AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
Pour le lycée
... des corpus thématiques
... des œuvres de genres différents
Création en cours
À la comédie de Marivaux est associé un parcours dont l'enjeu est « Théâtre et stratagème ». Après une introduction, pour rappeler l'héritage antique et poser une problématique autour du thème du masque, est construit un parcours d'étude, avec :
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quatre explications d'extraits, dont plusieurs sont prolongées par des lectures cursives et des documents vidéo, permettant l'étude de la mise en scène ;
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une étude d'ensemble, afin d'envisager, parallèlement à la comédie, d'autres dimensions plus sombres, du "stratagème";
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une conclusion, qui s'ouvre sur un devoir de commentaire.
Analyse des corpus
Le programme de français en classe de 1ère pour 2020-21 propose l’étude, pour les séries générales, des Fausses Confidences de Marivaux.
Le corpus comporte une introduction, nécessaire pour poser une biographie rapide de Marivaux et le contexte historique, social et littéraire de l’écriture, le siècle des Lumières. Puis, vient une présentation d’ensemble de l’œuvre, Les Fausses Confidences : titre, structure, cadre spatio-temporel, d'où découle une problématique. Une conclusion conduit à une synthèse sur Marivaux, sur les enjeux de l'étude, et à un devoir de dissertation.
Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :
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cinq explications d’extraits ;
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deux études transversales, qui correspondent aux analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits ;
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des documents complémentaires, permettant d'aborder l'histoire des arts et l'étude de la mise en scène
Une lecture personnelle complète cette étude, Knock de Jules Romains, pièce de 1923. Puisqu'elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, quelques pistes de recherche sont proposées de façon à pouvoir constituer un dossier personnel.
Introduction
D’après Louis-Michel van Loo, Portrait de Marivaux réalisé en 1743. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles
La vie de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux
Pour comprendre certains des thèmes essentiels chez Marivaux, tels la place accordée à l’argent et au statut social, ou bien le regard lucide qu’il jette sur la psychologie féminine, il est important de connaître à la fois son parcours personnel, les événements qui l’ont marqué, et ses choix d’écriture. Ce site en fait une présentation à l'occasion de l'étude de L’île des esclaves.
Explorer pour en savoir plus sur l'auteur
Le "siècle des Lumières"
L’intrigue des Fausses Confidences se fonde sur les réalités sociales de cette époque, puisque tout l’enjeu est de savoir si Dorante, ruiné, parviendra à épouser Araminte, une riche veuve, contre la volonté de sa mère qui lui préfère un Comte. On se reportera donc à l’analyse proposée dans l’étude d’ensemble de la pièce.
Une remarquable exposition de la BnF sur les "Lumières"
HISTOIRE DES ARTS : Nicolas Lancret, La Camargo dansant, vers 1730
Nicolas Lancret, La Camargo dansant, vers 1730. Huile sur toile, 76 x 107 cm. National Gallery of Art, Washington
Pour voir un diaporama d'analyse du tableau
Pendant la première moitié du siècle, la peinture reflète le goût des plaisirs et des divertissements d'une société frivole. Ainsi se multiplient les "fêtes galantes", peintures de scènes de bal, de mascarades, de séduction dans les bosquets des parcs à l'anglaise. Antoine Watteau (1684-1721) est le peintre emblématique de cette époque, avec ses personnages qui se dissimulent en s'amusant, que l'on voit souvent de dos, dans une atmosphère de poésie empreinte de flou, comme pour souligner ce que ce monde comporte d'illusions, empreintes de secrets et de confidences. De même, la peinture de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) représente un univers baigné dans des couleurs pastels, où tout est réuni pour chanter les séductions promises par l'amour. Nicolas Lancret (1690-1743), à la suite de son maître Watteau, s’approprie des codes de ce genre pictural, comme dans le tableau La Camargo dansant.
Présentation des Fausses Confidences
Pour lire la pièce
Lors de sa création, le 16 mars 1737, la pièce est intitulée La Fausse Confidence, elle ne prend son titre au pluriel que lors de sa reprise par les Comédiens français en juillet 1738.
Par son étymologie latine, le verbe « con-fidere », le mot « confidence » traduit l’idée de faire confiance à quelqu’un, de se fier à son honnêteté, à sa compréhension, pour décider de lui communiquer un secret, ou, à tout le moins, de lui faire part de pensées cachées aux autres. Ainsi, la confidence fait passer du non-dit au dit, le langage devenant alors le révélateur d’une vérité intérieure. C'est cette définition qui permet de poser une problématique autour de cette forme de stratagème choisi par Marivaux : la confidence est-elle un jeu de leurre ou un jeu de vérité ?
La présentation de la comédie de Marivaux s'attachera à l'étude du titre, à celle de la structure, à travers les schémas
actanciel et dramatique, et au cadre spatio-temporel choisi.
Pour se reporter à la présentation
LEXIQUE : autour du mot "stratagème"
L’enjeu proposé pour le parcours associé, mais qui s’applique aussi bien aux Fausses Confidences de Marivaux, « Théâtre et stratagème », exige d’étudier la relation entre ces deux termes, d’un côté un genre littéraire qui remonte à l’antiquité et qui a ses spécificités, de l’autre le sens de ce mot « stratagème », à distinguer de ceux de sens proche, souvent employés.
Théâtre et illusion
Rappelons que, par son étymologie grecque, le verbe "theaomai" (regarder), le mot « théâtre » renvoie à l’idée de « voir »…, toute la question étant de savoir si ce qui est offert à la vue du public est « mimésis » – c’est-à-dire reproduit la réalité – ou illusion, faux-semblant. Le fait même que les acteurs, d’ailleurs nommés « hypocrites » dans l’antiquité, jouent sous un masque, apporte déjà en soi un début de réponse : la pièce de théâtre est un « jeu ». Mais ce monde imité invitait alors le public à une réflexion, voire à une morale que dégageait souvent le chœur, lors du dénouement. Ainsi le « leurre » n’est-il pas censé conduire à la « vérité » ? C’est la question qui guidera l’étude des Fausses Confidences.
Le terme "stratagème"
À l’origine, le mot « stratagème » s’inscrit dans le contexte militaire : il renvoie à une ruse de guerre, permettant de vaincre un ennemi, d’obtenir la victoire sur lui. Puis, le sens s’est élargi, se confondant avec de nombreux autres mots : ruse, subterfuge, artifice, fourberie, tromperie, duperie, manigance, manipulation, farce, tour, et même le mot vieilli « burle », emprunté à l’italien « burla » et qui nous a donné son dérivé « burlesque »…
D’une part, tous ces mots ont une connotation péjorative, suggérant qu’un personnage est prêt à bien des malhonnêtetés pour parvenir à son but. De là à les confondre avec un blâme moral, la différence est minime… Et pourtant, est-il possible de juger qu’une ruse mise en place pour permettre à deux amants de vivre un heureux mariage, dans une comédie, ou pour empêcher un tyran d’exercer son pouvoir, soit réellement immorale ?
D’autre part, tous ces termes impliquent l’idée du secret, par exemple avec le préfixe « sub », marque d’une action souterraine » dans « subterfuge », ou le radical « art », dans « artifice », qui indique la volonté de créer un nouveau réel. Il s’agit d’agir sur cet « ennemi » à son insu, de le tenir entre ses mains – fondement étymologique des mots « manigance » ou « manipulation » – pour lui faire prendre la forme voulue en fonction de l’objectif visé. Comment concilier alors, le théâtre, qui donne à « voir », avec le secret, qui lui cache ? Et comment concilier les « confidences », qui ont pour but d’exprimer, de révéler, ce qui, à l’origine, est réservé au secret de l’âme, avec la volonté de tromper, de duper ?
Enfin, d’autres termes, « farce », « tour », et celui, vieilli, « burle », nous invitent spontanément à lier l’enjeu de l’étude à la comédie : il s’agit de se moquer, de railler, pour déstabiliser « l’ennemi », obligé ainsi à céder pour reconstruire sa dignité. La ruse, le stratagème, est alors l’arme du plus faible pour obliger le puissant à céder. C’est ce qui explique que, ressort de l'intrigue tout particulièrement dans la comédie traditionnelle, ils soient le plus souvent réservés à un serviteur face à son maître. Le jugement sur le « stratagème » se déplace ainsi de celui qui l’utilise aux raisons pour lesquelles il l’utilise.
VIDÉO : présentation de la mise en scène de Didier Bezace
Ce document vidéo juxtapose deux mises en scène. La première de Didier Bezace est la plus longue (6 minutes 30) : elle enchaîne six extraits dialogués, encadrés par deux moments symboliques. La seconde, de Jean-Louis Thamin, ajoute aux images une voix off proposant un « résumé » de la pièce et un commentaire sur son sens, en lien avec l’époque de Marivaux. L’analyse de ce document vidéo permet de contrôler la compréhension des schémas actanciel et dramatique.
Première partie : mise en scène de Didier Bezace
Les deux représentations qui encadrent les différents extraits, sont symboliques de l’enjeu de l’intrigue, mais en sens inverse.
Le décor de la première, cet escalier que gravit Dorante symbolise l’ascension sociale que lui offrira, au dénouement, le mariage avec Araminte, une riche veuve ; mais, auparavant, il va traverser des doutes et des épreuves, ce que met en valeur le panneau pivotant qui, dans le dernier extrait, le fait apparaître dans sa solitude inquiète.
Dans les séquences suivantes, nous notons une inversion chronologique.
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Les deux premières, en effet, renvoient au début de la pièce, la promesse de Dubois à Dorante, sûr de lui permettre de séduire Araminte – ce que confirment les conversations entre le valet et sa maîtresse : elle invoque sa « compassion » pour garder Dorante auprès d’elle et se plaît à entendre Dubois lui dépeindre l’adoration que son intendant éprouve pour elle.
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Mais le sixième extrait, précède, en fait les trois précédents, en mettant en évidence la façon dont Araminte, elle aussi, est capable de « stratagème » : en l’obligeant à rédiger une lettre destinée au Comte pour accepter de l’épouser, elle espère obliger Dorante à se déclarer, mais il résiste à cette épreuve : la colère d’Araminte contre Dubois, et son mensonge, révèlent déjà son amour pour Dorante : « Voici l’affaire dans sa crise », déclare alors Dubois.
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Deux événements suffisent alors, d’abord le portrait d’Araminte (troisième extrait), dévoilé publiquement, qu’elle utilise pour obtenir l’aveu de Dorante, qui n’hésite pas à mentir en le présentant comme « ce que le hasard vous découvre » alors même qu’il s’agit d’une manœuvre de Dubois ; puis la lettre (quatrième extrait), où Dubois se sert de Marton pour arriver à son but. La mise en scène image le rôle de Dubois représenté hors d’une trappe, tel un souffleur qui dicte aux acteurs leur rôle.
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L’intervention de M. Remy, que la querelle avec le Comte et Mme Argante conduit à prendre la défense de Dorante alors même que sa lettre fait éclater son amour pour Araminte, conduit au dénouement heureux.
Seconde partie : mise en scène de Jean-Louis Thamin
Le résumé, lui, choisit de mettre l’accent sur la dimension sociale de la pièce, en mettant immédiatement au premier plan la fortune d’Araminte, « plus de cinquante mille livres de rente ». En présentant la situation initiale, illustrée par l’image qui montre l’action de M. Remy pour fiancer son neveu à la suivante d’Araminte, « Dorante qui doit épouser Marton aime Araminte qui doit épouser le Comte », l’extrait repris souligne la certitude de Dubois d’atteindre l’objectif visé, que pose la voix off : « aidé par son valet Dubois, il va tenter de la séduire et changer ainsi l’ordre des mariages ». En insistant sur l’écart social entre les deux héros, « Araminte est riche et Dorante désargenté », le commentaire introduit la question que l’intrigue peut conduire à formuler : « Amour ou affaire, sentiment ou intérêt financier ? ». Le jugement porté sur Marivaux, qui « cache sous les élégances d’une société policée une cruauté raffinée », formule clairement une réponse, confirmée par l’extrait où Mme Argante, dans son désir de progresser socialement, prouve son absence totale de scrupules : « moi qui vous ordonne de la tromper à son avantage ».
À l’issue de ce visionnage, on prendra soin de rappeler la problématique retenue pour l’étude de cette comédie : « Le stratagème : jeu de leurre ou jeu de vérité ? »
Explication 1 : la scène d'exposition - acte I, scène 2
Pour lire la scène
Les Fausses Confidences, comédie en trois actes de Marivaux, jouée en 1737 par les Comédiens italiens, offre le type même de la comédie d’intrigue. Après une première scène, très courte, où le valet Arlequin, immédiatement conforme, par sa balourdise, à l’héritage de la commedia dell’arte, introduit Dorante chez Araminte, la scène 2, qui met en présence Dorante et Dubois, autre valet, mais bien différent, constitue la véritable exposition. Son analyse nous permettra, en effet, d’en dégager le double rôle, traditionnel : informer et séduire.
Pour voir la mise en scène de Jean Piat, Comédie-Française, 1971 : Jean Piat (Dubois), Simon Eine ( Dorante)
La fonction d'information
Le cadre spatio-temporel
Outre le décor, un salon, l’adverbe « ici », répété par Dorante, associé à la mention d’un domestique, et à la surveillance exercée par Dubois, indique que l’action se déroule chez Araminte, sa « maîtresse ». Selon la règle de l’unité de temps, la mention du « matin » ouvre les 24 heures prévues pour l’action.
Mais, parallèlement, le jeu des temps dans le dialogue, entrecroisement du présent et du passé, permet de découvrir la relation entre les deux personnages, tout en retraçant l’historique de l’intrigue. Le passé rappelle la fonction et le rôle de Dubois : « Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune. » Le déroulement du projet, qui débute avec l’intervention de M. Remy, sur laquelle s’ouvre l’action, s’est déjà rapidement mis en place : « Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé […] il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi ».
La relation entre les personnages
Deux personnages secondaires
Pour « Monsieur Remy », le premier nommé, nous apprenons à la fois son métier, « procureur », qui le rattache donc à la bourgeoisie dite de robe, et lui donne un certain pouvoir sur Araminte, et son lien familial : il est « parent » de Dorante. L’appellation « Mademoiselle Marton », employée par Monsieur Remy, signale que celle-ci occupe une place, certes de domestique – Dubois la nomme plus familièrement « Marton » – mais bien au-dessus des serviteurs ordinaires, en tant que suivante, donc capable d’influencer sa maîtresse, d’où le conseil final que donne Dubois à Dorante : « À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. »
Le portrait d'Araminte
Comme souvent dans une exposition, sa présentation est indirecte, d’abord faite par Dorante qui insiste sur l’écart social entre lui et Araminte, sans donner de précisions : « Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ». La mention de son veuvage est importante, car, compte tenu du statut social des femmes au XVIIIème siècle, il lui offre une liberté précieuse, qu’elle répugnera peut-être à perdre puisque sa richesse, précisée ensuite, « plus de cinquante mille livres de rente », lui assure une totale indépendance. Elle est donc présentée d’abord comme inaccessible.
Micheline Boudet dans le rôle d'Araminte. Mise en scène de Jean Piat, Comédie-Française, 1971
Maître et valet
Même si, dans la comédie, le valet est fréquemment l’adjuvant au service des amours de son jeune maître, la relation entre Dorante et Dubois est plus originale. Le tutoiement de Dorante alors que Dubois le vouvoie maintient, certes, la hiérarchie traditionnelle entre maître er serviteur, mais Dorante n’exerce plus de pouvoir sur son ancien valet, bien au contraire. C’est librement, en effet, que celui-ci décide de l’aider : « Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune. »
Yves Jacques (Dubois) et Louis Garret (Dorante). Mise en scène de Luc Bondy, Théâtre des Célestins de Lyon, 2014
De ce fait, c’est le maître qui s’incline devant lui : « En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive. » Et c’est le valet qui s’accorde le droit de se montrer paternaliste envers lui : « Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service. » La relation se retrouve donc totalement inversée, plaçant le valet en position de force. C’est ce qui explique d’ailleurs le ton désinvolte qu’il se permet d’employer, se moquant plaisamment de la faiblesse de son maître amoureux : « Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ». Face à lui, Dorante ne fait, en effet, qu’exprimer ses craintes.
L'annonce de l'intrigue
L’intrigue place en son cœur l’amour, qu’affirme avec force Dorante en réponse à la question de Dubois, « Vous l’avez vue et vous l’aimez ? » : « Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble. » Sa peur est liée à la réalité sociale en ce début du XVIIIème siècle, l’écart de fortune, mis en valeur par le redoublement de la subordonnée relative : « et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? » De plus, Dorante n’est pas un simple libertin, c’est le mariage qui est bien l’enjeu de l’intrigue, l’aboutissement que rappelle Dubois, convaincu d’y parvenir comme le prouve la négation restrictive « ne… que » : « Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. » Notons aussi la personnification, « Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera », qui fait de l'amour un actant, souvenir du petit dieu Éros-Cupidon, doté d'une parole toute-puissante. Mais ne se confond-il pas ainsi avec Dubois, puisque c'est lui qui portera le discours amoureux.
Pour combattre la difficulté due à cet écart de fortune, Dubois, plaisante sur l’écart des chiffres « cinquante mille livres » et « soixante », et met en avant la séduction physique de Dorante, à partir d’un plaisant jeu de mots sur le mot « mine » : « Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles ».
La fonction de séduction
Le valet meneur de jeu
Le valet et son ancien maître se retrouvent dans le choix de la première personne du pluriel, tous deux unis dans la formule « notre projet », reprise par Dubois par « notre affaire ». Cependant, même s’il emploie ce pluriel, c’est bien Dubois qui se pose en instigateur d’une intrigue, soigneusement élaborée, ce que souligne les mots au cœur du chiasme, « actions » et « mesures », le « je » s’impose rapidement : « Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ».
L'assurance de Dubois. Mise en scène de D. Bezace, 2010
Il est donc, non plus simplement un adjuvant, mais celui qui entend bien obtenir la victoire, d’où l’emploi du futur de certitude, et la gradation qui le renforce : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. » Son énergie est marquée par l’énumération ternaire qui affirme la réussite de son action : « et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ». La brièveté des phrases en fait des vérités générales, qui confirment la puissance du valet : « entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. »
Même si, à la fin de la scène, il revient au « nous », c’est pour formuler ses ordres, « nous voilà embarqués, poursuivons », et un véritable ascendant sur son maître qui n’est plus, à la fin, qu’un simple exécutant : « À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste. »
Un thème ambigu : la richesse
Dans cette scène d’exposition, Dorante affiche son amour pour Araminte. Mais il n’en est pas moins conscient de la réalité matérielle, de l’écart de richesse qui le sépare d’elle… Le public est donc amené à se demander – surtout face à cette stratégie soigneusement élaborée – si cet amour est la seule raison qui motive son intérêt. Quand il l’évoque pour la première fois, « je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune », le mot « fortune » revêt-il le seul sens de « bonheur », « chance », ou bien cache-t-il le désir de s’enrichir ? Comment ne pas y penser, quand Dubois lui réplique : « si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service. » ? Et le doute n’est plus permis quand Dorante lui fait une véritable promesse : « Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ». L’ambiguïté parcourt tout le dialogue, tantôt en mettant en évidence la relation amoureuse, « Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de madame. », tantôt en privilégiant la fortune acquise par ce mariage : « Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. » Le public ne peut donc qu’attendre la suite de la pièce, pour se faire une opinion sur la sincérité de ce couple de comploteurs. Car peut-être Dubois, comme tous les valets de la comédie traditionnelle, espère-t-il, lui aussi, tirer profit de l'ascension sociale de son ancien maître...
Créer un horizon d'attente
Dès le début de la scène, la mise en scène entend créer un horizon d’attente, en accentuant l’image d’un complot : tous deux « entr[e]nt avec un air de mystère », Dubois explique « je vous guettais », comme pour l’arrivée d’un complice ; enfin, il exerce une surveillance, signe de sa méfiance : « (Il cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. » Un danger semble donc planer, d’où les précisions sur l’ignorance de Monsieur Remy, complice aussi mais à son insu : « Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant », « il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui », « je n’aurais garde de lui confier notre projet ». Le public ne peut donc qu’être curieux de découvrir exactement comment Dubois compte procéder, et si l’issue du projet sera
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celle d’abord lancée, par Dorante, l'échec, « mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain », reprise ironiquement par Dubois : « Eh bien, vous vous en retournerez. »
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ou bien celle que Dubois affirme ensuite, avec insistance, la réussite, « notre affaire est infaillible, absolument infaillible. », en balayant toutes les objections de Dorante, en faisant de ce futur un présent déjà réalisé :
DORANTE. – Quelle chimère !
DUBOIS. – Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.
DORANTE. – Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
DUBOIS. – Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.
DORANTE. – Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.
DUBOIS. ––Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle.
Ainsi, le public attend avec impatience de voir si la connaissance de l’âme féminine, de « l’humeur de [s]a maîtresse », affichée par Dubois, qui minimise même la résistance d’Araminte en la désignant par le pronom indéfini « on », se vérifiera – ou non. Faut-il croire à l’exclamation de Dorante, « Quelle chimère ! », ou à celle de Dubois : « vous réussirez, vous dis-je. »
CONCLUSION
Cette scène apporte donc toutes les informations nécessaires au public pour qu’il entre dans l’action tout en maintenant la part de mystère propre à piquer sa curiosité. À travers la discussion sur les chances de réussite ou les risques d’échec, l’échange, en effet, met parfaitement en évidence l’enjeu de l’intrigue, image de la société de la première partie du XVIIIème siècle avec, notamment, le rôle, joué par la richesse qui perturbe les statuts sociaux de la monarchie : peut-on se faire aimer malgré tous les obstacles ? Le cœur peut-il l’emporter sur la réalité sociale ?
Cette exposition est aussi particulièrement dynamique, grâce à la personnalité du valet Dubois, qui dépasse – et de beaucoup – l’envergure du traditionnel valet adjuvant rusé : il prend le pas sur son maître, sur lequel il exerce un total ascendant.
MISE EN SCÈNE : comparaison de deux mises en scène (cf. doc. supra)
Décor et costumes
La différence est flagrante entre
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le décor de la Comédie-Française, réalisé par Thierry Vernet, qui choisit l’ancrage dans le XVIIIème siècle et de mettre en valeur, par son luxe, la richesse d’Araminte. La luminosité d'ensemble renforce cette volonté.
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celui adopté par le scénographe Jean Haas, sous la direction de Didier Bezace, extrêmement dépouillé, avec un rideau de fond et, comme seul meuble, la chaise apportée sur scène par Dubois. Rien ne donne l’impression d’être dans un salon ; au contraire, ce parti pris impose d’emblée l’idée que nous sommes au théâtre, donc dans un monde d’illusion. L'ensemble, moins éclairé, correspond à l'idée du complot qui s'installe.
Au choix du décor correspond, pour Thierry Vernet, celui des costumes, et même des coiffures, fidèles à l’époque de l’écriture. Mais Cidalia Da Costa, sous la direction de Didier Bezace, a joué, elle, sur un effet de contraste. Le costume initial de Dorante – comme celui de Dubois – est, en effet, intemporel même s’il renvoie à des images plus anciennes : il pourrait être celui d’un vagabond, avec son sac de voyage sur l’épaule, et l’ensemble souligne son peu de biens. D’où l’importance prise par le changement, mis en place par Dubois quand il lui tend une housse – tout à fait contemporaine – contenant le nouveau costume, typique, lui, du XVIIIème siècle. Ainsi est souligné, accompagné par le mouvement du rideau, le stratagème, l’entrée dans le « jeu » du théâtre, mise en abyme par le nouveau rôle dont est ainsi investi Dorante.
Le jeu des acteurs
Là aussi la différence est notable, tant pour les déplacements, la gestuelle, les mimiques ou les intonations, avec un jeu plus « sage », plus mesuré dans la mise en scène de Jean Piat. Le ton de Dorante le montre sensible, presque tendre : il s’exprime sur le ton de la confidence en résumant, par exemple, l’historique de la situation. Même si sa position assise face à Dubois, qui reste debout, marque à la fois la relation hiérarchique et l’ascendant du valet, il se montre discret dans l’expression de son amour et de ses doutes. De même, Dubois conserve le ton du valet traditionnel, souvent rieur et moqueur envers son maître.
Didier Bezace, en revanche, imprime un rythme beaucoup plus dynamique à cette scène. Dans sa première tirade, Dorante, par exemple, adopte un débit très rapide, comme si ce projet le dérangeait, l’embarrassait. De même, le ton de Dubois affirme avec force son assurance, davantage soulignée par la gestuelle, doigt pointé ou poing serré à la fin, comme pour illustrer le combat à venir. L’écart d’âge entre les deux acteurs accentue encore sa domination, de même que le fait qu’il reste seul en scène, pendant que Dorante change de costume, pour proclamer sa réussite « infaillible ». Le metteur en scène marque ainsi avec force la fonction de meneur de jeu du valet, car, même s’il est assis sur un tabouret face à Dorante sur une chaise – respect de la hiérarchie –, c’est bien lui qui l’a fait asseoir, qui lui dicte ses ordres, et face à lui Dorante paraît bien plus faible, plus désemparé…
Explication 2 : la première confidence - acte I, scène 14
Pour lire la scène
L’exposition a présenté la situation de Dorante, amoureux d’Araminte, riche veuve, et son désir de l’épouser, grâce à un « projet » aux contours encore mystérieux, élaboré par son ancien valet, Dubois : il doit permettre de surmonter l’obstacle, le « peu de bien » de Dorante. L’intrigue se noue à l’arrivée de Monsieur Remy, procureur d’Araminte et oncle de Dorante, qui l’a recommandé pour qu’elle le prenne comme intendant, en toute ignorance du projet : il a l’idée de proposer son neveu comme époux à Marton, la suivante d’Araminte. Comment refuser, alors que Dorante a besoin de son appui auprès de sa maîtresse ? Les scènes suivantes nous font assister à la première rencontre entre Araminte et son intendant : elle lui trouve « très bonne façon », et le reçoit aimablement. Mais il en va tout autrement avec sa mère, Mme Argante : elle espère bien marier sa fille au Comte Dorimont, en posant comme argument l’arrêt d’un coûteux procès, et s’inquiète de la « probité » qu’affiche Dorante. Araminte, au contraire, lui en sait gré. , quand intervient, pour la première fois, Dubois.
Dubois intervient pour mettre en place le stratagème dans la courte scène 13 : « il feint de voir Dorante avec surprise », tandis que « Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. » L’habile valet peut alors se livrer à une « confidence », sous le sceau du secret, dont les quatre étapes visent à jeter le trouble chez Araminte, en lui révélant l’amour de son intendant pour elle.
Éveiller la curiosité d’Araminte (du début à « … toute émue. »)
La gêne marquée par le comportement de Dubois et de Dorante a atteint son but, être remarquée d’Araminte, d’où les questions qui ouvrent le dialogue : « Qu’est-ce donc… ? », « D’où vient… ? ». Cette curiosité permet au valet de développer sa feinte, à partir de trois procédés.
Son questionnemenent
Au lieu de répondre directement, il multiplie les questions, comme s’il se souciait de bien comprendre la situation, pour protéger sa maîtresse : « Savez-vous à qui vous avez affaire ? », « comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ? ». En répétant la réponse d’Araminte, « Et c’est monsieur Remy qui vous l’envoie ? », il surjoue son étonnement.
L'exagération
Parallèlement, sa demande immédiate de « congé » suggère que la présence de Dorante représente un réel danger, qu’il souhaite fuir. La réaction d’Araminte, signalée par la didascalie, « surprise », l’encourage à poursuivre en ce sens. Il s’emploie alors à accentuer ce danger, d’abord par des questions qui sous-entendent une manigance de Dorante : « Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ? » Dans un second temps, il dramatise la situation, par une exclamation, « Lui, votre intendant ! », puis en recourant à un lexique hyperbolique, qui ne peut que renforcer l’inquiétude d’Araminte : « Hélas ! l le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là. »
Un paradoxe
D’un côté, il insiste, par ses exclamations, sur la fiabilité de son témoignage, critique. Il présente Dorante comme un être hypocrite, prenant Araminte elle-même à témoin à partir du comportement qu’elle a pu observer auquel il donne une interprétation à nouveau inquiétante: « Si je le connais, madame ! si je le connais ! Ah ! vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait, de peur que je ne le visse ? ».
De l’autre, et alors même que les questions d’Araminte, « Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ? », montrent qu’il a atteint son but, il inverse le portrait, avec un vibrant éloge de Dorante, accumulant les hyperboles : « Lui ! Il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre, il a peut-être plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil. »
Les réactions d’Araminte, en gradation, prouvent le succès de ces feintes, étonnement d’abord, inquiétude croissante d’une « mauvaise action » ensuite, pour en arriver à un bouleversement total : « Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis toute émue. »
L’amour révélé (de « Son défaut… » à « … s’avise-t-il ? »)
La parole habile de Dubois
Dubois juge alors qu’Araminte est prête à entendre la vérité : l’amour que Dorante éprouve pour elle. Mais là encore, il amène très habilement cette « confidence », en la présentant d’abord comme une folie, à l’aide d’un geste pour le confirmer : « Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient. » Puis il la met en valeur par la répétition lexicale hyperbolique, « il est timbré, mais timbré comme cent. », enfin par une gradation ternaire, imagée : « Il y a six mois qu’il est tombé fou ; Il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu. »
Dubois, le valet manipulateur. Mise en scène de D. Bezace, 2010
Pour preuve ultime, face au doute d’Araminte, « il m’a paru de très bon sens », il invoque son expérience personnelle, en accentuant la gravité de la situation par sa volonté de demander son congé : « Je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter ; et c’est ce qui me force de m’en aller encore ».
Araminte surprise
Comment interpréter la didascalie qui introduit la réaction d’Araminte : « un peu boudant » ? C’est, à coup sûr une sorte de déception à l’idée de devoir renvoyer Dorante dont, dès la première rencontre, elle avait apprécié la séduction. Mais, en même temps, c’est à la fois n’est-ce pas déjà la jalousie qui l’amène à suggérer : « et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies !… » Par cette suggestion, elle offre à Dubois la possibilité d’arriver à l’aveu d’amour : « Ah ! vous m’excuserez. Pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût. » Ajoutons à cela la contradiction entre l’affirmation, « je veux le congédier », et sa question, « Est-ce que tu la connais, cette personne ? », qui permet à Dubois d’annoncer la vérité : « c’est vous, madame. »
Les réactions d'Araminte face à l'aveu habile de Dubois. Mise en scène de D. Bezace, 2010
La bienséance voudrait qu’Araminte rétorque par une protestation immédiate. Or, sa nouvelle question, « Moi, dis-tu ? », donne à Dubois l'occasion d’insister sur la force de cet amour, « Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant », tout en faisant adroitement appel au témoignage même de sa maîtresse : « Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle. » Son affirmation est, en même temps, une suggestion, que confirme Araminte, avant de se souvenir des exigences de la bienséance, une prise de distance face à cet aveu : « Il y a bien, en effet, quelque petite chose qui m’a paru extraordinaire. Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s’avise-t-il ? » Cependant, sa désignation, « le pauvre garçon », est déjà un signe d’indulgence là où elle devrait s’indigner.
Le portrait de Dorante (de « Vous ne croiriez pas… » à « … au-dessus de cela. »)
Un vibrant éloge
Dubois a parfaitement perçu la jalousie d’Araminte, et son indulgence, deux ressorts sur lesquels il va agir dans le portrait de son ancien maître, dont chaque trait, sous couvert de preuve de « sa démence », est en fait destiné à le mettre en valeur.
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Il lui faut d’abord rassurer Araminte sur l’infériorité sociale de Dorante, rôle de l’énumération : « Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille. » Le manque d’argent ne vient qu’à la fin, sous une forme négative qui semble l’amoindrir : « mais il n’est pas riche ».
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Mais, de ce manque d’argent, obstacle fondamental à cette époque, il fait une qualité, en jouant sur la jalousie d’Araminte : « Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune, et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes ».
Pour accroître cette jalousie, il ne lui reste qu’à évoquer une rivale : « Il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours. Je le sais, car je l’ai rencontrée. » Araminte est alors, à son tour, obligée de feindre, en masquant son intérêt, illustré par sa question « Actuellement ? », sous le ton adopté, « avec négligence ».
Dubois peut alors renforcer son mensonge par son propre témoignage, par l’éloge de la rivale, « une grande brune très piquante », puis par une feinte critique de celui qui refuse d’utiliser l’amour pour s’enrichir : « il fuit. Il n’y a pas moyen ; monsieur refuse tout. », « il sent bien son tort ». Mais comment un amour désintéressé serait-il blâmable ? En introduisant le discours rapporté direct, « « Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. », c’est au contraire la sincérité de Dorante qu’il met en évidence, avec, comme ultime détail, « la larme à l’œil », propre à toucher le cœur de celle qui est cause d’un tel amour…
Le récit d'une passion
La stratégie de Dubois est une réussite, puisque la question d’Araminte contredit le lexique péjoratif initial : « Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois ? ». Notons l’ambiguïté de l’adjectif « fâcheux », qui peut aussi bien signaler un blâme de cet amour excessif, qu’un regret d’avoir la présence de cette rivale. Elle ne cherche, en fait, qu’à entendre Dubois lui parler de cet amour, car, au lieu de l’interrompre, elle ponctue le long récit d’exclamations qui révèlent son intérêt : « Quelle aventure ! », « Tu m’étonnes à un point ! ».
Un coup de foudre
Il est impossible au lecteur de savoir si ce récit est véridique, ou bien si Dubois invente. En tout cas, il fait tout pour en affirmer la vérité, par son insistance, « C’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi », et par un luxe de détails : « un jour que vous sortîtes de l’Opéra », « il vous vit descendre l’escalier », « vous suivit jusqu’à votre carrosse », « il avait demandé votre nom ». À travers son récit, il se pose en témoin (« à ce qu’il me raconta ») de l’effet produit par cet amour naissant, un bouleversement de tout l’être qu’il dramatise d’emblée, par l’interjection tragique, « Hélas ! », et la peinture du coup de foudre : « je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus. » La familiarité du récit confirme ce trouble : « J’eus beau lui crier : « Monsieur ! » Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. »
Plaisamment, dans son récit, Dubois, tout en poursuivant, sur un ton familier, l’éloge de Dorante, « J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource », lance une accusation contre Araminte, en se posant lui-même comme une victime de cette passion ainsi née : « Ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, qu’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez. »
Les souffrances de l'amour
Emporté par son récit, Dubois multiplie les exemples des excès de cette passion, en prenant soin, cependant, d’empêcher toute vérification : « Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. » En évoquant les sorties, traditionnelles à cette époque, « à la Comédie », ou pour des visites, « chez madame celle-ci », « chez madame celle-là », il se dépeint lui-même comme une victime, obligé de subir de longues attentes, « dès quatre heures » (alors que le spectacle est en soirée), pour une très brève vision : « nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir madame entrer et sortir ». En accumulant les détails donnés, sur le temps, et en soulignant le contraste entre son maître et lui, il renforce l’effet de vérité : « lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés, car c’était dans l’hiver ; lui ne s’en souciant guère, moi jurant par-ci par-là pour me soulager. »
Une double conclusion
Sur la situation de Dubois
Dubois termine son récit, toujours en se présentant comme victime, « ma santé s’altérait », mais il révèle aussi, indirectement, son aptitude à mentir : « Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne ; il le crut, et j’eus quelque repos. » Mais elle est masquée par l’évocation d’une relation traditionnelle entre un valet et un maître qui se découvre trompé : « Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries […] ! Au retour, il était furieux ; il voulut me battre ». Cependant, il prend soin de toujours maintenir l’éloge d’un maître amoureux, lui aussi touché dans sa « santé », ne pouvant que « s’attrister » de l’« absence » de celle qu’il aime, d’effacer sa violence, « tout bon qu’il est », et de justifier son placement chez Araminte, par une comparaison hyperbolique : « à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance ; ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur. »
De la part d'Araminte
Elle a, finalement, longuement laissé parler Dorante, et sa réaction finale, particulièrement ambiguë, prouve sa réelle émotion. Si son affirmation, « Je suis si lasse d’avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l’avoir parce qu’il a de la probité » est particulièrement plaisante, alors qu’elle est précisément en train d’être trompée par Dubois, elle montre qu’elle ne souhaite guère renvoyer Dorante, ce que confirme sa protestation, « ce n’est pas que je sois fâchée », qui contredit la précédente, « Cela est fâcheux ». Elle tente cependant de rétablir sa dignité, « je suis bien au-dessus de cela », signe de son amour-propre qui résiste.
Le trouble d'Araminte. Mise en scène de D. Bezace, 2010
Araminte prise au piège (de « Il y aura de la bonté… » à la fin.)
Le renvoi de Dorante
Pour achever sa « confidence », Dubois pousse Araminte dans ses derniers retranchements, en suggérant un renvoi, qu’exigent d’ailleurs les bienséances, mais qu’il présente, habilement car il perçu l'amour naissant en Araminte, comme une façon de soulager Dorante : « Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit madame, plus il s’achève. » Mais son piège a si bien réussi qu’Araminte lui oppose deux arguments :
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un argument psychologique : « Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. »
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un argument social : « Je ne sais que dire à M. Remy qui me l’a recommandé, et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire honnêtement. »
Face à l’insistance de Dubois, qui dramatise à nouveau l’état de Dorante, « Oui ; mais vous ferez un incurable, madame », la didascalie, « vivement », démasque l’indifférence, « Oh ! tant pis pour lui » », qui ouvre la réplique dans laquelle elle introduit deux alibis pour se donner bonne conscience, en gradation. Elle mentionne d’abord son intérêt personnel, allusion au procès en cours avec le Comte Dorimont : « je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un intendant. » Puis elle développe le prétendu intérêt de Dorante, pour le guérir : « Et puis, il n’y a pas tant de risque que tu le crois. Au contraire, s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait ; ce serait même un service à lui rendre. »
L'ultime feinte de Dubois
Le valet feint alors d’accepter l’argument de sa maîtresse, « Oui ; c’est un remède bien innocent », et, mieux encore, cherche à s’assurer de la réussite de son stratagème, sous prétexte de la rassurer : « Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour. » La stratégie répond à son espoir, car la question d’Araminte, « En es-tu bien sûr ? », vient-elle d’une peur d’un aveu direct de Dorante, ou plutôt d’un souhait qu’elle ne peut encore formuler ? Dubois ne s’y trompe pas, et chaque mot de sa dernière tirade, sous couvert de la rassurer, « Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt », est un dernier éloge de Dorante. Il s’ouvre sur une énumération hyperbolique, destiné à flatter Araminte, qui se trouve ainsi divinisée par cet amant passionné : « Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers il n’y a personne qui le mérite ». Dubois ne néglige pas non plus le plaisir que peut prendre une femme à s'entendre louée pour sa beauté : « il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c’est tout. Il me l’a dit mille fois. »
La réussite du stratagème
Si Dubois s’est montré maître dans l’art de la feinte, Araminte s’y emploie aussi. Son geste, par exemple, « haussant les épaules », soutient une indifférence affichée, « Voilà qui est bien digne de compassion ! », une résignation qui masque mal son réel désir : « Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre. » Car seul ce désir peut expliquer sa promesse à Dubois, « Au surplus, ne crains rien ; je suis contente de toi. Je récompenserai ton zèle », « j’aurai soin de toi », et surtout, sa volonté de le garder à ses côtés : « je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois ? » Ne trahit-elle pas, par ce souhait insistant, son souhait de se servir de lui pour connaître les sentiments de celui qui l’intéresse déjà ?
Elle est, en fait, tombée dans le piège, accordant une totale confiance à celui qui ne pense qu’à la duper, en protestant de sa fidélité : « Madame, je vous suis dévoué pour la vie. », « Je n’en ai jamais parlé qu’à madame. » Ses dernières injonctions marquent le triomphe du valet, « Surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit. Ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. », car, à son tour, elle entre dans le jeu de leurre.
CONCLUSION
Cette scène est la première qui renvoie directement au titre de la pièce de Marivaux : il s’agit bien d’une « confidence » qui, sans être réellement « fausse » – car la scène d’exposition a insisté sur la réalité de l’amour de Dorante pour Araminte –, le devient par la façon dont la parole de Dubois la met en scène.
Dans cet échange, Dubois se révèle un parfait stratège, grâce à la fois à sa connaissance des ressorts de l’âme féminine, curiosité, jalousie, poids de l’amour-propre, et des contraintes qu’impose une société où l’écart social est un obstacle à l’amour. Meneur du dialogue, meneur de son maître, le voici à présent meneur d’Araminte, dont il réussit à éveiller progressivement l’intérêt, jusqu’à faire naître l’amour. En retraçant l’amour de Dorante, il joue une véritable pièce de théâtre, et oblige Araminte, ainsi troublée, à entrer à son tour dans cette « comédie » : elle va jusqu’à la mauvaise foi afin de concilier les bienséances, son amour-propre, et le légitime désir d’être aimé.
Explication 3 : la deuxième confidence - acte II, scène 12
Pour lire la scène
L’acte I des Fausses Confidences a permis à Dubois de mettre en place le « projet » qui doit permettre à son ancien maître, Dorante, d’épouser celle qu’il aime, la riche veuve, Araminte, malgré l’obstacle que constitue l’écart social, le souhait de Mme Argante de marier sa fille au Comte Dorimont, et la décision de Monsieur Remy de fiancer son neveu à Marton, suivante d’Araminte. Une première « confidence » de Dubois a informé Araminte de « l’adoration » que Dorante éprouve pour elle, et ses réactions, ainsi que le début de l’acte II, montrent qu’elle ne lui est pas indifférente.
Dubois poursuit alors ses stratagèmes pour obliger Araminte à réagir publiquement à cet amour, d’abord en se servant d’un portrait, apporté au domicile d’Araminte, qui se révèle être le sien, et réalisé par Dorante même si Araminte, gênée, tente de l’attribuer au Comte ; puis, intervient une querelle entre Dubois et Arlequin, qui fait connaître à tous que Dorante « l’avait contemplé de tout son cœur ». les « contemplations ».
L’injonction de madame Argante d’« interroge[r] » Dubois pour trouver le moyen de renvoyer Dubois amène une nouvelle conversation entre Araminte et son serviteur, nouvelle occasion d’une « confidence » de celui-ci face aux reproches de sa maîtresse. Comment ce dialogue, par l’alternance entre « dire » et « se taire », met-il en valeur le rôle du langage dans la naissance de l’amour ?
Les reproches d'Araminte (du début à « … je suis bien corrigé. »)
La parole de Dubois
Dans sa colère, Araminte reproche à Dubois sa parole, avec insistance : « tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret. » Le public ne peut que sourire de constater que le piège de Dubois a si bien fonctionné que sa maîtresse ne se doute de rien, ne met pas en doute la fidélité de son valet, et ne voit qu’un bavardage inconsidéré dans ce qui n’est que calcul : « Moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n’as guère d’attention pour ce que je te dis », « tu me l’avais promis. » C’est pourquoi celui-ci multiplie les excuses, « Ma foi ! madame, j’ai cru la chose sans conséquence, et je n’ai agi d’ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle », « C’est encore une suite de ce zèle mal entendu », et s’avoue coupable sans détours : « J’ai bien senti que j’avais tort ». Sa dernière affirmation, « Oh ! je suis bien corrigé. », est plaisante, alors même que toute la suite de la scène va prouver, au contraire, qu’il continue à utiliser le langage pour manipuler Araminte.
Araminte face à l'amour
Face à cette parole de Dubois « sur le chapitre de Dorante », Araminte souligne son désir de silence, « Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante », sur un ton qui prouve sa gêne : « Araminte, d’un air vif. – Eh ! laisse là ton zèle ; ce n’est pas là celui que je veux ni celui qu’il me faut. C’est de ton silence que j’ai besoin pour me tirer de l’embarras où je suis et où tu m’as jetée toi-même ». Ce terme de « besoin » est, cependant, tout à fait révélateur, du trouble dans lequel elle se trouve depuis la première « confidence » de Dubois, à l’acte I, scène 14 : « sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m’aime et je n’aurais que faire d’y regarder de si près. », c’est-à-dire de reconnaître ses propres sentiments.
La colère d'Araminte. Mise en scène de D. Bezace, 2010
C’est donc bien l’amour, qui bouleverse Araminte, d’où le déni qu’elle manifeste, en utilisant des termes péjoratifs pour qualifier les scènes précédentes, afin d’en minimiser la portée : « Pourquoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable […] ? » Mais la contradiction est évidente entre ce qu’elle qualifie de « conséquences ridicules » et la peinture dramatisée de ses propres sentiments : « des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu’on eût ? » En fait, le pronom indéfini « on », qui renvoie au Comte, à sa mère, et même à Marton, révèle bien ce qui cause réellement « l’embarras » d’Araminte, le fait d’être obligée de se déterminer publiquement, en rejetant, conformément aux bienséances, cet intendant, inférieur à elle socialement, qui ose l’aimer… En ajoutant, « je n’aurais que faire d’y regarder de si près », et en reprenant la phrase de Dubois, « mais pourquoi s’écrier : « Si je disais un mot ? » Y a-t-il rien de plus mal à toi ? », elle trahit cette peur, que la révélation publique la contraigne à trancher face à l’amour de « cet homme-là », dont elle ne veut même pas prononcer le nom, comme pour l’éloigner d’elle. D’où son injonction finale, exigence de silence, signe de sa colère, « Eh bien ! tais-toi donc, tais-toi », immédiatement suivie d’une demande naïve : « je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit. » Est-ce réellement à Arlequin que s’applique ce souhait, ou bien à elle-même, qui reste obsédée par l’aveu d’amour transmis par la parole de Dubois ?
Le stratagème mis en œuvre (de « C’est ton étourderie… » à « … question de rien. »)
Le renvoi de Dorante
Araminte poursuit la conversation en invoquant l’ordre que lui ont donné Mme Argante et le Comte suite au sous-entendu habile de Dubois, « Si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite ». En réalité, elle sait très bien ce qu’il pourrait dire, et quelles sont ces « choses étonnantes », et elle sait aussi très bien ce que lui commandent les bienséances en lien avec l’ordre social de son temps. Quel sens donne-t-elle alors à sa question, « quel rapport leur ferai-je à présent ? » ? Demande-t-elle à Dubois son appui pour justifier le renvoi de Dorante, ou bien de lui offrir une échappatoire ?
Dubois feint de croire qu’il s’agit bien de renvoyer Dorante, d’où la solution qu’il propose : « Ah ! il n’y a rien de plus facile à raccommoder ; ce rapport sera que des gens qui le connaissent m’ont dit que c’était un homme incapable de l’emploi qu’il a chez vous ». Très habilement cependant, il glisse dans son conseil un éloge de Dorante, « quoiqu’il soit fort habile, au moins ; ce n’est pas cela qui lui manque », afin de souligner qu’il s’agirait de mentir, et de mettre à l’épreuve Araminte.
L'argumentation d’Araminte lui apporte la preuve de la parfaite réussite de son stratagème. L’élan initial, pour approuver la suggestion, « À la bonne heure », est immédiatement démenti, avec la conjonction d’opposition : « mais il y aura un inconvénient. » Or, cet « inconvénient » est précisément le conseil que vient de lui donner Dubois, et dont elle sait très bien que c’est ce qu’exigerait son statut social : « S’il en est incapable, on me dira de le renvoyer ». La fin de cette tirade est un aveu de son amour, car elle pose clairement son refus, « et il n’est pas encore temps », tout en révélant à quel point l’amour de Dorante occupe son esprit : « j’y ai pensé depuis ». Son argumentation s’appuie sur la façon dont Dubois lui a présenté cette passion violente lors de sa première confidence : « la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d’aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu’il a et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierai-je à un désespéré ? »
L'argumentation d'Araminte. Mise en scène de D. Bezace, 2010
Encore une fois, la présentation, « cette passion si excessive que tu dis qu’il a » nous fait mesurer le rôle joué par l’habile discours de Dubois, qui a ancré en elle l’image de cet amour. Mais la conclusion, « Ce n’est plus le besoin que j’ai de lui qui me retient ; c’est moi que je ménage. », renvoie-t-elle à la peur d’un scandale public, ou bien sous-entend-elle, dernière ce déni appuyé, son propre désir de pouvoir encore entendre parler d’amour ?
Le changement de ton, indiqué dans la didascalie « (Elle radoucit le ton.) », nous invite à choisir la seconde interprétation, car pourquoi introduire ici Marton ? À nouveau, la fin de la tirade souligne le rôle qu’a pu jouer le langage, le rapport de Marton à sa maîtresse, et celui de Monsieur Remy, tous deux agissant à leur insu, mais d’après les plans de Dubois : « À moins que ce qu’a dit Marton ne soit vrai ; auquel cas je n’aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu’il l’avait déjà vue chez M. Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu’il l’aimait depuis longtemps et qu’il fallait qu’ils se mariassent ». Mais, en répétant cela à Dubois, et même en affichant hautement son désir, « je le voudrais », Araminte est-elle sincère ? Ou bien évoque-t-elle cela dans l’espoir d’en savoir plus ?
De nouvelles confidences
Dubois, en parfait connaisseur de la psychologie féminine, sait très bien répondre aux attentes de sa maîtresse, dont il a perçu la jalousie. D’où l’énergie qu’il met à la détromper, mais sans « fausseté », c’est bien la vérité qu’il énonce : « Bagatelle ! Dorante n’a vu Marton ni de près ni de loin ; c’est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton dans le dessein de les marier ensemble. » En revanche, le discours qu’il rapporte directement, est, lui totalement inventé, de façon à excuser le comportement de Dorante, qui aurait pu sembler malhonnête vis-à-vis de Marton : « Et moi je n’ai pas osé l’en dédire, m’a dit Dorante, parce que j’aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maîtresse, et qui a cru ensuite que c’était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu’on m’offrait. » Dubois veille ainsi à toujours préserver l’image élogieuse de Dorante, et, comme il a mesuré l’intérêt que lui porte Araminte, il se lance dans un récit, nouvelle mise en scène d’une parole « fausse » :
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D’un côté, l’image d’un amant passionné est exagérée par la gestuelle mentionnée : « il a voulu presque se jeter à mes genoux ». Notons aussi le contraste entre la parole de prière intense, « me conjurer », et le silence imploré, « lui garder le secret sur sa passion ».
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De l’autre, il en fait un maître attentionné, par sa demande « d’oublier l’emportement qu’il eut avec moi quand je le quittai ».
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Enfin, il remet au cœur de cette parole inventée l’idée du renvoi, « Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui et qu’il fallait qu’il sortît », très habilement car cela lui permet, dans une énumération en gradation ternaire, d’en faire un portrait propre à attendrir Araminte : « ce qui l’a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde. »
Les réactions d'Araminte
Mais ce récit naît de l’intérêt manifesté par Araminte, même si, par le ton adopté, « négligemment », elle tente de le masquer. Elle ne résiste pas à une curiosité stimulée par une forme de jalousie.
De même, la réaction qui suit le récit ne peut que confirmer le stratagème de Dubois. Sous une feinte désinvolture, Araminte est touchée par cette passion si violente, et la parole de Dubois, prise comme témoignage répété, lui permet de renforcer l’alibi qu’elle a précédemment invoqué, par désir – inconscient encore – de garder Dorante à ses côtés : « Eh ! tant pis ; ne le tourmente point. Tu vois bien que j’ai raison de dire qu’il faut aller doucement avec cet esprit-là ; tu le vois bien. » La fin de sa réplique, par son ambiguïté, relève d’un alibi que se donne l’amour-propre. Derrière l’expression d’un espoir déçu, « J’augurais beaucoup de ce mariage avec Marton ; je croyais qu’il m’oublierait ; et point du tout, il n’est question de rien. », se cache, en effet, une joie de voir disparaître la menace d’une rivale, et une preuve d’un amour sincère et fidèle.
La vérité de l'amour (de « DUBOIS. – comme s’en allant. » à la fin)
Dans cette dernière partie de la scène, l’indication de mouvement, « comme s’en allant », montre que Dubois, considérant qu’Araminte n’a pas encore suffisamment accepté de reconnaître ses propres sentiments, cherche à poursuivre son plan. Il est plaisant d’ailleurs de l’entendre qualifier de « pure fable » l’amour supposé de Marton pour Dorante, alors même que lui-même ne recule guère devant une « fable » !
Le renvoi de Dorante
Pour la contraindre à se déclarer, il revient sur la question du renvoi de Dorante, lui rappelant l’obstacle de l’écart matériel, « monsieur Dorante n’est point digne de madame », et feignant d’y souscrire, alors qu’au cœur du discours, par l’hypothèse formulée, il en détruit la valeur en opposant d’abord argent et naissance : « S’il était dans une plus grande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autre affaire ». Sa conclusion, « mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez. », nous rappelle que Marivaux, lui-même ruiné par la faillite du système de Law, appartient à ce siècle des Lumières qui revendique les droits du mérite » personnel face aux préjugés sociaux. Jusqu’à la fin de la scène, sous couvert de soutenir la dignité de sa maîtresse, il insiste sur ce renvoi qu’elle a le devoir d’exiger, d’abord avec la mention du « portrait », élément essentiel du « projet » mené par Dubois, dont il feint de n’avoir connaissance que par la parole de Marton, présenté comme une faute justifiant ce renvoi : « Eh bien ! madame a un si beau prétexte. Ce portrait que Marton a cru être le sien, à ce qu’elle m’a dit… » Dans sa dernière réplique, enfin, il joue à entrer dans le projet de sa maîtresse, jusqu’à prononcer à sa place l’ordre qu’elle devrait donner, selon les bienséances : « Oui, madame ; il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais : "Sortez" ». Mais notons la rupture de la concordance temporelle, puisqu’après le futur « déclarera », on attendrait un futur, et non ce conditionnel, « je lui dirais », davantage hypothétique.
L'amour d'Araminte
Mais plus Dubois rappelle à Araminte son devoir social, renvoyer cet intendant amoureux d’elle, plus il l’oblige, pour rejeter ce qu’au fond elle ne souhaite pas, à entendre la vérité, et à l’admettre.
Le premier signe de sa réussite est qu’alors qu’il feint de partir, elle le retient, et lui demande même son aide : « Attends ; comment faire ? » Le raisonnement qu’elle élabore, derrière l’affichage d’une volonté de le renvoyer, sonne davantage comme le regret de ne pas avoir eu d’aveu direct de Dorante : « Si, lorsqu’il me parle, il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer. » Parfait alibi de la mauvaise foi pour rejeter le renvoi… L’alliance des mots, dans le chiasme final, traduit, en fait, le combat qui se livre en elle entre l’obligation sociale et son souhait profond : « Il est vrai qu’il me fâcherait, s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât. »
Le « ton comme triste », sur lequel elle cautionne l’ordre social, l’écart de fortune entre eux, est un autre signe révélateur d’un regret : « Vraiment non ; voilà les usages. » La suite, avec la répétition, met en évidence le dilemme qu’elle vit : « Je ne sais pas comment je le traiterai ; je n’en sais rien, je verrai. » Quand Dubois lui offre le portrait comme « prétexte », elle revient sur le déni dont elle a déjà fait preuve dans la scène 9, « Eh ! non, je ne saurais l’en accuser, c’est le Comte qui l’a fait faire. », mais, à nouveau, Dubois l’empêche de s’y réfugier, en l’obligeant à regarder en face une vérité qu’il a soigneusement construite, et qu’il assène avec force en s’en portant garant : « Point du tout, c’est de Dorante ; je le sais de lui-même ; et il y travaillait encore il n’y a que deux mois, lorsque je le quittai. »
La conversation devient alors insupportable à Araminte, à laquelle Dubois a ôté tout recours, elle y met donc fin brutalement : « Va-t’en ; il y a longtemps que je te parle. » Il ne lui reste alors qu’une issue, réaffirmer son « je », sa puissance d’action, de deux façons :
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par la réponse au Comte et à sa mère. Mais elle n’hésite pas à se contredire, en affirmant, « Si on me demande ce que tu m’as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus », alors que, peu auparavant, elle se montrait incapable de décider…
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par ce que lui dictent ses sentiments : « Le voici ; j’ai envie de lui tendre un piège. » Mais ce qu’elle présente comme un « piège », susceptible de causer son renvoi, n’est-il pas, en réalité, la marque de son propre désir : entendre Dorante lui avouer lui-même son amour ?
Un insoutenable dilemme. Mise en scène de D. Bezace, 2010
CONCLUSION
Ce dialogue confirme la virtuosité de Dubois, alliant l’art de la parole à une parfaite connaissance de la psychologie féminine, qui lui permet d’amener Araminte exactement là où il le souhaite. Pour lui ouvrir les yeux sur ses sentiments, et les lui faire accepter en dépit des résistances de l’ordre social et de son amour-propre, il sait entremêler la vérité au mensonge, jouer sur sa jalousie, feindre de la conseiller pour renforcer son désir d’indépendance.
La vérité, c’est l’amour de Dorante, à nouveau réaffirmé par le discours de Dubois, et le trouble provoqué dans le cœur d’Araminte ; mais, à partir de là, tout est inventé, et par les deux interlocuteurs :
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Dubois peint l’amour de son maître de façon particulièrement romanesque, par exemple en peignant la scène de son désespoir, ou en reproduisant sa parole.
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Araminte également est habile à inventer toutes sortes de prétextes pour garder Dorante auprès d’elle, et est prête à lui « tendre un piège » pour l’amener à avouer son amour.
Elle entre ainsi à son tour dans la « fable », dans le jeu de « leurre », justifié par son désir d’entendre enfin la vérité.
Étude transversale : Dubois, meneur de jeu
Dans sa « Lettre modérée » qui sert de préface au Barbier de Séville, Beaumarchais qualifie son héros, le valet Figaro, de « machiniste », terme qui pourrait parfaitement s’appliquer à Dubois, meneur de l’intrigue des Fausses Confidences. C’est ce qu’il affirme dès la scène d’exposition : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis » (I, 2). C’est aussi ce que confirme Dorante dans son aveu final à Araminte : « tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique, qui […] m’a, pour ainsi dire, forcé de consentir à son stratagème […]. » (III, 12) Mais Dubois dépasse, en cela, les valets de la comédie, certes traditionnellement adjuvants des amours de leurs maîtres, mais dont le rôle d’entremetteur reste plus ponctuel.
Pour voir l'étude précise
Dubois hors de sa "trappe". Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Explication 4 : confidence et aveu - acte II, scène 15
Pour lire la scène
Le « projet » de Dubois s’est mis en place dans l’acte I des Fausses Confidences : il vise à faire épouser par son ancien maître, Dorante, celle qu’il aime, la riche veuve, Araminte, malgré l’obstacle que constitue l’écart social, le souhait de Mme Argante de marier sa fille au Comte Dorimont, et la décision de Monsieur Remy de fiancer son neveu Dorante à Marton, suivante d’Araminte.
À la fin de l’acte II, le succès semble acquis : confidence après confidence, la parole manipulatrice de Dubois, interprète de l’amour de Dorante, a fait naître l’amour dans le cœur d’Araminte. Ainsi, en poussée par son désir d’entendre l’aveu de Dorante, elle entre à son tour dans la « fable », dans le jeu de « leurre », en lui dictant une lettre adressée au Comte pour accepter le mariage prévu entre eux. Mais Dorante, malgré sa douleur, résiste et se tait…La demande de Marton, venue demander à sa maîtresse de favoriser son mariage avec Dorante, lui offre alors un nouveau prétexte pour inciter ce dernier à lui dévoiler ses sentiments.
Comment la dynamique du dialogue, mené par Araminte, conduit-elle Dorante à exprimer ses sentiments pour elle ?
Un prétexte :le mariage de Marton et Dorante (du début à « … lui en dit assez. »)
Le double jeu d'Araminte
Dorante ignore les « confidences » faites par Dubois sur son prétendu amour pour Marton, et, surtout, sur l’auteur du portrait, dont il ignore aussi qu’il est entre les mains d’Araminte, et qu'elle veut provoquer son aveu. Cette ignorance place donc Araminte en position de supériorité : elle peut utiliser ce qu’elle a appris pour faire dire à Dorante la vérité.
Sa première tentative consiste à se servir de la demande de favoriser son mariage que vient de lui adresser Marton, en présence de Dorante, « Si elle m’accorde à vous, vous n’aurez point de peine à m’obtenir de moi-même ». La didascalie initiale, « émue », et son premier aparté « Cette folle ! », rappellent au public qu’Araminte est au courant du rôle joué, à son insu, par Marton, et, tout en révélant sa sensibilité et sa compassion devant la naïveté de sa suivante, soulignent toute l’hypocrisie du discours qui suit.
Elle feint, en effet, de croire à la sincérité de ce projet, « Je suis charmée de ce qu’elle vient de m’apprendre », puis, pour faire réagir Dorante, se livre à un éloge hyperbolique de Marton : « Vous avez fait là un très bon choix ; c’est une fille aimable et d’un excellent caractère. » Elle poursuit son double jeu, en jouant d’abord l’étonnement, par la reprise exclamative de la dénégation de Dorante, « Vous ne songez point à elle ! », puis en invoquant le témoignage de Marton : « Elle dit que vous l’aimez, que vous l’aviez vue avant que de venir ici. » Elle oblige ainsi Dorante à une difficile explication.
Les dénégations de Dorante
En n’ayant pas informé Dorante de la « confidence » faite à Araminte, sur son amour pour elle, son absence de sentiment pour Marton, et la vérité du portrait, Dubois, d’un côté le place en position d’infériorité face à sa maîtresse ; mais, d’un autre côté, il lui permet de répondre avec naturel, en se dérobant ainsi à toute accusation de manipulation ou d’hypocrisie pour exprimer la sincérité de ses sentiments.
Déjà les didascalies, « d’un air abattu », « tristement », « toujours abattu », sont le signe de la sincérité de sa souffrance, renforcée par la tonalité tragique de l’interjection « Hélas ! » Il adopte d’emblée un comportement propre à rendre Araminte indulgente envers lui, d’autant plus que Dubois a longuement insisté sur le désespoir amoureux de Dorante. Cela lui est indispensable, car il peut tout de même être accusé d’avoir manipulé Marton en n’hésitant pas à la faire souffrir.
Un douloureux questionnement. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Il rejette donc la faute d'abord sur son oncle, « « C’est une erreur où M. Rémy l’a jetée sans me consulter », puis en invoquant son besoin d’obtenir le poste d’intendant : « je n’ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous », « Elle vous aurait, peut-être, empêché de me recevoir ». Demi-vérité, demi-mensonge, car c’était Dubois qui lui avait nettement conseillé de s’en faire une alliée , « « tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous » (II, 2), et il n’avait jamais clairement démenti les affirmations de son oncle devant Marton. Enfin, il tente d’effacer ce qui est, en réalité, une manipulation blâmable en rejetant la faute ultime sur Marton : « Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle », « mon indifférence lui en dit assez. » Celle-ci serait donc trop naïve et aveuglée par son propre désir.
Cependant, poussé par la force de ses sentiments, Dorante fait un premier pas vers l’aveu, en multipliant les négations, mais sans vraiment se dévoiler : « je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne ; je l’ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. » Il oblige ainsi Araminte à changer de stratégie.
Une enquête pressante (de « Mais dans la situation… » à « … n’en augmente. »)
Un duel face-à-face, Les Fausses Confidences : mise en scène de Luc Bondy , 2015.
Les feintes d'Araminte
Elle passe à un questionnement plus pressant, en jouant la surprise : « Il y a quelque chose d’incompréhensible en tout ceci ! », « je ne vous interroge que par étonnement », « Voilà de l’incroyable ». Mais avec qui triche-t-elle, en réalité ? Avec Dorante, ou avec elle-même ? Un nouvel aparté exclamatif, « Il a des expressions d’une tendresse ! », suggère, en effet, qu’elle éprouve aussi, au fond d’elle-même, le plaisir d’entendre une déclaration d’amour sans risque pour sa réputation, puisque Dorante ignore qu’elle a été mise au courant par Dubois. Ce qui serait interdit par les convenances, en raison de l’écart des conditions, être aimé par son intendant, un inférieur sans fortune, devient licite…
Ainsi, en répétant, « Je n’imagine point de femme qui mérite d’inspirer une passion si étonnante, je n’en imagine point », elle amène Dorante à un vibrant éloge, qui ne peut que la combler ! De plus, même s’il est masqué par l’emploi du pronom indéfini « on », sa remarque, « On essaie de se faire aimer, ce me semble ; cela est naturel et pardonnable », est un véritable encouragement donné à Dorante pour qu’il parle directement. Mais en vain…
Un discours amoureux masqué
Dorante tombe dans le piège tendu par Araminte, en étant obligé de révéler la force de son amour d’où ses réponses, encore voilées cependant : « Je trouve plus de douceur à être chez vous, madame », « et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. » En même temps, ses réponses prouvent ses qualités de parfait amant.
D’un côté, il avoue un amour profond, « je l’adore », hyperbole qu’il met lui-même en valeur, « Excusez l’emportement du terme dont je me sers », amplifié ensuite par l’emploi de la négation restrictive : « je ne saurais presque parler d’elle qu’avec transport ». L’intensité de sa passion se traduit par la prétérition, qui freine encore son aveu, puisqu’après avoir mis en avant « Dispensez-moi de la louer, madame ; je m’égarerais en la peignant », il se lance ensuite dans un éloge hyperbolique : « On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle, et jamais elle ne me parle ou ne me regarde que mon amour n’en augmente. » Le pronom indéfini « on » le renforce en le posant comme une vérité générale, encore amplifiée par la répétition de l’adverbe intensif « si » et l’accumulation des négations, la seconde « jamais » se trouvant mise en relief par son antéposition.
Mais, de l’autre, la conscience de la distance sociale qui les sépare l’amène à exprimer tout son respect, et le ton touche alors au tragique, à travers les exclamations et le lexique qui le pose en victime : « Me préserve le ciel d’oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! non, madame, son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence, et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. »
Cependant, en employant les verbes « regarder » et « parler », il offre à Araminte l’occasion d’accentuer son offensive.
L’aveu (de « ARAMINTE baisse les yeux… » à « … je vous le pardonne. »)
Une ultime offensive : autour du portrait
Araminte adopte alors une stratégie offensive, cherchant à l'enfermer dans ses propres contradictions, sur lesquelles elle insiste : « Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l’aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ? » Vu cette insistance, il ne peut plus s’enfermer dans le silence. Mais l’invraisemblance de sa réponse, « Le plaisir de la voir, et quelquefois d’être avec elle », soulignée par Araminte, l’oblige à se corriger, et, de ce fait, à mentionner le portrait : « Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. » Au XVIII° siècle, conserver le portrait de celle qu’on aime – ou, pour une femme, accepter que l’on fasse son portrait pour le donner à un amant – est en soi un aveu d’amour. Mais, Dorante, qui est censé avoir peint ce portrait lui-même, veille à préserver respectueusement sa bien-aimée de toute médisance : « Je me serais privé de son portrait si je n’avais pu l’avoir que par le secours d’un autre. » Il essaie cependant jusqu’au bout de se taire, en se dérobant aux ordres d’Araminte : « Daignez m’en dispenser, madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois pas moins un secret inviolable à l’objet aimé. »
Cette dérobade ne répond pas à l’attente d’Araminte. L’aparté, « Il faut le pousser à bout », montre, par ce lexique militaire, qu’elle passe à l’attaque, en reprenant les mots mêmes de Dorante pour souligner une nouvelle contradiction : « Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ? »
Le moment de l'aveu
En usant de son autorité, « montrez-moi ce portrait », Araminte devient presque cruelle et joue avec Dorante comme un chat avec une souris, puisqu’elle sait très bien de quel portrait il s’agit mais feint de l’ignorer pour en laisser la découverte à Dorante : « « Voyez », « examinez ». Elle se prive pas de recourir aussi à l’ironie quand, feignant de croire au déni de Dorante, « Cela ne se peut pas », elle confirme : « Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire. » Comme un juge dans un tribunal, elle place les preuves sous les yeux du coupable, pour le confondre : il ne peut plus alors nier.
Quand il ne peut plus faire autrement, sa déclaration d'amour, accompagnée de la gestuelle traditionnelle, « Il se jette à ses genoux », mérite bien le terme « aveu », puisque la notion de faute est soulignée par le choix des verbes : « songez que j’aurais perdu mille fois la vie avant d’avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ? » Mais le public, lui, est au courant, et il sourit de la dissimulation d’Araminte, « Il m’en est tombé un par hasard entre les mains », à laquelle croit Dorante, devenu à son tour naïf, « avouer ce que le hasard vous découvre », alors même que tout a été organisé par Dubois. C’est donc en quelque sorte le complice de la tromperie qui se retrouve, à son tour, trompé.
Dorante à genoux, Les Fausses Confidences : mise en scène de Luc Bondy , 2015.
Précédemment, Araminte avait, par avance, excusé un amour sincère, mais par une formule encore générale, « On essaie de se faire aimer, ce me semble : cela est naturel et pardonnable ». À présent, c’est de façon directe qu’elle fait preuve de cette même indulgence : « Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en ; je vous le pardonne » Le prétexte invoqué, la « pitié », masque bien mal l’acceptation d’un amour qu’elle partage puisqu’elle a employé toutes les stratégies possibles pour obtenir cet aveu.
Un amour partagé, Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace , Théâtre des Célestins, 2010.
Un coup de théâtre
La réaction d’Araminte
Cependant, alors même qu’Araminte vient de faire preuve d’indulgence, la situation s’inverse brutalement. L’irruption et le cri de Marton ramènent le double obstacle à cet amour, d’abord l’obstacle extérieur, les conventions sociales, d’où le cri d’Araminte en écho : « Ah ciel ! c’est Marton ! Elle vous a vu. », répété car Araminte redoute avant tout le jugement d’autrui. Elle se reprend, retrouve son autorité, et rejette avec une violente colère Dorante : « Laissez-moi, allez-vous-en ; vous m’êtes insupportable. » Mais contre qui cette colère est-elle dirigée ? Contre Dorante, ou contre sa propre faiblesse ? La dernière phrase, bref monologue, montre que l’obstacle à l’amour est surtout intérieur : « Voilà pourtant ce que c’est que de l’avoir gardé ! » est bien le reproche qu’elle s’adresse par amour-propre.
Victorieuse puisqu’elle a habilement obtenu l’aveu d’amour qu’elle souhaitait, Araminte est cependant prise au piège à présent : elle ne peut plus feindre l’ignorance, et devrait, par respect des convenances, renvoyer aussitôt Dorante.
La réaction de Dorante
Cependant, nous pouvons nous interroger sur ce que révèle la didascalie « feignant d’être déconcerté ». Il y avait pourtant de quoi être réellement « déconcerté » d’être ainsi surpris à genoux devant Araminte, puisque Dorante n’apprendra que plus tard que c’est Dubois qui a envoyé Marton pour les surprendre… Alors, pourquoi « feignant » ? S’agit-il seulement d’un désir sincère d’apaiser l’inquiétude d’Araminte : « Non, madame, non ; je ne crois pas. Elle n’est point entrée. » Ou bien est-ce une feinte plus perfide ? A-t-il immédiatement compris, surtout après le discours indulgent de celle-ci, qui a parlé d’« égarement », de « pitié » et de pardon, que c’était le meilleur moyen de reprendre l’avantage sur celle qui, comme le souhaitait Dubois, est à présent « mûre » pour accepter son amour ? Peut-être même a-t-il compris qu’elle serait contrainte, à présent, d’accepter de révéler publiquement les sentiments qu’elle vient de lui manifester ?
CONCLUSION
En intitulant sa comédie Les Fausses Confidences, Marivaux met en évidence le rôle que jouent l’illusion, la dissimulation et le mensonge dans l’amour, quand il est combattu, voire interdit, par le décalage des conditions. Pour lutter contre les préjugés, et au nom d’un amour sincère, ses personnages en sont réduits, comme souvent dans le théâtre de Marivaux, à devenir les acteurs d’un jeu de rôles.
Mais, en faisant intervenir un personnage tiers, Dubois, qui joue le rôle de metteur en scène, Marivaux transforme ses deux héros en marionnettes entre ses mains, victimes des « fausses confidences » du valet. Araminte se croyait supérieure, au début de la scène, car elle « savait », mais, à la fin, elle se retrouve prise au piège de son désir d’entendre Dorante lui-même lui confier son amour. Inversement, Dorante, en position d’infériorité au début car soumis à un douloureux interrogatoire, accusé et condamné au silence par l’écart social, reprend l’avantage après son aveu car il a pu partager un moment d’amour sincère, quelque bref qu’il ait pu être. Finalement, son ignorance des manigances de Dubois et sa propre faiblesse sont devenues une force.
Étude transversale : la peinture de l'amour
Pour voir l'étude précise
Face au couple de Dorante et Araminte, dont l’heureux mariage se conclut au dénouement, Marton, elle, fait figure de victime de l’amour. Mais, avant que ces trois personnages n’accèdent à la vérité des cœurs, ils sont confrontés aux leurres, aux faux-semblants et même aux mensonges, en raison des obstacles que leur opposent à la fois les codes sociaux et la préservation de leur amour-propre.
Explication 5 : le dénouement - acte III, scène 12
Pour lire la scène
Dans Les Fausses Confidences de Marivaux, la stratégie de Dubois, valet d’Araminte, pour que Dorante, son ancien maître, se fasse aimer de la jeune et riche veuve Araminte, dont il est devenu l’intendant, a pleinement réussi. La scène 15 de l’acte II a été déterminante, puisque les manœuvres de Dubois ont conduit Dorante, trahi par le portrait qu’il a peint d’elle, à avouer son amour à Araminte. Elle ne s’est pas révoltée – comme elle l’aurait dû – au moment même de cette déclaration d’amour : « Elle n’est qu’à deux pas », conclut Dubois pour rassurer Dorante. Surprise, en effet, par sa suivante Marton avec Dorante à genoux devant elle, elle devrait, pour respecter les convenances et par amour-propre, renvoyer cet intendant qui ose l’aimer et le lui dire. Mais Dubois poursuit ses manœuvres, et, à la fin de l’acte III, après la lecture publique, organisée par Dubois, d’une lettre où Dorante exprime son amour pour elle, Araminte est à présent cernée de tous côtés. Son entourage la presse de renvoyer Dorante, pour épouser le comte Dorimont.
Cette nouvelle rencontre entre Dorante et Araminte marque le début du dénouement, puisqu’au lieu du renvoi attendu, la situation s’inverse. Comment la progression du dialogue, en révélant les sentiments des deux personnages, conduit-il au double aveu ?
Deux personnages bouleversés (du début à « … ou demain, Madame ? »)
Dorante dans son rôle d'intendant
Lors de son entrée en scène, Dorante cherche est parfaitement conscient que son aveu d’amour devrait lui valoir un renvoi, mais sa première réplique, « Je n’ose presque paraître devant vous », suggère une honte, compréhensible après la scène où sa lettre a été lue publiquement. Honte sincère ? Cette lettre était, en fait, un stratagème de Dubois auquel il s’était volontiers prêté… Plutôt, donc, feinte de redonner à Araminte le pouvoir qu’elle a perdu. Il amorce cependant un aveu, « j’ai autre chose à vous dire… », mais s’interrompt pour reprendre le rôle d’intendant qui lui a servi de prétexte pour obtenir cet entretien : « J’ai de l’argent à vous remettre » de la part d’« un de vos fermiers [qui] est venu tantôt ».
L'embarras de Dorante devant Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008
Cependant, sa première déclaration, entrecoupée, « Madame… j’ai autre chose à dire… je suis si interdit, si tremblant, que je ne saurais parler », et mettant en valeur, par les hyperboles, sa peur du renvoi, détruit par avance cet alibi professionnel. Il ne peut pas justifier non plus le ton de sa voix, souligné par la répétition de la didascalie « ému » et la multiplication des points de suspension. Il accumule des banalités, les répète, « Un de vos fermiers est venu tantôt », « Il est venu », preuves de son total bouleversement.
L'embarras d'Araminte face à Dorante : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008
Le trouble d'Araminte
Dès le début de la scène, même si elle adopte le ton d’une maîtresse face à son intendant avec l’impératif, « Approchez, Dorante », les apartés révèlent au public, complice, l’amour d’Araminte, ponctués de l’interjection émue, « Ah ! » : « Ah ! je n’ai guère plus d’assurance que lui », « Ah ! que je crains la fin de tout ceci ! » D’où viendrait, en effet, ce manque d’« assurance », sinon de son déchirement intérieur entre ses sentiments et les obligations dues à sa position sociale qui exigent le renvoi de Dorante ? Que comprendre alors par cette formule « la fin de tout ceci » ? La difficulté de devoir imposer un renvoi à un domestique, ou bien la « fin » du plaisir d’écouter des discours agréables à son propre cœur ? La réponse est donnée par les didascalies, « avec émotion », « émue », « toujours émue », qui révèlent qu’elle est, elle aussi, troublée par Dorante.
De même, d’ailleurs, que Dorante s’est réfugié dans ses remarques professionnelles, les réponses d’Araminte, en complet décalage, révèlent que ses pensées sont totalement ailleurs : « Un de mes fermiers ?... cela se peut bien », « Je n’en doute pas », « Ah ! de l’argent… nous verrons », « Oui… je le recevrai… vous me le donnerez. » Les points de suspension mettent en évidence son bouleversement, confirmé par un nouvel aparté : « Je ne sais ce que je lui réponds. »
Un double plaidoyer ( de « Demain, dites-vous ! » à « … ce qui m’arrive. »)
Dorante avocat de lui-même
Le dialogue bascule à partir de la question de Dorante sur cet argent, « Ne serait-il pas temps de vous l’apporter ce soir ou demain, Madame ? ». Elle va lui permettre de plaider sa cause contre la décision de renvoi qui le menace. Compte-tenu des convenances propres au XVIII° siècle, il sait très bien, en effet, qu’Araminte ne peut pas le garder à son service. Il tente alors de l’émouvoir en exprimant sa douleur, signalée par la didascalie « plaintivement » et reprise par une exclamation pathétique : « Hélas ! Madame, que je vais être à plaindre ! »
Revenant sur l’objet symbolique de son amour, le « portrait », il le présente comme sa seule consolation : « J’ai tout perdu ! J’avais un portrait et je ne l’ai plus. » C’est une façon indirecte de demander à Araminte de le lui rendre. En insistant sur la valeur de ce portrait, « D’ailleurs, celui-ci m’aurait été bien cher ! Il a été entre vos mains, Madame », et en invoquant sa « douleur », il oblige Araminte à protester. Or, il sait très bien que, pour une dame à cette époque, offrir son portrait à un homme revient à accepter l’amour qu’on lui porte, et même à y répondre ! Cela conduit donc à s’interroger : est-il sincère en jouant ensuite l’innocence, et en lui manifestant le respect que lui inspirerait la conscience de l’écart social qui les sépare : « Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ? » ? Dubois lui a déjà assuré qu’il avait réussi, que le cœur d’Araminte lui était acquis… N’est-ce pas plutôt, à nouveau, une façon habile de l’amener à avouer, à son tour, son amour ?
Le plaidoyer de Dorante : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008
L'aveu d'Araminte
La question d’Araminte, à partir du désir indirectement exprimé par Dorante de remettre cet argent « demain », donc de rester un jour de plus à ses côtés, rappelle ce qui est véritablement l’enjeu de la pièce, la pression subie de la part de son entourage qui ne peut accepter qu’elle tolère l’amour d’un simple intendant, un domestique : « Comment vous garder jusque là, après ce qui est arrivé ? ». C’est cette question qu’elle doit résoudre, et la réplique suivante introduit ce qu’exigent les convenances, comme si elle voulait elle-même se convaincre de l’importance du qu’en-dira-t-on : « Il n’y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m’aimez, et l’on croirait que je n’en suis pas fâchée. » Mais l’opposition entre le début de son argument - des injonctions impersonnelles, « Il n’y a pas moyen », « il faut », et la répétition du pronom indéfini « on » -, et sa conclusion, « je n’en suis pas fâché », suggère déjà que le regard d’autrui contredit la vérité de ses propres sentiments.
De même, sa riposte, en écho à la plainte de Dorante, est déjà un aveu, mais encore voilé : « Ah ! allez, Dorante ; chacun a ses chagrins. » À qui s’adresse ensuite sa remarque : « Mais vous n’êtes pas raisonnable » ? À Dorante qui réclame son portrait ? Ou bien à elle-même qui ne peut arriver à le renvoyer nettement ? Avec la didascalie qui précise « d’un ton vif et naïf », en réponse à la question de Dorante, protestant de son indignité, l’aveu semble lui échapper malgré elle, comme si elle se trouvait surprise par ses propres sentiments : « Et voilà pourtant ce qui m’arrive ».
Confession et pardon (de « DORANTE, se jetant à ses genoux. » à la fin.)
L'aveu du stratagème
La réhabilitation du héros
La troisième partie de la scène traduit un nouveau changement, marqué par l’élan de Dorante, « se jetant à ses genoux », et manifestant son bonheur avec grandiloquence : « Je me meurs ! » Mais les manipulations de Dubois, desquelles Dorante s’est volontiers fait le complice, ont nui à l’image du jeune homme. Il n’a pas, en effet, la sincérité des jeunes gens habituelle dans les comédies, celles de Molière par exemple, ou de Rosine dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais. Marivaux doit donc restaurer cette image, ne pas laisser le spectateur dans l’idée que son jeune héros a obtenu Araminte par ruse. D’où la force de son annonce : « Je ne la mérite pas, cette joie me transporte, je ne la mérite pas. Vous allez me l’ôter ; mais n’importe ; il fait que vous soyez instruite. » La répétition, le risque qu’il envisage et accepte de prendre par honnêteté lui permettent, en avouant, de retrouver innocence et pureté du cœur.
Une habile plaidoirie
Il n’en demeure pas moins que sa tirade d’aveu est très habilement construite.
Elle s’ouvre sur la notion de vérité, mise en valeur par la litote et l’adjectif hyperbolique, avec, pour preuve, à nouveau l’objet symbolique, « le portrait » : « Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion, qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait ». Dans une phrase de bilan, « Voilà, Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher », il réaffirme cette vérité, à travers une gradation dont l’ordre vise bien à le réhabiliter. Ainsi l’aveu lui-même, la fausseté, se trouve encadré par ces deux protestations de vérité, ce qui est déjà un moyen de l’atténuer.
L'aveu du stratagème : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008
De plus, à aucun moment Dorante n’emploie les termes « fausseté » ou « mensonge ». Il parle d’« incidents », ce qui minimise tous les pièges tendus à Araminte, et les mots « industrie » et « stratagème », habituels pour qualifier la ruse des valets, soutiennent le rejet de la faute sur Dubois. Il se présente lui-même comme « forcé de consentir » à cette stratégie mensongère.
Par opposition, son amour, lui, est toujours dépeint comme une absolue vérité, puisque son valet a pu le mesurer (il le « savait »), si fort qu’il l’en a « plaint » et a joué, afin de consoler son maître, sur « l’espérance » et le « plaisir » qu'il avait de voir sa bien-aimée, irrésistibles.
Comme pour la plaidoirie d’un avocat, la tirade se conclut sur un rythme oratoire, double comparaison scandée par l’anaphore : « J’aime encore mieux […] que », « j’aime mieux […] que ». Cette conclusion repose sur une inversion parallèle : « regretter votre tendresse » est repris et amplifié par « [avoir] votre haine », tandis que « la devoir à l’artifice » est, lui, repris et développé par « [devoir supporter] le remords d’avoir trompé ». Le dernier mot de ce plaidoyer en constitue le point d’apogée, en divinisant celle qu’il aime : « ce que j’adore. »
Comment Araminte pourrait-elle lui adresser le moindre reproche d’avoir tout tenté pour obtenir son amour ?
Le pardon d'Araminte
Après l’aveu de Dorante, la didascalie, « le regardant quelque temps sans parler », met en valeur, par ce silence, la solennité du jugement attendu de sa part. Elle ne minimise certes pas la gravité de ce que Dorante vient de reconnaître : « Si j’apprenais cela d’un autre que vous, je vous haïrais sans doute. » Mais la syntaxe hypothétique, suivie du connecteur « mais », annonce immédiatement son pardon, justifié par trois arguments adressés autant à elle-même qu’au public du XVIII° siècle.
Le premier, avoir fait cet aveu « en un moment comme celui-ci », est déjà la reconnaissance de son honnêteté : elle vient de lui avouer son amour, il pourrait se contenter de ce triomphe et se taire, au lieu de prendre le risque de reconnaître sa faute.
Le deuxième argument généralise cette nature de Dorante, avec le superlatif hyperbolique « le plus honnête homme du monde ». Elle l’avait déjà jugé tel dans sa fonction d’intendant, en déclarant, au début de cette scène, « Je m’en fie bien à vous ». Araminte est une femme d’un XVIII° siècle où, dans la noblesse comme dans la riche bourgeoisie, porter un masque fait partie des convenances sociales, et surtout quand l’argent est en jeu. Finalement, un être sincère fait donc figure d’exception, d’où son éloge hyperbolique : « Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable ». Dans cette pièce, du reste, personne n’a hésité à mentir dans son intérêt, M. Rémy, l’oncle de Dorante, Marton, la suivante d’Araminte, Madame Argante, sa mère, et le comte Dorimont, qui souhaite l’épouser… et même Araminte, quand elle a voulu prendre au piège Dorante, en lui dictant une lettre destinée au Comte.
Le pardon d'Araminte, Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace , Théâtre des Célestins, 2010.
Dans un tel contexte, la dissimulation de Dorante devient donc excusable, et c’est ce que quoi insiste le troisième argument : « puisque vous m’aimez véritablement » oppose le mensonge, qui ne serait alors que de surface, à la profondeur, la vérité des sentiments. En amour, tout est permis, et la fin « plaire » à celle qu’on aime sincèrement, justifie les moyens : « ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. »
La conclusion d’Araminte, avec le verbe impersonnel, « il est permis », la neutralité lexicale, « un amant », et le choix du pronom indéfini, « on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi », ressemble surtout à une façon de se justifier elle-même de son pardon, de se rassurer à la pensée que toute femme agirait comme elle.
N’oublions pas qu’Araminte doit encore justifier ce choix face à un entourage hostile, ce qui sera l’objet de la scène suivante, achevant le dénouement.
CONCLUSION
Cette scène, véritable dénouement de la comédie, propose deux aveux progressifs, deux vérités en écho : celui d’une faute – quoique minimisée – pour Dorante, celui d’amour pour Araminte, d’abord spontané, puis raisonné quand elle accorde son pardon.
Or, ces deux aveux ont pour fondement les « confidences », « fausses », sinon par leur contenu – car Marivaux a plusieurs fois insisté sur l’amour sincère de Dorante –, du moins par la façon de les présenter, par exemple la façon dont le « portrait », preuve de l’amour, arrive entre les mains d’Araminte, ou dont la lettre de Dorante, rendue publique, oblige Araminte à prendre une décision. Le paradoxe est qu’Araminte avait fait confiance à la parole de Dubois, manipulateur qui prétendait lui dire la vérité, et que c’est précisément l’aveu de la manipulation qui l’amène à présent à accorder sa confiance à Dorante. Plaisante inversion du « leurre » et de la « vérité », et preuve du jeu d’illusion que permet le théâtre.
ÉTUDE D'IMAGE : comparaison de deux mises en scène
Il y a bien des façons de jouer un des moments clés de cette scène 12, l’aveu d’Araminte, qui jaillit spontanément, et entraîne l’élan amoureux de Dorante, « se jetant à ses genoux ». Nous comparerons les deux choix, de Patrice Le Cadre, en 2005, au Théâtre du Nord-Ouest, et de Luc Bondy, en 2015, au Théâtre de l'Odéon .
Pour voir le diaporama
Dorante à genoux, Les Fausses Confidences : mise en scène de Patrice Le Cadre, 2005.
Conclusion : le "stratagème" dans Les Fausses Confidences
Dorante à genoux, Les Fausses Confidences : mise en scène de Luc Bondy, 2015.
BILAN : le parcours
Ce parcours, à travers les explications de texte et les études transversales, a cherché à montrer la « surprise de l'amour », ce que, déjà, signale d’Alembert, dans son Éloge de Marivaux, en 2785, éloge paradoxal puisqu’il en fait, lui, une critique :
« Cette éternelle surprise de l’amour, sujet unique des comédies de Marivaux, est la principale critique qu’il ait essuyée sur le fond de ses pièces ; car nous ne parlons point encore du style : on l’accuse, avec raison, de n’avoir fait qu’une comédie en vingt façons différentes, et on a dit assez plaisamment que si les comédiens ne jouaient que les ouvrages de Marivaux, ils auraient l’air de ne point changer de pièce. Mais on doit au moins convenir que cette ressemblance est, dans sa monotonie, aussi variée qu’elle le puisse être, et qu’il faut une abondance et une subtilité peu communes pour avoir si souvent tourné, avec une espèce de succès, dans une route si étroite et tortueuse. »
Réponse à la problématique
Mais cette critique, formulée chez plusieurs de ses contemporains, tels Marmontel dans Éléments de littérature, en 1787, « Dans Marivaux, l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement », ou La Harpe dans son Cours de littérature ancienne et moderne, en 1799, « Jamais on n'a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres », est-elle encore de mise aujourd’hui ?
Bien au contraire, c’est précisément la façon dont Marivaux représente tous les méandres de l’amour naissant, tantôt élans, tantôt réticences, que nous apprécions aujourd’hui : « J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches», écrit Marivaux, et c’est ce qui ressort des Fausses Confidences, puisque l’enjeu de la pièce est d’amener Araminte à connaître un amour qui lui est, initialement, « imposé ».
En fait, les contemporains qui ne voyaient en Marivaux qu’un « homme des salons » – d’autant plus qu’il s’en est souvent pris aux « philosophes » – n’ont pas su voir, dans ses comédies, qu’il s’inscrit, lui aussi, dans l’esprit des Lumières. C’est Sainte-Beuve, dans Causeries du Lundi, en 1869, qui, le premier, lui reconnaît ce mérite : « C'est un théoricien et un philosophe beaucoup plus perçant qu'on ne croit, sous sa mine coquette. » Nous avons pu, en effet, observer, que tout le dilemme d’Araminte – et toutes les difficultés de Dorante – viennent de l’ordre social du XVIIIème siècle, encore fondé sur la naissance mais aussi, de plus en plus, sur la richesse. Dorante, comme Araminte, doivent alors combattre les préjugés, pour affirmer la primauté du mérite personnel, affirmer les droits du cœur et plus de justice sociale. Et, comme tous les « philosophes des Lumières », n’est-ce pas la quête du bonheur que pose Marivaux, dans toutes ses pièces, en l'envisageant dans le cadre de la famille et du couple ?
Pour lire une critique : G. Poulet, La Transparence intérieure, 1952
Dans la construction de l'intrigue
Quelle réponse pouvons-nous alors apporter la problématique qui a guidé ce parcours : "La confidence est-elle un jeu de leurre ou de vérité ?" » Nous avons pu montrer la place prise par le valet Dubois, à l’origine du stratagème qui doit conduire Dorante à se faire aimer d’Araminte, et qui le met en scène au fur et à mesure des « confidences » qu’il répand autour de lui. Or, si certaines de ces « confidences » sont totalement inventées, toutes ont comme fondement une vérité, l’amour dont Dorante exprime, dès l’exposition, la sincérité, et dont il apporte la preuve au dénouement, en avouant à Araminte la vérité, les stratagèmes pour la conquérir.
La pièce est donc, certes, un « jeu de leurre », où les deux complices, Dorante et Dubois, entraînent à leur suite plusieurs protagonistes, Monsieur Remy, Marton, Arlequin… et même Araminte qui tente de « tendre un piège » à Dorante pour qu’il avoue lui-même son amour. Mais ce jeu de leurre n’est, en fait, que le moyen de faire sortir la « vérité », et celle-ci devient, à son tour un « jeu » : qui en sortira victorieux ? Au nom de la vérité, Araminte acceptera-t-elle de braver les convenances sociales ? Acceptera-t-elle d’ouvrir les yeux sur les émotions qu’elle éprouve ? Au nom de cette « vérité », acceptera-t-elle de pardonner le « leurre » ? Finalement, la « vérité » triomphe… mais après combien d’épreuves !
Dans la construction de l'intrigue
Enfin, cette problématique se trouve encore davantage mise en valeur par la nature même de ce genre, le théâtre. Alors même qu’il est le lieu privilégié de l’illusion, du « leurre », son but, depuis le XVIIème siècle qui insiste sur son double objectif, « plaire » et « instruire », le public vient, en fait, y contempler sa propre image, sa « vérité » .
Le lieu lui-même, le plateau avec ses décors, en lien avec les coulisses, permet de jouer sur cette illusion, que renforcent les techniques de mise en scène, costumes, maquillage… L’absence de narrateur, d’une part oblige l’acteur à être particulièrement expressif, d’autre part ouvre la possibilité de jouer sur la double énonciation, notamment, chez Marivaux, grâce aux apartés, qui rendent le public complice d’une vérité restant masquée aux autres personnages sur scène. Le langage – qui recourt si souvent aux leurres, aux faux-semblants, et d’abord parce que les personnages sont dans le déni de leurs sentiments – se trouve alors ramené à sa vérité profonde, celle du cœur. Cela ressort des scènes de « confidence » entre Araminte et Dubois comme lors des entretiens entre elle et Dorante, comme nous avons pu le constater tout particulièrement dans l'acteIII, scène 12.
Pour voir la mise en scène de Patrice Le Cadre
LE DÉBAT : autour de Dubois et de Dorante
Après cette découverte de la pièce, et des différentes mises en scène, il est presque inévitable de s’interroger sur les deux protagonistes du stratagème, Dubois et Dorante. Quels sont exactement les motifs qui les guident dans ce qui apparaît comme un véritable complot ?
Le rôle de Dubois
Dubois est-il si désintéressé, n’agit-il que par amour de son ancien maître – ou bien, comme dans les comédies traditionnelles, dans l’espoir d’en tirer profit ? N’agit-il que par « zèle », comme il le proclame, ou bien se plaît-il à ce rôle qui lui donne un double pouvoir, sur son ancien maître et sur sa maîtresse, qu’il manipule à sa guise ? Comment interpréter, par exemple, sa protestation, « Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroître que vous ne lui avez rien dit ? », et sa menace, « Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude ? » Plaisant reproche de la part de ce maître en « fraude »… mais ne confirme-t-il pas son goût du pouvoir ?
Dazincourt dans le rôle de Dubois, Les Fausses Confidences , in Galerie Dramatique, ou Recueil des différents costumes d'acteurs des Théâtres de la capitale, 1793. Eau-forte, 23 x 14,5. BnF
Le rôle de Dorante
Compte tenu des conditions politiques et sociales à l’époque de Marivaux – lui-même ruiné d’ailleurs par la faillite du système de Law – nous sommes aussi invités à nous poser des questions sur la sincérité de Dorante. Marivaux prend soin, certes, de multiplier les moyens de nous y faire croire…, et notamment en lui faisant accorder le pardon par Araminte. Mais le doute ne peut-il pas naître quand, par exemple, il ne dément pas les illusions de Marton, ou bien quand il ne proteste que bien faiblement devant l’utilisation de la lettre que lui demande de rédiger Dubois ? Et même, ce doute est-il totalement dissipé quand il formule son aveu final, où il efface tout de même si habilement sa propre responsabilité pour rejeter la faute sur Dubois ?
Le décor d'une ascension sociale. Scénographie de Jean Haas, mise en scène de D. Bezace
DEVOIR : dissertation littéraire
Pour voir une proposition de corrigé
SUJET : Dans Marivaux : un humanisme expérimental, essai de 1973, les auteurs, Henri Coulet et Michel Gilot, considèrent que, dans les comédies de Marivaux, « le langage est un agent double », et ils ajoutent : « on croit le jouer, et l'on s'y trahit ». Tout en expliquant ce jugement, vous montrerez en quoi il peut s'appliquer aux Fausses Confidences.
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