Parcours associés à Gargantua de Rabelais : "Rire et savoir" (séries générales)
Observation du corpus
Pour se reporter à l'étude de Gargantua
L’intitulé du parcours unit deux infinitifs par la conjonction « et » fait porter l’enjeu sur la possibilité de transmettre – et d’acquérir – un « savoir » au moyen du rire. Si nous admettons cette possibilité, il faudra alors dégager les conditions pour rendre ce rire efficace, d’où la problématique retenue : « Par quels chemins le rire peut-il mener au savoir ? »
Une introduction, après avoir rappelé les acquis de l’étude de Gargantua, pose les enjeux de cette problématique à partir de l’héritage antique et d’une étude lexicale.
En dépassant le cadre du XVIème siècle, le parcours propose six explications, doublement articulées :
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autour du contexte d’une part, car le « rire » suppose une connivence dans un groupe social, un mode de vie et des valeurs partagées : rit-on pour les mêmes raisons, et de la même façon, au Moyen Âge et au XVIIIème siècle ?
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autour des moyens mis en œuvre pour faire rire. Pour construire le corpus, nous en avons retenu trois principaux, la transgression des normes, le grossissement, qui conduit au « grotesque », qui amènent à étudier les procédés stylistiques, notamment les formes du comique.
Les explications choisies sont parfois complétés par des documents complémentaires en écho, textuels ou iconographiques, permettant d’aborder une pratique artistique : la caricature.
Une conclusion propose un bilan en réponse à la problématique, élargie à notre époque. Dans la perspective du baccalauréat, s'y ajoutent, pour l’écrit un commentaire, pour l’oral une lecture personnelle.
Introduction
Mise en place de la problématique
L’enjeu du parcours « Rire et savoir » nous invite à envisager l’association des deux verbes, leur ordre faisant du second le résultat du premier, d’où le choix de la problématique suivante : « Par quels chemins le rire peut-il mener au savoir ? »
Le verbe de cette question, « peut », sous-entend que cette possibilité n’est pas certaine. Pourrait-il donc exister un rire de pur divertissement, n’ayant aucune autre fonction que lui-même, qu’une explosion gratuite de gaieté ?
Son complément verbal, « mener », implique, lui, un « meneur », un guide, en l’occurrence l’émetteur, et celui qu’il fait rire, son destinataire. Le rire ne serait, pour ces deux instances de l’énonciation, qu’un moyen pour atteindre un but, le « savoir », mais quel « savoir » ? S’agit-il d’en « savoir » plus sur le monde extérieur, sur la société dans laquelle je vis, ou bien d’en « savoir » plus sur moi-même en découvrant ce qui me fait rire ?
Enfin, la formule « par quels chemins » conduit à s’interroger sur les mécanismes qui suscitent le rire, donc, parallèlement, sur les formes que peut prendre le comique, la façon dont l'auteur privilégie l'une ou l'autre, ou bien les articule, et sur les procédés, mis en œuvre par l'auteur, qui le soutiennent. Qu’est-ce qui provoque le rire ? De ce fait, nous serons amené à étudier toutes les dimensions de la tonalité comique, humour ou ironie, burlesque, héroï-comique, absurde…
Ainsi le questionnement est complexe : quels rôles peut jouer, à titre personnel ou social, le rire ? Le rire a-t-il une réelle efficacité ? Dans quels buts un auteur cherche-t-il à faire rire ? Seulement pour divertir un moment, ou bien souhaite-t-il influencer les conceptions de l'individu, voire conduire à une réflexion plus générale sur la société et sur l’homme ?
Lexique : autour du "rire"
Hendrik ter Brugghen, Démocrite, 1628. Huile sur toile, 85,7 x 70. Rijksmuseum, Amsterdam
Pour le verbe « rire », le grec ancien utilise deux mots de même racine : γελάω (geláô) et καταγελάω (katageláô). Il distingue ainsi le rire spontané, naturel, de pure gaieté, et un rire dirigé « contre » quelqu’un ou quelque chose, un rire dénonciateur, voire méchant en quelque sorte. C’est à cette seconde acception que renvoie le rire attribué au philosophe grec atomiste Démocrite (vers 460- 370 av. J.-C.), dont l’habitude de rire de tout en vivant à l’écart du monde le faisait considérer comme un fou. Il aurait répondu au médecin Hippocrate venu pour le guérir de ce rire :
« Je voudrais, continua Démocrite, que l'Univers entier se dévoilât tout d'un coup à nos yeux. Qu'y verrions-nous, que des hommes faibles, légers, inquiets, passionnés pour des bagatelles, pour des grains de sable ; que des inclinations basses et ridicules, qu'on masque du nom de vertu ; que de petits intérêts, des démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie, dont on se félicite en secret et qu'on n'oserait produire au grand jour ; que des liaisons formées par hasard, des ressemblances de goût qui passent pour une suite de réflexions ; que des choses que notre faiblesse, notre extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques, éclatantes, quoiqu'au fond elles ne soient dignes que de mépris ! Et après cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur prétendue sagesse et de tout ce qu'ils vantent si fort. » (André-François Deslandes, Histoire critique de la philosophie, 1756)
Or, le latin n’a pas repris cette distinction, n'ayant qu'un seul verbe, "ridere" (participe "risus"), dont le français a tiré « rire », « risible » et ses dérivés, « dérision » et « dérisoire », avec le préfixe qui traduit l’abaissement, mais aussi « ridicule » et « ridiculiser », où le suffixe marque la volonté d’amoindrir. Quant à « sourire », verbe qui apparaît au XIIème siècle, il vient du latin populaire "subridere" dans lequel le préfixe gardait son sens initial, « rire en-dessous », c’est-à-dire en se cachant, comme dans notre expression « rire sous cape » .
Ainsi, notre verbe « rire » hérite de cette ambiguïté lexicale, que nous retrouvons à travers l’observation des définitions proposées dans le dictionnaire en ligne du Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques, les unes mettant en avant l’élan spontané, le mécanisme physique du rire, les autres soulignant la fonction moqueuse du rire, jusqu’à même le rire sardonique, comme inspiré par le diable.
L'héritage antique
L'antiquité grecque
Étymologiquement, c’est du grec que nous vient le mot « comédie », juxtaposant "cômos", le cortège, et "ôdê", le chant. Or, le "cômos" était une procession destinée à provoquer le rire : des "phallophores", avec des costumes rembourrés pour former un faux ventre et un faux cul, porteurs d’un énorme phallus postiche, transportaient, en chantant dans les rues, des symboles du dieu de la vigne Dionysos (ceps, amphores…) et accompagnés de la "pompeia" : sur des chars de vendange, des gens, au visage barbouillé de lie de vin, échangeaient des plaisanteries et des insultes, souvent grossières et obscènes, avec la foule, souvent prise d’ivresse…
On comprend alors une des dimensions du rire, associé à un temps de réjouissance populaire, mais aussi où peuvent être transgressés les normes sociales et les codes du langage.
Masque romain de Bacchus
LECTURES CURSIVES : Aristophane
Dans l’antiquité grecque, le premier à illustrer la comédie est Aristophane (445-385 environ av. J.-C.) qui met en scène des contemporains, dont les traits sont caricaturés. En cela, il est le premier aussi à vouloir, par le rire, ouvrir les yeux du public, dans des attaques souvent violentes, à la façon d'un pamphlet, au point que des lois sont venues interdire de mettre en scène, sous leur nom, des personnes vivantes.
Pour lire les deux extraits
Aristophane, Les Oiseaux, V° s. av. J.-C. Cratère à calice attique. Musée archéologique, Rome
Il s'en prend tout particulièrement à tous ceux qui influent sur la vie politique, tels les démagogues, hommes politiques qui, en corrompant la pratique démocratique, menèrent, selon lui, Athènes à sa perte : ils sont pour lui des charlatans, qui bernent le peuple. Il critique aussi les sycophantes, dénonciateurs dans les tribunaux, qui ont fait d'un devoir moral (protéger la cité en faisant respecter ses lois) un métier rémunéré exercé pour des raisons souvent malhonnêtes, ou pour se débarrasser d'un adversaire politique. Enfin, il se moque des sophistes, maîtres de rhétorique parmi lesquels il range Socrate, qui ne sont, pour le dramaturge, que des raisonneurs sans éthique, qui pervertissent la jeunesse intellectuellement et moralement.
Extrait N°1 : Les Nuées, 423 av. J.-C.
Faire rire, tel est le but de cet extrait, et d’abord par un langage qui ne recule ni devant la grossièreté des insultes, ni devant la scatologie, par exemple à propos du bourdonnement du cousin : il s’agit de savoir s’il vient « de la trompe ou du derrière », et la réponse rapproche le bourdonnement du bruit de pets : « Il a dit que l'intestin du cousin est étroit ; et que, à cause de cette étroitesse, l'air est poussé tout de suite avec force vers le derrière ; ensuite, l'ouverture de derrière communiquant avec l’intestin, le derrière résonne par la force de l'air. » Nous retrouvons cette grossièreté dans l’image finale du lézard : « Il observait le cours de la lune et ses révolutions, la tête en l'air, la bouche ouverte ; un lézard, du haut du toit, pendant la nuit, lui envoya sa fiente. »
Mais ce rire a un autre objectif, s’en prendre à l’enseignement donné par Socrate dans son « philosophoir », plaisant néologisme, qu’Aristophane ridiculise à travers l’admiration de Strepsiade, par exemple, face à l’exemple absurde de la mesure du saut d’une puce : « Ô Zeus souverain, quelle finesse d'esprit ! » Tout aussi absurde est la conclusion où il s’extasie devant le « savoir » transmis par Socrate : « Ainsi le derrière des cousins est une trompette. Trois fois heureux l'auteur de cette découverte ! Il doit être facile d'échapper à une poursuite en justice, quand on connaît à fond l'intestin du cousin. » En attaquant Socrate, Aristophane critique donc l’enseignement donné à la jeunesse de son temps, en dénonçant son inutile subtilité.
Socrate, dans un panier, escortant Strepsiade et son fils, in Emblemata et aliquot nummis antiqui operis, de Joannes Sambucus, 1564
Extrait N°2 : Les Grenouilles, 405 av. J.-C.
Il est facile de reconnaître le « chemin » que suit Aristophane pour provoquer ici le rire, à commencer par la répétition incessante de l’onomatopée qui imite les « très beaux chants » des grenouilles, « Brekekekex coax coax, brekekekex coax coax ! », surtout quand celles-ci, à la suite de Charon, en font l’éloge en le qualifiant d’« harmonieux ».
Mais pouvons-nous reconnaître la transmission d’un « savoir » dans cet extrait ? Le rôle prêté à Dionysos, dieu du théâtre, aller chercher aux enfers un auteur tragique, est, a priori, estimable… Mais dans cet extrait l'image de Dionysos le dévalorise totalement, déjà par le qualificatif de « gros ventru » que lui lance Charon, puis par l’obligation de ramer qui lui est imposée, fatigante d’où ses gémissements qui, à nouveau, relèvent de la grossièreté : « Moi, je commence à avoir mal aux fesses. », « Et moi, j'ai des ampoules, et depuis longtemps le derrière en sueur, et bientôt, à force de remuer, il va dire "Brekekekex coax coax !" » Quelle valeur divine lui reste-t-il dans sa rivalité ridicule avec les grenouilles qu’il finit par imiter ?
DIONYSOS. – Vous ne l'emporterez pas sur moi.
LES GRENOUILLES. – Ni toi sur nous.
DIONYSOS. – Ni vous sur moi, jamais. Car je chanterai toute la journée : "Brekekekex coax coax," jusqu'à ce que je domine votre coax.
LES GRENOUILLES et DIONYSOS. – Brekekekex coax coax ! »
L'antiquité romaine
Comme dans la Grèce antique, le rire est aussi de mise dans l'antiquité romaine lors des fêtes, où s’échangent plaisanteries et chants divertissants. La moquerie se donne, notamment, libre cours dans les « satires » en vers, tellement violentes qu’il a fallu que la Loi des Douze Tables (451- 449 av.J.-C.), encadre sévèrement cette pratique.
Mais cette volonté de rire trouve une autre voie dans l’atellane, un genre de pantomime, souvent grossière et obscène, menée par des comédiens qui jouent des personnages stéréotypés grotesques, par exemple le « maccus », un paysan goinfre, maladroit et trompeur qui se retrouve souvent trompé, le « bucco », particulièrement stupide, bavard et vantard, ou le « pappus », vieillard avare et ridicule, surtout quand il est amoureux…
Le masque du "Bucco", personnage de l'atellane
Pour en savoir plus sur le rire dans la Rome antique
Autant de personnages que nous retrouvons dans les comédies de Plaute, qui reprend aussi le comique d’Aristophane. Son originalité vient de ses prologues, très animés pour capter l'attention d'un public bruyant, distrait, et de ses intrigues qui multiplient les calembours, les plaisanteries, et les bouffonneries variées. L'élément essentiel de ses intrigues est la tromperie, la mystification, avec de nombreux quiproquos. Il caricature à plaisir ses personnages, esclaves fripons et insolents, pères avares et fils écervelés, soldat fanfaron...
RECHERCHE : des Saturnales romaines au carnaval médiéval
Les Saturnales à Rome
Dans l’antiquité, les fêtes sont le plus souvent liées au cycle des saisons. C’est le cas des Saturnales, en l’honneur du dieu Saturne, qui, dans le temps de « l’âge d’or », faisait régner le bonheur et la prospérité sur terre. Datant, selon l’historien Tite-Live, de 217 av. J.-C., cette fête correspond au solstice d’hiver, à l’origine le 19 décembre, puis peu à peu elle s'est allongée, trois jours sous César, quatre jours sous l’empereur Auguste, et finalement sept jours sous Dioclétien, du 17 au 24 décembre.
Les maisons sont décorées de guirlandes, des banquets sont organisés. Les gens s’échangent aussi de petits cadeaux, bougies, figurines d’argile – parfois plus luxueux – et des messages amicaux ou railleurs. Il est intéressant de constater d'ailleurs comment le christianisme a pu se réapproprier cette date…
Mais cette période de fête, censée rétablir la liberté pour rappeler le temps de « l’âge d’or », offre surtout la possibilité d’inverser le mode de vie habituel : plus d’obligation de travailler pour les esclaves, mis à égalité avec leurs maîtres. Ils peuvent porter le bonnet des affranchis, manger à leur table, se faire servir par eux, jouer aux dés ou aux osselets contre eux, et même les critiquer librement sans craindre un douloureux châtiment : « mettons-nous à table, jouissons de la liberté ; puis, jouons aux noix à la vieille mode, établissons des rois et leur obéissons », écrit Lucien (Saturnales, I, 9), ce qui nous fait penser à une autre fête chrétienne, l’Épiphanie avec la traditionnelle galette des rois. Lucien dresse aussi une liste de « lois » alors en vigueur :
Ernesto Biondi, Saturnalia, 1899. Sculpture, copie en bronze, jardin botanique, Buenos Aires
LOIS. TITRE PREMIER. Personne, durant la fête, ne devra s’occuper d´affaires soit politiques, soit particulières, excepté celles qui ont pour but les jeux, la bonne chère et les plaisirs : les cuisiniers seuls et les pâtissiers auront de l’occupation. – Égalité pour tous , esclaves ou libres, pauvres ou riches. – Défense absolue de se fâcher, de se mettre en colère, de faire des menaces. Pas de comptes d’administration pendant les Saturnales. – Qu’on ne redemande à personne ni argent ni habits. Point d’écriture durant la fête. Clôture des gymnases durant les Saturnales ; pas d’exercices ni de déclamations oratoires, sauf les discours spirituels, enjoués, assaisonnés de railleries et de badinage. (Lucien, Saturnales, 13)
Rire et fête sont donc associés, avec comme fondement l’idée d’une transgression des normes.
Le carnaval médiéval
Par son étymologie, l’italien "carne" et "levare", enlever la chair, la viande, le carnaval, entre février et mars – période qui, dans le calendrier chrétien, précède le jeûne du carême – marque lui aussi une rupture, avec une abondance alimentaire qui tranche avec la famine fréquente au Moyen-Âge, et le droit de briser toutes les convenances et les normes sociales et morales. Ainsi, les hommes peuvent se déguiser en femmes, et même en animaux, ils peuvent, armés de bâton, battre les passants, et, bien sûr, se livrer à des beuveries, à des excès dignes des orgies antiques.
D’après Brueghel, Fête des fous, 1559. Gravure de Pieter Van der Heyden
De nombreuses traditions ont précédé ou été associées à cette période du carnaval, la « fête des fous », la « fête de l’âne », la « fête des cornards »…, toutes aussi transgressives, telle la « fête du renard » où, au milieu du clergé se glissait un masque de renard, vêtu en prêtre et coiffé de la mitre d’un évêque, ou de la tiare du pape, avec, à ses côtés, des poules sur lesquelles le glouton se jetait… Or, curieusement, l’Église, souvent critiquée et qui condamnait les excès de ces fêtes, n’a pas hésité à les organiser et à y participer… avant de les interdire au XVIème siècle. Peut-être le clergé, comme les princes et les rois, qui avaient leur « fou » personnel, a-t-il alors considéré que, face aux contraintes qui lui étaient imposées, il fallait offrir au peuple ces temps de défoulement, de libération de tous les interdits, qui se retrouvera dans les fabliaux, les farces et les soties ?
Rutebeuf, Le Dit du pet au vilain, XIIIème siècle
Pour lire le "dit"
Rutebeuf, sans doute le "rude bœuf", est le surnom d’un poète (vers 1230-1285) dont on ne sait pas grand chose : il a sans doute mené, à en juger par son œuvre, la vie aventureuse des trouvères, tantôt protégé par un puissant, tantôt connaissant le froid et la misère, ce qui ressort de ses poèmes lyriques, par exemple dans Les Complaintes.
Mais il reflète aussi les transgressions du Moyen-Âge, dans les satires violentes de ses « dits », genre poétique fait pour être récité (et non pas chanté) qui, à travers un récit comique, assez proche de ceux des fabliaux, veut illustrer une vérité, sociale ou morale. Le titre, « Le Dit du pet au vilain », montre déjà cette double dimension, puisque la grossièreté scatologique est liée à une classe sociale, le « vilain », paysan certes libre par rapport au serf, mais rustre et dont l’appellation traduit tout le mépris que bourgeois et nobles ont pour lui. Comment le sens du « dit » est-il soutenu par le rire que cherche à susciter Rutebeuf par son récit ?
1ère partie : le "savoir"(vers 1 à 21)
Contrairement à la structure habituelle des apologues, par exemple des fables, la « morale » précède ici le récit, annoncé clairement aux lecteurs : « Vous allez entendre par quelle méprise / la prison des enfers leur fut interdite. », écrit-il à propos des « vilains ».
L'image du paradis
Le « dit » débute par un long développement sur le rôle du paradis, avec les qualités attendues des élus, « Au paradis du ciel, il y a large place pour les gens charitables », suivies d’une énumération qui, à l’inverse, souligne les raisons d’exclusion : « Mais ceux qui n’ont en eux ni charité, ni sagesse, / ni bonté, ni sincérité, sont exclus de cette joie. » Pour renforcer cette image, le poète s’implique lui-même, avec insistance : « Et je ne crois pas, à vrai dire, / que quelqu’un ait une chance de jouir du paradis / S’il n’y a pas en lui un peu d’humanité. » Rutebeuf indique donc d’emblée que son « dit » se rattache à la religion, sujet sérieux a priori.
Un paysan au travail. Miniature médiévale
La double exclusion des "vilains"
Au premier rang de ces exclus du « paradis », ainsi privés de leur « humanité », le poète place ceux qu’il qualifie péjorativement et la raison alors invoquée est la haine du clergé : « Je dis cela pour la race des vilains / Depuis toujours détestés par les clercs et les prêtres ». Cette élite cultivée et censée prôner la morale religieuse rejetterait donc une population rustre et grossière, ce qui pose déjà une question : fait-elle elle-même preuve de « charité » chrétienne ? La suite, où le poète confirme avec force cette exclusion, fait encore plus directement appel à une décision divine : « Et je ne crois pas qu’en paradis / Dieu leur réserve une place. / Jamais ne plaise à Jésus Christ / Que les vilains aient hébergement / Avec le fils de sainte Marie. » Mais là encore, comment admettre que le Christ, lui-même charitable et proche des plus faibles, mort pour le salut des hommes, puisse exclure toute une partie de la population uniquement parce qu’il s’agit de paysans ? En fait, tout ce passage est chargé d’une ironie par antiphrase, critique, car jamais la Bible n’a posé l’exclusion mentionnée : « Ce ne serait ni sage ni juste, / Comme il est dit dans l’Écriture. »
Une autre critique s’y ajoute, celle de l’accès au paradis, « S’ils ne peuvent obtenir place en paradis / par de l’argent ou tout autre moyen », qui nous rappelle le rôle des « indulgences », rachat des péchés moyennant finance, et le coût des pèlerinages et autres pratiques religieuses onéreuses.
La logique voudrait alors que « [s]’ils ne peuvent obtenir place en paradis », les « vilains » aillent en « enfer » ; or, ici s’introduit un effet de surprise : « l’enfer aussi leur est interdit ». Mais, à nouveau Rutebeuf s’amuse, « ce qui fait bien du tort aux diables », en dépeignant le chagrin, non pas des malheureux exclus, mais de ceux qui se trouvent ainsi privés de leurs victimes à tourmenter.
Enfin, en qualifiant cette interdiction de « méprise », Rutebeuf représente un au-delà incapable de juger les âmes selon leur vérité. Avant même le récit, il se montre donc fort irrespectueux d’une religion, qui exclurait ainsi une large part de la population…
2ème partie : le récit (vers 22 à 62)
Le récit suit un schéma traditionnel : une rapide situation initiale (vers 22-26), puis l’élément perturbateur, l’action du diable (vers 27 à 309), suivi d’une double péripétie (vers 31-53), qui conduit à la situation finale, en guise de conclusion (vers 54-62).
La situation initiale
La formule introductive, « Il y avait jadis », traditionnelle dans le conte, est contredite par l’adresse insistante de Rutebeuf à ses lecteurs : « je vous dis la pure vérité ». De la fiction, en effet, relève le cadre, « l’enfer », cet au-delà que l’homme ne peut connaître, tandis que la situation, elle, est présentée comme parfaitement logique : « l’enfer avait tout préparé », « un diable donc est arrivé ». Comme sur terre, il y a aux enfers des « droits » à respecter.
L'élément perturbateur
La rupture que constitue l’action du diable est marquée à la fois par l’indice temporel, « une fois entré », et par le passage au présent de narration : « il lui suspend au cul un sac de cuir ». Ici se traduit déjà l’inversion, fort irrespectueuse par sa dimension scatologique, puisque la conception religieuse médiévale considère que l’âme, lors de la mort, s’échappe du corps par la bouche, illustrant ainsi le dernier soupir.
Remiet, L’âme sortant du corps lors de la mort. Miniature in Pèlerinage de l’âme, vers 1400-1410. Leyde, B.U.
La double péripétie
Rutebeuf s’appuie sur l’image traditionnelle des paysans dans les farces, d’abord en mettant en valeur l’importance de la nourriture, ici énumérée, ce qui fait sourire puisqu’elle est censée être une « potion » : « Il avait tant avalé de bon bœuf à l’ail / et de bouillon bien gras et bien chaud ». L’adjectif en tête de vers souligne aussi son ignorance médicale : « Il n’a plus peur de trépasser / guéri sera, s’il peut maintenant sortir un pet ». L’aspect scatologique s’accentue ensuite, avec les répétitions, notamment verbales, associées à l’allitération imitative de cette poussée, « Il s’efforce en mettant forte force, / Il fait effort de toute sa force ; / Il s’efforce tant, et tellement s’évertue ». Le rythme également met en évidence, d’abord par le chiasme, puis par le parallélisme, « Tant se tortille, tant se remue », ce comique de geste grossier, jusqu’au résultat que l’adjectif embellit plaisamment : « il lâche un pet magnifique. »
Cette grossièreté cocasse contraste fortement avec le ton du commentaire du narrateur, didactique, « Disons que… », en s’appuyant sur un prétendu « proverbe », en fait inventé : « trop comprimer la panse finit par faire chier. »
L’arrivée de l’âme en enfer confirme à la fois l’image péjorative des paysans à travers la puanteur ainsi imagée, « le pet s’en échappe », et le blâme du jugement rendu dans l’au-delà : « Tous les diables indignés et très en colère / maudissent l’âme du vilain. »
La situation finale
La chute de l’anecdote s’inscrit dans la logique des péripéties en confirmant l’exclusion des « vilains » d’un au-delà qui fonctionne à la façon d’un gouvernement terrestre, avec un « conseil » pour décider… Mais, en s’adressant à nouveau à ses lecteurs pour conclure, « Le vilain à qui le paradis est interdit / ne peut pas non plus aller en enfer, / et vous en savez la raison. », Rutebeuf les amène à une question : quel sort est donc réservé aux vilains dans l’au-delà ? Il semble, en effet, que soit niée l’existence même d’une âme pour les paysans…
3ème partie : le sens du "dit"? (vers 63 à la fin)
Le poète reprend l’initiative, en se désignant lui-même dans la dernière partie du récit, pour répondre, en trois temps, à la question suggérée par l’épilogue du récit :
D’abord, modestement, il avoue son ignorance : « Rutebeuf ne pourrait, à vrai dire, / désigner un endroit où placer l’âme des vilains ».
Mais une première hypothèse est ensuite formulée : « Peut-être qu’elle pourrait aller chanter avec les grenouilles, / C’est à son avis, ce qu’elle aurait de mieux à faire ». Faut-il y voir une allusion à la comédie d’Aristophane où, pour franchir le fleuve du Styx et pénétrer les Enfers, la barque de Charon doit traverser le marécage qui abrite les grenouilles ? Ou bien, fait-il simplement de ce batracien un animal qui, par ses déplacements, pourrait représenter l’âme, jaillissant du corps lors de la mort ?
L’ultime hypothèse, en revanche, replonge dans la scatologie ordurière par la mention du « père d’Audigier », auteur d’un fabliau qui parodie la chanson de geste en mettant au premier plan de tous les exploits du personnage éponyme les excréments, comme le signale la grossière conclusion du « dit ». Rutebeuf envoie ainsi l’âme « au pays de Cocuce / où Audigier chie dans son bonnet ». Mais, en faisant de ce séjour le moyen « d’alléger sa pénitence », Rutebeuf ne renforce-t-il pas encore l’image péjorative du vilain, qui parviendrait à purifier son âme en résidant au milieu des excréments ? Dans le fabliau Audigier, en effet, Cocuce est décrit comme « un pays mou / où les gens sont en merde jusques au cou. »
CONCLUSION
La lecture du « dit » conduit tout lecteur au rire, de ce rire transgressif qui rappelle les fêtes médiévales, car il naît de l’inversion des normes par la place accordée aux fonctions les plus ordurières du corps alors même qu’il est question de la mort et du salut dans l’au-delà…
Mais pouvons-nous considérer que ce « rire » soit lié à la transmission d’un « savoir » ? Certes, le genre du « dit » implique une fonction didactique, que confirment ici l’implication de l’auteur et son adresse aux lecteurs. Cependant, c’est un stéréotype qu’il met ici en scène, celui du « vilain », rustre, grossier, qui ne reçoit aucune reconnaissance religieuse, « race […] / Depuis toujours détesté[e] par les clercs et les prêtres » car son âme ne peut intégrer ni le paradis ni l’enfer.
Faut-il alors en conclure que le poète approuve cette vision ? Ce serait une erreur, car même si ce « vilain » est moqué, la faute initiale n’en revient-elle pas au « diable », qui se trompe sur la capture de l’âme et ouvre étourdiment le sac ? Ce sont donc bien plus la religion et sa figuration de l’au-delà qui sont l’objet de la satire…
Maître du codex d’Hildegarde de Bingen, Scivias (« Sache les voies ») ou Livre des visions, vers 1150. Miniature sur parchemin
lECTURE CURSIVE : Érasme, Éloge de la folie, "Préface", 1511
Pour lire l'extrait
Érasme dédicace son œuvre à son ami, le philosophe anglais Morus, en faisant un jeu de mots sur son nom : en latin, la folie se dit « moria ».
Tout le texte, dont nous avons supprimé les nombreux exemples donnés en appui de ses affirmations, insiste sur sa volonté, au cours d’un long voyage « à cheval » d’Italie en Angleterre de « se délasser librement », « par jeu », en composant cet ouvrage plaisant qu’il qualifie, à plusieurs reprises, de « bagatelles ».
Pour se reporter à la lecture cursive
Allégorie des vices et des vertus. Frontispice d'Éloge de la Folie, édition de 1728
ÉTUDE D'IMAGES : Albrecht Dürer - Louis Le Breton
Albrecht Dürer, pour illustrer Sébastien Brant, La Nef des fols du monde, 1494
L’ouvrage de Sébastien Brant (1458-1521), La Nef des fols du monde, paru à Bâle pendant le carnaval de 1494 et illustré par Albrecht Dürer (1471-1528), compte 112 chapitres, dont chacun illustre une des « folies » humaines, simples erreurs ou graves péchés.
Imprimée à partir d’une gravure sur bois, la gravure montre la nef surchargée de « fous », reconnaissables à leur bonnet à grelots, et à la marotte, sceptre surmonté d’une figurine, portée par deux d’entre eux. Ils naviguent « vers Narragonia » – ce qu’indique l’inscription sur l’oriflamme –, vers l’île des fous, « le pays de Cocagne », où ils ont bien l’intention de se réjouir : « gaudeam », « que je me réjouisse », est d’ailleurs le premier mot qui figure sous la partition… comme une incitation lancée. Mais, entassés sur la nef, ils semblent inconscients du danger, tel celui qui, en se penchant par-dessus bord, risque fort de basculer…
L’illustration fait sourire, mais pour mettre en scène la folie de l’homme, qui, lors du voyage de sa vie, espère atteindre le bonheur, en oubliant sa condition mortelle : il inverse ainsi les valeurs, en préférant l’illusion du matérialisme à ce qui devrait être sa vraie quête, celle de son salut dans l’au-delà. Pourtant, il se juge sage en recherchant la fortune, le savoir, le pouvoir…, biens pourtant éphémères, et juge fou celui qui les méprise.
Louis Le Breton, pour illustrer Jacques Collin de Plancy, Le Dictionnaire infernal, « Asmodée », 1863
Publié en 1818, Le Dictionnaire infernal de Jacques Collin de Plancy (1793/94-1881), a connu plusieurs rééditions, dont celle de 1863 illustrée par Louis Le Breton (1818-1866). Ses dessins traduisent parfaitement la volonté de l’auteur, même s’il affirme sa foi, de démythifier les superstitions, et notamment celles qui, liées à l’enfer, visent à effrayer les croyants : « Nier qu'il y ait des peines et des récompenses après le trépas, c'est nier l'existence de Dieu ; puisqu'il existe, il doit être nécessairement juste. Mais comme personne n'a jamais pu connaître les châtiments que Dieu réserve aux coupables, ni le lieu qui les renferme, tous les tableaux qu'on nous en a faits ne sont que le fruit d'une imagination plus ou moins déréglée. Les théologiens devraient laisser aux poètes le soin de peindre l'enfer et non s'occuper avec acharnement d'effrayer les esprits par des peintures hideuses et des livres effroyables. »
Cette gravure représente Asmodée, démon destructeur très puissant, dont Lesage avait déjà fait le héros de son roman Le Diable boiteux, paru en 1707 : il fait découvrir à l’étudiant Cléofas toutes les turpitudes cachées au sein des foyers. Prince des démons pour les Juifs, d’où la couronne qu’il porte, le démonographe du XVIème siècle, Joannes Wierus, le dote de trois têtes, la première celle d’un taureau, la deuxième humaine, et la troisième, celle d’un bélier, de pieds d’oie, et d’une queue de serpent. Le Breton rend ce démon ailé encore plus effrayant, en le représentant assis sur une sorte de bovin monstrueux, aux crocs acérés et dont l’haleine, figurée par les traits gravés, est enflammée. Le visage du démon, étalant largement ses ailes, exprime toute sa cruauté par le regard sévère qu’il lance et sa bouche jette, elle aussi, des flammes.
Paul Scarron, Le Roman comique, tome II, ch. X, 1651
Pour lire l'extrait
C’est par son esprit et ses talents d’écrivain que Paul Scarron (1610-1660), rendu difforme et paralysé par la tuberculose osseuse, connaît la célébrité : son « salon », ouvert à Paris en 1652 est fréquenté par les habitués du Louvre et les beaux esprits. À son Virgile travesti, parodie de l’Énéide, parue de 1648 à 1652, succède Le Roman comique, dont la première partie est publiée en 1651 et la seconde en 1657, mais resté inachevé.
Le titre annonce à nouveau une parodie car, au XVIIème siècle, le roman est un genre qui met en scène de nobles personnages vivant des amours idéalisées, accomplissant des actions héroïques, et s’exprimant dans un langage élevé. Cela s’oppose à l’adjectif « comique » qui renvoie à la farce, à la caricature de personnages populaires, ainsi ridiculisés. Comprenant plusieurs récits enchâssés dans le récit d’ensemble, l’œuvre s’organise autour des aventures d’une troupe de comédiens. Parmi eux, figurent Le Destin, nom de scène de Garrigues, jeune noble qui s’y est réfugié avec sa bien-aimée, L’Étoile, afin de l’éloigner d’un poursuivant dangereux, mais qui est devenu le favori de Madame Bouvillon, et Ragotin, un nain vaniteux et colérique, souvent en fonction de narrateur.
Le rire provoqué par les procédés mis en œuvre dans cette courte scène conduit-il à un savoir ?
Frontispice de l'édition originale du Roman comique de Scarron, 1651
Une caricature grossière
Dès les comédies antiques, comme dans les farces et les soties médiévales, les auteurs mettent en scène des femmes imposantes, tant par leur physique que par leur volonté de domination. C’est ce stéréotype de la "matrone" que Scarron reprend ici.
L'animalisation
La caricature commence par une animalisation, déjà par le nom de son personnage, « Bouvillon », qui désigne un jeune bœuf, d’autant plus péjoratif qu’il est précédé à quatre reprises de l’article défini « la », formulation réservée aux gens du peuple. Le portrait met ainsi en valeur grosseur, lourdeur, épaisseur, ce que confirme sa caractérisation, « la grosse sensuelle ». Le choix du terme « harnais » pour qualifier le corset alors habituel renforce encore cette dimension animale.
Une répugnante laideur
Dans les romans traditionnels comme dans les récits merveilleux, le portrait idéalise l’héroïne, qui n’est que blondeur fragile, blancheur du teint, grâce et beauté…, tout le contraire du personnage ici dépeint dans toute sa laideur. Ainsi, dans l’épaisseur de « son gros visage fort enflammé » semblent disparaître « ses petits yeux », contraste cocasse, et s’ils sont « fort étincelants », la suite du texte sous-entend que c’est là le signe de son appétit sexuel. La présentation arithmétique, en effet, comme s’il s’agissait d’un morceau de viande, accentue encore le volume de ses attributs sexuels : « dix livres de tétons pour le moins, c'est-à-dire la troisième partie de son sein, le reste étant distribué à poids égal sous ses deux aisselles ». La rougeur domine l’ensemble du portrait : « sa gorge n'avait pas moins de rouge que son visage et l'un et l'autre ensemble auraient été pris de loin pour un tapabor d'écarlate. » La comparaison renforce cette vision d’un corps massif, puisque le « tapabor » désigne une coiffure dont les bords peuvent se rabattre sur les épaules, effaçant ainsi tout port de tête gracieux. Enfin, la mention des « aisselles », absentes des portraits habituels, devient répugnante quand s’y associe le « dos suant »… L’image finale l’enlaidit encore puisqu’elle se retrouve avec « le nez écorché » et « une bosse au front grosse comme le poing », comme ces mégères qui se battent sur les marchés dans les scènes de farce.
Une séductrice ridicule
La scène va confirmer la caractérisation initiale, « la grosse sensuelle », puisqu’elle s’emploie à soumettre Destin à son désir sexuel. Mais ses manœuvres ne font qu’accentuer son ridicule car le jeune homme se montre plus que réticent, par exemple quand « elle ôta son mouchoir de col et étala aux yeux de Destin, qui n'y prenait pas grand plaisir » ses attributs sexuels imposants. De même, la ruse qu’elle met en œuvre est particulièrement vulgaire : « Elle s'écria qu'elle avait quelque petite bête dans le dos et se remuant en son harnais comme quand on y sent quelque démangeaison, elle pria Destin d'y fourrer la main. » Parole forte, agitation grotesque, verbe « fourrer » soulignant la situation sans noblesse…, nous sommes loin des scènes de séduction habituelles dans les romans.
Jean-Baptiste Pater, pour illustrer Le Roman comique, 1733. Estampe, Louis Surugue. Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Son dernier geste et la gêne du jeune homme confirment la grossièreté de son comportement : « Le pauvre garçon le fit en tremblant, et cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au défaut du pourpoint, lui demanda s'il n'était point chatouilleux. » Elle semble à son tour l’animaliser, le tâtant comme on le ferait d’un cheval à la foire…
Ainsi, au-delà du physique, grotesque, de ce personnage, ce portrait révèle un caractère tout aussi méprisable.
Une inversion parodique des codes du roman
L'agression féminine
Dans le roman traditionnel, il est impensable que ce soit la femme qui prenne l’initiative de la séduction : tout au plus se permet-elle un jeu de regards…
Jean-Baptiste Pater, Madame Bouvillon séduisant Le Destin, entre 1729-1735. Huile sur toile. Château de Potsdam-Sans Souci
Or, cette scène inverse totalement la situation : dès la mention de « ses petits yeux étincelants », le lecteur comprend le désir qui anime Mme Bouvillon, un désir de plus en plus affirmé, puisqu’elle n’hésite pas à « étal[er] aux yeux du Destin » son énorme poitrine, transgressant ainsi toutes les règles de la bienséance au XVIIème siècle.
De plus, là où la Préciosité a mis à la mode les approches amoureuses raffinées et le beau langage, empreint de lyrisme, ici peu de mots, et grossiers, car tout se passe par des gestes : elle oblige Le Destin à la toucher, avant de lui rendre la pareille. Le narrateur, même s’il ne le glisse que dans une parenthèse, ne se prive pas de porter un jugement sévère sur son héroïne, ainsi dépourvue de toute dignité, en créant de ce fait une connivence avec le lecteur : « Sa mauvaise intention la faisant rougir (car elles rougissent aussi les dévergondées) », elle « rougissait je vous laisse à penser de quoi. »
Un combat héroï-comique
Face à cette agression, Le Destin, jeune homme noble, livre un véritable combat, mais rendu ridicule par le ton adopté.
Dès le début de la scène, il est parfaitement conscient de l’assaut qu’il s’apprête à subir : l’étalage des appâts de la dame « lui donna bien à penser de quelle façon il se tirerait à son honneur de la bataille que vraisemblablement elle lui allait présenter. »
Ce champ lexical guerrier se poursuit dans le passage, avec l’expression « au défaut du pourpoint », en guise de « défaut de la cuirasse », et quand le récit reproduit son discours intérieur : « Il fallait combattre ou se rendre ».
Mais, en fait de guerrier héroïque, c’est la peur du personnage qui ressort, quand lui est donnée, face à l’immoralité de Mme Bouvillon, la caractéristique traditionnellement attribuée aux femmes : « Destin rougissait aussi, mais de pudeur ». Le narrateur s’amuse même à le prendre en pitié : « Le pauvre garçon le fit en tremblant ». L’héroïsme s’est ainsi changé en une farce comique.
Un dénouement burlesque
Alors même qu’il s’apprête à concéder à Mme Bouvillon la victoire, la situation s’inverse par l’intervention de Ragotin, qui, tel au théâtre le « deus ex machina », vient, de façon inattendue, rétablir l’ordre : « quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté de la porte, frappant des pieds et des mains comme s'il l'eût voulu rompre et criant à Destin qu'il ouvrît promptement. » Mais cette irruption a un résultat doublement cocasse :
La volonté de Destin d’échapper à sa séductrice le rend ridiculement maladroit, ce que traduit le rythme ralenti de la phrase : « voulant passer entre elle et la table, assez adroitement pour ne la pas toucher, il rencontra du pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua la tête contre un banc, assez rudement pour en être quelque temps étourdi. » Aucune gloire donc, dans cette fuite…
Mais le ridicule n’est pas moindre pour Mme Bouvillon, victime d’une entrée en scène d’une brutalité cocasse : « La Bouvillon cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte, alla ouvrir à l'impétueux Ragotin qui, en même temps, poussant la porte de l'autre côté de toute sa force, la fit donner si rudement contre le visage de la pauvre dame qu'elle en eut le nez écorché et de plus une bosse au front grosse comme le poing. » L’hyperbole dans le discours rapporté indirect de la phrase finale, « Elle cria qu'elle était morte. », achève l’inversion caricaturale : celle qui, jusqu’alors, menait le combat, se retrouve à son tour vaincue.
Jean-Baptiste Pater, L'arrivée de Ragotin, entre 1729-1735. Huile sur toile. Château de Potsdam-Sans Souci
CONCLUSION
Ce passage s’inscrit dans la lignée de la tradition médiévale, mais aussi de Rabelais, par sa volonté affichée de transgresser les normes sociales, celles de la bienséance notamment, mais aussi les codes littéraires, en inversant la scène de séduction amoureuse : prise en charge par une séductrice grotesque, face à un jeune homme désemparé, elle trouve une issue burlesque. Scarron choisit donc de faire rire son lecteur, en usant de tous les procédés du comique, gestes, langage, caractère, situation.
Cependant cherche-t-il à transmettre un « savoir » ? Certes, son héroïne est punie, mais comme par hasard, sans intervention du héros, lui-même privé de noblesse. La scène ne conduit donc à aucune morale explicite. C’est, en fait, un autre sens que prend la scène, par sa dimension parodique : Scarron y démasque, en poussant à l’extrême le ridicule des deux personnages, l’illusion romanesque qui est de mise à son époque. Avec une héroïne sans beauté, sans élégance, vulgaire, des gestes et un langage familiers, voire grossiers, une situation sans noblesse et un dénouement sans grandeur, Scarron n’invite-t-il pas son lecteur à ne pas se laisser prendre aux pièges des romans, qui embellissent trop souvent une réalité bien plus triviale ? Les humains ne sont-ils pas, avant tout, des pantins mus par leurs instincts les plus bas ? Scarron nous invite donc à mieux regarder la vérité des êtres.
Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, 1693 : « De la société et de la conversation » , "Arrias"
Pour lire le portrait
La Bruyère fait paraître, en 1688, Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Par l’ordre des termes dans ce titre, il s’affirme partisan des « Anciens » et se donne ainsi une caution morale utile ; la centaine de pages traduites dissimule ses réflexions personnelles, deux cents pages réparties en seize sections, comptant quatre cent vingt remarques, essentiellement des maximes générales, et une douzaine de portraits, deux genres à la mode dans les salons.
Le portrait d’Arrias, introduit dans la huitième édition, s’inscrit dans la section « De la société et de la conversation », et prend pour modèle un portrait de Théophraste, « Le grand diseur », celui d’un bavard qu’il est impossible de faire taire, qu’il amalgame avec un autre portrait « Du débit des nouvelles », qui, lui, dépeint un homme qui se plaît à raconter des « faits remplis de fausseté ». Les portraits visent à faire sourire le lecteur, mais dans le but de le conduire à adopter un juste comportement en société.
La Bruyère, Les Caractères, frontispice de l'édition de 1688
Pour voir l'explication
Comment la satire d’Arrias permet-elle de faire ressortir le comportement attendu de "l’honnête homme" ?
Montesquieu,Lettres persanes, 1721, XCIX
Pour lire l'extrait
Les premières lettres échangées entre les voyageurs persans, mis en scène par Montesquieu, et leurs correspondants rappellent les circonstances de leur voyage de la Perse jusqu’à Paris, et mettent en place le "roman du sérail". Après l’apologue des Troglodytes, des lettres 12 à 14, commencent véritablement les observations d’Usbek et de Rica, qui offrent des descriptions plaisantes de la ville et des Parisiens.
Dans la lettre XCIX (99), destinée à Rhédi resté à Venise, Rica se moque de la frivolité féminine, dont il fait un symbole des mœurs françaises.
Comment le regard persan soutient-il la critique ?
1ère partie : l’objet de la satire (lignes 1 à 9)
La fiction épistolaire
Montesquieu, en choisissant le genre épistolaire, ici indiqué par la mention de l’émetteur, « Rica », du destinataire et de son lieu de séjour, « Rhédi, à Venise », s’est donné la possibilité de passer librement, au gré des découvertes de ses personnages, d’un sujet à un autre.
L’autre avantage de la fiction épistolaire est qu’en s’impliquant, son émetteur guide davantage le jugement attendu de la part du lecteur : « Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants » Le sentiment exprimé est mis en valeur, à la fois par son détachement en fin de phrase, et par la généralisation insistante qui le rend moins subjectif : « Mais, surtout, on ne saurait croire ». Le regard étranger permet ainsi d’amener le lecteur à voir sous un autre angle ce que, par habitude, il ne remarque plus.
Enfin, la place accordée au destinataire revient, en fait, à impliquer le lecteur, par l’interrogation rhétorique, « Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? », comme par la mention temporelle : « avant que tu eusses reçu ma lettre ».
La critique introduite
La critique est immédiatement introduite par la formule « les caprices de la mode », soulignée par la répétition du terme « mode » et complétée par le champ lexical : « habillés », « leur habillement », « leurs parures ». C’est donc l’idée de rapide changement vestimentaire sans réelle raison que dénonce Montesquieu, ce qui donne l’image d’une frivolité, dont l’excès est mis en valeur par des procédés relevant de la caricature :
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La juxtaposition des deux phrases parallèles, en gradation, met en évidence le contraste temporel : « Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. » Ainsi est accentuée la rapidité des changements.
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La réponse à la question rhétorique accentue encore cette vitesse par le parallélisme, « Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers », et l’exagération hyperbolique : « avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé. »
Mais, derrière une critique qui peut paraître traiter d’un sujet superficiel, peu important, Montesquieu laisse déjà sous-entendre une dénonciation plus sévère, car, tout en montrant le pouvoir exercé par les femmes, elle touche à l’économie : « on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode. » Non seulement, il blâme des dépenses excessives pour des futilités, mais surtout le gaspillage du travail des artisans dont l’« ouvrage », à peine fait, va se trouver « détrui[t] ».
2ème partie : une série d’exemples (lignes 10 à 26)
L'accélération temporelle
Des jeux d’opposition concourent à l’exagération caricaturale pour soutenir la satire, tel l’écart temporel renforcé par l’adjectif qui renvoie à un passé lointain : « Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. »
Ces oppositions se multiplient dans le quatrième paragraphe : « Quelquefois les coiffures montent insensiblement », où l’adverbe semble ralentir le changement, contraste avec la brutalité marquée par le lexique : « une révolution les fait descendre tout à coup », opposition reprise entre « quelquefois » et « le lendemain ; à « Il a été un temps », avec le passé composé qui exprime l’achèvement, répond « dans un autre » ; enfin, dans les deux brèves propositions juxtaposées, à « Autrefois », suivi de l’imparfait affirmatif, « les femmes avaient », s’oppose « Aujourd’hui » suivi du présent négatif, « il n’en est pas question ».
L'exagération des métamorphoses
Montesquieu met l’accent sur les transformations physiques, amplifiées à l’extrême jusqu’à rendre le portrait d’une mère méconnaissable aux yeux de celui qui lui est, par nature, le plus proche : « Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies. » Ici, l’éloignement n’est plus temporel mais spatial, puisque cette mère est identifiée à « quelque Américaine », synonyme à cette époque de sauvage, voire impossible à identifier.
La deuxième métamorphose est encore plus cocasse, en raison des précisions géométriques liées à la hauteur variable des « coiffures ». C’est le corps même qui se trouve transformé de façon ridicule : « leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même », « c’étaient les pieds qui occupaient cette place ». L’image qui renforce la transformation à cause de la hauteur des talons des souliers ne peut que faire sourire : « les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l’air. »
Le rythme s’accélère encore dans les deux derniers exemples. Celui des « mouches », petits ronds de taffetas ou de velours noir, que les dames fixaient alors sur leur visage pour faire ressortir la blancheur de leur peau, renvoie à la coquetterie féminine puisqu’elles étaient aussi chargées d’un sens symbolique : « la passionnée », sous le sourcil, « la baiseuse » au coin de la bouche, « l’effronté » sur le bout du nez… Le corps féminin semble même perdre ses attributs naturels : « Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question », et « Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères. »
Une coiffure élaborée par Depain, vers 1780
La tyrannie de la mode
Par une nouvelle question exprimant la surprise du Persan, « Qui pourrait le croire ? », Montesquieu attire l’attention de son lecteur sur une ultime exagération. La mode féminine s’impose, en effet, au cadre de vie de tous : aux « coiffures » qui « montent » et « descendent » font écho, en effet, les verbes portant sur l’architecture : « hausser, baisser, élargir leurs portes ». Il s’agit donc d’une véritable tyrannie, que dénoncent le lexique, « ont été souvent obligés », « exigeaient », « ont été asservies », et l’opposition entre le sérieux d’un « art », avec ses « règles » d’équilibre dans la construction, et la frivolité de la mode, qui fonctionne selon des « caprices ».
3ème partie : la critique élargie (de la ligne 27 à la fin)
Cette satire des excès de la mode peut paraître superficielle, mais Montesquieu l’utilise pour lancer une critique bien plus sévère. Introduite par la comparaison, « Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes », il élargit cette inconstance à la vie politique : « les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. » La date à la fin de cette lettre, « le 8 de la lune de Saphar », rappelle la feinte narrative de la fiction persane, regard étranger qui permet le blâme, car quelles en sont les cibles ? Les sujets, coupables d’être versatiles et frivoles ? Ou bien un roi qui ne joue pas son rôle de modèle moral, ce que suggère l’hypothèse : « Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s’il l’avait entrepris. » Mais la frivolité règne à Versailles…
L’énumération qui ferme l’extrait met en relief la puissance de la monarchie absolue, élargie spatialement, de Versailles à la totalité du royaume en passant par la capitale : « Le Prince imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour, à la Ville ; la Ville, aux provinces. » Mais l’image suggérée par le verbe « imprime » et la métaphore du « moule » redoublent la satire. Si la puissance royale peut s’exercer, c’est, en effet, que les sujets se soumettent aisément, par mimétisme : « L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres. » Ils semblent ainsi dépourvus de toute personnalité propre.
L'étiquette à Versailles, le petit lever du Roi. Gravure in François Guizot, Histoire de France, 1875
CONCLUSION
La galerie de portraits présentés dans cette lettre, exagérés à la façon de ceux de La Bruyère dans ses Caractères, fait sourire car elle offre une plaisante caricature de la société française de cette époque, et plus particulièrement des femmes et du rôle qu’y joue la « mode ». Mais les traits cocasses illustrés ont pour objectif d’ouvrir les yeux aux lecteurs sur leur société. Ils montrent la véritable tyrannie exercée par la mode, dont se moque Montesquieu, en digne représentant du "siècle des Lumières"; mais, au-delà de cette satire, ses reproches portent sur le fonctionnement même de la monarchie absolue, un roi lui aussi frivole et des sujets soumis, même s’il s’en défend dans ses Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, en 1754, en invoquant la naïveté de ses personnages :
Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis ; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui devaient y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c’est-à-dire dans un autre univers.[…] Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d’étonnement, et point avec l’idée d’examen, et encore moins avec celle de critique.
En fait, c’est bien Montesquieu qui, masqué sous le regard étranger de son Persan, joue de son étonnement pour mieux amener le lecteur à s’interroger sur son propre comportement, à démasquer ce que voilent les habitudes.
Histoire des arts : la caricature
Michel Poisson, "Coiffure à l’échelle". Caricature du XVIIIème siècle in H. Gourdon de Genouillac, Paris à travers les siècles, 1878
C’est l’image exagérée des excès de la coquetterie féminine, soumise aux « caprices de la mode », proposée par Montesquieu, que semble illustrer cette caricature de Michel Poisson, reproduite dans un ouvrage d’Henri Gourdon de Genouillac, Paris à travers les siècles : Histoire nationale de Paris et des Parisiens depuis la fondation de Lutèce jusqu'à nos jours, datant de 1878.
Pour voir un diaporama d'analyse
Voltaire,Micromégas, 1752, IV, "Ce qui leur arrive sur le globe de la terre"
Pour lire l'extrait
Voltaire n’exprime que peu d’estime pour Micromégas, son conte philosophique, paru en 1752, après avoir été remanié à partir d’un premier récit intitulé Voyage du baron de Gangan, aujourd’hui perdu, qu’il évoque dans sa correspondance avec Frédéric II de Prusse. Il le qualifie, en effet, de « fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin ». Pourtant le roi reconnaît le double aspect du conte, puisqu’il en apprécie le choix du héros, « il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste », tout en mesurant la portée philosophique de cet « ouvrage où vous rabaissez la vanité des mortels » : il souligne ainsi l’importance de ce qu’y dénonce Voltaire et des conceptions qu’il y défend.
Chassé de sa planète, qui gravite autour de l'étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, Micromégas voyage « de planète en planète ». Lors de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » par comparaison à lui car il ne mesure que deux kilomètres. Tous deux se lient d'amitié, et poursuivent ensemble ce « voyage philosophique ». Ils aperçoivent « une petite lueur » : c’est « le globe de la terre », pour reprendre l’expression dans le titre du chapitre.
Comment Voltaire utilise-t-il l’imaginaire du conte pour faire réfléchir son lecteur ?
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Stylistique : les formes du comique
Pour se reporter à l'analyse
Tous les textes étudiés dans la séquence s'inscrivent dans la tonalité comique, à des degrés différents. Tantôt, il s'agit pour l'auteur de provoquer un rire franc et spontané, souvent par la transgression des normes sociales et des codes du "beau langage", tantôt le lecteur est amené à sourire face à des personnages ridicules dépeint ironiquement. Mais, quelle que soit la puissance du rire suscité, tous ces textes recourent à quatre formes du comique, de gestes, de mots, de caractère et de situation, toutes jouant sur les ruptures et les décalages.
Alfred de Musset,Les Caprices de Marianne, 1833, II, 1 : Octave et Claudio
Pour lire l'extrait
L’échec de La Nuit vénitienne, au théâtre de l’Odéon, en 1830, conduit Musset à choisir de ne pas faire jouer son théâtre, mais de le faire lire. Ainsi naît « Un Spectacle dans un fauteuil », avec une première publication en 1832. Dans la deuxième livraison, en 1834, est insérée Les Caprices de Marianne, d’abord parue dans La Revue des Deux Mondes, en 1833. Ce choix lui offre en même temps une grande liberté dans la structure, qui n’a plus à se soucier des contraintes de la mise en scène. Ainsi, si les deux actes de cette pièce, comptent respectivement trois et six scènes, il serait plus exact de parler de « tableaux » car, contrairement à la règle du théâtre classique, elles ne correspondent plus à l’entrée et à la sortie des personnages, telle cette première scène de l’acte II avec ses huit « tableaux ».
La pièce s’articule autour de cinq rencontres entre Marianne, épouse du juge Claudio, et Octave, entremetteur pour son ami Cœlio, éperdument amoureux mais trop timide pour déclarer son amour. Ce « tableau » se situe après une deuxième rencontre où Marianne s’est défendue face à Octave, en plaidant en faveur des droits des femmes à un libre choix d'aimer. Troublé, il se réfugie dans une auberge pour boire, quand arrivent Claudio, son cousin, accompagné de son serviteur Tibia.
Le « rire » que provoquent les procédés mis en œuvre dans cet échange conduit-il à un « savoir » ?
Le comique du dialogue
La stichomythie
Le rire vient de la rapidité de ce jeu de questions-réponses, échange de répliques qui rebondissent les unes sur les autres, avec une reprise des termes en écho, par exemple à « qu’entendez-vous » répond « j’entends », comme à « Tes lunettes sont myopes » riposte « Mes lunettes sont excellentes » et à la question « Rien n’est resté […] ? » correspond la réponse « Il y est resté […] » C'est ce que l'on nomme la "stichomythie", à l'origine échange vers par vers propre à la partie de la tragédie grecque appelée "agôn", c'est-à-dire "combat".
La syntaxe, par les parallélismes, soutient également le rythme imprimé au dialogue par les reprises lexicales : « OCTAVE. – En quelle façon, juge plein de science ? / CLAUDIO. – En y voulant frapper, cousin plein de finesse. / OCTAVE. – Ajoute hardiment plein de respect, juge, pour le marteau de ta porte ; mais tu peux le faire peindre à neuf, sans que je craigne de m’y salir les doigts. / CLAUDIO. – En quelle façon, cousin plein de facéties ? / OCTAVE. – En n’y frappant jamais, juge plein de causticité. »
Le rôle des interpellations
L’échange repose sur un contraste entre des interpellations polies, « Cousin Claudio » et « Seigneur Octave », et les qualificatifs par lesquels chaque personnage désigne l’autre, autant d’ironie par antiphrase, car les éloges masquent en réalité des critiques : Claudio n’est pas un « juge plein de science » ni un « subtil magistrat » aux yeux d’Octave, de même que ce dernier n’est pas « plein de finesse » aux yeux du juge, sûr que sa porte lui restera fermée. De même, l’appellation « juge plein de grâces » fait sourire alors même qu’Octave l’a dépeint de façon ridicule au début du dialogue : « Votre perruque est pleine d’éloquence, et vos jambes sont deux charmantes parenthèses. » Rappelons que e prénom Claudio vient du latin "claudus", soit "le boiteux"...
Ces interpellations deviennent franchement cocasses quand les deux personnages, pour ridiculiser l’autre, se réduisent mutuellement à des objets symboliques de leur nature, toujours sous couvert de l’éloge porté par l’adjectif. Octave est ainsi nommé, « charmant pilier de cabaret », « aimable croupier de roulette », « cher cornet de passe-dix », allusion à sa vie de débauché, tandis que Claudio est renvoyé à sa fonction sociale par « cher procès-verbal », « chère sentence de mort » et « cher verrou de prison ».
Musset a donc privilégié le comique de mots dans cet échange, dont la vivacité conduit le lecteur à sourire : il devient une sorte de combat verbal, intensifié par le passage du vouvoiement au tutoiement, dont on attend de découvrir le vainqueur.
Une dénonciation
Un personnage grotesque
Si Claudio se moque d’Octave en signalant son caractère de débauché – qu’Octave a bien volontiers reconnu depuis le début de la pièce – l’ironie d’Octave a une toute autre portée car c’est à la profession de Claudio qu’il s’en prend, dès sa première réplique : « Cousin Claudio, vous êtes un beau juge ; où allez-vous si couramment ? » Outre l’ironie par antiphrase, puisqu’il va ensuite ridiculiser son apparence physique, il donne un double sens à l’adverbe « couramment », à la fois pour qualifier une habitude, ce qui renvoie à sa profession confirmée dans les répliques suivantes par « un magistrat » et l’allusion à sa « perruque », mais qui évoque aussi une démarche précipitée, en courant, ensuite ridiculisée quand il compare ses « jambes » à « deux charmantes parenthèses ». Claudio a donc tout du barbon de comédie, ridicule, mais c’est aussi de sa fonction institutionnelle que Musset fait la satire.
Le juge Claudio, accompagné de Tibia, son serviteur
Si, en effet, Claudio dépeint Octave comme « plein de facéties », pour souligner sa légèreté et son goût des plaisanteries, la riposte d’Octave, « juge plein de causticité », est beaucoup plus sévère. Le jeune romantique qu’est Musset blâme ainsi une justice excessivement sévère, ce que confirment les dernières attaques qui mettent en valeur les actes judiciaires, impitoyables : « procès-verbal », « sentence de mort » et « verrou de prison ». Le grotesque du personnage masque donc le danger qu’il peut représenter.
Un personnage dangereux
Au-delà de la tonalité comique, Claudio met rapidement au cœur de l’échange l’intrigue de la pièce, le rôle d’Octave chargé par Cœlio de séduire en son nom Marianne. L’intrigue traditionnelle d’une comédie, le triangle amoureux entre une belle jeune femme, mal mariée à un vieux barbon ridicule, et un amant, est renouvelée par la fonction d’intermédiaire qu’endosse Octave auprès de Marianne.
Mais ce barbon n’est ni aveugle, ni sourd, et sa jalousie s’exprime par le ton de triomphe qu’il adopte en annonçant le rejet de Marianne : « ma femme a enjoint à ses gens de vous fermer la porte au nez à la première occasion. », « sa réponse […], que je suis chargé de te faire. » Enfin, sa menace est perceptible quand il évoque la réponse sous l’image de cette porte fermée : « Ce sera donc ma porte en personne qui te la fera, aimable croupier de roulette, si tu t’avises de la consulter. » Les dernières répliques, derrière l’amabilité apparente et le comique des salutations, laissent donc un goût amer, surtout si le lecteur se rappelle que, dans l’acte I, Claudio a demandé à son serviteur Tibia de faire venir pour le soir des « spadassins », des tueurs à gage.
Claudio, un jaloux dangereux
CONCLUSION
Ce passage est représentatif du rôle des « grotesques » dans le théâtre de Musset, à la fois des fantoches ridicules qui font rire, mais rendus dangereux par leur bêtise même et leur égoïsme, par la place qu’ils accordent à leur position sociale et à la défense de leur intérêt.
Le spectateur ne doit donc pas s’y tromper : le rire, suscité par le comique de langage et les portraits satiriques, n’est pas gratuit. Le lien de ce dialogue avec la profession de Claudio et avec l’intrigue même de la pièce lui donne un tout autre sens, qui doit alerter le lecteur : à tout moment la comédie peut basculer dans la tragédie. Et ce sera le cas, puisque la pièce se termine sur la mort de Cœlio tandis que Marianne et Octave se retrouvent enfermés dans une douloureuse solitude... C’est donc une vision sombre de l’amour, et plus généralement de la façon dont le masque social entrave la sincérité des cœurs, que nous propose ici Musset.
LECTURES CURSIVES : Beaumarchais et Feydeau
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784, III, 15
Difficile de résumer la comédie de Beaumarchais, composée en 1778 mais jouée seulement en 1784, après une longue censure. Son sous-titre « La folle journée » illustre bien les multiples péripéties qui se succèdent autour d’un enjeu pourtant simple : Figaro, valet du comte Almaviva, pourra-t-il empêcher, avant son mariage avec Suzanne, suivante de la comtesse, que son maître n’abuse de son « droit de cuissage » ? Mais les obstacles se multiplient, comme ce procès intenté par Marceline, domestique du comte, pour obliger Figaro à l’épouser.
Après une lecture de cette longue scène, on marquera son lien avec l’explication précédente et l’enjeu du parcours, en dégageant les formes du comique mises en scène pour soutenir les critiques lancées.
Pour lire la scène de Beaumarchais
Les formes du comique
Le grand nombre de participants à ce procès implique qu’il y ait forcément un travail des acteurs sur leurs gestes et leurs mimiques, afin de souligner le comique et de provoquer le rire. On note, par exemple, l’accélération du rythme au moment de la contestation à propos de la virgule, avec la répétition de la didascalie, « vite ».
Le comique de mots est au cœur de la scène, déjà par l’intonation de l’huissier « glapissant », par le mot déformé par le jardinier Antonio, « balbucifier », ou par le procédé très simple pour garantir le rire, le bégaiement de Brid’oison, au nom évocateur : « A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ? » Ajoutons à cela le langage juridique, un véritable jargon : « … Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro, par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du siège. » C’est ce qui fait basculer le procès dans des ratiocinations ridicules, par exemple entre « ET » et « OU », avec ou sans accent, ou sur la présence, ou non, de la virgule.
Bien sûr, le caractère du héros de la comédie, Figaro, fait aussi sourire, par exemple dans la façon où il riposte à l’avocat Bartholo, largement ridiculisé : « BARTHOLO, plaidant. – Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase : Je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai. / FIGARO, plaidant. – Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres : Je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis Grec ; je l’extermine. »
Beaumarchais construit aussi sa scène sur le comique de situation, né de l’inversion de la réaction de Figaro lors du jugement, sa joyeuse exclamation, « J’ai gagné ! », immédiatement suivie de sa désillusion : « J’ai perdu. »
Derrière le rire, la satire
La première cible de la satire, le fonctionnement de la justice, est très traditionnelle, présente dans le théâtre depuis La farce de Maître Pathelin au Moyen Âge. Elle vise d’abord son langage ridiculement pompeux, comme celui de Bartholo qui remonte aux temps antiques : « jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris… » Plus sévèrement, Beaumarchais, qui lui-même avait eu à répondre devant la justice à propos d’un héritage, dénonce la corruption des juges par la bouche de Marceline : « On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès. » Même si Figaro parle de la justice comme du « plus noble institut », il lui reproche d’être « dégrad[ée] », ce dont témoigne le jugement rendu par le Comte, loin d'être impartial : derrière sa protestation solennelle, « Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse est un grand ennemi des lois. », l’obligation faite à Figaro d’épouser Marceline l’empêche d’épouser Suzanne et laisse le champ libre au Comte.
Le procès dans Le Mariage de Figaro, 1785. Gravure, BnF
Mais, à l’ouverture de la scène, introduite par le comique de mots, ce nom « Anonyme » que revendique Figaro, une autre critique se glisse, beaucoup plus dangereuse. Sa justification de la qualité de « gentilhomme » dont il se dote, « Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince », est déjà une remise en cause des privilèges de la naissance : il fait du titre de noblesse qui rend si fier le résultat d’un pur hasard. Rappelons que, né Augustin Caron, le dramaturge a pu, comme bien des gens à son époque, s’acheter un titre de noblesse… mais que sa comédie a subi une longue censure.
Georges Feydeau, On purge bébé !, 1910, scène 1
La courte pièce de Georges Feydeau, On purge bébé !, représentée en 1910, reprend, dans ses onze scènes, les thèmes chers au vaudeville, l’adultère, le monde des affaires, et les disputes conjugales. Mais elle marque déjà une évolution, car les intermèdes musicaux ont disparu. On la classe donc dans le genre plus large du « théâtre de Boulevard ». Comme l’indique son titre, l’intrigue tourne autour de « bébé », Toto, âgé de sept ans, qui refuse avec force la purge que sa mère veut lui donner contre sa constipation. Mais, au-delà de cette action, bien légère, Feydeau met en scène les rapports sociaux qui se nouent dans la bourgeoisie, dotée de la richesse mais pas toujours des bonnes manières et de la culture. Comme souvent dans la comédie traditionnelle, la scène d’exposition place face à face le patron et sa bonne. Quels procédés comiques permettent de faire ressortir la satire?
Pour lire la scène de Feydeau
Un personnage comique : la bonne
Depuis l’antiquité, les serviteurs occupent une place de choix dans la comédie. Mais il y a loin des valets de Molière, rusés et influents sur l’action, aux domestiques du vaudeville, plus effacés. Ainsi Rose n’existe que par sa fonction servile, et même sans vraiment s’y impliquer, vu le ton de ses réponses : « avec indifférence ». Le dialogue montre surtout sa bêtise, soulignée par les didascalies : « qui ne comprend pas », « ahurie », « ouvrant de grands yeux », « abrutie ». Ses réponses, soutenues par son langage familier, font rire par leur total décalage avec la question géographique sur « les Hébrides » : « C’est pas moi qui range ici !... c’est Madame », « Ah ! oui !... c’est dehors », ou « Ah ! ben, non ! non je les ai pas vues. »
Mise en scène d'On purge bébé ! pour France-Télévision
Cependant, ce rire soutient la satire du difficile statut des domestiques dans les familles bourgeoises. Aucune loi ne les protège, ils peuvent être renvoyés rapidement. C’est ce qui explique le besoin de se défendre d’une éventuelle accusation, implicite dans « C’est pas moi qui range ici !... c’est Madame », son désir de faire plaisir à son patron, suggéré par la didascalie, « voulant avoir compris », ou l’excuse invoquée : « comme pour se justifier. – Y a pas longtemps que je suis à Paris, n’est-ce pas… ? » Nous percevons aussi, dans sa remarque, leur charge horaire, puisque rien n’encadre réellement leur travail : « Et je sors si peu ! » Ainsi, c’est paradoxalement l’absence de conflit qui porte la satire d’une bourgeoisie qui entend bien affirmer sa domination sur les « inférieurs ».
Le retournement de situation
La scène s’ouvre, « in medias res », par la recherche de Follavoine dans le dictionnaire, il « compulse son dictionnaire », et se ferme sur la même situation dans son monologue, avec la didascalie finale : « il reparcourt des yeux la colonne qu’il vient de lire. »
Dans le début du dialogue avec Rose, Follavoine affiche sa supériorité, avec un violent mépris pour l’ignorance de Rose : « les Hébrides !… des îles ! bougre d’ignare !... de la terre entourée d’eau... » Mais, face à la réponse de Rose, « De la boue ? », l’explication qu’il donne est déjà totalement absurde avec son opposition entre « beaucoup » et « pas beaucoup » : « Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles ! » Il joue les savants, mais révèle ainsi sa bêtise.
Plus sévèrement, en introduisant le « z’ » pour figurer la liaison, jusqu’alors non marquée orthographiquement, Feydeau fait comprendre au lecteur l’ignorance orthographique de Follavoine, renforcée par ses dernières phrases : « C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !… Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. » De plus, il ne se remet pas en cause mais préfère accuser le dictionnaire : « On ne trouve rien dans ce dictionnaire ! » Feydeau se moque ainsi de ce bourgeois vaniteux, qui tire son pouvoir de son argent mais pas de son instruction.
Cependant, pour Beaumarchais comme pour Feydeau, s’agit-il vraiment de transmettre un "savoir" par le "rire", en obligeant le lecteur à faire l'effort de dépasser le comique pour le découvrir, tel le chien qui doit briser l’os pour sucer la « substantifique moelle » ? Nous retrouvons plutôt chez eux les procédés traditionnels du comique, pour faire ressortir, à la moindre occasion, la bêtise humaine qui se masque sous les apparences flatteuses du statut social ou d’une institution reconnue.
Lecture personnelle : Voltaire, Micromégas, 1752
Pour voir l'analyse du conte
Dans le prolongement de l’explication proposée dans le corpus, les élèves sont invités à lire Micromégas de Voltaire. Pour aider à la construction du dossier qui soutient la seconde partie de l’oral de l’épreuve anticipée de français au baccalauréat, les pistes suivantes sont suggérées :
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L’étude du titre, appuyée sur des extraits du conte et sur le choix d’une illustration, commentée ;
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Les cibles de la satire : le pouvoir politique, la justice, la religion, la nature humaine ;
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L’association « rire » et « savoir », rattachée au genre du « conte philosophique » : sont présentés les procédés suscitant le « rire », en lien avec le merveilleux propre au conte, et les interventions du narrateur propres à poser son opinion.
Il serait possible de demander également un écrit d'appropriation : imaginer un nouvel épisode, dans lequel Micromégas et son compagnon découvrirait une réalité de notre société actuelle.
Conclusion sur le corpus
Réponse à la problématique
À l’issue de cette étude, nous constatons que, parfois, le « rire », spontané, peut paraître de pur divertissement, notamment quand il transgresse les normes sociales et linguistiques en faisant appel aux instincts primaires des lecteurs comme chez Rutebeuf, dans Le Pet au vilain, ou Scarron, dans Le Roman comique : tous deux ne reculent ni devant la grossièreté, ni devant l'obscénité.
Cependant, même dans de tels cas, il n’est pas totalement gratuit car, de façon plus ou moins poussée, il masque une intention de l’écrivain, transmettre un « savoir ». Mais ce « savoir » est de nature très différente : le rire peut conduire à une satire de la société, des défauts, des hommes de pouvoir, des institutions… L’auteur se sert, pour ce faire, de tous les procédés du comique, au premier rang desquels le grossissement propre à la caricature, la tonalité burlesque avec la parodie, l’exagération – dans la lignée des géants de Rabelais chez Voltaire par exemple –, mais aussi l’ironie, les jeux sur les rythmes et le langage, notamment au théâtre. Le rire a ainsi permis, par la réflexion provoquée, plus de tolérance politique, religieuse et sociale, des rapports plus équilibrés entre les puissants et les faibles : il a aidé à détruire les préjugés, et en cela s’est révélé efficace.
Mais le lecteur pourrait aller plus loin encore, et s’interroger sur lui-même, sur ce qui l’a amené à rire ou à sourire, donc à prendre une distance par rapport à son comportement habituel. Le rire offre un avantage : l’exagération du comportement de tel ou tel personnage permet au lecteur d’admettre une critique qu’il rejetterait si elle lui était directement lancée. Par exemple, quand il sourit devant les réactions négatives du nain de Saturne, qui critique la planète terre par comparaison à la sienne, il est renvoyé aux critiques que lui-même formule trop rapidement contre ceux qui lui sont différents. De même, quand il rit d’une grossièreté, voire d’une obscénité, n’est-il pas forcé d’admettre qu’il compense ainsi ce que les normes de la vie sociale lui interdisent, donc porte en lui ces mêmes désirs, ces mêmes pulsions ?
Rappelons à ce propos la formule de Paul Léautaud dans son Journal littéraire (1954-1966) : « On rit mal des autres quand on ne sait pas d’abord rire de soi-même. » Maîtriser l’ironie, dirigée contre autrui, va donc de pair avec le fait d’avoir le sens de l’humour, en étant capable de rire de soi.
Ouverture : le rire aujourd'hui ?
Qu’il s’agisse des œuvres littéraires, du cinéma et de la télévision, des sketches sur scène, ou même des documents mis en ligne sur Internet, le rire reste présent aujourd’hui, offrant toujours au public le moyen d’échapper aux lourdeurs de sa réalité. Pensons au succès qu’ont pu remporter, par exemple, les caricatures des Guignols, les sketches de Coluche ou un film comme Les Visiteurs… Les exemples seraient innombrables. En relâchant les tensions, en transgressant les interdits, ils permettent aux lecteurs et aux spectateurs de compenser les contraintes imposées, comme pour se venger aussi de ceux qui exercent un pouvoir sur eux.
Cependant, parallèlement, les controverses sont nombreuses, qui mettent en avant une question : doit-on mettre des limites au rire ? Déjà sous l’Ancien Régime, la censure avait sévi contre les comédies, de Molière, de Beaumarchais… Aujourd’hui, encore certains humoristes ont pu être attaqués en justice pour des abus, tel Dieudonné dont plusieurs spectacles ont été interdits, de même que ses productions sur YouTube, Facebook ou Instagram. Lui est notamment reproché un radicalisme militant qui touche souvent à l’antisémitisme… Pourtant, bien avant lui, des humoristes, Pierre Desproges, Guy Bedos, Coluche, pour ne citer qu’eux, avaient abordé des sujets tout aussi brûlants… De même, pensons à un journal comme Charlie Hebdo dont les caricatures, qui visaient à faire rire, ont provoqué la terreur et la mort…
Où fixer alors la limite, s’il faut en fixer une ? Peut-être simplement dans une double exigence :
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Quand est touché un thème sensible, politique ou religieux en particulier, les procédés retenus pour faire rire ne doivent pas renoncer à déranger le public, à le conduire à des remises en cause, à prendre du recul, quitte à le choquer.
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Mais, ils doivent laisser apparaître, par exemple par l’exagération, par la parodie, par les jeux sur le langage ou sur l’image, le recul que prend l’auteur lui-même : sa satire ne doit pas se confondre avec du pur militantisme...
Ainsi, un humoriste peut se moquer du handicap, de la pratique terroriste, d’une institution respectée, à condition que son écriture permette au lecteur de mesurer que lui-même n’adhère pas à ce que pensent les cyniques, les fanatiques et les intolérants.
Documents complémentaires
Pour lire l'extrait
Pierre Desproges, Les Réquisitoires du Tribunal des flagrants délires, 2003
La 1ère partie de la thèse
La réponse positive à la première question, « peut-on rire de tout ? », insistante, est justifiée par trois arguments qui rappellent deux des fonctions du rire :
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Il est une compensation qui permet de prendre du recul et de surmonter les contraintes et les peurs : « la politesse du désespoir », « exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles ». C’est ce qu’il nomme ensuite « une échappatoire ».
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Il soutient toutes les critiques, permet de dénoncer : c’est ce qu’il nomme « le rire sacrilège blasphématoire » qui met en valeur les ridicules et les excès, car il « peut parfois désacraliser la bêtise ».
Elle est répétée avec force en faisant même du rire une obligation : « on peut rire de tout, on doit rire de tout ».
Un humoriste, Pierre Desproges
Une série d'exemples
Cette première réponse est soutenue par trois exemples : « De la guerre, de la misère et de la mort. »
Est ensuite développée longuement la notion d’« humour noir », qui consiste à rire de ce qui n’est pas considéré comme comique : un tel rire conduit forcément à choquer le public. Les exemples proposés alors sont en gradation, commençant par les « malheureux dans les usines » (pensons au film Les Temps modernes de Charlie Chaplin) pour arriver au plus insupportable, la mort de « l’enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth » ou du malade du « cancer ». Sa conclusion forme une pirouette par le jeu sonore : « quelle autre échappatoire que le rire, sinon le suicide, poil aux rides ? »
La 2nde partie de la thèse
En réponse à la 2nde question, « Peut-on rire avec tout le monde », sans véritablement affirmer, l’humoriste marque un refus, qu’il présente comme totalement subjectif : « Personnellement, il m’arrive de renâcler à l’idée d’inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée ». Pour se justifier, il donne trois exemples de rejet, tous empruntés à la vie politique, « stalinien », « terroriste hystérique » et « militant d’extrême-droite ».
Il considère donc que le rire doit pouvoir unir le public dans la révolte, mais que ce partage est précisément impossible avec ceux qui s’inscrivent dans des idéologies qui, elle, choisissent de donner délibérément la mort.
Pierre Desproges, "On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle..."
Un sujet « tabou » : les Juifs
Les nombreux stéréotypes qui soutiennent l’antisémitisme sont repris, comme si l’humoriste cautionnait ces attaques :
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Déjà le verbe de la phrase introductive reprend l’idée d’une invasion sournoise qui menace la société : « des Juifs se sont glissés dans la salle ». L’idée est soutenue par la mimique de l’humoriste qui, à la façon d’un « complotiste », jette des regards méfiants sur la salle comme pour démasquer ces intrus.
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Le sketch fait allusion à leur prétendu amour de l’argent : ils sont allés à Auschwitz « parce que c’était gratuit » ; le Juif juif ne se mélange pas « au peuple non élu en dehors des heures d’ouverture de son magasin »…
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D’autre stéréotypes portent sur leur place dans le domaine médical : « tous les médecins sont juifs », comme les pharmaciens, « sinon t’as pas le diplôme »…
En même temps, il souligne l’hypocrisie nouvelle du « politiquement correct », rendu obligatoire par les horreurs de l’extermination nazie. L'humoriste, dans le rôle de l’antisémite feint donc de masquer ses attaques par une prétendue tolérance : « vous pouvez rester » ou « « je n’ai rien contre ces gens-là ». Mais il s’agit bien d’une feinte, comme le met en évidence l’ambiguïté du verbe « courir » qui peut maintenir l'accusation en signifiant que les Juifs poursuivent leur invasion dangereuse : « je suis fier d’être citoyen de ce grand pays de France, où les Juifs courent toujours ».
Mais, pour pouvoir rire de ce qui est tabou, encore faut-il que la position de l’humoriste soit clairement perceptible par le public. C’est le rôle de la distanciation prise par rapport aux assertions, ainsi dénoncées. Par exemple, il ajoute aux professions médicales prétendument accaparées par les juifs, « tous les archevêques de Paris », l'allusion à l’origine juive de celui qui exerce alors cette fonction, Jean-Marie Lustiger, converti au catholicisme, mais le pronom « tous » en fait une généralisation absurde encore accrue par l’accord incorrect : « tout le monde sont juifs ». De même, en écho au stéréotype qui fait du juif un bouc émissaire, « Les Juifs sont vecteurs de maladie », son exemple du Dr Schwartzenberg, célèbre cancérologue, apporte un démenti de bon sens : il est « non cancérigène ». Ainsi ressort l’absurdité de la réserve aussitôt introduite : « Il suffit de pas trop s’approcher ».
Le rôle de l'exagération
L’inversion choisie par l’humoriste, « de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi », est tellement excessive que le public ne peut adhérer à cette affirmation. Mais elle permet à Desproges de multiplier ensuite les exagérations, en mettant en valeur le développement sur les réalités horribles de la Shoah par la prosopopée : elle consiste à rapporter le discours direct du déporté.
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L’étoile jaune devient le signe de l’orgueil du Juif, « en arborant une étoile à sa veste », donc une provocation du « peuple élu ».
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Le vélodrome d’hiver, lieu d’une terrible rafle, devient un lieu banal : « Et pourquoi j’irai pointer au vélodrome d’hiver ? »
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L’allusion aux trains qui ont conduit les Juifs vers les camps durant l’occupation nazie devient le prétexte à une protestation : « Et qu’est-ce que c’est que ces wagons sans banquettes ? »
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De même, pour les chambres à gaz, « Et j’irai aux douches si je veux. », le juif cherche encore à affirmer sa puissance.
La gestuelle de Desproges renforce encore ces déclarations qui imposent l’image d’un peuple qui se croit supérieur, ce que confirme le commentaire « Quelle suffisance ! »
Ce sketch, qui recourt ainsi à l’humour noir, vient prouver l’affirmation de l’extrait précédent : « On peut rire de tout », y compris des réalités les plus horribles.
Le combat contre l''antisémitisme
L’objectif de l’humoriste, sa dénonciation de l’antisémitisme, autorise son rire, grâce la prise de distance qui montre que rien ne peut soutenir le racisme. Il autorise ainsi le public à partager son rire, en ménageant d'ailleurs des temps de silence pour metrte en valeur l'absurdité des assertions.
Par exemple, il reprend la caricature physique du Juif, oreilles, « doigts et nez crochus » et « bite à col roulé » – allusion vulgaire à la circoncision, et rire assuré par cette transgression linguistique –, qu’avait reprise, pendant l’occupation, une exposition parisienne, "Le Juif et la France". Mais cela le conduit à feindre le regret de la disparition de l’étoile jaune, ce qui revient à proclamer la nature identique de tout être humain : « C’est pas évident de reconnaître un petit enfant juif d’un petit enfant antisémite ». Pour illustrer sa critique et prouver cette identité, il y ajoute un exemple, attaque contre le président du Front National qui, à son époque, soutient l’antisémitisme, auquel il attribue un nom juif, « Jean-Marie Lepenlovitchstein », suivi de l’ajout : « on dirait un Breton ».
C’est aussi ce rôle que joue le long développement qui prétend distinguer « deux sortes de Juifs », « le Juif assimilé » et « le Juif juif ». Nouvelle inversion du point de vue, c’est le « juif assimilé » qu’il ridiculise (« c’est n’importe quoi ») parce qu’il ne respecte pas sa propre religion et ses coutumes, et ignore le poids de l’Histoire : il est « infoutu de reconnaître le mur de Berlin du mur des Lamentations » et « Quand il voit un mur, il joue au squash ». La distanciation ressort alors du regret formulé, qui transforme de façon absurde la déportation en une « chance » : « Ils n’auront même pas la chance d’être reconnus par les nazis lors de la prochaine ».
Sa conclusion, à partir du constat, « Les Juifs juifs ne se marient qu’entre eux » – qui lui offre aussi l’occasion d’ironiser sur deux journalistes, Christine Ockrent et Anne Sinclair – achève de fixer la position de Desproges, par la comparaison de l'antisémitisme au mariage entre deux êtres de provinces françaises différentes, situation qu'il présence comme la sienne : « Moi-même, qui suis Limousin » face à une femme « Vendéenne ». Les différences alors évoquées, banales, liées à l’éloge de « notre sensibilité limousine » ou de « notre humour limousin », sont tellement ridicules qu’elles rendent tout aussi ridicules celles invoquées pour séparer un « non-juif » d’un « Juif juif » ! Chacun aurait donc des raisons de faire preuve de "racisme" !
Il s’agit donc, pour Desproges, de mettre le comique au service d’une vérité : tout argument en faveur du racisme est absurde, car les hommes, par-delà leurs différences, sont fondamentalement identiques.
La caricature politique dans la presse
Trois documents illustrent le rôle que peut jouer la caricature dans la presse. Ils portent sur les élections, en permettant la comparaison entre trois pays, ce qui conduit à réfléchir sur le façon dont elles traduisent – ou non – la démocratie, ses avantages mais aussi ses risques :
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La première, de Xavier Delucq sur les élections américaines ;
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La deuxième, de Gado, pseudonyme du Tanzanien Godfrey Mwampembwa, sur les élections au Kénya ;
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La troisième, de Swaha, pseudonyme de la Libanaise Christiane Boustani, sur les élections françaises.
Pour voir le diaporama d'analyse
Devoir : commentaire
Pour correspondre à l’enjeu du parcours associé, « Rire et savoir », est proposé un extrait du premier acte de Rhinocéros, pièce de théâtre d’Eugène Ionesco, jouée en 1959.
Pour lire l'extrait
Pour voir la proposition de corrigé, rédigé