au même titre que nous avons pu observer, lors du parcours, le lien entre les stratagèmes adoptés et le contexte dans lequel s’inscrivent les pièces, une telle réflexion peut être ouverte en reliant la comédie à son époque, l’entre-deux-guerres. Cette période voit, en effet, s’implanter en Europe les méthodes de ce que nous nommons aujourd’hui, le « marketing », à travers la place croissante que prend la publicité, les « réclames » comme on les nomme alors, dans la vie quotidienne. Les stratagèmes du docteur reposent sur les mêmes réalités : faire appel à la caution scientifique, jouer sur les peurs et les désirs primaires, remplacer le raisonnement par la croyance.

Plus grave encore, la première guerre mondiale a vu se développer la propagande, forme de publicité appliquée à la politique. Jules Romains, philosophe de formation, semble avoir très vite compris à quel point la volonté de puissance était dangereuse, et combien il était facile d’amener des masses au point d’obéissance qui leur ôte tout esprit critique. La phrase de Knock concernant les « bien portants » prend alors une signification bien plus grave que celle de la farce : son affirmation, « Car leur tort, c'est de dormir dans une sécurité trompeuse, dont les réveille trop tard le coup de foudre de la maladie », prend alors un sens tout particulier.

Pour lire le texte (acte II, scène 4) et son explication

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