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Création en cours
Michel de Montaigne, Essais, I, 26, "De l'Institution des enfants", 1580-1595
Thomas Le Leu, Montaigne, 1608. Estampe, BnF
L'auteur (1533-1592): l'engagement humaniste
Son engagement dans la vie publique
Cela le conduit, en effet, à exercer des fonctions officielles. Suite à ses études de droit, il succède à son père dans sa charge de magistrat à Périgueux, en 1554, puis au parlement de Bordeaux. Il vend cette charge en 1571, mais est alors nommé gentilhomme de la chambre du roi. À plusieurs reprises, il est chargé de négociations dans des conflits politico-religieux : en 1574 entre Henri de Guise et Henri de Navarre, le futur Henri IV, puis, en 1583, entre le maréchal de Matignon (représentant Henri III) et Henri de Navarre. Il est élu à deux reprises maire de Bordeaux (1581-1583).
C’est sans doute à cause de ce rôle politique que, lors des troubles des barricades à Paris, en 1588, il est envoyé en prison par les « Ligueurs », et en est délivré quelques heures après par la reine-mère, Catherine de Médicis. De ces expériences il retire une certitude : l'importance de l'indépendance d'esprit.
Le frontispice de l’édition de 1588 de son œuvre mentionne en titre : Essais de Michel, seigneur de Montaigne. Une édition de 1582 précisait même ses titres : « Chevalier de l’ordre du Roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre, maire et gouverneur de Bordeaux ». Ainsi, même s’il grandit auprès des paysans et se montrera toujours respectueux des plus humbles, il affirme ses origines nobiliaires, qui expliquent certains de ses choix de vie.
Frontispice
des Essais
Un voyageur
En 1578, Montaigne est atteint de la « maladie de la pierre », une maladie de la vessie, très douloureuse. Cela l’amène, dès 1580, à voyager pour faire des cures thermales, en France, en Allemagne et en Italie. Il publie alors un Journal de voyage qui, comme chez beaucoup d’humanistes, propose une réflexion sur les mœurs qu’il découvre. Il y insiste sur la relativité des lois et des usages, dans un esprit de tolérance.
Un humaniste
Son père, lui-même humaniste, lui fait apprendre le latin et le grec, puis il ira au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé, enfin lui-même ne cessera de découvrir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. Les nombreuses citations qui ponctuent son œuvre apportent la preuve de ce goût pour l’étude.
À cela s’ajoute l’influence de son ami, Étienne de la Boétie, lui-même humaniste et stoïcien, rencontré en 1557. Sa mort en 1563 lui causera un vif chagrin, et il s’emploiera à publier ses œuvres, éditées en 1570.
De cet humanisme témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château de Montaigne, dont il hérite à la mort de son père en 1568.
Pour en savoir plus sur Montaigne
Le contexte des Essais
Une fin de siècle troublée
Quand Montaigne commence ses Essais, le pays ne vit plus dans l’enthousiasme qu’a connu la première moitié du XVI° siècle.
Bien sûr, Montaigne a été nourri de la pensée humaniste, et a tiré profit de la large diffusion des ouvrages latins et grecs.
Le contexte de l'humanisme naissant
LPe contexte des Essais
Cependant, la seconde moitié du siècle, avec les règnes de Charles IX, Henri III et Henri IV, voit la multiplication des conflits, à commencer par ceux liés à la succession à la tête du royaume. Mais la principale cause de conflit est la religion. Dès 1562, à la suite du massacre d'une centaine de protestants, aussi appelés "réformés" ou "huguenots", débutent les guerres de religion : huit se succèdent, et la violence se déchaîne. Montaigne y a lui-même été directement confronté, tant au Parlement de Bordeaux, où les dissensions religieuses sont fréquentes entre les magistrats, que dans sa propre famille, avec la conversion de son frère et de sa sœur, et son bref emprisonnement en 1588. Un des épisodes connus est le massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572, avec ses 4000 tués dans les deux camps. Il faut attendre l'édit de Nantes, signé en 1598 par Henri IV, pour retrouver la paix.
François Duboit, Le Massacre de la Saint-Barthélémy, 1584. Huile sur bois, 93,5 x 154,1. Musée de Beaux-Arts de Lausanne
L'éducation à l'époque des Essais
L’éducation reste encore très marquée par la tradition, aussi bien pour le maintien de la discipline, avec l’usage fréquent des châtiments corporels, que pour les contenus de l’enseignement, dans lesquels la scolastique médiévale reste encore largement la norme : érudition uniquement livresque et stérile, pédantisme, apprentissage par cœur, dialectique ressassée…
Le professeur Jean Bugarel, en étudiant le collège de Nevers, rappelle, à partir d’un autre exemple, le collège de Lisieux à Paris, ce qu’était l’enseignement traditionnel dans les collèges dans les années 1570.
Par suite des traditions du moyen âge, le latin était la langue savante, au moyen de laquelle on devenait apte à tout apprendre. Le latin était donc, dès le début et jusqu'à la rhétorique, l'objet à peu près exclusif de l'enseignement. On faisait aussi du grec; mais il fut presque généralement abandonné vers le milieu du XVIIIe siècle. Les mathématiques ne faisaient point partie du programme des classes ; elles n'étaient cultivées que par les hommes qui s'y consacraient par amour de la science. Malgré les justes plaintes que Rollin avait fait entendre, on n'apprenait de géographie et d'histoire que ce que les auteurs expliqués en pouvaient enseigner, c'est-à-dire quelque chose de la Grèce et de Rome, mais rien de la France ou des autres États fondés depuis la chute de l'empire romain. Il en était des langues vivantes comme des mathématiques ; et, ce qui était moins pardonnable, le français n'était point jugé digne d'un enseignement spécial. La jeunesse n'avait point de grammaire française à son usage : pour se former à la connaissance de la langue maternelle, elle avait, il est vrai, les ouvrages de quelques grands écrivains ; mais ils étaient trop rarement lus, et peu étudiés au point de vue du style. On aurait pu, semble-t-il, tirer un parti plus fécond de l'habitude de traduire de vive voix et par écrit les auteurs anciens; mais la traduction n'était point alors l'art de faire passer d'un idiome dans un autre, avec la justesse de l'expression, la force des pensées et la vérité des images ; on n'y tendait qu'à un but, montrer qu'on avait l'intelligence du texte, dont on ne donnait souvent qu'un pâle équivalent. Ainsi, des thèmes latins, des versions latines, des vers latins, des versions grecques, lorsque le grec était enseigné, et la traduction orale des auteurs, telles étaient les matières sur lesquelles roulait invariablement le travail dans les collèges, depuis la cinquième jusqu'à la fin de la seconde. En rhétorique, on y ajoutait l'amplification française, et le thème latin était remplacé par l'amplification latine.
[…] La classe de philosophie comprenait deux années : la première était consacrée à la philosophie proprement dite, divisée en logique, métaphysique et morale. L'enseignement en était presque partout uniforme ; c'étaient les mêmes questions qui étaient traitées dans tous les cours, posées dans le même ordre et résolues de la même manière. Les leçons, quoique rédigées dans chaque collège par le professeur, étaient, pour ainsi dire, calquées les unes sur les autres. C'était la philosophe scolastique. Les cahiers étaient dictés et textuellement appris par cœur. L'exercice important de la classe était l'argumentation, toujours en latin, rigoureusement en forme, et souvent vive de la part des élèves intelligents. On faisait gravement des objections qui n'étaient pas toujours sérieuses, et l'on y répondait de même ; l'agresseur usait de toute sorte d'armes, sans en excepter le sophisme ; il pressait son adversaire, cherchait à l'étreindre dans les liens du syllogisme, et c'était remporte une véritable victoire que de le réduire au silence, lors même que sciemment on soutenait une erreur.
nt, si je n'y suis alléché par quelque plaisir, et si j'ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment d'esprit et de la contrainte [...], extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art.
Présentation des Essais et du chapitre 26, livre I
Les éditions
C’est vers 1571 qu’il commence les Essais dont la première édition date de 1580. Les éditions se succéderont, avec de multiples ajouts et remaniements, notamment une qu’il contrôle en 1588. Cette édition de 1588 comporte, par rapport à la première, 641 ajouts, modifiant, notamment, trente et une fins de chapitre, avec 543 citations nouvelles, et un troisième livre. C’est ce que Montaigne nomme ses « ajoutailles ».
La dernière édition, sur laquelle se fondent les éditions contemporaines est celle dite « édition de Bordeaux », que publiera Marie de Gournay, rencontrée à Paris en 1588 et qu’il nomme sa « fille adoptive ». Elle tient compte de ses dernières annotations manuscrites, placées dans les marges, et paraît de façon posthume, en 1595, trois ans après sa mort en 1592.
Pour lire le chapitre 26
Le titre
Montaigne inaugure ce titre. Pour ce genre d’écrits, abordant de multiples sujets pour poser une réflexion personnelle, la tradition littéraire choisit plutôt Méditations, Mélanges, Variétés, voire Sentences.
L’érudit La Croix du Maine définit ainsi l’œuvre de Montaigne en 1584 :
En premier lieu ce titre ou inscription est fort modeste, car si l’on veut prendre ce terme d’Essais pour coup d’Essai ou apprentissage, cela est fort humble et rabaissé, et ne ressent rien de superbe ou arrogant ; et si on le prend pour essais ou expériences, c’est-à-dire discours pour se façonner sur autrui, il sera encore bien pris en cette façon ; car ce livre ne contient rien d’autre qu’une ample déclaration de la vie dudit sieur de Montaigne et chacun chapitre contient une partie d’icelle.
Étymologiquement, le mot vient du latin *exagium, qui signifie « pesée, poids », et ne s’agit-il pas, pour Montaigne, de peser sa propre vie, ses choix, ses actions ?
Le terme a ensuite, dans les langues romanes, pris un sens concret, lié à la nourriture : « essayer » un aliment, c’est tester un échantillon d’un plat que l’on servira ensuite aux convives. Montaigne offrirait ainsi ses expériences, ses lectures, ses réflexions, comme prélude de ce que le lecteur fera de sa propre vie.
Enfin, au XVI° siècle, l’expression « essai du sens » a été formée pour qualifier un examen préalable à l’achat d’une charge de magistrat. Le candidat devait résoudre un « cas », et l’on attendait de lui, non pas tant un verdict, que le raisonnement mené, ses étapes critiques, son argumentation. Ainsi, Montaigne propose un ouvrage dans lequel chaque chapitre propose un cas sur lequel l’auteur déroule son jugement critique : ce n’est plus un « essai de sens » mais un « essai de jugement » dans lequel, à travers les expériences de sa vie relatée, il se met lui-même à l’épreuve.
Une autobiographie ?
Ces multiples éditions des trois livres des Essais, de 1580 à 1595, montrent le désir de Montaigne, à la fois de cerner au plus près sa propre vérité, changeante, et d’approfondir sa réflexion sur les grandes questions de son temps.
Certes, l’œuvre ne suit pas l'ordre chronologique attendu dans le genre littéraire de l'autobiographie. Il ne s’agit pas non plus pour lui de s’inscrire dans la lignée de saint Augustin en livrant des « confessions » ni de tenir un journal intime, avec des confidences au jour le jour. Enfin, même s’il arrive à Montaigne de réfléchir sur des faits historiques de son époque, il n’a pas été assez proche du pouvoir pour entreprendre une « chronique » ou des « mémoires » en se posant comme témoin.
Cependant, les Essais comportent bien une dimension autobiographique. C'est, en effet, à partir de son expérience que Montaigne élabore sa réflexion. Parfois, ce sont de simples anecdotes, une chute de cheval, une rencontre dans un salon, une conversation mondaine, d'autres fois des souvenirs livresques, rapportés ou sous forme de citations. Son amitié avec La Boétie, ses expériences politiques y jouent aussi un grand rôle. Dans tous les cas, la rédaction des Essais est un moyen pour lui de mettre en pratique la fameuse formule "Connais toi toi-même", gravée au fronton du temple de Delphes, en différenciant ce qui fait son originalité de ce qui est propre à « l'humaine nature », sans masquer ses faiblesses, observées souvent avec humour.
Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice ; car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été en ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain ; à Dieu donc.
Extrait de l'adresse "Aux lecteurs", prologue des Essais.
Autrement, si je n'y suis alléché par quelque plaisir, et si j'ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment d'esprit et de la contrainte [...], extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art.
J'ai une âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode. N'ayant eu jusques à cette heure ni commandant, ni maître forcé, j'ai marché aussi avant et le pas qu'il m'a plu : cela m'a amolli et rendu inutile au service d'autrui et ne m'a fait bon qu'à moi.
Essais, II, 17, "De la présomption"
Le chapitre 26 du livre I : "De l'Institution des enfants"
Comme ses contemporains, Montaigne s'intéresse à l'éducation, lui consacrant un chapitre des Essais, "De l'Institution des enfants". Il le destine à « Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson », elle-même fort cultivée, offert en « présent à ce petit homme qui menace de faire bientôt une belle sortie de chez vous » – Montaigne montrant ainsi sa certitude qu’il s’agira d’un garçon –, et la comtesse aura effectivement d’un fils en 1580. D’où l’importance qu’il accorde, pour un enfant de la noblesse, au choix d’un précepteur.
Le chapitre s’ouvre sur sa propre éducation, celle d’« un homme qui n’a, en son enfance, tâté que la croûte première des sciences et n’en a retenu qu’un aspect général et informe : un peu de chaque chose et rien à fond, à la française. » C’est aussi sur son propre cas qu’il le ferme en consacrant plusieurs pages à la façon, efficace et appropriée à son tempérament, dont son père l’a fait instruire, d’abord au château, puis au collège de Guyenne.
Le cœur du chapitre est « à sauts et à gambades », pour reprendre la formule utilisée par Montaigne pour caractériser son œuvre, car il effectue plusieurs retours sur un point déjà abordé, ou anticipe un point qu'il développera ultérieurement.
Il pose d’abord le but général de l’éducation : elle ne doit se donner aucun but utilitaire, elle vise seulement à épanouir l'esprit, et à rendre l'homme meilleur et plus sage.
Puis, il développe longuement ses objectifs plus particuliers, le plus souvent liés au désir de favoriser l’indépendance d’esprit.
Il aborde ensuite les contenus à enseigner, histoire, philosophie, « arts libéraux », en s’attardant sur la philosophie.
Il termine cette analyse sur l’apprentissage des langues, en critiquant la rhétorique, l’art de la parole, l’éloquence tant prisée à son époque.
Sur chacun de ces points, Montaigne s’emploie à critiquer aussi bien les méthodes pédagogiques de son époque, une pédagogie fondée sur les châtiments corporels et l’apprentissage par cœur, que les contenus de l’enseignement, encore largement inspirés par la scolastique médiévale.
La lecture de ce chapitre conduira à s’interroger sur la façon dont Montaigne met en place une éducation fondée sur l’idéal humaniste.
La dimension autobiographique dans le chapitre 26
Montaigne ponctue ce chapitre sur « l’Institution des enfants » de citations révélatrices de ses goûts philosophiques et de ses lectures, en général. Tous ses jugements renvoient à sa propre expérience. Mais c’est surtout au début et à la fin du chapitre qu’il mentionne explicitement sa propre instruction, comme pour encadrer ses réflexions. Il exprime celles-ci en recourant, tantôt au pronom « nous », comme dans des dissertations théoriques mais aussi pour associer le lecteur à ses remarques, tantôt, de façon plus directe, au « je » pour poser son propre jugement ou ses conseils : « mon opinion », « je veux ».
L'introduction du chapitre
En ouvrant ce chapitre, Montaigne ne cache pas la faiblesse de sa propre instruction, « un peu de chaque chose et rien à fond ». Mais il la généralise aussitôt, en la qualifiant d’instruction « à la française ». Il reconnaît volontiers ses ignorances, jusqu’à s’en féliciter même pour l’étude d’Aristote, qu’il désigne ironiquement comme « monarque de la théorie moderne ». Il complète cet aveu en affirmant, « Je n’ai fréquenté aucun livre solide », ce qui paraît pour le moins surprenant vu les multiples citations latines et grecques qui parcourent les Essais et l’importance de sa « librairie » ! Il met cependant l’accent sur son intérêt particulier pour l’histoire et la poésie, qu’il « aime avec une inclinaison particulière ». Cette ouverture est donc comme un avant-propos, car la suite du chapitre développe à la fois les reproches adressés et les souhaits formulés. pitre
La conclusion du chapitre
La fin du chapitre développe plus longuement des éléments de sa propre éducation. Il y insiste sur deux de ses éducateurs :
Il se livre d’abord à un vibrant éloge de son père, et du rôle qu’il a joué dans ses premières années. On sent son émotion dans le portrait qu’il fait de « la clairvoyance et l’affection d’un si bon père », et il prend soin de l’excuser en prenant à son compte tout échec et en admettant ses propres faiblesses : ce père cultivait un « champ stérile et impropre », un enfant « lourd, mou et endormi », « L’esprit, je l’avais lent ». Même alors qu’il déplore d’avoir été envoyé, à l’âge de six ans, au collège de Guyenne, il en rejette la faute sur la « peur extrême d’échouer » de son père, et sur « l’opinion commune » : « n’ayant plus dans son entourage les gens qui lui avaient donné ses premières méthodes éducatives ».
Il évoque ensuite un de ses « précepteurs de chambre », alors qu’il est au collège de Guyenne, c’est-à-dire un répétiteur particulier dont il fait également l’éloge, le qualifiant d’« homme d’entendement », parce qu’il a su comprendre la nature de cet élève nonchalant, et ruser avec lui pour lui donner le goût de la lecture, tout en le « maintenant avec douceur dans les obligations de [leurs] séances pour les autres enseignements réglementaires. »
Il consacre aussi un passage à l’apprentissage du latin et du grec. À son habitude, il commence par critiquer la façon habituelle de les enseigner : « C’est un bel et grand ornement sans nul doute que le latin et le grec, mais on le paie trop cher. » Puis il avance son exemple personnel comme conseil : « Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même. S’en servira qui voudra. » Pour le latin, il l’a appris dès son plus jeune âge, encore « en nourrice », grâce à un Allemand qui ignorait totalement le français, puis auprès de toute la maisonnée, domestiques et parents : ils « ne parlaient en ma présence que la quantité de mots latins que chacun avait appris pour jargonner avec moi. » Finalement, le latin était devenu sa langue maternelle : « sans apport technique, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j’avais appris du latin, un latin aussi pur que mon maître d’école le savait. » Pour le grec, il l’a appris avec son père, en jouant, « sous forme d’ébat et d’exercice. »
Nous notons l’absence de contrainte dans cet apprentissage, qui semble se faire naturellement, et que Montaigne érige en principe : « il avait été conseillé de me faire apprécier la science et le devoir sans forcer ma volonté et par mon propre désir, et de faire pousser mon âme en toute douceur et toute liberté sans rigueur ni contrainte. » Cette éducation se fonde donc sur la liberté de l’enfant, respectée jusque dans la façon de le réveiller, en musique ! La notion de plaisir est tout aussi importante, abordée à travers le rôle accordé au théâtre, seule exception à la critique qu’il fait du collège de Guyenne. Ainsi son jugement sévère, « j’avais achevé mon cours […] et à la vérité, sans aucun fruit. », s’oppose à cette découverte de la pratique du théâtre, un bon moyen de socialiser les enfants : « Le lien social et l’amitié s’en augmentent ».
Pour conclure
Montaigne se propose donc lui-même comme « modèle » de l’éducation qu’il propose à sa destinatrice pour son fils. Comme pour renforcer la force de ce modèle, il signale aussi que cette éducation a été prise comme base pour un livre de Buchanan , historien et philosophe écossais qui connaissait son père. La formule de conclusion du chapitre résume cette pédagogie, « il n’y a rien de tel que de tenter la fantaisie et l’affection en les alléchant », avec une reprise de l’opposition entre le reproche et le conseil : « On leur donner à coups de fouet à garder leur pochette pleine de science. Or cette science, pour bien faire, il ne fait pas seulement la loger chez soi, il faut l’épouser. »
Pierre-Nolasque Bergeret, L’enfance de Michel de Montaigne-l’éveil en musique, entre 1775-1815. Huile sur toile, 38,5 x 46. Musée des Beaux-Arts de Libourne
Les contenus de l'enseignement
Le chapitre « De l’Institution des enfants » ne propose pas un « programme » d’enseignement, au sens strict du terme, avec une liste des connaissances à acquérir ou de matières à enseigner, mais plutôt trace de grandes lignes, en fonction des objectifs visés.
Les objectifs
Montaigne tient compte, bien évidemment, du fait qu’il s’agit d’éduquer un jeune noble, qui n’aura pas à tirer « un gain » de son apprentissage, mais devra s’en servir lors des charges officielles qu’il pourra exercer, « pour conduire une guerre, pour commander un peuple, pour pratiquer l’amitié d’un prince ou d’une nation étrangère ». Avant tout, l’objectif de l’éducation est donc de « s’en enrichir » et de « s’en parer en dedans », et le chiasme dans la formule « en tirer un habile homme plutôt qu’un homme savant » souligne la dimension humaniste que Montaigne fixe à l’instruction de l’enfant. C’est ce qui explique que Montaigne ôte tout intérêt aux connaissances scientifiques : « la majeure partie des sciences qui sont en usage sont hors de notre usage. » Il cite en exemple « les Poissons », « la science des astres »… Nous ne sommes plus, en cette fin de siècle troublée, à l’époque de Rabelais, qui demandait une connaissance quasi encyclopédique !
Atelier de Bartoloméo Passarotti, Portrait du Chevalier Traiano Bobba et ses enfants, vers 1565. Huile sur toile, 92 x 81. Collection privée, Venise
À l’image de son précepteur, l’enfant doit avoir « plutôt la tête bien faite que bien pleine », donc il faudra viser « plus les mœurs et l’entendement que la science ».
Mais comment juger si ces objectifs sont atteints, ou non ? Montaigne prend le contre-pied de son époque, où le jugement se fonde sur l’aptitude à la « pédanterie », c’est-à-dire à l’étalage de son savoir en société, auquel il a d’ailleurs consacré un chapitre entier déjà, le chapitre 25. Pour lui, ce sont les actes accomplis qui permettent de savoir si l’éducation a porté ses fruits, comme le souligne l’antithèse : « Voilà mes leçons. Celui qui en retire après coup le meilleur profit, c’est celui qui les fait plutôt que celui qui les sait. » Par un chiasme, il souligne la valeur absolue de ce critère : « Celui-là, si vous le voyez, vous l’entendez ; si vous l’entendez, vous le voyez. » Et il conclut par une sentence énergique : « Le vrai miroir du cours de nos pensées, c’est le cours de nos vies. »
La philosophie
Au cœur du chapitre est placée la philosophie, terme pris au sens large, comme le fondement de toute connaissance : « On lui dira ce que c’est que savoir et qu’ignorer, quel doit être le but de l’étude, ce que c’est que la vaillance, que la tempérance et la justice, quelle différence il y a entre l’ambition et l’arrivisme. » À ses yeux, les analyses de la philosophie sont « celles qui règlent ses mœurs et sa mentalité. Elles lui apprendront à se connaître et à savoir bien mourir et bien vivre. » Nous reconnaissons, dans ce rôle posé, d’abord le souvenir de Socrate, qui reprend à son compte le « Connais-toi toi-même », conseil inscrit au fronton du temple de Delphes. Mais l’ordre des infinitifs, avec « mourir » en première position, nous rappelle aussi qu’aussi bien pour les Stoïciens que pour les Épicuriens, toute philosophie est fonction de cette fin ultime de l’homme, la mort.
Jean-Louis David, La Mort de Socrate (détail), 1787. Huile sur toile, 130 x 196. Metropolitain Museum of Art
C’est pourquoi Montaigne rejette tout dogmatisme, s’opposant totalement à la scolastique alors en vigueur dans l’enseignement : « Les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Épicuriens. Qu’on lui propose cette diversité de jugement : il choisira s’il peut ; sinon il demeurera là-dessus dans le doute ».
L’élève découvrira donc les grands auteurs de l’antiquité, par exemple Xénophon, ou Platon, souvent cités, mais il devra se les « approprier » : « S’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par sa propre analyse, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. » Sur ce sujet, Montaigne développe une métaphore, celle des abeilles qui « pillotent cà et là les fleurs, mais elles en font ensuite leur miel. » De la même façon, « Savoir par cœur n’est pas savoir », l’enfant devra assimiler le savoir qui lui est transmis, le faire sien, afin de diriger sa vie par ce moyen.
Cette volonté ressemble au double rôle que Montaigne lui-même accorde à ses citations latines ou grecques, d’une part un rôle d’ « ornement », parce que l’expression empruntée est plus nette, plus claire, plus expressive, mais jamais de « fondement ». Citer un auteur ne peut remplacer le fait de penser par soi-même. D’autre part, fréquenter les auteurs anciens offre l’occasion de se découvrir lui-même par la confrontation des opinions, car parfois elles rejoignent sa propre idée, ce qu’il ressent comme un « honneur ». Du va-et-vient entre les auteurs anciens et ses propres réflexions, de cette comparaison, il retire une meilleure connaissance de lui-même : « Je ne dis les autres, sinon pour autant plus me dire. »
Les citations inscrites sur les poutres de la "librairie" de Montaigne
La philosophie est, selon Montaigne, le meilleur moyen d’atteindre l’objectif assigné à l’éducation, une acquisition des valeurs morales et civiles : « Car il me semble que les premiers discours de quoi on lui doit abreuver l’entendement, ce doivent être ceux qui règlent ses mœurs et son sens. », « […] ce qui sert à le rendre plus sage et meilleur ». Ce n’est qu’ensuite que l’élève pourra accéder aux autres apprentissages, « ce que c’est que Logique, Physique, Géométrie, Rhétorique ». On observe qu’il place la rhétorique, qui occupe alors une place primordiale dans l’enseignement, en dernier, et plus loin il en rejette nettement l’utilité : « ôtez toutes ces subtilités épineuses de la Dialectique, de quoi notre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la philosophie. »
Le "commerce des hommes"
C’est un apprentissage essentiel pour ce jeune noble, qui aura à jouer un rôle important au service de son prince. Montaigne dégage plusieurs moyens pour cet apprentissage.
D’abord, il convient d’être persuadé que « tout ce qui présente à nos yeux fait suffisamment office de livre », donc d’observer les gens, quels qu’ils soient : « la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières ». Il insiste ensuite sur « la visite des pays étrangers », idée reprise plus loin par « la fréquentation du monde ». Il ne s’agit pas, bien sûr, d’imiter ces voyageurs qui ne retiennent que des détails inutiles, telles les dimensions d’un monument, mais de comparer les différents usages, de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». C’est le moyen de se débarrasser de ses préjugés nationaux, sources de tant d’intolérance, et d’agrandir l'horizon de son intelligence. Cela passe par l’apprentissage des langues, il est important, au-delà du latin et du grec, de « bien savoir ma langue, et celle de mes voisins ».
Enfin, les livres d’Histoire sont aussi un moyen d’enrichir « cette pratique des hommes », et il cite l’exemple de Plutarque, que lui-même apprécie beaucoup. Une métaphore met en évidence le rôle de l’Histoire à ses yeux : « c’est le miroir où il faut nous regarder pour nous connaître de bon biais », en apprenant à relativiser à la fois l’orgueil que nous pouvons tirer d’un haut fait de notre époque – tant de conquêtes ont été « ensevelies dans l’oubli » ! – et les craintes face aux « bouleversements » de notre temps. L’Histoire apporte donc à la fois une forme de sérénité et une liberté d’esprit. Mais, sur ce point encore, Montaigne insiste sur l’idée que l’important n’est pas tant l’acquisition de connaissances sur des faits précis, mais plutôt la réflexion que l’on peut en tirer : « Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger ».
Plutarque, gravure du XVIème siècle
Cela rappelle l’usage que Montaigne lui-même fait des œuvres antiques, par exemple quand il leur emprunte des anecdotes, c’est parce qu’elles vont soutenir sa propre opinion.
La formation du corps
Comme l’ont demandé tant d’humanistes de son temps, Montaigne souligne l’importance d’une éducation du « corps », en parallèle à celle de l’esprit : « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme. »
Il nomme les activités physiques « jeux » et « exercices », et il en dresse toute une liste : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes… Ce sont là encore les activités spécifiques à un jeune noble.
Pluvinel, L'Instruction du Roy, 1625 : travail au pilier
Mais il insiste aussi sur la nécessité de préparer le corps à s’adapter à toutes les situations, y compris les plus extrêmes : « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il faut aussi lui roidir les muscles. » Montaigne part de son exemple, de son « corps aussi douillet, aussi sensible », pour insister sur l’importance d’apprendre à supporter la douleur : « l’accoutumance à soutenir l’effort est accoutumance à soutenir la douleur. » C’est aussi ce qui explique qu’à plusieurs reprises il blâme l’indulgence des parents envers leurs enfants, la protection souvent excessive qu’ils leur accordent, réclamant qu’ils n’interviennent pas entre l’enfant et son précepteur.
Cette formation du corps vient également du désir de s’adapter à tous les usages, à supporter tout climat, toute alimentation, et il cite quelques exemples plaisants : « J’ai vu des gens répugner à l’odeur des pommes plus qu’à celle des arquebuses, d’autres s’effrayer pour une souris, d’autres être pris de vomissements en voyant de la crème, d’autres en voyant secouer un matelas de plumes… ». D’où l’importance de former l’enfant dans ce but : « Le corps encore souple, on le doit à cette cause, plier à toutes façons et coutumes ».
Cependant, il ne faut pas en conclure que Montaigne réclame de la sévérité pour endurcir les enfants, bien au contraire ! « Je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu’on l’abandonne à l’humeur mélancolique d’un furieux maître d’école. Je ne veux pas altérer son esprit à la maintenir à la torture et au travail sur le modèle des autres enfants, quatorze ou quinze heures par jour comme un portefaix. » Il proteste donc énergiquement contre le recours aux châtiments corporels, habituels de son temps. Discipliner le corps reste donc une discipline douce, pour Montaigne.
Pour conclure
Cette éducation représente bien l’idéal humaniste, car elle met l’accent sur le fait d’éduquer l’homme dans sa totalité, sur l’ouverture sur autrui, et la liberté des opinions à cultiver. En même temps, tout en rappelant le rôle des auteurs antiques, on voit qu’ils ne sont pas pour Montaigne, des carcans à imiter en tout, mais des modèles qui n’interdisent pas la liberté de penser et permettent de mieux se connaître soi-même.
Enfin, le rôle accordé aux langues va lui aussi dans le sens de la liberté : en posséder la connaissance, c’est pouvoir juger par soi-même, sans se fier aux aléas d’une traduction.
Léonard de Vinci, L'homme de Vitruve, vers 1490. Dessin à la plume et au lavis, 34 x 26. Galleria dell'Accademia, Venise
Analyse de trois extraits du chapitre 26 : le précepteur idéal - les objectifs de l'éducation - l'autorité
Le précepteur idéal : de "On ne cesse de criailler... " à "... on lui avait donné à cuire."
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Dans le premier livre des Essais, Montaigne consacre un long chapitre à « l’Institution des enfants », dans lequel il met en place un idéal d’éducation fondé sur les valeurs de l’humanisme prôné à la Renaissance.
Ce chapitre 26 commence par une introduction à Diane de Foix, épouse de son protecteur, le comte de Foix, laquelle attend un enfant. À partir de son propre exemple d’éducation et de la façon dont il utilise son savoir, il entreprend de développer son point de vue sur l’instruction des enfants.
Il débute par ce qui, à ses yeux, est le plus important, le choix d’un « gouverneur », c’est-à-dire d’un précepteur, dont il signale immédiatement qu’il « ait plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on exige l’une et l’autre chose mais davantage la valeur morale et l’entendement que la science. »
Comment Montaigne définit-il le rôle du précepteur idéal ?
UNE CRITIQUE DE L’ENSEIGNEMENT TRADITIONNEL
Pour définir son idéal d’éducation, Montaigne s’appuie sur la critique de l’enseignement traditionnel, fondé sur la scolastique qui accorde une toute-puissance absolue aux principes philosophiques du philosophe de l’antiquité grecque Aristote, et aux règles qu’il énonce, extrêmement rigides. Il en prend le contre-pied, en dénonçant trois caractéristiques de cet enseignement.
L a passivité de l'élève
Deux moments éducatifs sont évoqués.
D’abord, cette passivité est de règle lors de l’apprentissage, ce que traduit le choix du verbe péjoratif dans « on ne cesse de criailler dans nos oreilles », le pronom renvoyant aux maîtres. La comparaison qui suit, « comme qui verserait dans un entonnoir », met en place une image agricole très dévalorisante pour l’élève car elle suggère le gavage des oies ou des canards. L’enfant n’est donc plus que le réceptacle de cours auxquels il ne participe pas.
Il en va de même lors du contrôle de cet apprentissage. Le reproche, « notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit » est repris plus loin par l’injonction « Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon ». L’évaluation de repose donc que sur une récitation mot à mot, qui révèle un apprentissage par cœur, mais ne prouve en rien une réelle compréhension. L’enfant est ainsi transformé en une sorte de perroquet savant.
Les deux dernières phrases de l’extrait réunissent ces deux moments dans une même critique, renforcée par le lexique péjoratif de la métaphore alimentaire : « C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. » Si le savoir est une nourriture, cette nourriture doit être réellement assimilée pour être profitable.
La toute-puissance du maître
La scolastique est un cours magistral, puisque rien ne peut être remis en cause, dispensé par un maître placé en position de supériorité, du haut d’une chaire, d’où l’expression « ex cathedra ». Sur cette pédagogie, Montaigne exprime son opposition de façon catégorique : « Je ne veux pas qu’il invente et parle seul. » Cette critique est appuyée, comme souvent chez Montaigne, par la citation de l’auteur latin, Cicéron : « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. », soit « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire. » Or, la traduction ne tient pas compte du sens particulier que prend le mot « auctoritas » dans le monde romain. Il y désignait le pouvoir de se faire obéir, rattaché à un rôle politique, à un poids économique ou social, ce qui induit la soumission totale de celui envers qui cette « auctoritas » s’exerce. Selon l’étymologie même du terme, le verbe *augere, augmenter accroître, l’élève est forcément jugé inférieur puisque le maître doit augmenter sa personnalité insuffisante.
Barthélemy l'Anglais, "Cours à la faculté de médecine" in Livre des propriétés des choses, France, XIV° siècle, BnF
Une classe au collège d'Harcourt, au XXVI° siècle : écoute et discipline
L'enseignement collectif
Les enfants sont envoyés très jeunes dans les collèges, tel Montaigne qui va au collège de Guyenne à l’âge de six ans. Le maître est donc obligé de conduire « un peuple d’enfants », expression qui rend compte de ce grand nombre. Mais ces enfants ne sont pas tous semblables, n’ont pas reçu les mêmes prémisses d’éducation quand ils entrent au collège. Il est donc impossible de dispenser « une même leçon et pareille mesure de conduite » à « plusieurs esprits de si diverses mesures et formes ». Selon Montaigne, cela ne peut donc conduire qu’à l’échec : « ce n’est pas merveille si, en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. » C’est ce qui explique que Montaigne n’envisage, dans son chapitre, que le cas où Diane de Foix choisirait, pour son fils, un précepteur particulier.
LES QUALITÉS DU PRÉCEPTEUR IDÉAL
Placer l'enfant au centre de l'apprentissage
Puisque chaque enfant est différent, l’enseignement doit s’adapter aux capacités et au caractère de chacun. Cela implique une première exigence, connaître « la portée de l’âme qu’il a en main », et donc observer son élève avant même de lui dispenser un enseignement. Montaigne recourt à une métaphore équestre pour concrétiser cette observation indispensable : il doit « mettre » cette âme « sur la montre », comme un maquignon fait trotter un cheval devant les acheteurs potentiels ; Montaigne avait d’ailleurs écrit dans une première édition « trottoër », qui qualifiait cette piste d’exhibition dans les foires. Il répète cette image dans son conseil : « Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train ».
Montaigne inverse donc la conception de son temps : c’est le maître qui doit s’adapter à l’enfant, « s’accommoder à sa force », et non pas l’inverse. Les termes « ravaler » et « condescendre » traduisent cette nécessaire acceptation du maître de renoncer à une part de sa toute-puissance. Toute la difficulté pour lui est de « juger jusques à quel point », c’est-à-dire de trouver une juste « proportion », car il faut « s’y conduire bien mesurément », trouver l’équilibre entre le fait de se mettre au niveau de son élève, de « ses allures puériles », sans pour autant oublier qu’il a pour tâche de l’élever, de le tirer vers le haut. D’où l’éloge qu’il adresse à un maître qui en serait capable : c’« est l’effet d’une haute âme et bien forte ». Pour justifier cette difficulté, Montaigne la concrétise par une image où chacun peut reconnaître une expérience personnelle : « Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val. »
S’il insiste sur ce point, c’est qu’il est parfaitement conscient de la difficulté d’accepter une telle modestie pour le maître, en un temps lui accorde une toute-puissance, comme le traduit le superlatif : « c’est l’une des plus ardues besognes que je sache ».
Faire de l'enfant l'acteur de son apprentissage
Montaigne s’emploie aussi à redonner à l’enfant cette liberté qui lui est si chère.
Par rapport aux contenus de l'enseignement, il appartient à l’enfant de manifester ses goûts personnels, un peu comme il choisirait le menu de son repas : « lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner » de lui-même. Cela limite donc l’intervention du maître, qui se limite à des propositions : « quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. »
Sur le plan pédagogique également, le précepteur doit savoir s’effacer devant son élève, pour entreprendre avec lui un véritable dialogue, d’où l’antithèse : « Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. » Pour renforcer son conseil, Montaigne, selon son habitude, s’appuie sur l’exemple de deux philosophes de l’antiquité grecque, Socrate, puis, après lui, Archésilas qui « faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. » Il fait allusion à la maïeutique socratique, étymologiquement l’art d’accoucher les esprits : par un jeu de questions, le philosophe amenait son interlocuteur à prendre peu à peu conscience, par ses réponses, de ce qu’il sait, de ses erreurs aussi, pour atteindre la vérité.
Avant de mourir, Socrate parle avec ses amis de l'immortalité de l'âme
Un objectif d'apprentissage
Au début du chapitre, Montaigne a rappelé les objectifs d’éducation, s’agissant d’un enfant de la noblesse. Il rejette le fait d’en tirer des « avantages extérieurs », aussi bien un « gain » matériel que le fait de briller en société en étalant son savoir.
Pour lui, il s’agit donc de « s’en enrichir et parer au-dedans », ce qui implique que les acquis de l’apprentissage sont plus difficiles à mesurer : « qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire mais de sa vie. » Il faudrait alors attendre les actes de l’adulte pour juger de la valeur de l’éducation reçue par l’enfant…
En attendant que cet objectif ultime soit atteint, il appartient au précepteur au moins de vérifier le « progrès » de son élève, donc de juger de la compréhension du savoir transmis, c’est-à-dire « du sens et de la substance » de la leçon, idée reprise par « pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien ». Ainsi, Montaigne introduit – ce qui est totalement novateur – la notion d’exercices d’application, remplaçant alors la récitation par cœur : « Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets ».
CONCLUSION
Face à ce passage, il convient de ne pas oublier qu’il n’est ici question que d’un unique élève, ce qui limite forcément la portée des réflexions de Montaigne : face à un groupe, en admettant qu’il soit possible de juger d’emblée des capacités de chacun, il serait fort difficile de trouver l’équilibre convenant à tous, ni de répondre à tous les goûts. De plus, c’est un élève de famille noble, donc qui n’apprend pas dans le but d’exercer un métier futur, ce qui exigerait forcément plus de normes et de règles.
Mais les propositions de Montaigne reflètent bien l’esprit de la Renaissance, sur trois points :
Il s’appuie sur le modèle des Anciens, notamment celui de la maïeutique de Socrate, mais sans qu’il soit question de suivre leurs préceptes comme des dogmes. Il s’agit plutôt de former, à travers eux, son propre jugement.
L’esprit de liberté, propre à cet élan du XVI° siècle, parcourt le texte, tant celle qu’il souhaite laisser aux enfants que celle laissée au précepteur pour qu’il propose des contenus, ouvre des pistes, afin d’adapter son enseignement à l’élève dont il a la charge.
Enfin, l’objectif que Montaigne fixe à l’enseignement, la quête du développement intérieur des facultés humaines, correspond à l’objectif même de l’humanisme de la Renaissance.
Les objectifs de l'éducation : de "Ce n'est pas assez de lui roidir l'âme... " à "... mœurs publiques."
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Dans le premier livre des Essais, Montaigne consacre un long chapitre à « l’Institution des enfants », dans lequel il met en place un idéal d’éducation fondé sur les valeurs de l’humanisme prôné à la Renaissance.
Après avoir introduit ce chapitre 26, dédié à Diane de Foix, épouse de son protecteur, le comte de Foix, laquelle attend un enfant, Montaigne a présenté, en s’opposant à l’enseignement de son temps fondé sur la scolastique, les qualités du précepteur, puis les objectifs de l’apprentissage. Il insiste sur l’importance de développer le jugement critique de l’enfant, qui doit faire siens les savoirs enseignés. Puis il en arrive au contenu de cette éducation.
Quelles qualités l’enseignement doit-il développer chez l’enfant ?
DES QUALITÉS PHYSIQUES
Endurcir le corps
La thèse de Montaigne est qu’il existe une interdépendance entre le corps et l’âme : la force du corps du corps soutient la force de l’âme qui, à elle seule, ne peut pas résister aux épreuves douloureuses. Deux parallélismes renforcent cette thèse : « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme. Il lui faut aussi roidir les muscles », avec une injonction forte, et « l’accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur », qui insiste sur la notion d’effort. Montaigne appuie cette idée par la phrase empruntée aux Tusculanes de Cicéron, qui, elle, est plus concrète avec l’image du « cal », mais reste plus générale car le mot « travail » peut s’appliquer ici aussi bien au corps qu’à l’esprit : « Le travail forme un cal contre la douleur. »
L’éducation doit donc veiller à endurcir le corps, qui confortera alors l’âme, d’où la mise en parallèle des « athlètes » et des « philosophes » : « Quand les athlètes contrefont les philosophes en patience, c’est plutôt vigueur de nerfs que de cœur. » Enfin un dernier parallélisme, et une nouvelle injonction, soulignent l’importance de renforcer l’endurance : « Il le faut rompre à la peine et âpreté des exercices, pour le dresser à la peine et âpreté de la desloueure. » Notons que les verbes choisis, « rompre », « dresser », accentuent l’idée d’effort à fournir pour former cet enfant.
Escrime au XVI° siècle, gravure sur bois
L'argumentation de Montaigne
Pour justifier son injonction, Montaigne développe une argumentation, fondée sur trois observations.
Comme souvent dans les Essais, qui ont une dimension autobiographique, il s’appuie d’abord sur son cas personnel : « Je sais combien ahane la mienne [mon âme] en compagnie d’un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle ». Cet autoportrait le conduit à une comparaison : « J’ai vu des hommes, des femmes et des enfants ainsi nés qu’une bastonnade leur est moins qu’à moi une chiquenaude ; qui ne remuent ni langue ni sourcil aux coups qu’on leur donne. » Sa propre faiblesse est mise en valeur par le decrescendo (« hommes », « femmes », « enfants »), le chiasme avec, en son centre les pronoms, « leur » et « moi », et par l’image concrète de réactions minimes de la « langue » ou d’un « sourcil ».
Dans un deuxième temps, en digne humaniste, Montaigne fait référence aux « exemples » tirés des « écrits » de ses « maîtres », c’est-à-dire aux philosophes de l’antiquité, en élaborant une nouvelle comparaison sur un rythme binaire entre « magnanimité et force de courage » et « espessissure de la peau et dureté des os. » Il prouve ainsi le fait que c’est bien la force du corps qui détermine celle attribuée à l’âme.
Enfin, il rappelle les conditions historiques et la « menace » qu’elles constituent, pour tous, y compris « les plus gens de bien ». Nous notons ainsi le glissement, dans l’énumération, du domaine médical (« desloueure », « colique », « cautère », application du fer rouge pour soigner les plaies) au domaine juridique : « geôle » et « torture ». N’oublions pas que Montaigne vit en une fin de siècle troublée, notamment en raison des guerres de religion, et où règne la violence. Cette fin de paragraphe est d’ailleurs un ajout de 1588, et certainement un souvenir direct de ces quelques heures où il s’est retrouvé lui-même embastillé.
Toute la réflexion de Montaigne s’inspire ici du stoïcisme, philosophie qui distingue deux types de réalités adverses, selon qu’elles dépendent de nous, ou non, et qui insiste sur la nécessité d’apprendre à supporter celles qui ne dépendent pas de nous.
DES QUALITÉS MORALES
Exécution de huguenots à Amboise, le 15 mars 1560. Gravure
À travers la peinture des défauts fréquents en société, Montaigne met en valeur les deux qualités qui doivent être développées chez l’enfant.
L'humilité
L’enfant à venir dont il est question dans ce chapitre est de famille noble. Il aura donc la tentation de faire valoir sa naissance, faisant ainsi preuve de vanité, de prétention, d’orgueil. Cela peut être le cas déjà face à son précepteur, socialement inférieur, d’où la nécessité de ne pas accepter « la présence des parents » : « l’autorité du précepteur, qui doit être souveraine sur le garçonnet, s’interrompt et s’empêche » par ceux-ci. Ils pourraient soutenir l’enfant dans des refus ou des contestations, en affichant eux-mêmes leur supériorité sur celui qui est à leur service.
Mais ce défaut peut peser sur toutes les relations sociales, et l’enfant deviendra alors imbu de lui-même, comme le souligne la litote : « Joint que ce respect que la famille lui porte, la connaissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas légères incommodités en cet âge. »
C’est pourquoi Montaigne insiste sur l’apprentissage du « silence » et de « la modestie », ce qui implique le refus du pédantisme, c’est-à-dire de l’étalage de soi aux yeux d’autrui dans « la conversation » : « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise ». Notons le lexique péjoratif pour qualifier ce défaut, sur lequel Montaigne revient souvent dans les Essais, lui consacrant même un chapitre entier. L’expression « emploiter notre marchandise », c’est-à-dire la débiter, transforme l’individu en une sorte de marchand, dressant son étalage pour vendre. De même, la négation restrictive, dans « nous ne travaillons qu’à la donne de nous », rabaisse le comportement : il ne s’agit que de se faire remarquer, ce que Montaigne condamne.
La civilité
Ce terme, qui vient du latin *civis, le citoyen, renvoie à l’homme à la fois dans sa société, dans ses relations sociales, et face aux institutions, aux lois et aux coutumes de son pays.
Dans cette double acception, Montaigne marque l’importance de la vie collective, du « commerce des hommes », comme source de connaissance. Il convient donc « de prendre connaissance d’autrui », c’est-à-dire de faire preuve d’ouverture d’esprit pour écouter ce que les autres ont à dire. « [A]cquérir de nouvelle[s] » connaissances ne se fait donc, pas, selon lui, uniquement dans les livres, on apprend aussi par l’observation.
Personnages du Timée, dialogue de Socrate : le « commerce des hommes ». Mosaïque, vers 110-90 av. J.-C., 86 x 85. Pompéi
C’est pourquoi, il faut apprendre à l’enfant les règles de cette civilité, comment se comporter en société, et nous retrouvons le double sens du terme dans les interdits posés. D’une part, il est important de ne pas se dresser contre autrui, de « ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence, car c’est une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. » Il s’agit donc d’éviter toute polémique sous prétexte d’une atteinte à son amour-propre. D’autre part, la même attitude est nécessaire face aux coutumes, aux lois, aux traditions, afin de ne pas « contraster aux mœurs publiques ».
L’essentiel, aux yeux de Montaigne, est bien d’apprendre à s’accommoder des êtres et du monde dans lequel on vit – de ce qui, en fait, ne dépend pas de soi – pour penser plutôt à son amélioration morale – de ce qui dépend de soi –, d’où l’injonction : « Qu’il se contente de se corriger soi-même ». Montaigne met ici en place deux des caractéristiques de ce que le XVII° siècle nommera « l’honnête homme ».
CONCLUSION
Dans le livre I des Essais, Montaigne reste encore très proche du stoïcisme antique, fondé sur la distinction entre ce qui ne dépend pas de soi – la situation sociale, les conditions historiques, les aléas politiques… – et ce qui dépend de soi, endurcir son corps pour endurcir son âme afin qu’elle supporte toutes les douleurs, toutes les épreuves. C’est dans cette optique qu’il envisage l’éducation de l’enfant, qu’« on dressera » pour le préparer à mieux s’adapter au monde.
Cet extrait repose aussi sur la distinction entre ce qui relève de l’apparence, le statut social, la superficialité des conversations, et ce qui relève de l’être dans sa profondeur, de son essence : son individualité personnelle, ses valeurs morales, son ouverture à autrui… Ainsi, c’est bien le « moi » qui reste au centre de la réflexion de Montaigne, même si ce « moi » ne peut s’exclure de la relation aux autres.
L'autorité dans l'éducation : de "Au demeurant, cette institution... " à "... qui lui sont nuisibles."
INTRODUCTION
Dans le premier livre des Essais, Montaigne consacre un long chapitre à « l’Institution des enfants », dans lequel il met en place un idéal d’éducation fondé sur les valeurs de l’humanisme prôné à la Renaissance.
Après avoir introduit ce chapitre 26, dédié à Diane de Foix, épouse de son protecteur, le comte de Foix, laquelle attend un enfant, Montaigne a présenté, en s’opposant à l’enseignement de son temps fondé sur la scolastique, les qualités du précepteur, puis les objectifs et les contenus de l’apprentissage, en associant le développement du corps et celui de l’esprit. .Une question reste alors à résoudre : comment dispenser cet enseignement ?
Dans quelle mesure et comment l’autorité doit-elle s’exercer ?
Pour lire l'extrait
UNE DÉNONCIATION
C’est sur la critique de l’éducation de son époque que s’ouvre l’extrait : « non comme il se fait ». Élève au Collège de Guyenne dès l’âge de six ans, Montaigne a pu observer ces abus d’autorité, pratiques brutales qu’il a souvent dénoncées, comme l’avait fait, avant lui, le philosophe Érasme : « On ne dirait pas que c'est une école, mais une salle de torture : on n'y entend que crépitement de férules, sifflements de verges, cris et sanglots, menaces épouvantables. » (De pueris statim ac liberaliter instituendis, 1541)
Le règne de la violence
Montaigne résume les pratiques pédagogiques à travers un lexique péjoratif, redoublé : « on ne leur présente, à la vérité, qu'horreur et cruauté », avec la négation restrictive, termes repris par « la violence et la force ». À propos des collèges, il met en place une métaphore évocatrice : « C’est une vraie geôle de jeunesse captive. »
L'école au Moyen-Âge : le maître armé de sa férule
Puis, il utilise le procédé de l’hypotypose, c’est-à-dire qu’il met la scène sous les yeux du lecteur, qu’il invite à une sorte de visite : « Arrivez-y sur le point de leur office : vous n’oyez que cris et d’enfants suppliciés, et de maîtres enivrés en leur colère. » Il donne ainsi une image effrayante des maîtres, qui ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes, encore renforcée par la notation physique : leur « trogne effroyable » révèle un visage rougi par l’abus du vin et de la nourriture. Leur violence excessive ressort également de la vision de leurs « mains armées de fouets ! », encore amplifiée par les « tronçons d’osier sanglant ! », qui met en valeur le déchaînement de violence. En contrepoint, il donne une image pitoyable des enfants qualifiés de « suppliciés », et dont le sang macule les verges qui les ont fouettés.
L’indignation de Montaigne contre les châtiments corporels se traduit par le recours à la modalité exclamative, notamment dans une phrase nominale énergique : « Inique et pernicieuse forme ! »
Ses conséquences
Parallèlement à cette description, Montaigne argumente en relevant l’échec de ce mode d’enseignement : « cette impérieuse autorité tire des suites périlleuses ».
Selon lui, cette autorité excessive détourne les élèves de l’étude : « [a]u lieu de convier les enfants aux lettres », elle supprime en eux tout désir d’apprendre. D’où l’exclamation critique : « Quelle manière pour éveiller l’appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes et craintives […] !
Son deuxième inconvénient est qu’elle détruit les qualités naturelles de l’enfant, en conduisant au résultat inverse de celui qui est recherché : « il n’est rien à mon avis qui abâtardisse et étourdisse si fort une nature bien née », « On la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit. »
Enfin, dernier argument, en les multipliant à tout propos, elle rend l’enfant insensible aux châtiments : « Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. »
Comme il le fait souvent, il s’appuie sur l’autorité de l’auteur latin Quintilien, auteur, vers 92, d’un traité sur l’éducation, De l’Institution oratoire, mais le ton de son argumentation prouve une colère toute personnelle.
DES SOUHAITS
Face à ce constat sévère, Montaigne développe ses propres conceptions.
Une autre forme d'autorité
Son souhait, une « douce sévérité », forme un oxymore qui montre que Montaigne ne réclame pas le laxisme : il ne s’agit pas de laisser tout faire à l’enfant, mais seulement de ne pas recourir à la violence, comme le montre son injonction, rendue insistante par le pronom « moi » qui la personnalise : « Ôtez-moi la violence et la force ». En revanche, il est nécessaire de faire preuve de fermeté. Ainsi, à « ne l’endurcissez pas » à la violence, répond une autre injonction, « Endurcissez-le », suivie d’une énumération : « à la sueur et au froid, au vent, au soleil, et aux hasards qu’il lui faut mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout. » Nous retrouvons ici la place que Montaigne souhaite accorder à la solidité physique, puisqu’il s’agit de préparer l’enfant à tous les hasards de l’existence. Nouvelle preuve de l’inspiration stoïcienne de Montaigne : il s’agit de supporter tout ce qui ne dépend pas de soi.
Son souhait final, « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux », est construit sur une antithèse : d’un côté, le rejet d’une image élégante, mais excessivement, jusqu’à adopter des manières efféminées, de l’autre deux adjectifs qui connotent la force et l’énergie.
Le plaisir de l'étude
Le souhait de Montaigne est de donner aux enfants le goût de l’étude. Pour cela, il utilise plusieurs images.
D’abord, une explication porte sur le décor, qui doit être rendu séduisant : « Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuilles que de tronçons d’osier sanglant ! » Montaigne évoque une habitude datant du moyen-âge qui consistait à joncher le sol d’herbe, pour isoler du froid, mais aussi de feuillages et de fleurs lors des fêtes.
Flora, Ier siècle. Fresque , 38 x3 2. Musée National archéologique, Naples
Cette idée de faire de l’étude une fête est soutenue par l’exemple emprunté à l’antiquité : « J’y ferais pourtraire la joie, l’allégresse, et Flora et les Grâces, comme fit en son école le philosophe Speusippe. » Diogène Laërce, dans la biographie qu’il consacre à ce philosophe, successeur de Platon, en 348 av. J.-C., à la tête de l’Académie, raconte, en effet : « Il mit les statues des Grâces dans l'école que ce philosophe avait fondée. » Le parallélisme, « Où est leur profit, que ce fût aussi leur ébat », associe étroitement les apprentissages à faire et le plaisir à en retirer.
Enfin, Montaigne recourt à une métaphore alimentaire : « On doit ensucrer les viandes salubres à l’enfant, et enfieller celles qui lui sont nuisibles. » À nouveau, elle oppose le sucre, c’est-à-dire le plaisir à mettre en relation avec l’étude et la morale, les « viandes salubres », et le fiel, le goût amer, qui, lui, doit être lié aux « nuisibles ».
Germain Pilon et Dominique Florentin, Les Trois Grâces, 1561-1566. Marbre, 150 x 75,5 x 75,5. Musée du Louvre
Ainsi, Montaigne place au premier plan le respect de l’enfant, en attachant plus d’importance au développement moral qu’aux enseignements au sens strict.
CONCLUSION
Cet extrait, qui propose une pédagogie libérale, en grande partie opposée à la contrainte est représentatif de l’humanisme, car il repose sur la volonté d’amener l’enfant à choisir de lui-même d’étudier en créant en lui une sorte d’appétit. Mais, en même temps, il garde une mesure, préserve une forme d’équilibre, car lui laisser une liberté totale conduirait aussi à l’échec.
Il reflète également la nature même des Essais, signalée dans l’adresse au lecteur : « Je suis moi-même la matière de mon livre. », car il est nourri de l’expérience de Montaigne, de ses souvenirs, qu’ils soient négatifs, comme les réalités affligeantes vécues au Collège de Guyenne, ou positifs. Montaigne se rappelle, par exemple, la façon dont son père lui a fait apprendre, comme naturellement, le latin, et comment un de ses maîtres a su développer, en lui laissant sa liberté, son goût pour la lecture ou son amour du théâtre.