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Analyse du corpus 

Le programme de français en classe de 1ère propose l’étude, pour les séries générales, de deux essais de Montaigne, « Des cannibales » (I, 31) et « Des coches » (III, 6), pour les séries technologiques du premier seulement : pour celles-ci, la construction du parcours laisse la possibilité de le scinder.

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Le corpus comporte une introduction, nécessaire pour poser le contexte de l’écriture et une biographie rapide de Montaigne, et une présentation d’ensemble de l’œuvre et du/des essai/s retenu/s.  Une conclusion conduit à une synthèse sur l’humanisme de Montaigne et sur les principaux aspects de son écriture. Il sera important aussi de conclure sur l’enjeu de l’étude : qu’a signifié la découverte  de « l’autre monde » à l’époque de Montaigne ? que nous enseigne encore sa réflexion sur notre rapport à l’altérité ? Cette conclusion conduit à un travail d’écriture, avec les sujets prévus à l’épreuve du baccalauréat, un commentaire et, pour les séries générales, une dissertation, pour les séries technologiques, une contraction de texte suivie d’un essai. Une lecture personnelle complète cette étude, La Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière, roman de 1992. Puisqu’elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, il leur sera proposé quelques pistes de recherche de façon à ce qu’ils puissent constituer leur propre dossier.

 

Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :

  • des explications d’extraits, trois dans chaque essai ;

  • des études transversales, qui correspondent aux analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits.

 

Le programme impose d’associer à l’étude de l’œuvre un « parcours » de nature à l’éclairer, à la compléter, à prolonger la réflexion. Il nous a semblé préférable de mettre les textes et autres documents choisis en regard avec les différentes approches des deux essais, créant ainsi un effet de miroir pour approfondir la réflexion.  

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Ce parcours associé comprend

  • des explications d’extraits, trois pris dans « Des cannibales », un dans « Des coches » ;

  • des lectures cursives d’autres textes, antérieurs, contemporains ou ultérieurs ;

  • trois documents relevant de l’histoire des arts, permettant une étude de l’image fixe ou mobile avec la bande annonce du film Aguirre, la colère de Dieu.

"Au lecteur"

Pour lire le texte

Montaigne et son lecteur

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Les quatre premières phrases révèlent la relation que Montaigne souhaite entretenir avec son lecteur, familiarité par le tutoiement, mais aussi désinvolture dans le ton adopté. Après une protestation de sincérité, « un livre de bonne foi », l’écrivain lui refuse, en effet, de façon autoritaire car « [i]l t’avertit » est un  ordre, toute « considération », avec une série de négations : « ne…que », « aucune », « nul », « ni », ne…». D’un côté, nous notons, certes, l’expression d’une modestie. Il ne souhaite pas la « gloire », s’en sent même indigne : « Mes forces ne sont pas capable d’un tel dessein ». Mais, de l’autre, il semble ne faire aucun cas de ce lecteur : « nulle considération de ton service », « aucune fin que domestique et privée ». Il prend ainsi le contrepied de ce que le lecteur peut attendre d’un écrivain au XVIème siècle : une leçon de sagesse.

Aussitôt après, il réduit d’ailleurs ce lectorat à ses « parents et amis », en précisant son but : laisser une trace de lui-même après sa mort. Ainsi à « après m’avoir perdu » s’oppose son but, qu’« ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs ».

LECTURE CURSIVE : Montaigne, Essais, "Au lecteur"

Un auto-portrait véridique

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La suite du passage insiste sur la vérité du portrait que Montaigne s’apprête à faire de lui-même, notamment par le choix des adjectifs au comparatif : qu’« ils nourrissent, plus altière et plus vive, la connaissance qu'ils ont eue de moi ».

La sincérité est soulignée par l’opposition entre

  • ce qu’impliquerait le désir de « gloire », embellir son image, hypothèse rejetée par le conditionnel : « je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée ;

  • son objectif de sincérité, accentué par l’énumération,  « Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice », complétée par l’insistance « tout entier et tout nu ».

L’affirmation énergique où le « je » s’impose, « car c'est moi que je peins », reprise par « Je suis moi-même la matière de mon livre », confirme la dimension autobiographique des Essais. Or, cela peut choquer à une époque où, comme le dira Pascal au XVIIème siècle, « Le moi est haïssable » : l’homme ne doit-il pas s’effacer, renoncer à tout orgueil, pour se tourner vers Dieu ? Avant Montaigne, seul l’auteur latin, saint Augustin, avait parlé de lui dans ses Confessions (397-401), mais c’était pour avouer ses péchés, raconter sa quête de Dieu en chantant sa gloire. Rien de tout cela chez Montaigne qui ne  propose, lui, qu’un auto-portrait sincère : « Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve ».

Les réserves formulées

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Le passage se termine en posant avec humour deux limites.

        La première est « la révérence publique », c’est-à-dire le respect des bienséances, des normes sociales. C’est l’occasion pour Montaigne d’introduire une opposition entre la culture européenne et « ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature », éloge que nous retrouverons dans « Des cannibales » et « Des coches ».

         La seconde est l’intérêt que peut trouver le lecteur à cette lecture, nié par une pirouette désinvolte : « ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. » Ultime paradoxe, donc, s’adresser « Au lecteur » pour, finalement, le rejeter : « Adieu donc ». 

Théodore de Bry, « Images des Tupinambas », Americae pars III, 1592

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Cannibales-TX.1

Explication 1 : Montaigne, "Des cannibales", de « Or je trouve… » à « …le désir même de la philosophie. » 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Après un paragraphe d’introduction de l’essai « Des cannibales », qui pose le thème à partir de l’emploi du mot « barbare » dans l’antiquité, Montaigne va s’interroger sur ce terme appliqué à « ce monde nouveau que nous venons de découvrir » : est-il approprié à cet "autre" monde, ou bien relève-t-il d’un préjugé ?

Pour garder le mouvement de l’argumentation de Montaigne, l’explication linéaire suit les trois parties du passage.

LA « BARBARIE » : UN JUGEMENT RELATIF (lignes  1-6)

Montaigne, dont l’écriture procède, comme il le dit lui-même, « à sauts et à gambades », s’accorde donc le droit à la digression, totalement assumée, comme le montre la formule « pour revenir à mon propos ».

Le passage s’ouvre l'affirmation de la thèse, rendue catégorique par la négation, « il n’y a rien de barbare en cette nation », prise en charge par l’auteur, « je trouve », mais qu’il prend soin de cautionner : « à ce qu’on m’en a rapporté ». Sa thèse est ensuite précisée, « chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage », puis soutenue par la dénonciation du préjugé, accentuée par la modalisation par la locution adverbiale « de vrai » : « nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes ». Le reproche est doublement souligné, d’abord par le choix d’un rythme binaire, ensuite par l’énumération avec l’anaphore en gradation : « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. »

L'INVERSION DES VALEURS (lignes 6-25)

Pour justifier sa thèse, Montaigne développe ensuite une opposition entre le « nouveau monde » et  l’Europe, en fait entre « nature » et « culture », qui inverse le point de vue habituel sur les « sauvages ». Par la comparaison entre les hommes et les « fruits », il donne nettement l’avantage aux habitants du nouveau monde : éloge des uns donc face à la critique des autres.

L'éloge du monde dit "sauvage"

 

Tout en poursuivant sa comparaison aux « fruits », Montaigne construit son éloge, avec un vocabulaire mélioratif, renforcé par l’emploi du superlatif : « En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés ». Il souligne aussi, par l’opposition redoublée « si pourtant », une forme de paradoxe, qui met le jugement des Européens en contradiction avec lui-même. Si le mot « sauvage », en effet, est un reproche, alors comment expliquer que de tels fruits soient si appréciés : « la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture » ? C’est, pour Montaigne le moyen de faire appel à la réflexion de ses lecteurs, associés à lui par la 1ère personne du pluriel, pour mettre en valeur la notion même de « nature », ensuite divinisée par « notre grande et puissante mère nature », et magnifiée par le lexique : « partout où sa pureté reluit ».

La critique des Européens

 

À l’inverse, son jugement sur les « fruits » produits en Europe est sévère, soutenu par un vocabulaire péjoratif, qui lui permet d’inverser l’opinion ordinaire : « ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. »  Les termes, « abâtardies », « goût corrompu »,  sont choisis pour dénoncer l’égarement de ceux qui se parent de « culture ». Même si, à l’origine, il s’agissait  d’améliorer la « nature », le résultat est, aux yeux de Montaigne, négatif : « Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout étouffée. »

La conclusion de l’opposition, adjectif laudatif face au redoublement du blâme, est nette : nature « fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. » Comme souvent chez Montaigne, lettré humaniste, une citation, ici du poète latin Properce, vient illustrer le propos, dont il fournit ensuite un commentaire personnel.  « L’art », dans la conception de Montaigne, se change en « artifice », et les  Européens, si fiers de leurs « inventions », sont, en fait, incapables d’imiter les créations de la nature, mises en valeur : « Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l'utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. »

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Pour accentuer encore cette inversion du point de vue européen, Montaigne termine son argumentation par le recours à un passage de Platon dans Les Lois (X), philosophe qui fait figure d’autorité, incontestable : « Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l'art ; les plus grandes et les plus belles, par l'une ou l'autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière. » Nous retrouvons ici l’opposition lexicale entre les superlatifs mélioratifs et péjoratifs.

L’ÉTAT DE NATURE (lignes 26-35)

Dans le dernier paragraphe, Montaigne revient à la problématique initiale de l’essai, le sens du terme « barbare », en retournant sa connotation péjorative contre les Européens qui l’emploient pour les peuples de l’« autre monde » : « Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l'esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. » Il considère que ce serait, en effet, « l’esprit humain » qui serait à condamner, au profit des « lois naturelles », et nous retrouvons le terme péjoratif précédemment utilisé, « abâtardies » face au terme « pureté » pour qualifier ce qui se rattache à la nature.

Il redouble ainsi son propre  éloge de l’état de nature :

  • D’une part, il élève ces sociétés en modèle de bonheur, d’une « heureuse condition d’hommes », supérieure même à « toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l'âge doré », allusion directe au mythe raconté par Ovide dans ses Métamorphoses.

  • D’autre part, tout en poursuivant la référence élogieuse à l’œuvre de Platon, Les Lois, auquel il associe Lycurgue, législateur mythique de Sparte, sachant « mieux juger que nous », il oppose à leurs théories les réalités du nouveau monde, modèle du vrai, du juste et du bien : « ce que nous voyons par expérience en ces nations-là, surpasse […] la conception et le désir même de la philosophie. »

Ultime paradoxe, quand l’humaniste qu’est Montaigne remplace les conceptions antiques, érigés en modèles de sagesse par les penseurs de la Renaissance, par un nouveau modèle : celui des peuples de l’« autre monde ».

CONCLUSION

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Quel est l’objectif de Montaigne dans ce passage ? Certes, il souhaite amener son lecteur à réfléchir en lui montrant que ses jugements critiques ne sont que des préjugés, relatifs à sa propre culture. Il remet ainsi en cause l’européocentrisme, le sentiment de supériorité des Européens face à ceux qu’ils jugent « barbares ».

Mais de ce fait, l’essai se charge d’une autre fonction : la découverte de « l’autre » devient le moyen de réfléchir à soi-même, l’altérité me tend un miroir dans lequel je peux aussi me contempler, me voir sous un autre angle afin de mieux me juger. Le « connais toi toi-même », cher aux humanistes, passe donc par l’ouverture à l’autre.

Enfin, il ouvre ainsi un nouveau débat, qui sera abondamment développé au XVIIIème siècle, notamment entre Voltaire et Rousseau, celui qui oppose « l’état de nature » à « l’état de culture » pour en comparer la valeur respective.

LECTURE CURSIVE : Ovide, Métamorphoses, I, 89 sqq., "Le mythe de l'âge d'or"

Pour lire l'extrait

C’est du poète grec Hésiode, qui le raconte dans deux de ses œuvres, Les Travaux et les Jours et La Théogonie, que le poète latin Ovide hérite le mythe de l’âge d’or, repris dans ses Métamorphoses, datant de l’an 8.

C’est l’époque qui, succédant au chaos originel, marque l’origine de l’humanité, sous le règne du dieu Saturne : les hommes vivaient alors dans un bonheur parfait.

Ovide
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Les points communs entre Ovide et Montaigne

 

        La première ressemblance est l’organisation même de la société, fondée sur deux valeurs : ils « gardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sans effort ». Cela induit l’absence de « lois menaçantes », et l’inutilité de toute institution judiciaire. Nous reconnaissons là l’idée de « lois naturelles », innées, inscrites en l’homme, qu’évoque Montaigne dans le passage expliqué.

       La deuxième est la fermeture de ce monde, clos sur lui-même : « Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. » Dans ses deux essais, Montaigne soulignera à son tour à plusieurs reprises la surprise des Indiens découvrant les Européens, qui explique d’ailleurs largement la conquête.

       Est soulignée, comme le fait Montaigne, l’abondance d’une terre fertile où la nature suffit à tous les besoins : « La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même ». De ce fait, contrairement au reproche que Montaigne adresse aux Européens, aucun matérialisme, aucune avidité : l’homme y est « satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort ».

Pierre de Cortone, Les Quatre Âges de l’homme : "l’Âge d’or", 1637-1640. Fresque, Palais Pitti, Florence,

Deux différences importantes

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- D’abord, le poète qu’est Ovide amplifie l’aspect paradisiaque de cet « âge d’or » avec, par exemple, « le règne d'un printemps éternel » ou « des fontaines de lait, des fleuves de nectar ». Montaigne se garde de ces embellissements, qui relèvent de l’imaginaire, pour insister, au contraire, sur la vérité de sa peinture, fondée sur des témoins fiables.

- La seconde différence est l’inexistence des guerres : « On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ». Montaigne  ne cache pas le fait que les peuples du nouveau monde se livrent à des guerres cruelles, même si elles ne sont pas faites par désir de conquête, mais plutôt pour montrer son courage et en acquérir la gloire.

HISTOIRE DES ARTS : Le Douanier Rousseau, Le Rêve, 1910 

"Le Rêve"
Henri, dit Le douanier Rousseau, Le Rêve, 1910. Huile sur toile, 1910, 298,5 × 204,5. Museum of Modern Art, New York

Henri, dit Le Douanier Rousseau, Le Rêve, 1910. Huile sur toile, 298,5 × 204,5. Museum of Modern Art, New York

Les premières œuvres d’Henri Rousseau (1844-1910), dit « Le Douanier Rousseau », sont découvertes lors du « Salon des Indépendants », en 1884, peintres « refusés » au salon officiel, qui marque un véritable tournant dans la peinture à la fin du siècle. Au centre de ces œuvres nouvelles, les recherches sur la couleur et sur une restitution nouvelle du réel, notamment par une réinterprétation de l’espace sans respecter les règles traditionnelles  de perspective sur les dimensions.

Ainsi on qualifie d’« art naïf » les œuvres du « Douanier Rousseau », car elles rappellent les illustrations des livres d’enfant qui ne se soucient pas de ressemblance mais veulent, au contraire, stimuler l’imagination.

C’est le cas dans la série intitulée « la jungle » où toute une végétation se mêle, comme dans « Le Rêve », image d’un paradis exotique harmonieux.

Pour voir un diaporama d'analyse

Monde "sauvage"

Étude transversale : Monde dit "sauvage" 

Lorsque Montaigne déclare, dans « Des coches », « Notre monde vient d’en trouver un autre », il pose d’abord l’idée de pluralité des mondes, en soi impropre dans le sens premier du mot, qui désigne l’univers, l’ensemble des choses et des êtres créés. C’est ce que souligne d’ailleurs la question qui suit, entre parenthèses : « (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ?)

Après s'être interrogé, dans "Des cannibales" sur la nouveauté de ce monde, il en entreprend une longue description, qu'il complète, dans le dernier tiers de "Des coches", par une peinture centrée sur les modalités de la conquête.  

Pour voir l'étude

Parcours associé : Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, extrait du chapitre V 

Pour lire l'extrait

Léry-chap.V

INTRODUCTION

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À son retour en France, après l’échec de son séjour au Brésil où il était parti rejoindre le protestant Villegagnon pour y fonder une colonie, « la France antarctique », Jean de Léry rédige, vingt ans après sa découverte, le récit de son voyage : Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, publié en 1578. Après avoir évoqué le difficile voyage maritime vers cette terre, le chapitre V est intitulé : « De la découverte et de la première vue que nous eûmes, tant de l’Inde Occidentale ou terre du Brésil, que des Sauvages habitant en cette terre, avec tout ce qui nous advint sur mer, jusque sous le Tropique de Capricorne ». Ce début du chapitre dépeint rapidement les habitants du "Nouveau monde". Mais, derrière ce portrait, quel jugement porte-t-il à la fois sur les Indiens et sur Européens.

LE PORTRAIT PHYSIQUE (lignes 1-11)

Cette première partie est constituée d’un longue première phrase, coupée d’abord par deux points pour expliquer, et par un point-virgule pour apporter une précision à son portrait, fort élogieux, que complète une deuxième phrase qui traite de l’âge.

Une stratégie argumentative

 

Dans un premier temps, Léry prend soin d’insister sur la vérité de son récit,

  • d’une part en soulignant, dans la parenthèse, la rigueur de sa démarche ;

  • d’autre part, en se présentant comme un témoin crédible en raison de la durée de son séjour parmi les Indiens. D’ailleurs, même par son orthographe, il s’efforce de restituer leur nom avec une prononciation plus exacte.

Son objectif est immédiatement perceptible par l’accumulation des négations, « n’étant point plus gros, plus grands ou plus petits », « ni … ni… ». Il souhaite, en comparant les indigènes aux Européens, détruire l’image qui en est habituellement donnée, à ses yeux un préjugé qu’il s’agisse de les condamner comme « monstrueux », ou de s’extasier en les jugeant « prodigieux ». Ils sont avant tout des hommes ordinaires, à considérer donc comme tels.​

Un portrait élogieux

 

Mais la fin de la phrase va plus loin dans l’éloge, par une longue série de comparatifs, tous mélioratifs en ce qui concerne leur état de santé : « bien plus forts, plus robustes et replets, plus dispos, moins sujets à maladie ».

La critique s’inverse alors, pour dénoncer l’existence de tant de handicapés physiques en Europe : « il n’y a presque point de boiteux, de borgnes, contrefaits (allusion aux corps déformés), ni frappés de maléfices », c’est-à-dire de tous ces maux qu’on jugeait alors résulter d’une malédiction.

La référence à l’âge des indigènes vient confirmer leur parfait état physique, et notons qu’à nouveau Léry, dans une parenthèse, répond à l’objection méprisante des Européens sur des « sauvages » prétendus incapables de « retenir et compter » leur âge. Or, ils vivent jusqu’à un âge avancé, cent voire cent-vingt ans, d’autant plus impressionnant si l’on pense qu’au XVIème siècle la durée de vie moyenne en France n’atteint même pas trente ans ! Le détail sur leurs « cheveux ni blancs ni gris » ajoute à cette affirmation de leur supériorité sur les Européens.

Vespucci, Mundus Novus, 1505 : "Premiers regards des Portugais sur les Indiens"

Vespucci, Mundus Novus, 1505 : "Premiers regards des Portugais sur les Indiens"

LE JUGEMENT DE LÉRY (lignes 12 à la fin) 

Ce portrait est, dans un second temps, commenté par Léry, jugement subjectif donc mais qu’il tente de rendre le plus objectif possible par les modalisateurs introduits : « pour certain », « vraiment », « de fait », « comme je le montrerai encore plus amplement ci après ».

Un pays heureux

 

L’état de santé parfait des Indiens conduit Léry à reprendre son éloge du Brésil, pays heureux sur le plan climatique : « le bon air et bonne température de leur pays », « sans gelées ni grandes froidures ». D’où un paysage naturel fertile : « les bois, herbes et champs sont toujours verdoyants ».

Par comparaison, le lexique choisi met en place une critique violente des réalités géographiques d'Europe : « sources fangeuses, ou plutôt pestilentielles ». Au XVIème siècle, l’eau malsaine est, en effet, la cause de multiples maladies, notamment le choléra. Les verbes employés, en gradation, donnent une image effrayante des maux qui conduisent les Européens à la mort : « tant de ruisseaux qui nous rongent les os, sucent la moelle, atténuent le corps, et consument l’esprit : bref nous empoisonnent et font mourir par deçà devant nos jours ». Le pays des « Toüoupinambaoults », par comparaison, fait figure de paradis !

Des habitants heureux

 

Mais la géographie n’est pas la seule raison de cette santé physique, amplifiée par sa comparaison au mythe de « la fontaine de Jouvence » dans la parenthèse, car, de façon très moderne, Léry associe l’état du corps à l’état psychique. Il glisse, en effet, au moyen du dernier verbe, « et consument l’esprit », du fait de « puise[r] […] en ces sources fangeuses » réelles que sont les « ruisseaux », qui attaquent « le corps », à des « sources » métaphoriques, les passions nocives qui, elles, corrompent les âmes.

C’est ce que marque la fin du passage, avec l’énumération de ces passions qui, selon Léry, abrègent la vie : « en la défiance, en l’avarice qui en procède, aux procès et brouilleries, en l’envie et l’ambition ». Deux défauts principaux ressortent de cette liste : les Européens ne vivent pas dans le temps présent, mais dans un avenir, toujours incertain, d’où leur « défiance », peur qui les conduit à accumuler des richesses, « avarice », mais cela aux dépens des autres, d’où la multiplication des conflits.

Le résultat de l'ignorance de ces passions, en raison de leur vie au jour le jour, est que les Indiens jouissent d’une pleine liberté, étant maîtres de leurs désirs, limités comme leurs querelles internes : « rien de tout cela non plus ne les tourmente, les domine et passionne moins.

CONCLUSION

 

Ce texte peut avoir fait partie des documents dont Montaigne a pu avoir connaissance, de ces « témoignages » qu’il juge fiables, véracité sur laquelle insiste d’ailleurs Léry. Nous retrouverons, en effet, chez Montaigne, cet éloge des qualités physiques et morales de ceux que les Européens jugent « sauvages » effectué par Léry qui, comme après lui Montaigne, cherche à remplacer les préjugés et le mépris européocentristes par l’idée d’une nature humaine qui met les hommes à égalité. Et même, allant plus loin, cette découverte d’un monde « autre », d’hommes « autres », les conduit tous deux à inverser le point de vue : à l’Européen de s’interroger sur lui-même !

Vignon, pour illustrer Léry, 1594

Vignon, pour illustrer Léry, 1594

Pour lire l'extrait

Explication 2 : Montaigne, "Des cannibales", d'« Ils ont leurs guerres... » à « …il est trépassé. » 

Une scène de cannibalisme, vue par un voyageur européen

INTRODUCTION

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Après avoir posé l'enjeu de ce chapitre « Des cannibales », un questionnement sur la relativité des jugements, qui dépendent de la coutume de chacun, donc de préjugés, Montaigne a présenté un portrait fort élogieux de cet « autre monde », notamment du mode de vie de ses habitants. Mais, même s'il rappelle le mythe de "l'âge d'or", Montaigne ne peut pas nier que tout n'y est pas parfait, car ces peuples connaissent, eux, la guerre. Il en arrive donc à ce qui a suscité l'horreur des Européens, en écho au titre : le cannibalisme.

En suivant les trois mouvements du passage, nous nous demanderons qui l’emporte en cruauté, les Indiens, dits « sauvages », ou les Européens, dits « civilisés ».

Une scène de cannibalisme au Brésil
Cannibales-TX.2

LA GUERRE (lignes 1-7)

L’ouverture du texte apporte une réponse à l’objection implicite d’un lecteur qui serait choqué par l’éloge que vient de développer Montaigne : « Ils ont leurs guerres ». Mais cette concession, objective, est aussitôt atténuée par l’ennemi cité : « contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme ». Montaigne prépare déjà la comparaison qui ferme le texte : en France, le peuple se déchire par des guerres de religion.

​

Dans un second temps vient le portrait des guerriers, un évident éloge de leur courage, surtout si l’on pense à l’armement des conquérants à cette même époque, aux armures qui les protègent : « ils vont tout nus, n'ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout, à la mode des lames de nos épieux. »

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Montaigne énonce son jugement en le posant comme une vérité absolue, « C’est chose émerveillable », qui inverse totalement l’image des « sauvages » vus par les Européens qui les ont vaincus. Non seulement, il loue, en effet, « la fermeté de leurs combats », mais même il fait de l’horreur, « meurtre et effusion de sang », le signe d’une valeur militaire, mise en valeur par l’antéposition : «  de routes et d’effroi, ils ne savent ce que c’est. » S’ils tuent, c’est donc parce qu’eux-mêmes sont prêts à aller jusqu’à la mort. La victoire accorde donc au guerrier la gloire, et, en reprenant le terme « trophée », Montaigne nous rappelle que garder une trace du triomphe est une tradition militaire qui remonte à l’antiquité gréco-romaine. De ce fait, il rend presque banal ce qu’est ce « trophée », non pas un monument, ou un objet précieux mais « la tête de l'ennemi qu'il a tué », qu’il « attache à l'entrée de son logis ». Fierté donc de la gloire obtenue par cette victoire, même si le signe affiché fièrement peut paraître horrible au lecteur européen.

LE CANNIBALISME (lignes 7-15)

Théodore de Bry, scène de cannibalisme, in Les grands Voyages, 1592 

Théodore de Bry, scène de cannibalisme, in Hans Staden, Les grands Voyages, 1592 

Dans un deuxième temps, Montaigne fait une description précise du traitement des prisonniers, construite sur une opposition :

  • D’un côté, c’est une forme d’humanité qui est mise en valeur : « Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser ». Il commence donc par contredire l’image ordinaire des indigènes, celle d’êtres cruels.

  • D'un autre côté, il y a l’anthropophagie, qui rétablit cette image d’horreur : ils «  l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent ».​

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Cependant, cette image est atténuée par la façon dont Montaigne insiste, de plusieurs façons, sur la dimension rituelle de la scène relatée.

- Déjà il s’agit d’une cérémonie, collective donc, et non pas d’un simple repas, d’où la mention répétée de l’assistance : «  une grande assemblée de ses connaissances », « en présence de toute l’assemblée ».

- Ensuite, il reprend l'idée de victoire sur un adversaire dangereux, même s'il est prisonnier, qu'il faut donc encore respecter en se tenant à distance, par méfiance : « il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d'en être attaqué ». 

- Enfin, aucun triomphe personnel dans cet acte, qui, au contraire, permet au guerrier victorieux de partager sa victoire, en honorant en même temps ses amis : il « donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir », « ils en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. »

Montaigne dépasse ainsi le point de vue des récits de voyages et de séjour aux Amériques, dont les auteurs, eux, se sont souvent employés à souligner la barbarie des peuples indigènes anthropophages.

LE JUGEMENT DE MONTAIGNE (lignes 15-34)

Montaigne ne s’attarde pas aux détails de la scène de cannibalisme : il préfère l’expliquer. Ainsi, par son allusion au peuple antique des « Scythes », considérés comme des barbares, dont l’historien Hérodote évoque l’anthropophagie dans ses Histoires, au Vème siècle avant Jésus-Christ, il  donne au cannibalisme une raison autre que la simple nourriture : « c'est pour représenter une extrême vengeance ».  Il l’utilise alors pour conduire le lecteur, par comparaison, à une réflexion sur sa propre barbarie d’Européen, glissant du temps de la conquête à sa propre époque.

La conquête du "Nouveau Monde"

 

La première comparaison se fait entre les Indiens du « Nouveau monde » et les « Portugais ».

  • Déjà, la responsabilité de la guerre est retournée contre ces conquérants : « s’étant ralliés à leurs adversaires », ils sont de ce fait devenus des ennemis.

  • Ensuite Montaigne décrit longuement le comportement horrible des Européens envers les Indiens : ils « usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après ». Cette violence n’est-elle pas plus inhumaine encore qu’un cannibalisme accompli sans haine.

Las Casas, la cruauté des conquérants dans l'île d'Hispaniola, 1582

Las Casas, la cruauté des conquérants dans l'île d'Hispaniola, 1582

Les guerres de religion

 

Le texte se termine par un retour à la problématique même de l’essai, le fait que nos jugements ne soient que des préjugés, fondés sur nos habitudes, d’où l’antithèse insistante : « Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. »

Ici, plus de masque, plus de porte parole, Montaigne affirme avec force son opinion par l’emploi du « je ». La comparaison n’est pas à l’avantage des Européens : « il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort . » La critique est mise en valeur par deux procédés de modalisation.

  • Le rythme de la longue phrase : à l’énumération des horreurs européennes, « déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux », s’oppose la brièveté qui qualifie le cannibalisme indien : « le rôtir et manger après qu'il est trépassé. » Finalement, celui-ci ne semble-t-il pas bien plus humain ?

  • La parenthèse : Montaigne oblige son lecteur, inclus dans le pronom « nous »,  à réfléchir aux guerres de religion, qui font rage au moment où il rédige ses Essais : « nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion ».

La gradation syntaxique, marquée par l’opposition « non entre… mais entre… » et par la formule « qui plus est », ajoute à l’horreur du cannibalisme, dont plusieurs cas ont effectivement été rapportés, une contradiction morale : tuer « sous prétexte de piété et de religion », alors même qu’un des commandements chrétiens impose : « Tu ne tueras point » n’est-ce pas la pire des hypocrisies ?

François Dubois, La Saint-Barthélémy, 1576-1584. Huile sur bois,  93,5 x 154,1. Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

François Dubois, La Saint-Barthélémy, 1576-1584. Huile sur bois,  93,5 x 154,1. Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

CONCLUSION

 

Par ce texte , par sa description du cannibalisme, vu comme un rituel, et les comparaisons effectuées aux comportements des Européens, Montaigne modifie le concept même de « barbarie », en confirmant l’ouverture de son essai : « chacun  appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

De ce fait, il invite son lecteur à dépasser son premier mouvement, un jugement d’horreur face à l’anthropophagie, pour raisonner, en s’interrogeant sur les véritables preuves de ce que l’on nomme « barbarie » : où est la pire inhumanité, du côté de « l’autre monde » dit « sauvage », ou de l’Europe, dite « civilisée » ? Tout le texte est ainsi construit pour conduire le lecteur à conclure en faveur de ceux qui sont restés proches de la « nature », alors que toute la « culture » européenne ne paraît qu’hypocrisie, un masque pour une violence gratuite.

Léry-chap.XV

Parcours associé : Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, extrait du chapitre XV 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Léry et ses compagnons protestants passent un an auprès des indiens Toüoupinambaoults - ou Tupinambas - , dans l'attente du bateau qui les ramènera en France. Son récit décrit ces indigènes, dépeint leur environnement et leur mode de vie, enfin il en arrive, au chapitre XV, à une question essentielle : le cannibalisme. Le titre en résume le contenu : « Comment les Américains traitent leurs prisonniers de guerre, et les cérémonies qu’ils observent, tant pour les tuer que pour les manger ». Il explique d’abord ce qu’est la guerre, puis décrit la cérémonie au cours de laquelle les prisonniers sont tués, puis mangés. Le chapitre se termine sur une comparaison entre cette pratique et la violence qui règne à son époque en France.

Le débarquement des conquistadores : la confrontation de deux mondes

Le débarquement des conquistadores : la confrontation de deux mondes

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Léry pose à son lecteur la même question que Montaigne : qui l’emporte en cruauté, les Indiens, dits « sauvages », ou les Européens, dits « civilisés » ?

Réquisitoire

Étude transversale : Un réquisitoire contre les Européens 

Pour voir l'étude

Si Montaigne entreprend l’éloge du « nouveau monde », c’est surtout, comme bien  d’autres humanistes de la Renaissance, pour mieux réfléchir sur l’« ancien monde », l’Europe. Le premier est « dit sauvage » face au second qui serait, lui, « civilisé ». Or, dès le début du chapitre « Des Cannibales », il s’attache à contester ce jugement : « chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite organisation politique), parfait et accompli usage de toutes choses. » Pour prouver qu’il s’agit là d’un préjugé, que « barbarie » et « civilisation » sont des termes relatifs à nos propres coutumes, Montaigne dresse un réquisitoire sévère contre les Européens.

LECTURE CURSIVE : Jean de Léry, Histoire d'un voyage en la terre du Brésil, 1578, extrait du chapitre XIII

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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À son retour en France, après l’échec de son séjour au Brésil où il était parti rejoindre le protestant Villegagnon pour y fonder une colonie, « la France antarctique », Jean de Léry rédige, vingt ans après sa découverte du « nouveau monde », le récit de son voyage : Histoire d’un voyage en la terre du Brésil, publié en 1578. Il y dépeint les paysages, la faune et la flore, les Indiens et leur mode de vie, leurs coutumes, mais l’auteur s’interroge aussi, notamment dans cet extrait du chapitre XVII : comment l’altérité découverte amène-t-elle le lecteur européen à réfléchir sur sa propre culture ?

Pour conserver le mouvement du dialogue, avec son jeu de questions et de réponse, l'explication suit ses quatre mouvements.

Léry-chap.XIII

INTRODUCTION DU DIALOGUE (lignes 1-7)

Le narrateur

​

Contrairement à Montaigne, Léry se présente comme un témoin direct des réalités de ce « Nouveau monde », ici en position d’interlocuteur privilégié des Tupinambas, comme le prouve la présence du « je » : « me fit telle demande ». C’est le moyen d’affirmer la vérité de son témoignage, malgré la formule « il y eut une fois » qui ressemble à celle des contes de fées. C’est ce même rôle que joue d’ailleurs l’emploi des termes en langue indienne, ici « leur Arabotan », pour le « bois de Brésil ». Cependant, l’adjectif possessif, « nos Tupinambas », montre qu’il est aussi le représentant des conquérants qui s’approprient cette terre lointaine, ce que Montaigne, lui, dénonce. C’est également le moyen de créer une complicité avec son lecteur français.

Léry, "Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil"

L'interlocuteur

​

Le choix d'« un vieillard » comme interlocuteur est intéressant dans la mesure où, par son âge, il représente le détenteur de la sagesse. Ainsi il dépasse la première réaction des Indiens, « fort ébahis » de cette arrivée des Européens, pour chercher à comprendre ces hommes qui paraissent si étranges, d’où sa question. 

LA RAISON DE LA CONQUÊTE (lignes 8-20)

La réponse apportée pose clairement la raison de la conquête du Brésil, économique car ce bois est utilisé pour « faire de la teinture ». Les colonisateurs ont donc la volonté de s’enrichir en s’appropriant les ressources du Nouveau monde, car la question n’est pas l’usage qui en est fait : la parenthèse le met en parallèle avec les pratiques du monde indigène. Ce qui choque est la quantité prise, « Mais vous en faut-il tant ? », une façon déjà de mettre en évidence la différence entre les deux mondes : celui des Européens, avec son matérialisme qui exploite la nature de façon excessive, face à celui des Indiens, plus modéré dans sa consommation.

En précisant sa réponse, Léry entreprend une argumentation rigoureuse, ce que traduit la première parenthèse, mais ne cache pas, dans une seconde parenthèse, la difficulté qu’il y a dans cet échange : comment faire comprendre à celui qu’il nomme, à présent « mon sauvage », comme pour souligner l’écart culturel, un monde qui lui est totalement inconnu ? C’est ce que confirme d’ailleurs la réaction du vieillard : « tu me contes merveilles. »

LA CRITIQUE DES EUROPÉENS (lignes 21-39)

La stratégie argumentative

​

La suite du passage formule la critique de Léry, que Montaigne reprendra, en mettant, lui, l’accent sur l’avidité des Européens pour l’or indien. Mais le fait de placer cette critique dans la bouche de l’Indien lui permet de distancier le point de vue, en jouant sur ce que l’on nomme « maïeutique » dans les dialogues socratiques : une série de questions permet de faire progresser la réflexion en y impliquant davantage le lecteur.

Ce « sauvage » est ainsi mis à égalité avec le « civilisé » - qui se juge habituellement supérieur à lui en niant son intelligence - au moyen de la généralisation : « comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout ». Affirmant ainsi que tout homme est doté de raison, il prend même à témoin son lecteur, directement interpellé dans une nouvelle parenthèse : « lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud ».

Un jugement sévère

​

La fin du dialogue accorde une plus longue place au jugement du « vieillard », nettement affirmé après ce jeu de questions-réponses, « Vraiment », « à cette heure connais-je ». L’adjectif souligné, qui qualifie les Français de « grands fols », traduit bien le blâme. Les deux questions posées, oratoires, posent une critique, en fait, double.

        Le premier reproche, « vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? », dénonce l’absurdité de leur matérialisme excessif. N’oublions pas que Léry est un protestant, courant religieux qui reproche précisément au catholicisme sa richesse abusive. C’est donc une façon de rappeler à son lecteur que le passage de l’homme sur terre est éphémère, que l’essentiel est l’au-delà, comme l’affirme l’évangile : « Jésus dit à ses disciples: Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. (Mathieu, 19, § 23-24) Pourquoi alors « endure[r] tant de maux » pour des « richesses » illusoires, puisqu’ils n’en profiteront pas ?

        À cela s’ajoute un second reproche : « La terre qui les a nourris n’est-elle pas suffisante pour les nourrir ? » Derrière cette question, il affirme la différence entre les Européens, qui ne respectent pas la « terre », que Montaigne qualifie, lui, de « notre grande et puissante mère nature », et les Indiens qui, eux, considèrent que « la terre qui a nous a nourris […] nourrira » aussi leurs enfants. Là où, donc, les colonisateurs ne pensent qu’à exploiter les ressources naturelles, sans modération, au risque de les détruire, les Indiens, eux, sont plus sages et veillent à préserver l’harmonie de leur société, en s’assurant que leurs enfants pourront, eux aussi, satisfaire leurs besoins. L’amour pour eux, affirmé (« lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons »), a plus de valeur que le désir d’accumuler des richesses.

UNE CONCLUSION (lignes 40-41)

Léry ne prend pas lui-même la parole après cette argumentation, laissant ainsi son lecteur en juger. Cependant, il insiste à nouveau, par la modalisation de sa conclusion, sur la vérité de son témoignage : « Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. » Mais, par un nouveau glissement de l’appellation de son interlocuteur, « un pauvre sauvage américain », il l’invite à une autre réflexion : le « sauvage », qui a su faire preuve d’un tel bon sens et affirmer des valeurs estimables,  n’est peut-être pas si « sauvage » que cela… Le « sauvage » n’est peut-être pas celui qu’on nomme tel… 

CONCLUSION

​

Ce dialogue offre l’avantage de donner la parole à ceux que l’on qualifie alors de « sauvages », stratégie reprise par Montaigne quand il évoque sa rencontre, en 1662 à Rouen, avec trois indigènes qui, eux aussi, jugent la société française. Mais l’échange de Léry est rendu encore plus vivant par le jeu des questions-réponses, qui met en évidence la sagesse de « l’autre monde ».

Léry, en effet, comme le fait Montaigne dans sa peinture du « nouveau monde », utilise cet échange dans un triple but :​

  • dénoncer les défauts des conquérants, leur avidité matérialiste qui les amène à un véritable pillage des richesses des pays découverts ;

  • valoriser les qualités de ces peuples primitifs, qui suivent la loi de la nature, l’amour des leurs et le respect des ressources de leur environnement ;

  • inverser l’européocentrisme, en montrant que le qualificatif de sauvages » appliqué aux indigènes n’est qu’un préjugé, car ils sont tout aussi capables de raisonner que le lecteur européen auquel s’adresse Léry.

Cannibales-TX.3

Explication 3 : "Des cannibales", de « Trois d'entre eux... » à la fin du chapitre 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

​

Dans son essai, Montaigne utilise ses lectures et les témoignages reçus sur le « nouveau monde » pour montrer la relativité de nos jugements, fondés le plus souvent sur nos préjugés : nous ne remettons pas en cause nos propres modes de vie. Le portrait mélioratif des Indiens remet ainsi en cause notre opinion sur leur « barbarie », tout en soutenant, à plusieurs reprises, la critique la société française.

Le siège de Rouen. Enluminure du manuscrit Carmen de tristibus Galliae, 1577

Le siège de Rouen. Enluminure du manuscrit Carmen de tristibus Galliae, 1577

À la fin de l’essai, il met en scène sa propre rencontre avec trois chefs indigènes. Magistrat, conseiller auprès du Parlement de Bordeaux, Montaigne a effectué plusieurs missions politiques, accompagnant la cour. C'est le cas quand, en avril 1562, les troupes catholiques, environ quarante mille  hommes, entre-prennent le siège de Rouen, occupée par les protestants, afin d’empêcher la jonction avec l’Angleterre : cela marque le début des guerres de religion. C’est après la levée du siège que le jeune roi Charles IX, alors âgé de douze ans, se rend dans la ville pour célébrer solennellement son retour dans le camp des catholiques. C’est sans doute à cette occasion qu’a lieu cette rencontre avec les trois Indiens, ici relatée.

En quoi ce récit vient-il cautionner l’objectif et l’argumentation de ce chapitre ?

Pour répondre à cette problématique, l’analyse suit l’organisation du texte en quatre mouvements.

LA CRITIQUE DE LA COLONISATION (lignes 1-6)

La syntaxe de la première phrase est déjà significative de la fonction que Montaigne va assigner à cette rencontre : le sujet, « Trois d’entre eux », est, en effet, distant du verbe qui en pose la circonstance : « furent à Rouen, du temps que le feu roi Charles neuf y était. » Au centre de la phrase, le long jugement de l’écrivain, sévère, sur les conséquences de « cette relation » entre le monde ancien et le nouveau monde imposée par la colonisation.

  • D’un côté, il reprend son jugement mélioratif sur les Indiens, vivant dans le « repos » et le « bonheur », jouissant de « la douceur de leur ciel ».

  • Par rapport à cela, il accuse les Européens, la façon dont ils ont réussi à « tromper » les indigènes pour profiter du « désir de nouveauté », curiosité naturelle en tout homme, pour leur imposer leur propre culture, « les corruptions de deçà », donc leur dégradation morale.

Cette opposition conduit Montaigne à une véritable prédiction du malheur des Indiens, qualifiés de « misérables », et dont il plaint la naïveté : ils « ignor[e]nt », eux, le douloureux avenir que leur annonce Montaigne. Or, le futur, « combien coûtera un jour », présente cet avenir comme une certitude : « de cette relation naîtra leur ruine », avec une antéposition qui renforce l’accusation des Européens, vus comme des destructeurs.  La subordonnée en incise va plus loin encore, en présentant cette destruction comme inéluctable : « comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée ».

LE JUGEMENT INVERSÉ (lignes 6-20)

La stratégie argumentative

​

Le récit de la rencontre repose sur la contradiction entre les deux points de vue, celui des Européens, représenté par « le Roi » et ce « on » qui renvoie aux courtisans qui l’accompagnent et escortent cette visite, et celui des Indiens.

           L’énumération, « notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville », met en valeur la fierté des Français, qui insistent sur leur civilisation développée, ce que confirme d’ailleurs la formulation de leur question avec le superlatif : « voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ». Les Français ne peuvent pas un instant imaginer la moindre critique…

        La réponse des Indiens, critique, occupe un long passage, et Montaigne adopte une stratégie habile. Son aveu d’oubli, « ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien fâché », ne fait, en effet, que souligner la véracité de son témoignage : « j’en ai encore deux en mémoire. »

Cette réponse est, pour sa part, rigoureusement construite : « en premier lieu », « secondement ». Montaigne prend soin, également, de la rendre compréhensible à son lecteur en l’explicitant, à l’aide de parenthèses qui sont des sortes de traduction du langage indigène : « il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde », « ils ont une façon de parler telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres ».

La critique des Européens

​

Dans les deux cas, Montaigne met en évidence la surprise éprouvée par les Indiens, comme en écho à celle des Européens découvrant l’« autre monde » : « fort étrange » est repris par « et ils trouvaient étrange ». Il donne ainsi la preuve même de ce qui a été posé comme enjeu de sa réflexion au début de son essai : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

        La première réponse porte sur l’organisation politique de la monarchie. Le reproche, qu’ils « se soumissent à « obéir à un enfant » – le roi a alors douze ans – interroge sur ce qui fonde le pouvoir. Pour l’Europe, la monarchie s’hérite et est de « droit divin », et Montaigne l’oppose à une autre supériorité, la force physique due, notamment, à l’âge : « tant de grands hommes, portant la barbe, forts et armés », « pourquoi l’on ne choisissait pas plutôt l’un d’entre eux pour commander ».

        La seconde réponse porte sur l’organisation de la société, posant à nouveau une antithèse

  • Par la parenthèse, sous prétexte de restituer l’exactitude du langage des Indiens, « ils nomment les hommes moitié les uns des autres », Montaigne rappelle, en fait, l’égalité qui règne dans le monde dit « sauvage », déjà souvent évoquée dans son chapitre.

  • Par opposition, le lexique accentue l’inégalité de la société française, d’un côté l’insistance, « des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités », de riches privilégiés donc ; de l’autre, une énumération péjorative : « leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ».

L’inversion du point de vue, par le regard prêté aux Indiens et leur réaction, « une telle injustice », amplifiée par la double réaction, qui illustre la violence du monde dit « sauvage », « sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons », a pour but de conduire le lecteur à réfléchir. La peinture de ces pauvres ne rappelle-t-elle pas à un chrétien nourri des textes bibliques, le portrait de Lazare à la porte du riche dans la parabole de l’évangile de Luc ? Elle sonne donc comme un avertissement donné aux Européens injustes par ceux qu’ils prétendent convertir à la morale chrétienne...

LE POUVOIR CHEZ LES INDIENS (lignes 21-31)

Une conversation privée

​

L’argumentation de Montaigne se poursuit par sa propre conversation avec un des sauvages. À nouveau, il en précise les circonstances, la longueur de cet échange (« Je parlai à l’un d’eux fort longtemps »), sans cacher la difficulté de communiquer par l’intermédiaire d’un interprète qui le « suivait si mal et était si empêché de recevoir [s]es imaginations par sa bêtise ». La conversation est donc difficile, d’où le recours aux gestes : « il me montra un espace de lieu ». En même temps, il ne parle pas de trahison de ses idées, mais plutôt d’une déception : « je n’en pus tirer guère de plaisir ». Nous reconnaissons là une des caractéristiques de Montaigne, modèle d’humanisme : le « plaisir » pris à l’échange d’idées : il faut voyager « pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui » (I, 25, « Du pédantisme »).

Une vision du pouvoir 

​

Montaigne donne à cet indien un statut égal à celui du monarque français, dans la parenthèse qui glisse de l’appellation « Capitaine » à celle de « Roi », avec la majuscule respectueuse. Comme lors du premier échange, trois réponses sont formulées, et sa description des sources du pouvoir royal chez les Tupinambas est, à nouveau, une critique implicite des Européens.

Pas de luxe, de faste particulier pour le monarque, aucune « pompe » :

        Le seul « fruit qu’il recevait de la supériorité qu’il avait » est le fait de « marcher le premier à la guerre », donc le risque de se faire tuer. C’est donc le courage qui signe le mérite du roi, et non pas le luxe qui l’entoure.

    De même, son escorte reste modérée, signe d'humilité, ce que concrétise le geste : « autant qu’un tel espace pourrait en contenir », traduit par « ce pouvait être quatre ou cinq  mille hommes ».

      Enfin, le privilège que lui confère son « autorité » paraît bien dérisoire aux yeux d’un lecteur européen, s’il le compare au comportement des courtisans et sujets du roi de France : « quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il peut passer bien à l’aise. »

Théodore de Bry, un chef indien, in Hans Staden, Les grands Voyages, 1592

Tupinambas, guerriers.jpg

UNE CONCLUSION IRONIQUE (lignes 32-33)

Une phrase exclamative conclut cet essai, chute finale chargée d’ironie :

  • Le bref commentaire, « Tout cela ne va pas trop mal », forme une antiphrase, car il est évident que tout l’échange qui précède, et même l’ensemble du tableau de la vie « sauvage » présenté dans « Des cannibales »,  est un éloge de leur mode vie

  • Dans la seconde partie de la phrase, Montaigne feint de se mettre à la place d’un Européen qui lancerait une objection : « ils ne portent point de hauts-de-chausses ! » Mais l’indignation expressive, avec « mais quoi » pour introduire la critique, apporte la preuve de ce que l’ensemble de l’essai a voulu prouver : porter sur l’« autre » un regard superficiel, fonder son opinion sur un détail d’habillement, propre à un Européen, n’est-il pas un exemple parfait des préjugés, de l’erreur dénoncée au début de l’essai, le rôle joué par nos « coutumes » dans nos jugements ?

CONCLUSION

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Le récit de cette rencontre offre un triple intérêt.

         Il termine de façon particulièrement vivante l’essai, tout en confirmant l’image du monde dit « sauvage » présentée jusqu’alors : les réponses des Indiens sont autant de signes de leur intelligence, prouvée par les commentaires pleins de bons sens qu’ils font à partir de leurs observations. Aucune raison donc de les mépriser !

         Par la stratégie adoptée, l’inversion du point de vue européocentriste par l’étonnement prêté aux indigènes : ainsi, la critique s’inverse, et ce sont les soi-disant « civilisés » qui se retrouvent, à leur tout, accusés.

         Il révèle à quel point Montaigne est un parfait représentant de l’humanisme du XVIème qui a vu se multiplier, dans les universités, dans les cours princières, chez les imprimeurs…, les liens entre les penseurs. Il montre, en effet, que l’échange, la conversation, la découverte de l’altérité » est, pour lui, un chemin essentiel vers la connaissance. Mais encore faut-il que cet échange dépasse la tendance première de l’homme, celle de juger en fonction de ses propres habitudes, pour véritablement s’ouvrir aux autres, sans a priori, en faisant preuve de respect et de tolérance.

Parcours associé : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772, chapitre II, "Discours du vieillard tahitien"

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

​

Comme lors de la Renaissance, le XVIII° siècle voit aussi de nombreuses découvertes et explorations, telle l’expédition menée par Louis Antoine de Bougainville (1729-1811), parti de Nantes en 1766 pour un voyage autour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste. De ce long périple, il rapporte un récit, Voyage autour du monde, publié en 1771, qui suscite de nombreux débats car on lui reproche l’absence de réelle découverte.  Mais l’ouvrage comporte d’intéressantes peintures de la vie sauvage, dont Bougainville ramène avec lui un modèle, l’« homme naturel »,  Aotourou, qui provoque la curiosité des salons parisiens.

En 1772, un an après sa parution, Diderot profite de cet ouvrage pour développer sa propre réflexion philosophique dans son Supplément au Voyage de Bougainville, sous-titré "Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas", mais l’ouvrage n’est publié qu’à titre posthume.

Diderot, "Supplément au Voyage de Bougainville", 1772
Diderot
Bougainville.jpg

La confrontation de deux mondes, pour illustrer Bougainville

Bougainville évoque l’accueil que les habitants de Tahiti ont réservé aux Européens, le passage de la méfiance à une véritable hospitalité, au point qu’il compare l’île au « jardin de l’Eden ». Il mentionne, dans ce récit, la présence d’un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux », comme une crainte « que ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race » (chapitre IX) 

Cette simple remarque fournit à Diderot l’occasion, au chapitre II, de laisser la parole à ce vieillard : en faisant ses adieux à Bougainville, il se lance dans un violent réquisitoire contre les Européens : il dénonce leur comportement de prétendus civilisateurs et leurs abus. Parallèlement, il brosse un tableau du bonheur du peuple tahitien avant cette arrivée du colonisateur. 

Pour voir le commentaire de l'extrait

CONCLUSION

​

Le philosophe des Lumières qu’est Diderot présente ici un des débats essentiels du XVIII° siècle, autour des notions philosophiques de « nature » et de « culture », c’est-à-dire, en fait, sur celle de « civilisation », terme jusqu’alors réservé aux habitants des cités, aux « citoyens ». Peut-on parler de « civilisation » pour ces peuples si primitifs ? Leur état de « nature » peut-il constituer leur « culture » ?

En général, à ces deux questions, le XVIII° siècle a répondu « non », considérant que la « civilisation européenne » est préférable, car elle seule peut éloigner l’homme de sa « barbarie » originelle, et peut l’élever en l’éclairant. C’est là la conception de Voltaire, par exemple. Face à cela, cet extrait représente le courant de pensée inverse, déjà illustré au XVIème siècle par Montaigne, le « mythe du bon sauvage », soutenu par Rousseau par exemple : le monde indigène, fondé sur un état encore proche de la « naturel », à apparaît comme un paradis, détruit par une civilisation corruptrice. 

Diderot retrouve aussi de la stratégie adoptée par Montaigne : inverser le point de vue européocentriste en donnant la parole aux indigènes, retournement qui conduit le lecteur à s'interroger sur sa société et à remettre en cause ses propres préjugés.

Coches-TX.1

Explication 4 : Montaigne, "Des coches", de « Notre monde vient d'en trouver un autre… » à « …trahis eux-mêmes. » 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Montaigne commence sa réflexion dans « Des coches » en s’interrogent sur la vérité des « causes », pour, à partir des sujets abordés, le mal de mer, la peur, les dépenses des princes…, en arriver à un constat : « Je crains que notre connaissance soit faible en tous sens, nous ne voyons ni guère loin,  ni guère arrière. »

Cela l’amène, pour prouver l’ignorance humaine, à développer, dans le dernier tiers du chapitre, la découverte du « nouveau monde ». Montaigne reprend ainsi le thème abordé dans « Des cannibales », mais sa réflexion  sur cet « autre » monde, dans le troisième livre des Essais, vise-t-elle les mêmes objectifs que celle entreprise dans le premier ? Comment Montaigne présente-t-il la confrontation entre les conquérants venus d’Europe, « notre monde », et les peuples d’Amérique, un « autre » monde ? L'analyse proposée se construit sur leur opposition.

LE « NOUVEAU MONDE »

Une "grande découverte"

​

Le premier paragraphe est encadré par l’idée d’« autre monde » qui suggère déjà l’importance de cette découverte, la surprise forcément provoquée par l’étrangeté, reprise par la précision ultérieure, « si nouveau ». Ce constat de pluralité des mondes est, en soi, impropre dans le sens premier du terme, qui désigne l’univers, l’ensemble des choses et des êtres créés. Mais Montaigne veut ainsi insister sur les limites de nos connaissances, et c’est ce que souligne la question entre parenthèses, par le decrescendo dans l’énumération,  « Démons », emprunt à l’antiquité grecque pour désigner les divinités, censées connaître le sens de la création, puis « Sybilles », prêtresses d’Apollon, capables de prédictions, enfin « nous », les humains, encore plus ignorants. Mais cette question ouvre également un vaste champ aux découvertes humaines : « qui nous répond si c’est le dernier de ses frères […] ? » 

Carte du Brésil (l'ouest en haut), in La Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, 1556

Carte du Brésil (l'ouest en haut), in La Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu, 1556

La comparaison entre l’Europe et l’« autre monde »

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Le terme « ses frères », choisi par Montaigne, comme la comparaison méliorative, « non moins grand, plein et membru que lui », posent un jugement moral qui oriente aussitôt cette description, en amenant à son lecteur à dépasser les différences, la nouveauté, pour reconnaître l’égalité naturelle de tous les hommes, qui impose leur fraternité.  

Carte-Brésil2.jpg

Une représentation du Brésil, carte in Atlas Miller, 1519

Le connecteur « toutefois » permet à Montaigne d’introduire la comparaison entre l’Europe et l’Amérique découverte, fondée sur une image, répétée, il est « si enfant », « c’était un monde enfant », ensuite développée : tel un « enfant », en effet, « on lui apprend encore son a, b, c », et  « Il était encore tout nu, au giron », sur les genoux de sa « mère nourrice ». En mettant en place, par cette métaphore filée, la relation entre l’Europe et lui, Montaigne, dans un premier temps, accorde une supériorité à l’ancien monde, auquel renvoie le pronom indéfini « on », dans un rôle d’enseignant : « on lui apprend encore son a, b, c ». La longue énumération qui suit accumule donc des négations, en gradation : « il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes ». Comment l’Europe ne se serait-elle pas sentie supérieure devant ce qui, à ses yeux, est un retard, aussi bien dans le domaine scientifique, que dans le monde de vie ou le développement économique ?

Éloge du « Nouveau monde »

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Dans un premier temps, la négation restrictive, « ne vivait que des moyens de sa mère nourrice », périphrase métaphorique qui désigne la terre, qui fournit aux peuples d’Amérique leur subsistance, semble confirmer cette infériorité de l’état de « nature » sur l’état de « culture ».

Mais ce n’est là qu’une apparence, contredite par le vibrant éloge formulé dans le second paragraphe, soutenu par des exemples précis. La revalorisation du « Nouveau Monde » s'affirme dans trois domaines.

          De façon générale, il pose une égalité naturelle : « La plupart de leurs réponses, et des négociations faites avec eux, témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence. » Montaigne s’inscrit ainsi dans l’humanisme de la Renaissance, qui reconnaît à tout homme une même faculté, la raison.

      Puis, il amplifie l’éloge de leurs arts, preuve d’une égale « industrie », capacité créative,

  • D’abord par le choix d’un lexique hyperbolique : « L’épouvantable magnificence », « étaient excellemment formés ».

  • Ensuite par le recours à des énumérations : « tous les arbres, les fruits, et toutes les herbes », « tous les animaux qui naissaient en son état et en ses mers », « leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture ».

Les exemples ici cités visent à accorder à ce monde, a priori jugé primitif, les deux qualités que la Renaissance a prônées.

- La recherche de « la beauté », est ici illustrée par l’urbanisme, la sculpture, la peinture…

Plan de Mexico-Tenochtitlan, deuxièmelettre de Cortés à l’empereur Chicago 

Plan de Mexico-Tenochtitlan, deuxièmelettre de Cortés à l’empereur Chicago 

- Mais il y a aussi la soif de connaissances, avec la mention du « jardin de ce Roi », l’inca Huayana Capac, qui régna au le Pérou à la fin du XVème siècle, pour la flore, ou de son « cabinet » pour la faune. Ce terme, en effet, renvoie aux cabinets dits « de curiosité » qui se sont développés à la Renaissance pour exposer tous les objets représentant le monde, naturels ou créés par l’homme, donc destinés à transmettre un savoir.

       Le paragraphe se termine par un éloge moral, avec une nouvelle énumération qui souligne trois aspects, dans l’ordre d’importance que leur reconnaît la pensée de la Renaissance : la religion avec « la dévotion », un système politique avec « l’observation des lois », enfin des valeurs personnelles, « bonté, libéralité, loyauté, franchise ».

Cet éloge contredit, en fait, le regard péjoratif alors habituel quand les Européens caractérisent le « Nouveau Monde ».

LA CRITIQUE DES EUROPÉENS 

L'injustice de la conquête

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L’infériorité de ce « monde enfant », qui faisait des conquérants leurs maîtres, aurait dû conduire ceux-ci à adopter de justes principes éducatifs. Or, il n’en a rien été, comme le souligne l’antithèse qui dépeint une conquête cruelle : « si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline ». Nous reconnaissons là la critique de l’éducation souvent pratiquée au XVIème, fréquente chez Montaigne, quand la violence du « fouet » pour imposer une rigoureuse « discipline » remplace ce qui devrait être les qualités de l’éducateur. Au lieu de donner l’exemple par « l’avantage de notre valeur et forces naturelles », les Européens ont abusé de leur supériorité en armement, ils se sont comportés sans « justice et bonté », et ont imposé leur pouvoir sans « magnanimité », c’est-à-dire sans la clémence dont devrait faire preuve un vainqueur face au vaincu. D’où le regret exprimé par Montaigne, qui s’implique directement, passant du « nous » au « je » : « Bien crains-je [… ] que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts ».

En 1519, Cortés massacre 3000 notables de Cholula, codex Lienzo de Tlaxcala, vers 1552

Un ancien monde corrompu

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Montaigne inverse donc le jugement initial, le mépris des peuples indigènes par les Européens, qu’il fait porter, lui, sur ceux-ci. Le terme choisi, « notre contagion », les compare à des malades, dont la fréquentation a été dangereuse  pour les Indiens : « nous aurons bien fort hâté son déclin et sa ruine. » Déjà le passé, « c’était un monde enfant », indiquait d’ailleurs cette destruction. La conclusion de l’extrait, renforce ce jugement sévère, puisque ce sont précisément les qualités des Indiens qui se sont retournées contre eux : « il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. » Nous mesurons ici toute l’ironie amère de Montaigne, devant ce triomphe de l’immoralité européenne, ce comble du cynisme qu’est l’utilisation des qualités morales pour triompher. Le blâme oblige le lecteur à remplacer chaque qualité par son contraire : impiété (car le comportement européen ne contredit-il pas le commandement divin ?), irrespect des « lois », méchanceté, absence de générosité, mensonge.

En 1519, Cortés massacre 3000 notables de Cholula, codex Lienzo de Tlaxcala, vers 1552

Une prédiction menaçante

​

Dans le passage précédant cet extrait, Montaigne avait cité quelques vers du long poème du latin Lucrèce, De rerum Natura, qui évoquaient l’idée d’un cycle de vie des civilisations, d’abord leur naissance, puis  leurs progrès, enfin leur décadence. Il reprend ici cette conception, qui sonne alors comme une menace promise aux Européens : « Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lumière, quand le nôtre en sortira. » Avec l’emploi du futur, il pose comme certain ce qui serait une sorte de châtiment pour les pays conquérants, leur disparition. En apportant sa civilisation aux Amériques, la « lumière », l'Europe signe sa propre « fin », dont Montaigne rappelle qu’elle a déjà été annoncée par plusieurs prophéties au XVIème siècle, telles celles de l’italien Matteo Tafuri (1492-1582), d’un moine et mathématicien luthérien allemand, Michael Stifel (1486 ou 1487-1567), ou du célèbre Nostradamus, dont les Prophéties ont été publiées en 1555. Montaigne reprend la comparaison, héritage de la philosophie antique, entre « l’univers » et le corps humain, pour concrétiser cette terrible prédiction : « L'univers tombera en paralysie ; l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur. »

CONCLUSION

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Ce passage de « Des coches » est mis au service des mêmes objectifs que ceux de « Des cannibales » : la volonté de briser les préjugés ethnocentristes des Européens, en revalorisant les peuples des Amériques, et, en inversant le point de vue sur l’altérité, dénoncer la prétendue supériorité des Européens et les comportements injustes des conquérants. C’est sur eux que porte donc le blâme, sévère, d’avoir détruit ce monde qui vivait dans un heureux état naturel, en profitant de son innocence.

Il exprime de cette façon le souhait propre aux humanistes : reconnaître à tout homme une égale dignité, donc faire preuve de fraternité.

VIDÉO : Bande-annonce d’Aguirre, la colère de Dieu, film de Werner Herzog, 1972

Le nouveau monde

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Cette bande-annonce met en valeur la nouveauté de cet « autre monde », et les réactions qu’il suscite chez les conquérants espagnols, partis à la recherche de l’Eldorado. Ils s’enfoncent, sur un radeau qui paraît bien fragile, et minuscule par rapport à l’immensité du fleuve et des montagnes des Andes, au sein de la forêt amazonienne, inquiétante et mystérieuse.

Mais ce monde est aussi fascinant : l’Européen y contemple la beauté d’un papillon coloré, y savoure un fruit étrange mais délicieux, y croise des animaux inconnus, tels le lama, et même écoute avec étonnement la musique jouée sur sa flûte par un Indien. Étonnement de constater que ces peuples, dits « sauvages », ont eux aussi leur culture, leur art…

Les conquérants

​

Cependant, face à ce monde, les conquérants imposent leur puissance : ils sont des guerriers, protégés par leurs casques et leurs armures, et ils emportent avec eux leur cheval, leur canon, leurs fusils.

La jeune indienne à demi-nue, que tient fermement un soldat, illustre la main mise qu’ils veulent exercer sur les indigènes, dont ils n’hésitent pas à brûler les villages de ceux qui ne sont que des « cannibales », comme en témoigne le squelette fixé sur le seuil d’une hutte. Ils sont bien les destructeurs que dénonce Montaigne.

Explication 5 : Montaigne, "Des coches", d'« En côtoyant la mer… » à « …la balbutie de cette enfance. » 

Coches-TX.2

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Montaigne commence sa réflexion dans « Des coches » en s’interrogent sur la vérité des « causes », pour, à partir des sujets abordés, le mal de mer, la peur, les dépenses des princes…, en arriver à un constat : « Je crains que notre connaissance soit faible en tous sens, nous ne voyons ni guère loin,  ni guère arrière. »

Cela l’amène, pour prouver l’ignorance humaine, à développer, dans le dernier tiers du chapitre, la découverte du « nouveau monde », en confrontant les Européens aux peuples conquis. Pour mieux mettre en valeur leur supériorité, il oppose le discours des Espagnols à la réponse des Indiens. Quel portrait contrasté cet échange propose-t-il ?

LE DISCOURS DES EUROPÉENS 

L'immense mine d'argent de Potosi

Leur avidité

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En introduisant leur discours, Montaigne rappelle l’objectif de leur voyage lointain : ils sont partis « à la quête de leurs mines », c’est-à-dire leur recherche de l’or, celui des empires incas et aztèques, si précieux en Europe, mais aussi des mines d’argent, telles celles découvertes à Potosie ou à Zacatecas.

C’est d’ailleurs ce que confirme leur discours. Ils ne se contentent pas, en effet, de réclamer « des vivres pour leur nourriture » ; ils demandent aussi « de l’or pour le besoin de quelque médecine », prétexte destiné à masquer leur cupidité, qui traduit donc leur hypocrisie. Ils sont prêts à tout, y compris à tromper les Indiens, pour accaparer leurs richesses, puisqu’une fois conquis ils deviendront « tributaires », c’est-à-dire seront contraints de verser un lourd impôt.

L'immense mine d'argent de Potosi,

Des conquérants

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Dans leur discours, ils se présentent eux-mêmes comme des conquérants, venus s’approprier un vaste territoire. La façon dont ils justifient cette prise de pouvoir relève d’un impérialisme assumé, puisqu’ils expliquent qu’ils sont « envoyés de la part du Roi de Castille », auquel « le Pape [a] donné la principauté de toutes les Indes », terme par lequel les Européens désignent alors les Amériques. Ainsi sûrs de leur bon droit, ils soulignent face aux Indiens, la puissance de ces deux pouvoirs, politique, avec la majuscule associé au superlatif « le plus grand Prince de la terre habitable », et religieux, « le Pape, représentant de Dieu en terre ». Ils veulent ainsi impressionner les Indiens qui, une fois conquis, deviendront « tributaires », c’est-à-dire auront à verser des richesses, un lourd impôt.

Ce discours montre aussi le rôle alors joué par la religion dans cette conquête. Elle lui a servi d’alibi : il s’agissait de convertir les indigènes, païens, à « la créance d’un seul Dieu » et à « la vérité de notre religion », afin de sauver leurs âmes…

Anonyme, La rencontre entre Cortés et Moctezuma, roi des Aztèques, 2e moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile, 120 x 200. Collection Jay Kislak

Un discours mensonger

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Si Montaigne reprend ce discours, cité par Francisco Lopez de Gómara dans son Histoire générale des Indes occidentales, ouvrage paru en 1552, c’est d’abord pour illustrer, par un exemple précis, un des reproches adressés aux Européens : ils ont l’habitude de mentir pour tromper les Indiens. C’est ce que souligne la précision en introduction : « ils firent à ce peuple leurs remontrances accoutumées ». Par le terme « remontrances », repris à la fin par le verbe, « ils leur remontraient », Montaigne souligne le sentiment de supériorité des Espagnols qui considèrent les Indiens un peu comme des enfants dont il faudrait corriger les erreurs. Mais leur discours est nettement hypocrite :​

Anonyme, La rencontre entre Cortés et Moctezuma, roi des Aztèques, 2e moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile, 120 x 200. Collection Jay Kislak

  • D’un côté, il s’ouvre sur l’affirmation d’être « gens paisibles », et il donne l’impression de laisser les Indiens libres de leur choix : « s’ils voulaient lui être tributaires », « ils leur conseillaient »…

  • Mais, de l’autre, et en totale opposition, Montaigne le termine sur un commentaire général : « y ajoutant quelques menaces ». Et, en fait de liberté, il y a un véritable chantage car la promesse, « ils seraient très bénignement traités », dépend en fait de leur soumission, marquée par le tribut versé.

Cette hypocrisie est d’autant plus scandaleuse qu’elle accompagne l’affirmation d’une foi, qui devrait leur interdire de telles « menaces ».

LE DISCOURS DES INDIENS 

Leur intelligence

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La longueur de leur réponse, 16 lignes face aux 8 lignes de celui des Européens, montre qu’ils sont eux aussi parfaitement capables d’éloquence, ce que prouve également la rigueur de sa structure, puisque Montaigne leur fait reprendre point par point, dans l’ordre, les arguments avancés par les Espagnols.

Leur propre argumentation révèle qu’ils ont su démasquer l’hypocrisie du discours : l’ouverture de leur réponse, « quant à être gens paisibles, ils n’en portaient pas la mine, s’ils l’étaient » exprime avec ironie leurs doutes. Ils sont repris, sur un rythme binaire instant, dans l’antithèse finale : « réitérés par l’antithèse à la fin, sur un rythme binaire : « ils n'étaient pas accoutumés de prendre en bonne part les honnêtetés et remontrances de gens armés et étrangers. » Ils ont parfaitement compris la contradiction entre l’apparence mielleuse du discours espagnol, et la réalité de leur conquête.

Ainsi, là où l’image que les Européens ont des peuples indigènes, naïfs, dépourvus d’intelligence, arriérés par rapport à eux, se retrouve inversée dans leur discours : « quant aux menaces, c'était signe de faute de jugement d'aller menaçant ceux dont la nature et les moyens étaient inconnus ».

La source du pouvoir

​

En retournant l’argumentation des conquérants européens, le discours des Indiens détruit un à un leurs arguments, et, de ce fait, ils affirment leur propre conception du pouvoir.

          La louange du roi est, à leurs yeux, injustifiée : « puisqu'il demandait, il devait être indigent et nécessiteux ». Pour eux, un chef doit disposer de ses propres ressources, et non pas dépendre de celles d’autrui. C’est cette liberté qui lui accorde sa supériorité.

         Pour le pape, présenté par les Espagnols comme « représentant Dieu en terre », la dénonciation est encore plus sévère. Déjà ils ne reprennent pas le terme « pape », remplacé par « celui qui lui avait fait cette distribution ». Puis est lancée l’accusation d’injustice : il est « homme aimant dissension », belliqueux donc, là où il devrait donner l’exemple de la concorde. Le reproche d’injustice est doublement explicité et justifié : « aller donner à un tiers chose qui n'était pas sienne, pour le mettre en débat contre les anciens possesseurs ».

La conclusion de cette réponse renvoie aux Espagnols leur menace : « qu'ils se dépêchassent promptement de vider leur terre […] autrement, qu'on ferait d'eux comme de ces autres ». Le geste représenté par Montaigne, « leur montrant les têtes de quelques hommes exécutés autour de leur ville », n’est plus alors l’image horrible de la « barbarie » de « cannibales », comme les voient les Européens, mais la juste défense, courageuse, des droits d’un peuple sur sa terre.

Une forme de sagesse

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Mais ce sont surtout leurs propres valeurs morales qu’ils font ressortir.

  • La générosité : Ils acceptent immédiatement d’offrir « des vivres », partage montrant leur sens de l’hospitalité pour accueillir des étrangers.

  • Le refus du matérialisme : Leur désintérêt de l’« or » est accentué par l’antéposition : « « d’or, ils en avaient peu, et que c’était chose qu’ils mettaient en nulle estime, d'autant qu'elle était inutile au service de leur vie. » Aucune avidité donc, cet or est seulement « employé au service de leurs dieux », en signe d’hommage donc.

  • Une vie simple et libre : Leur discours formule clairement leur idéal d’une vie paisible, ici et maintenant, dépourvue de souci, avec la conscience que la vie est éphémère : « tout leur soin regardait seulement à la passer heureusement et plaisamment ». C’est pour cette même raison qu’ils s’appuient sur « leurs amis et connaissances », quand ils veulent « prendre conseil », donc en ceux en qui ils peuvent avoir confiance.

Jean-Baptiste Debret, Famille d’un chef Camacan se préparant pour une fête, 1831. Aquarelle, 18,6 x 29,3. Itaú Cultural, São Paulo

Jean-Baptiste Debret, Famille d’un chef Camacan se préparant pour une fête, 1831. Aquarelle, 18,6 x 29,3. Itaú Cultural, São Paulo

  • Leur conception de la religion : Montaigne procède ici habilement, car il serait difficile pour lui, en ce XVIème siècle où tant de conflits religieux ont lieu, de soutenir le polythéisme propre à des « païens », d’où l’affirmation initiale : « quant à un seul Dieu, le discours leur en avait plu ». Cependant, ils ont leur propre foi, dont ils affirment la double valeur : « ils ne voulaient changer leur religion, s'en étant si utilement servis si longtemps ». D’une part, elle est un héritage ancien, d’autre part, elle a son utilité propre, d’où leur volonté de lui rester fidèles.

L’ouverture et la conclusion de ce passage révèlent l’objectif de Montaigne, revaloriser les peuples indigènes. Il les présente, en effet, comme un peuple heureux, vivant « en une contrée fertile et plaisante ». Mais surtout, en reprenant sa métaphore initiale, celle d’un monde « si enfant », il détruit avec force les préjugés européocentristes qui en font des primitifs ignares : « Voilà un exemple de la balbutie de cette enfance. »

CONCLUSION

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Déjà, en leur prêtant directement la parole, Montaigne choisit d'inverser la représentation des Indiens : ils ne sont plus, en effet, des objets de conquête, destinés à se soumettre, mais des sujets, capables de débattre à égalité avec les Européens et de défendre leurs valeurs, tout à fait estimables. Face à la cupidité, au prosélytisme religieux, à l’hypocrisie trompeuse, ils répondent par leur générosité, leur volonté de préserver leur liberté, et leur courage.

Ne disposant pas du texte de Gomora, source de Montaigne, il est impossible de savoir s’il l’a modifié, et, si oui, de quelle façon. Cependant, il est permis de penser qu’il a accentué, dans sa reprise, la dénonciation des Européens, puisqu’elle parcourt, comme dans « Des cannibales », toute sa réflexion. Il s’agit bien pour lui, en opposant l’artifice à la sincérité, d’inverser les préjugés ethnocentristes.

LECTURE CURSIVE :  Bartolomé de Las Casas, Histoire des Indes, 1539-1550, "Proclamation des Espagnols à leur arrivée" 

Pour lire l'extrait

Après sa conquête de Cuba, Hernán Cortés (1485-1547) débarque en mars 1519 sur les côtes mexicaines, où quelques premiers affrontements ont lieu avec les indigènes mayas, avant que la troupe ne s’enfonce dans les terres pour prendre possession du pays. En évoquant cette conquête dans son Histoire des Indes, le dominicain Bartolomé de Las Casas reprend le discours officiel adressé par les Espagnols aux « caciques », c’est-à-dire aux chefs de tribus, et à leur peuple, venus à la rencontre de ces Européens étrangers envoyés par les peuples indiens pour obtenir leur soumission.

Anonyme, Portrait d’Hernán Cortés, XIXème siècle. Gravure in Book of America de R. Cronau

Nous y retrouvons les éléments mis en valeur par Montaigne :

        L’argumentation avancée pour justifier cette conquête d’un territoire, au nom du roi : il « est le maître de cette terre, parce que le pape, qui est le vicaire tout-puissant de Dieu et qui dispose du monde entier, l’a donné au roi de Castille ».         

Las Casas-TX.1
Cortés-guerrier.jpg

       La soumission attendue de la part des Indiens : « reconnaissez le roi de Castille pour votre roi et votre maître, prêtez-lui serment d’obéissance, et faites ce qui vous sera commandé en son nom et par son ordre ».

          Le rôle joué par la religion, sur lequel Las Casas insiste encore davantage, d’abord par l’ordre de l’énumération initiale, « il y a un Dieu, un pape, et un roi de Castille », ensuite en en faisant la raison même de l’obtention du territoire : « à condition qu’il rendra chrétiens ses habitants ». Il développe cette exigence par toute une série d’impératifs qui appellent les indigènes à la conversion : « venez, venez ! Abandonnez vos faux dieux ; adorez le Dieu des chrétiens ; professez leur religion, croyez à l’Évangile, recevez le saint baptême ».

​

En revanche, alors que Montaigne se contente de simplement mentionner « quelques menaces », l'énumération précise dans ce discours rend ces menaces plus concrètes : « si vous résistez nous vous déclarons la guerre pour vous tuer, vous rendre esclaves, vous dépouiller de vos biens, et vous faire souffrir aussi longtemps et toutes les fois que nous le jugerons convenable, d’après les droits et les usages de la guerre. »

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Pour conclure

 

La longueur accordée à la volonté de prosélytisme catholique, équivalente à celle des menaces lancées, fait ressortir la contradiction, pour des chrétiens, de promettre la mort au nom de la foi… Le but de la conquête, les conversions « pour qu’ils soient éternellement heureux dans la gloire céleste après leur mort », prend un sens bien plus sinistre, car « la mort » devient ainsi presque souhaitable… 

HISTOIRE DES ARTS : « Rencontre d’Hernán Cortés et de La Malinche avec Moctezuma II », Lienzo de Tlaxcala, 2nde moitié du XVIème siècle

Lienzo-Tlaxcala

Présentation de l’œuvre

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Ce document est appelé « lienzo », du nom de la toile de coton (2 mètres sur 5) sur laquelle est réalisée la peinture, par métonymie pour le terme propre de  « codex » : 86 dessins représentent des scènes de la conquête mexicaine. La précision « de Tlaxcala » marque son origine géographique, une puissante ville du Mexique ennemie de l’empire aztèque de Tenochtitlan, qui deviendra Mexico. À l’arrivée de Cortés, en 1519, après une vive résistance, la ville choisit l'alliance avec les Espagnols, et participe à la chute de l’empire aztèque. Elle en est récompensée par un statut privilégié. Pour le confirmer, et renforcer l'alliance avec la monarchie espagnole, à l'occasion d'une ambassade auprès de Charles Quint en 1552, le conseil indigène de Tlaxcala décide de faire réaliser ce « lienzo », pour confirmer l'alliance avec la monarchie espagnole, donc leurs droits et privilèges.

Pour voir un diaporama d'analyse

"Lienzo de Tlaxcala" : Cortés et la Malinche rencontrent MoctezumaI.jpg

Trois exemplaires sont effectués : pour l'empereur Charles-Quint, pour le vice-roi de Mexico, et le dernier conservé par le Conseil de la ville. Nous ne le connaissons aujourd’hui que par une reproduction réalisée au XVIIIème siècle.

Explication 6 : Montaigne, "Des coches", d'« L'autre, Roi de Mexico… » à « …un magnanime prince. » 

Pour lire l'extrait

Coches-TX.3

INTRODUCTION

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Quand Montaigne aborde, dans le dernier tiers de l’essai « Des coches », le thème de la découverte du « Nouveau monde », c’est pour rétablir la vérité – enjeu posé au début du chapitre – sur cette conquête. C’est pourquoi il souligne les qualités de ces Indiens, dits « sauvages », tout en dénonçant, parallèlement, le comportement des conquérants espagnols à leur égard.

Pour prouver sa critique, il prend deux exemples, d’abord celui du roi du Pérou, faussement accusé puis « brûlé vif ». Ensuite, il raconte le cruel traitement infligé au roi de Mexico après sa défaite. Il s’agit de Cuauhtémoc, cousin et successeur de Moctezuma II.

Quel effet Montaigne cherche-t-il à produire sur son lecteur par le ton adopté ?

LES CIRCONSTANCES DE LA DÉFAITE INDIENNE (lignes 1-8) 

Le récit pose, dans un premier temps, les circonstances qui vont sceller le sort du roi, précisées par les quatre propositions participiales : les trois premières mettent l’accent sur le roi, « ayant longtemps défendu sa ville assiégée et montré… », « son malheur l’ayant fait tomber vivant », la dernière renvoyant, elle, aux conquérants : « ne trouvant point ». De cette façon, il oppose l’éloge du premier au blâme des seconds.

L'éloge du roi

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Deux qualités sont mises en valeur en ce début du récit.

       Son courage, souligné par l’adverbe « longtemps » : Il n’a pas cherché à échapper au « siège » de sa ville pour sauver sa vie, mais a participé lui-même à sa résistance. Sa valeur est amplifiée par l’hyperbole et le parallélisme qui redouble l’éloge : « tout ce que peut et la souffrance et la persévérance », et par l’hypothèse qui le distingue comme exceptionnel parmi ses semblables : « si un jour princes et peuple le montra ». C’est aussi ce qui explique la mention de « son malheur l’ayant fait tomber vivant entre les mains de l’ennemi » : outre la compassion de Montaigne, le terme « malheur » révèle surtout le fait que ce prince aurait de beaucoup préféré mourir plutôt qu’être fait prisonnier

Anonyme, La conquête de Tenochtitlán, 2nde moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile. Collection Jay I. Kislak

Anonyme, La conquête de Tenochtitlán, 2nde moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile. Collection Jay I. Kislaksiège_Tenochtitlan.jpg

       Sa dignité, exprimée dans la parenthèse : par la litote, « aussi ne leur fit-il rien voir, en la prison, indigne de ce titre », Montaigne  confirme son éloge. À aucun moment, même humilié, il n’a oublié qu’il était un roi. 

Le blâme des Espagnols

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Par comparaison, la critique frappe les conquérants, triplement accusés, en gradation.

  • D’une part, ils ont délibérément menti au roi. Lors de la « capitulation », une promesse lui avait été faite, « être traité en roi », alors que la suite du récit va montrer le contraire. À la dignité de l’un répond donc l’indignité des autres.

  • D’autre part, il fait ressortir leur avidité, déjà souvent mentionnée par Montaigne : leur but est de trouver de « l’or », d’où leur quête, amplifiée par la répétition : « après avoir tout remué et tout fouillé ».

  • Enfin, Montaigne s’indigne de leur barbarie, accentuée par l’hyperbole : ils « se mirent à en chercher des nouvelles par les plus âpres tortures de quoi ils se purent aviser, sur les prisonniers qu'ils tenaient. »

LA SCÈNE DE TORTURE (lignes 8-18)

Le connecteur « Mais » introduit une deuxième étape dans le récit, avec une gradation dans la barbarie européenne, mais surtout dans le tragique de la situation imposée aux Indiens.

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"Torture de Cuauhtémoc et Tetlepanquetzaltzin". Monument de Cuauhtémoc, 188, Paseo de la Réforma, Mexico

L'éloge du roi

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La raison de cette cruauté, la soif de « l’or », est rappelée dans la proposition participiale : « Mais n’ayant rien profité ». C’est elle qui pousse les Espagnols à tous les excès, traduits par le terme choisi pour qualifier leur réaction, « la rage », qui a encore, au XVIème siècle, un sens proche de « folie ». Pour souligner ce que leur comportement a d’inacceptable, Montaigne introduit un jugement personnel sévère, faisant appel à deux arguments, dans l’ordre de leur importance :

  • La religion : par « contre leur foi », il rappelle que ces conquérants, donnant à leur conquête l’alibi religieux de la conversion des païens au catholicisme, nient eux-mêmes le commandement biblique : « Tu ne tueras pas ».

  • La justice : par « contre tout droit des gens », il rappelle, d’une part, que les pouvoirs politiques européens, si fiers de leur société, ont commencé à organiser un système judiciaire pour les prisonniers de guerre, du moins ceux d’importance. C’est aussi l’humaniste qui écrit ici, considérant que tout homme a « droit » au respect.

Dans leur « torture », ils font preuve d’une double indignité. Non seulement ils choisissent des puissants, dont le roi qu’ils s’étaient engagés à respecter, mais aussi ils les mettent « en présence l’un de l’autre », pour les humilier encore davantage.

Une scène tragique

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La situation des deux prisonniers est rapportée, selon leur hiérarchie, en insistant sur sa dimension tragique.

            Le premier est conduit à la mort sous l’effet des tortures, que Montaigne nous oblige à visualiser : « se trouvant forcé de douleur, environné de brasiers ardents ». Il a pourtant longtemps résisté, comme le prouvent la précision temporelle, « tourna sur la fin pitoyablement sa vue vers son maître », et l’interprétation proposée par Montaigne à ce regard, reprise de l’adverbe « pitoyablement » : « comme pour lui demander merci de ce qu’il n’en pouvait plus. »

        Par rapport à lui, le roi se comporte en héros tragique par le courage dont il fait preuve. L’opposition, sur un rythme binaire, des termes employés par Montaigne dans son portrait souligne, en effet, une force d’âme presque inhumaine dans le blâme de son « seigneur » : « Le Roi, plantant fièrement et rigoureusement les yeux sur lui, pour reproche de sa lâcheté et pusillanimité ». Comme souvent dans les récits historiques – et celui-ci a pour source l’Histoire de Cortez, de Gomara –, Montaigne illustre cet héroïsme par une phrase rapportée au discours direct : il « lui dit seulement ces mots, d'une voix rude et ferme : ‘‘ « Et moi, suis-je dans un bain ? suis-je pas plus à mon aise que toi ?’’ » Sa force ressort d’autant plus que la mort de son compagnon intervient « soudain après ».

Leandro Izaguirre, La torture de Cuahtémoc, 1893. Huile sur toile, 294,5 x 454. Museo Nacional de Arte, Mexico 

Leandro Izaguirre, La torture de Cuahtémoc, 1893. Huile sur toile, 294,5 x 454. Museo Nacional de Arte, Mexico 

UNE MORT ROYALE (lignes 18 à la fin)

Une mort digne

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Le récit de la fin de Moctezuma achève l’éloge entrepris par Montaigne. En rappelant sa « si longue captivité et sujétion », il insiste sur sa « constance », c’est-à-dire sur la force morale qui lui a permis de résister à l’épreuve du feu. Il conclut ce récit par un ultime éloge, accentué par l’adjectif antéposé, « sa fin digne d’un magnanime prince », à prendre dans son sens étymologique : méprisant la douleur et la mort, de sa « magna anima », sa grande âme.

Le ton polémique

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Le ton de Montaigne change à la fin de ce passage, et devient polémique pour laisser s’exprimer toute sa colère contre ceux qui traitent des hommes comme des animaux, d’où le choix de verbes terribles pour des humains : « à demi rôti », « griller ».

       L’explication qu’il donne à l’arrêt de la torture renforce l’accusation. Dans la parenthèse, la question rhétorique pose deux arguments pour faire appel au jugement du lecteur. La cause de la torture est rendue dérisoire par le lexique qui la minimise : « la douteuse information de quelque vase d’or à piller ». Il rappelle aussi la valeur de la victime, éloge insistant, en gradation : « un homme, non qu’un Roi si grand et en fortune et en mérite. » Cette interpellation du lecteur souligne  l’opposition établie entre le sentiment humain, « non pas par pitié », et la terrible réalité, « leur cruauté », dont il semblerait même qu’ils prennent conscience : « sa constance rendait de plus en plus honteuse leur cruauté. »

      L’indignation de Montaigne atteint son apogée à la fin du passage : « Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de se délivrer par armes d'une si longue captivité et sujétion », qui, en effet, dura quatre ans après la chute de la ville. L’adverbe « courageusement » est une ironie véritablement sinistre puisque cette mort par pendaison est réalisée par ceux qui disposent de la supériorité des « armes », et, surtout, que la situation se retrouve totalement inversée. Ce n’est plus le roi qui est délivré par cette mort des douleurs d’une « si longue captivité et sujétion », mais ceux qui seraient contraints à souffrir de garder ce prisonnier et de le torturer. 

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CONCLUSION

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L’objectif de Montaigne ressort clairement dans ce passage. Il ne fait pas œuvre d’historien, ni le roi, ni son compagnon ne sont d’ailleurs nommés : ils ne sont en fait que des symboles, mis au service de sa thèse.

Il cherche, tantôt par la mise en scène qui accentue la dimension tragique, tantôt par une expression indignée, à susciter l’émotion de son lecteur pour ce roi, qu’il dépeint en insistant sur sa valeur, comme le faisait l’historien grec Plutarque dans ses Vies parallèles des hommes illustres (120-120). 

David Alfaro Situerions, Torture de Cuanhtémoc, 1951. Peinture murale, Palacio de Belles Artes, Mexico  

Il s’efforce ainsi d’inverser la vision européocentriste, péjorative, des Indiens du « Nouveau monde » : les conquérants européens se comportent de façon bien pire que ceux qu’on considère alors comme des sauvages barbares. Les valeurs que Montaigne met en évidence signalent sa volonté humaniste de défendre le « droit » de tout homme de se voir respecté dans sa dignité.

LECTURE CURSIVE :  Bartolomé de Las Casas, Très brève Relation de la destruction des Indes, 1552, extrait 

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Pour lire l'extrait

Las Casas (1474-1566) débarque comme colon dans l’île d’Hispaniola (actuelle Haïti) en 1502. Il participe donc à la conquête espagnole, pendant dix ans avant de se rapprocher des dominicains, puis d’entrer dans cet ordre en 1522. Mais, dès 1516, sa dénonciation des abus commis par les conquérants espagnols lui vaut d’être nommé « procureur et protecteur universel des Indiens des Indes », de diriger une commission d’enquête, enfin d’être chargé, à la cour d’Espagne, de « remédier aux maux des Indiens ». C’est aussi l’objectif qui guide sa Très brève Relation de la destruction des Indes (1552), dédié au prince Philippe, futur roi d’Espagne. Cet ouvrage, polémique, est fortement critiqué, des passages en sont même censurés, mais il est traduit dans toute l’Europe, avant d’être interdit par l’Inquisition espagnole, en 1659.

Portrait de Bartolomé de Las Casas

Portrait de Bartolomé de Las Casas

Nous retrouvons, dans cet extrait, le double mouvement présent dans « Des coches » de Montaigne.

         Un vibrant éloge des peuples indigènes, qu’il présente comme des créatures de Dieu. Il les met ainsi à égalité avec les Européens en leur reconnaissant une « âme », terme d’ailleurs répété : « Dieu les a créés simples, sans malveillance ni duplicité : plus humbles, plus patients, plus pacifiques que quiconque au monde, d’une santé plus délicate, ni orgueilleux, ni ambitieux, ni cupides. » D’où la comparaison méliorative à de « douces brebis », reprise du mot par lequel le texte biblique désigne souvent les fidèles chrétiens.

       Par opposition, une violente critique des conquérants espagnols ressort de deux énumérations. La première les compare à des animaux féroces, « tels des loups, des tigres et des lions très cruels », la seconde insiste sur les horreurs commises : « ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les tourmenter et les détruire par des actes de cruauté étrangers. »

Cette critique est amplifiée par la mention de sa durée « depuis quarante ans », par les chiffres cités et les deux preuves d’injustices évoquées.

  • La question rhétorique, qui interpelle le destinataire, souligne l’avidité des conquérants, cause de ces massacres, en opposition avec leur nature de « chrétiens » : « Seulement pour avoir de l’or, se gonfler de richesses en quelques jours ».  

Théodore de Bry, « Indiens jetés aux chiens », 1597.  Illustration de l’œuvre de Las Casas 

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  • Leur victoire est injuste car c’est la supériorité militaire des Européens qui leur a permis d’obtenir une victoire facile, sur des peuples qui, non seulement ne les agressaient pas, mais même les « ont considérés comme venus du Ciel ».

Conclusion

Conclusion sur la séquence et son parcours associé 

La conclusion sur les deux essais de Montaigne, « Des cannibales » et « Des coches », ainsi que sur le parcours qui leur a été associé, reprend l’étude d’ensemble, en mettant l’accent sur deux points :

  • L’écriture de Montaigne, pour en récapituler les particularités, par comparaison à ce qui a pu être observé dans d’autres textes, ceux de Léry, de Las Casas notamment, donc d’en dégager l’originalité.

  • L’humanisme de Montaigne : on récapitulera ses critiques, et l’idéal qu’il propose, fondée sur son exigence de « vérité », de « dignité » à reconnaître à tout homme, et sa conception du juste gouvernement.​

Pour lire l'extrait

Pic de La Mirandole, "Discours sur la dignité de l'homme", 1504

LECTURE CURSIVE :  Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1504, extrait 

La Mirandole

C’est en 1486, alors que se développe en Italie la Renaissance, que Jean Pic de La Mirandole compose son Discours sur la dignité de l’homme, publié à titre posthume en 1504. Cet extrait est représentatif de l’humaniste par l’éloge vibrant que son auteur adresse à l’homme. Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations de Dieu, Pic de La Mirandole refait un récit de la Genèse, en expliquant pour quelles raisons l’homme a été créé : « l'architecte désirait qu'il y eût quelqu'un pour peser la raison d'une telle œuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur ». En imaginant le discours du créateur à sa créature, Pic de La Mirandole met en valeur les qualités propres à l’homme, d’où découle sa faculté de toujours s’améliorer.

Pour voir une analyse du texte

DEVOIRS 

Devoir

Les sujets 

  • Le commentaire  : Vous rédigerez le commentaire du texte de Jean-Claude Carrière, extrait de 

        La  Controverse de Valladolid, paru pour le théâtre en 1995, « Le discours de Las Casas »

  • La dissertation : Dans sa biographie, Érasme : Grandeur ou décadence d’une idée (1934), Stefan Zweig propose une définition : « l’humaniste aime précisément le monde pour sa diversité, et ces contrastes ne l’effraient pas. » En quoi cette définition correspond-elle à l’attitude des auteurs que vous avez étudiés, Montaigne dans les Essais et ceux qui lui ont été associés dans votre découverte de l’humanisme ?

  • Contraction et essai : Vous rédigerez une contraction du texte d'Albert Camus, extrait du Discours de Stockholm (1957) en 250 mots (+ / - 10%). 

Sujet de l'essai : Qu'attendez-vous vous-même d'un artiste ?

Vous répondrez à cette question dans un développement organisé, qui tiendra compte de vos connaissances littéraires, mais aussi des autres arts que vous appréciez.  

Pour voir le corrigé 

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J.-C. Carrière

LECTURE PERSONNELLE :  Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid

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Pour aider à la constitution d'un "carnet de lecture", susceptible de servir de support à la seconde partie de l'épreuve orale, quelques questions sont proposées

- une recherche sur l'auteur et sur la période historique évoquée dans l'œuvre : la découverte  du "Nouveau monde" et la "controverse de Valladolid" ;

- une présentation de l'oeuvre : sa structure, son cadre spatio-temporel, ses personnages, le débat, avec les thèses en présence et les arguments qui les soutiennent ;

- un portrait de Las Casas ;

- un jugement personnel, justifiant le choix de cette œuvre pour l'entretien de l'examen ;

Des activités personnelles peuvent compléter cette étude, par exemple l'analyse d'une première et d'une quatrième de couverture, ou un écrit d'appropriation. Elle peut aussi faire l'objet d'un travail oral : un exposé présenté à la classe, une "table ronde" entre plusieurs lecteurs...

Pour guider la lecture 

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