Observation du corpus
Tout corpus s’organise en fonction de la problématique choisie pour traiter l’objet d’étude, « Vers un espace culturel Européen : Renaissance et Humanisme », et le thème retenu, ici « L'éducation ».
INTRODUCTION
Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisqu’il est question d’éducation, par la situation antérieure à la réflexion élaborée dans l’Europe de la Renaissance. Il est important aussi, avant d’aborder les différents auteurs de cette période, d’expliquer les raisons pour lesquelles ils sont qualifiés d’« humanistes », notion concrétisée par l’étude du dessin de Léonard de Vinci, L’Homme de Vitruve. Enfin, dans la mesure où eux-mêmes ont revendiqué le fait de prendre pour modèles les auteurs antiques, l’introduction est complétée par la lecture cursive de quatre extraits d’auteurs qui ont ouvert la voie aux réflexions des humanistes, Platon, Aristote et Quintilien.
De là découle la mise en place de la problématique, c’est-à-dire de la question qui guide la démarche du corpus, « Sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde-t-il son idéal d’éducation ? », dont les composantes sont explicitées :
Le cadre spatial de l’humanisme au XVI° siècle est l’Europe, ce qui conduira à comparer les auteurs français, Rabelais, Du Bellay, Montaigne, à des auteurs d’origine diverse : les Italiens Castiglione et Campanella, le Hollandais Érasme, l’Anglais More.
L’époque est la Renaissance. Mais l’étude montrera aussi l’influence que ces écrivains ont pu exercer sur leurs successeurs, notamment au XVIII° siècle, siècle des Lumières.
Le thème, « l’éducation », fait porter l’intérêt, d’abord, sur la finalité de l’éducation, les objectifs visés, donc sur les « principes » qui vont guider le choix des contenus ; ensuite sur celui qui la dispense, le maître, à la fois pour formuler d’éventuelles critiques et pour proposer un idéal ; enfin, sur celui auquel est destinée cette éducation, l'élève, a priori un enfant, mais l’adulte peut également être concerné pour enrichir ses connaissances et progresser moralement. Quelles seraient donc les caractéristiques d’une éducation « humaniste », apte à enrichir la personnalité de tout homme ?
Puisque les auteurs visent aussi l’éducation de leur lecteur, l’étude ne négligera pas de s’interroger sur le genre et la forme littéraire choisis et sur les procédés stylistiques mis en œuvre.
Déroulement de l'étude
Le corpus s’ouvre sur la lecture comparée de deux textes, puis propose cinq lectures analytiques, organisées en fonction des objectifs de l’étude, prolongées par des lectures cursives en écho. Il est enrichi par des recherches complémentaires, qui portent sur l’histoire des arts, ici la représentation du philosophe, ou sur une réalité culturelle. La séquence comporte également un travail d’écriture, permettant de s’entraîner à l’épreuve de français au baccalauréat.
CONCLUSION
Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur l’humanisme et sur un genre littéraire, l’utopie, son rôle mais aussi ses limites.
Enfin, deux lectures cursives et une lecture personnelle, Libres Enfants de Summerhill (1968) d’Alexander Sutherland Neill permettent de s’interroger sur la façon dont les siècles ultérieurs se sont approprié la réflexion humaniste sur l’éducation.
Pour compléter l'introduction
"Autour du livre" : recherche
Pour lire le corpus "autour du livre"
Cette recherche s'appuie sur un corpus de textes courts, et deux passages du site de la BnF consacré au livre
- l'introduction "Renaissance et Réforme"
Deux questions portent sur le corpus : 1°. Quels sont les principaux thèmes abordés à propos du livre ? - 2°. Comment les humanistes considèrent-ils les livres et leur rôle ?
Puis est demandé un résumé en une dizaine de lignes de ce qui paraît essentiel dans le site de la BnF.
Pour voir le corrigé
Pétrarque, Le Cose volgari di messer Francesco Petrarcha, 1501. Imprimé à Venise par A. Manuce, vélin enluminé. BnF
Léonard de Vinci, L'Homme de Vitruve, vers 1492
Document et analyse
Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486
Pour lire l'extrait
Ce passage est représentatif de l’humanisme propre à la Renaissance par l’éloge vibrant que Pic de La Mirandole adresse à l’homme, dans son exclamation nominale, « Chose incroyable et merveilleuse ! », ou par son choix d’un lexique mélioratif hyperbolique : il est « le mieux loti des êtres animés », « digne […] de toute admiration », « une grand merveille, un être décidément admirable ».
Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations, Pic de La Mirandole s’appuie sur le récit de la Genèse, en rappelant qu’après avoir créé chaque élément de l’univers, chacun avec ses caractéristiques propres, Dieu a été confronté à un dilemme : qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? Il présente alors la décision divine : « le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pourrait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » Le discours divin rapporté directement insiste fortement sur l’immense liberté ainsi accordée à l’homme : « c’est ton propre jugement […] qui te permettra de définir ta nature. »
De cela se déduit l’importance de l’éducation, puisque l’homme peut alors « dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales », ou, au contraire, se « régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Il appartient, en effet, à l’éducation, d’agir sur « les germes » que tout être porte en soi : « ceux que chacun aura cultivé se développeront et fructifieront en lui. »
Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486
L'héritage antique
L'éducation dans l'antiquité
Pour en savoir plus sur l'éducation dans la Grèce antique
En Grèce : l'école à Athènes au V° siècle av. J.-C.
La Grèce antique porte à l’éducation un grand intérêt, car il s’agit, à Sparte comme à Athènes, de former le futur citoyen qui portera les valeurs de la cité. Sont placés au premier plan les enseignements de la gymnastique, de la musique et des lettres, notamment avec les épopées homériques, qui, à Athènes, constituent des modèles par leurs héros. Les poèmes également sont utilisés pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Chaque discipline a son maître, grammatiste pour l’enseignement des lettres, pédotribe pour la gymnastique, cithariste pour la musique. Au V° siècle, cet enseignement élémentaire peut être poursuivi par celui du « logos », la dialectique, transmis par les sophistes, afin de former une élite politique.
Douris, L'école, vers 405 av. J.-C. Coupe attique , Antikensammlung, Berlin
Aristophane donne, dans Les Nuées (agôn 1, vers 962-984), la parole au « Juste », qui fait l’éloge de l’éducation traditionnelle :
LE JUSTE. – Je dirai donc l’ancienne éducation, en quoi elle consistait, lorsque florissait mon enseignement de la justice et que la prudence était en honneur. D’abord il ne fallait pas entendre un enfant souffler mot ; puis ils s’avançaient en bon ordre dans les rues vers l’école du maître de musique, les cheveux longs, nus, serrés, la neige tombât-elle comme d’un tamis. Là ils apprenaient, les cuisses écartées, à chanter : « Pallas redoutable destructrice des villes » ou « Cri retentissant au loin » ; soutenant l’harmonie que leurs pères leur avaient enseignée. Si quelqu’un d’eux faisait quelque bouffonnerie ou donnait à sa voix une inflexion mélodique comme celles que les élèves de Phrynis modulent à l’opposé de la mélodie, il était châtié, roué de coups, comme insultant aux Muses.
À Rome
Les enfants romains, eux, sont instruits soit à domicile, par un précepteur, soit, le plus souvent, à l’école, par des maîtres, souvent des esclaves lettrés d’origine grecque. De 7 à 11 ans, l'enfant apprend à lire, à écrire et les bases du calcul, puis, jusqu’à 15 ans, il va chez le « grammaticus » pour approfondir son apprentissage littéraire et mathématique. L’enseignement est, comme dans en Grèce, largement fondé sur le « par cœur » et l’imitation, et les maîtres n’hésitent pas à exercer leur autorité avec violence, battant les élèves avec une baguette de bois, la férule, ou avec un fouet à lanières de cuir. Les plus riches vont ensuite chez le rhéteur y apprendre l’art du discours, voire dans les plus célèbres écoles hellénistiques, par exemple à Alexandrie.
« Un enseignant (magister ludi) avec 2 discipuli et un esclave debout », 180-185 av. J.-C. Relief trouvé à Neumagen près de Trèves
Pour en savoir plus sur l'éducation dans la Rome antique
« Quant aux pédagogues, qui étaient souvent des esclaves dans la Rome de l’Empire, dans un système d’enseignement qui faisait d’eux le rebut de la société, ils soumettaient les enfants, de sept à treize ans pour les filles et de sept à quinze ans pour les garçons, à de violents châtiments. Les écrivains latins Plaute, Horace, Juvénal, Martial témoignent aussi de l’emploi de la scutica, espèce de martinet, de la ferula, palette de bois ou de cuir, du flagellum, fouet à une ou plusieurs lanières parfois garnies d’osselets, de la virga, baguette ou faisceau de baguettes parfois épineuses. Horace évoque sa jeunesse gâchée par son précepteur Orbilius, qui lui fit subir toutes sortes de sévices. D’où le terme d’orbilianisme utilisé plus tard pour évoquer l’usage des châtiments corporels. À Pompéi, un vestige montre une scène de flagellation d’un élève récalcitrant : un adolescent nu hissé sur le dos d’un camarade, immobilisé par un autre, sous l’œil indifférent des condisciples. » (Étude menée par l’OVEO)
Platon, Timée, vers 360 av. J.-C., extrait
Pour lire le texte
Une conception de l'âme
Au début de cet extrait, Platon rappelle sa conception philosophique, les « trois espèces d’âmes » qu’il attribue à l’homme, en fait plutôt trois composantes de l’âme, dont la répartition diffère selon les êtres :
l’epithumia : la part désirante de l’âme, siège de l’appétit, des passions, qui réside dans le corps et qui fournit à l’âme sa force vitale ;
le logistikon : la part rationnelle de l’âme, siège de l’intellect, associé à l’esprit, donc capable d’accéder aux Idées : c’est elle qui régule l’âme, et lui donne l’ordre et la sagesse ; c’est aussi sa part immortelle, puisqu’elle fréquente les Idées, elles-mêmes éternelles.
le thumos : la part irascible de l’âme, siège de la volonté et du courage, qui relève du coeur : elle maintient l’équilibre entre l’epithumia et le logistikon.
Il pourra donc, dans toute âme, y avoir prédominance de l’une ou de l’autre de ces trois composantes : si c’est l’épithumia qui domine, l’âme sera forte et animée, si c’est le logistikon, sage et posée, ou, si c’est le thumos, solide et déterminée.
Mais, précise Platon, jamais cette prédominance ne doit être excessive : car si l’une des composantes devient trop forte – ou les autres trop faibles, au point de se laisser écraser – alors l’âme entre en déséquilibre. Or, l’équilibre, dans la pensée platonicienne, n’est rien moins que le Bien. D’où la conclusion : « Il faut donc avoir soin de les exercer toutes avec harmonie. »
La part supérieure de l'âme
Cependant, Platon insiste tout particulièrement sur la dimension intellectuelle, sur « celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous », en en faisant l’éloge : « elle nous élève de la terre vers le ciel, notre partie ». Ainsi, c’est à Platon que Pic de la Mirandole emprunte l’idée que le créateur a laissé à l’homme la liberté de privilégier la part « mortelle » ou la part « immortelle » qui réside en lui.
D’où l’importance pour l’homme de l’éducation, de « tourn[er] ses pensées vers l'amour de la science et l'amour de la vérité », d’« honor[er] le génie qui réside en lui ». S’il y parvient, « il jouit du souverain bien », à condition d’avoir également « cultiv[é] toutes les parties » de lui-même », le corps, la volonté, en harmonie.
Aristote, La Politique, 345-344 av. J.-C., extraits livre V
Pour lire le texte
Le livre V de La Politique d’Aristote est entièrement consacré à l’éducation des enfants, dont le philosophe pose d’abord la finalité, avant de s’attacher à son contenu.
Dans le chapitre 1
Deux points sont mis en évidence :
le but premier de l’éducation : il s’agit de former des citoyens qui assureront le maintien de l’État, en relation avec les souhaits de la constitution : « Partout où l'éducation a été négligée, l'État en a reçu une atteinte funeste. » L’éducation relève donc de la loi.
le lien entre éducation et morale : il s’agit de produire des citoyens aux « mœurs pures », donc de favoriser « l’exercice de la vertu ».
Charles Laplante, Aristote et son élève Alexandre, 1866, in Vie des savants illustres - tome 1, de Louis Figuier
Cela conduit Aristote a une conclusion, à savoir que, dans une perspective démocratique, « l'éducation doit être nécessairement une et identique pour tous ses membres. » Aristote en déduit l’exigence d’une éducation « publique et non particulière », contrairement à ce qui fut longtemps l’usage en Grèce.
Dans le chapitre 2
Aristote commence par rappeler les contenus de l’éducation traditionnelle. Il reprendra, dans la suite du texte, chacun de ces enseignements en en discutant « l’utilité », notamment pour la musique sur laquelle « on élève des doutes ». Mais notons que cette notion d’« utilité » est prise par Aristote au sens large, puisqu’il l’applique aussi bien à l’État, qu’à l’« activité » particulière de l’individu, mais la lie aussi à « un noble emploi de nos loisirs », pour respecter ce qu’il juge fondamental, considérer l’homme dans la plénitude de sa « nature » : « La nature, pour le dire encore une fois, la nature est le principe de tout. »
Quintilien, L'Institution oratoire, livre III, vers 92, extrait
Pour lire le texte
Dans ce passage, Quintilien met l’accent sur le rôle et le comportement du maître, mais, parallèlement, élabore une réflexion sur la nature des enfants.
La nature de l'enfant
Dans le premier paragraphe, Quintilien reprend la conception traditionnelle du fonctionnement de l’apprentissage « dans le jeune âge » en soulignant l’importance de la « mémoire » et l’aptitude à « l’imitation ». Mais, de façon plus originale, il attire l’attention sur deux types de caractère :
-
l’enfant qui « ne cherchera qu’à faire rire » en imitant « ce que les gens ont de ridicule »: il considère qu’il s’agit là d’un défaut, signe d’un enfant méchant ;
-
les « esprits précoces » qui vont « courir en avant » et qui « font vite », par excès de facilité. Selon lui, « leur force est toute superficielle », et, en construisant une métaphore à la fin de ce paragraphe, il explique que ce n’est pas un gage de réussite à l’âge adulte.
Dans le deuxième paragraphe, il montre la variété dans « l’esprit des enfants » en distinguant des catégories opposées :
-
Certains ont besoin qu’« on les presse incessamment » quand d’autres refusent le « joug » ;
-
Certains ont besoin qu’on leur inspire de la « crainte », pour d’autres elle est nocive ;
-
Certains ne progressent qu’« à force de labeur », d’autres « par impétueuses saillies ».
Quintilien pose ainsi l’image de l’enfant idéal, « un enfant que la louange excite, qui soit sensible à la gloire, qu’une défaite fasse pleurer », parce que ce caractère est le gage de l’absence de « paresse ». Cependant, tout en insistant sur l’importance du travail, il met en parallèle celle des temps de « repos », parce que « l’air de la liberté » permet aux enfant de « retremp[er] leur âme ». C’est pour cette même raison que, de façon très moderne, il montre l’utilité du « jeu » car il y a « des amusements qui peuvent servir à exercer l’esprit des enfants. »
Enfin, il juge que, dès son plus jeune âge, l’enfant est capable de « discerner le bien du mal », donc que c’est le bon moment pour lui transmettre des valeurs morales.
Le comportement du maître
Dans le premier paragraphe, la première exigence que formule Quintilien est que le maître fasse preuve de discernement sur le caractère de l’enfant qu’il doit éduquer : « Un maître habile doit commencer par bien connaître l’esprit et la nature de l’enfant. »
Dans le deuxième paragraphe, Quintilien, à partir de cette observation, explique que le maître choisira la façon d’enseigner la plus appropriée à l'enfant : « comment l’esprit des enfants veut être manié ».
Mais c’est surtout un équilibre qu'il réclame à ce maître idéal : « il y a un milieu à garder » entre « trop de travail » et « trop de délassement ». Il assigne également au maître, conformément à la tradition, un rôle essentiel, amplifié par le rythme ternaire, celui de « former les mœurs » dès le plus jeune âge en habituant l’enfant à « ne rien faire avec passion, avec méchanceté, avec emportement. »
Dans le troisième paragraphe, à la fin du texte, Quintilien prend le contrepied de l’autoritarisme propre à l’enseignement tant en Grèce qu’à Rome. Il « condamne absolument », en effet, le recours aux châtiments corporels, en s’appuyant sur trois arguments :
-
C’est « un châtiment bas et servile », c’est-à-dire traiter l’enfant comme un esclave en lui infligeant un « affront ».
-
Certains enfants ont un caractère tel que ces châtiments « ne le corrigent pas », mais produisent l’effet inverse : il « s’endurcira bientôt aux coups ».
-
Enfin, ces châtiments sont si extrêmes, alors même qu’il s’agit d’un enfant, qu’il sera impossible d’en trouver de plus importants et efficaces quand il s’agira du « jeune homme » et donc de « choses plus importantes ».
Quintilien en arrive alors à une accusation plus directe. Quand un enfant est puni, c’est parce qu’il n’a « pas fait » ce que l’on attendait de lui, mais qui est responsable, en fait ? L’enfant, ou « la négligence du pédagogue » ? Il propose donc une solution pour éviter ces châtiments injustifiés : la présence d’un « surveillant assidu, chargé de lui faire rendre compte de ses études. »
« Le fouet », fin du VI° s. av. J.-C. Vase, Staatliche Museen, Berlin
CONCLUSION
Cet extrait sonne aujourd’hui de façon très moderne par l’attention portée à la nature même de l’enfant, au rôle du jeu, des punitions… Il inspire très directement la réflexion de la Renaissance sur l’éducation, par exemple celle de Montaigne dans le chapitre « De l’institution des enfants » de ses Essais.
Cependant, notons que Quintilien envisage essentiellement un enseignement particulier, la relation entre un enfant et son précepteur, car les exigences qu’il impose au maître seraient bien plus difficiles à mettre en œuvre dans un enseignement collectif.
Histoire des arts : la représentation du philosophe
Giorgione, Les trois philosophes, 1508-1509
Giorgione, Les trois philosophes, 1508-09. Huile sur toile, 123 x 144 , Kunsthistorisches Museum, Vienne
Cette peinture a été réalisée par Giorgione (1477-1510), maître de la Renaissance vénitienne, sur commande d’un noble marchand vénitien, Taddeo Contarini, mais elle a été terminée par Sebastiano del Piombo en 1509. Son titre, Les trois Philosophes, lui a été donné par un autre noble vénitien, féru d’art, Marcantonio Michiel. Ce titre fait directement écho aux débats de la Renaissance sur la transmission de la philosophie platonicienne, qu’illustrent les trois « philoso-phes » représentés.
Les personnages
Sur la droite figure un philosophe de l’antiquité grecque, reconnaissable à son vêtement, rendu vénérable par sa longue barbe, peut-être Aristote : il représente la source même de la philosophie occidentale. À ses côtés, son costume permet d’identifier celui qui, précisément, a transmis à l’occident la pensée d’Aristote en le commentant, c’est-à-dire Averroès (1126-1198), philosophe arabe reconnu au Moyen Âge par les partisans de la scolastique. Le troisième, assis et plus jeune, est un Européen de la Renaissance.
Mais le tableau associe aussi étroitement la philosophie à la science. Le philosophe grec, en effet, tient dans les mains un document scientifique, comme le prouvent les schémas, tel celui du croissant de lune : il se rattache alors à l’astronomie. Le philosophe arabe, lui, n’a pas d’activité spécifique, il a joué le rôle d’intermédiaire, tandis que le jeune philosophe de la Renaissance dispose d’outils scientifiques, une équerre et un compas.
Le décor
Le décor complète ce symbolisme, puisque le plus jeune est assis face à une grotte qu’il semble mesurer. Comment ne pas penser alors à l’allégorie de la caverne, dans La République de Platon ? Son obscurité symbolise l’aveuglement de l’humanité : les hommes ne voient que des ombres. Le philosophe, au contraire, est capable de sortir pour voir le monde des Idées, la lumière de la vérité. Cela explique que les trois philosophes soient donc éclairés d’une lumière particulière qui n’est pas celle du soleil levant, en fond de tableau, et leur supériorité se traduit par leur situation, sur une colline, fermement situés sur du roc : ils surplombent l’humanité. Au centre du tableau, mais en contrebas, se dresse une église, car le grand débat philosophique du XVI ° siècle est la possible – ou impossible ? – conciliation de la pensée philosophique et de la science avec la religion.
Enfin, exactement à la verticale des outils du plus jeune philosophe s’ouvre la brèche dans laquelle s’encadre, dans le lointain, une ville, éclairée, elle, par le soleil levant, comme pour symboliser cette Renaissance des idées, l’arrivée d’un nouveau monde, d’une nouvelle société.
Raphaël, L'école d'Athènes, 1509-1512
Pour voir le diaporama d'analyse
Il s’agit d’une fresque aux dimensions imposantes, 7,70 mètres sur 4,40, réalisée sur un des quatre murs de la chambre de la Signature au Vatican par Raphaël, entre 1509 et 1510 [diapo 1]. Ce peintre, né à Urbino, foyer artistique alors réputé, en 1483, s’est formé d’abord à Pérouse, de 17 à 21 ans, puis à Florence, pendant 4 ans, avant d’être engagé à Rome, à la cour du pape Jules II. [diapo 2]
Elle fait partie d’un plus vaste ensemble, opposant d’une part « la raison païenne » à « la foi chrétienne », d’autre part « le Parnasse », l’art, la poésie, à « la justice », symbole d’un idéal politique et social. Son titre n’a été donné qu’au XVIII° siècle, en accord avec l’habillement des personnages représentés, qui renvoie, pour la plupart, à la Grèce antique. [diapos 3, 4 et 5]
Raphaël, L'école d'Athènes, 1509-12. Fresque sur toile, 770 x 440. Chambre de la Signature, palais pontifical, cité du Vatican, Rome
L’observation des lignes [diapo 6] permet de mettre en évidence la structure symétrique, l’organisation des plans horizontaux et verticaux, la combinaison des couleurs, afin d’analyser la répartition des personnages, notamment des deux qui occupent le centre de l’œuvre [diapo 7].
On rattachera alors cette place centrale aux deux conceptions philosophiques antiques, dont héritent les penseurs humanistes de la Renaissance et sources de débats : d’un côté Platon, tenant de l’idéalisme – qui place la vérité dans le monde supérieur des Idées - , de l’autre Aristote, pour lequel elle s’inscrit dans l’univers créé lui-même [diapo 8].
Cette importance accordée à la connaissance s’illustre par le choix des personnages représentés, d’un côté philosophes de l’antiquité, mais aussi Averroès, le philosophe arabe qui a transmis et enrichi la connaissance d’Aristote, de l’autre des savants [diapos 9 et 10].
On observera la recherche du naturel dans les poses adoptées par les personnages, en fonction de leur rôle, et, plus particulièrement, le réalisme anatomique de la représentation du corps humain pour le personnage de Diogène le Cynique [diapo 11].
L’importance de l’héritage antique gréco-romain se retrouve dans le décor, notamment l’architecture, avec les colonnes, les statues d’Apollon (à gauche) et d’Athéna (à droite) dans leur niche, ou la frise au sol. Mais la Renaissance renouvelle profondément cette architecture avec la vaste coupole ou le plafond à caissons. [diapo 12]
L’autre caractéristique de la Renaissance est l’utilisation de divers procédés de perspective, avec point de fuite, ou voûte et cercles concentriques. [diapo 13]
Enfin, l’œuvre met en évidence le lien, à la Renaissance, entre les artistes et le pouvoir. Raphaël se représente lui-même, ainsi que Bramante, architecte de la basilique de Saint-Pierre du Vatican ; il prête à des philosophes les traits de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Mais il accorde aussi une place à deux importants mécènes, Federico della Rovere, duc d’Urbino, fils du protecteur du père de Raphaël et neveu du pape Jules II, et Federico Gonzague II de Mantoue, lui aussi noble mécène à la cour papale. [diapo 14] L’œuvre, tout en rendant hommage à l’illustre héritage antique, est aussi une façon de donner au pape Jules II toute la gloire que mérite son mécénat, en le haussant à la hauteur de la cité d’Athènes.
François RABELAIS, Gargantua, 1534 : chapitres XXI et XXIII, extraits
Grandgousier a confié son fils, Gargantua, à un précepteur sophiste, maître Thubal Holoferne, pendant « treize ans, six mois et deux semaines ». Puis, avec d’autres sophistes, il s’instruit encore pendant de nombreuses années (à l’échelle de sa taille), plus de dix-neuf ans au total. Mais le chapitre XV s’ouvre sur un constat d’échec : « Alors, son père put voir que, sans aucun doute, il étudiait très bien et y consacrait tout son temps ; malgré tout, il ne progressait en rien, et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur. »
Portrait anonyme de Rabelais, vers 1501-1600, détail. Huile sur toile, 48 x 40. Château de Versailles
Grandgousier décide alors de lui donner un nouveau précepteur, Ponocrates, avec lequel Gargantua part à Paris, et, après quelques péripéties, son éducation commence.
Albert Robida, « Les précepteurs sophistes », 1885. Illustration édition « Librairie illustrée »
Chapitre XXI : l'éducation médiévale
Lire l'extrait
Très sagement, Ponocrates veut d’abord juger les acquis et les aptitudes de son élève, sur le plan physique comme sur le plan intellectuel et moral : il « lui ordonna de se comporter selon sa méthode habituelle, afin de savoir par quel processus, et en un temps si long, ses anciens précepteurs l’avaient rendu si sot, niais et ignorant. »
Sur le plan physique
Ce qui ressort immédiatement de ce passage est l’absence de toute contrainte, à commencer par l’heure de son réveil, tardive, « entre huit et neuf heures, qu’il fasse jour ou nuit », et le temps qu’il perd avant de se lever, en guise d’exercice physique : « il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux ».
Aucune hygiène personnelle n’est mentionnée, puisque le jeu de mots montre qu’il ne prend même pas la peine de se coiffer correctement : « il se peignait du peigne d’Almain[1], c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde. » L’énumération qui suit, avec le lexique grossier adopté, traduit l’irrespect du corps : « Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre ».
Enfin, il ne se soucie aucunement de sa santé ; une nouvelle énumération, avec la répétition, souligne que, comme le lui reproche Ponocrates, il s’empiffre « au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice ». En réponse, Gargantua reprend l’argument de ses maîtres sophistes : « Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire ». Mais la suite du paragraphe révèle qu’il ne s’agit là que d’un prétexte pour « boire le matin ». En fait, la sophistique offre toujours un exemple commode pour justifier même un comportement indu, tel, ici, celui du pape Alexandre.
Sur le plan intellectuel et moral
Cette même absence de contrainte s’y retrouve : l’enseignement, réduit à sa plus simple expression, n’est que religieux, toujours à l’échelle de ce monde de géants, lire un « gros bréviaire », dont le poids semble constituer la seule valeur, de même que le nombre des messes écoutées, « vingt-six ou trente » ou celui de chapelets égrenés, « plus que seize ermites ».
De même, pour la lecture il se fournit aucun effort intellectuel, puisqu’il se contente d’écouter passivement et de « marmonn[er] avec [son diseur d’heures] toutes ces kyrielles ». Seul règne le "par coeur", sans souci de la compréhension des textes.
L’étude à proprement parler se trouve, elle, limitée à « une méchante demi-heure ». De plus, Rabelais s’inspire de l’auteur dramatique latin, Térence, pour souligner le peu d’intérêt que Gargantua porte à cet apprentissage : « les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique, son âme était dans la cuisine. »
Albert Robida, « L'âme dans la cuisine », 1885. Illustration édition « Librairie illustrée »
CONCLUSION
L’agrandissement des proportions, à l’image de ce monde de géants, tout comme l’emploi des énumérations ou d’un lexique grossier, permet à Rabelais d’exagérer sa satire de l’éducation médiévale, fondée sur la sophistique, qui ne tient compte ni des besoins du corps, totalement négligé, ni du développement intellectuel et moral, puisque triomphent la passivité et l'oisiveté.
Chapitre XXIII : l'éducation humaniste
Lire le chapitre
Le chapitre XXII est consacré, avec une longue énumération, à la principale occupation de Gargantua, hormis les repas, c’est-à-dire « les jeux », toujours sans réel enseignement.
Le titre du chapitre XXIII marque immédiatement la différence du mode éducatif de Ponocrates : « Comment Gargantua fut éduqué par Ponocrates selon une méthode telle qu’il ne perdait pas une heure de la journée ». Très sagement, ce nouveau précepteur recourt à un médicament pour lui « nettoy[er] le cerveau de toute corruption et de toute vicieuse habitude » et lui « faire oublier tout ce qu’il avait appris avec ses anciens précepteurs. » Il peut alors lui imposer « un rythme de travail » très strict, où chaque moment est utilisé pour un apprentissage, en application du principe repris à l’antiquité par les humanistes : « mens sana in corpore sano ».
Sur le plan physique
Une grande importance est accordée au corps, à son entretien et à sa santé. D’abord, l’hygiène s’impose, dès le lever, « on le frictionnait », puis « il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé », enfin après avoir fait du sport , « Ils étaient alors très bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise » ou après le repas : « il se curait les dents avec un brin de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche ». Le changement lexical, le choix d’une expression plus raffinée, illustre d’ailleurs ce nouveau respect du corps : « il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. »
Des exercices physiques scandent la journée, toujours avec le désir de mettre en parallèle le corps et l’esprit : « ils jouaient à la balle, à la paume, au ballon à trois, s’exerçant élégamment les corps, comme ils s'étaient auparavant exercé les âmes. »
Quant à la nourriture, la formule plaisante , « Monsieur l’Appétit venait », sous-entend déjà une forme d’équilibre alimentaire, manger selon sa faim et non pas se goinfrer sans mesure. De même, les aliments sont choisis, non pas pour leur seule abondance, mais avec un souci diététique : ils parlaient « des vertus et propriétés, de l'efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table ».
« Joueurs de paume », 1ère moitié du XV° siècle. Gravure
Sur le plan intellectuel et moral
La dimension religieuse reste présente, « on lui lisait quelque page des Saintes Écritures », mais cette lecture se charge d’un sens plus profond : « Suivant le thème et le sujet du passage, bien souvent il s'appliquait à révérer, adorer, prier, et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux jugements apparaissaient à la lecture », « tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et de la bonté divines. »
Aucun moment n’est perdu pour l’instruction, la durée des leçons étant considérablement augmentée : « Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. » De plus, il ne s’agit plus de seulement réciter par cœur ou de « marmonn[er] » en répétant. Déjà son lecteur, Anagnostes, s’applique, en effet, à rendre le texte intelligible : il lit « à voix haute et claire, avec la prononciation requise. » Son précepteur veille aussi à ce que son élève comprenne le texte et l’assimile : il « répétait ce qu'on avait lu et lui expliquait les passages les plus obscurs et les plus difficiles », « on lui répétait les leçons de la veille ». D’où le contrôle de cet apprentissage, qui, même si subsiste la mémorisation « par cœur », rend l’élève réellement actif car il est amené à faire preuve d’esprit critique : il « expliquait des exemples pratiques concernant la condition humaine », « Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture », « ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules retenues de la leçon », « Après, ils parlaient des leçons lues dans la matinée ». Nous reconnaissons, dans toutes ces pratiques, les préconisations des Évangélistes, parmi lesquels Rabelais compte de nombreux amis.
Albert Robida, « L'apprentissage livresque », 1885. Illustration édition « Librairie illustrée »
Mais cet enseignement dépasse le cadre religieux, pour s’intéresser à ce qui relève de la science, en étudiant, par exemple, « l’état du ciel », donc l’astronomie, première approche de la physique, en découvrant « quelque plaisante histoire des gestes anciennes », c’est-à-dire l’histoire, enfin ce que l’on nommera plus tard leçon de choses : « parlant […] des vertus et propriétés, de l'efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table ».
De plus, les leçons ne se contentent pas d’être théoriques, mais s’inscrivent dans le quotidien, pour servir à une réflexion sur l’homme : Gargantua « expliquait des exemples pratiques concernant la condition humaine » ou rattache son apprentissage à la pratique de la médecine, dont il découvre les principaux maîtres longuement énumérés. Mais notons, à ce propos, la volonté, propre aux humanistes, de recourir aux textes originels : « ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres cités plus haut. »
Enfin, le jeu n’est pas exclu de son emploi du temps, mais lui aussi est mis au service de l’apprentissage, de « l’arithmétique » par exemple pour les jeux de « cartes ».
CONCLUSION
Ce texte, qui exprime la volonté d’occuper chaque moment à acquérir le savoir le plus vaste possible, jusqu’à l’exhaustivité, reflète à la fois l’ambition encyclopédique des débuts de la Renaissance et son désir de développer l’homme dans sa totalité, corps, revalorisé, esprit et âme. Elle peut, aujourd’hui, paraître démesurée, mais n’oublions pas que Rabelais joua aussi sur le gigantisme de Gargantua.
Ce qui est frappant est surtout le début d’une réflexion sur la pédagogie, bien négligée depuis l’auteur romain, Quintilien : comment garantir in véritable progrès de l’élève ? D’où l’insistance sur la clarté de la leçon, sur les explications à fournir, sur la nécessaire répétition et sur une vérification de l’apprentissage qui fasse appel, non seulement à une mémorisation « par cœur », mais à l’esprit critique, y compris en matière de textes sacrés, comme le prônent les Évangélistes, et à sa mise en pratique dans la vie quotidienne.
Rabelais, Pantagruel, 1532, chapitre VIII : lettre de Gargantua à son fils
Dans ce premier roman où Rabelais met en scène un monde de géants, il déroule les aventures plaisantes et merveilleuses de Pantagruel. Mais c’est surtout l’occasion de se livrer à la satire de son époque, et de proposer l’idéal éducatif propre aux débuts de la Renaissance, comme dans cette que le héros, alors à Paris, reçoit de son père, Gargantua.
La lettre s’ouvre sur un éloge des temps modernes, considérés comme supérieurs même à l’Antiquité dans le domaine éducatif : « je crois que ni au temps de Platon, ni de Ciécéron, ni de Papinien, il n’était aussi facile d’étudier que maintenant. » Le savoir, en effet, est accessible à tous, contrairement au Moyen Âge : « je vois les brigands, bourreaux, aventuriers, palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prédicateurs de mon temps. »
Un programme encyclopédique
En premier lieu figure l’intérêt porté par les humanistes du XVI° siècle aux langues anciennes, énumérées, dont la connaissance, sans oublier l’arabe – par exemple pour lire Averroès, qui a longuement commenté Aristote – permet la lecture des textes originels, qu’il s’agisse des philosophes de l’antiquité ou des textes sacrés, auxquels il réserve une mention particulière dans la suite de l’extrait.
D’une part, Rabelais reprend les contenus du « trivium » médiéval, c’est-à-dire la grammaire, l’art de parler et d’écrire (« forme ton style »), l’art du raisonnement aussi quand il évoque, dans la suite du texte, le fait de « souten[ir] des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous ». Mais, il va plus loin, en reliant cet apprentissage à celui de l’histoire et de la géographie, qui s’est développée avec les grandes découvertes : « Qu’il n’y ait aucun fait historique que tu n’aies en mémoire, ce à quoi t’aidera la cosmographie ». Notons la formule qui souligne le désir d’exhaustivité.
D’autre part, il cite les matières du « quadrivium », les « arts libéraux », à savoir l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Il exclut, en revanche, ce qui est jugé non-scientifique, « l’astrologie divinatrice et l’art de Lulle », pour y ajouter une discipline directement liée au fonctionnement de la société, « le droit civil » Mais surtout, il consacre un paragraphe entier aux sciences naturelles, ce qui est totalement novateur et qu'il relie à la médecine, rappelant la formation médicale de Rabelais lui-même, avec une allusion à la pratique des « dissections », alors encore condamnées par l’Église. À nouveau ressort la volonté d’universalité et d’exhaustivité (faune, flore, métaux), par l’emploi des négations et l’anaphore dans l’énumération : « qu’il n’y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l’Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu. »
Enfin, l’allusion à son avenir de prince sous-entend clairement que l'exercice du corps sera nécessaire, puisqu’il lui faudra « apprendre la chevalerie et les armes ».
L’injonction, « En somme, que je voie en toi un abîme de science », résume parfaitement, avec la métaphore, cette exigence humaniste d’un savoir complet et approfondi.
Lire le texte
Une pédagogie novatrice
Mais, dès l’ouverture du passage, l’aspect novateur de la pédagogie réclamée est mis en valeur : elle reste, certes, livresque, ce qui est mis en valeur au centre d’un chiasme, mais l’adjectif « vivantes » donne déjà une dimension plus dynamique aux « leçons » du précepteur. De plus, en nommant « Paris », il considère que l’apprentissage se fait aussi par l’observation de la réalité : la ville, en offrant de « louables exemples », offre aussi un apprentissage, ce qu’il précise plus loin en évoquant la fréquentation « des gens lettrés, tant à Paris qu’ailleurs ».
Nature morte aux vieux livres, tableau attribué à Jacques Bizet (actif en 1652-1654). Huile sur toile, musée de Brou, Bourg-en-Bresse
Ainsi, les livres, certes précieux, ne suffisent pas. Toute expérience dans la société peut offrir matière à l’apprentissage. Il est indispensable également de ne pas se contenter d’acquérir « parfaitement » le savoir, en recourant, conformément à la tradition au « par cœur », mais d’être capable
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d’une part, de l’assimiler, en étant capable de « comment[er] avec sagesse » les textes étudiés,
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d’autre part, de « mett[re] [l]es progrès en application » par des exercices, ici les « discussions publiques », donc d’inscrire cet apprentissage dans sa vie.
Un idéal moral
La lettre de Gargantua accorde une place importante à la religion, comme il est de règle, et ce jusqu’à la formule de salutation finale: « il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et en Lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi faite de charité, t’unir à Lui de manière à n’en être jamais séparé par le péché. » Cependant, son approche est marquée par le courant de l’Évangélisme, tendance qui souhaite revenir à une religion plus pure. C’est ce qui explique l’insistance sur les langues qui permettront de lire les textes sacrés dans leur langue d’origine, pour mieux en respecter le sens.
L’idéal moral ici posé se rattache directement à la doctrine chrétienne, par exemple dans l’ordre lancé : « Sois serviable envers ton prochain, et aime-le comme toi-même ». Cependant, cette morale dépasse la dimension religieuse en associant plus étroitement, par la métaphore et l'écho sonore, le savoir et la vertu : « selon le sage Salomon, la sagesse n’entre jamais dans une âme méchante, et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme » Cette vertu s’enracine nettement dans la société, au sein de laquelle est de règle à la fois une forme de prudence, « Prends garde aux tromperies du monde », « fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler », et, parallèlement, un engagement courageux : il devra « secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. »
CONCLUSION
La lettre est envoyée du royaume de Gargantua, nommé « Utopie », en souvenir de l’œuvre de Thomas More portant ce titre. Il s’agit donc, conformément à l’étymologie du terme, d’un « pays de nulle part », donc d’un idéal qui peut paraître irréaliste, d’ailleurs destiné à un jeune géant.
Albert Robida, « L'éducation humaniste », 1885. Illustration édition « Librairie illustrée »
Cependant, les exigences formulées par ce père à son fils ne sont que le reflet de la volonté des humanistes de la Renaissance de placer l’homme au centre des préoccupations, dans toutes ses dimensions, physiques, intellectuelles et morales. D’où ce programme d’enseignement, qui, même s’il reprend certains contenus traditionnels, dépasse la tradition de la scolastique médiévale à la fois par son ouverture à de nouvelles disciplines et, surtout, par sa pédagogie qui vise à rendre l’élève actif et à développer l’esprit critique.
L'éducation médiévale : recherche
Cours de théologie à la Sorbonne, fin du XV° siècle. Enluminure, bibliothèque de Troyes
La scolastique désigne l’enseignement philosophique donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, du douzième au quinzième siècle, largement asservi à la théologie et soumis à l’autorité d’Aristote. Il s’agissait surtout d’apprendre à lire les textes sacrés, à prêcher, à démontrer les dogmes. Il fallait donc maîtriser la langue avec ses trois composantes : la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
Même quand on s’éloignait du sacré, l’idée restait encore d’acquérir un savoir livresque, que l’on pouvait restituer par cœur, d’argumenter sur tous les sujets (même les plus ridicules : « est-ce l’homme ou la corde qui tient le cochon qu’on mène au marché pour le vendre ? ») en dégageant le « pour » et le « contre » (à la façon des sophistes de l’antiquité) de façon très pédante, en s’appuyant sur les citations livresques.
Le programme d’enseignement reste identique au « trivium » de l’antiquité romaine, la grammaire, la rhétorique, la dialectique, pour preuve les œuvres citées au chapitre XIV, de même que les pratiques pédagogiques traditionnelles. On y trouve, en effet, la pratique de l’écriture « gothique », déjà remplacée par l’italique à l’époque de Rabelais. L’apprentissage par cœur conduit à restituer mécaniquement les leçons : ici c’est particulièrement ridicule, puisque Gargantua « récitait par cœur, à l’envers », aussi bien l’alphabet qu’un ouvrage entier. Enfin, il étudie la « glose », c’est-à-dire les interminables commentaires faits par des savants sur un même ouvrage, telle la liste citée toujours au chapitre XIV. Et le pire, c’est que tout cela amène un résultat nul, puisque Gargantua, après des années d'enseignement, est incapable de rivaliser avec Eudémon, âgé de 12 ans : « il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur ». Cet enseignement s’avère donc totalement inutile, une véritable perte de temps.
Cette approche sera prolongée par l’analyse d’un site présentant l'éducation médiévale : il servira de base à l’élaboration d’une synthèse portant sur les lieux d’enseignement, les matières enseignées, la relation entre les maîtres et les élèves et la pédagogie.
Pour consulter le site
Thomas MORE, Utopie, 1516, livre II, extrait
Pour lire le texte
Johann Froben, vue de l'île d'Utopie, 1518. Pour illustrer l'ouvrage de T. More
L’œuvre est écrite en latin, alors que More est en mission diplomatique à Anvers, publiée à Louvain, et remporte un vif succès auprès de ses amis humanistes (Érasme, Pierre Gilles, Guillaume Budé), Utopia se voulant un « traité de la sagesse », comme en réponse à Moria (ou Éloge de la folie) qu’Érasme avait lui-même dédié à More en 1511. Le mot « utopie » est formé à partir du grec ou-topos, qui signifie en aucun lieu : c’est la description d’un monde imaginaire, l’île d’Utopie, à l’opposé de la réalité anglaise du temps, et représentatif de l’idéal de More.
La première partie est un dialogue entre Morus, qui, comme chez Platon, joue le rôle de l’ignorant, et le sage, ici Raphaël Hythloday, qu'il écoute. le choix de sa dénomination n’est pas innocent. Son prénom « Raphaël » représente une double allusion, au nom du navire, « Sao Rafael », sur lequel Vasco de Gama ouvrit la route des Indes en 1498, et à celui de l’archange patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs. Le personnage est, en effet, présenté comme un marin ayant découvert l’île d’Utopie. Son nom « Hythloday » vient du grec « hythlos », qui signifie « le bavardage, le non-sens », et « diaios », adjectif signifiant « adroit », donc il serait « celui qui est habile à dire des non-sens ». Mais le « non-sens » est souvent le signe de la vérité…
Dans la seconde partie, Raphaël Hythloday décrit longuement l’île découverte, un monde qui fonctionne à l’envers du monde réel. Il en évoque l’histoire, la géographie, l’économie, mais aussi sa constitution et toutes les lois, les mœurs et les croyances qui organisent la société.
Un court passage présente la façon dont les plus jeunes sont éduqués.
UNE ÉDUCATION PROFESSIONNELLE
L’extrait n’aborde à aucun moment les détails de l’enseignement donné aux enfants, qui n’est évoqué que très rapidement dans un chapitre ultérieur :
L’éducation de l’enfance et de la jeunesse est confiée au sacerdoce, qui donne ses premiers soins à l’enseignement de la morale et de la vertu, plutôt qu’à celui de la science et des lettres. L’instituteur en Utopie emploie tout ce qu’il a d’expérience et de talent à graver dans l’âme encore tendre et impressionnable de l’enfant les bons principes qui sont la sauvegarde de la république. L’enfant qui a reçu le germe de ces principes le garde pendant toute sa carrière d’homme, et devient plus tard un élément utile à la conservation de l’État.
Mais ce bref passage explique bien l’originalité de ce monde utopique, qui vise d’abord, comme le montre le texte étudié, à former des citoyens utiles à leur patrie.
L'agriculture
L’accent est d’abord mis sur l’importance de l’agriculture pour la survie du pays qui peut ainsi nourrir, en toute indépendance, ses habitants. Elle est d’ailleurs qualifiée d’« art », donc élevée à un rang supérieur. C’est pourquoi « Les enfants l’apprennent en théorie dans les écoles, en pratique dans les campagnes voisines de la ville, où ils sont conduits en promenades récréatives », apprentissage obligatoire sur lequel insiste le narrateur : « personne n’a le droit de s’[en] exempter » est repris par « l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous ». Notons aussi le lien établi entre « théorie » et « pratique », et la pédagogie originale, des « promenades récréatives », en même temps que son rôle dans le développement physique : le travail agricole pratiqué par les enfants « a de plus l’avantage de développer leurs forces physiques ».
L'industrie
Mais l’agriculture ne suffisant pas à l’économie, cet enseignement est complété par celui d’une « industrie particulière », c’est-à-dire par l’acquisition d’un métier. Sont cités des métiers traditionnels, manuels : « Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux. » Cette approche traditionnelle est confirmée par la façon dont est choisi ce métier : « En général, chacun est élevé dans la profession de ses parents, car la nature inspire d’habitude le goût de cette profession ».
Cependant, nous constatons qu’à aucun moment le récit ne mentionne des métiers qui exigeraient une formation intellectuelle de haut niveau. Même dans le chapitre consacré aux « magistrats », rien ne vient expliquer s’ils reçoivent une formation particulière… et qu’en est-il des médecins, des pharmaciens, des avocats… ?
En fait, toute l’éducation est dispensée en fonction des besoins de la collectivité, avec une importance particulière accordée aux valeurs morales qui permettront, précisément, d’accepter cette soumission. Il s’agit, en effet, de lutter contre « l’oisiveté » et « la paresse » qui feraient du citoyen un fardeau pour la société. C’est aussi ce qui explique la remarque sur le choix de l’instructeur : « un père de famille honnête et respectable », c’est-à-dire respectant les valeurs de sa cité.
DEUX PRINCIPES FONDATEURS : ÉGALITÉ ET LIBERTÉ
L'égalité
L’accent est mis très nettement sur l’égalité : « Tous, hommes et femmes, sans exception, sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. » Tout au plus est-il admis une différence uniquement due à la nature physique : « Les femmes, étant plus faibles, ne travaillent guère qu’à la laine et au lin ; les hommes sont chargés des états plus pénibles. » C’est aussi ce respect d’une égalité entre citoyens que contrôlent les magistrats : ils doivent « veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. » La reprise de « personne » par « tout le monde » souligne cette volonté d’égalité.
La liberté
Mais cette égalité pose, parallèlement, la question de la liberté. Si la finalité de l’éducation est de former un citoyen mis au service de son pays, quelle marge de liberté lui reste-t-il ? Deux remarques affirment une forme de liberté dans le choix du métier :
Une précision tient compte des compétences et du désir personnels : « Cependant, si quelqu’un se sent plus d’aptitude et d’attrait pour un autre état, il est admis par adoption dans l’une des familles qui l’exercent ». : Mais l’organisation de l’apprentissage reste encadrée par les deux pouvoirs qui règnent sur l’île, celui du « père » et celui du « magistrat » : « et son père, ainsi que le magistrat, ont soin de le faire entrer au service d’un père de famille honnête et respectable. »
Une autre forme de liberté est ouverte : « Si quelqu’un, ayant déjà un état, veut en apprendre un autre, il le peut aux conditions précédentes. On lui laisse la liberté d’exercer celui des deux qui lui convient le mieux ». Cependant, à nouveau, une restriction est aussitôt posée, « à moins que la ville ne lui en assigne un pour cause d’utilité publique. », qui rappelle que l’individu passe après le bien collectif.
CONCLUSION
Après la première partie d’Utopia qui a critiqué la situation politique, économique et sociale du royaume d’Angleterre et, plus généralement de l’Europe, la seconde partie montre un territoire idéal, qui garantit la paix et la prospérité à son peuple : « De fait, nager dans les délices, se gorger de volupté au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison », déclarait More dans la première partie. Cette prospérité implique de reconnaître l’égalité naturelle de tous, notamment face aux lois, d’établir un pouvoir politique juste et non corrompu, et de pratiquer une nécessaire solidarité morale. Le destinataire du texte est donc à la fois le lecteur individuel et l’homme puissant au pouvoir.
Ce passage représente parfaitement l’avantage et l’inconvénient du discours utopique.
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D’un côté, il dépeint une société jugée idéale, parce que chacun y trouve sa place, avec une économie parfaitement organisée à laquelle chacun contribue. Notons que ce rêve de monde parfait constitue un contrepoint à la situation du XVI° siècle, où les sociétés occidentales sont fortement inégalitaires, et avec une pauvreté souvent insupportable.
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D’un autre côté, ce monde idéal, pour assurer l’égalité, place au second plan la liberté individuelle, puisque la collectivité impose ses règles, en partant du principe que tous les accepteront.
Il est aussi frappant de constater qu’en ce siècle où les humanistes insistent tant sur le développement intellectuel, sur l’enrichissement des connaissances, l’utopie imaginée par Thomas More repose sur une conception très traditionnelle, régie par une forme de patriarcat et valorisant l’agriculture et l’artisanat. Nous pourrions y voir une forme de nostalgie d’un « âge d’or » dont s’éloigne déjà la Renaissance avec le développement des sciences et des techniques.
Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, 1623
Pour lire le texte
C'est en prison que le moine dominicain italien, Tommaso Campanella (1568-1639), compose en latin La Cité du Soleil, dont la version définitive est publiée en 1623. Platon, qui reproduit la maïeutique socratique, et Thomas More en sont les inspirateurs, puisque, comme pour Utopie, il s’agit d’un dialogue entre « le grand maîtres des Hospitaliers », chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et son hôte, « un capitaine de vaisseau génois » qui lui présente la cité qu’il a découverte.
Mais, tout en reprenant le plan établi par More, architecture, organisation politique, économique et sociale, mode de vie, Campanella y accorde plus de place à l’éducation des enfants, qui sont le produit d’un eugénisme encadré par l’astrologie, réglant aussi les relations sexuelles en l’absence de tout mariage.
Un long passage lui est consacré, qui, tout en reproduisant l’idéal propre aux humanistes de la Renaissance , propose un fonctionnement original.
L’idéal humaniste
Nous retrouvons dans les deux extraits le principe hérité de l’antiquité, « mens sana in corpore sano », auquel s’ajoute une formation professionnelle, comme chez Thomas More.
Le développement du corps : Même si filles et garçons sont séparés, tous doivent développer leurs qualités physiques, dès leur plus jeune âge : « Bientôt on les fait s’exercer aux jeux gymnastiques, tels que la course, le disque et plusieurs autres jeux, qui fortifient également chaque membre. » Le fait de « gard[er] toujours la tête et les pieds nus, jusqu’à l’âge de sept ans », révèle un désir d’endurcir les corps, qui nous rappelle l’éducation donnée dans l’antiquité à Sparte.
Le développement intellectuel : L’ambition encyclopédique est évidente, dès la première enfance : « Tous ensemble sont instruits dans tous les arts. ». Les apprentissages se multiplient et se complexifient en fonction de l’avancée en âge et des compétences : « Après leur septième année, lorsqu’ils ont appris sur les murailles les termes mathématiques, on leur enseigne toutes les sciences naturelles », « Ensuite ils s’appliquent aux hautes mathématiques, à la médecine et à toutes les autres sciences. ».
C’est le « Métaphysicien », le plus haut magistrat de la cité, qui incarne cet idéal, car il atteint un savoir universel. C’est ce que souligne le dernier paragraphe de l’extrait, avec une longue énumération des connaissances requises pour exercer cette fonction. Une exigence supplémentaire lui est même imposée : « Mais ce qu’on demande surtout, c’est que l’aspirant connaisse parfaitement la métaphysique et la théologie ». Une nouvelle énumération, à la fin du texte, en précise les contenus, en insistant sur la religion, « les desseins de Dieu », mais Campanella y ajoute, ce qui est plus singulier, « Il faut qu’il ait aussi étudié les prophètes et qu’il sache l’astrologie. »
Un enseignement professionnel : Très tôt, l’enseignement envisage l’orientation professionnelle de l’enfant, dans un premier temps par l’observation pour leur permettre de choisir : « On les conduit tous ensemble dans les lieux ou l’on pratique des métiers, dans les cuisines, les ateliers de peinture, de menuiserie, où l’on travaille le fer et où l’on fait des chaussures, etc., afin que la vocation de chacun d’eux se détermine. » Ensuite, c’est une question de compétences, mais certains en arrivent à connaître un « grand nombre de métiers ». Cette insistance s’explique par une critique du fonctionnement social du XVI° siècle, nettement formulée : « Ils rient du mépris que nous avons pour les artisans et de l’estime dont jouissent chez nous ceux qui n’apprennent aucun métier, vivent dans l’oisiveté et nourrissent une multitude de valets pour servir leur paresse et leur débauche ». Campanella dénonce à la fois un tort causé à « l’état » et une faute morale : « une foule d’hommes pervers sortent d’une société pareille comme d’une école de vices. »
Une pédagogie originale
Nous retrouvons dans ce texte ce qui était déjà posé par Thomas More, le fonctionnement collectif, l’individu devant s’effacer pour se mettre au service de sa cité : la formule « tous ensemble » est récurrente. Propres à la renaissance sont aussi deux des méthodes pédagogiques mentionnées. Les livres ne suffisent pas, ils sont complétés par l’observation, et, surtout, l’enseignement est mis en pratique et l’esprit critique s’éveille par les échanges intellectuels : « On les fait discuter entre eux ».
En revanche, la méthode d’apprentissage est très originale, surprenante même par son modernisme. L’esprit de l’enfant se nourrit quasi naturellement par ce que nous pourrions nommer « enseignement par l’image ». Les murs de la cité sont, en effet, couverts de peintures représentant les savoirs à acquérir, ainsi sans cesse mis sous les yeux. L’apprentissage semble ainsi se réaliser sans effort : « D’un à trois ans ils apprennent l’alphabet et la langue sur les murs, en se promenant. » Et cette pédagogie accélère aussi l’acquisition des connaissances, comme le signale le cas du « Métaphysicien » : « Il doit connaître également tous les arts mécaniques (en deux jours ils peuvent s’instruire sur un de ces arts au moins, grâce aux peintures dont nous avons parlé et à leur éducation première. »
CONCLUSION
Dans son utopie, Campanella va très loin dans son idéal éducatif. Instruire tous les enfants, garçons comme filles, offrir une instruction pas seulement livresque mais pratique, alliant le développement du corps et de l’esprit, en obligeant chacun à exercer un métier au service de sa cité, autant d’éléments qui, en reflétant l’humanisme de la Renaissance, forment un contrepoint aux réalités de son temps.
Mais, à côté des éléments novateurs, notamment en matière de pédagogie, cette société peut paraître effrayante. Même si, prudemment, Campanella prend soin de mentionner « Dieu », sa présentation du savoir théologique, « les degrés des êtres et leurs rapports avec le ciel, la terre, la mer et les desseins de Dieu, autant qu’il est permis à l’homme d’atteindre à cette connaissance. Il faut qu’il ait aussi étudié les prophètes et qu’il sache l’astrologie. » Mais choisir l'astrologie comme fondement de la vie de chaque individu, et comme règle d'organisation d'une cité, n'est-ce pas ôter à la personne humaine le sens même de la liberté ?
La Cité du Soleil, illustration
François RABELAIS, Gargantua, 1534, LVII : "L'abbaye de Thélème"
Ch. Lenormand, Rabelais et l’architecture de la Renaissance, « L’abbaye de Thélème, reconstitution architecturale », 1860
Pour lire le texte
C’est en 1534 que Rabelais fait publier Gargantua, qui se présente comme le récit de la « vie très horrifique » du père de Pantagruel, héros d’une première œuvre parue en 1532 et déjà condamnée par la Sorbonne pour « obscénité ». Gardant son nom d’auteur fictif, « Maître Alcofribas », il nous transporte à nouveau dans un monde de géants, avec tous les effets comiques que cela provoque.
Ce passage ce situe à la fin du roman. Des chapitres LI à LVII, Rabelais présente la récompense offerte à Frère Jean, héros de la guerre Picrocholine, par Grandgousier, père de Gargantua, « une abbaye à [s]on idée », inversion du mode de vie monastique qu’a bien connu Rabelais. Ainsi, il développe un idéal : la construction de l’abbaye, puis le recrutement de ses membres, l’architecture intérieure, enfin les vêtements. Il en arrive, au chapitre LVII, au « mode de vie », qui implique une réflexion sur l’éducation. En quoi l’abbaye de Thélème est-elle une utopie représentative des idéaux de la Renaissance ?
LES PRINCIPES FONDATEURS
Étymologiquement, le nom « Thélème », signifiant le « désir », vient de « l’Ancien Testament » pour désigner la volonté de Dieu. Ici, le sens en est détourné puisqu’il s’agit à la fois du désir de l’auteur, et des désirs des habitants de l’abbaye.
La liberté
Une notion est mise en évidence, la liberté, par la typographie de la devise de l’abbaye, là aussi avec un détournement. Rabelais reprend, en effet, une formule de Saint Augustin : « Aime, (crains) Dieu, et fais ce que voudras ». Mais, en réalité, Dieu est totalement exclu de la vie de l’abbaye, où tout est ramené au niveau de l’homme et de son libre-arbitre.
Cependant, il y a là une forme de paradoxe, car, d’une part, cette « règle » est un refus des règles, d’autre part, la liberté est présentée comme une obligation, une « clause ». Tout le premier paragraphe insiste sur ce point, d’abord par l’opposition lexicale (« non par… mais selon ») qui pose une triple exclusion (« lois », « statuts », « règles ») face à une double affirmation : « leur volonté et libre arbitre ». Puis viennent les exemples concrets, avec un redoublement.
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Rabelais donne, dans un premier temps, une image positive de leurs activités, avec une énumération de verbes à l’imparfait de répétition, soutenue par un parallélisme : « quand bon leur semblait », « quand le désir leur en venait ». Le verbe « travaillaient » est un peu perdu dans cette énumération. Rabelais insiste surtout ici sur le corps, dont l’importance était niée par l’Église, et sur ses satisfactions.
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Puis l’image se prolonge, mais à partir d’exemples négatifs, avec les anaphores : « Nul… nul », « ne… ni… ni… ».
Tout au long du texte on retrouve ce jeu d’oppositions entre le lexique de la liberté (« gens libres », « librement », « cette liberté ») et celui de la contrainte : « forçait », « asservis par une vile sujétion », « le joug de la servitude », « les choses défendues », « ce qui nous est refusé ».
Enfin, Rabelais détruit par avance une objection possible, le risque d’anarchie, par une formule au présent de vérité générale, qui généralise à travers un parallélisme, en expliquant (« car ») ce qui apparaissait comme un paradoxe : « nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est refusé. » Dans ce constat psychologique, Rabelais s’inclut par le pronom « nous », affirmant donc que la liberté favorise, paradoxalement, le choix individuel du bien.
L'éducation
L’autre raison qui empêche l’abbaye de tomber dans l’anarchie est l’éducation de ses membres, signalée dès le début du deuxième paragraphe (« bien éduqués ») et développée dans le quatrième : « Ils étaient tant noblement instruits… ».
Le premier élément à noter est que cette éducation est mixte. Cela est nettement marqué par le glissement des pluriels (« Toute leur vie », « des gens ») aux parallélismes : « Si l’un ou l’une… », (l. 19), « aucun ou aucune ». Ainsi Rabelais associe les hommes et les femmes, même si les exercices évoqués correspondent aux occupations traditionnelles pour chaque sexe.
Les exemples de cette éducation reflètent l’idéal éducatif de Rabelais, déjà observé pour l’éducation de Gargantua par Ponocratès. L’enrichissement de l’esprit est associé au développement du corps, le tout à travers des exercices pratiques et avec une visée encyclopédique, reproduite par les énumérations :
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pour l’esprit : « lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. «
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pour le corps, avec le parallélisme renforcé par l’anaphore : « Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval… », « Jamais on ne vit des dames … » Les hommes pratiquent donc la chasse, « au vol ou à la courre », les femmes sont d’excellentes cavalières, « montées sur de belles haquenées ».
« L’abbaye de Thélème", enluminure
La confiance en la nature humaine
La religion n’est mentionnée à aucun moment comme un guide moral. Elle est remplacée par une confiance en l’homme, capable de se diriger seul vers la vertu. Le rythme binaire permet d’insister sur ce point :
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par un zeugma, ils « ont naturellement un instinct, un aiguillon… », qui met sur le même plan un terme abstrait, psychologique, et un terme concret, imagé, l’outil qui sert à faire avancer le bétail ;
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par une double subordonnée à valeur morale, « qui pousse toujours vers la vertu et les éloigne du vice », opposant « vertu » et « vice ». Le terme « vertu » est d’ailleurs repris dans la suite du texte : « ils tendaient librement à la vertu ».
La noble société de "l’abbaye de Thélème"
Mais en précisant à ce propos, en fin de phrase, « qu’ils appellent honneur », Rabelais rattache la vertu, non pas à la seule morale, mais à une forme de dignité héritée du code de l’aristocratie depuis la féodalité.
C’est pourquoi cet idéal est réservé à une élite sociale : « des gens libres, bien nés », repris pour les dames « honnêtes et libres ». Cela le limite donc à une partie réduite et privilégiée de la société, refermée sur elle-même, « vivant en honnête compagnie ». Cela se retrouve dans leurs activités, traditionnellement celles de la noblesse : « chasser au vol ou à courre », « maniant si bien toutes les armes ».
Nous avons, à travers ces principes, les caractéristiques mêmes d’une utopie. C’est un « lieu de nulle part », coupé de la société réelle, et qui en inverse les réalités, ici monastiques : pas de vœu de chasteté, pas de « vœu d’obéissance », et même pas de place accordée à la religion.
LA QUÊTE DU BONHEUR
Dès le moment où tout est ramené au niveau de l’homme, la notion de bonheur n’est plus renvoyé à l’au-delà de la mort, dans le paradis à venir, mais placée sur terre, « hic et nunc ». L’homme revendique le droit de construire son bonheur sur terre.
Une harmonie sociale
Rabelais pose comme une conséquence de ces principes qui unissent l’esprit (l’éducation) et la morale (la vertu) que chacun va céder spontanément au désir d’autrui, sans le percevoir comme une attaque contre sa propre liberté. L’individuel se fond harmonieusement dans le collectif, comme le souligne le parallélisme entre « tous » et « un seul » : « , ils entrèrent en une louable émulation pour faire tous ce qu'ils voyaient plaire à un seul. » Les exemples reprennent sur un rythme ternaire ce parallélisme entre l’individuel et le collectif : « Si l'un ou l'une disait : " Buvons ", tous buvaient. S'il disait : "Jouons ", tous jouaient. S'il disait : "Allons nous ébattre dans les champs ", tous y allaient. »
À cela s’ajoute l’harmonie régnant entre hommes et femmes, qui partagent les mêmes activités : le même verbe « portaient » est employé pour les deux sexes à la chasse.
Une vie heureuse
L'éducation, et les principes qui la fondent, conduisent à une vie heureuse, aussi bien durant le séjour dans l’abbaye qu’en dehors, ultérieurement.
Dans l’abbaye
Le texte décrit une vie joyeuse, où tout semble lié à la recherche du plaisir, d’où l’emploi du verbe « plaire » pour introduire le deuxième paragraphe. D’une part, l’abbaye offre tous les signes de luxe : les « dames « sont « si élégantes », avec « leur poing joliment ganté », et elles chevauchent « de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché ». D’autre part, les occupations évoquées sont des divertissements : « tous buvaient », « tous jouaient », « « allons nous ébattre dans les champs ». Rien n’évoque le moindre travail, ni même les efforts nécessaires pour leurs apprentissages, dont seul le résultat est mentionné.
Rabelais s’oppose ainsi à la vie ascétique des monastères, mais aussi à la religion qui exige de l’homme un effort pour se dépasser lui-même. Ici, tout se fait facilement, de façon idyllique.
En dehors de l’abbaye
Mais la perfection ne s’arrête pas au cadre de l’abbaye, elle s’étend à la vie entière des êtres ainsi formés, car l’abbaye conduit à une vie au sein de la société, et non pas recluse, et où la dépendance des enfants aux parents s’efface. Ainsi on en sort librement, « soit à la demande de ses parents », conformément à la tradition, « ou pour une autre cause », c’est-à-dire un choix personnel.
Rabelais dépeint alors un heureux mariage, d’abord parce qu’il est fondé sur le libre choix amoureux, qui donne la primauté à la décision de la femme, « celle qui l’aurait pris pour son dévot. » Cela est aussi la garantie d’une harmonie qui s’inscrit dans la durée, car les principes cultivés dans l’abbaye ne s’effacent pas au dehors, comme l’affirme la subordonnée de conséquence à la fin du texte : « ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage ; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces. » Plus de conflits conjugaux ni d’adultère… La fin du texte est digne d’un conte de fées.
L’utopie met en place un monde idéal, une sorte de rêve où l’homme pourrait atteindre la perfection en remédiant à tous les défauts de sa propre société.
La naissance de l'amour dans "l’abbaye de Thélème"
CONCLUSION
Ce texte brosse le tableau idéal d’une communauté unie dans une quête fructueuse du bonheur : la joie de l’un des membres incite spontanément tous les autres à la partager. C’est, bien sûr, une satire des ordres monastiques, que Rabelais connaît bien. C’est aussi une utopie élitiste, sélective : « on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes belles, bien formées et de bonne nature, et hommes beaux, bien formés et de bonne nature, ce que confirme l’inscription « sur la grande porte de Thélème », rapportée au chapitre LIV. Dans la lignée d’Utopia de Thomas More (1516), l’utopie devient un genre à la mode au XVI° siècle.
Chez Rabelais, une forme d’hédonisme s’associe aux notions d’« éducation » et de « vertu », chères aux humanistes. Elle est révélatrice du nouveau mode de vie et des nouvelles aspirations de l’individu au XVI° siècle.
Pour illustrer "l’abbaye de Thélème"
Jean DU BELLAY, Les Regrets, 1558, "Je me ferai savant..."
Jean Cousin le Jeune, Portrait de Du Bellay. Estampe, BnF
Pour lire le texte
Joachim Du Bellay (1522-1560) s’est intéressé très tôt à l’art et à la littérature. Grâce à un de ses oncles, il commence des études de Droit à Poitiers. Il y rencontre alors Ronsard, qui l’incite à entrer au collège de Coqueret, à Paris, pour suivre des études humanistes. Il se lie d’amitié avec ceux avec lesquels il fonde la Pléiade, ardents défenseurs de l’usage de la langue française, comme on peut le constater dans Défense et Illustration de la langue française, véritable manifeste publié en 1549. Puis vient un premier recueil poétique, L’Olive. Alors que ses troubles de santé s’aggravent – il est atteint d’une surdité précoce – son oncle cardinal se voit chargé d’une mission auprès du pape à Rome, et lui propose de l’accompagner en tant que secrétaire. Du Bellay part en 1553, plein d’enthousiasme, pour découvrir l’Italie, berceau de la Renaissance et patrie des humanistes…
Son recueil, Les Regrets, comporte 191 sonnets composés pendant les quatre années que Du Bellay passe à Rome. Avec leur découverte de l’Italie, les poètes de la Renaissance découvrent aussi le sonnet, mis à la mode par le poète italien Pétrarque, ici en alexandrins.
Comment ce poème illustre-t-il le cheminement d’un poète humaniste ?
LES AMBITIONS HUMANISTES
Les humanistes sont convaincus que l’éducation est essentielle pour permettre le progrès humain, ce que traduit la récurrence du verbe « apprendre », et l’anaphore de « Je me ferai » : l’apprentissage représente un effort sur soi-même, qui doit permettre de s’ « enrichir », jusqu’à une véritable métamorphose de soi. Mais quels apprentissages ?
Les savoirs de l'esprit
Cinq disciplines sont citées, la dernière dépassant le cadre de l'esprit pour toucher à l'âme. Sont d’abord mentionnés les savoirs de l’esprit, à proprement parler.
La « philosophie » est placée en première position, comme la plus haute et la plus noble, selon le modèle donné par les auteurs antiques, tels Platon ou Aristote.
Puis vient « la mathématique », car, à cette époque, les disciplines littéraires et scientifiques ne s’opposent pas.
Lui succède « la médecine », importante au XVI° siècle : en mettant l’homme au centre des préoccupations, l’humanisme cherche aussi à mieux le protéger en connaissant mieux son fonctionnement physiologique. On redécouvre alors les médecins illustres de l’antiquité (Hippocrate, Gallien), la chirurgie progresse avec Ambroise Paré, et l’on commence à pratiquer, malgré leur interdiction par l’Église, des dissections.
Une dissection pratiquée au milieu du XVIe siècle. Gravure, in De re anatomica de Realdo Columbus (1559)
Ensuite est mentionné le droit (« je me ferai légiste »), pour pouvoir développer une réflexion sur les lois et l’organisation politique. Ces choix sont marqués par la volonté de suivre les grands auteurs et savants de l’antiquité. L’accumulation et le choix de l’adverbe d’ajout, « aussi », traduisent cet appétit de savoir, caractéristique de la Renaissance.
Enfin, est cité le savoir qui touche à l’âme, « la théologie », science qui étudie la religion et la parole divine, avec la précision « d’un plus haut souci » car, après ce qui relève du monde terrestre, ici il s’agit du monde céleste. Du Bellay ne déroge pas à la foi très présente au XVI° siècle, en exprimant, au moment même où il se rend à Rome, la cité du pape, sa volonté de se rapprocher de Dieu. Cette discipline est d’ailleurs placée à la fin du premier quatrain, comme pour souligner le fait qu’elle couronne les autres savoirs. Mais associée aux « secrets », puisque, jusqu’alors, la théologie était réservée aux clercs, aux religieux de façon générale, Du Bellay nous rappelle que l’humanisme revendique le droit pour tous d'accéder au savoir sacré.
Le développement physique
Le second quatrain, lui, traite des apprentissages qui concernent le corps, selon le précepte essentiel, emprunté à l’antiquité : « mens sana in corpore sano ». Il s’agit de développer toutes ses facultés physiques, placées en tête des vers, au début et à la fin de la phrase, encadrant le verbe « ébatterai ».
D’abord est mise en valeur la pratique des arts, qui connaissent un important renouveau sous la Renaissance, évoqués par les métonymies : le « luth » représente la musique, le « pinceau » la peinture. Il leur est assigné un rôle de divertissement (« j’ébatterai ma vie »), nécessaire à une vie harmonieuse. L’« escrime » et « bal » sont, quant à elles, des pratiques considérées comme sportives, propres à donner un corps souple et élégant.
En même temps, ces qualités doivent permettre d’enrichir les relations sociales, car l’humaniste ne s’isole pas du reste du monde, bien au contraire !
Bartolomeo Veneto, Femme jouant du luth, 1520. Huile sur toile, 81 x 61, Pinacothèque du Breca, Milan
Comment apprendre ?
Cependant, les livres ne sont pas le seul moyen d’apprendre, le voyage aussi est source de savoirs nouveaux. N’oublions pas que les humanistes du XVI° siècle ont été de grands voyageurs.
L’Italie est, pour eux, la patrie rêvée, car elle a été la source même du renouveau. Ainsi on sent tout l’enthousiasme de Du Bellay avant son départ dans le choix du futur, qui marque une certitude, confirmée par me choix lexical redondant « je me vantais en moi ». De plus, même s’il y a une alternance pour l’œil entre les rimes embrassées des deux quatrains masculines et féminines, sur le plan sonore le [e] reste muet, seul le son [i] ressort, un son aigu, qui sonne comme un cri de joie.
Ainsi, en digne humaniste, Du Bellay a rêvé de ce voyage en Italie, à ses yeux le meilleur moyen de s’enrichir des plus importants savoirs. Mais il y a loin du rêve à la réalité…
LA DÉSILLUSION DU POÈTE
Une déception
En fait, nous observons une grande déception à partir du très net contraste entre la tonalité joyeuse des deux quatrains, et celle, plus grave, des deux tercets, dans lesquels prédominent des voyelles nasales, à la rime (« loin/soin ») ou dans le cours des vers : « humains », « m’enrichir », « ennui », « voyageant », « harengs » « lingots ».
Mais déjà dans les quatrains, nous pouvions trouver un indice avec le passage du futur à l’imparfait (« discourais », « vantais ») qui suggère la fin de cet enthousiasme. De plus ce passage correspond à une coupe forte à la césure du vers 6. Ainsi le poète exprime sa désillusion avec force, en s’adressant d’abord (« je me vantais ») un reproche à lui-même : il avoue une forme de naïveté. Mais il le généralise ensuite par l’exclamation nominale du vers 9 : « Ô beaux discours humains ! » Tous les hommes font des rêves, qui ne sont, en fait, que des illusions dues à leur vanité.
Dans ce poème lyrique, Du Bellay laisse donc libre cours, amèrement, à son émotion, mais aussi, implicitement, adresse une critique à l’Italie, qui n’a pas correspondu à ses rêves d’humaniste.
Le sentiment d'échec
Le sentiment d’échec ressort plus nettement des deux tercets, qui soulignent le contraste entre le voyage (« je suis venu si loin », « en voyageant ») et son résultat par une série d’antithèses.
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La première oppose le lexique mélioratif (« m’enrichir ») et les trois termes qui le complètent, tous péjoratifs : « ennui », « vieillesse » et « soin », qui signifie souci.
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La deuxième oppose les deux verbes, « m’enrichir » et « perdre », ce second verbe étant complété par une dernière antithèse avec son complément hyperbolique, « le meilleur »
Enfin, la comparaison finale, introduite par « Ainsi » et soulignée par « comme moi », met en valeur cet échec par le choix des comparants. Le premier est « le marinier », qui affronte les dangers de la mer parce qu’il espère une pêche abondante, illustrée par les rimes centrales, imagées : « trésor », « lingots d’or ». Il correspond au poète qui, lui aussi, espérait s’ « enrichir ». Le second comparant est « des harengs », c’est-à-dire des poissons de très médiocre qualité, sans grande valeur. Ils symbolisent l’échec du poète qui a le sentiment d’avoir perdu son temps en Italie. L’ensemble se conclut par une sorte de morale, fort pessimiste : « un malheureux voyage ».
Le sonnet s’est donc transformé en une sorte d’apologue pour dénoncer le rêve humaniste, ici présenté comme une illusion.
CONCLUSION
La Renaissance, et très particulièrement l’œuvre des poètes de la Pléiade, est fondée sur un véritable mythe du monde antique : Rome y apparaît à la fois dans toute la puissance d’un Empire, comme le cœur du monde chrétien, et comme la capitale des arts et des lettres, séjour indispensable donc pour compléter une éducation livresque. Ainsi ce sonnet de Du Bellay est original puisqu’il représente une démythification de cette image.
Nous voyons donc, dans ce sonnet lyrique, un rêve se briser, celui de l’humaniste qui a cru pouvoir, par ce voyage, s’améliorer, et qui ressent, douloureusement, le poids de son échec. Faut-il en conclure à la vanité du modèle proposé ? Ou s’agit-il seulement d’une expérience personnelle, due à l’âge et à la maladie, impossible à généraliser ? (Cf. Les Regrets, « Heureux qui comme Ulysse… ») Ou bien encore assistons-nous ici à une évolution dans la pensée humaniste, passant de l’optimisme de la première moitié du siècle, à plus de doutes dans la seconde ?
Désiré ÉRASME, Traité de la civilité puérile, 1530, "Préambule"
Pour lire le texte
Quentin Metsys, Portrait d’Érasme, 1517. Huile sur panneau, transféré sur toile, 59 × 47. Galerie nationale d’art ancien, Rome
Déjà dans l’antiquité, grecque avec le traité de l’Éducation de la jeunesse, de Plutarque, et romaine, avec quelques chapitres du De Officiis de Cicéron, les penseurs avaient élaboré une réflexion pédagogique afin de fournir aux enfants des préceptes de tempérance et de sociabilité, voire des conseils de morale. Mais Érasme va plus loin en faisant de la « civilité », c’est-à-dire des règles de bienséance, de savoir-vivre, une étude à part entière.
L’œuvre, publiée en 1530, a été composée pour Henri de Bourgogne, petit-fils d’Anne de Borsselen, marquise de Nassau, qui avait protégé Érasme dans sa jeunesse, notamment en lui accordant une importante pension pour qu’il puisse aller à Paris étudier la théologie. Il avait d’ailleurs déjà écrit une œuvre destinée à son fils, Adolphe, prince de Veere, Oratio de virtute amplectenda, ainsi qu’un dialogue à un autre de ses petits-fils, Maxilimien, évoqué dans ce « Préambule ».
UN TEXTE DIDACTIQUE
La volonté didactique est posée dès le début du « Préambule » avec la référence à Saint-Paul et à son désir d’être « utile à tous », et la répétition du verbe « enseigner ». Érasme se propose donc de donner à l’enfant des règles, des « préceptes », d’où le recourt au subjonctif dans le second paragraphe (« qu’il s’adonne », « qu’il s’initie », « qu’il s’habitue ») et la répétition du verbe « convient ».
Le philosophe définit aussi son objectif.
D’une part, il rappelle que son destinataire est un enfant noble, « fils de princes et né pour régner », « enfant d’un rang élevé et d’un grand avenir », d’où la restriction : « de ce que j’ai à dire tout ne te regarde pas. » Mais, aussitôt, il prend soin d’élargir son propos à tous « les enfants » par un raisonnement a fortiori : « Ce ne serait pas un médiocre encouragement pour eux de voir les fils des princes nourris, dès leur jeunesse, des mêmes études qu’eux et exercés dans la même lice. » Si un enfant noble se soumet à ces règles, ne conviennent-elles pas à un enfant de moins noble origine ? De plus, il rappelle
D’autre part, il souligne habilement l’importance de la civilité en répondant par avance à deux objections.
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Nul ne peut se dispenser de ces règles de comportement, quelle que soit l’instruction reçue : « Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. »
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Même si elles ne relèvent pas d’une haute réflexion philosophique, ces règles sont utiles à la vie en société : « même si Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd’hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. »
LES CONTENUS DE L’ENSEIGNEMENT
Ce « Préambule » offre à Érasme l’occasion de rappeler ce que doit comporter l’enseignement donné à un enfant, avec des contenus d’instruction nettement hiérarchisés, avec la religion placée au premier plan : « la première et la principale est que l’esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu’il s’adonne aux belles-lettres et s’en pénètre à fond ; la troisième, qu’il s’initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu’il s’habitue de bonne heure aux règles de la civilité. »
Il insiste sur l’enrichissement de l’esprit, de l’« intelligence », qui, aux yeux du philosophe, est le réel critère de noblesse, remarque soulignée par l’écriture italique : « il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. » En digne humaniste, Érasme oppose très clairement, à travers une comparaison antithétique, le mérite hérité de la seule naissance au mérite personnel : « Que d’autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourraient orner leurs armoiries d’autant d’emblèmes qu’ils ont cultivé d’arts libéraux. » Mais il met en parallèle cet enrichissement intellectuel et les règles de civilité : « Il convient donc que l’homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. » Les titres des chapitres du traité montrent d’ailleurs que tous les moments de l’existence et tous les actes sont concernés : « De la décence et de l’indécence du maintien » (I), « Du vêtement » (II), « De la manière de se comporter dans une église » (III), « Des repas » (IV), Des rencontres » (V), « Du jeu » (VI), « Du coucher » (VII).
Enfin, un terme donne la clé de ces « préceptes » : « La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles ». En cela, Érasme unit la bienséance dans les comportements à la morale religieuse, puisque la « modestie » s’oppose à l’orgueil, péché capital aux yeux de l’Église.
CONCLUSION
C’est donc un manuel de bonne éducation qu’introduit ce « Préambule », mais qui reflète les exigences de l’humanisme, l’importance qu’il accorde à la vie en société, à une forme d’égalité due au mérite personnel et non à la naissance, et à une morale liée à la religion.
Michel de MONTAIGNE, Essais,1580-1595, I, 25 : "Du pédantisme", extrait
Pour lire le texte
Pour en savoir plus sur Montaigne
Dans ses Essais, Montaigne, en digne humaniste, s’intéresse, dans plusieurs chapitres, à la formation de l’enfant, dans l’espoir d’améliorer les méthodes d’enseignement de son temps. Pour lui, un homme mieux formé ne pourra que devenir un meilleur citoyen.
Par ses études, Montaigne est un humaniste. Son père lui fait apprendre le latin et le grec, puis il ira au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé. Enfin lui-même ne cessera de découvrir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. En témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château de Montaigne dont il hérite à la mort de son père en 1568. Les poutres en sont couvertes de citations latines et grecques, ce qui paraît plutôt contradictoires avec le rejet qu’il formule dans le chapitre intitulé « Du pédantisme » !
Montaigne commence, vers 1571, ses Essais dont la 1ère édition date de 1580. Les éditions se succèdent, avec des ajouts, qu’il nomme « ajoutailles », et des remaniements, notamment une qu’il contrôle en 1588. Elle comporte, par rapport à la première, 641 ajouts, modifiant, notamment, 31 fins de chapitre, avec 543 citations nouvelles, et un troisième livre. La dernière édition, sur laquelle se fondent les éditions contemporaines est dite « édition de Bordeaux », publiée par Marie de Gournay, sa « fille adoptive » rencontrée à Paris en 1588. Elle tient compte de ses dernières annotations manuscrites, placées dans les marges, et paraît de façon posthume, en 1595, trois ans après sa mort en 1592.
Quel idéal Montaigne, à travers ses critiques, pose-t-il ?
LES CRITIQUES
Le savoir encyclopédique
Montaigne dénonce la tentation des humanistes, celle d’un savoir encyclopédique, pour parcourir tout le champ des connaissances offertes à l’homme. Il fait, lui, à ce propos, un constat négatif (« leur mauvaise façon d’aborder les sciences »), d’où la place prise par les négations : « ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants », « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu », « Nous ne sommes savants que de la science du présent ; non de celle du passé, aussi peu que de celle du futur », « ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus », avec une métaphore alimentaire. Elle sera d’ailleurs filée avec l’interrogation rhétorique à la fin du passage : « À quoi bon avoir le ventre plein de viande… ». Tout cela montre bien que, pour lui, l’essentiel n’est pas la somme des connaissances.
Philippe Galle, Cosmographe dans son cabinet de travail, d’après les dessins de Jan van der Straet, vers 1600. Estampe, 20,3 x 27. BnF
Le pédantisme
À cela s’ajoute, conformément au titre de ce chapitre, la dénonciation du but de cet apprentissage, qui le rend encore plus inutile : il ne s’agit que de briller aux yeux d’autrui, d’étaler son savoir en société, tel « un perroquet », image péjorative. Pour concrétiser sa critique, Montaigne recourt à des comparaisons imagées.
D’abord ceux qui prétendent s’instruire ainsi sont comparés, des lignes 14 à 17, à des « oiseaux ». Ils ne prennent rien pour eux de ce savoir appris (« sans même y toucher »), qu’ils acquièrent au hasard, sans organisation et sans méthode, « grappillant la science ». Ainsi ils ne peuvent rien assimiler, puisqu’ils ne prennent ce savoir « que du bout des lèvres ». La comparaison s’achève sur une image répugnante, à la fois des pédants mais aussi de ceux qui les valorisent : cette nourriture, ils vont « la régurgiter et la livrer au vent ».
Une seconde comparaison avec de l'argent démonétisé est tout aussi péjorative aux lignes 28 et 29, puisqu’un tel savoir est considéré, aux yeux de Montaigne, comme « une monnaie sans valeur et inutile à autre chose qu’à servir de jetons pour calculer ».
Personne ne tire donc profit d’une telle attitude, pourtant tellement appréciée en société, comme le prouve l’attitude de « la foule », et le second discours rapporté dans lequel Montaigne s’inclut, avec le lecteur : « Nous demandons volontiers de quelqu’un… »
Le recours aux exemples
Mais les Essais sont aussi une autobiographie : « Je suis moi-même la matière de mon livre » déclare Montaigne dans son adresse « Au lecteur ». Ainsi, Montaigne s’applique plaisamment à lui-même cette critique, en répondant ainsi par avance aux objections d’un lecteur qui lui ferait remarquer que son ouvrage, à l'image des poutres de sa "librairie", est rempli de citations en latin et en grec : on note la courte phrase avec le terme péjoratif, « cette sottise », et l’interrogation rhétorique, qui reprend ce même verbe « Je grappille ».
Les poutres couvertes de citations dans la "librairie" de Montaigne
Ensuite il passe de l’exemple personnel aux exemples qu’il a pu observer.
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Dans un premier temps, ils sont eux-mêmes empruntés à des livres qu’il a lus : « Cela me rappelle ce riche Romain… ». Son récit démasque une illusion ridicule, qu’il clôt sur une comparaison « ceux dont la science réside en leurs somptueuses bibliothèques ».
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Puis il recourt à un exemple emprunté à une expérience personnelle : « Je connais quelqu’un qui… ». On y note l’ironie crue, soutenue par l’exclamation, de l’hypothèse plaisante de la « gale au derrière ».
Il termine avec une dernière comparaison, dans laquelle il utilise un « nous », entraînant le lecteur dans son camp, pour l’obliger à ouvrir les yeux sur lui-même : « Nous ressemblons en fait à celui qui… ». Le personnage représenté adopte un comportement absurde, qui fait sourire, en le ridiculisant.
Ainsi cette dénonciation unit l’art de convaincre, puisque ce rejet est expliqué, à l’art de persuader, car Montaigne réussit à rendre vivant un texte théorique. Peut-être se souvient-il de sa propre expérience au collège de Guyenne, dont il a maintes fois blâmé les méthodes et les excès ?
L'IDÉAL HUMANISTE
Par opposition, Montaigne recherche ce que peut être la véritable « intelligence » : « plus savants » s’oppose, dès le début, à « plus intelligents ». Le premier paragraphe se construit d’ailleurs autour d’un chiasme : à la formule, « sans qu’il soit question de jugement ni de vertu » fait écho, à l’inverse, à la fin du paragraphe, « qu’il soit devenu meilleur et mieux avisé, c’est là l’essentiel ». Au centre du chiasme, mis en valeur, figure le progrès moral, à travers les deux termes de « vertu » et de « jugement ».
La formation du jugement
Tout repose d’abord sur le sens du terme « jugement », qui signifie ce que nous pourrions appeler l’« esprit critique ». Pour expliquer comment on l’acquiert, Montaigne lance une question oratoires, avec une opposition « Nous savons dire… » et « Mais nous, que disons-nous, nous-mêmes ? », « Que pensons-nous ? », avec la récurrence du pronom « nous », insistante. Puis il précise la métaphore alimentaire, introduite avec les « oiseaux », en reprenant le même terme (« leurs petits ») : il s’agit alors de se « nourrir », de « s’alimenter » du savoir trouvé dans les livres, de le faire sien, idée reprise à la fin du texte : « si elle ne se digère et ne se transforme en nous ». Comme la nourriture, les connaissances doivent être assimilées, et utiles ainsi à l’organisme : « Si elle ne nous fait nourrir et ne nous fortifie ». L’opposition est fortement marquée par le tiret placé entre la formule imagée (« Nous prenons en dépôt les opinions et le savoir des autres ») et la recommandation injonctive : « il faudrait qu’elles deviennent les nôtres ».
La vertu
La conséquence de la formation du « jugement », qui permet à l’homme de choisir ses actions, est la vertu, c’est-à-dire la pratique du bien, du juste, le rejet du mal, de l’injuste. Cela se traduit par l’opposition entre l’exclamation réelle, « Oh qu’il est savant ! », et l’exclamation souhaitée : « Oh le brave homme ! », adjectif à prendre dans le sens de généreux, altruiste. Le but de l’éducation doit donc être, selon Montaigne, de rendre l’homme « meilleur », donc d’agir sur la « conscience ». C’est aussi ce qu’il signifie quand il oppose la « science du présent » d’abord à la « science du passé » : connaître bien le passé, par les exemples qu’il fournit, permettrait d’éviter de reproduire des erreurs, de choisir les meilleurs modèles. Ensuite il évoque l’importance de la « science du futur » : nourri par le passé et lucide sur le présent, l’homme pourrait construire un meilleur futur, éviter les injustices, aller vers un monde plus heureux. De même, les deux verbes à la fin du passage, « grandir » et « fortifier », prennent aussi un sens moral : il s’agit de devenir plus noble, pour mieux résister aux épreuves et aux malheurs.
Comme chez tous les humanistes, la préoccupation première de Montaigne est donc l’amélioration morale de l’homme.
Le Corrège, Allégorie de la vertu, vers 1531. Huile sur toile, 149 × 88. Musée du Louvre, Paris
CONCLUSION
Ce texte reflète une évolution de l’idéal humaniste. Il n’est plus question, comme c’était le cas au début du XVI° siècle, chez Rabelais, par exemple dans la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, d’accumuler les connaissances humaines dans tous les domaines, mais de permettre à ces connaissances d’aider à créer un homme meilleur, capable de faire preuve d’esprit critique, et de développer sa conscience morale.
On s’approche ainsi de l’idéal que l’on appellera, au XVII° siècle, celui de l’« honnête homme » : un homme cultivé, mais non pédant, un homme préoccupé des valeurs morales au sein de sa société. On sent qu’à la fin du siècle les guerres de religion ont introduit de nouvelles exigences.
C’est également un texte représentatif de l’écriture des Essais : Montaigne ne veut pas réaliser un écrit théorique, rigoureusement structuré pour convaincre en faisant appel à la logique, mais pratique ce qu’il nomme lui-même une « écriture à sauts et à gambades », qui relève plutôt d’un désir de persuader en faisant appel au jugement personnel du lecteur, à ses propres expériences, à des images concrètes, à des métaphores.
Les "ajoutailles" sur le manuscrit des Essais
Pour lire le texte
Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers Livres des navigations et pérégrinations orientales, 1567, « Dédicace »
Nicolas de Nicolay (1517-1583) a été nommé « géographe ordinaire » par le roi Henri II en raison de ses nombreux voyages en Europe occidentale (Allemagne, Danemark et Suède, Angleterre, Espagne, Grèce) et en Turquie. Il est même chargé, en 1551, d’accompagner une ambassade auprès du Grand Turc, Soliman le Magnifique, occasion de faire des relevés cartographiques, comme il le fera ensuite à Alger, mais aussi sur des provinces françaises. Ses ouvrages comportent donc des descriptions précises des lieux, des portraits des habitants, et sont richement illustrés.
Dans cette dédicace, il explique sa conception de l’instruction à donner aux enfants, en insistant sur l’importance des voyages, des « pérégrinations », dans l’apprentissage.
Nicolas de Nicolay, carte du Nouveau Monde, BnF
L'objectif de l'enseignement
Comme chez tous les humanistes, Nicolay commence par souligner le rôle essentiel des « sciences libérales », en les qualifiant par la métaphore alimentaire déjà choisie par Montaigne : c’est une « viande du plus noble entendement ». Mais il vit comme Montaigne l’instabilité politique et religieuse de la fin du siècle, qu’il illustre par les troubles météorologiques portant sur les quatre éléments : « la grêle du ciel », « la rage des vents », « les vagues de la mer », « les inconvénients de la terre ». D’où son insistance, cautionnée par les philosophes de l’antiquité, Platon et Aristippus, sur la nécessité de trouver un contenu d’enseignement qui puisse résister à tous les aléas du sort, des « richesses perdurables ».
Propre à l’humanisme également est la finalité morale assignée à l’enseignement, développer « la vertu et le mérite de l’homme », avec une énumération qui précise les qualités visées et les défauts combattus : « se rassasie le désir, s’essaye le jugement, s’éteint l’oisiveté (qui est la mère de tous les vices), s’éclaircit le cœur, s’occupe le temps ».
L'importance des voyages
En fonction de cet objectif, il met en évidence l'intérêt des voyages, pour enrichir celui qui les accomplit, mais aussi pour en faire des récits. Ils permettent de transmettre un savoir, favorisent une ouverture d’esprit, fournissent une sagesse. D’où son éloge vibrant des voyageurs, de ceux qui ont « longuement pérégriné, et curieusement vu et observé, retenu, et, depuis, fait participer les autres (au moyen de leurs écrits) aux choses plus dignes et singulières, vues et observées par eux en leurs lointaines pérégrinations. »
Pour soutenir cette thèse, il s’appuie sur une série d’exemples :
-
ceux des Anciens : il mentionne le géographe grec Strabon, ou, chez les Romains, le rôle des ambassadeurs chez les Romains, avec leurs récits qui, « posés et consignés au temple de Saturne » se chargent d’une valeur sacrée ;
-
Venise, cité qui a joué un rôle important dans la transmission du savoir et la diffusion de l’humanisme de la Renaissance : il rappelle comment est choisi le dirigeant de la cité, « un vieillard bien expérimenté, qui ait navigué et pérégriné en divers lieux ».
Strabon d'Amasée, gravure du XVI° s.
CONCLUSION
Cette dédicace s’inscrit dans la droite ligne de la Renaissance : n’oublions pas que le XVI° siècle est aussi celui des découvertes de nouveaux territoires, et que les humanismes eux-mêmes ont beaucoup voyagé, s’enrichissant de leurs rencontres.
De plus, les voyages correspondent à la recherche de vérité propre à l’humanisme : « il est malaisé de disputer et certainement d’assurer (quelque lecture qu’on ait faite) d’une chose qui est incertaine et non vue ». Ce sont aussi les voyages qui ont soutenu le développement de l’esprit critique, car les découvertes d’autres cultures, parfois si différentes, conduisent à une remise en cause des valeurs occidentales.
Michel de Montaigne, Essais, 1580-1595, I, 26 : "De l'institution des enfants", extrait
Pour lire le texte
Le titre de l’œuvre, apparent sur le frontispice de l’édition de 1582, est Essais de Michel, seigneur de Montaigne ; certaines éditions précisent même ses titres : « Chevalier de l’ordre du Roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre, maire et gouverneur de Bordeaux » (édition de 1582). Ainsi l’auteur affiche hautement son origine nobiliaire, même si, ayant grandi auprès des paysans, il se montrera toujours respectueux des plus humbles.
Il est donc tout naturel que le chapitre « De l’institution des enfants » soit dédié à Diane de Foix, comtesse de Gurson, alors enceinte, afin de la conseiller sur la façon d’instruire un jeune noble, une « nature bien née ».
Les objectifs de l'enseignement
En reprenant sa critique formulée déjà dans le chapitre « Du pédantisme » et comme il le dira en un autre passage, Montaigne réclame « une tête bien faite » plutôt qu’une « tête bien pleine ».
C’est sur cette exigence que s’ouvre l’extrait, à travers une image péjorative qui souligne la passivité de l’élève, transformé en perroquet savant : « On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. »
Frontispice des Essais
C’est aussi ce que souligne le dernier paragraphe, avec l’ordre donné au précepteur : « Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire mais de sa vie. » L’idée est renforcée par la métaphore alimentaire finale, fréquente chez Montaigne : « C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. »
Le précepteur idéal
Montaigne, sans doute en raison de sa propre expérience au collège de Guyenne, critique l’enseignement à « tout un peuple d’enfant », son texte s’adressant à un enfant noble qui sera donc instruit par un précepteur particulier.
C’est pourquoi, il importe de bien choisir ce précepteur, auquel il adresse plusieurs recommandations :
Il l’invite à tenir le plus grand compte de la personnalité de son élève, avant même de décider de l’enseignement : « Je voudrais […] que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre ». Le même conseil est repris plus loin, avec une métaphore qui compare l’élève à un cheval à l’entraînement : « Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train ».
Il insiste aussi sur la liberté dans les contenus de l’enseignement, l’élève se trouvant impliqué dans leur choix : « lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. »
Ensuite, il s’élève contre un enseignement qui ne serait que magistral, en appuyant ce souhait sur l’exemple des auteurs antiques, notamment de la maïeutique socratique : « Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. »
Enfin, il mentionne le contrôle de l’apprentissage, en suggérant le rôle des exercices : « Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien ».
Tout cela amène une conséquence dans le comportement du précepteur, qu’il invite à renoncer à son pouvoir hiérarchique afin de se mettre à la portée de son élève : il doit « juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. », et « savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. » Sachant à quel point ce comportement diffère de celui qui est alors en usage, le maître affirmant sa supériorité, il en accentue la valeur : « À faute de cette proportion nous gâtons tout, et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effet d’une haute âme et bien forte. » Une image insiste d’ailleurs sur ce point : « Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val. »
CONCLUSION
Ce passage montre l’importance que les humanistes accordent à l’enseignement, qui est présenté comme le fondement même de l’existence : il détermine tous les comportements, se charge donc d’une valeur morale.
Parallèlement, malgré le fait qu’il ne propose qu’un enseignement particulier, il est déjà très moderne, à la fois dans la place qu’il accorde à l’élève, directement impliqué dans son apprentissage, et dans la pédagogie qu’il souhaite voir mise en œuvre par ce précepteur, contrepoint des méthodes alors en vigueur. L’idée sous-entendue est que cette pédagogie adaptée à l’enfant est propre à lui faire aimer l’étude, tout en la rendant véritablement utile à la formation de son caractère.
Devoir : un modèle, le courtisan ?
Textes et sujet de dissertation
TEXTES
1. Baldassare CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan, extrait, 1528
2. Joachim DU BELLAY, Les Regrets, "Marcher d'un grave pas...", 1558
3. Mathurin Régnier, Satires, III, extrait, 1608
Conclusion sur le corpus
Bilan sur la problématique à partir du corpus
« Sur quels principes l’humanisme de la Renaissance fonde-t-il son idéal d’éducation ? »
Au XVI° siècle, les enfants du petit peuple se contentent, pour la plupart, d’apprendre à exercer la profession de leur père. Même dans la bourgeoisie, l’apprentissage se limite souvent à des rudiments de lecture, d’écriture et de calcul. C’est ce qui explique que les textes étudiés s’adressent, en fait, à une élite de gens « bien nés », donc que, plus qu’une instruction collective, ils envisagent l’enseignement donné par un précepteur à son élève.
Cependant, les trois questions fondamentales pour l’éducation sont déjà posées :
-
Quelles finalités lui assigner ?
-
En fonction de ces finalités, quels contenus enseigner ?
-
Pour enseigner ces contenus, quelle pédagogie adopter ?
L’ensemble des auteurs se retrouve dans une nette condamnation de l’enseignement médiéval, où règne la scolastique, fondée sur les principes d’Aristote alliés à la théologie. Tous lui reprochent de dispenser un enseignement figé, trop formel, qui privilégie l’étude du commentaire sur les textes, c’est-à-dire la « glose », plutôt que l’étude du texte lui-même, l’apprentissage par cœur et recourt fréquemment aux châtiments corporels.
C’est en Italie d’abord, comme le fait Ange Politien dans ses cours à l’université de Florence de 1480 à 1494, que s’affirme le désir d’une nouvelle éducation, qui fasse appel, non pas aux « auctores », les auteurs anciens reconnus, mais au plus grand nombre possible d’auteurs grecs et latins, découverts dans leur langue originale. Les humanistes français ont été très influencés par ces recherches italiennes, et la volonté réformatrice finit par s’imposer, symbolisée par la création, en 1530, du Collège de France par le roi François Ier.
Les principes fondateurs
Mais nous observons une évolution au cours du siècle.
Le siècle s’ouvre sur un idéal encyclopédique, prôné par les humanistes. Ils pensent que, plus l’on acquerrait de connaissances, plus on serait « homme » dans toute la plénitude du terme. Mais à cet enrichissement de l’esprit s’ajoute le désir de former aussi un corps harmonieux et une âme saine, respectueuse de la morale.
Mais l’instabilité de la seconde partie du siècle conduit à une remise en cause de cet idéal : il ne s’agit plus d’avoir « la tête bien pleine » mais d’abord « la tête bien faite », pour reprendre la formule de Montaigne. L’accent est alors davantage mis sur le développement de l’esprit critique, gage de liberté. C’est ce désir de privilégier la liberté qui explique aussi le refus de faire preuve de violence envers l’enfant, qui est à présent placé au centre même de l’apprentissage.
Cet intérêt nouveau porté aux questions éducatives se retrouve dans ce genre qui s’épanouit, dans la lignée de Thomas More, l’utopie. Plusieurs auteurs ont, en effet, élaboré des modèles idéaux, souvent très novateurs, par exemple par la place qu’ils accordent à la formation professionnelle, à un apprentissage tout au long de la vie, ou à des approches pédagogiques originales.
Mais ces utopies posent tout de même une question : toute l’éducation étant déterminée par l’intérêt collectif, quelle marge de liberté personnelle reste-t-il à l’individu, ainsi soumis à la politique, à l’économie et aux modes de vie de sa société ?
L'héritage humaniste
L’humanisme de la Renaissance a donc ouvert largement la voie à la réflexion sur l’éducation.
Elle se poursuivra au XVII° siècle, où s’imposera un objectif très voisin : former « l’honnête homme », en associant des connaissances bien assimilées, un développement physique, mais aussi la pratique des arts et de solides valeurs morales.
Les ouvrages sur l’éducation se multiplient au XVIII° siècle, en palliant une importante lacune : jusqu’à présent les penseurs ne s’étaient guère intéressés à l’éducation des filles, que réclamaient pourtant déjà les Précieuses au XVII° siècle. L’approche se fait de plus en plus critique, comme chez Rousseau par exemple, mais bien du temps va encore s’écouler avant que ne s’élaborent de véritables lois pour démocratiser l’enseignement, par exemple celles de Jules Ferry ou de Camille Sée à la fin du XIX° siècle.
Pour en savoir plus sur l'idéal de "l'honnête homme"
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Pour lire les textes
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Émile ou de l’Éducation, 1762, II
Rousseau (1712-1778) a reçu une instruction très limitée, puisqu’il a été placé en apprentissage à 13 ans. C’est donc un autodidacte, il s’est lui-même instruit, mais il a souvent regretté ce manque d’instruction qui a gêné ses relations sociales. Cela peut expliquer l’intérêt qu’il porte à l’éducation, dont témoigne le sous-titre de ce qu’il présente pourtant comme un « roman » : une courte introduction précise qu’il s’agit d’un « élève imaginaire », donc d’une fiction. En fait, c’est bien un essai puisque Rousseau se transforme en précepteur pour exposer ses propres réflexions. Leur audace, notamment en matière de religion, a entraîné la condamnation immédiate de l’œuvre par le Parlement, ce qui contraint Rousseau à l’exil.
Dans ce passage, il juge sévèrement l’éducation donnée aux enfants, critique soutenue par des arguments révélateurs de sa philosophie.
Maurice-Quentin de La Tour, Portrait de Rousseau, 1764. Pastel sur papier, 45 x 35,5, Musée Antoine Lécuyer
Une critique de l'éducation traditionnelle
Le texte s’ouvre sur une question oratoire, qui pose violemment la critique de la violence qu’exercent les éducateurs : « Que faut-il donc penser de cette éducation barbare […] ? » Par une métaphore filée, Rousseau compare l’enfant à un prisonnier esclave : on « charge un enfant de chaînes de toute espèce », il est « soumis à un joug insupportable et condamné[…] à des travaux continuels comme des galériens ». Le ton se fait alors pathétique pour plaindre les enfants rendus « misérable[s] », « de pauvres infortunés », et une énumération ternaire dépeint leur terrible situation : « au milieu des pleurs, des menaces, de l’esclavage. » Le verbe « tourmente », repris ensuite par « tourments », est à prendre dans son sens étymologique de « torture ».
Il en arrive au registre tragique, en insistant sur « la mort » qui guette tout enfant à cause de cette violence : « la mort qu’on appelle et qui va le saisir », « le seul avantage […] est de mourir ». Deux questions oratoires soulignent cette mortalité infantile qui menace : « Qui sait combien d’enfants périssent victimes de l’extravagante sagesse d’un père ou d’un maître ? », « Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? »
Nicolas-Bernard Lépicié, L’enfant en pénitence, XVIII° s. Huile sur toile, 72 x 58. Musée des Beaux-Arts, Lyon
L'argumentation
Pour soutenir ce refus de la violence, Rousseau introduit trois arguments.
Le fondement de sa philosophie : l’état de « nature »
Le texte fondateur de la pensée de Rousseau est le Discours sur les Sciences et les Arts, paru en 1750, qui affirme que « L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt ». C’est ce même argument qu’il reprend ici, en considérant que les enfants sont dotés d’un « aimable instinct », qu’ils sont encore de « petits innocents », et que l’éducation fait souvent plus de mal que de bien, d’où sa violente question : « Mais qui vous dit que […] toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d’un enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu’utiles ? » C’est ce même argument qu’il reprend dans l’interrogation finale, en opposant l’éducation à l’état de « nature » : « Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature ? »
L’ignorance de l’avenir
L’homme dispose de la connaissance du passé, de celle du présent, mais il n’est pas maître de l’avenir. C’est cet argument qu’invoque Rousseau pour expliquer, dans la question introductive, que nul ne peut alors considérer qu’il prépare, par l’éducation, l’enfant à son avenir, « lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais ? » Il insiste à plusieurs reprises sur cet argument, dans une violente exclamation, « sans être assuré que tant de soins leur seront jamais utiles ! », puis dans une question oratoire : « sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de l’avenir ? » Rien ne vient donc prouver, aux yeux de Rousseau, l’intérêt de la violence dans l’éducation pour corriger « les mauvaises inclinaisons de l’homme ».
Une image radieuse de l’enfant
« On ne connaît point l’enfance » : ainsi commence la préface de l’Émile Jusqu’à Rousseau, on ne s’intéresse guère aux particularités des enfants, vus comme des adultes en miniatures. Il est le premier à proposer une image de l’enfance qui en souligne les joies, invitant ses lecteurs à porter un regard différent sur cet âge, avec un impératif énergique : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. » On perçoit chez Rousseau, qui a traversé déjà bien des épreuves, une nostalgie de ce temps d’insouciance, qu’il cherche à partager avec ses lecteurs dans deux questions rhétoriques : « Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? », « Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? » Pour Rousseau, l’enfance est donc un « bien si précieux », un « temps si court » qu’il ne faut pas gâcher.
Pour conclure
La réflexion de Rousseau sur l’éducation repose sur une modification de l’image de l’enfance, revalorisée, à laquelle il convient donc d’épargner les souffrances infligées par des châtiments corporels qui sont encore habituels au XVIII° siècle. Dans son autobiographie, Les Confessions, il évoque d’ailleurs ceux qu’il a lui-même subis lors de son apprentissage.
De ce fait, il rejoint les penseurs du XVI° siècle et leur humanisme, d’où son appel pressant : « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? »
La fessée à l'école
MARGUERITE YOURCENAR, « Diagnostic de l’Europe », 1929,
in Essais et mémoires
La date de cet article est significative, sur le plan historique : la crise économique de Wall Street commence à accabler l’Europe, et la montée des nationalismes, du fascisme, laisse planer une menace de guerre.
Marguerite Yourcenar (1903-1987) n’a que 26 ans, n’a encore publié aucun roman, quand elle compose cette réflexion, très critique, sur le rôle des connaissances. Rappelons qu’elle-même a été instruite, dans l’enfance, avec des gouvernantes dont elle reconnaît qu’elles ne lui ont pas appris grand-chose. C’est son père qui s’est occupé personnellement de son éducation, de lui qu’elle a appris les langues anciennes, l’anglais, et qui lui a fait connaître les plus grands auteurs : elle a passé son baccalauréat sans fréquenter l’école.
Marguerite Yourcenar, âgée de 26 ans
L'abondance des connaissances
L’article s’ouvre sur un constat, « la diversité des connaissances » offertes à tous au XX° siècle, qu’elle oppose à la situation « du passé », rappelant l’héritage médiéval qui a longtemps perduré : « L'étroite instruction aristotélicienne et catholique », « des textes peu nombreux, vénérés, toujours les mêmes ». Le XX° siècle vit, à ses yeux, une révolution qui rappelle celle produite par l’imprimerie au XVI° siècle : « le prodigieux effort vulgarisateur du livre et du journal ». Elle dépeint donc cet accès au savoir comme un « laboratoire ouvert ». Le siècle semble donc avoir réalisé l’idéal des débuts de la Renaissance : un savoir encyclopédique.
Mais, loin d’en faire l’éloge, Marguerite Yourcenar inverse le point de vue pour dénoncer le résultat de cette surabondance, à l’aide d’une comparaison évocatrice : « Finances, politique, histoire, littérature de tous les temps, de toutes les races : le cerveau européen, au XXème, s'embouteille comme les carrefours. » En fait, cette abondance de connaissances, ce savoir « hâtif toujours, maladroit souvent », empêche l’esprit de les assimiler : cela n’apporte donc plus que « l’illusion de l’universel savoir ».
La destruction de l'homme
Selon elle, le résultat est exactement l’inverse de l’idéal humaniste : cela rend impossible « l’esprit libre », c’est-à-dire capable d’une réflexion personnelle et critique, dont elle cite deux exemples, les philosophes Descartes et Spinoza. Il manque, en fait, en parallèle à ce flot de connaissances, de fournir à l’homme « la méthode » qui lui permettrait de les trier, de les juger, il manque « la discipline de la recherche », puisque ces connaissances sont fournies, en quelque sorte « clé en main ». Une image souligne ce défaut : « la masse ruée dans ce laboratoire ouvert saute à pieds joints la méthode pour atteindre aux formules. » Le savoir n’est plus alors qu’une sorte d’instrument, la « pensée pure s’appauvrit », la réflexion théorique et la dimension critique s’effaçant au profit d’« applications circonstancielles », forcément provisoires.
Le second paragraphe brosse un triste tableau de l'homme ainsi transformé. Certes, elle reconnaît que « Quelques intelligences assimilent ces accablantes matières » ; mais plus nombreuses sont les deux autres catégories, dépeintes par des images violentes : « la plupart se changent en appareils enregistreurs ; d'autres, et non des moins saines, les vomissent. » C’est, à ses yeux, la disparition de la morale, que l’esprit ne peut plus construire, et qui se trouve remplacée par « l’hygiène sportive ». L’esprit, privé d’aliment, n’est plus capable de gouverner le corps qui « triomphe ». Mais ce triomphe n’a plus rien de positif : c’est le triomphe des « sensations » que l’esprit ne sait plus « coordonner », tellement perturbantes que, pour les apaiser, l’homme recourt à ce qu’elle qualifie d’« anesthésiants mystiques », une nouvelle forme de « paradis » mais « artificiel ».
Finalement, une nouvelle vision de l’homme s’est mise en place, faite de « passivité lassée », d’incertitudes, d’où la conclusion sévère : « entre le corps et l'âme profonde, entre l'instinct et l'inconscient, la raison meurt. »
Pour conclure
Cet article expose donc un paradoxe. Alors même que le développement des connaissances, offertes à tous, semble satisfaire l’idéal encyclopédique posé par les humanistes de la Renaissance, la finalité même de la connaissance disparaît : au lieu de développer la « raison », de former « un esprit libre », capable de discernement et de jugement personnel, ces connaissances, trop nombreuses, encombrent l’esprit, qui devient incapable de, comme le dirait Montaigne, les « digérer ». On est alors loin de l’idéal de « tête bien faite », prôné par celui-ci, et d’un harmonieux équilibre entre les composantes de l’homme : le corps, l’esprit et l’âme.
L’on imagine aisément ce que pourrait dire Marguerite Yourcenar face aux nouvelles technologies d’information… qui ne font qu’accenteur cette abondance de connaissances, vrai mais aussi, parallèlement, tant de faux savoir livré en vrac à un esprit qui ne sait plus trier !
Lecture personnelle : Alexander Sutherland-Neill, Libres enfants de Summerhill, 1968
C’est en 1960 – en 1968 en français – qu’Alexandre Sutherland Neill fait paraître son essai pédagogique, Libres Enfants de Summerhill, inspiré par l’école, autogérée en partie par les enfants, qu’il a créée, d'abord en 1921, en Allemagne près de Dresde, puis, suite aux difficultés politiques et aux contestations, à Summerhill dans le Suffolk. Elle est, à l’origine, destinée aux enfants inadaptés au système scolaire traditionnel, puis, à partir de 1937, à un plus large public. Fils d’enseignants et lui-même instituteur, directeur, puis enseignant à l’université, il conteste les principes rigides et les méthodes d’enseignement autoritaires, héritage de l’époque de la reine Victoria, encore en vigueur au XX° siècle.
Vu la longueur de l'ouvrage, la lecture personnelle ne portera que sur le premier chapitre, à partir duquel il sera demandé de dégager les principes fondateurs de l’éducation proposée à Summerhill. La reprise de cette lecture proposera une synthèse de l’essai, et l’analyse de cinq courts extraits.
Un modèle d'enseignement
Il reproche à l’école traditionnelle de chercher à instruire mais non à éduquer. Il critique aussi les parents qui ne voient, comme gage de réussite, que l’argent, et il dénonce une société qui manipule les esprits dans l’enfance pour mieux soumettre les adultes aux exigences de la bureaucratie et de la production industrielle.
Il prône donc un modèle scolaire bien différent, libertaire, propre à favoriser l’épanouissement de la personnalité, et il s’appuie, pour ce faire, sur les théories freudiennes. La finalité de l’enseignement, expliquée au début de l’œuvre, est de former des « êtres libres, originaux et créateurs », ce qui implique de « mettre l’enfant en situation de se dégager de l’imaginaire (déterminisme) parental et social pour avoir un meilleur accès à la vérité de son propre désir. » Pour ce faire, l’éducation passe par l’amour et la liberté, et non par la haine et la contrainte.
Structure de l’œuvre
Les sept chapitres de l’essai racontent le quotidien de cette école, en soutenant les réflexions de multiples exemples et anecdotes. Il s’organise en trois parties :
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Le premier chapitre, intitulé « Summerhill », présente l’école et l’organisation scolaire : la répartition des élèves, le jeu, la mixité, le travail…
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La seconde partie, (chapitres II à VI) analyse les méthodes pédagogiques, les relations entre les parents et les enfants, et aborde deux thèmes audacieux, la sexualité de l’enfant et la religion, en analysant leur influence sur la psychologie de l’enfant et sur ses apprentissages.
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Le dernier chapitre, comme l’indique son titre « questions et réponses », sert de conclusion en énumérant une liste des questions posées durant sa carrière, auxquelles il répond à partir de son expériences et de ses constatations.
L'école de Summerhill
Analyse d'extraits
Une critique de l’éducation traditionnelle
Les enfants sont engourdis dans des forces de réaction et de haine ; ils le sont depuis le berceau. On les a dressés à dire non à la vie : ne fais pas de bruit, ne te masturbe pas, ne mens pas, ne vole pas. Ils sont dressés à dire oui à tout ce qui est négatif dans la vie : respecte les vieux, respecte la religion, respecte tes professeurs, respecte l’autorité paternelle. Ne pose pas de questions – Obéis, c’est tout ce qu’on te demande. Il n’y a pas de vertu à respecter quelqu’un qui n’est pas respectable, pas plus qu’à vivre légalement dans le péché avec une femme qu’on a cessé d’aimer, ni même à aimer un dieu qu’on craint.
Cet extrait construit une réflexion sur la discipline imposée aux enfants, par l’impératif « Obéis », sous prétexte de leur inculquer la « vertu », des valeurs morales. Il se fonde sur une première opposition entre le « non », qui est en réalité un « non à la vie », c’est-à-dire aux instincts et aux désirs, et le « oui », mais qui impose d’accepter tout ce qui les nie. Une brève conclusion, à nouveau par des oppositions, dénonce l’hypocrisie de ce que l’on nomme « vertu ».
Beaucoup de gens pensent : Si les enfants n’ont rien à craindre, comment peuvent-ils être droits ? La droiture qui dépend de la peur de l’enfer, du gendarme ou de la punition n’est pas la droiture du tout – c’est tout simplement de la lâcheté. La droiture qui dépend de l’espoir d’une récompense, d’une louange ou du ciel est une forme de corruption. La morale d’aujourd’hui fait de nos enfants des lâches, car elle leur fait craindre la vie.
Ces lignes, en répondant à une objection, à savoir que l’enfant doit être incité à la vertu, soit par une punition, soit par une récompense, nient avec force ces choix éducatifs. En prétendant inculquer ainsi les valeurs morales, l’éducateur ne fait que développer deux défauts : « la lâcheté », car l’enfant n’obéit que par « peur », et l’appât du gain, car la récompense n’est qu’une forme de « corruption ».
Le rôle de l'enfant, c'est de vivre sa vie propre - et non celle qu'envisagent ses parents anxieux, ni celle que proposent les éducateurs comme la meilleure.
Le savoir en soi n'est pas aussi important que la personnalité ou le caractère.
Je préférerais voir sortir de nos écoles d'heureux balayeurs de rues que des savants névrosés.
Les parents sont lents à comprendre que l'enseignement donné à l'école n'a vraiment aucune importance. Les enfants, comme les adultes, n'apprennent que ce qu'ils veulent.
La majeure partie du travail de classe effectué par les adolescents n'est qu'une perte de temps, d'énergie et de patience... On leur a appris à savoir mais on ne leur a pas permis de ressentir.
Les laboratoires et les ateliers rutilants n'aideront pas John, Pierre ou Ivan à surmonter les troubles émotifs et les maux sociaux entretenus par la pression qu'exercent sur eux leurs parents et leurs maîtres, aussi bien que la pression coercitive de notre civilisation.
Ce passage formule une triple dénonciation, tous les accusés, chacun à sa façon, empêchant l’enfant de « vivre sa vie propre », d’épanouir sa « personnalité », son « caractère » .
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contre les parents : par leur insistance sur l’acquisition du savoir, ils fabriquent des « savants névrosés » ;
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contre les maîtres : ils développent exclusivement le savoir intellectuel, en oubliant de s’attacher à ce que ressentent les enfants ;
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contre la « pression coercitive de la société », qui oblige l’enfant à se mettre à son service.
"La liberté, pas l'anarchie"
Nous accorderions aux élèves la liberté d'expression. Pour cela il nous fallait renoncer à toute discipline, toute direction, toute suggestion, toute morale préconçue, toute instruction religieuse quelle qu'elle soit.
C'est cette distinction entre la liberté et l'anarchie que beaucoup de parents ne saisissent pas. Dans le foyer discipliné, les enfants n'ont aucun droit. Dans le foyer désordonné, ils les ont tous. Le foyer équilibré est celui où les enfants et les adultes ont des droits égaux...
Si un bébé veut marcher à quatre pattes sur la table de la salle à manger, vous devez l'en empêcher. Il doit vous obéir, c'est vrai, mais d'autre part, vous devez vous aussi lui obéir quand c'est nécessaire. Je sors de la chambre des petits quand ils m'en donnent l'ordre.
Que feriez-vous si un garçon se mettait à enfoncer des clous dans votre piano à queue ? Ce que vous faites à l'enfant n'a pas d'importance, c'est la façon dont vous le faites qui en a. Ce n'est pas grave de faire déguerpir l'enfant d'auprès du piano tant que vous ne lui donnez pas mauvaise conscience parce qu'il a enfoncé des clous. Il n'y a pas de mal à insister sur vos droits individuels tant que vous ne portez pas un jugement moral impliquant l'idée du bien et du mal. Ce sont les mots comme vilain, mauvais, sale qui font mal.
Le passage s’ouvre sur l’affirmation du choix, « Nous accorderions aux élèves la liberté d’expression », et de ses conséquences, faire table rase de l’éducation traditionnelle : « renoncer à toute discipline, toute direction, toute suggestion, toute morale préconçue, toute instruction religieuse quelle qu'elle soit. »
Cependant – et le titre d’un second essai le soulignera – Sutherland-Neill répond par avance à une objection, en affirmant la « distinction entre la liberté et l’anarchie ». Il demande donc aux parents de réaliser, à l’égard de leur enfant, un équilibre entre lui accorder « tous » les droits ou « aucun ». À partir de deux exemples, il insiste sur deux critères éducatifs :
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une obéissance mutuelle entre parents et enfants : l’obéissance serait, en fait, un modèle que les parents donneraient aux enfants.
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une différence entre deux types d’interdit, celui, normal, qui repose sur la seule notion de « droits individuels » à défendre – droits des parents, mais, en parallèle, droits de l’enfant – et celui qui porte un « jugement moral », car il ne blâme pas l’acte en soi, mais l’enfant qui le fait.
À Summerhill, un enfant n’a pas le droit d’agir à sa guise. Ses propres lois le limitent de tous côtés. Il n’est libre d’agir à sa guise qu’en ce qui le concerne lui-même, et lui seul. Il peut jouer tout le jour s’il le désire parce que le travail et l’étude ne concernent que lui personnellement. Mais il n’est pas libre de jouer du piston dans la classe parce que son action gênerait les autres. Je peux, si je veux, abandonner le tabac, mais je ne peux pas me faire tomber amoureux ou me faire aimer la botanique. Pas plus qu’un homme ne peut se rendre bon ou même mauvais. Si vous éduquez vos enfants dans la liberté, ils deviendront conscients d’eux-mêmes, car la liberté permet à l’inconscient de devenir conscient.
Ce passage répond à cette même critique (le risque d’anarchie) en explicitant la notion de liberté : « un enfant n’a pas le droit d’agir à sa guise ». Par une série d’exemples, il pose deux limites à la liberté :
La liberté personnelle ne doit pas nuire à autrui. L’enfant appartient à une société, d’où la restriction : « Il n’est libre d’agir à sa guise qu’en ce qui le concerne lui-même ».
L’exercice de la liberté ne peut porter que sur des choix, mais qui ne portent ni sur les sentiments, ni sur les valeurs morales.
Mais ces limites, loin de nuire aux enfants, leur permettent de mieux se connaître, de devenir « conscients d’eux-mêmes », donc accroissent, en fait, leur liberté.