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Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, 1578
Jean de Léry, 1613
L'auteur (1536-1613)
Son nom ne marque pas une originaire nobiliaire, mais simplement son lieu de naissance, le village de Léry où il est né, en 1536. Sa formation intellectuelle est très modeste, puisqu'il reçoit une formation d'artisan cordonnier. Il n'est donc pas, à proprement parler, un humaniste. Mais il est très jeune attiré par les idées de la Réforme, et part, à 18 ans, à Genève, afin de suivre les cours de Calvin. C'est à ce titre d’artisan qu'il part, en 1556, rejoindre la colonie, nommée « la France antarctique », installée en baie de Rio de Janeiro et gouvernée par le protestant Villegagnon. Le Brésil appartient alors au Portugal, et l'installation de cette colonie témoigne du désir de la France d'y prendre sa place.
Mais Villegagnon renie le protestantisme, redevient catholique, et persécute les protestants qui sont venus avec lui dans la colonie, dont Jean de Léry. Ceux-ci sont alors contraints de quitter le camp français de Fort Coligny : ils se réfugient, pendant presque un an, dans un village des Indiens Toüoupinambaoults, avant de pouvoir reprendre un bateau pour la France. Ce sera la fin de l’implantation française au Brésil, que les Portugais vont récupérer.
À son retour en France, Léry devient pasteur, jusqu'à l'explosion terrible des guerres de religion. Chassé de Paris par le massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572, il se réfugie dans la place forte de Sancerre, qui va être assiégée par les catholiques de janvier à août 1573. Il rencontre alors de nombreux pasteurs protestants, parmi lesquels certains sont de célèbres humanistes, ce qui va lui permettre d’approfondir sa culture. Mais ce sera surtout une expérience terrifiante car la ville assiégée connaît une terrible famine. Léry assiste à la mort de nombre de ses compatriotes protestants, et même à des scènes de cannibalisme dont son oeuvre se fait l'écho. C'est aussi à cette époque qu'il compose Récit d'un voyage fait en la terre du Brésil. En 1595, il part en Suisse, où il exercera comme pasteur jusqu'à sa mort en 1613.
Le contexte historique
Les guerres de religion
La religion devient, au XVI° siècle, une source de conflits. La lecture de la Bible, revue, traduite, expliquée, conduit à remettre en cause les abus de l'Eglise catholique, les excès de la papauté notamment. Un courant "évangéliste" se répand, qui réclame une religion épurée, plus authentique. Les thèses de Luther, publiées en 1517, se diffusent : il crée la Réforme, poursuivie par Calvin. Dès 1562, à la suite du massacre d'une centaine de protestants, aussi appelés "réformés" ou "huguenots", débutent les guerres de religion : huit se succèdent, et la violence se déchaîne. Un des épisodes connus est le massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572, avec ses 4000 tués dans les deux camps. Il faut attendre l'édit de Nantes, signé en 1598 par Henri IV, pour retrouver la paix.
Les grandes découvertes : carte
Pour en savoir plus : une exposition de la BnF.
Les grandes découvertes
Dès l'Antiquité, des marins Égyptiens ou Carthaginois explorent les côtes de l'Afrique et de l'Europe, Alexandre le Grand atteint l'Indus et l'Asie centrale. Les géographes antiques nous ont laissé des descriptions. La chute de l'Empire Romain met un terme à ces expéditions, et aux découvertes scientifiques et géographiques ; mais l'idée que la terre est ronde, et que l'on peut atteindre l'Asie en partant des côtes de l'Europe, s'est ancrée dans les esprits.
Au IXème siècle, les Normands reprennent les expéditions, vers le Groenland, l'Islande et même le continent américain ; mais leurs découvertes n'ont aucune suite.
Enfin, au XIIIème siècle, renseignés par les Croisades, les Occidentaux entreprennent des expéditions vers l'Asie : elles permettent la découverte des Mongols et Marco Polo décrit, dans le Livre des merveilles (1295), les richesses de l’Orient.
Au XV° siècle, le mouvement va s'accélérer pour plusieurs raisons :
Il y a d'abord des causes économiques. À la fin de la guerre de Cent ans, le commerce reprend en Europe, et voit naître une grande bourgeoisie, par exemple dans des villes comme Lyon, Venise, Gênes, Bruges. Elle investit dans l'armement et la construction navale, et finance des expéditions maritimes. Les États, eux, ont de plus en plus besoin de monnaie, donc de métaux précieux. Enfin, comme en Espagne ou au Portugal, la noblesse reste essentiellement terrienne, les cadets des familles nobles, dépossédés par leurs aînés des terres familiales, souhaitent créer des seigneuries dans des terres lointaines.
À cela s'ajoutent des raisons scientifiques et techniques. Des savants découvrent des instruments qui vont permettre aux nouveaux navires, les caravelles, dotées de trois mâts et de cinq voiles, de naviguer de façon plus sûre, en calculant leur position, par exemple grâce à l'astrolabe. Les cartes maritimes, elles, se précisent.
La "Victoria", caravelle de Magellan
Enfin les causes politiques se mêlent au rôle joué par la religion. L'islam s'affirme dans son désir de conquête, les Turcs et les Arabes cherchant à avoir le monopole sur le commerce avec l'Asie. Cela éveille la volonté missionnaire des Églises chrétiennes, qui entreprennent de convertir les peuples indigènes découverts. De plus, l'Espagne et le Portugal ont chassé les Maures de leur territoire ; ils ont alors les mains libres pour entreprendre des explorations maritimes. Les Portugais explorent le pourtour de l’Afrique (Dias) puis l’Inde (Vasco de Gama), enfin Cabral arrive au Brésil et fonde Vera Cruz (1500). Des territoires sont accordés aux nobles, dès 1532 : ils fondent des comptoirs commerciaux. De même, les Espagnols (Christophe Colomb – 1493) voyagent vers les Antilles, et, peu à peu, les Conquistadores (Cortés, Pizarro) fondent un vaste empire en Amérique. A la fin des guerres de Cent ans, l'Angleterre, quant à elle, n'a plus que la mer pour construire sa puissance. Les Anglais se dirigent vers l’Amérique du nord, continent qui accueillera ensuite les quakers anglais persécutés, venus par exemple sur le célèbre « Mayflower ».
Les Français, plus au nord, découvrent le Canada (Jacques Cartier, 1534 – Champlain, 1608), puis ils descendent vers le Mississipi et la Louisiane. Ils cherchent aussi à exploiter les richesses de l’Amérique du sud. Entre 1555 et 1560, des colons français vont notamment tenter de s'établir au Brésil, zone commerciale très importante, surtout pour un bois particulier, d’où on tire un pigment rouge, couleur de braise, d’où son nom de « bois de brésil », dont on peut faire une teinture rouge très durable très prisée au XVI° siècle. C'est dans cette perspective que s'inscrit le voyage raconté par Jean de Léry.
Présentation de l'œuvre (éd. Garnier-Flammarion, coll. "Étonnants classiques")
Les conditions de l'écriture
Elle a été écrite vingt ans après le retour de Léry du Brésil, alors que les guerres de religion font rage. Ce contexte va influencer la perspective du récit. On ignore, en effet, si Léry avait tenu un carnet de voyage dont il aurait pu s'inspirer. L'ouvrage se présente bien, cependant, comme un récit de voyage, en réponse à La Cosmographie universelle, publié en 1557 par le catholique André Thevet, car Léry veut corriger ses erreurs. Thevet n’est resté que quelques semaines au Brésil, et ses descriptions du pays et de ses habitants sont souvent fondées sur des récits de seconde main. Au contraire, Léry, lui, ne veut présenter que ce qu'il a lui-même constaté, faisant déjà un travail d’ethnologue en se voulant objectif. Mais il entend aussi répondre à l'accusation lancée par Thevet qui affirme que ce serait à cause des protestants que le Brésil aurait été perdu… C'est pourquoi Léry accuse à son tour Villegagnon, devenu catholique, et compare souvent les mœurs des Toüoupinambaoults cannibales aux excès de l’occident, où les guerres de religion sévissent. Cela introduit donc une part de subjectivité dans le récit.
Frontispice du récit de Léry
Pour lire l'œuvre intégrale en langue originale
Pour comparer ces deux auteurs différents : Même s'ils ont vécu une expérience similaire, tout les sépare, à commencer par leur religion, même si Thevet, moine franciscain, entretient d'assez bonnes relations avec les protestants malgré ses critiques. Leur source d'inspiration diffère aussi, car Thevet, en digne humaniste, veut retrouver le modèle des récits de voyage antiques. Il ne recule donc pas devant le merveilleux, telle l'évocation de créatures étranges, ressemblant aux Amazones, aux sirènes ou aux cyclopes. Léry, en revanche, est nourri de la Bible. Pour lui, le Brésil des Toüoupinambaoults représente un Eden, mais dégradé car ces peuples, ignorant la Grâce, subissent davantage les conséquences du péché originel. Cependant, il semble que Léry s'inspire aussi de Thevet, en racontant des scènes identiques : récit de cérémonies religieuses, transes des femmes, comparées à des sorcières, une naissance… Mais, là où Thevet privilégie le récit minutieux, Léry, lui, cherche aussi à créer l’émotion, faisant davantage une œuvre littéraire.
André Thevet
La structure du récit
L'oeuvre suit un ordre inspiré de la Bible. Léry commence par l'homme, la première des créatures et la plus proche de Dieu ; puis il dépeint les animaux de la terre (ch. X), de l'air (ch. XI) et de l'eau (ch. XII), les animaux aquatiques n'étant même pas nommés par Adam dans le récit biblique. Enfin, il termine par les végétaux (ch. XIII). À l'intérieur de chaque chapitre, une double échelle détermine la classification : du comestible au vénéneux, et par ordre décroissant de taille. Mais il arrive à Léry d’oublier sa volonté explicative, par exemple quand il décrit sa peur panique devant un iguane ou un caïman de grande taille, ou quand il dépeint des "monstres" comme le paresseux et le coati.
Les objectifs de Léry
Un des intérêt du récit de Léry vient du fait qu'en décrivant la vie des indigènes, il ne cesse de les comparer aux Européens. Dans cette comparaison, il se montre à la fois dogmatique, et ouvert. Il garde, en effet, de nombreux préjugés, essentiellement religieux : il n’hésite pas à décrire des aspects « sauvages », tel le cannibalisme. On le sent effrayé devant ces hommes primitifs, sans conscience du « péché ». Pourtant, paradoxalement, il témoigne à leur égard d'une forme de respect, car, souvent, ils se montrent plus raisonnables, plus hospitaliers, et même plus humains que les Européens, dont la violence est parfois plus gratuite.
En fait, la découverte de « l’altérité » conduit Léry à interpeller son lecteur, pour qu’il s’interroge sur ses propres comportements. On retrouve donc le « connais-toi toi-même », cher aux humanistes.
Problématique de l'analyse : C'est pourquoi nous aborderons ce récit en nous demandant quelles interrogations sur l’homme provoque la rencontre entre le monde dit « sauvage » et le monde dit « civilisé.
L’enjeu du voyage
Avant le XIXème siècle, et l'invention du "tourisme", on ne voyage pas pour le plaisir, mais pour des motifs puissants : pélerinage, quête de richesses, volonté de savoir, connaissance de soi... Pour Léry, l’enjeu est double, à la fois politique et religieux.
Il s'agit d'abord d'implanter au Brésil, dans une partie que les Portugais n'ont pas encore conquise, une solide colonie française, la "France Antarctique" : Villegagnon est parti en éclaireur, les compagnons de Léry suivent, et, si le conflit n'avait pas éclaté entre ceux-ci et Villegagnon, il était prévu d'envoyer dans cette colonie de nombreux navires pour la peupler.
De plus, cette terre doit fournir un refuge aux protestants persécutés d'Europe, et en particulier de France. Cela donne au voyage la dimension d'une mission chrétienne. Ainsi, le récit montre, à de nombreuses reprises, Léry qui tente d'expliquer le "vrai Dieu" aux Indiens, et de les persuader, sans grand succès d'ailleurs, de se convertir.
L'exotisme dans le récit de voyage
Un monde étrange
Mais le voyage, c'est aussi la découverte d'un ailleurs, ici radicalement différent, d’où l’importance prise par les descriptions d’un environnement perçu comme étrange, mais aussi comme séduisant.
Le tapir
Le tatou
Les voyageurs ne sont pas accompagnés, comme ce sera souvent le cas lors de voyages de découvertes ultérieurs, de dessinateurs, et Léry lui-même ne sait pas dessiner. Se pose donc la question de la désignation et de la caractérisation de ce qui est inconnu des lecteurs (« il ne s’en trouve pas un seul en cette terre du Brésil américain, qui soit tout à fait semblable aux nôtres »), à une époque où n’existe pas encore de classification des espèces animales et végétales.
Léry commence souvent par donner le nom indien de ses découvertes, animales : « soo » pour les « bêtes sauvages » (p. 63), « tapiroussou » (p. 64), « tatou » (p. 66), « arat » (p. 67), « ananas » (p. 74) ou pour le tabac, « petun » (p. 76). Il est à noter que c’est ce nom qui, le plus souvent, nous est resté. Puis il va les caractériser en utilisant l'analogie, par comparaison avec les réalités connues de ses lecteurs : le tapir, par exemple, est décrit comme une sorte d'hybride, mi-âne, mi-vache (pp. 63-64) Certains de ces noms métissés nous sont aussi restés, tel le « poisson-chat ». Enfin, pour les lieux notamment, les voyageurs les nomment eux-mêmes : par exemple. si la rivière est nommé par son nom indigène (« Ganabara », p. 53), le rocher qui surplombe la baie de Rio, aujourd’hui appelé le pain de sucre, est alors désigné comme « le Pot de beurre » (p. 54).
Il y a surtout, chez Léry, le désir de faire partager aux lecteurs ses découvertes. Ainsi ses descriptions sont précises, exhaustives et font, le plus souvent appel à la fois à ce que le lecteur connaît, mais aussi à l’ensemble des sens, la vue, l’odorat, le goût. C'est le cas quand il évoque le fait de "boucaner" la viande, l'étrange tatou (pp. 65-66), ou la saveur de l'ananas (pp. 74-75). Le voyageur est donc aussi un découvreur.
Un monde merveilleux
Il n’y a pas, chez Léry, de description de créatures fantastiques, irréelles, telles des sirènes ou des chimères...
Cependant, on sent toute son admiration pour un pays qui prend des allures de paradis terrestre. On notera, par exemple le discours hyperbolique qui soutient la description élogieuse de l'ara (p. 67). Léry n'hésite d'ailleurs pas à s'impliquer personnellement: « on est ravi d’une telle beauté » (p. 68), « me semblent les plus excellentes » (p. 74).
Mais ces descriptions le conduisent aussi à exprimer ses propres conceptions religieuses : pour lui il ne s’agit pas de « magnifier la nature », mais de rendre grâce à Dieu, « leur excellent et admirable Créateur » (p. 67). Il est donc divisé entre deux opinions (pp. 77-78).
Il est, certes, tenté de considérer ce nouveau monde comme un nouveau paradis terrestre. Il conclut, cependant, qu’il ne peut en être un puisque les sauvages ne reconnaissent pas, à travers la sublime nature qui les entoure, la puissance suprême d’un Dieu unique créateur.
La luxuriance de l'ara
CONCLUSION
Sa séparation d’avec Villegagnon a transformé l’objectif du voyage pour Léry. Sachant qu’il ne va pas rester au Brésil pour fonder une colonie, il jette un regard nouveau sur ce monde découvert, préoccupé d’en rendre compte le mieux possible à son retour : peut-être a-t-il tenu un « journal de voyage » sous forme de notes, réutilisées ?
Mais il convient de ne pas oublier que ce récit a été écrit 20 ans après ce séjour au Brésil. Depuis son retour, Léry a vécu de douloureux moments, notamment en raison des guerres de religion. Cela explique sans doute que l’on sente son plaisir à se replonger dans ce monde magnifique, et même une sorte de nostalgie (cf. Chap. XXI, pp. 95-96).
Le portrait des Indiens
Leur portrait physique
En digne humaniste, Léry souligne clairement que le "sauvage" appartient à l’espèce humaine : ils n’ont « le corps ni monstrueux ni prodigieux par rapport au nôtre » (pp. 55-56), contrairement aux idées reçues.
Il refuse donc tout ce qui pourrait les rapprocher de l’animal : « loin s’en faut, comme quelques-uns le pensent, et d’autres veulent le faire croire, qu’ils soient velus ni couverts de leurs poils ». Il n’emploie d'ailleurs pas, dans les passages descriptifs, le terme « barbare », mais prend soin de les rattacher sans cesse à la « nature », ce qui les unit aux Européens, par exemple pour les femmes : « les femmes sauvages, lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté ».
Planche de Vignon pour illustrer Léry , 1594
C’est aussi pour cette raison qu’il décrit longuement leurs peintures rituelles, les ornements qu’ils portent : comme les Européens, ils ont un goût naturel pour la parure, et tirent parti de leur environnement pour embellir leurs corps.
Le portrait est même tout à fait élogieux : ce sont des êtres robustes, en pleine santé (p. 56), et ils « sont seulement basanés, comme vous le diriez des Espagnols ou des Provençaux », autre façon de les rapprocher de ses lecteurs français. Enfin, dans le chapitre XII, consacré à « leur manière de pêcher », il souligne leur aptitude à la natation.
Mais le portrait est aussi, pour Léry, un moyen d’amener son lecteur à s’interroger sur lui-même, sur son monde dit "civilisé". C'est ainsi qu'à propos de la nudité des femmes, la comparaison aux femmes occidentales (p. 61) tourne plutôt à l'avantage des Indiennes. De même, pour les petits enfants, il oppose le naturel des « sauvages » à ceux d’Europe, qui sont contraints dans leurs mouvements, « bien serrés et emmaillotés » (pp. 89-90).
Ainsi pour Léry il n’y a qu’une seule et même « nature » humaine, et rappelons que cela sera longtemps nié par les thèses racistes.
Une famille d'Indiens du Brésil : illustration de Léry
Leur portrait moral
Sur le plan moral, le portrait qu'en fait Léry est plus contrasté.
D'une part, à plusieurs reprises, il fait l’éloge de qualités propres à ces peuples dits « sauvages ». Il signale, notamment, leur hospitalité, qu’il oppose à l’attitude de Villegagnon dans une parenthèse élogieuse (p. 51) et qu’il évoque plus longuement dans le chapitre XVIII (pp. 91-92). Il note aussi une forme d’harmonie dans leur société, alors qu’ils sont « conduits seulement par leur naturel, quelque dégradé qu’il soit » : (p. 91). Il ajoute à cela l'absence, en eux, de « passions » nocives (p. 56), apprécie le peu de poids qu’ils accordent aux biens matériels (fin chapitre XII, p. 70) et admire la dignité qu'ils savent garder, même dans l'adversité (p. 82).
Mais Léry ne tombe pas dans une idéalisation de ces peuples, même s’il montre qu’ils ont conservé une forme d’innocence. Il reste lucide sur les réalités cruelles du monde « sauvage ». C’est essentiellement le cannibalisme qui lui fait horreur : cela revient comme un leitmotiv, dès sa première rencontre avec les Indiens Ouetacas (p. 50), et un chapitre entier lui est consacré, où il fournit les détails les plus horribles. N’oublions pas la dimension religieuse : détruire un cadavre, c’est empêcher sa résurrection. Le cannibalisme est bien un des signes que les Indiens sont damnés. Aux yeux de Léry, il n'y a donc pas vraiment de "bon sauvage", comme il en existera pour Bougainville et Diderot à Tahiti ou pour Rousseau.
Une scène de cannibalisme : illustration de Léry
Mais sur ce point aussi, l’observation de ces peuples indigènes le conduit à des interrogations sur les Européens. Le chapitre XV, qui évoque des cas de cannibalisme horribles lors des guerres de religion montre que ces derniers sont tout aussi capables de cruauté.
Le « sauvage » est donc surtout le médiateur qui lui permet de jeter un regard critique sur sa société, comme le feront après lui Montesquieu avec ses Persans dans les Lettres persanes, ou Voltaire avec le Huron dans L'Ingénu. La barbarie est aussi en Europe.
CONCLUSION
Même s’il insiste sur tant de rapprochements entre le « sauvage » et le « civilisé », on perçoit chez Léry des hésitations face à ses découvertes sur les Indiens. Jamais il ne tranche de façon catégorique, comme le montre la fin du chapitre XXI, à la page 96. Chaque chapitre apporte un regard qui complète une image changeante et complexe.
Le récit de Léry est une source d'inspiration pour d'autres humanistes de son temps, tel Montaigne dans le chapitre XXX, "Des cannibales" du livre I de ses Essais, dont la première édition paraît en 1580.
C’est cette qualité, cette volonté de ne pas réduire l’autre à un unique aspect, bon ou mauvais, qui a provoqué l’admiration de Claude Lévi-Strauss, grand ethnologue du XX° siècle, qui part à son tour au Brésil avec l'ouvrage de Léry avec lui, qualifié de « Bréviaire de l'ethnologue » : la volonté de dépeindre l’autre dans toutes ses différences, le plus objectivement possible.
Le portrait des Indiens du Brésil apporte, au XVI° siècle, un témoignage essentiel sur le regard que l’homme porte sur lui-même : les excès des peuples indigènes renvoient les Européens à la mesure de leurs propres excès. Ainsi s’explique le va-et-vient permanent de Léry entre ses observations sur le Brésil et les comportements de ses compatriotes, qui conduit à une remise en question de la société occidentale et de ses valeurs. Pour l’humaniste qu’est Léry, l’Autre me tend un miroir dans lequel je me regarde moi-même. Et cette expérience, unique et authentique, vaut plus que tous les discours théoriques.
Pour lire un extrait des "Cannibales" de Montaigne
INTRODUCTION
Après avoir expliqué les raisons et les conditions de son départ, Léry raconte les péripéties du long voyage maritime jusqu’au Brésil. La première terre rencontrée est celle du peuple, Margaïas, dont le territoire a été conquis déjà par les Portugais, donc, a priori, ennemi des Français. Le long titre du chapitre V en résume le contenu : "De la découverte et première vue que nous eûmes, tant de l’Inde Occidentale ou terre du Brésil, que des Sauvages y habitant, avec tout ce qui nous advint sur mer, jusque sous le Tropique de Capricorne."
Une chaloupe envoyée vers la terre pour trouver des vivres, ramène avec elle à bord du vaisseau, six hommes et une femme.
À travers ce texte, nous nous interrogerons sur le rôle que joue le regard porté par le « sauvage » sur le monde occidental.
Analyse de trois extraits : chapitre V - chapitre XIII - chapitre XV
Pour lire l'extrait du chapitre V dans la langue originale
Chapitre V : Première découverte des Indiens Margaïas
(pp. 47-49, de "Cependant,..." à "... leur peau.")
L'EXPLORATION DU NOUVEAU MONDE
Ce passage donne une bonne idée de ce qu’a pu représenter au XVI° siècle un voyage tel que celui de Léry, image de bien d’autres effectués à cette époque.
Le premier objectif est la quête de richesses, paroles du chef protestant Coligny lors du départ de Villegagnon : « il pourrait découvrir beaucoup de richesses et autres avantages au profit du royaume ». Ce but premier des Européens est parfaitement connu des Indiens, pour preuve la déclaration hyperbolique des vieillards pour les tenter : « le plus beau », « dans tout le pays ». Dans cet objectif d’accaparer les richesses de ce nouveau monde, les indigènes sont mis au service des Européens : « couper », « porter », « en nous procurant des vivres ». C’est ainsi que débute l’exploitation du territoire découvert, dont les richesses seront pillées et les peuples mis en esclavage.
La rencontre des Européens et des Indiens
Mais un tel voyage n’est pas sans risques ! Il y a, bien sûr, les dangers maritimes car les Français ne sont pas les seuls à entreprendre cette exploration, les Espagnols et les Portugais les ont précédés. Ainsi les attaques en mer sont fréquentes, raison pour laquelle le vaisseau est fortement armé en « artillerie », avec des canons. Un épisode antérieur évoque cela (cf. pp. 38-40). S’y ajoutent les dangers courus à terre.
- D’une part, les autres Européens, en conquérant les territoires, se sont fait des alliés, entraînant ainsi les peuples indigènes dans leurs propres rivalités, comme c’est le cas des Margaïas (ou Margayas) : « en ennemis qu’ils étaient, comme je l’ai dit. ».
- D’autre part, il ne faut pas oublier la nature même des peuples indigènes. Ils sont des anthropophages, ce qui, forcément, effraie les Français. Ils sont donc montrés comme capables de perfidie (« nous attirer, et finement nous faire mettre pied à terre ») et le sort qui attend les explorateurs est clairement évoqué : « nous mettre en pièces et nous manger ». Cela explique la prudence adoptée par les Européens, à la fois pour eux-mêmes, mais aussi en pensant à de futurs voyageurs, comme dans la parenthèse (p. 48). Ils veillent donc à « payer et remercier des vivres », afin de conduire les indigènes à préférer l’appât du gain à la violence meurtrière.
Ces deux aspects montrent à quel point le monde européen est mû, lui-même, par l’appât du gain, au point de reporter sa conception sur le monde indien.
LE CONTACT ENTRE LES DEUX MONDES
Le troc est la première base de l’échange, puisque le monde indigène ignore l’argent : « ils n’ont entre eux nul usage de monnaie ». Tout échange, indispensable déjà pour les « vivres », c’est-à-dire la survie des Occidentaux, s’effectue donc ainsi, comme le montre l’énumération des objets fournis. Parmi eux, certains ont une utilité directe pour le mode de vie indigène : « couteaux », « hameçons à pêcher ». Mais d’autres relèvent de la fascination des Indiens pour des objets inconnus, tels les « miroirs », qui peuvent paraître magiques. Les « chemises », elles, renvoient au désir des Européens de masquer une nudité offensante pour le monde chrétien. Cet échange est, cependant, fort déséquilibré, car les Européens offrent des objets de peu de valeur pour obtenir ce qui, pour eux, a un grand prix car cela permettra leur survie.
La découverte du Nouveau Monde
Ces premiers contacts révèlent aussi une curiosité réciproque. Ainsi les Indiens n’ont pas hésité à laisser monter à bord « deux ou trois vieillards qui semblaient être des plus en vue de leur paroisse », des sages envoyés pour découvrir le monde européen, qu’ils examinent de fort près : « après qu’avec une grand admiration nos Margajas eurent bien regardé notre artillerie et tout ce qu’ils voulurent dans notre vaisseau ». Mais le narrateur, lui aussi, exprime sa curiosité, déjà dans les lignes précédant ce passage : « je vous laisse à penser si je les regardai et contemplai attentivement ». Il observe, juge (« ces bonnes gens […] n’avaient pas été chiches de nous montrer tout ce qu’ils portaient ») et il interprète, avec ses mots d’européen, comme dans la parenthèse avec l’emploi du terme européen de « paroisse ».
La nudité des femmes indiennes
Cela conduit Léry à mesurer l’inversion des valeurs en usage dans ce nouveau monde par rapport à celles de l’Occident.
Il aborde, en effet, un thème qui sera développé au chapitre VIII à propos des femmes indigènes, celui de la nudité. On constate alors une opposition entre le jugement chrétien sur la nudité, négatif, et le ton amusé adopté par le narrateur dans son anecdote.
Le conditionnel rappelle brièvement le blâme religieux : « découvrant ce que plutôt il eût fallu cacher ». Les Européens leur offrent donc des chemises, pour appliquer les exigences de la Bible. Après avoir mangé la pomme interdite (le péché originel), Adam et Eve se rendent compte qu’ils sont nus pour la première fois : « Et ils virent qu’ils étaient nus ». Ils en éprouvent de la honte, et couvrent leur corps. Ainsi se vêtir décemment est, pour les chrétiens, une exigence. La nudité, innocente au jardin d’Eden, ne peut être que criminelle ensuite. Dans cette optique la nudité des Indiens devrait donc susciter de l’horreur, et une condamnation morale.
Or ce n’est pas le cas. En fait, Léry ne veut pas critiquer la nudité des sauvages, qu’il a perçue plutôt positivement. Dès le début de cette dernière partie du récit, évoquant leur départ, il les qualifie de « bonnes gens ». Il invite également son lecteur à ne pas les blâmer, par sa question rhétorique (« n’est-ce pas ? ») qui déplace le sujet sur une question de « civilité » et par son choix plaisant des termes européens (« officiers », « ambassadeurs ») pour désigner ces indigènes en visite sur le vaisseau.
De plus, il apporte des arguments qui font de ces « sauvages » des hommes d’avant la Chute, naturels : les Indiens ne connaissent pas la Bible et sont ignorants de leur état de pécheurs. Il formule donc deux hypothèses pour expliquer leur comportement. La première repose sur une inversion du proverbe français, qui montrerait une forme de courage, pour eux la vie serait de peu de prix. La seconde suppose une volonté, très louable, ne pas « abîmer » les cadeaux reçus serait une forme de respect envers ceux qui les leur ont offerts : « peut-être comme une magnificence de leur pays à notre égard ».
Ainsi ces deux mondes s’observent et se jugent, avec une évidente forme d’indulgence de la part de Léry.
CONCLUSION
Cet extrait marque la confrontation de deux mondes que tout oppose. Le point de vue européen s’exprime par l’emploi du pronom « nous », mais ici le point de vue indigène est transmis à travers le regard de Léry (« eux ») et non pas directement. Il n’est qu’au début de son voyage, et n’a pas encore communiqué vraiment avec les indigènes : il se contente de ce qu’il a appris d’eux, et d’hypothèses sur ce qu’il voit.
Il porte alors un jugement ambigu sur ce monde indigène. D’un côté, il ne masque pas l’aspect « sauvage » : le cannibalisme, la nudité… Mais la conscience des dangers, bien réels, coexiste avec un sourire amusé devant le naturel de ce peuple. Ainsi, même si le pronom « nous » l’insère dans le groupe des Européens, on sent chez lui un respect naissant, et l’idée que ce monde dit « sauvage » doit avoir, lui aussi, ses élites, ses règles, ses coutumes.
Mais il convient de ne pas oublier que ce récit fonctionne comme une autobiographie : il est écrit vingt ans après le voyage. Il est donc permis de se demander si ses réflexions correspondent au moment de ses découvertes, ou sont faites a posteriori, à une époque où sévissent les guerres de religion.
Chapitre XIII : La confrontation entre deux mondes
(pp. 71-73, de "Du reste,..." à "... américain.")
Carte du Brésil (l'ouest en haut), in "La cosmographie universelle" de Guillaume Le Testu, 1556
Pour lire l'extrait du chapitre XIII dans la langue originale
INTRODUCTION
Après un difficile voyage, Jean de Léry et ses compagnons rejoignent enfin l’île, dans la baie de Rio, où s’est établi Villegagnon. Mais, après huit mois, ce dernier retourne au catholicisme, et les protestants se séparent de lui pour s’installer sur le rivage en attendant le navire qui doit les ramener en France. En fait, ils vont rester un an en partageant la vie des indiens Toüoupinambaoults. Le récit en fait le portrait, décrit leurs coutumes, leurs occupations (chasse et pêche), enfin la faune et la flore.
Le chapitre XIII, portant sur la flore, s’attarde sur ce bois de Brésil que les Européens viennent chercher sur ces terres. C’est pour Léry l’occasion de reproduire un dialogue entre lui et un « sauvage ».
À travers ce texte, nous nous interrogerons que la façon dont le récit met en valeur le rôle que joue le regard porté par le « sauvage » sur le monde occidental.
LE RÉCIT DE VOYAGE
Tout récit de voyage vise à faire partager au lecteur les découvertes, les expériences, les étonnements du voyageur-explorateur : il doit donc s’inscrire dans le réel.
C’est pourquoi Léry, en voulant représenter cette terre du Brésil et le peuple des Toüoupinambaoults, choisit d’insérer dans son récit des mots de leur langue, inaugurant ainsi la démarche des futurs ethonologues qui permet à une langue d’être reconnue. Il désigne les Occidentaux par les termes « Mairs » et « Perso », aussitôt suivis de « c’est-à-dire » pour les traduire ; de même pour l’« Arabotan » ou « bois de Brésil ». Plus loin, il en expliquera l’usage qu’en font les indigènes, en utilisant une parenthèse : « rougir leurs cordons de coton, leurs plumes et d’autres choses ». Il s’agit donc bien, pour lui, de restituer la dimension exotique du pays découvert.
Toujours dans le but de rendre véridique ce récit, il insiste sur sa propre position de découvreur, au moyen d’une forme de familiarité dans sa façon de parler de ce peuple : « nos Toüoupinambaoults« , « mon sauvage », « mon vieillard ».
Carte de la baie de Guanabara, vers 1555 : localisation des "Toupinambous"
Il commente aussi la relation établie avec lui, en faisant tout pour la rendre vraisemblable. Elle avait, en effet, débuté avec une formule rappelant le conte : « il y eut une fois un vieillard ». Pour l’ancrer dans la réalité, il explique donc comment lui-même s’implique dans la conversation, en précisant son désir de « le persuader », ou en se mettant à sa portée pour lui fournir des informations sur le commerce en Europe, par exemple au moyen de comparaisons, « comme eux-mêmes s’en servaient… », « comme il y a tel marchand… », ou dans une parenthèse : « (essayant toujours de lui parler des choses qui lui étaient connues) ». L’engagement du vieillard dans ce débat, maintes fois signalé, contribue aussi à accentuer la vraisemblance de la conversation : « ayant bien retenu ce que je lui venais de lui dire », « comme ils sont aussi grands discoureurs, et qu’ils poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout ». Enfin, très habilement, il en fait affirmer la crédibilité par le lecteur lui-même, dans une parenthèse encore : « (qui comme vous le jugerez n’était nullement lourdaud) », et conclut en la réaffirmant lui-même : « Voilà sommairement le véridique discours que j’ai entendu ».
Le lecteur peut ainsi croire en l’objectivité d’un récit, grâce à cette recherche d’explication et d’exactitude dans la reproduction du dialogue… Mais, s’il se rappelle qu'il est écrit vingt ans après le voyage lui-même, il comprendra que cette objectivité est surtout un leurre, et qu’il ne faut pas se fier à cette première impression. Tout est, en fait, filtré par le regard du découvreur et son objectif de démonstration. Le récit de voyage reste subjectif.
UN DIALOGUE ARGUMENTATIF
Le dialogue repose sur un jeu de questions/réponses, mais ici inversé par rapport à la logique de l’exploration : c’est le « sauvage » qui pose les questions et cherche à comprendre l’Européen, et non pas l’inverse, attendu lors d’une découverte. Ce dialogue se déroule en deux temps.
Le premier est plutôt explicatif. Il s’ouvre, en effet, sur une première question, au discours direct, sur la raison du désir des Européens de s’approprier le « bois » du Brésil : « N’y en a-t-il pas dans votre pays ? » Léry formule sa longue réponse sur l’usage de ce bois en Europe, mais dans un discours indirect, aussitôt suivie d’une seconde question du vieillard, qui introduit la notion de quantité : « Soit, mais vous en faut-il tant ? » La réponse, cette fois-ci directe, apporte une seconde explication sur l’organisation de l’importation en Europe, qui conduit à une sorte de conclusion du « sauvage » : « Ha, ha […] tu me racontes des choses étonnantes. »
Le dialogue entre deux cultures : les Européens face aux Indiens.
Le second temps, lui, permet au « sauvage » de relancer la conversation par une objection, introduite par le connecteur « Mais », de développer un raisonnement, et de formuler longuement sa critique contre le monde occidental.
La répartition de la parole donne nettement l’avantage au « sauvage » : c’est lui qui ouvre le dialogue, qui le relance, et, surtout, qui le conclut. De plus, on ne peut pas vraiment parler de débat, car l’Européen se contente surtout d’informer plus qu’il n’avance des arguments. C’est le vieillard qui mène l’argumentation.
En fait, Léry utilise ici une stratégie argumentative, qui consiste à placer l’étranger dans le rôle du naïf pour amener le lecteur à réfléchir sur ce qu’il ne remarque plus parce qu’il y est trop habitué. C’est l’Indien qui, en jetant un regard neuf sur le monde occidental, oblige le lecteur à le voir autrement. Ainsi, ses questions, courtes et simples, traduisent déjà une critique, celle de l’excès, par la reprise de l’adverbe d’intensité : « vous en faut-il tant ? », « cet homme si riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? ». Puis il pose son jugement d’abord de façon ironique, avec l’interjection répétée, « Ha, ha », qui figure le rire ; puis le blâme devient direct, et plus sévère : « vous autres Français vous êtes de grands fous. »
Cela permet à l’auteur de démasquer l’avidité des Européens, le « sauvage » lui servant de porte-parole avec sa question rhétorique qui dénonce l’inutilité de cette quête de richesses, puisqu’elles ne serviront qu’à des descendants : « vous faut-il tant vous tourmenter à passer la mer », « vous endurez tant de maux ».
En opposition à la pratique de l’occident, fondée sur le profit, le « sauvage » pose une conception fondée sur l’idée d’une « nature-providence », nourricière, fournissant à l’homme tout ce dont il besoin. On note la répétition du verbe « nourrir » avec un parallélisme entre le passé (« la terre qui vous a nourris », formule reprise deux fois) et le futur : « pour les nourrir », « les nourrira ». En même temps, cette conception implique une forme de respect de cette terre nourricière, pour ne pas en gaspiller les ressources, et la laisser en héritage aux descendants : « nous nous assurons qu’après notre mort la terre […] les nourrira […], nous nous reposons sur cela. ». Il fait donc l’éloge d’une vie simple, proche de la terre, sans souci de progrès ni d’essor économique.
La vie paisible du village indien
La dernière phrase de l’extrait révèle que Léry adhère à cette conception, car elle traduit, derrière la formule « la propre bouche d’un pauvre sauvage américain », une forme d’antiphrase : ce « sauvage » semble vraiment bien plus sensé que les Européens qui viennent exploiter les richesses de sa terre.
CONCLUSION
Ce dialogue, malgré toute la stratégie mise en place pour le rendre véridique, n’est-il pas, en réalité, une fiction ?
Ce vieillard « sauvage », si habile dans son argumentation, est, en fait, le représentant de l’auteur, et de sa foi protestante. C’est elle qui explique la dénonciation de la quête excessive de richesses, en accord avec le choix de vie simple affiché par le protestantisme, et la confiance en une terre créée par Dieu pour nourrir ses habitants, ceux-ci se devant de respecter le monde naturel qui leur a été ainsi donné. Léry semble avoir trouvé une coïncidence entre la simplicité indigène et celle revendiquée par les Protestants.
Théodore de Bry (1528-1598), "Vespucci en Amérique", gravure
Ce texte met également en place, au XVI° siècle, la notion de relativité. Les « grandes découvertes » de la Renaissance conduisent, en effet, le monde occidental à s’interroger sur lui-même, et même à remettre en cause l’européocentrisme. On retrouvera cette attitude chez d’autres auteurs de cette époque, tel Montaigne dans le chapitre « Des Cannibales » de ses Essais, puis au « siècle des Lumières », lui aussi siècle d’exploration, par exemple chez Diderot qui fait parler un vieillard tahitien dans Supplément au voyage de Bougainville. Il annonce aussi le "mythe du bon sauvage", idéalisation de l'homme dans l'état de nature, qui sera développé ultérieurement, notamment par Rousseau au XVIII° siècle.
Chapitre XV : La confrontation entre deux mondes
(pp. 86-88, de "Je pourrais encore,..." à "... prodigieuses.")
Pour lire l'extrait du chapitre XV dans la langue originale
INTRODUCTION
Léry et ses compagnons protestants passent un an auprès des indiens Toüoupinambaoults, dans l'attente du bateau qui les ramènera en France. Son récit décrit ces indigènes, dépeint leur environnement et leur mode de vie, enfin il en arrive, au chapitre XV, à une question essentielle : le cannibalisme. Le titre en résume le contenu : « Comment les Américains traitent leurs prisonniers de guerre, et les cérémonies qu’ils observent, tant pour les tuer que pour les manger ». Il explique d’abord ce qu’est la guerre, puis décrit la cérémonie au cours de laquelle les prisonniers sont tués, puis mangés. Le chapitre se termine sur une comparaison entre cette pratique et la violence qui règne à son époque en France.
Nous nous demanderons qui l’emporte en cruauté, les Indiens, dits « sauvages », ou les Européens, dits « civilisés ».
LA DRAMATISATION DU RÉCIT
Cette dramatisation prend pour point de départ l’image des indigènes, puis Léry développe une comparaison avec le monde occidental, d’abord à travers l’image des « usuriers », puis en évoquant directement les guerres de religion.
Le début du passage marque nettement le blâme du cannibalisme pratiqué par les Indiens brésiliens, qualifiés de « nations barbares », repris par « les sauvages dont je parle », expressions péjoratives peu fréquentes dans le reste du récit. Il recourt à l’hyperbole, en répétant le terme « horreur » de façon intensive : « ces choses si horribles commises chaque jour. » D'où la réaction violente prêtée au lecteur par une image : « [fait] dresser à chacun les cheveux sur la tête. » Léry se conforme à la conception dominante en son temps.
Une scène de cannibalisme au Brésil, observée par un voyageur européen
Mais pour comparer le monde indien à l’Europe, il choisit de commencer par un cas de « cannibalisme » au sens figuré, l’usure, prêt d’argent à un taux d’intérêt excessif. Cette pratique se trouve associée au cannibalisme par la violente métaphore, introduite entre parenthèses : « ils sucent le sang et la moelle et par conséquent mangent vivants », qui les transforme en des sortes de vampires effrayants. De même, l’allusion au « prophète », renvoie à un texte biblique accusateur. Il s’agit de Michée s’adressant aux princes d’Israël : « « Ils dévorent la chair de mon peuple ; ils les écorchent, ils brisent ses os, ils dépècent comme ce qui est dans la marmite et comme de la viande dans une chaudière. » (Michée, III) L’aspect pathétique est renforcé par le jugement qui conclut la parenthèse : « tant de veuves, d’orphelins et d’autres pauvres personnes auxquelles il vaudrait mieux couper la gorge d’un coup que de les faire ainsi languir. » : de cela ressort l’impression d’une torture gratuite.
Il passe enfin aux cas de cannibalisme réel, sur un sujet plus brûlant, celui des guerres de religion. Il évoque d’abord rapidement l’événement le plus connu, la saint Barthélémy. La litote, « dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause », désigne, en sens inverse mais implicitement, les vrais coupables : les partisans du roi catholique. Puis viennent trois exemples, en gradation dans l’horreur. À Lyon, « la graisse des corps humains […] ne fut-elle pas vendue publiquement aux enchères au plus offrant ? », transforme les hommes en des animaux de boucherie. Puis, sans précision de lieux (Paris ou Lyon), il raconte un autre cas : « Le foie, le cœur, et les autres parties du corps humain ne furent-ils pas mangés par les meurtriers fous furieux, dont les enfers ont horreur ? » Ce type de cannibalisme est une pratique rapportée dans les légendes guerrières, surtout en temps de siège, mais fait aussi référence à des croyances universelles : en mangeant le foie et le cœur de son ennemi, on s’emparerait de sa force. Mais ici l’énumération concrète, le lexique hyperbolique (« fous furieux », « horreur ») et l’ajout qui mentionne les « enfers » visent directement les catholiques, sous-entendant qu’ils ne respectent pas les principes fondamentaux du christianisme et seront damnés pour cela.
Le massacre de la Saint-Barthélémy, 1572
Le dernier exemple est celui du massacre de « Cœur de Lion », à Auxerre, avec un lexique qui atteint le comble dans l’horreur, visualisée : « misérablement massacré », « ne découpèrent-ils pas son cœur en pièces pour l’exposer et le vendre », « l’ayant fait griller sur des charbons », « assouvissant leur rage comme des chiens ».
On sent toute l’émotion de Léry dans ce récit pathétique. Il avait d’ailleurs lui-même assisté à des scènes de ce genre lors du siège de Sancerre (1573), qu’il raconte dans son autre ouvrage, Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1574).
LA RELATIVITÉ DU JUGEMENT
Léry cherche à la fois à convaincre, par l’appel à la réflexion des lecteurs, mais aussi à les persuader, pour qu’ils partagent ses sentiments. Ainsi, il pré-suppose leurs réactions horrifiées au début, puis les invite à le suivre dans sa comparaison : il souhaite que « ceux qui liront ces choses si horribles […] pensent un peu de près à ce qui se fait de notre côté parmi nous ». Le pronom « nous » l'unit à ses lecteurs : il ne s’exclut pas, ne se pose pas en position de supériorité.
Puis, il pose directement et brutalement la question, sans verbe : « Et sans aller plus loin, en la France quoi ? » Il adopte ainsi un ton oral, plus familier, comme dans la parenthèse, qui joue un double rôle. D’une part, il fait appel aux sentiments patriotiques du lecteur : lui-même a œuvré pour la France en allant conquérir pour elle le Brésil ; d’autre part, en confessant sa honte, il invite le lecteur à ne pas hésiter à le croire : « cela me blesse de le dire ».
Enfin il insiste sur la véracité de ses exemples, pour répondre par avance à toute objection éventuelle, et affirmer son objectivité. La forme négative des questions rhétoriques (« ne fut-elle pas… », « ne furent-ils pas mangés… », « ne découpèrent-ils pas… ») oblige, en effet, le lecteur à en convenir. Il rappelle aussi les témoignages oraux (« des milliers de personnes en vie ») et, surtout, écrits : « les livres qui depuis longtemps les ont imprimées en feront foi pour la postérité ».
Hogenberg, "Le Massacre de Wassy, 1er mars 1562" – gravure, BPU, Genève
Pour conclure cette comparaison, la fin du texte souligne l’opposition entre l’endocannibalisme des Européens, « qui se sont plongés dans le sang de leurs parents, voisins et compatriotes », et l’exocannibalisme des Indiens. Les premiers mangent les membres de leur propre clan, tandis que la négation restrictive atténue celui des indigènes qui « ne se jettent que sur les nations qui leur sont ennemies. »
La comparaison est donc nettement à l’avantage des peuples indiens : « puisqu’il y en a de semblables, voire de plus détestables et pires au milieu de nous. » Elle conduit surtout à un appel, par la modalité injonctive, à jeter un autre regard sur le monde dit « sauvage » : « qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages car […] il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en l’Amérique pour voir des choses aussi monstrueuses ni aussi prodigieuses. »
Ainsi s’imposent l’idée d’une relativité du jugement moral, et un rejet de ce que l’on appelle l’européocentrisme, sentiment de supériorité des Européens.
CONCLUSION
Ce passage est caractéristique de la réflexion humaniste au XVI° siècle : la rencontre avec l’Autre, jugé a priori comme « sauvage » et barbare, conduit en fait à s’observer soi-même. En mesurant le prix de la vie humaine, le comportement des différents peuples face au respect de la vie humaine, on en arrive à remettre en cause la certitude de supériorité morale des Européens. Ainsi s’affirme la relativité des cultures.
Ce texte se met en place ce que l’on nommera, au XVIII° siècle, le « mythe du bon sauvage ». Le monde sauvage, resté plus proche de la nature, ne vit-il pas finalement de façon plus juste et plus respectueuse d’autrui que l’homme corrompu par la civilisation? C’est la thèse que développera Rousseau au XVIII° siècle.
Le douanier Rousseau, "Le Rêve", 1910 - Huile sur toile, 298,5 x 204,5. Musée d'art moderne, New York