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Ressorts et fonctions du comique : de l'Antiquité au XX° siècle

Au XX° siècle : de nouvelles formes de comique au théâtre 

Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, 1923 : acte II, scène 4

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INTRODUCTION

 

La comédie de Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, jouée en 1923, s’inscrit dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins, et a été souvent mise en œuvre par Molière. Mais cet auteur du XX° siècle, tout en reprenant l’image du médecin charlatan, lui donne une force nouvelle par l’emprise  qu’il exerce sur des esprits qui, contrairement au « malade imaginaire » de Molière, ne se jugent pas malades.

La longue scène de l’acte I présente le personnage principal, lors de son arrivée au village de Saint-Maurice, face au docteur Parpalaid qui vient de lui vendre sa « clientèle », en réalité quasiment inexistante. Mais cela n’inquiète guère Knock, convaincu que « tout bien portant est un malade qui s’ignore » et qu’il suffit donc d’être assez habile pour les en persuader.​

L’acte II constitue, en six scènes une démonstration de sa stratégie. Dans un premier temps, il faut se trouver des alliés : ce seront le « tambour », chargé de diffuser l’information à la population, puis l’instituteur Bernard, qui doit apporter sa caution intellectuelle par des conférences sur les maladies les plus menaçantes, enfin le pharmacien Mousquet, qui a tout à gagner si le nombre de malades augmente. La scène 4 introduit la première patiente, désignée par son habillement « la dame en noir ». Elle offre au spectateur de mesurer la façon dont le docteur Knock construit son « triomphe ».

Comment cette consultation, par les procédés comiques mis en œuvre, prend-elle sa force satirique ?

Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

UNE CONSULTATION COMIQUE

Le comique de gestes

 

Cette consultation, pour provoquer le rire, doit pousser jusqu’à l’excès les gestes habituels à cette situation. Elle en reprend donc les fondements, par exemple dans une didascalie, « il l’ausculte », ou dans la série d’ordres : « Tirez la langue », puis « Baissez la tête. Respirez. Toussez. » Il appartient aux acteurs d’exagérer leur comportement : Knock prendra un air particulièrement concentré, un temps de silence pourra ponctuer chaque acte de la dame, lui aussi accentué. La caricature s’affirme dans la didascalie « il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins. » Sa double question, « Vous n’avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ? », fait alors forcément rire car elle ne peut que suivre un cri de douleur de la dame.

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Le lecteur imagine aisément, à la fin du texte, la gestuelle qui accompagne le « croquis » de la « moelle épinière », du « faisceau de Turck » et de la « colonne de Clarke », soulignée par la didascalie : « Il trace des flèches de direction ». Elle est particulièrement cocasse, parce qu’en décalage avec l’explication : elles « ont glissé en sens inverse […] de quelques dixièmes de millimètres », glissement imperceptible et impossible à illustrer sur un croquis.

Le comique de mots

 

Pour caricaturer les médecins, Molière recourait au latin, souvent déformé d’ailleurs. Il montrait ainsi comment un « savant » s’assurait de sa supériorité sur son patient ignorant. Jules Romains reprend ce même procédé du langage "savant", tout en conservant des termes médicaux existant, la « moelle épinière », « les multipolaires », le « faisceau de Turck », la « colonne de Clarke ». Mais il les rend ridicules déjà en les appropriant directement à sa destinatrice : « votre Turck et votre Clarke ». L’ensemble devient totalement caricatural par le décalage entre la prise à témoin de la dame par le docteur, et son ignorance complète de ce dont il lui parle. Celui-ci, en effet,  tente de l’impliquer, d’abord par en cherchant son accord par « n’est-ce pas ? », alors qu’elle serait bien incapable de juger le croquis « au tableau ». De même, par son affirmation, « Vous reconnaissez », il feint de lui accorder une connaissance que, bien sûr, elle n’a pas, tout comme par sa question, « Vous me suivez ? » Enfin, il la met à son niveau en imaginant, et en acceptant, son objection, « Vous me direz que c’est très peu. Évidemment », pour mieux la détruire : « Mais c’est très mal placé. » L’exclamation de la dame qui ferme cet exposé, « Mon Dieu ! Mon Dieu ! », révèle le plein succès de cet exposé : face à « la science », il est plus facile de croire que de contester.

Le comique de situation

 

Durant la longue conversation avec le docteur Parpalaid, le public a pu comprendre l’objectif du docteur Knock, transformer des gens bien portants en malades, et cela lui a été confirmé par ses échanges avec l’instituteur et le pharmacien. Il sait donc par avance que cette consultation a comme seul but d’imposer à la « dame en noir » une maladie.

Pour ce faire, il doit inverser l’affirmation de la dame, qui ne ressent que « de la fatigue », bien normale vu son activité, en un mal bien plus grave, d’où sa reprise qui l’annonce : « Oui, vous appelez ça de la fatigue. » Les maux suivants ressortent d’une évidence : ne pas « avoir beaucoup d’appétit » est logique en cas de « fatigue », et être « constipée » est physiquement visible, comme le souligne la didascalie initiale : elle « respire […] la constipation. » Mais cette consultation tourne à la caricature quand est posée la cause du symptôme, d’abord sous forme interrogative, « Vous n’êtes jamais tombée d’une échelle étant petite ? », puis sous forme affirmative : « Ça devait être une grande échelle. » L’absurde est atteint avec les précisions qui décrivent la chute présumée : « C’était une échelle d’environ trois mètres cinquante, posée contre un mur. Vous êtes tombée à la renverse. C’est la fesse gauche, heureusement, qui a porté. »

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Le public ne peut que rire en constatant alors l’évolution des réactions de la patiente. Elle commence, en effet, par nier, « Je ne me souviens pas », puis elle accepte l’hypothèse, « Ça se pourrait bien », et enfin acquiesce avec force : « Ah oui ! » L’apogée arrive à la fin de l’extrait, où ses exclamations montrent qu’elle n’a plus aucun doute sur cette cause invoquée par Knock : « Oh ! là ! là ! J’ai eu bien du malheur de tomber de cette échelle ! »

LES CIBLES DE LA SATIRE 

Une patiente naïve

 

L’inversion de la situation marque la naïveté d’une patiente qui représente aussi ce monde rural de l’entre-deux-guerres, dur à la peine et peu instruit, à une époque où s’affirment les progrès de la science, et tout particulièrement ceux de la médecine. Tout la prédispose donc à croire en la parole de ce docteur, sans percevoir la façon dont il la manipule.

Sa seule préoccupation est financière, posée déjà dans la didascalie introductive : « Elle a quarante-cinq ans, et respire l’avarice paysanne ». Elle la confirme d’ailleurs naïvement dans la raison qu’elle avance au fait de ne pas avoir consulté le docteur Parpalaid : « Il ne donnait pas de consultation gratuite. » C’est aussi la principale question qui l’inquiète, « Et combien que ça me coûterait ? », et ce qui explique son cri de désespoir : « Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C'est une désolation, Jésus Marie ! » C’est aussi ce qui la retient face à la suggestion de faire un « pèlerinage » : « Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. »

Dans ce monde paysan, caractérisé par l’avarice, la tâche du docteur Knock, qui lui aussi est avide d’argent, exige donc une stratégie habile. Finalement, le coût élevé est un des moyens de corroborer la gravité de la situation.​

Un charlatan

 

Si la patiente pense au coût des soins, parallèlement le médecin, lui, ne pense qu’au profit financier qu’il peut en tirer. C’est ce qui guide l’ensemble de cette consultation.

Tout le début de cette conversation, a priori banale puisqu’il ne connaît pas cette patiente, vise à s’informer sur sa potentielle rémunération. D’abord, il lui faut s’assurer de son domicile, « Vous êtes bien du canton ? », « De Saint-Maurice même ? », pour être certain qu’elle sera une patiente régulière. Ensuite, il évalue sa richesse, sa ferme, « Elle vous appartient ? », et ses possessions, sous couvert de l’intérêt qu’il lui porte : « vous devez avoir beaucoup de travail ? ». Tout cela est habilement masqué par une feinte compassion : « Je vous plains. » La longue énumération qui suit ne peut donc que le réjouir : « dix-huit vaches, deux bœufs, deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons, sans compter la basse-cour. » La présence de « [t]rois valets, une servante » et des « journaliers dans la belle saison » augmente encore cette richesse par les salaires qui doivent leur être versés. ».

Knock et  la dame en noir, par les comédiens de UTLARC, 2010

Knock et  la dame en noir, par les comédiens de UTLARC, 2010

L’intérêt financier de Knock ressort de façon cocasse dans l’évaluation du coût de ses soins, en écho à cette richesse : « Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement ? », « Et les cochons gras ? », « Eh bien! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux. »

Mais cela nous renvoie au sous-titre de la comédie, « Le triomphe de la médecine », car, plus que de « médecine », ne s’agit-il pas ici de dénoncer la façon dont des charlatans sans scrupules abusent de la crédulité de paysans peu instruits ?​

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

L'emprise mentale

 

Plus grave encore est la façon dont Knock joue sur les peurs que tout être humain porte en soi. Son ton est, en effet, destiné à inquiéter la patiente, avec un savant mélange de sérieux, quand il est « très affirmatif », et de feint souci : quand, à sa question « Vous vous rendez compte de votre état ? », la dame répond « Non », le « Tant mieux » qui suit suggère déjà le pire. Il accentue encore la peur par la question, « Vous avez envie de guérir, ou vous n’avez pas envie ? » Qui pourrait refuser l’idée de guérir ? Pour assurer sa pleine victoire, Knock ne recule pas devant une forme de cynisme, la cruauté de la menace se dissimulant sous une consolation fictive : « Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pourrez attendre. » Mais tout cela révèle combien il est facile de manipuler les esprits ignorants par de fausses promesses en réponse à leurs peurs.

Finalement, le public peut se demander ce qui motive le  plus Knock, le gain qu’il prévoit, ou le pouvoir qu’il exerce sur les esprits, qu’il plie à sa volonté grâce à l’habileté d’une argumentation qui s’appuie sur les instincts primaires de tout être humain.

CONCLUSION

 

Cet extrait relève de la farce par l’exagération des procédés comiques, et la naïveté de la dame, dont l’avarice se mêle à un aveuglement stupide. Mais le comique est plus ambigu concernant le personnage de Knock. Le public rit de son habileté, mais elle laisse un arrière-goût amer car elle lui donne un pouvoir fort dangereux que des esprits qu’il oriente à sa guise. Avant d’être « docteur », Knock n’est-il pas un escroc qui sait se servir de son langage pour exploiter la crédulité d’autrui ?

La scène à l’Olympia d’Arcachon, par les comédiens de l’UTLARC, 2010

Cela nous amène à relier la comédie au contexte de son écriture. L’entre-deux-guerres voit, en effet, s’implanter en Europe les méthodes de ce que nous nommons aujourd’hui, le « marketing », à travers la place croissante que prend la publicité, les « réclames » comme on les nomme alors, dans la vie quotidienne. Elle repose sur les mêmes réalités : faire appel à la caution scientifique, jouer sur les peurs et les désirs primaires, remplacer le raisonnement par la croyance.

Plus grave encore, la première guerre mondiale a vu se développer la propagande, forme de publicité appliquée à la politique. Jules Romains, philosophe de formation, semble avoir très vite compris à quel point la volonté de puissance était dangereuse, et combien il était facile d’amener des masses au point d’obéissance qui leur ôte tout esprit critique. La phrase de Knock concernant les « bien portants » prend alors une signification bien plus grave que celle de la farce : « Car leur tort, c'est de dormir dans une sécurité trompeuse, dont les réveille trop tard le coup de foudre de la maladie » prend un sens tout particulier. »

Ionesco-Tx.1

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1950 : scène 1

INTRODUCTION

 

Le théâtre d’Eugène Ionesco s’inscrit dans une double lignée. Alfred Jarry déjà, avec Ubu-Roi joué en 1896, avait, pour démythifier son personnage de dictateur, recouru à un comique qui accorde une place prépondérante à l’absurde, dans le langage, dans la gestuelle et, surtout, par les réactions incohérentes et irrationnelles de ses personnages.

L’appellation « théâtre de l’Absurde » n’est employée, cependant, qu’en 1961 par le critique Martin Essling dans un essai. Mais elle convient très bien à ces auteurs qui, comme l’illustre Ionesco par le sous-titre de La Cantatrice chauve, « Anti-pièce », remettent en cause toutes les conventions du théâtre. En même temps, l’expression correspond aussi au courant philosophique qui s’affirme dans l’immédiat après-guerre, l’existentialisme. Le terme « absurde » est utilisé pour la première fois par Camus, dans son essai, Le Mythe de Sisyphe (1942), pour désigner la condition de l’homme, livré seul, sans Dieu, à son absolue liberté, alors même que sa vie, avec les efforts quotidiens qu’elle exige, n’a pour ultime but que la mort. Condition tragique, donc, mais aussi dérision si l’on considère le peu que représente une vie humaine…

Pour lire l'extrait

De là, les particularités des œuvres d’Ionesco, comme La Cantatrice chauve, courte pièce en neuf scènes jouée en 1950, cette mise en scène d’un rire aussi surprenant que le titre. Ce titre, en effet, pose l’existence d’un personnage, a priori étrange, mais encore plus étrange est son absence totale dans l’intrigue. Elle s’ouvre sur un « intérieur bourgeois anglais » où deux personnages, M. et Mme Smith, tout en se présentant, mènent une conversation sur leurs repas, d’une banalité totale mais remplie d’incohérences. Brutalement, le sujet change. Normalement, une scène d’exposition doit informer, sur le cadre, les personnages et l’intrigue, tout en séduisant le public pour retenir son attention.

 

Mais pouvons-nous considérer que les ressorts comiques mis en œuvre dans ce passage qui complète l’exposition, jouent ce rôle ?

Pour voir la scène : mise en scène télévisée, 1960

LA DISTORSION DU CADRE SPATIO-TEMPOREL 

M. et Mme Smith, mise en scène de J.-L. Lagarce

La pièce est censée se passer en Angleterre, comme le signale le nom des deux personnages principaux, M. et Mme Smith, le nom le plus courant dans ce pays comme pour signifier qu’il pourrait s’agir de n’importe quel couple en « Grande-Bretagne ». Mais pourquoi la Grande-Bretagne ? La conversation qu’ils tiennent pourrait être celle de n’importe quel couple…

Pour le cadre temporel, en revanche, aucune banalité, car les indices temporels le rendent totalement incohérent.

M. et Mme Smith, mise en scène de J.-L. Lagarce

Le présent

 

C’est sur le moment présent de l’énonciation que s’ouvre le passage. La remarque de M. Smith, « Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort. » L’expression de sa surprise et l’expression « c’est écrit » renvoient à son occupation, sa lecture du « journal ». Pourtant, quelques répliques plus bas, il nie à la fois son air « si étonné » qu’a remarqué Mme Smith, et même le lien avec sa lecture : « Ça n’y était pas sur le journal. » Ainsi, le présent s’est auto-détruit.

Le présent

Dans le rappel des événements passés, les contradictions s’accumulent avec la première réplique, « Bobby Watson est mort », car la date de cette mort subit une série de variations. D’abord, M. Smith déclare qu’« il est mort il y a un deux ans », mais ajoute « on a été à son enterrement il y a un an et demi »… Six mois entre un décès et l’enterrement, cela est déjà étrange ! Mais, rupture pire encore dans la logique, il précise « Il y a déjà trois ans qu’on a parlé de son décès », donc avant même le moment de son décès, pour, par allusion à l’enterrement, en arriver à « il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud. » C’est donc le passé qui se trouve, à son tour, dépourvu de toute cohérence temporelle.​

L'avenir

Le comble de l’absurde est atteint à la fin du texte, avec la question de Mme Smith, puisque Bobby Watson, censé être mort, ressuscite soudainement : « Et quand pensent-ils se marier tous les deux ? » Devant cette absurdité, la réponse de M. Smith qui annonce, « Au printemps prochain, au plus tard », achève d’égarer le public. Sommes-nous entrés dans un asile de fous ? Tout semble pourtant parfaitement normal, et cette réponse est faite su un ton parfaitement sérieux…

Ionesco rompt donc délibérément avec la première convention d’une scène d’exposition, car aucun information pertinente n’est ici donnée au public.

LA DISTORSION DES PERSONNAGES

Toute la conversation porte sur « Bobby Watson », sans que nous ne sachions d’ailleurs s’il va – ou non – jouer un rôle dans l’intrigue, puisque nous ignorons s’il est véritablement mort ou encore vivant. Cette ignorance est même illustrée par son portrait absurde, « il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud », ou, plus cocasse encore, l’oxymore qui le désigne : « Un véritable cadavre vivant. » Mais d’autres incohérences perturbent encore davantage l’image de Bobby Watson.

Le glissement d'identité

La remarque de Mme Smith, « La pauvre Bobby », surprend immédiatement, vu que c’était, jusque là, le prénom du mari, d’où la correction que lui apporte son époux, tout à coup désireux de logique : « Tu veux dire « le » pauvre Bobby ».

Mais aussitôt après, nous sombrons dans l’incohérence : « Elle s’appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. » Le masculin et le féminin se confondent ainsi par leur identité. Une nouvelle confusion, qui renforce l’absurde, est ensuite introduit, entre l’identité, prénom et nom, et la portrait physique : « Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre quand on les voyait ensemble. » La conclusion de Mme Smith, sur le ton d’une explication sérieuse apportée à une évidence, est particulièrement ridicule : « Ce n’est qu’après sa mort à lui, qu’on a pu vraiment savoir qui était l’un et qui était l’autre. » Seule la mort permettrait donc de différencier l’homme et la femme au sein du couple !

Le portrait de Bobby Watson

À partir de la question de Mme Smith, « Est-ce qu’elle est belle ? », le portrait fait par M. Smith multiplie les contradictions : « Elle a des traits réguliers » s’oppose, en effet, à « Ses traits ne sont pas réguliers », puis « trop grande et trop forte » à « un peu trop petite et trop maigre », enfin « on ne peut pas dire qu’elle est belle » à « on peut dire qu’elle est très belle. » L’ultime contradiction est entre l’élément mélioratif du portrait et le jugement péjoratif qui en est tiré, et inversement : les « traits réguliers », conduisent à conclure qu’elle n’est pas « belle », alors que les « traits » « pas réguliers » amènent « elle est très belle ».

Ionesco a souvent expliqué que l’idée de La Cantatrice chauve lui était venue à partir de la lecture d’une méthode Assimil d’apprentissage de l’anglais, le titre initial de la pièce étant d’ailleurs « L’Anglais sans peine ». Ce portrait se vide ainsi de sens, il semble ne plus avoir comme intérêt qu’un étude lexicale sur les antonymes (« grande » et « petite », « grosse » et « maigre ») et sur la syntaxe négative : « elle est », « elle n’est pas ».

La fonction informative de l’exposition s’est ainsi complètement effacée.

LA SIGNIFICATION DU COMIQUE

Le public ne peut que rire face aux incohérences, aux distorsions apportées à la logique. Mais, au-delà du rire, le comique souligne une absurdité moins risible.

Rire de la mort

La mort de Bobby Watson est le sujet initial de cette conversation, qui s’ouvre sur l’émotion banale que peut provoquer la disparition d’une connaissance, exprimée notamment par Mme. Smith : « Mon Dieu, le pauvre […] ? » Mais aussitôt après, la réaction de M. Smith, puis celle de sa femme en écho, vide de tout sens cette émotion. Le couple en arrive alors à parler de ce mort sur un ton pour le moins irrespectueux, où la compassion est remplacée, de façon cocasse, par l’admiration dont rien n’indique plus si elle concerne Bobby vivant ou Bobby mort. « Dommage ! Il était si bien conservé » peut s’employer, en effet, pour un vieillard, mais aussi pour ce mort depuis « quatre ans ». Il en va de même pour « Et comme il était gai ! » qui devrait renvoyer au vivant, mais suit l’expression « cadavre vivant »… La frontière entre la vie et la mort est ainsi effacée, tout comme le décorum et le respect qui entoure traditionnellement la mort.

Cela prend une force particulière quand, à propos de l’épouse du mort, Mme Smith raconte : « aujourd’hui encore, il y a des gens qui la confondent avec le mort et lui présentent des condoléances. » Ionesco joue ici sur les convenances d’un enterrement, qui veulent que les assistants présentent leurs « condoléances » à la veuve, il transforme cela en une anomalie, qui viendrait de ce qu’ils « la confondent avec le mort »… Il faudrait donc présenter ses « condoléances » au mort lui-même, et non à une épouse qui a la chance d’être encore vivante ! Mais, confondre une épouse vivante et un époux  mort, même si cela relève certes de l’absurde, n’est-ce pas aussi une façon de rappeler qu’en tout vivant il y a un mort en attente, qui s’ignore…

Provoquer le rire du public serait donc, pour Ionesco, le moyen de lui rappeler sa condition mortelle, l’aspect dérisoire de toute existence humaine

L'incommunicabilité

Le début de la conversation met en place le genre de discussion banale qui peut surgir au sein du couple. Au reproche de M. Smith, « Pourquoi prends-tu cet air étonné ? », Mme Smith renvoie la critique : « je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné », tout comme, à la formule « Tu te rappelles », elle rétorque, comme si elle se sentait attaquée : « Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite ». Mais cette discussion porte sur du vide… puisqu’à la fin la mort de Bobby Watson n’est même plus certaine ! Elle donne donc l’image d’un couple qui maintient une communication, mais qui, en fait, n’a rien à dire.

M. et Mme Smith, mise en scène de  Pierre Pradinas pour le CADO, 2016

M. et Mme Smith, mise en scène de  Pierre Pradinas pour le CADO, 2016
Le vide de la communication, mise en scène de  Pierre Pradinas pour le CADO, 2016

Ont-ils même vécu ce qu’ils disent avoir partagé ? M. Smith affirme « on a été à son enterrement », ce que confirme sa femme. Plus loin, à propos de l’épouse, il dira aussi : « – Je ne l’ai vue qu’une fois, par hasard, à l’enterrement de Bobby. » Mais c’est alors que Mme Smith déclare « Je ne l’ai jamais vue », ce qui est pour le moins contradictoire. La vie de couple ne serait alors qu’une fiction, chacun vivant, en réalité, enfermé dans son propre monde intérieur, dans sa solitude.

D’ailleurs, à quoi bon parler quand les phrases ne signifient plus rien, comme lors du portrait de Bobby Watson, avec la série de contradictions ? Ce vide, ce néant est symbolisé, à la fin de l’extrait par la didascalie : « La pendule sonne cinq fois. Un long temps. » qui coupe le dialogue par le silence.

Le vide de la communication, mise en scène de  Pierre Pradinas pour le CADO, 2016

CONCLUSION

 

Ionesco, à travers le comique qui naît de l’absurdité de cette conversation au sein du couple, détruit d’abord le premier critère d’une pièce de théâtre, élaborer une exposition qui présente le cadre, les personnages et l’intrigue. Il en fait, en réalité, une parodie qui ridiculise cette exigence d'information, prouvant ainsi que l’on peut faire une pièce sur du vide.

Il installe également l’idée que le langage, l’échange propre à l’énonciation au théâtre, n’est qu’une illusion. Aucune réelle communication ne peut exister, même au sein d’un couple, car l’essentiel est indicible, ineffable… On ne peut alors qu’échanger des banalités vides de sens… ou se taire.

Cependant, le comique rejoint un ressort plus traditionnel du comique, depuis l’antiquité, enlever les masques, ôter les illusions, mettre la vérité sous les yeux du public.

Mais il y a une grande différence entre un auteur classique, comme Molière, et Ionesco. Le souhait de Molière, en « instruisant » son public, était de reconstruire des convictions perdues, par exemple de rappeler le respect de la liberté d’autrui ou la force des valeurs morales. Au contraire, le rire  chez Ionesco, vise à détruire toutes les valeurs qui fondent notre société : le respect de la mort disparaît, l’amour n’existe pas dans le couple, les rapports sociaux ne sont que des caricatures… Le contexte a bien changé entre le XVII° siècle, avec une monarchie qui affirme sa puissance, et la seconde moitié du XX° siècle, après les horreurs de deux guerres mondiales. Là où Molière invitait son public à vivre mieux sa vie, Ionesco nous rappelle, comme son héros Bérenger dans Tueur sans gages (1959), qu’il « est possible que la vie du genre humain n’ait aucune importance, donc sa disparition non plus ». Le rire naîtrait de l’absurde pour mieux dire l’absurde.

Ionesco présentant  La Cantatrice chauve, 1964. 

Un remarquable dossier de la BnF sur Ionesco

Eugène Ionesco, La Leçon, 1951 : l'arithmétique 

Pour lire l'extrait

Ionesco-Tx.2

INTRODUCTION

 

Le théâtre d’Eugène Ionesco s’inscrit dans la lignée d’Alfred Jarry qui, déjà avec Ubu-Roi joué en 1896, avait, pour démythifier son personnage de dictateur, recouru à un comique qui accorde une place prépondérante à l’absurde, dans le langage, dans la gestuelle et, surtout, par les réactions incohérentes et irrationnelles de ses personnages.

L’expression « théâtre de l’Absurde » n’est employée, cependant, qu’en 1961 par le critique Martin Essling dans un essai, mais elle convient très bien à ces auteurs qui remettent en cause toutes les conventions du théâtre. Cependant Ionesco, qui avait sous-titré « anti-pièce » sa première comédie, La Cantatrice chauve (1950), préfère parler, lui, de « théâtre de l’insolite », mettant ainsi en évidence sa volonté de rupture avec les habitudes qu’il juge indispensable pour faire réagir son public.

La pièce se déroule dans le cabinet de travail, où le professeur donne ses cours particuliers à ses jeunes élèves. Celle qui se présente au début est déjà avancée puisqu’elle a un double baccalauréat : « j’ai mon bachot sciences, et mon bachot lettres. » Mais elle a une ambition, qui relève déjà d’une totale fantaisie, passer son « doctorat total », et, quand commence la première leçon, celle d’arithmétique, l’absurde s’installe dans le dialogue, tellement ridicule qu’il suscite forcément le rire.

Cependant, au-delà des procédés comiques mis en œuvre, quelle signification prend ce rire ?

UNE LEÇON ABSURDE

La Leçon, affiche au Théâtre du Pont-Tournant

La Leçon, affiche au Théâtre du Pont-Tournant

Le professeur

Le questionnement mené par le professeur dans ce passage est triplement absurde, en raison des décalages posés.

      L’élève est, en effet, censée avoir déjà son baccalauréat et préparer un « doctorat ». Or, la leçon s’ouvre sur une comparaison de l’ordre de grandeur de deux nombres aussi élémentaires que « trois » et « quatre », qu’un enfant de maternelle pourrait faire ! Comme en maternelle d’ailleurs, l’exemple qui doit soutenir la leçon recourt à des « allumettes ». La dernière réplique du professeur  devient alors ridicule, s’agissant de soustraire un de quatre : « Ce n’est pas facile, je l’admets. Pourtant, vous êtes assez cultivée pour pouvoir faire l’effort intellectuel demandé et parvenir à comprendre. »

         Ensuite, une contradiction est introduite, puisque, pour répondre à la question, dire « quel nombre sera le plus grand », l’énoncé a, lui, posé une égalité :  « Nous avons le nombre quatre et le nombre trois, avec chacun un nombre égal d’unités ».

        Enfin, la question elle-même est rendue absurde par une tautologie dans sa formulation, qui oublie les deux nombres, « trois » et « quatre » pour inclure la réponse : « quel nombre sera le plus grand, le nombre plus petit ou le nombre plus grand ? »

Son comportement, lui aussi, est complètement incohérent. Dans un premier temps, avec « C’est ça, Mademoiselle, parfait », il encourage son élève, qui ne le mérite pas vraiment. Cependant, alors même qu’elle avait aussitôt donné une réponse exacte, le professeur repose la question à laquelle elle vient de répondre. Mais cela ne l’empêche pas, devant l’hésitation de la jeune fille de s’exclamer « Excellente réponse ». Il va même jusqu’à s’excuser auprès d’elle, en prenant à  son compte l’erreur qu’elle commet : « Je me suis mal fait comprendre. C’est sans doute ma faute. Je n’ai pas été assez clair. »

La Leçon, mise en scène de Jean-Pierre Brière, avec la Compagnie Théâtre Méga Pobec

La Leçon, mise en scène de Jean-Pierre Brière, avec la Compagnie Théâtre Méga Pobec

Mais, dans la seconde partie, un changement intervient, déjà par le jeu qui figure dans la didascalie : « On ne voit pas les allumettes, ni aucun des objets, d’ailleurs, dont il est question ; le Professeur se lèvera de table, écrira sur un tableau inexistant avec une craie inexistante, etc. » En précisant que ces objets sont invisibles, Ionesco détruit la valeur même de l'exemple donné par le professeur, surtout à travers le choix des verbes de vision : « Regardez bien », « Vous voyez, elles sont bien quatre ». Enfin, son énervement va croissant, signalé par la répétition insistante, « Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout », et le recours à l’impératif : « Voyons, réfléchissez. »

Le rire vient donc du décalage introduit par Ionesco entre la position attendue de la part d’un professeur et cette leçon ridicule qui souligne son incompétence.

L'élève

Le même décalage se retrouve pour l’élève, compte tenu de son niveau scolaire. Par exemple, son effort pour comprendre la conduit à reformuler la question posée, « quel nombre sera le plus grand », mais sa reformulation est absurde puisqu’elle consiste seulement en une inversion lexicale : « Qu’entendez-vous par le nombre le plus grand ? Est-ce celui qui est moins petit que l’autre ? » Ses difficultés ressortent lorsque, troublée par le professeur, après avoir donné une réponse exacte, elle hésite : « Plus petit… non, plus grand. »

Dans la plus grande partie du texte, elle fait preuve d’un respect absolu pour le professeur : « Excusez-moi, Monsieur… », « Non, Monsieur, la faute est mienne », « Oui, Monsieur. » Cependant, sa dénégation répétée à la fin, « Je ne sais pas, Monsieur », « Je n’y arrive pas, Monsieur, je ne sais pas, Monsieur », à la fois fait sourire par l’ignorance exagérée pour une jeune bachelière, mais montre aussi un entêtement étrange, parallèle à l’insistance du professeur.

La Leçon, mise en scène de  Stéphane Alvarez, par la Compagnie du Théâtre du Pont-Tournant, 2008

Une élève soumise : mise en scène de Samuel Sené, théâtre Mouffetard, 2010

Mais le plus frappant est la façon dont la logique de ses réponses, car, à chaque fois, elle introduit un raisonnement, fonctionne à vide, parce que le langage perd son sens. Le professeur a demandé, « Combien d’unités avez-vous de trois à quatre ?... ou de quatre à trois, si vous préférez ? », le remplacement des prépositions « de…à » par « entre » transforme l’abstraction arithmétique des nombres en des objets concrets, qu’un espace concret séparerait : « Il n’y a pas d’unités, Monsieur, entre trois et quatre. Quatre vient tout de suite après trois ; il n’y a rien du tout entre trois et quatre ! » Dans la question suivante, à partir des allumettes, « vous en avez quatre, j’en retire une, combien vous en reste-t-il ? », elle justifie sa réponse… mais en effectuant une addition au lieu d’une soustraction : « Cinq. Si trois et un font quatre, quatre et un font cinq. » Tout se passe comme si le verbe « retire » avait pris le sens inverse !

Ionesco a donc créé une élève aussi « insolite » que son professeur, dont la sottise fait rire

LA SIGNIFICATION DE L’ABSURDE

La destruction du pouvoir

Ce court extrait va à l’encontre de tout ce qui caractérise le théâtre. Rappelons l’étymologie grecque du terme « théâtre », le verbe qui signifie « regarder ». Certes, nous avons deux personnages sous les yeux dans un décor ; mais Ionesco a choisi de supprimer les objets qui, précisément, devaient caractériser une « leçon » : « On ne voit pas les allumettes, ni aucun des objets, d’ailleurs, dont il est question ; le Professeur se lèvera de table, écrira sur un tableau inexistant avec une craie inexistante, etc. » Cette didascalie annonce donc une mise en scène caricaturale, qui ne peut que renforcer l’aspect grotesque de ce professeur.

Le théâtre, par rapport au roman, repose aussi sur une énonciation directe, un dialogue. Or, ici, le dialogue perd sa fonction première de dialogue. Chaque personnage est enfermé dans son propre rôle dans l’action, l’un professeur, donc par définition, doté du savoir, l’autre, par définition élève, doté d’ignorance. Mais l’absurdité, de part et d’autre, détruit de ce fait leur rôle. Aucun réel savoir… aucun réel apprentissage. C’est donc aussi le rapport hiérarchique que, par ce langage absurde, détruit Ionesco.

Enfin, le théâtre est censé mener une intrigue, structurée autour d’un thème, ici une « leçon », qui porte sur l’arithmétique, comme le prouve le champ lexical : « « nombre égal d’unités », « additionner », « soustraire ». Mais l’arithmétique est une science exacte, et devrait donc échapper à toute irrationalité, alors qu’Ionesco en fait le support même de l’absurde.

La Leçon, mise en scène de Stéphane Alvarez, 2008

Pouvoir du langage, pouvoir institutionnel, pouvoir de la science, ce sont tous les pouvoirs reconnus qui se trouvent ainsi remis en cause.

La Leçon, mise en scène de Stéphane Alvarez, 2008

Un sens métaphysique

Ionesco prête au professeur une réplique qui donne un autre sens à l’absurde et au rire qu’il provoque, par un glissement du sens. Son reproche à l’élève, « Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. », peut s’expliquer par l’erreur commise par l’élève. Mais l’injonction « il faut » détourne la signification purement arithmétique de ces phrases. Ce détournement de sens se trouve renforcé par le choix des synonymes, « intégrer » pour « additionner », « désintégrer » pour « soustraire ». Mais le sens de ces verbes dépasse largement le cadre de l’arithmétique. Le premier marque d’introduction dans un ensemble, jusqu’à  former un tout cohérent, c’est l’exigence première de la vie en société. Inversement, « désintégrer » accentue l’idée d’anéantissement : il s’agit de réduire en particules élémentaires, d’ôter toute cohésion. N’est-ce pas précisément cette désintégration qu’Ionesco applique à la comédie, au couple qu’il met en scène, et même au langage, en faisant exploser toute rationalité ?

L’énumération à la fin de la réplique, « C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation », élargit encore la signification de ce rire né de l’absurde. Mais elle nous ramène au contexte de l’après-guerre, une guerre qui s’est terminée par l’explosion de la bombe atomique, « désintégration » ultime… L’ironie est grinçante en qualifiant ainsi le « progrès », preuve de « civilisation » dû à la « science ». Le rire se fait alors plus sinistre.

La phrase, qui fait mention de la « philosophie », nous rapproche aussi d’un courant d’idées de l’après-guerre, nous rappelant que le terme « absurde » a été utilisé pour la première fois par Camus, dans son essai, Le Mythe de Sisyphe (1942), pour désigner la condition de l’homme, livré seul, sans Dieu, à son absolue liberté, alors même que sa vie, avec les efforts quotidiens qu’elle exige, n’a pour ultime but que la mort. Condition tragique, donc, mais aussi dérision si l’on considère le peu que représente une vie humaine… La mort n’est-elle pas l’ultime désintégration qui menace toute « vie », toute « civilisation » ?

CONCLUSION

 

Cet extrait, début de La Leçon, commence une lente entreprise de destruction, par le rire né de l’absurde : « Ce qui reste à l’homme, incapable de surmonter l’absurde, c’est le rire. Il faut savoir se séparer de soi-même, des autres, regarder et rire, malgré tout, rire. », écrit Ionesco dans Notes et contre-notes (1962). Sont tour à tour démythifiés, par le rire né de l’absurde, la valeur des diplômes, baccalauréat ou doctorat, celle des professeurs, et, même, plus généralement, celle du savoir, ici l’arithmétique, totalement ridiculisée. Seule subsiste une relation de pouvoir, une élève qui doit se soumettre face à un professeur en position hiérarchique de supériorité. Le dénouement la portera à son comble, puisque le professeur tuera cette élève… en attendant l’arrivée de la suivante.

Voir des extraits, mis en scène par Gérard Col, Compagnie « La Lune à l’envers », 2013

L’ensemble repose sur une remise en cause du langage, qui perd toute logique. Ionesco déclare d’ailleurs, dans Notes et contre-notes, recueil, paru en 1962, de textes sur le théâtre, rédigés depuis 1950 : « Pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est la démesure, le verbe lui-même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations. »

Y contribue grandement la mise en scène, dont Ionesco souhaite qu’elle soit, elle aussi, poussée à l’extrême, en rompant avec les conventions du théâtre.

Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la farce parodique extrême.

Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque.

Un comique dur, sans finesse, excessif.

Revenir à l’insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence : violemment comique, violemment dramatique.

Eugène IONESCO, Notes et contre-notes, 1964

Sarraute

Nathalie Sarraute, Isma ou ce qui s'appelle rien, 1970 : les "lieux communs" 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

C’est d’abord au roman traditionnel que s’est opposée Nathalie Sarraute, illustrant ainsi ce que le critique littéraire du Monde Émile Henriot nomme, en 1957, « Le Nouveau Roman » : refus d’une intrigue construite, refus de personnages caractérisés, refus de donner à l’œuvre une signification, sociale, morale… pour privilégier ce qui se joue dans la conscience, questionnements, flou, angoisses. En 1939, elle publie un recueil de dix-neuf nouvelles, Tropismes, qui illustre cette volonté : il ne s’y passe rien, quelques situations banales, quelques gestes insignifiants, des paroles sans réel intérêt…, ce qui n’empêche pas des rapports humains de se nouer, parfois violents. Voici ce que sont les « tropismes », définis dans son essai de 1956, L’Ère du soupçon :

[...] des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. [...] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent. Ces mouvements sont subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains, et la substance même de notre vie.

Nous retrouvons cette même tendance dans son œuvre théâtrale, commencée en 1964 avec de courtes pièces radiodiffusées, dont Isma ou ce qui s’appelle rien, qui sera mise en scène par Claude Régy en 1970. Il s’agit simplement du déroulement d’une conversation entre quatre couples, dont le sujet est un couple d’amis, absents, les Dubuit, que tous fréquentent mais que tous aussi critiquent. Mais que leur reprochent-ils ? La réponse est donnée par le titre, énigmatique, de la pièce, « Isma », non pas un charmant prénom féminin, mais la façon dont, en abusant des mots à la mode, tels communisme, structuralisme, existentialisme…, ils prononcent le suffixe, « isma », prononciation insupportable qui se trouve comparée à « la queue d’un scorpion ». Comme elle, en effet, « ce qui s’appelle rien », ce simple détail phonétique, prend une force destructrice telle qu’il suscite le désir d’exterminer les Dubuit. Pourtant, la pièce reste comique, et Nathalie Sarraute insiste sur ce point.

Quelle forme et quel sens prend le comique dans cet extrait ?​

UN NOUVEAU THÉÂTRE POUR UN COMIQUE INSOLITE

La rupture avec les traditions

La première évolution, immédiatement frappante, est l’évolution des personnages. Il y a déjà loin, en effet, des héros de Molière, devenus des « types », tels Harpagon, Tartuffe, aux héros fortement individualisés du drame romantique, Hernani, Ruy Blas, Lorenzaccio, et, encore plus, à ceux du Théâtre d'Ionesco, M. et Mme Smith, dans La Cantatrice chauve, par exemple, qui représentent n’importe quel couple banal, ou, dans La Leçon, « Le professeur » et « L’élève », qui ne sont plus identifiés que par leur fonction, signe de leur rapport hiérarchique.

Mais Sarraute va encore plus loin, car la désignation ne se fait que par les pronoms, « ELLE », « LUI », pour un couple, que nous pourrions considérer comme « prédominant », puisque les autres personnages ne sont cités que par des initiales, « H » pour « homme » et « F » pour « femme », accompagnées d'un numéro. Ils perdent ainsi toute identité, ne laissant subsister que leur genre, masculin ou féminin.

Cependant le registre de langue, avec le vouvoiement, la désignation élégante de l’interlocuteur, « Monsieur a raison », et l’expression « Ma chère », vous interpeller, les rangent dans une catégorie sociale, la bourgeoisie, mondaine et un peu snobe.

L'intrigue

Dans cette conversation ressort le thème central : « les Dubuit », sur lesquels ont porté les premières critiques, qualifiées ici de « petites incursions ». Le terme est à prendre dans son sens premier, l’irruption de gens venus combattre en territoire étranger. Il fait sourire, car il paraît vraiment excessif dans ce contexte où l’enjeu ne semble être que définir la notion de « lieux communs » : « Pas de lieux communs ? Ce n’est pas ce qu’on échange ? » D’ailleurs, le sous-titre ne précise-t-il pas « ce qui s’appelle rien », suggérant déjà le vide ?

Le dialogue

Le fait que la pièce ait été, à l’origine, destinée à la radiodiffusion peut expliquer l’absence de toute didascalie, autre que celles pouvant aider l’acteur dans l’intonation à adopter, telles « résignée », « ironique », ou « soupirant ».

Mais c’est précisément l’indication « ironique » qui nous invite à mesurer les ressorts du comique, de ce qui peut rendre ridicules ces personnages et leur échange. Il vient d’une suite de décalages dans le langage.

        D’une part, les deux premières répliques jouent sur le double sens du mot « lieu ».  Dans « Pas de lieux communs ? Ce n’est pas ce qu’on échange ? », l’expression « lieu commun » signifie une phrase toute faite, une banalité, tandis que, dans sa réplique, H. 1 prend le terme dans son sens spatial, géographique : « Un lieu commun, c’est un lieu où l’on se rencontre. »

         D’autre part, le terme dérive ensuite à travers des images : celle d’« un stock », comme si le langage était semblable à un magasin, puis celle d’« une vraie dot », l’argent versé par la famille pour permettre un mariage, enfin celle d’un fleuve, d’une rivière, d’une source où « nous puisons »en cas de besoin. Toutes ces images sont surprenantes, et paraissent insolites pour qualifier les banalités du langage.

C’est l’ensemble du texte qui se construit sur un dialogue décalé, entre le sujet traité, les « lieux communs », des phrases toutes faites, a priori vides, dépourvues d’intérêt, et l’importance que les personnages leur accordent, par la façon dont ils se contredisent, s’interrogent, s’interpellent : « Mais si. Et pourquoi pas ? », « Oh écoute, monsieur a raison, ne dis pas le contraire », « Non, ma chère – surface ne va pas », « Il n’y a rien à faire, n’est-ce pas ? »

Sarraute nous place devant un dialogue insolite, dont elle n’a pas prévu la mise en scène. Mais le dialogue lui-même provoque le sourire né des effets de surprise incessant.

Isma, mise en scène de Claude Etienne, 1976, au Palais des Beaux-Arts, Bruxelles 

UNE DOUBLE DÉNONCIATION

Isma, mise en scène de Claude Etienne, 1976, au Palais des Beaux-Arts, Bruxelles 

Les « lieux communs »

Le dialogue oppose deux formes de langage :

      un langage qui cherche à exprimer une vérité personnelle, un jugement propre, une critique : il peut représenter une agression, illustrée par la formule « vos petites incursions… avec les Dubuit ».

         les « lieux communs », langage tout fait, dont plusieurs exemples sont donnés dans la tirade de LUI : « Quel été, hein ? il n’y a plus de saisons ! Ou bien : Eh oui, le temps passe. Ah ça ne nous rajeunit pas ! Ou : j’aime ce livre parce qu’il est un monument de langage ».

Or, le texte inverse le jugement habituel, puisque H. 1 juge que ce langage, qui ne nous appartient pas, « stock » construit par notre éducation, « dot » offerte par nos parents pour nous permettre le « mariage » avec notre société, héritage donc impersonnel, est « très bien » et même « [m]ieux ». Toute une suite de qualificatifs mélioratifs en font l’éloge, « propre, innocent », prolongé par l’affirmation insistante : « c’est sans mélange, c’est pur. » La banalité des lieux communs, même s’il s’agit du « plus plat », offrirait donc la garantie d’une communication simple, sans détours, qui ne dissimulerait aucune arrière-pensée, là où un langage plus personnel, dans son authenticité, serait dangereux, sali même par ce qui serait « par en dessous ».

Éloge pour le moins paradoxal, à travers lequel Sarraute se moque de ces mondains qui mettent tant de sérieux à discuter sur la valeur des « lieux communs », à s’enthousiasmer même de leur vide : « Ce n’est que de la surface… C’est ce qui fait leur charme. » La correction de H. 3 fait sourire : « Non, ma chère, surface – ne va pas. Surface suppose une profondeur… et la profondeur, vous savez bien… » Même si la phrase reste inachevée, la critique est perceptible : à quoi bon rechercher une « profondeur » ? C’est ce que confirment les répliques, qui rebondissent, de F. 2, « Oui, je sais : c’est tout à fait désuet », et de H. 1 : « Tout ce qu’il y a de plus usé. » Démodé donc, un langage de vérité ! Ce ne sont plus les « lieux communs » qui sont « usés » à force d’être répétés, c’est le langage authentique ! Le langage qui serait plaisant, et contribuerait à une bonne entente en société, consisterait à aligner des banalités !

La « sous-conversation »

Mais la dernière tirade de LUI propose une autre conception des « lieux communs ». Déjà sa question face à l’éloge formulé au début, introduisait un doute, ironique : « Mieux ? Vous croyez cela ? » Il le développe en revenant sur l’idée de profondeur pour affirmer que même eux en comporterait une : « Vous sentez par moments… monter… d’en bas… comme des bouffées ?... Hein ? Ça vous revient, des vieux airs charmants ? Il n’y a rien à faire, n’est-ce pas ? On a beau s’en empêcher… »  À travers les hésitations, marquées par les points de suspension, LUI pose l’idée que même un lieu commun, « le plus plat, le plus innocent », cache du non-dit, illustré par cette image des « bouffées », comme si la vérité ne pouvait pas entièrement se masquer. C’est ce que, dans ses essais, Sarraute nomme la « sous-conversation ».

Isma, mise en scène de Claude Etienne, 1976, au Palais des Beaux-Arts, Bruxelles 

Isma, mise en scène de Claude Etienne, 1976, au Palais des Beaux-Arts, Bruxelles 

Mais que désigne cet « en bas » qui chercherait à tout moment à s’exprimer ? Sans doute faut-il y voir l’inconscient tel que Freud a pu le définir, le « ça » réceptacle de tout ce que nous avons refoulé… D’où la peur de l’exprimer, dénonciation finale, formulée d’abord par une hypothèse qui la généralise, « Si seulement on voulait… si on osait… », puis plus directement : « Mais justement vous ne voulez pas. » L’ironie par antiphrase vise donc cette forme d’hypocrisie, mêlée de lâcheté, qui imprègne les rapports sociaux : « Il ne faut pas toucher aux lieux communs. Ils sont là pour ça… pour recouvrir, pour étouffer. »

CONCLUSION

 

Le comique a considérablement évolué dans ce théâtre contemporain : il ne vient plus de l’excès, de la caricature qui force le geste, le langage, le caractère. Il ne vient plus non plus de la mise en place d’une situation absurde, comme chez Ionesco ou Becket. Il conserve seulement la notion de décalage, ici entre le sujet de cette conversation, dérisoire, et le sérieux des personnages qui s’y impliquent : ce sont leurs mots, leurs hésitations, leurs volonté d’imposer leur pensée qui conduisent à sourire.

Même si ces personnages restent « anonymes », le lecteur reconnaît la cible qu’ils représentent : des bourgeois en pleine conversation mondaine, entre critique d’amis absents et échanges de banalités. Mais, à travers eux, Sarraute invite son lecteur à aller plus loin que les mots prononcés pour y lire, à travers une inflexion de voix, une hésitation, un silence, les « tropismes » de la « sous-conversation », celle qui trahirait la vérité de l’être, une vérité souvent plus dramatique, plus agressive que l’apparence policée du langage. « C’est un théâtre de langage. Il n’y a que du langage. Il produit à lui seul l’action dramatique... Je pense que c’est une action dramatique véritable avec des péripéties, des retournements, du suspense, mais une progression qui n’est produite que par le langage. », explique Nathalie Sarraute,  dans Le Monde, du 19 janvier 1967.

Il serait possible de rapprocher ce passage d’un extrait de « Finissez vos phrases », saynète parue, en 1978, dans La Comédie du langage de Jean Tardieu.​

Deux personnages, Monsieur A et Madame B, se rencontrent dans la rue et conversent.

MONSIEUR A, sur le ton de l’intimité.– Chère ! Si vous saviez comme, depuis longtemps !

MADAME B, touchée. – Vraiment ? Serait-ce depuis que ?

MONSIEUR A, étonné. – Oui ! Justement ! Depuis que ! Mais comment pouviez-vous ?

MADAME B, tendrement. – Oh ! Vous savez ! Je devine que. Surtout quand.

MONSIEUR A, pressant. – Quand quoi ?

MADAME B, péremptoire. – Quand quoi, eh bien, mais : quand quand.

MONSIEUR A, jouant l’incrédule, mais satisfait. – Est-ce possible ?

MADAME B. – Lorsque vous me mieux, vous saurez que je toujours là.

MONSIEUR A. – Je vous crois, chère !... (Après une hésitation, dans un grand élan.) Je vous crois, parce que je vous !

MADAME B, jouant l’incrédule. – Oh ! Vous allez me faire ? Vous êtes un grand !...

MONSIEUR A, laissant libre cours à ses sentiments. – Non ! Non ! C’est vrai ! Je ne puis plus me ! Il y a trop longtemps que ! Ah ! si vous saviez ! C’est comme si je ! C’est comme si toujours je ! Enfin, aujourd’hui, voici que, que vous, que moi, que nous !

MADAME B, émue. – Ne pas si fort ! Grand, Grand ! On pourrait nous !

MONSIEUR A. – Tant pis pour ! Je veux que chacun, je veux que tous ! Tout le monde, oui !

MADAME B, engageante, avec un doux reproche. – Mais non, pas tout le monde : seulement nous deux !

Voir Finissez vos phrases, mise en scène de Colette Louvois par l’École de théâtre de Paris, 2010

Ce dialogue, dans lequel les deux personnages alignent des phrases incomplètes – il manque le plus souvent, les verbes – offre une caricature des lieux communs propres à la scène de déclaration d’amour. Échange totalement vide… et, pourtant, les didascalies y introduisent tous les élans intérieurs, la vérité du sentiment.

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