Observation du corpus
Tout corpus s'organise en fonction de la problématique choisie pour traiter l'objet d'étude "La question de l'homme dans les genres de l'argumentation" et le thème retenu, "La quête du bonheur". Ici, l'objet d'étude est abordé dans le cadre du XVIII° siècle, le "siècle des Lumières", une époque qui prône la connaissance pour libérer l'homme des préjugés et des superstitions. Ainsi "éclairé", l'homme, doté de raison, peut développer son esprit critique et comprendre l'argumentation en faveur des idéaux que les écrivains "philosophes" leur proposent.
INTRODUCTION
Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisque les textes s’inscrivent tous dans le XVIII° siècle pour rappeler les conditions historiques et sociales qui le caractérisent et justifient son appellation de « siècle des Lumières ».
L’objet d’étude introduit un autre élément, en demandant de privilégier « les genres de l’argumentation » : la variété des textes proposés doit répondre à cette exigence, et permettre une maîtrise des nécessités d’une argumentation réussie, convaincre le lecteur en faisant appel à sa raison, à la logique donc, et le persuader en touchant son cœur, en suscitant des sentiments propres à l’ébranler.
En savoir plus sur l'argumentation
De la découle la mise en place de la problématique, « Quelle voie les écrivains du « siècle des Lumières » proposent-ils de suivre dans leur quête du bonheur ? », dont les composantes sont explicitées.
L’observation du développement de l’esprit critique au XVIII° siècle interroge sur ses causes profondes, au-delà des réalités contestées, politiques, économiques, religieuses, sociales…
Parce que le XVIII° siècle ose, ouvertement, proclamer que les peuples ont droit au bonheur, dont il fait la finalité de toute réflexion, et tente d’en dessiner les contours. Avant d’étudier les textes, il convient donc de définir l’héritage des auteurs au début du siècle, en rattachant ce thème du « bonheur » aux courants philosophiques antérieurs. Ainsi, la lecture cursive de trois extraits d’auteurs complète l’introduction.
Puis, mesurons ce qu’implique la formulation, fondée sur la notion de « quête », qui s’accompagne ici d’une image : une « voie », une route, à « suivre ». Le terme « quête » fait penser au mythe médiéval de la « quête du Graal », objet sacré que les chevaliers du roi Arthur cherchent à découvrir. Il s’agit donc d’une recherche dans laquelle l’écrivain, le « philosophe », se présente comme un initiateur, un guide, à la fois par ses critiques et par les idéaux qu’il propose, qui ouvre la route à ses lecteurs. L’objet de cette quête, le « bonheur », se charge ainsi d’une valeur sacrée. Comme dans le mythe, les textes traceront une « voie », un chemin à parcourir, mais sur lequel se dresseront des obstacles.
Comment peuvent-ils à être surmontés ? Si l’écrivain parvient à convaincre et à persuader ses lecteurs, ceux-ci deviendront des « adjuvants » dans cette quête. Cela oblige donc le lecteur à entrer dans sa démarche argumentative, en mesurant les procédés mis en œuvre.
Déroulement de l'étude
Le corpus, outre les cinq lectures analytiques, qui suivent l’ordre chronologique, et les lectures cursives en écho, est enrichi par des recherches complémentaires. Elles portent sur l’histoire des arts, ici le rôle de l’allégorie dans le frontispice et la peinture de paysage qui se développe au XVIII° siècle avec, par exemple, un peintre comme Vernet. Elles permettent également de découvrir une notion littéraire, telle le marivaudage et le libertinage, ou un genre, l’utopie à travers un exposé sur l’anecdote des Troglodytes dans les Lettres Persanes de Montesquieu.
CONCLUSION
Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur la conception du bonheur au siècle des Lumières, sur le rôle du « philosophe » et les genres de l’argumentation.
Elle s’appuiera également sur la reprise d’un travail d’écriture, entraînement à l’épreuve de français au baccalauréat, et sur une lecture personnelle de Zadig, conte philosophique de Voltaire.
Pour compléter l'introduction
Contextualisation
Pour voir l'exposition de la BnF, et une fiche de synthèse
Pour présenter le siècle des Lumières, on se reportera à l'écran d'accueil, et on effectuera une recherche à partir de l'exposition sur le site de la BnF : "Les Lumières : un héritage pour demain".
L'allégorie dans le frontispice
Pour voir le diaporama d'analyse
Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1738 : frontispice
Originellement, l’allégorie est une figure de style, qui peut s’inscrire dans tous les genres littéraires et qui consiste à représenter une idée, une notion abstraite, de façon imagée, concrète. Par exemple, on évoque souvent la mort sous la forme d’un squelette recouvert d’un drap et tenant à la main une faux.
Mais l’allégorie est présente aussi dans la peinture. Les éléments du tableau, le signifiant, correspondent alors, trait pour trait, aux éléments de l’idée que le peintre veut illustrer, le signifié.
L’analyse repose sur deux frontispices :
celui d’Éléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde, de Voltaire, en 1738 : dessin de Louis-Fabricius Dubourg, gravure de Jacob Folkema ;
celui de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en 1772 : dessin de Charles-Nicolas Cochin, gravure de Bonaventure-Louis Prévost.
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1772 : frontispice
L'héritage antique
Traditionnellement, dans la philosophie le bonheur s’associe à la sagesse. C’est un exercice de la raison pour contrôler les passions qui empêchent l’homme d’accéder à un état de tranquillité et de paix intérieure, nommé ataraxie, étymologiquement absence de trouble. En cela, la quête du bonheur s’oppose au comportement des hédonistes qui, eux, valorisent le plaisir, donc laissent libre cours à toutes les sensations susceptibles de le susciter, indépendamment de tout frein moral.
Dans l’antiquité, deux conceptions philosophiques s’opposent.
Le stoïcisme
Pour les stoïciens, dont la doctrine a été fondée par Zénon de Kition (vers 334-262 av. J.-C. ) dans son École du Portique (301 av. J.C.) et s’est répandue à travers les écrits du romain Sénèque (vers 4 av. J.-C. - 65), il importe de distinguer les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Face à ces dernières, la seule attitude à avoir est de les accepter, de se soumettre au destin et aux circonstances qu’il nous impose. Une anecdote racontée par Origène (vers 185-253) reprenant Celse a popularisé cette image, celle de l’esclave Épictète (50-vers 125-130), un des maîtres du stoïcisme : « Comme son maître lui tordait la jambe, lui souriant, disait sans émotion : – Tu vas la casser ; et quand la jambe fut cassée, il ajouta : – Ne te disais-je pas que tu allais la casser ? »
En revanche, il nous appartient de mettre en œuvre notre volonté pour modifier ce qui dépend de nous, par exemple en luttant contre nos passions nocives, en ne favorisant rien qui puisse nous causer de la douleur.
D'après Pierre Paul Rubens, Portrait de Sénèque, 1638. Gravure, 29 x 20. Louvre-Lens
L'épicurisme
Pour les épicuriens, partisans de la doctrine d’Épicure (vers 342-270 av. J.-C.), souvent désignée par la formule « Philosophie du Jardin », du nom de l’école créée en 306 av. J.-C., si la finalité est la même, la voie pour l’atteindre est différente. Il s’agit d’anticiper, en suivant en cela la nature, ce qui peut provoquer de la souffrance ou du plaisir, de façon à adopter un comportement propre à éviter l’une pour rechercher l’autre. Mais, il ne faut pas confondre cette philosophie avec l’hédonisme, car cela conduit le sage à mener une vie simple, à modérer ses désirs :
Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence.
Épicure, Lettre à Ménécée
Tête d'Épicure, IIe siècle. Copie romaine d’un original grec
Pour lire la Lettre à Ménécée
Documents complémentaires
Pour lire les textes
Blaise PASCAL, Les Pensées, 1670 : pensée 138
Les Pensées sont constituées de « fragments » épars, trouvés après la mort de Pascal, qui devaient constituer une « apologie de la religion chrétienne ». Pascal en avait indiqué un plan, ce qui a permis à ses amis d’en réaliser une édition. Trois grandes « sections » étaient prévues.
La première, intitulée « Misère de l’homme sans Dieu », devait montrer que, par sa nature même, l’homme n’est que néant, conception directement liée au jansénisme, courant religieux auquel se rattache Pascal.
La deuxième, « Grandeur de l’homme », se proposait, à l’inverse, de rendre hommage à la pensée de l’homme.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant », déclare-t-il.
La dernière section concluait que, face à cette énigme qu’est l’homme, la seule réponse était la « nécessité et excellence de la religion chrétienne », et que l’homme devait donc « parier » sur l’existence de Dieu.
C’est à la première section que ce rattache ce fragment 138, qui développe une des faiblesses de l’homme, son incapacité d’atteindre le bonheur, bien que ce soit l’objet d’une incessante recherche.
La quête du bonheur
Le texte s’ouvre sur une affirmation catégorique, « Tous les hommes recherchent d’être heureux », et Pascal insiste ensuite, en de courtes phrases, sur l’universalité et la généralité de ce désir de bonheur : « Cela est sans exception », « Ils tendent tous à ce but », « C’est le motif de toutes les actions ». L’idée est même répétée dans le deuxième paragraphe : « tous visent continuellement ». Mais, si cet objectif est le « même » chez tous, les moyens de le satisfaire varient comme le montre l’exemple choisi : « les uns vont à la guerre », « les autres n’y vont pas ». L’ultime paradoxe est que certains, « ceux qui vont se pendre », par désir de bonheur, en arrivent à choisir la mort.
Un constat d’échec
Par ses connecteurs logiques, « Et cependant », le deuxième paragraphe s’oppose au premier, en affirmant l’impuissance de l’homme. Cette contradiction est soulignée par les négations : « jamais personne […] n’est arrivé à ce point ». L’énumération de conditions sociales, de capacités physiques et intellectuelles, avec une généralisation spatio-temporelle (« de tous temps, de tous âges ») renforce cette image de la « misère » de l’homme.
L’unique remède : « la foi »
Ce remède est déjà posé dans le second paragraphe par l’incise, « sans la foi », mais le troisième paragraphe va plus loin, en proposant une explication de cet échec, en deux temps. Il reprend le récit biblique du « paradis perdu » : « il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur ». L’homme en garderait le « souvenir », et c’est ce manque qui expliquerait sa quête.
Mais ce paradis était aussi le temps où l’homme était uni à son créateur. Ainsi, tant qu’il ne retrouve pas cette union, rien ne pourra combler ce manque qu’« il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne ». Une image ferme le texte : le manque devient un « gouffre infini », seul « un objet infini et immuable » peut le combler, « Dieu même ».
CONCLUSION
La réflexion de Pascal sur le bonheur est donc, en fait, mise au service de son apologie de la foi. Cette image de la « misère de l’homme » est directement issue de sa conception janséniste : seule la « grâce » de Dieu peut sauver l’homme, lui ouvrir le véritable bonheur, inaccessible sur terre.
Jean de LA FONTAINE, Fables, XII, 20, 1694
C’est en 1668, alors qu’il est gentilhomme servant auprès de la duchesse d’Orléans, que La Fontaine fait paraître le premier recueil des Fables, composé de 6 livres. Le succès, immédiat, l’amène à publier un second recueil en deux tomes, les livres VII et VIII en 1678, et les livres IX à XI en 1679. La réflexion philosophique y est davantage présente, comme dans le troisième recueil, le livre XII, édité en 1694.
Gustave Doré, "Le philosophe scythe", illustration, 1868. Estampe, BnF
Le titre de cette fable, « Le philosophe scythe », l’inscrit dans le monde antique : la Scythie, en raison de son climat glacé, est montré comme un monde de froideur et de rigueur, dont les habitants sont des barbares incultes. D’où le désir de ce personnage de « suivre une plus douce vie ».
Le vieillard
Le portrait le rattache au monde antique, d’abord par l’allusion à Virgile, mais surtout par son portrait : « Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux, / Et comme ces derniers satisfait et tranquille. / Son bonheur consistait aux beautés d’un Jardin. » La majuscule rappelle le nom donné à l’école philosophique fondée en 306 av. J.-C. par le philosophe grec Épicure, et les deux adjectifs « satisfait et tranquille » illustrent la finalité de la sagesse épicurienne : l’absence de trouble.
Ce « jardin » devient donc symbolique de ce que réclame l’épicurisme : prendre la mesure de ce qu’offre « la Nature », en bien, mais aussi en mal. D’où le travail de ce jardinier : « De ses arbres à fruit retranchait l’inutile, / Ébranchait, émondait, ôtait ceci, cela ». Et le discours rapporté direct confirme ce choix : « – J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant, / Le reste en profite d’autant. » Cette correction de la nature s’avère bénéfique pour ce jardin, qui est, en réalité, l'image de sa vie intérieure : « Corrigeant partout la Nature, / Excessive à payer ses soins avec usure ».
Le héros de la fable
De même, la présentation initiale du personnage comme un « philosophe austère » le rattache, lui, à un autre courant de l’antiquité grecque, le stoïcisme, dont les disciples étaient souvent représentés comme excessivement rigoureux dans leur mode de vie.
C’est ce qui explique que, contrairement au « vieillard », il exagère sa correction de la Nature, en ne prenant pas une juste mesure de ce qui est bénéfique ou nocif. L’énumération souligne cette impression d’actes irréfléchis, et l’octosyllabe qui la clôt souligne son erreur : « Le Scythe, retourné dans sa triste demeure, / Prend sa serpe à son tour, coupe et taille à toute heure, / Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis / Un universel abatis. » Le récit, avec les négations, montre que ses actes sont véritablement contre nature : « Il ôte de chez lui les branches les plus belles, / Il tronque son verger contre toute raison, / Sans observer temps ni saison, / Lunes ni vieilles ni nouvelles. »
C’est ce qui explique l’échec, brutalement résumé en un hémistiche, « Tout languit et se meurt », tandis que le second hémistiche ouvre l’explication proposée par La Fontaine : « « […] Ce Scythe exprime bien / Un indiscret Stoïcien :/ Celui-ci retranche de l’âme / Désirs et passions, le bon et le mauvais, / Jusqu’aux plus innocents souhaits. »
Atelier de François Chauveau, "Le philosophe scythe", illustration de l'édition de 1694
Le fabuliste introduit clairement, à la fin du texte, son jugement personnel. Ce n’est pas le désir de se « corriger » qu’il condamne – ce qui contredirait son œuvre elle-même – mais l’excès dans ce désir de se libérer des passions : « Contre de telles gens, quant à moi je réclame. / Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ; / Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort. »
CONCLUSION
C'est aussi bien la caractérisation des deux personnages, qui les oppose, que la description de leur comportement, réussite pour le « Sage », échec pour le Scythe, est construite pour mettre en valeur le choix du fabuliste, sa propre sagesse.
Il choisit l’épicurisme, une sagesse qui, à partir d’une observation de la « nature » (et n’est-ce pas ce qu’il accomplit dans ses fables ?), se réjouit des « beautés » de son jardin et des récoltes abondantes. Mais, parallèlement, il appelle son lecteur à une forme de discernement entre « le bon et le mauvais ».
Buste d’Hérode Atticus, vers 161. Musée du Louvre
AULU-GELLE, la source de La Fontaine : Nuits attiques, II° siècle, XIX, 12
Aulu-Gelle a compilé de très nombreuses anecdotes dans ses Nuits attiques, telle celle racontée dans « Dissertation d'Hérode Atticus sur la nature et la violence de la douleur. Son opinion confirmée par l'histoire d'un paysan grossier qui abat les arbres fruitiers avec les ronces. »
Il construit ce passage à l’inverse de la fable de La Fontaine.
Il commence, en effet, par poser le sens philosophique de son récit, critiquer « l'insensibilité des stoïciens ». En restituant le discours d’Hérode Atticus, Aulu-Gelle explicite cette critique, reprise à l’identique par La Fontaine : « Ces sentiments et ces mouvements de l'âme, qui, poussés à l'excès, dégénèrent en vices, renferment en eux-mêmes des principes de force et de vivacité ; et si l'on avait la maladresse de les extirper tous, on risquerait d'arracher en même temps les bonnes et utiles qualités de l'âme, qui y sont intimement liées. II faut donc les modérer, les épurer avec sens et précaution, n'arracher que ce qui est étranger ou contraire à la nature, et lui nuit comme une herbe parasite. »
Ce n’est que dans un second temps que ce discours introduit la fable, qui vient, en quelque sorte, servir de preuve en illustrant les idées philosophiques abstraites. Les éléments du récit, notamment le portrait du Thrace – devenu Scythe chez La Fontaine – et son comportement irrationnel, ont été presque mot pour mot repris par La Fontaine : « et le malheureux décapite, sans savoir ce qu'il fait, toutes ses vignes et tous ses oliviers, les dépouille de leur plus belle chevelure, abat les ceps les plus fertiles, arrache indistinctement les arbres et leur espérance avec les ronces et les buissons pour purifier son champ. »
Cependant, La Fontaine, par l’opposition établie entre ses deux personnages, se rattache davantage aux deux philosophies antiques, avec des allusions plus marquées à l’épicurisme. Aulu-Gelle, en effet, se limite, à la fin de son discours, à dénoncer les stoïciens : « Voilà bien, ajouta Hérode Atticus, ces partisans de l'insensibilité, qui veulent paraître calmes, intrépides, impassibles, sans désir, sans douleur, sans colère et sans plaisir : ils mutilent tous les ressorts de l'âme; et leur vie languissante, énervée, n'est qu'une vieillesse anticipée du corps. » La Fontaine, en revanche, insiste sur l’image de ce « Sage » épicurien en accentuant le bonheur dont il jouit dans son « jardin ».
CONCLUSION
Par la structure même de son texte, Aulu-Gelle donne un bel exemple de ce qu’est l’apologue : un récit fictif mis au service d’une vérité abstraite, qui vise donc, comme l’allégorie, à la concrétiser en l’imageant. La fable du « Thrace », en effet, est encadrée par l’analyse de la conception stoïcienne. En cela l'apologue, et tout particulièrement la fable, est un genre souvent adopté pour argumenter.
POUR CONCLURE
Le christianisme ne pose plus le bonheur comme une finalité absolue, mais le remplace par le salut. La vie terrestre est représentée comme une « vallée de larmes », qui doit permettre d’expier le péché originel d’Adam et Ève, afin d’être admis au paradis après sa mort. Le bonheur est donc rejeté dans l’au-delà, et, pour l’obtenir, seule la voie chrétienne le permet : suivre les dogmes, les rites et les règles morales de l’Église.
Tel est, outre les enseignements des philosophes antiques, l’héritage des écrivains des Lumières à l’aube du XVIII° siècle.
À la mort de Louis XIV, en 1715, un souffle nouveau apparaît avec la Régence, qui se poursuit dans les premières années du règne personnel de Louis XV, alors nommé « le bien -aimé ». Le pays est économiquement prospère, et cet essor économique rejaillit sur les modes de vie, qui se libèrent peu à peu du carcan de la religion et de sa morale, pour s’adonner aux joies du luxe. Une des conséquences en est le rejet, de plus en plus affirmé, de l’idée chrétienne qui repousse le bonheur dans l’au-delà, dans le paradis promis au croyant, dont l’homme a été irrémédiablement exclu depuis le péché originel d’Adam et Ève. Les écrivains relancent donc la réflexion sur le « bonheur » et sur la « voie » à suivre pour tenter de le conquérir.
MARIVAUX, La Vie de Marianne, 1731-1742 : deuxième partie, extrait
Pour lire l'extrait
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763) est déjà connu en tant que « journaliste » pour ses publications dans Le Spectateur français, depuis 1721, puis dans L’indigent Philosophe, et est très introduit dans les salons mondains quand il commence sa parution de La Vie de Marianne, en 1731. Ses pièces de théâtre, qui s’intéressent à tous les mouvements du cœur, lui ont aussi valu ses premiers succès.
Ce roman comporte onze parties, publiées en livraisons successives, mais il reste inachevé. Au XVIII° siècle, le roman reste encore un genre très critiqué, auquel il est reproché de faire naître des illusions, de cultiver l’invraisemblance et d’être immoral. Mais, à la suite du roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, paru en 1678, se produit une évolution. Les personnages, inscrits dans leur société, ne sont plus idéalisés mais ils reflètent la vie réelle. Les aventures qu’ils vivent deviennent alors le moyen de mieux comprendre la psychologie et les obstacles qui se dressent devant l’individu dans sa quête du bonheur.
Van Loo, Marivaux, 1743. Huile sur toile, 63 × 52. Musée national du château de Versailles
Dans cet extrait, au début de la deuxième partie, publiée en 1734, nous sommes encore au début de « la vie » de l’héroïne. Marivaux rappelle comment, orpheline et de naissance inconnue, elle a vécu ses premières années, puis la mort de la sœur du curé, avec laquelle elle est montée à Paris, la laisse seule et démunie. Le père Saint-Vincent, pour l’aider, la recommande à un riche protecteur, Monsieur de Climal, qui la place chez Madame Dutour, sa « marchande de linge ». Mais il ne dissimule pas l’intérêt qu’il lui porte, notamment en lui offrant habits et linge. La première partie se termine sur une décision, « Il me tardait de me montrer et d’aller à l’église pour voir combien on me regarderait », dont elle explique qu’elle a été la source « d’un événement qui a été l’origine de toutes mes autres aventures ». Marivaux, comme le feront plus tard les feuilletonistes, prend soin d’ouvrir un horizon d’attente afin de donner à ses lecteurs le désir de découvrir la suite du récit.
Le récit suit l’ordre chronologique de l’événement raconté, une scène de « première rencontre », mais Marivaux prend soin de nous rappeler que son roman, censé être une autobiographie, est constitué de lettres écrites à une amie par une narratrice alors adulte.
En quoi ce récit d’une rencontre suggère-t-il une voie pour parvenir au bonheur ?
LA NAISSANCE DE L’AMOUR
L'échange de regards
Le champ lexical du « regard », présent dès la première phrase de l’extrait (« regards », « mes yeux ») domine le texte, et nous le retrouvons à la ligne 17 et lors de la séparation. Cela révèle le rôle de l’apparence extérieure, sur laquelle repose la rencontre amoureuse. Mais, en même temps, comme les « yeux » sont aussi considérés comme le miroir de l’âme, cela conduit à une analyse psychologique.
Ainsi, une observation plus attentive de ce champ lexical précise la façon dont naît, puis progresse, l’amour.
Virginie Ledoyen, dans le rôle de Marianne. Téléfilm de Benoît Jacquot, 1995
Au début, nous avons l’impression que la rencontre est le fruit du hasard : Marianne est jolie, elle « attirai|t] les regards » sans vraiment le vouloir. Cette attirance est d’ailleurs réciproque, « il y en eu un que je distinguai moi-même », et nous avons l’impression que cela se fait indépendamment de sa volonté : « sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que les autres ».
Dans un deuxième temps, nous passons du simple fait de « voir » à l’idée d’une observation plus attentive : « je ne songeais qu’à le regarder », pour Marianne, et il « m’examinait », pour le jeune homme ».
Enfin, les regards deviennent plus insistants et volontaires : « en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme » et « mes yeux rencontraient toujours les siens. »
Le quatrième paragraphe, où la narratrice tente de caractériser les regards du jeune homme, construit une interprétation psychologique. Le texte glisse de la perception extérieure au sentiment : à partir de « Ce jeune homme […] m’examinait d’une façon toute différente de celle des autres », trois adjectifs portent un jugement mélioratif : « plus modeste » introduit l’image d’un jeune homme timide, « plus attentive », comme s’il voulait aller au-delà de l’apparence, « plus sérieux ». Un véritable lien est donc en train de se créer, qui relève des sentiments : c'est le coup de foudre.
Le jeu amoureux
Marianne est consciente de ses « charmes », de sa séduction : elle reconnaît être « coquette ». Pourtant, parallèlement, elle nie cette coquetterie : « je ne l’étais pas pour lui », « j’oubliais à lui plaire ». Ainsi, par les oppositions, le texte montre que se met en place un véritable jeu entre les deux jeunes gens : « j’hésitais de la lui rendre », face à « je les lui rendais toujours » ou bien « je ne voulais pas qu’il me vît y répondre » face à « je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu. »
Ainsi, le récit souligne une division intérieure entre l’éducation, qui veut qu’une jeune fille ne regarde pas un jeune homme avec insistance, et la réalité des sentiments : elle éprouve du plaisir à cet échange de regards. C’est ce contraste entre la société et les désirs de la personne qui constitue les bases du jeu amoureux, de ce qui sera appelé le « marivaudage ».
Marivaux représente donc le bonheur intense, mêlé de trouble, que procurent les premiers instants de la rencontre amoureuse, malgré l'interdit social. Mais ce bonheur vient-il de cette seule rencontre, donc de l’extérieur, ou plutôt de l’intérieur, de la découverte de soi-même ?
Virginie Ledoyen, dans le rôle de Marianne. Téléfilm de Benoît Jacquot, 1995
LA DÉCOUVERTE DE SOI-MÊME
Marianne héroïne
Remarquons que, dans l’extrait, le jeune homme est « vu » mais pas décrit. Tout le récit est construit selon le point de vue de l’héroïne, qui observe et analyse ses propres sentiments, contrastés, en tentant de les expliciter : « je n’aurais pu dire ce que je pensais de lui, non plus que ce que je pensais de moi. » Nous observons le contraste entre le début du texte, qui mentionne le « plaisir » et la « douceur d’aimer », et la fin du texte : « je regrettais la place que je quittais », « un cœur à qui il manquait quelque chose », « je pris tristement ». Cette opposition fait comprendre la place qu’occupe l’amour pour Marivaux : il est à la fois « plaisir » de la séduction et plénitude du cœur. Privé de celui qu’il aime, le cœur se sent vide, l’être a l’impression de ne plus exister : « je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. » Découvrir l'amour est donc une voie vers le bonheur
Une question se pose cependant : Marianne a-t-elle analysé tout cela pendant la rencontre, si brève pourtant, ou bien est-ce la narratrice adulte qui, a posteriori, l’analyse ? Le bonheur vient-il donc de l’intensité de l’instant vécu, découverte de l’amour, ou bien est-ce l’écriture qui, en faisant revivre cet instant, le transfigure ?
La distanciation narrative
La présence de la narratrice adulte se repère par l’emploi du présent de l’énonciation, qui renvoie au moment de l’écriture : « tout ce que je sais, c’est que […] », « je me souviens », « Je dis […] ; c’est peut-être trop dire ». Cette présence introduit un premier doute dans l’esprit du lecteur : le récit est-il sincère ? N’est-ce pas plutôt Marianne adulte qui réinterprète cette scène de rencontre, en faussant donc la réalité ? Par exemple, elle se montrerait plus innocente qu’elle ne l’a vraiment été : « J’aimais à le voir, sans me douter du plaisir que j’y trouvais. » Le commentaire, avec les hypothèses introduites dans le paragraphe suivant, confirme que ce sentiment de « plaisir » n’a été véritablement perçu qu’après la rencontre : « Apparemment que l’amour, la première fois qu’on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable. »
La narratrice adulte
En fait, l’écriture cherche, à plusieurs reprises, à retrouver l’exactitude de ce que l’héroïne éprouvait alors : « il me semblait », « je le soupçonnais quelquefois, mais si confusément », « c’est peut-être trop dire », « je ne croyais pas me retourner pour lui ». Plus que la situation elle-même, c’est ce récit qui constitue le bonheur par le fait de se retrouver soi-même dans un moment d’émotion, en revivant les perceptions, les sensations, les sentiments d'un passé disparu.
CONCLUSION
De façon indirecte, par la peinture de son héroïne, Marivaux montre l’intensité, mêlée de trouble, de la rencontre amoureuse, qui ouvre un horizon de bonheur. Le coup de foudre, à travers l’échange de regards qui rapproche les deux êtres, les isole des autres dans cette réciprocité d’un amour naissant, un des thèmes chers à cet auteur, composante du "marivaudage". C’est l’image d’un bonheur vécu par l’individu, au plus profond de lui-même, qui annonce déjà le romantisme du XIX° siècle.
C’est aussi un roman qui, en se présentant comme une autobiographie fictive, suggère une autre voie vers le bonheur. En se penchant ainsi sur son passé, la narratrice se contemple elle-même avec un véritable plaisir : le bonheur naît alors de l’écriture, de la mise en scène de soi-même, par l’action de sa propre mémoire, de la reconstruction de soi pour tenter de mieux se comprendre.
Ainsi, Marivaux ne construit pas une argumentation explicite sur le bonheur, mais lui-même explique, dans "L'avertissement" au lecteur au début de cette seconde partie du roman, que, par les réflexions de son héroïne, il conduit aussi le lecteur à s'interroger sur lui-même, à enrichir sa « connaissance du cœur et du caractère des hommes ». Il s'agit donc d'une argumentation indirecte, implicite.
La première partie de la Vie de Marianne a paru faire plaisir à bien des gens ; ils en ont surtout aimé les réflexions qui y sont semées. D’autres lecteurs ont dit qu’il y en avait trop ; et c’est à ces derniers à qui ce petit Avertissement s’adresse.
Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l’Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup, de ces livres, et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu’elles n’aient contre elles que d’être des réflexions ?
C’est, diront-ils, que dans des aventures comme celles-ci, elles ne sont pas à leur place : il est question de nous y amuser, et non pas de nous y faire penser.
À cela voici ce qu’on leur répond. Si vous regardez La Vie de Marianne comme un roman, vous avez raison, votre critique est juste ; il y a trop de réflexions, et ce n’est pas là la forme ordinaire des romans, ou des histoires faites simplement pour divertir. Mais Marianne n’a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l’histoire de sa vie, et elle l’écrit à sa manière. Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ; enfin dont la vie est un tissu d’événements qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes [ …]
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, lettre CV
Pour lire l'extrait
Le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, paru en 1782, est à la fois un modèle du genre, et particulièrement représentatif d’un courant de pensée du XVIII° siècle, le libertinage, à travers ses deux protagonistes, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Dans sa « Préface » l’auteur, en réponse au scandale provoqué par son œuvre, proteste de son utilité morale : « C’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes ». Ce sont effectivement ces moyens que dévoile cette lettre CV, adressée par la marquise à Cécile de Volanges, sa pupille, qui a succombé à l’entreprise de séduction du vicomte.
En fait, c’est la marquise elle-même qui, pour se venger du rejet du comte de Gercourt, qui vient de se fiancer à Cécile, a demandé à son ancien amant, Valmont, auquel la lie encore une complicité libertine, de séduire la jeune ingénue.
La marquise de Merteuil, Valmont et Cécile de Volanges, film de Stephen Frears, 1988
Le portrait de la destinatrice
Une enfant innocente
C’est sa puérilité que met en valeur l’interpellation initiale, « Petite ». La marquise s’amuse d’ailleurs à imiter plaisamment son langage enfantin : « Ce M. de Valmont est un méchant homme », « vous voilà bien fâchée, bien honteuse », « tout dire à votre maman ». Pourtant, elle a « quinze ans passés », est déjà sortie du couvent, et en âge, à cette époque, de se marier. Aux yeux du monde, elle n’est donc plus une enfant, et l’interrogation finale de la marquise, « Sérieusement, peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? », sonne, en fait, comme un reproche.
Valmont s’exécute, en informant fidèlement, dans ses lettres, la marquise de ses progrès, tandis que, de son côté, Cécile lui fait partager ses « émois », puis sa « honte » après sa « faute ». La marquise tente alors de la rassurer : les scrupules ne sont qu’une entrave au plaisir.
À travers cette lettre, quels choix sont proposés à l’héroïne pour atteindre son bonheur ?
La marquise de Merteuil et Cécile de Volanges, dans le film de Stephen Frears, 1988
C’est cette jeunesse qui explique ses réactions face à ce qu’elle ne peut, vu son éducation religieuse, que considérer comme une faute, un péché. Son innocence ressort, telle celle d’une enfant qui a peur que la bêtise qu’elle a commise se voie dans ses « yeux battus », qu’elle n’ose plus « lever » : « tout le monde y aurait lu [son] aventure », croit-elle naïvement. De même, telle une enfant, elle redoute de se faire gronder, et pleure par avance pour attendrir sa mère : « vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez ».
En fait, elle est ce que l’on nomme alors une « ingénue », une enfant qui ne sait pas encore dissimuler habilement, ni mentir avec aplomb.
Le rôle de l’éducation
Or, c’est précisément cette « vertu » qui l’a rendue intéressante aux yeux de Valmont, puisqu’il s’agissait de la corrompre, excitant défi ! La marquise fait d’ailleurs allusion à l’éducation traditionnelle donnée aux filles dans les couvents : on s’efforçait de leur inspirer la peur du « péché », promesse d’enfer éternel, et le rejet de la « passion », présentée comme source d’« infortune » et de « douleur ». Il fallait en écarter les jeunes filles en leur en montrant les conséquences funestes.
Pourtant, dans ces couvents, les jeunes filles lisent en cachette des romans d’amour, qui leur en proposent une conception dont la marquise se moque : « vous figurerez à merveille dans un roman ». Elle brosse un tableau très ironique des histoires d’amour qui y sont racontées, dans une phrase nominale exclamative qui en résume les composantes : « De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! » Voilà de quoi faire rêver les jeunes filles à des amours troublées, remplies d’obstacles !
Mais pour préserver cette « vertu » de leur fille – qui fait aussi la réputation de leur famille – les mères n’ont aucune hésitation, d’où la menace que brandit la marquise : « « toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, [elle] vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ». L’enfermement dans un couvent constitue le châtiment ultime, rendu volontairement effrayant : « vous vous seriez désolée tout à votre aise » se trouve repris par « votre douleur ».
Cécile de Volanges représente donc la conception traditionnelle du bonheur promis à une jeune fille : épouser l’homme choisi par ses parents, en arrivant vierge au mariage, et devenir une parfaite épouse et mère.
Anna Karina, dans La Religieuse, film de Jacques Rivette, 1966, d'après le roman de Diderot
Le libertinage
Face à cette conception, la marquise, elle, illustre le libertinage.
La marquise : une corruptrice
Tout comme Valmont, elle se définit d’abord comme une corruptrice. Par son âge déjà, elle est en position de supériorité par rapport à la jeune Cécile, qu’elle va chercher habilement à influencer en détruisant tout ce en quoi elle croit.
La corruption : film de Stephen Frears, 1988
Elle use essentiellement d’ironie par antiphrase, en pratiquant une feinte compassion. Par exemple, elle fait semblant de se mettre à la place de sa correspondante pour partager sa colère contre Valmont, avec l’interjection initiale, « Hé bien ! », l’interrogation qui se ferme sur « n’est-ce pas », et l’exclamation : « Comment ! il ose [...] ! » En conclusion, elle fait même mine de la prendre en pitié : « Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! » Mais toutes ces phrases relèvent d’une moquerie, car la marquise, en réalité, accuse Cécile d’hypocrisie : « Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ». Le fait de crier au scandale contre Valmont n’est donc, selon la marquise, qu’un masque de « vertu », qui dissimule une réelle curiosité des jeunes filles, élevées dans une ignorance totale…
De même, elle feint de partager son choix de vertu, dans la formule appréciative, « Rien de mieux », soutenue par l’exclamation, « Que de belles choses ! », et par un lexique mélioratif, « ce brillant cortège ». Mais là encore, il faut y lire de l’ironie par antiphrase, car cette approbation est aussitôt détruite : « on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien ». Aux yeux de la marquise, la vertu ne mène qu’à l’ennui au sein du couple, un ennui mutuel.
Dernière feinte… l’approbation des réactions de Cécile face à sa « faute », toujours par antiphrase, avec un lexique mélioratif et l’exclamation : « Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison », « les louanges que je suis forcée de vous donner », « votre chef-d’œuvre ». Mais, en réalité, tout cela est détruit par avance, par la formule qui introduit le troisième paragraphe : « il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d’œuvre ». Quand à l’admiration dans « Quelle scène pathétique ! », elle souligne l’aspect artificiel de la honte affichée par la jeune fille, qui devient une sorte de spectacle de théâtre ». Même la menace lancée sonne ironiquement, à travers le portrait d’une mère cruelle : « votre tendre mère, toute ravie d’aise, [...] vous aurait cloîtrée… »
Ainsi, la marquise détruit habilement chacun des arguments évoqués par Cécile lors de son aveu, montrant à quel point, pour elle, la séduction doit être prise comme un jeu.
Un éloge du libertinage
Son but est, en réalité, de faire un éloge du libertinage à cette jeune fille encore méfiante vu son éducation : à partir de l’oxymore « de contrariants plaisirs », c’est bien le terme « plaisirs » qu’à deux reprises la marquise va mettre en évidence, et ils ne sont « contrariants » que parce qu’ils s’opposent à la voie « droite » tracée dans les couvents et par la morale traditionnelle, erreur de jugement selon elle. Elle développe donc trois arguments.
Dans un premier temps, elle peint un portrait élogieux de Valmont par rapport à celui du jeune Danceny, que la jeune fille déclare aimer. Contre ce dernier, son ironie se donne libre cours, déjà dans la parenthèse : « vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ». Pour la marquise, respecter la vertu d’une jeune fille revient, en fait, à la priver de l’amour auquel sa beauté a droit. Avec lui, elle n’a donc de l’amour que « les peines » ! Valmont, au contraire, est montré comme un généreux initiateur, qui a su lui rendre un véritable hommage : « vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! » Elle insiste alors sur la satisfaction physique qu’il lui a apportée, dont la plus belle preuve sont ses « yeux battus le lendemain ».
Puis, elle souligne la valeur de ces « plaisirs », si précieux, au moyen d’une menace à partir de l’observation sur les « yeux battus » : « Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi ». Nous reconnaissons là l’argument traditionnel de l’hédonisme, déjà avancé par Ronsard dans ses poèmes : toute beauté se fane, une jeune fille doit donc profiter de sa jeunesse et se laisser séduire. Donc il est ridicule de « ne pas oser lever ces yeux-là », ce que révèle l’exclamation ironique, puisque ce sont eux qui séduisent les hommes.
Une scène de libertinage. Dessin de Nicolas Lavreince, gravure de Romain Girard. BnF
La marquise de Merteuil et Cécile de Volanges, dans le film Miloš Forman, Valmont, 1989
Pour achever de la convaincre de se laisser aller en toute liberté aux « plaisirs », elle entreprend de la rassurer sur sa « faute », en détruisant sa peur, formulée par un conditionnel que le passé rend déjà irréel : « tout le monde y aurait lu [dans ses yeux] votre aventure ». En réponse, elle pose une autre hypothèse, contradictoire : « cependant, s’il en était ainsi, nos femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus modeste ». Il s’agit ainsi de lui insuffler l’idée que ce culte du plaisir est sans danger : rien ne se lit dans le regard, il suffit seulement de savoir bien dissimuler ! D’ailleurs, une faute partagée par toutes, quel que soit leur état civil, épouses ou encore jeunes filles, est-elle encore une faute ?
Elle use pour persuader la jeune Cécile d’un habile mélange de moquerie, d’appel à la raison et de certitudes assénées, avec les impératifs (« Allez », « Croyez-moi ») ou les formules insistantes : « En vérité », « A la vérité », « à coup sûr ». La marquise s’est donc bien transformée en tentatrice, en incitant la jeune Cécile à l’immoralité.
CONCLUSION
Dans ce roman épistolaire, c’est le personnage, la marquise de Merteuil, qui est le porte-parole de l’argumentation, en opposant deux conceptions du bonheur.
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La tradition, soutenue par l’éducation des filles, place le bonheur dans la « vertu », le mariage : il convient donc de suivre d’abord les lois religieuses, et d’obéir à la famille.
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Par opposition à cela, la marquise prône une autre voie : le bonheur dans l’hédonisme poussé à l’extrême, c’est-à-dire le libertinage, le culte des plaisirs sans aucun frein moral.
Mais, dans les deux cas, le bonheur relève du choix individuel.
Marivaudage et libertinage
Le marivaudage
Jugeant Marivaux, Voltaire se montre sévère : « C'est un homme qui passe sa vie à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée ». Ainsi, le verbe « marivauder » et le nom « marivaudage » ont pris d’abord un sens péjoratif, qui ressort bien de la définition et des exemples donnés par le CNRTL (Centre national des ressources textuelles et lexicales) :
Littér. Recherche dans le langage et le style, dans l'analyse et l'expression des sentiments. Synon. affectation, afféterie, préciosité. "Si ma critique n'avait été que du marivaudage, M. de Lamennais n'aurait point paru si piqué." (Sainte-Beuve, Pensées, 1868, p. 68). "Ce n'est encore que marivaudage; jusqu'ici, les traits d'esprit et autres bonnes manières nous dérobent à qui mieux mieux la véritable pensée qui se cherche elle-même." (Breton, Manif. Surréal., 1erManifeste, 1924, p. 21).
Cependant, pour mieux cerner la signification de ce mot et ses implications, il convient de revenir à ce que dit Marivaux lui-même de son œuvre :
J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches. C'est tantôt un amour ignoré des deux amants, tantôt un amour qu'ils sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à l'autre; tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi-né, dont ils se doutent sans en être bien sûrs et qu'ils épient au-dedans d'eux-mêmes avant de lui laisser prendre l'essor.
Le « marivaudage » est donc synonyme d’éveil à l’amour, de tous ces émois que provoque la naissance du sentiment amoureux, des conflits intérieurs aussi entre les règles d’éducation, l’amour-propre encore vif dans une société fortement hiérarchisée, et les élans du cœur. En cela, il s’inscrit dans la continuité des formes prises par l’amour au fil des siècles, la fin’amor médiévale, amour courtois, ou les jeux galants de la Préciosité au XVII° siècle. Il correspond également à l’époque où Marivaux commence à écrire, la Régence, qui inaugure une période prospère où le luxe, les divertissements se donnent libre cours. La peinture en témoigne, avec ses « fêtes galantes », scènes de bal, de mascarades, de séduction dans les bosquets des parcs à l’anglaise, comme chez Watteau, Boucher ou Fragonard. Tout y est fait pour mettre en valeur les séductions de l’amour, et surtout le raffinement qui les accompagne, dans les comportements comme dans le langage, empreints de délicatesse.
Jean Honoré Fragonard, L'Amour-amitié, 1771. Huile sur toile. The Frick collection, New York
Le libertinage
Choderlos de Laclos, lui, illustre un autre courant, qui s’affirme à cette même époque, le libertinage, dont le sens évolue alors.
À l’origine, au XVII° siècle, ce courant est essentiellement intellectuel : le libertin est le « libre penseur », celui qui s’accorde le droit d’être curieux de tout, de s’interroger sur tout, de lutter contre l’irrationnel par tous les moyens de la raison, donc de remettre en cause les dogmes religieux, la foi elle-même. Le libertin est alors, au mieux un sceptique, au pire aux yeux de l’Église, un athée, tel que se présente le héros de Molière, Dom Juan. Il ne peut qu’être condamné par cette même Église, comme l'est, par exemple, le jeune chevalier de La Barre en 1766.
Mais au XVIII° siècle, on passe de la notion de « liberté de pensée » à celle de « liberté des mœurs », et le courant se développe dans l’aristocratie sous la Régence. Il devient alors une forme d’hédonisme, qui met le corps au centre des « plaisirs ». Il s’inscrit aussi dans la perspective des « Lumières », en réclamant le droit de contester, par la raison, toute forme de dogme ou de morale.
Pourtant, si l’on se place dans le cadre de ces mêmes valeurs prônées par les philosophes des Lumières, on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé du libertinage. Dans la mesure, en effet, où un puissant – que ce soit par le statut social, l’éducation ou l’âge – use de sa puissance, comme ici la marquise avec toutes ses stratégies, pour séduire, et pervertir, celui/celle qui est trop faible pour résister, le libertinage ne devient-il pas une autre forme d’atteinte à la liberté ? Est-il alors encore possible de parler d’esprit des Lumières, et de considérer le libertinage comme une juste voie vers le bonheur ?
Cette même interrogation vient à l’esprit à partir de la Préface dans laquelle Choderlos de Laclos proteste de son désir de moralité, selon lui évident dans ces lettres :
Leur utilité qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres pourront concourir efficacement à ce but.
Si nous observons, en effet, le sort des personnages dans ce roman, certes les "méchants" sont punis, sévèrement : Valmont meurt, la marquise est à la fois défigurée par la petite vérole, et déshonorée socialement. Mais leurs victimes, coupables de leur seule naïveté, s’en sortent-elles mieux ? Pas du tout… Cécile doit finalement entrer au couvent, et l’autre victime de Valmont, la Présidente de Tourvel, meurt de honte et de désespoir.
De même, bien des romans libertins, Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon, Les Bijoux indiscrets de Diderot, ou Le Paysan perverti de Restif de La Bretonne, ne se soucient guère de la morale quand il s’agit de satisfaire tous ses désirs, et font bon marché du respect, notamment à l’égard des femmes qu’il ne s’agit que de soumettre. L’apogée est atteint avec les romans de Sade qui, tous, poussent à l’extrême le goût du libertinage en niant même l’humanité de la femme. Les personnages de Sade, qui lèguent à la psychologie le terme « sadisme », tirent en effet leur plaisir d'abord des souffrances qu'ils infligent à des êtres totalement innocents, en faisant preuve d'une imagination fertile pour imaginer les pires cruautés.
VOLTAIRE, Le Mondain, 1736, vers 1 à 33
Pour lire l'extrait
Ce passage est l’ouverture d’un long poème, de 129 décasyllabes, de Voltaire. En 1736, Voltaire a déjà été embastillé à deux reprises pour son insolence irrespectueuse : d’abord en 1717 pour avoir écrit des vers satiriques sur les amours du Régent, ensuite en 1726, à la suite d’une altercation avec le chevalier de Rohan-Chabot, sanction suivie d’un exil de presque trois ans en Angleterre. À son retour, en 1734, il publie les Lettres philosophiques ou Lettres anglaises, censurées, donc brûlées, qui lui valent un nouvel exil loin de Paris, chez Mme du Châtelet au château de Cirey en Champagne, où il mène une vie heureuse pendant dix ans. Le titre du poème caractérise le mode de vie de Voltaire à cette époque.
Les réactions face à ce texte sont violentes : Voltaire fuit en Hollande, puis publie, pour se défendre, La Défense du Mondain ou Apologie du luxe, avant de revenir à Cirey.
Comment Voltaire allie-t-il, dans ce passage, le bonheur individuel et le bonheur collectif ?
Catherine Lusurier (d’après Nicolas de Largillière), Portrait de François-Marie Arouet, dit Voltaire, 1778. Huile sur toile, 64 x 52. Château de Versailles
LA SATIRE DE VOLTAIRE
La religion chrétienne
Dans les quatre premiers vers, qui forment un groupe en raison des rimes embrassées, Voltaire se montre très irrespectueux. Son rejet est énergique, et général, lancé en tête, « Regrettera qui veut le bon vieux temps », avec une expression familière qui choquera d’autant plus qu’ensuite il évoque le récit biblique.
De plus, il place sur le même plan le texte sacré, le paradis terrestre, mentionné par une périphrase désinvolte (« le jardin de nos premiers parents ») et la mythologie antique, avec le rappel du mythe de l’Âge d’or, époque d’harmonie. Saturne (ou Cronos) et son épouse Rhéa règnent après la création du monde, et Astrée est alors la dernière des immortelles à vivre parmi les hommes, avec, comme attribut, la balance de la Justice. Après la victoire de Zeus contre Cronos, commence une dégradation : Âge d’argent, puis d’airain, avec les premières guerres entre les hommes, enfin âge de fer, où la vertu disparaît au profit des vices.
Ce début du poème illustre le libertinage de Voltaire, au sens traditionnel du terme : il ne prend pas au sérieux les textes religieux, mis sur le même plan que les œuvres profanes. Mais, en détruisant ainsi le récit biblique, il détruit, parallèlement le dogme du « paradis terrestre » que le christianisme promet au croyant dans l’au-delà.
Frans Francken et autres peintres, Arcadia, l’Âge d’or, 1626-1632. Huile sur toile, 73 x 104. Collection privée
Les moralistes
Sa seconde cible est les moralistes, ceux qu’il désigne péjorativement comme « nos pauvres docteurs », qui s’inscrivent, dès le XVII° siècle, dans la lignée de la conception religieuse. Il blâme leur vision pessimiste de « cet âge / Tant décrié » pour son immoralité. Nous pouvons penser que Voltaire critique
Pascal et son jansénisme, qui affirme la « misère de l’homme sans Dieu » et exige une morale stricte, opposée à tous les excès de la vie mondaine. Voltaire l’avait déjà attaqué, en 1734, dans Remarques sur les Pensées de M. Pascal.
Nicolas Vleughels, Scène de la vie de Télémaque, vers 1700. Huile sur toile, 30 x 38,5. Collection privée
Ceux qui, tel Fénelon dans son roman, Les Aventures de Télémaque (1699), et sous l’influence d’un autre courant religieux, le quiétisme, prônent le détachement des biens matériels. Fénelon y met en scène une petite société de l’antiquité grecque, rurale, patriarcale et de mœurs simples, où tous les biens sont partagés, qui correspond à la description à la fin du passage : « Quand la nature était dans son enfance, / Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance, / Ne connaissant ni le tien ni le mien. »
Tous ces moralistes – et il y en a bien d’autres, tel Montesquieu avec l’éloge des « bons Troglodytes » dans ses Lettres Persanes, en 1721 – dénoncent la corruption des hommes sous l’effet du luxe et des arts. Voltaire leur répond de façon particulièrement ironique par la question rhétorique lancée au lecteur dans le dernier vers, « Qu’auraient-ils pu connaître ? », à laquelle il répond brutalement : « Ils n’avaient rien », rimant avec « tien » et « mien » dans le vers précédent.
Voltaire ne conçoit donc pas le bonheur en dehors de son « siècle de fer », du milieu raffiné dans lequel il vit.
UN BONHEUR INDIVIDUEL
L'immoralité du libertin
Après avoir ironisé sur la conception religieuse, Voltaire proclame fortement sa thèse, en redoublant le pronom et en reprenant une expression religieuse : « Moi je rends grâce à la nature sage / Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge ». Par ces deux vers à la rime suivie, il exprime une confiance en un ordre supérieur, organisateur du progrès humain, une sorte de providence, même au niveau individuel. Il inverse ainsi l’idée religieuse de « chute », même s’il masque cette audace sous la référence mythologique dans son exclamation lyrique : « Ô le bon temps que ce siècle de fer ! »
Cette thèse est formulée de façon provocatrice, puisqu’opposée au sacré : « Cet temps profane est tout fait pour mes mœurs ». Il devient même cynique dans son antithèse renforcée par les adverbes, « Il est bien doux pour mon cœur très immonde », l’adjectif « immonde », emprunté au lexique religieux, proclamant sans honte son impureté. De même, il substitue à la promesse chrétienne de biens célestes, son attachement aux biens terrestres : après avoir lancé « J’aime le luxe », terme répété au vers 20, qui s’oppose à une vertu chrétienne, la tempérance, il enchaîne par une gradation, « et même la mollesse », mise en valeur par le temps de suspension créé par l’élision du [ə] sur la virgule. Il prône là un état proche de la paresse, un de sept péchés capitaux pour le christianisme. Là où le chrétien doit améliorer sa propre nature pour remédier à ses défauts, Voltaire affiche donc clairement son désir de se laisser-aller à sa nature.
Enfin, à partir de cette thèse, directement assumée par le « je », Voltaire se permet de généraliser. Il implique donc le lecteur, obligé, de gré ou de force, à renoncer à toute hypocrisie : « Tout honnête homme a de tels sentiments. »
L'hédonisme
Voltaire se montre ici, non pas épicurien – l’épicurisme limite les désirs à ce qui est seulement « nécessaire » – mais hédoniste en affirmant son goût du « superflu, chose très nécessaire ». En témoigne la récurrence du mot « plaisirs », au pluriel et généralisé au vers 6, repris aux vers 17, 18, 20.
C’est d’abord une forme de matérialisme qui est mis en valeur par l’énumération centrale, avec des périphrases, de tout ce qui permet à l’homme de se nourrir, préoccupation première en ce siècle où règne encore la misère : « l’or de la terre » désigne autant l’agriculture que le métal précieux, « les plaisirs de l’onde » rappelle les jeux d’eau dans les jardins, puis vient le monde animal, « Leurs habitants, et les peuples de l’air » évoquant à la fois la chasse, l’élevage, la pêche. Le détail, « Nos vins de France enivrent les sultans », ajoute encore aux plaisirs de la table. La répétition de la conjonction « et » au vers 17 met en parallèle, en effet, de façon très moderne car c’est la base même de la société de consommation, les notions de « besoins » et de « plaisirs nouveaux ».
Mais il est excessif de réduire le choix de Voltaire au seul matérialisme. Il donne une image plus globale des « plaisirs » en les rattachant à la notion d’« honnête homme », idéal posé au XVII° siècle : il caractérise le comportement de l’homme poli, cultivé sans être pédant, élégant mais sans excès, parfaitement adapté à une société raffinée. Le chiasme, « Tous les plaisirs, les arts de toute espèce », en rapprochant « plaisirs » et « arts », met en évidence la dimension esthétique et culturelle, développée dans l’énumération qui suit : « La propreté », soit l’élégance, « le goût », c’est-à-dire le bon goût, la politesse, et « les ornements », les parures qui renvoient à l’artisanat, à tout ce qui embellit, le logis comme le vêtement notamment.
Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, 166 x 306. Château de Charlottenbourg
Dans ce poème Voltaire se présente comme le parfait modèle de ce qu’a été la Régence pour les privilégiés : une période de « plaisirs », de « luxe » et de raffinement, propre à faire apprécier la douceur de vivre.
CONCLUSION
Ce texte est une argumentation directement assumée par l’écrivain, qui à la fois s’inscrit dans son époque et illustre le « siècle des Lumières ». Il s’élève avec conviction contre la foi chrétienne et la morale traditionnelle, perçues comme des freins à un bonheur humain qu’il situe « hic » et « nunc », ici et maintenant, sur terre. Il est, en cela, proche du libertinage, aussi bien dans son sens initial que dans la façon dont la période de la Régence en a fait, grâce à une prospérité nouvelle après les difficiles années de la fin du règne de Louis XIV, un mode de vie prônant le culte des plaisirs.
Voltaire se montre aussi précurseur des théories libérales, en développant l’idée que le luxe des privilégiés n’a rien de choquant, ni moralement, ni socialement puisqu’il contribue, par l’essor économique qu’il favorise, à la prospérité du pays dans son ensemble.
En refusant toute nostalgie passéiste, il reflète l’élan du XVIII° siècle, sa foi en un progrès de la civilisation qui unit le bonheur individuel, fondé sur les goûts personnel, au bonheur collectif, intérêt d’une société. Cela révèle, parallèlement, une immense confiance en l’homme, jugé capable de construire ce bonheur collectif.
OVIDE, Métamorphoses, 1 : le mythe de l'Âge d'or, I, 8
Pour lire l'extrait
Dans les 12000 vers des Métamorphoses, Ovide (43 av. J.-C. – 17/18) reprend environ deux cent cinquante mythes et légendes venus de l’antiquité grecque. Beaucoup, conformément au titre, illustrent des transformations d’hommes en animaux ou en plantes, évoquent des épisodes de la vie des dieux, ou, comme dans ce passage, proposent une explication de la création du monde. L’œuvre suit, en effet, une progression chronologique. Il raconte d’abord comment le monde est né du chaos : « Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux, l'air le plus pur de l'air le plus grossier. » Puis est créé l’homme. L’humanité traverse alors quatre époques, quatre « âges ».
Luca Signorelli, Ovide, XV° siècle. Fresque, cathédrale d’Orvieto
Le premier est « l’âge d’or », désignation qui en souligne la valeur exceptionnelle : sous le règne de Saturne (Cronos, en Grèce), les hommes, encore proches des dieux, connaissent alors un bonheur parfait, développé en trois paragraphes.
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Ovide insiste, dans un premier temps, sous les valeurs morales : les hommes « suivaient la vertu sans effort », et la justice s’impose tout naturellement.
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Les hommes sont sédentaires, d’où l’absence de guerres de conquête.
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Enfin, la terre est une « source féconde », pour reprendre la formule de Voltaire, qui produit tout de façon quasi merveilleuse : « La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes le miel distillait en bienfaisante rosée. »
Abraham Bloemaert, L’Âge d’or, 1608. Huile sur toile. Musée de Tessé, Le Mans
Cette peinture d’une vie idéale forge, en fait, une utopie rétrograde, puisqu’elle situe le bonheur dans un passé irrémédiablement perdu. Ovide dépeint, en effet, une décadence de l’humanité, en trois temps.
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« L’âge d’argent », sous l’égide de Jupiter, détruit cette abondance initiale, puisque sont créées les « saisons ». L’homme doit alors se protéger des variations climatiques, et travailler pour se nourrir.
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Lui succède « l’âge d’airain », métal qui souligne le rôle des armes : « Les hommes, devenus féroces, ne respiraient que la guerre ».
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Enfin, vient « l’âge de fer », l’époque actuelle, celle que loue Voltaire, mais qu’Ovide dépeint de façon très péjorative.
Les dieux quittent définitivement les hommes. Leur abandon par « Astrée », déesse de la justice, laisse libre cours à « tous les crimes » : « Déjà sont dans leurs mains le fer, instrument du crime, et l'or, plus pernicieux encore. » Ovide souligne la disparition de toutes les valeurs morales, qui entraîne une avidité croissante et la naissance de la propriété, d’où des conflits incessants, y compris au sein des familles. L’image finale est terrible : « cette terre souillée de sang ».
Ovide a donc mis en scène une dégénérescence morale de l’homme, ce qui nie toute notion de progrès. Voltaire s’oppose, lui, totalement à cette conception, vantant le matérialisme, créateur de richesses et source d’un progrès continu.
Pour voir les quatre âges de l'humanité dans la peinture
Bernard Salomon, dit le Petit Bernard, La métamorphose d’Ovide : l’âge de fer, 1557. Gravure sur bois. Médiathèque centrale, Montpellier
MONTESQUIEU, De l'Esprit des lois, 1748, III, 3 : "Du principe de la démocratie"
Pour lire l'extrait
En tant qu’avocat et homme politique, puisqu’il siège au parlement de Bordeaux, Montesquieu, comme tous les philosophes des Lumières, cherche à mieux comprendre les systèmes politiques de son temps et les principes sur lesquels ils sont fondés. Ainsi, parallèlement à une œuvre satirique et divertissante, comme les Lettres persanes (1721), il fait publier anonymement en 1748, à Genève pour éviter la censure, De l’Esprit des lois, vaste ouvrage qu’il a mis quatorze ans à réaliser, complété dans les éditions suivantes. L’œuvre est critiquée, d’où la réponse de Montesquieu dans Défense de l’esprit des lois, en 1750, qui n’empêche pas sa condamnation en 1751.
Après avoir analysé la nature des lois dans les différentes formes de gouvernement, il étudie la forme des gouvernements, d’abord le despotisme, puis la monarchie, avant d’en arriver à la démocratie.
Dans ce passage, il s’emploie à démontrer le lien entre démocratie et vertu, proposant ainsi à la société une voie vers le bonheur.
École française, Portrait de Montesquieu, 1728. Huile sur toile. Musée national du Château de Versailles
LA DÉMARCHE ARGUMENTATIVE
Considérant, comme tous les philosophes des Lumières, que l’homme est un être doté de raison, c’est d’abord à cette raison que l’écrivain fait appel, en construisant une argumentation rigoureuse pour convaincre son lecteur.
La structure de l'argumentation
L’extrait est construit en trois mouvements :
Les trois premiers paragraphes posent la thèse, la vertu est le « ressort » indispensable à la démocratie, et le double argument qui la soutient, introduit par le connecteur « car » et souligné par la reprise d’« il est clair que » par « Il est clair encore que ».
Puis, trois paragraphes introduisent des exemples historiques, en inversant la chronologie : de l’Angleterre il remonte à la Rome antique, avant d’évoquer l’antiquité grecque.
Le dernier paragraphe reprend la thèse, mais la soutient avec un argument a contrario, l’énumération des conséquences de l'absence de vertu, de ce qui se passe « [l]orsque cette vertu cesse ».
La thèse
Pour poser sa thèse, Montesquieu compare la démocratie aux deux autres formes de gouvernement, « monarchique » et « despotique », reprises symétriquement, « dans l’un » renvoyant à la monarchie, « dans l’autre » au despotisme. La même symétrie se retrouve dans les deux moments envisagés, la conduite du pouvoir et les risques qui peuvent le détruire : à « se maintiennent et se soutiennent » répond « règlent et contiennent ».
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En fixant comme principe fondateur à la monarchie « la force des lois », Montesquieu rappelle le rôle assigné au roi traditionnellement : assurer à ses sujets la justice et la protection.
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L’image « le bras toujours levé », par opposition, montre le pouvoir absolu du tyran, fondé sur la force de sa police et de son armée.
Le connecteur d’opposition « Mais » introduit la thèse, qui concerne, elle, la démocratie, qualifiée selon l’étymologie d’« État populaire », puisque c’est alors le peuple qui est souverain par l’intermédiaire de ses représentants. Outre le rôle des lois, il pose un second principe, la vertu, comme une vérité générale avec l’injonction « il faut », mis en valeur par l’écriture capitale : « un ressort de plus, qui est la VERTU. »
Les arguments
Montesquieu apporte deux preuves à cette thèse :
La première fait appel aux connaissances historiques du lecteur : « Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire ». C’est ce que développent les exemples introduits dans les trois paragraphes suivants.
La seconde repose sur « la nature des choses », c’est-à-dire des gouvernements étudiés et de leurs citoyens.
Pour expliciter cette seconde preuve, Montesquieu reprend la même stratégie : opposer le poids des lois dans la monarchie et dans la démocratie, en inversant la situation dans ces deux cas, d’abord l’exigence de respect des lois, ensuite ce qui se passe en cas d’irrespect des lois. Le tableau ci-contre montre la rigueur de cette démonstration, qui joue sur les oppositions.
LES EXEMPLES ET LEUR RÔLE
Leur rôle est posé dès le deuxième paragraphe : ils « confirm[ent » la thèse, ce qui est facilité par leur valeur historique, donc leur vérité admise. Les deux premiers illustrent le manque de vertu, le troisième, à l’inverse, en souligne l’importance.
L'exemple de l'Angleterre
Il fait allusion à la révolution anglaise menée par Cromwell contre le roi Charles Ier qui le conduit à proclamer la république, alors nommée « Commonwealth » en mai 1649.
L’exemple donne l’image d’un échec de la démocratie, posé dès le début, puis réaffirmé par la négation : « les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie », « le peuple étonné cherchait la démocratie et ne la trouvait nulle part ». Montesquieu dénonce l’instabilité politique (« le gouvernement changeait sans cesse », ce qu’amplifie l’énumération : « bien des mouvements, des chocs et des secousses ». L’issue est, elle aussi, négative, puisque c’est le retour à la monarchie : « il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait prescrit. »
La cause principale de cet échec est immédiatement énoncée, dans une période au rythme ternaire : « Comme ceux qui avaient part aux affaires n’avaient point de vertu ». Les hommes politiques sont ainsi dénoncés, avec leurs défauts qui traduisent ce manque de vertu : « leur ambition », qui les met en concurrence, d’où les luttes entre « faction[s] », des clans qui conspirent entre eux pour accaparer le pouvoir. L’absence de vertu consiste donc, dans ce cas, à faire passer son intérêt personnel avant l’intérêt collectif.
Robert Walker, Oliver Cromwell, vers 1649. Huile sur toile, 125,7 x 101,6. British Museum
Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catalina au sénat, 1882-1888. Fresque, Villa Madama, Rome
L'exemple de la Rome antique
Là aussi, il s’agit d’un échec des réformes de Sylla, nommé dictateur avec les pleins pouvoirs entre 82 et 79 avant J.-C., qui tente de mettre fin aux déchirements qui divisent Rome en restaurant le pouvoir du Sénat pour renforcer la république : il « voulut rendre à Rome la liberté ».
La cause de cet échec n’est pas, ici, l’homme politique, mais l’ensemble des citoyens, la ville elle-même : « elle ne put plus la recevoir : elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu ». Les citoyens ont donc perdu le sens de l’intérêt collectif, et l’engrenage semble irréversible : d’un « faible reste », on passe à « toujours moins », et donc, après une longue énumération d’empereurs de plus en plus tyranniques, « toujours plus esclaves ».
D’où la conclusion, antithétique : « tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. » Le peuple ne pouvait plus trouver en lui des représentants vertueux : la tyrannie triomphe.
L'antiquité grecque
Montesquieu ne développe pas cet exemple, qu’il se contente d’affirmer par la formulation négative la valeur de la « vertu » dans la démocratie grecque : ils « ne reconnaissaient pas d'autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu ». Il considère que son lecteur connaît suffisamment bien l’histoire antique pour se rappeler le rôle qu’y jouent les valeurs morales.
Il oppose cet exemple aux valeurs prônées par les hommes politiques du XVIII° siècle, évoquant, dans son énumération, le courant politique fondé sur le libéralisme économique.
VERTU ET BONHEUR
Le Corrège, Allégorie de la Vertu, 1531. Tempera sur toile, 148 x 88. Musée du Louvre
Le terme « vertu » est à prendre au sens large : il s’agit à la fois des valeurs morales, qui amènent l’individu à se porter vers le bien et le juste, en respectant autrui, et des valeurs sociales qui conduisent le citoyen à faire son devoir et à respecter les lois, en plaçant l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers.
Pour montrer que la vertu est la seule voie vers le bonheur, Montesquieu développe, dans le dernier paragraphe, un argument a contrario à partir d’une hypothèse : « Lorsque cette vertu cesse », qui lui permet de brosser un sombre tableau des conséquences.
Les conséquences de l'absence de vertu
Les deux premières conséquences posées relèvent de la morale : « ambition », ici le défaut qui pousse certains à vouloir en éliminer d’autres pour mieux parvenir au pouvoir, et « l’avarice », à prendre au sens premier du terme, c’est-à-dire l’avidité matérielle, le désir de s’enrichir dans un monde où triomphe le matérialisme.
La troisième conséquence est plus vaste, « Les désirs changent d’objets » et une longue énumération montre une inversion des valeurs, par toute une série d’antithèses, soutenues par une opposition chronologique entre l’imparfait et le présent, entre « [a]utrefois » et « pour lors » : à « ce qu’on aimait » répond « on ne l’aime plus ». Face à « libre avec les lois », il y a « libre contre elles » : alors que la première fonction de la loi est de permettre à chaque citoyen de jouir de ses liberté en échappant à la loi du plus fort, la loi finit par être perçue comme une contrainte, donc le citoyen pense être plus libre en ne la respectant plus. Mais, en réalité, la comparaison montre qu’il n’en devient que plus « esclave » : sans maître, qui va le protéger ?
Enfin, même les mots changent de sens, la « maxime », loi morale, devient une obligation insupportable, « rigueur » ; la « règle », qui permet à une société de fonctionner, devient « gêne », car entrave à la liberté individuelle, et l’« attention », geste naturel de souci, de respect pour autrui, devient « crainte », peur des réactions d’autrui, voire d’être puni.
Le triomphe du matérialisme
Dans ce monde sans vertu, Montesquieu déplore que le matérialisme ait tout envahi.
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Est jugé « avare » non pas celui qui veut posséder, par « désir d’avoir », mais celui qui se montre modéré, en consommant peu, la vertu de tempérance donc.
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Chacun ne pense plus qu’à son intérêt propre, à s’approprier une partie du « trésor public », en oubliant que c’est l’ensemble « le bien des particuliers » qui constitue ce « trésor ».
Montesquieu finit son analyse sur une image concrète péjorative : « La république est une dépouille », c’est-à-dire le butin – parfois même le cadavre – qui reste au vainqueur sur un champ de bataille. Il donne ainsi l’image d’une sorte de guerre à l’intérieur du pays. Seront au pouvoir « quelques citoyens » parce qu’ils auront accaparé la richesse, et les autres se consoleront de leur absence de pouvoir en s’accordant une liberté sans limites, la « licence »… , mais dont ils pourront être les premiers victimes.
CONCLUSION
Montesquieu développe, dans ce passage, une conception collective du bonheur, qu’il rattache au fonctionnement politique, s’intéressant ici à la démocratie. Il défend deux notions : le poids de la « loi », seule garante de la liberté, et l’importance des valeurs morales, de ce qu’il nomme « la vertu ». Dans son argumentation directe, grâce à la rigueur de son analyse, soutenue par des exemples, il montre que, sans morale dans un état démocratique, aussi bien de la part de ceux qui gouvernent que de tous les citoyens, le pays tombe vite dans une situation d’anarchie : le pouvoir reste entre les mains de ceux qui ont accaparé, par ambition, la richesse, et le peuple se retrouve, en réalité, « esclave ».
Montesquieu s’oppose très nettement au texte de Voltaire, extrait du Mondain, c’est-à-dire à ceux qui voient le bonheur d’abord et avant tout comme la prospérité économique car, pour lui, elle entraîne le pays dans une course à l’enrichissement qui ne peut que nuire à la liberté de chacun.
Liant le bonheur à la liberté, il s’oppose aussi à une conception qui ne serait qu’individuelle, personnelle, considérant que le bonheur est une finalité sociale. Pour lui, cette liberté personnelle ne peut être assurée que par la loi qui garantit la liberté de tous, donc par un système politique qui repose sur la force des lois. Ne croyant guère en une « vertu » naturelle des hommes, il ne considère pas que la démocratie puisse se maintenir. Il prône donc une monarchie constitutionnelle, qui soumet le monarque lui-même à la force de la loi.
MONTESQUIEU, Lettres persanes, 1721 : lettres XI-XIV, les Troglodytes
Les héros du roman épistolaire de Montesquieu, Lettres persanes, publié anonymement en 1721 en raison des critiques qu'il renferme, Usbek et Rica, deux Persans, ont quitté Ispahan pour voyager juqu’en Europe. Mais ils restent en contact avec leurs amis en Perse, avec lesquels ils échangent du courrier, à la fois pour avoir des nouvelles de leur sérail, et pour leur transmettre leurs impressions de voyage.
Dans la lettre X, très courte, un de ces amis, Mirza, demande à Usbek, alors à Erzeron, dans l’empire ottoman, son avis sur un sujet de discussion : « Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t’ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. »
Johannes Vander Bent, Scène pastorale dans un paysage italianisant, XVIIe siècle. Huile sur toile, 55 X 45. Collection privée
Cette question marque l’opposition entre deux conceptions du bonheur. Elle va permettre à Montesquieu, dans les quatre lettres suivantes, réponse de Mirza, d’exposer sa propre idée du bonheur, indissociable des valeurs morales.
Mais Montesquieu choisit, comme forme de sa réflexion, l’apologue, dont son héros justifie l'intérêt pour argumenter : « Pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir : telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile. »
Le récit commence comme un conte, « Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte », mais Montesquieu prend soin de rapprocher ses personnages des réalités humaines.
Pour suivre la structure de cet apologue, l’exposé présentera
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le comportement des « mauvais Troglodytes », « si méchants et si féroces », en explicitant les causes de leur malheur. (Lettre XI)
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le comportement des « bons Troglodytes », en mettant au premier plan le principe fondateur de leur bonheur, la vertu (Lettres XII et XIII) et en dégageant les composantes de cette utopie.
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le rôle du discours du vieillard (lettre XIV), qui pose la question du rapport entre « pouvoir politique » et « vertu ».
Pour voir l'exposé : un diaporama
Denis DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, 1772 : le discours du vieillard tahitien
Pour lire l'extrait
Le XVIII° siècle n’est pas seulement le siècle des « philosophes », il est aussi celui de nombreuses découvertes et explorations, telle l’expédition menée par Louis Antoine de Bougainville (1729-1811). Il part de Nantes en 1766 pour un voyage autour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste.
De ce long périple, il rapporte un récit, Voyage autour du monde, publié en 1771, qui suscite de nombreux débats car on lui reproche l’absence de réelle découverte.
Mais l’ouvrage comporte d’intéressantes peintures de la vie sauvage, dont Bougainville ramène avec lui un modèle, l’« homme naturel », Aotourou, qui provoque la curiosité des salons parisiens.
En 1772, un an après la Description d’un voyage autour du monde de Bougainville, navigateur français, Diderot profite de cet ouvrage pour développer sa propre réflexion philosophique dans son Supplément au Voyage de Bougainville, sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, mais l’ouvrage n’est publié qu’à titre posthume. Dans ce dialogue, genre littéraire qui lui est cher, Diderot remet en cause plusieurs affirmations du récit de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes. Dans son chapitre IX, en effet, Bougainville évoque l’accueil que les habitants de Tahiti ont réservé aux Européens, le passage de la méfiance à une véritable hospitalité, au point qu’il compare l’île au « jardin de l’Eden ». Il mentionne, au fil de son récit, la présence d’un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux », comme une crainte « que ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ».
Cette simple remarque fournit à Diderot l’occasion, dans le chapitre II, de laisser la parole à ce vieillard : en faisant ses adieux à Bougainville, il se lance dans un violent réquisitoire contre les Européens : il dénonce leur comportement de prétendus civilisateurs et leurs abus. Parallèlement, il brosse un tableau du bonheur du peuple tahitien avant cette arrivée du colonisateur.
À travers ce tableau contrasté, quelle voie vers le bonheur Diderot propose-t-il ?
UN RÉQUISITOIRE CONTRE LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE
Le ton est donné par l’apostrophe lancée à Bougainville au début du texte, « chef des brigands qui t’obéissent », lexique qui met en valeur leur cupidité et leur absence de respect pour autrui.
Le sens de la propriété
Le premier défaut, fortement blâmé, est leur sens excessif de la propriété, mis en valeur par l’emploi de l’italique : « tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. » Cela est valable aussi bien pour les objets, comme le révèle leur colère quand les Tahitiens leur ont pris « une des misérables bagatelles dont ton bâtiment est rempli », que pour les êtres humains, « filles » et « femmes ». Ce sens exacerbé de la propriété entraîne un dangereux individualisme, et surtout un sentiment qui mène au pire, la jalousie. Ces dangers sont illustrés par le lexique péjoratif qui caractérise Bougainville et les siens, présentés comme des corrupteurs qui font régner la violence : « tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues », « Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs ».
C’est cette cupidité qui explique la colonisation, désignée ici comme « le vol de toute une contrée ». Rappelons que la richesse de l’Europe, depuis plusieurs siècles, vient des richesses rapportées des terres colonisées, matières premières, soie, épices…, et du commerce triangulaire, source de l’esclavage. Le vieillard la concrétise par des images qui soulignent cette prise de possession au moyen d’un drapeau planté en terre au nom du roi de France : « tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage », « ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. »
La violence
À ce premier défaut s’ajoute la violence, qui naît du mépris qu’inspire aux Européens celui qui, à leurs yeux, n’est qu’un sauvage, comme le montre la comparaison à un animal, sens premier du terme « brute » : « Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute ». Mais, si l’on considère le primitif comme un animal, en toute logique le monde dans lequel il vit n’est alors qu’une jungle, et non une société organisée selon des lois. C’est donc c’est la « loi de la jungle », la loi du plus fort qui l’emportera, argument de l’Européen repris avec indignation par le Tahitien : « Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? ».
Images des indigènes : le monde dit "sauvage"
La course au progrès
Enfin nous trouvons, à la fin de ce discours, une critique d’un matérialisme lui aussi jugé excessif : les Européens se sont créé des « besoins superflus » dans une quête sans fin de toujours plus de confort. Ainsi le vieillard conclut : « Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie », considérant, pour sa part, qu’il ne s’agit que de « biens imaginaires », qui ne méritent pas les « pénibles efforts » accomplis pour les acquérir. Il s’agit donc d’une remise en cause de la notion même de progrès matériel.
Allant plus loin intervient une critique qui peut paraître paradoxale dans la bouche de Diderot, philosophe des Lumières et chef de file de l’Encyclopédie, qui souhaite donc « éclairer » ses contemporains en leur transmettant des connaissances. Mais le vieillard parle ici d’« inutiles lumières », ce qui s’explique par le fait que ces connaissances ne sont pas mises au service d’un progrès moral de l’homme mais seulement de sa cupidité et de son injustice.
Ainsi Diderot donne une autre image de la colonisation que celle généralement présentée dans les récits de voyage, et singulièrement dans celui de Bougainville. Loin d’en faire l’éloge, il montre la naissance d’un conflit de valeurs dès la première rencontre des deux civilisations, et présente les Européens comme de dangereux corrupteurs d’une société naturellement bonne.
UN ÉLOGE DE LA SOCIÉTÉ TAHITIENNE
Le vieillard lance cet impératif : « Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ». Par ces adjectifs, il se place dans une perspective morale. En contrepoint de la critique, il développe donc un éloge des Tahitiens, reflet des conceptions de Diderot.
Leur innocence naturelle
Son plaidoyer s’ouvre sur une affirmation qui oppose les deux sociétés : « nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. » Ces phrases nous rappellent la conception de Rousseau : l’homme serait, à l’état de nature, un être bon et innocent ; c’est l’état social, l’état de culture qui viendrait le corrompre.
Ainsi dans cet état de nature l’homme vit en harmonie avec son environnement dont il tire les ressources nécessaires, ce que met en valeur l’antéposition syntaxique : « Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. » Dans son discours, le vieillard multiplie d’ailleurs les références à la nature, en évoquant la « rive », les « pierres », « l’écorce » des « arbres », les « champs ». Il donne des exemples d’une vie simple, où, comme le sage épicurien, l’homme modère ses désirs à ses besoins naturels : « Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? »
Pour illustrer l'innocence de la vie tahitienne, à l'arrivée de Bougainville
Cette « innocence », au sens premier incapacité de nuire, induit forcément la fraternité. Non seulement, elle règne dans la société tahitienne, mais le vieillard l’élargit au-delà des Tahitiens, à l’ensemble des peuples, la faisant reposer sur l’image d’une Nature « mère », créatrice et nourricière, dont les peuples deviennent alors les enfants : « « Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ». On notera les procédés d’écriture qui soutiennent cette image de fraternité, avec l’apposition qui met en valeur « le Tahitien », et le chiasme dans la construction des pronoms, qui le place au centre d’une union étroite entre les deux peuples : « quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? »
L'égalité
C’est une autre conséquence de l’état de nature, donc en dehors de la première caractéristique de la société française au XVIII° siècle, fondée sur la distinction des « ordres », c’est-à-dire strictement hiérarchisée. En établissant des « privilèges », la société européenne a séparé les hommes et créé de nombreux conflits. Pour le Tahitien, la première nécessité est de survivre, et pour cela chacun a besoin des autres. Il n’y a donc aucune raison de nuire à autrui : pourquoi détruire celui dont on pourrait un jour avoir besoin ? Cela s’associe à une mise en commun des possessions, résumée par une brève formule qui sonne comme une maxime : « Ici tout est à tous ». Cette mise en commun s’applique également aux épouses : « Nos filles et nos femmes nous sont communes ». Nul besoin de lois sur le mariage, de contrat autour de la dot, puisque, dans l’état de nature il s’agit d’abord d’assurer la préservation de l’espèce, sans mettre en œuvre un quelconque sentiment amoureux.
Le sceau de la Société des Amis des Noirs, 1788
La liberté
Mais c’est la liberté qui occupe le plus de place dans ce passage, valeur soutenue par une solide argumentation. Elle est proclamée dès le début dans une phrase brève et énergique, « Nous sommes libres », repris dans une question rhétorique : « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? » Elle est sera ensuite, tout au long du texte, associée au « bonheur » et opposée à l’idée d’« esclavage », terme qui apparaît trois fois dans le texte.
Cette liberté s’exerce aussi bien au niveau individuel que collectif. Puisque les Tahitiens sont « enfants de la nature », aucune raison que l’un des « enfants » prenne le pas sur l’autre. De même, puisque leur seule autorité est la loi de « nature », comment pourraient-ils accepter de dépendre d’un autre maître ?
Le discours, en réponse au mépris que lui porte l’Européen, revalorise donc celui que l’on juge alors comme « sauvage », le Tahitien, et ses valeurs, qui représentent, en fait, les futures valeurs républicaines.
Moreau le Jeune, Le Code noir, XVIIIe siècle. Gravure, BnF
LA STRATÉGIE ARGUMENTATIVE
Diderot ne choisit ni l’essai philosophique, ni l’apologue, mais le discours, pris en charge par un personnage. L’oralité fictive permet d’unir l’art de convaincre, de faire appel à la raison de l’interlocuteur, ici Bougainville qui représente, en fait, le lecteur européen, à l’art de persuader, de toucher les sentiments, le cœur, par le ton adopté.
L'appel à la raison
Pour défendre le droit de son peuple à la liberté, Diderot prête au vieillard deux formes d’argument.
L’argument a fortiori lui permet de souligner la contradiction du comportement des Européens : « Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée. » Cet argument repose sur une opposition entre le plus petit, minimisé par le lexique péjoratif, « une des méprisables bagatelles », et le plus grand, « toute une contrée ». Si l’Européen refuse au Tahitien le droit de prendre un seul objet, est-il logique que lui-même s’arroge le droit de lui prendre son pays même ? Cette contradiction, avec un connecteur « et » équivalent à une opposition, est mise en valeur par la simultanéité : « dans le même instant ».
L’argument a contrario consiste à inverser la situation pour faire ressortir l’absence de logique. Deux cas figurent dans le texte.
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L’hypothèse inverse posée par le vieillard, avec une description imagée, « Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti », conduit à une question rhétorique : « qu’en penserais-tu ? »
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L’accumulation d’exemples de l’accueil offert à Bougainville par les Tahitiens est fondée sur une opposition entre le « nous » et le « tu » dans une série de questions rhétoriques : « Tu es venu, nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? »
Dans ces deux cas, les questions restent sans réponse, mais le lecteur, invité à se mettre à la place du Tahitien, peut aisément conclure, en fonction du vieil adage : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » C’est donc une éthique de réciprocité que rappellent ces formes de raisonnement.
L'accueil de Bougainville à Tahiti. XVIII° siècle. Pastel
L'appel au cœur
Le tutoiement envers Bougainville place immédiatement ce vieillard, symbole traditionnel de sagesse, en position de supériorité.
Mais, ce vieillard est censé être un sauvage, Diderot lui prête donc des phrases courtes, mais cette brièveté renforce son discours, par exemple dans les affirmations successives des lignes 2 à 7. Diderot joue sur le double rôle du connecteur « et », à la fois ajout qui amplifie l’énumération des dégâts causés par le colonisateur, et opposition pour souligner les différences entre ces deux sociétés. Le texte devient alors semblable à un réquisitoire pris en charge par un procureur dans un tribunal. Ce rôle justifie aussi son interpellation de l’interprète, « Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal », tel un témoin qu’il ferait venir à la barre.
L’oralité lui permet aussi de mettre en œuvre des modalités de phrases expressives, injonctives, exclamatives et interrogatives.
Ainsi, cette supériorité le conduit à multiplier les ordres : « écarte promptement ton vaisseau de notre rive », « Laisse-nous nos mœurs ». C’est sur une double injonction que se ferme le passage : « Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. » Le lexique oppose nettement les deux conceptions du bonheur : l’idéal européen, « les commodités de la vie », est qualifié de « biens imaginaires », et les Tahitiens répondent au mépris européen en se définissant, à l’inverse, comme « des êtres sensés » : ils préfèrent le repos au travail épuisant.
Le discours est également ponctué d’exclamations, qui prennent une valeur double. Plusieurs expriment l’indignation du locuteur : « tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! », « Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! » Mais certaines, qui reprennent les arguments de l’adversaire, sont chargées d’ironie : « Ce pays est à toi ! », « Tu es le plus fort ! »
Mais la modalité la plus présente est l’interrogation. Toutes les questions sont rhétoriques.
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Parfois, la réponse précède la question : « Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc pour faire des esclaves ? »
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Parfois, la réponse figure dans la question même, par le choix du lexique : « Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? » L’adjectif « superflus » implique par avance une réponse négative.
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Enfin, le plus souvent, c’est le raisonnement qui induit la réponse, en montrant l’absence de logique : « Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? », ou « Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? ».
L’attaque de l’accusé est donc marquée par une vive colère, en relation avec les torts subis par les victimes. L’attaque est violente car, au-delà des Européens colonisateurs, sont dénoncés tous les préjugés des Français à l’égard de peuples qu’ils considèrent comme inférieurs, et même la monarchie absolue, puisque c’est au nom du roi que se pratique la colonisation.
CONCLUSION
Ce passage présente un double intérêt.
D’une part, il traduit l’engagement, caractéristique des « philosophes des Lumières », en faveur de ceux qu’on méprise et qu’on opprime. En réponse aux lois qui le fondent, depuis le « Code noir » mis en place sous Louis XIV, ce texte pose la question du « droit » de mettre des peuples en esclavage. En cela, il annonce déjà l’idée des « Droits de l’homme » qu’établira la révolution française de 1789.
D’autre part, il présente un des débats essentiels du XVIII° siècle, autour des notions philosophiques de « nature » et de « culture », c’est-à-dire, en fait, sur celle de « civilisation », terme jusqu’alors réservé aux habitants des cités, aux « citoyens ». Peut-on parler de « civilisation » pour ces peuples si primitifs ? Leur état de « nature » peut-il constituer leur « culture » ? En général, à ces deux questions, le XVIII° siècle a répondu « non », considérant que la « civilisation européenne » est préférable, car elle seule peut éloigner l’homme de sa « barbarie » originelle, et peut l’élever en l’éclairant. C’est là la conception de Voltaire, par exemple. Face à cela, cet extrait représente le courant de pensée inverse, celui que soutient, notamment, Rousseau, qui repose sur la mise en place de ce que l’on a appelé « le mythe du bon sauvage » : le monde « naturel » y apparaît comme un paradis, détruit par une civilisation corruptrice.
Danse des femmes à Tahiti, 1790. Gravure
Mais alors, comment atteindre le bonheur ? Ce « paradis » étant irrémédiablement perdu, l’homme est-il condamné au malheur ? Au moins pourrait-il tenter, répond Diderot ici, de comprendre quelles sont les valeurs qui le fondaient, comment et pourquoi elles ont été détruites, et faire en sorte de les rétablir pour améliorer sa propre civilisation…
Au lecteur, à présent, de juger le bien-fondé de cette dénonciation de Bougainville, c’est-à-dire de juger son propre comportement d’Européen et les valeurs qui le poussent à agir.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1776-1778 : "Dixième promenade"
Pour lire l'extrait
De la biographie de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ressortent trois traits fondamentaux :
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Sa jeunesse instable : il a quitté l’école très jeune pour entrer en apprentissage, mais a aussitôt manifesté son goût pour la liberté et les longues marches dans la nature.
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Autodidacte, non formé aux jeux brillants de la conversation, il a toujours été mal à l’aise dans les salons mondains, face aux autres philosophes des Lumières.
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Victime d’une censure sévère, les persécutions, réelles, qu’il a subies l’ont rendu paranoïaque.
Rousseau, dans son cadre
Rousseau, en 1776, vient d’achever une longue auto-justification en réponse à ses « ennemis », intitulée Dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques. Persuadé qu’on en empêchera la publication, il décide d’aller confier son manuscrit à Dieu en le déposant derrière le maître-autel de la cathédrale Notre-Dame, à Paris. Mais il ne peut y accéder, car la grille du chœur est fermée. Il considère alors cet obstacle comme un signe de la Providence, et peu à peu accepte ce verdict. C’est dans cet état plus résigné qu’il commence à rédiger ses Rêveries du promeneur solitaire, œuvre à laquelle sa mort met fin.
Un postulat traverse et explique toute l’œuvre de Rousseau, qu’il pose très tôt, en 1750, dans son Discours sur les sciences et les arts : l’homme est originellement bon, c’est la société qui le corrompt. Cette thèse soutient à la fois ses réflexions philosophiques et l’image qu’il donne de lui-même dans ses autobiographies, et que reflète le titre des Rêveries du promeneur solitaire. Il joue sur tous les sens du mot « rêverie » :
Originellement, c’est une sorte de délire, causé par une maladie, donc producteur d’idées extravagantes, non reconnues par la société. Ainsi s’explique l’adjectif « solitaire ».
Puis, le terme perd ce sens péjoratif, pour définir une méditation profonde, métaphysique, philosophique. Associé à l’idée de « promenade », il nous rappelle l’École péripatéticienne de la Grèce antique, dont le fondateur, le philosophe Aristote, enseignait à ses élèves en marchant.
Enfin, dérivé de « rêve », il traduit un état plus flou, presque indicible, où la pensée vagabonde au fil des sensations, des émotions, des sentiments, en s’éloignant de la réalité. C’est un état de conscience passif, généralement agréable, qu’une « promenade solitaire » ne peut que favoriser.
L’œuvre se compose de « dix promenades », autant de souvenirs des moments importants de son existence. Elle ne suit pas la chronologie, comme le prouve ce passage, la dernière des « promenades », mais qui remonte aux années 1732-1739, époque où Rousseau, âgé de vingt ans, est retourné vivre auprès de madame de Warens.
Quelles sont les composantes du bonheur que Rousseau dépeint dans ce passage ?
LES CONDITIONS DU BONHEUR
Un parallélisme syntaxique souligne les deux sources indispensables au bonheur, l’amour et la nature : « J’avais besoin d’une amie selon mon cœur, je la possédais. J’avais désiré la campagne, je l’avais obtenue. »
L'amour
Rousseau a seize ans quand il quitte Genève, où il effectue son apprentissage, et part errer quelques jours sur les routes, puis le curé chez lequel il s’est réfugié l’envoie chez la baronne de Warens, à Vevey, alors âgée de trente ans, qui doit accompagner sa conversion au catholicisme. Il raconte, dans ses Confessions, le coup de foudre de leur première rencontre, mais il la quitte après quelques mois. C’est en 1731 qu’il revient vivre auprès d’elle.
Le texte montre l’ambiguïté de leur relation : d’un côté, il la nomme « Maman », appellation officialisée par la majuscule ; de l’autre, il la définit comme « une amie selon [s]on cœur », annonce de ce que les Romantiques au XIX° siècle nommeront l’âme-sœur, souvenir du mythe platonicien de l’androgyne. La relation est donc un mélange de l’amour pour une « femme pleine de complaisance et de douceur » et celui d’un fils pour une mère. L’on y sent plus le manque affectif, le « besoin » de celui qui a ouvert ses Confessions sur la mort de sa mère, à sa naissance, que la passion amoureuse. En témoigne l’évocation de la « complaisance » et de la « douceur », des « soins affectueux » dont il est l’objet de la part de Mme de Warens. D’ailleurs, l’emploi du participe passé, « aimé d’une femme », met en évidence cette forme de passivité, toute enfantine : Rousseau accorde plus d’importance au fait d’être aimé que d’aimer lui-même.
Madame de Warens. Gravure d'après Quentin de La Tour
La nature
Elle est mentionnée dès la citation du « Préfet du Prétoire » qui « s’en alla finir paisiblement ses jours à la campagne », et mise en parallèle à son propre choix : « J’engageai Maman à vivre à la campagne. » Le même rôle est accordé, dans les deux cas à ce choix :
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Le préfet a été « disgracié », rejeté donc par l’empereur Vespasien, c’est donc pour lui une forme d’exil.
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En décrivant le lieu de ce séjour campagnard, « Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asile », Rousseau suggère aussi qu’il s’agit de s’éloigner de la société, de s’en protéger même avec le terme « asile ».
La différence est que l’exil est imposé à Vespasien, alors qu’il est voulu par Rousseau, et sa localisation est révélatrice de ses goûts : « le penchant d’un vallon » situe la maison à mi-hauteur, le « vallon » l’enserre, la protège comme une clôture, mais elle surplombe le fond de la vallée. C’est donc un lieu intermédiaire, ni trop ouvert, ni trop fermé, symbolique de la façon dont Rousseau veut se placer par rapport à la société, à l’écart, mais au-dessus.
La maison des Charmettes
La vie à la campagne, telle que l’évoque Rousseau, offre deux raisons d'être heureux.
D’une part, il peut s’y livrer à « des occupations champêtres » souvent évoquées dans ses œuvres : il se plaît à herboriser, il raconte les cueillettes, les moissons… , une vie campagnarde idéalisée, saine et naturelle, où règnent « le calme et la paix ».
D’autre part, alors qu’il est gauche et maladroit en société, dans « le tumulte et le bruit » de la ville, dès sa jeunesse les voyages à pied développent en lui l’amour de la nature, ce qui lui permet de fonder sa personnalité : « Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. »
Par ces deux critères sur lesquels il fonde son bonheur, Rousseau annonce déjà le romantisme du XIX° siècle : amour de la solitude au sein de la nature, et rôle de la femme aimée, à la fois mère, amie et amante, donc source d’un amour total, absolu.
Rousseau herborise à Ermenonville
UN BONHEUR INTÉRIEUR
À l’inverse de la plupart des philosophes de son époque qui relient le bonheur à l'amélioration de la société, la voie vers le bonheur, pour Rousseau, est un itinéraire intérieur.
La liberté intérieure
Elle revient tout au long du texte, comme un leitmotiv, et indissociable de l’éloignement de la société. Selon Rousseau, en effet, la société aliène l’homme, toujours obligé de porter un masque face aux regards d’autrui qui l’obligent à paraître ce qu’il n’est pas. En revanche, dans la solitude, l’homme peut se laisser aller à montrer sa véritable nature : « où je fus moi pleinement, sans mélange, et sans obstacle ».
Le parallélisme, « je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être », souligne la double image de cette liberté.
C’est d’abord la liberté d’action, de « faire », répétée à la fin du texte avec la négation restrictive : « je ne faisais que ce que je voulais faire ». L’être est donc autonome ; il se donne à lui-même ses propres lois : « Je ne pouvais souffrir l’assujettissement, j’étais parfaitement libre et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements ».
Vient ensuite une liberté plus complexe, celle de se construire soi-même en suivant les désirs de sa nature : « je fus ce que je voulais être ». Ainsi, ce séjour à la campagne, éloigné de la société corruptrice et sous l’influence d’une femme aimante, ne peut que permettre le respect de la nature originelle de l’être, fondamentalement bonne : « par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme, encore simple et neuve, la forme qui lui convenait davantage, et qu’elle a gardée toujours ».
Rien ne vient donc contraindre l’être, dans cet état de solitude éloigné de la société, qui peut alors, conformément à l’ancien adage de l’antiquité grecque, se « connaître soi-même » : « Sans ce court mais précieux espace je serais resté peut-être incertain sur moi ». Rousseau oppose nettement cette période où il était maître de lui-même aux moments, dépeints par un lexique péjoratif, où il a été dépendant d’autrui, et même victime des « passions d’autrui » : « car tout le reste de ma vie, facile et sans résistance, j’ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d’autrui que, presque passif dans une vie aussi orageuse, j’aurais peine à démêler ce qu’il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n’a cessé de s’appesantir sur moi. »
L'importance des sentiments
Le bonheur que dépeint Rousseau ne repose ni sur la richesse matérielle, ni sur des éléments culturels ou sociaux, mais vient entièrement de son « âme », de son « cœur », nourri par cette vie au sein de la nature : il peut alors se laisser aller aux « sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. » Il s’agit donc de rentrer en soi-même : en affirmant, « J’ai besoin de me recueillir pour aimer », il fait de cette solitude dans la nature un temps de « contemplation », comme une sorte de prière intérieure, qui permet de retrouver la vérité de son cœur, l’importance des sentiments : « le calme et la paix les raniment et les exaltent. » Là où la société avait étouffé ces sentiments, les voilà « ranim[és] » et le verbe « exalter », étymologiquement, les rend plus élevés, plus nobles.
Rousseau : la méditation au sein de la nature
Le bonheur et le temps
La question que pose la quête du bonheur est celle de sa durée, une fois qu’on pense l’avoir trouvé : le bonheur n’est-il pas condamné à être éphémère ? La dernière phrase de l’extrait la formule : « ma seule peine était la crainte qu’il ne durât pas longtemps, et cette crainte née de la gêne de notre situation n’était pas sans fondement. » Rousseau ne pouvait pas ne pas comprendre que ce mode de vie à l’écart, cette relation entre un tout jeune homme et une femme plus âgée, risquent d’être blâmés par les normes d’une société encore stricte.
À cette question, Rousseau apporte une double réponse dans cet extrait.
Il admet la fragilité du bonheur, en soulignant sa brièveté, déjà par le contraste des durées dans la citation du préfet : « j’ai passé soixante et dix ans sur la terre et j’en ai vécu sept. » C’est sur cette même brièveté que s’ouvre l’extrait, « cet unique et court temps de ma vie », formule reprise en chiasme par « ce court mais précieux espace », puis par « ce petit nombre d’années », enfin précisé par « l’espace de quatre ou cinq ans ». Cette brièveté est mise en valeur par le contraste avec « tout le reste de ma vie », avec « la dure nécessité » qui a pesé douloureusement sur lui.
Mais, à ses yeux, ce n’est pas la durée qui en fait le prix, mais l’intensité, accentuée par les choix lexicaux, les adverbes d’intensité, par exemple, « Je fus moi pleinement », « je puis véritablement dire avoir vécu », ou les termes qui effacent le contraste de durée : « dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siècle de vie » ou « un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent a d’affreux. »
Une autre faculté humaine soutient cette intensité, la mémoire, qui permet de prolonger ce bonheur en le revivant, comme l’exprime avec force la litote : « Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie ». Ce bonheur, même perdu, peut être ranimé : il s’inscrit alors dans la durée. Peut-être cela explique-t-il le choix fréquent de l’écriture autobiographique chez Rousseau, comme moyen d’oublier ses chagrins et les persécutions dont il se juge l’objet ?
CONCLUSION
Dans ce passage, à travers le récit de son expérience personnelle, Rousseau nous propose une forme intimiste de bonheur, fondé sur la « contemplation », c’est-à-dire le fait de jouir des sensations au sein de la nature, à la fois protectrice et source de plaisirs simples, sur l’écart par rapport à une société qui aliène et altère la nature de l’homme, et sur un amour dépourvu des orages de la passion précisément parce qu’il est vécu loin du regard d’autrui.
Par les composantes sur lesquelles il fonde le bonheur, Rousseau annonce le mouvement romantique, la place accordée à l’amour et l’harmonie entre le macrocosme, la nature, et le microcosme, l’âme. Mais, là où les Romantiques tirent de cette conception une profonde mélancolie, Rousseau y trouve une plénitude, une intensité, que l’écriture autobiographique lui permet de revivre.
Jacques-Henri BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Paul et Virginie, 1788 : extrait
Louis Lafitte, Bernardin de Saint-Pierre, XIX° siècle. Gravure, 28,5 x 19,5. Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris
Pour lire l'extrait
Comme plusieurs de ses contemporains, Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) est un passionné de voyages, à travers l’Europe, mais est surtout marqué par un séjour de deux ans à l’île de France, aujourd’hui île Maurice. Cet ami de Rousseau, qui partage avec lui son amour de la nature, y découvre une sorte de paradis terrestre. Après Voyage à l’île de France, récit nourri de descriptions paru en 1773, il commence à publier, en 1784, un immense ouvrage, Études de la nature, destiné à montrer la perfection d’une nature ouvrage de la divine Providence qui l’a organisée pour le bonheur de notre cœur. Pour Bernardin de Saint-Pierre, en effet, le bonheur n’est pas associé au rôle de la raison, mais à l’épanouissement des sentiments.
Le quatrième volume de cette œuvre est Paul et Virginie, un court roman, qui sert d’exemple à la voie qu’il propose pour trouver le bonheur : « J’ai tâché d’y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l’Europe. […] J’ai désiré réunir à la beauté de la Nature, entre les Tropiques, la beauté morale d’une petite société. Je me suis proposé aussi d’y mettre en relief plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci, que notre bonheur consiste à vivre selon la nature et la vertu », explique-t-il lui-même.
L’intrigue de ce que l’écrivain qualifie d’« humble pastorale » est très simple : elle raconte d’abord la vie de deux Françaises, Madame de la Tour et son amie Marguerite, qui élèvent ensemble leurs deux enfants, pour la première une fille, Virginie, pour la seconde un fils, Paul. Le départ de Virginie pour l’Europe est une douloureuse séparation, mais plus tragique encore sera son retour, quand la bateau qui la ramène fait naufrage sous les yeux de Paul, impuissant à sauver sa bien-aimée de la noyade.
Le narrateur est un vieillard de l’île qui raconte cette histoire à celui qui représente l’écrivain, à sa demande : « Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. »
Maurice Lenoir, Paul et Virginie, 1900. Gravure de l’édition Taillandier
La nature
La nature garde un aspect sauvage que ne masque pas le narrateur évoquant la « pluie qui tombait par torrents sur la couverture de leurs cases » ou les « vents qui leur apportaient le murmure lointain des flots qui se brisaient sur le rivage ». Mais il est possible de s’en protéger, dans les cases, ou « à l’ombre de ces rochers » pour fuir l’ardeur du soleil.
En fait, la nature est d’abord une mère bienfaitrice, qui fournit en abondance les ressources nécessaires à l’homme. Les énumérations sont nombreuses pour décrire les productions exotiques : « des calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d’oranges, de grenades, de bananes, d’attes, d’ananas, offraient à la fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies, et les sucs les plus agréables. », « des sorbets et des cordiaux avec le jus des cannes à sucre, des citrons et des cédrats. » Ces nourritures unissent la santé, la beauté et le plaisir des sens, bien supérieurs en cela aux mets trop frelatés qu’offrent les repas occidentaux. Même les objets nécessaires à la vie quotidienne sont offerts par la nature : « des nattes d’herbes et des paniers de bambou ».
Pharamond Blanchard, Paul et Virginie, 1844. Huile sur toile, 10,5 x 60. Collection privée
Ainsi, la nature se charge d’un sens symbolique : par sa puissance, elle rappelle à l’homme sa petitesse dans l’univers, mais, en même temps, elle lui offre sa protection et les moyens de sa survie. Elle devient la preuve de l’existence d’une providence divine, « un temple divin, où ils admiraient sans cesse une Intelligence infinie, toute-puissante, et amie des hommes. » : « Elles bénissaient Dieu de leur sécurité personnelle, dont le sentiment redoublait par celui du danger éloigné. »
La vertu
Puisque cette nature reflète le divin, elle ne peut que favoriser une vie conforme aux valeurs morales.
L’union des cœurs
L’extrait nous montre une vie pastorale fondée sur l’harmonie. Déjà, hommes et animaux vivent en bonne entente (« vos repas champêtres qui n’avoient coûté la vie à aucun animal ! »), mais surtout une égalité règne par le partage des tâches : « maîtres et serviteurs » travaillent ensemble, et les enfants apprennent des parents : « Virginie, instruite par Marguerite et par sa mère », sait préparer les repas.
Deux moments du récit en apportent la preuve :
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Le ton se fait lyrique pour chanter l’amour profond qui unit les mères à leurs enfants : « Combien de fois dans ce lieu vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices ! »
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C’est l’amour aussi qui règle leurs occupations, qui n’ont rien de frivoles mais, au contraire, sont mises au service du bonheur d’autrui : « Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du lendemain. Il méditait toujours quelque chose d’utile pour la société. Ici les sentiers n’étaient pas commodes ; là on était mal assis ; ces jeunes berceaux ne donnaient pas assez d’ombrage ; Virginie serait mieux là. »
Générosité et altruisme
Mais cette harmonie ne se limite pas au cadre étroit des deux familles. Elle s’élargit à l’humanité entière, comme le prouvent les réactions des enfants face aux récits racontés à la veillée : « À ces récits les âmes sensibles de leurs enfants s’enflammaient ; ils priaient le ciel de leur faire la grâce d’exercer quelque jour l’hospitalité envers de semblables malheureux. »
Ainsi, la vie dans ce cadre naturel, à l’écart de la société dite « civilisée », loin d’être une régression à l’état sauvage, permet à l’homme de retrouver sa bonté originelle, d’où l’exclamation qui ouvre le passage : « Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l’innocence vos premiers jours en vous exerçant aux bienfaits ! »
Melchior Descourtis, Paul et Virginie, XVIII° siècle. Aquarelle, 38,7 x 45,7. Collection privée
La ferveur religieuse
Déjà les récits racontés, « quelques histoires de voyageurs égarés la nuit dans les bois de l’Europe infestés de voleurs, ou le naufrage de quelque vaisseau jeté par la tempête sur les rochers d’une île déserte », conduisent à une prière. Nul besoin donc d’une instruction scientifique, ni d’exercer la raison, il suffit de se laisser guider par la sensibilité naturelle, et la force du sentiment.
L’instruction, dans ce cadre naturel, fait tout naturellement appel aux textes religieux : « De temps en temps madame de la Tour lisait publiquement quelque histoire touchante de l’ancien ou du nouveau Testament. » Mais là encore, l’adjectif « touchante » montre que l'important est d’abord le sentiment : « Ils raisonnaient peu sur ces livres sacrés ; car leur théologie était toute en sentiment, comme celle de la nature ». Les dogmes s’effacent, les rites aussi, et toute la religion consiste en un chant de louange : « Ils n’avoient point de jours destinés aux plaisirs et d’autres à la tristesse. Chaque jour était pour eux un jour de fête ». Bernardin de Saint-Pierre s’éloigne ainsi, même s’il mentionne les « évangiles », d’un culte organisé pour se rapprocher de ce que l’on a nommé, au XVIII° siècle, le déisme, image d’un être au « pouvoir suprême », croyance en laquelle l’homme puise ses forces : « ce sentiment de confiance dans le pouvoir suprême les remplissait de consolation pour le passé, de courage pour le présent, et d’espérance pour l’avenir. »
CONCLUSION
Bernardin de Saint-Pierre marque le début d’un nouvel exotisme, qui n’est plus celui des Mille et une Nuits, un rêve de plaisirs orientaux. Il devient une fuite loin des corruptions de la société dite « civilisée », pour retrouver, au sein d’une nature encore préservée, le bonheur du paradis perdu. « [R]entrer dans la nature », comme l’ont fait ces deux femmes, est donc le moyen de retrouver l’union avec l’Être suprême, perdue depuis que l’homme a été chassé du paradis.
Contrairement à ce qui a caractérisé le siècle des Lumières, Bernardin de Saint-Pierre rejoint Rousseau dans son hymne à la nature, et dans sa conception du rôle de la foi. Dans sa Profession de foi du vicaire savoyard, extrait du livre IV d’Émile ou de l’Éducation (1762), qui a largement contribué à sa condamnation, Rousseau explique que l’existence de Dieu est garantie par l’ordre de la nature, confirmée par le sentiment intérieur, et que l’homme dispose d’une conscience, instinct divin qui le guide dans sa vie quotidienne. Ainsi, non seulement la nature apparaît comme une mère pour l’homme, mais elle permet l’épanouissement de cet instinct qui porte naturellement l’homme, originellement innocent, vers la vertu, la générosité, l’égalité…
Moreau le Jeune, Émile et le
vicaire, 1778. Gravure. Bibliothèque de l’Arsenal, Paris
Le paysage dans la peinture : Joseph Vernet, Soir d'été, paysage d' Italie, 1773
Joseph Vernet, Soir d'été, paysage d'Italie, 1773. Huile sur toile, 89 x 133. Musée national de l'art occidental, Tokyo
Jusque dans la seconde partie du XVIIIème siècle, le paysage n'a qu'un rôle secondaire dans le tableau : il sert de cadre aux personnages, qu'il s'agisse d'une scène mythologique ou d'une "fête galante". Mais avec le développement des voyages, avec le goût croissant pour la nature, la découverte de la montagne ou de la campagne, le paysage commence à avoir une existence autonome. Joseph Vernet (1714-1789), est, en France, l'initiateur de ce changement. Il découvre, à l'occasion d'un voyage en Italie, la mer, et inaugure, avec ses "vues de port", les marines. Il peint aussi les escarpements des paysages italiens, et des "tempêtes". Ses tableaux cherchent à la fois à représenter une nature plus authentique, sa luminosité, sa force, ses mouvements, et à mettre en valeur les sentiments qu'elle suscite : c'est ce que Diderot admire en lui, les émotions qu'il fait naître.
Pour voir le diaporama d'analyse
Conclusion sur le corpus
Bilan sur la problématique à partir du corpus
« Quelle voie les écrivains du « siècle des Lumières » proposent-ils de suivre dans leur quête du bonheur ? »
« Hic et nunc », ici et maintenant, « le paradis terrestre est où je suis », écrit Voltaire en conclusion de son long poème, Le Mondain. Avec la prospérité croissante et la prééminence accordée à l’individu, le XVIII° siècle s’éloigne de la conception religieuse qui rejette le bonheur dans l’au-delà, dans le salut à construire par un respect absolu des dogmes et des valeurs chrétiennes.
La quête du bonheur terrestre est donc légitimée par les penseurs du siècle des Lumières. Mais deux courants s’opposent, tout en se combinant, dans les voies proposées pour l’atteindre :
D’une part, il y a ceux qui considèrent que le bonheur individuel ne peut s’inscrire que dans une dimension collective, sociale. On ne peut, selon eux, être heureux seul, au milieu d’un monde d’injustices, d’abus et de misères. Il importe donc d’abord de corriger cette société. C’est donc à la politique de construire les conditions du bonheur, fondées sur un régime politique plus « éclairé », sur des lois et une économie plus justes. Bien sûr, selon les philosophes, les principes divergeront : pour les uns, s’impose une monarchie constitutionnelle, pour les autres, une démocratie, certains prônent une religion nouvelle, plus universelle, le déisme, d’autres vont jusqu’à l’athéisme, on discute des mérites du libéralisme, on récuse l’esclavage… Les principes s’affrontent, mais tous conviennent que seule la connaissance est un gage de progrès, qui rendra la société globalement plus heureuse.
D’autre part, naissent des conceptions plus intimistes du bonheur, telle celle que développe Mme. du Châtelet dans son Discours sur le bonheur, en 1747.
II faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions satisfaites ; je dis des goûts, parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui demander quelque chose.
Madame du Châtelet, Discours sur le bonheur, 1746-1748, publié en 1779 à titre posthume
Pour eux, il ne suffit plus de fonder le bonheur sur la raison, qui entend lui donner une universalité, mais sur les sentiments, plus subjectifs, au premier rang desquels le sentiment amoureux, représentés dans le corpus par Marivaux, à travers son héroïne Marianne, ou par Rousseau.
Mais dans cette finalité plus subjective, où se reconnaît l’importance prise par les philosophies sensualistes de Locke et de Condillac, à nouveau se distinguent deux tendances.
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Revendiquant la liberté, de pensée, mais aussi de mœurs, un premier courant associe le bonheur au plaisir. Il s’agit de laisser parler les instincts vitaux de l’homme au lieu de les réprimer. C’est ce qu’illustre Voltaire, à travers le matérialisme du Mondain. Poussé à l’extrême, ce courant devient le libertinage, comme le pratiquent les personnages des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos avec leur refus du conformisme, leur exaltation de toutes les désobéissances, leur refus de se soumettre aux lois et aux règles sociales pour exalter le plaisir de la sensualité.
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La seconde tendance, à la fin du siècle, marque, à l’inverse, un rejet du matérialisme, du développement économique, du luxe alors prôné pour montrer le bonheur d’une vie plus simple, qui s’éloigne de la société pour se rapprocher de la nature. Le bonheur s’associe alors à l’idée de « vertu », et à une morale instinctive, naturelle, née du cœur.
À chacun de trouver la route qui le conduira au bonheur. Mais cette idée de « vertu » unit aussi les deux grands courants du siècle, hormis le libertinage, car elle garantit aussi bien l'équilibre intérieur, condition du bonheur intimiste, que la marche vers un progrès collectif : sans définir le bien et le mal, le juste et l’injuste, sans lutter courageusement contre ce qui peut provoquer le malheur des hommes, impossible d’envisager une réelle amélioration de soi-même comme de la société.
Le philosophe des Lumières : son rôle
L'article "Philosophe", écrit par le philosophe César Dumarsais et paru dans le tome XII de l'Encyclopédie, en 1765, permet de comprendre le rôle que se sont donné les philosophes au siècle des Lumières.
Le texte s’ouvre sur une double opposition
La première distingue le « philosophe », qui pose comme principe fondamental la « raison », donc une faculté de l’esprit dont tout homme est doté, et le chrétien, mû lui par « la grâce », c’est-à-dire par un don divin, donc extérieur à lui.
La seconde distingue « les autres hommes » et le « philosophe », au moyen d’une image : les premiers « marchent dans les ténèbres », le philosophe, lui, est « précédé d’un flambeau ». Il est donc éclairé parce qu’il agit d’abord en privilégiant l »a raison » là où le reste des hommes suivent d’abord les « passions ». Cette image illustre l’appellation même de « siècle des Lumières ».
[…] La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.
La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblance ce qui n'est que vraisemblance. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé [...]
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire et dans quelqu'état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres ; et pour en trouver, il faut en faire, ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile […]
César Dumarsais, Encyclopédie, XII, 1765 : article "Philosophe"
La suite du texte est centrée sur les caractéristiques du philosophe, qui soulignent sa valeur exceptionnelle.
D’abord, Dumarsais s’intéresse à sa quête de la vérité. Une nouvelle image oppose cette vérité, liée à la stricte observation du réel, à « l’imagination », comparée à une « maîtresse » trompeuse. D’où l’énumération qui montre l’effort du philosophe pour « démêler » le « vrai » du « faux », et le « vrai » du vraisemblable »demeurer indéterminé, c’est-à-dire suspendre son jugement, et, de façon modeste, reconnaître son ignorance. Ce sera tout particulièrement le cas dans le domaine de la métaphysique, où l’homme « n’a point de motif pour juger », d’où le déisme d’un Voltaire ou l’athéisme. Le philosophe ne suit aucun principe extérieur – donc pas les dogmes d’une religion – mais se donne à lui-même ses « véritables principes » par l’exercice de sa raison de son « esprit d’observation et de justesse ».
La fin du texte inscrit le philosophe dans l’espace public, si important en ce siècle où se multiplient les lieux de rencontre, salons, cafés, clubs… En cela, Dumarsais s’oppose nettement à Rousseau, qui considère « le commerce des autres « comme aliénant et corrupteur : en cela, il est le « monstre » que critique Dumarsais, celui qui se juge « en exil » et « en pays ennemi » quand il est en société. Bien au contraire, aux yeux de Dumarsais et de tous les autres philosophes des Lumières, l’homme est fait pour « vivre en société », et il lui appartient donc de « travaille[r] à acquérir les qualités sociables. » La formule finale, « c’est un honnête homme » rappelle l’idéal classique du XVII° siècle, mais Dumarsais le complète par deux notions propres à son époque. D’une part, il souligne celle de « plaisir », dont il fait une composante de la vie harmonieuse en société : « il veut trouver du plaisir avec les autres ; et pour en trouver, il faut en faire », donc « plaire ». D’autre part, il doit se « rendre utile », c'est-à-dire se mettre au service de sa société pour l’améliorer.
Ces deux termes « plaire » et « utile » résument la double finalité des écrits des Lumières et les formes prises par l’argumentation, associant, comme dans les romans par le biais des personnages et de leurs aventures, ou dans les apologues, anecdote des Troglodytes ou fiction des Lettres persanes, ou encore conte philosophique, le divertissement du récit à la leçon instructive.
Le café Procope, vers 1779. Gravure, aquatinte coloriée. BnF
DEVOIR : Le triomphe de l'esprit critique
Pour voir les textes
Le corpus comporte quatre extraits :
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Fontenelle, Histoire des oracles, 1687 : chapitre IV, « La dent d’or », extrait
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Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre XI, « Les méchants Troglodytes », extrait
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Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, 1726 : 1ère partie, Voyage à Lilliput, chapitre IV, extrait
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Voltaire, Zadig ou La Destinée, 1747 : chapitre VII, extrait
Le sujet demande de construire une synthèse sur la dimension critique de ces textes, en montrant en quoi ils sont représentatifs de l’esprit des Lumières.
Un diaporama : quelques pistes pour la correction
Lecture personnelle : Voltaire, Zadig ou La Destinée, 1747
Une problématique est proposée pour guider la lecture personnelle : En quoi le conte philosophique de Voltaire ouvre-t-il une réflexion sur le bonheur ?
Pistes de lecture
La reprise collective de la lecture personnelle mettra en lumière quatre points :
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Le portrait du héros,
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L’intrigue,
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Les cibles de la critique,
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Le sens du sous-titre, « La destinée ».
Elle conduira à s’interroger sur l’optimisme ou le pessimisme de Voltaire : l’homme peut-il atteindre le bonheur ? Et si oui, à quelles conditions ?