Le personnage de roman, esthétiques et valeurs
Introduction
Le Rouge et le Noir : pour voir l'étude
Les enjeux du parcours
Le personnage de roman
L’étymologie latine du mot « personnage », "persona" de * per-sonum, évoque le masque alors porté par les acteurs au théâtre, dont la voix gagne en puissance, mais qui complète aussi un déguisement, ce qui marque d’emblée la dimension fictive du personnage. Pendant longtemps réservé au théâtre, il fait pendant au mot "héros", initialement demi-dieu dans la mythologie, qu’on retrouve dans l’épopée ou dans la tragédie qui en reprend les figures les plus illustres. Ainsi, c’est seulement en 1754 que, dans Quelques réflexions sur les Lettres persanes, que Montesquieu, pour répondre à la censure, nomme ses Persans, « personnages ». Il insiste ainsi sur leur personnalité propre, celle d’étrangers qui justifie leur critique de la société française.
Le terme se banalise avec le développement du « roman » pour désigner ces êtres fictifs, qui n’ont plus la grandeur des "héros", n’accomplissent plus d’exploits remarquables et ne représentent plus forcément les valeurs collectives d’une société mais seulement un parcours personnel.
Ponctué parfois d’échecs, ce parcours témoigne en tout cas des propres choix du personnage – voire de ses défauts – qui l’amènent même, comme d’ailleurs Julien Sorel, à transgresser les codes sociaux.
De plus, là où, au théâtre, le personnage est incarné par l’acteur, directement placé sous les yeux du spectateur, dans le roman ses actions sont médiatisées par un narrateur qui construit son destin.
Le parcours se propose donc d’étudier les personnages présentés dans les extraits choisis, en analysant leurs contours, identité, portrait physique, intellectuel, social, psychologique, moral, bien sûr leurs discours rapportés, enfin leur fonction dans le récit, à partir d’un triple questionnement :
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Comment contribue-t-il à la progression de l’intrigue ?
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Comment incarne-t-il les conceptions de son créateur, le romancier, et notamment le regard qu’il porte sur son époque ?
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Quel rôle joue-t-il pour le lecteur, à travers l’intérêt qu’il suscite, parfois teinté de sympathie ou de rejet ?
Recherche lexicale
Deux termes dans l'intitulé précisent l’approche du « personnage de roman » : « esthétiques et valeurs. » Avant de poser des hypothèses et une problématique pour guider le parcours, une recherche lexicale s’impose, qui peut s’appuyer sur le dictionnaire en ligne proposé par le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (cf. liens infra).
Le terme "esthétique"
Il peut être employé comme adjectif ou comme nom. Dans les deux cas, il est lié à la notion de beauté.
Ainsi, comme adjectif, il peut s’appliquer au concret, par exemple un meuble esthétique est perçu comme beau ou la chirurgie esthétique vise à embellir le corps, comme à l’abstrait : un jugement esthétique a pour but de juger de la beauté d’une œuvre, d’une réalisation, une émotion esthétique traduit celle que peut susciter le spectacle de la beauté. Mais dans tous ces cas, nous mesurons déjà à quel point ce terme est subjectif, car « le beau », d’une part s’inscrit souvent dans une époque, d’autre part peut varier en fonction de la personnalité de chacun.
Comme nom, le terme renvoie d’abord à une partie de la philosophie qui cherche, précisément, à définir le "beau", pour en poser une théorie, fondée sur des critères objectifs ou, du moins, pour déterminer ce qui provoque ce sentiment de "beauté". Il s’est ensuite élargi pour qualifier toute recherche de beauté. On parle, par exemple, d’esthétique musicale, d’esthétique corporelle, et, dans l’art, le mot s’est appliqué aux différents courants : esthétique baroque, romantique, réaliste…
L’« esthète » est alors celui qui est particulièrement apte à rechercher, à apprécier le "beau", dans son environnement comme dans l'art.
Le terme "valeur"
Dérivé du verbe « valoir », ce mot désigne d’abord une mesure effectuée, à partir de critères posés comme objectifs, qui permet de donner un prix, ou de formuler un rapport de comparaison : on évalue la valeur d’un appartement, par exemple, ou l’on considère que « la fonction de maire a moins de valeur que celle de député ». De ce fait, le terme implique un jugement qui accorde – ou refuse – un mérite, d’où le glissement de ce sens mesurable à un jugement social, intellectuel ou moral, plus ou moins mélioratif : on peut ainsi apprécier la valeur d’un être, à partir de ses qualités et de ses défauts, physiques, intellectuels, psychologiques …, pour lui accorder plus ou moins d’estime, mais aussi celle d’un mot, plus ou moins propre à exprimer une idée, une image, et, bien sûr, celle d’une œuvre d’art, non plus son seul prix, mais les caractéristiques qui la rendent unique et provoquent l’admiration ou le rejet.
Le terme prend un sens métonymique au pluriel : il qualifie les choix qui définissent les voies à suivre pour atteindre un idéal, donc considérés par la personne comme justes, bons, vrais. Ces valeurs peuvent alors être collectives, par exemple quand on pense aux « valeurs républicaines », mais aussi personnelles, selon ce que privilégie la personne dans sa vie, comme le matérialisme pour certains, la spiritualité pour d’autres.
Mais à nouveau, ce mot, au singulier comme au pluriel, nous interroge, car le jugement reste tout autant lié à une époque et à la subjectivité de celui qui le formule.
Le double enjeu du parcours
L’intitulé du parcours, « esthétiques et valeurs », a choisi deux pluriels.
Le pluriel « esthétiques » invite, dans un premier temps, à considérer que les qualités littéraires mises en œuvre par un romancier pour peindre et faire agir son personnage ne relèvent pas d’un courant unique, mais peuvent mêler plusieurs approches artistiques. C’est ce que nous avons pu observer dans Le Rouge et le Noir où l’esthétique « romantique », par exemple dans la description des excès de Julien ou de Mathilde, où se multiplient les hyperboles, les images, les modalités expressives, se combine à celle qu’affirmera le « réalisme », par exemple la précision dans la description des réalités. C’est ce qui explique que le corpus s’attache à l’histoire littéraire, du XVIIème siècle au XXème siècle, afin de montrer l’évolution des critères « esthétiques ».
Le pluriel « valeurs » nous conduit, en étudiant le personnage, à caractériser les forces, collectives ou personnelles, qui le poussent à agir, parfois en transgressant ce que sa société admet comme juste et bon. Mais, derrière lui, il y a bien sûr, le romancier, qui, en construisant l’intrigue, le mène à la réussite ou à l’échec, et même, parfois, intervient pour le juger. Il formule ainsi ses propres conceptions et donne à lire ses propres valeurs.
D’où le rôle de la conjonction « et » qui relie les deux mots, car c’est à travers une observation précise des choix purement littéraires du romancier, des caractéristiques de son style, que nous pourrons percevoir à la fois les « valeurs » de son personnage et les siennes propres.
Le Rouge et le Noir : pour voir le parcours dans le roman
Mise en place de la problématique
Le parcours proposé est guidé par la problématique suivante : En quoi le topos de la scène de rencontre est-il révélateur des valeurs illustrées par le personnage de roman ?
Pour répondre à l’enjeu du parcours, très vaste, nous avons choisi, en effet, de l’aborder à travers un moment particulier vécu par le personnage de roman, la première rencontre. C’est une scène si fréquemment racontée qu’elle est considérée comme un « topos » littéraire. Par sa récurrence, qui permet de mesurer son originalité, elle témoigne bien des choix esthétiques du romancier.
Vu l'importance de cette rencontre pour les personnages et le rôle que, très souvent, elle joue dans l'intrigue du roman, elle constitue un moment privilégié pour observer les valeurs qui guident son comportement et qui expliquent ses sentiments. Nous observerons, notamment, en quoi, à cette occasion, le personnage transgresse parfois celles de sa société pour affirmer ses propres désirs et volontés.
Explication : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678, 1ère partie, de "Le lendemain qu'elle fut arrivée..." à "...extraordinaires"
Pour lire l'extrait
Le roman La Princesse de Clèves paraît anonymement en 1678, une façon pour Mme de La Fayette d’éviter les critiques car le métier d’auteur – et surtout de romans – n’est guère valorisé au XVIIème siècle. Il est ainsi plaisant de lire sa lettre du 13 avril 1678 au Chevalier de Lescheraine où elle se défend avec énergie d’en être l’auteur, tout en faisant son propre éloge : « Je le trouve très agréable, bien écrit sans être extrêmement châtié, plein de choses d’une délicatesse admirable et qu’il faut même relire plus d’une fois, et surtout ce que j’y trouve, c’est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit ».
Après avoir présenté les conditions historiques « dans les dernières années » du règne d’Henri II, le roman introduit l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, en exposant l’éducation qu’elle reçoit de sa mère. Alors que la jeune fille, à seize ans, est en âge de se marier, elle vient à la Cour, accompagnée de sa mère, pour y être officiellement présentée et trouver un mari digne de sa naissance. Ce passage se situe « le lendemain ». Comment le récit, en mettant en scène la naissance de l’amour, illustre-t-il les valeurs du XVIIème siècle ?
Pour se reporter à l'explication : voir le texte 2
Lecture cursive : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678, la rencontre entre la princesse et le duc de Nemours
Pour lire l'extrait
La scène du bal. La Princesse de Clèves, film de Jean Delannoy, 1961
La beauté, la fortune et la naissance de Mlle de Chartres lui valent de nombreux prétendants, et c’est finalement le Prince de Clèves, tombé amoureux d’elle au premier regard, qui l’emporte sur ses rivaux. Mais un autre amour va naître lors d'un bal, donné en l’honneur des fiançailles de Claude de France, deuxième fille d’Henri II, avec le Duc de Lorraine. Comment le récit fait-il ressortir l’aspect exceptionnel de cette rencontre entre la Princesse et le duc de Nemours ?
Pour se reporter à une explication : voir le texte 3
Pour conclure sur La Princesse de Clèves
L’œuvre de Mme de La Fayette marque fortement la tradition romanesque. Elle traduit bien l’alliance des deux composantes de ce genre littéraire, alors encore neuf :
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la place accordée à la psychologie du personnage, avec une fine analyse psychologique des moindres mouvements du cœur,
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l’importance du contexte social, classes et valeurs admises, dans lequel se meuvent les personnages.
Dans ce domaine, l’intérêt particulier de ce roman est d’unir, en raison du décalage d’un siècle entre le temps du récit et celui de l’écriture, les normes du règne d’Henri II, avec sa morale aristocratique rigide, et les codes de "bienséance" du XVII° siècle finissant, traversé de courants qui accordent plus de place à l’individu et à ses aspirations. Ainsi, les lecteurs du temps de Mme de La Fayette pouvaient parfaitement se reconnaître dans les personnages, en lesquels se trouvent accentués les déchirements de l’âme. La façon dont le premier extrait présente la naissance de l’amour chez le Prince de Clèves, face à une indifférence de l'héroïne, annonce d’ailleurs les malheurs futurs.
Dans le second extrait, la rencontre, racontée de façon extrêmement discrète, se passe à travers l’échange de regards entre l’héroïne et le Duc, qui partagent un même sentiment, répété : la « surprise », l’« étonnement ». Et seules les réponses des deux personnages qui ferment le récit confirment un embarras, révélateur du coup de foudre. Mais cette scène tire aussi son originalité du cadre dans lequel elle se déroule, dont le rôle est beaucoup plus important que dans le premier passage : un lieu exceptionnel, un moment exceptionnel, un pouvoir royal qui, tel un dieu sur terre, a rapproché les deux personnages, et, à la façon d’un chœur antique, des témoins eux aussi éblouis.
Un "topos" littéraire : la scène de première rencontre
L'héritage antique
Si, dans la littérature de l’antiquité gréco-romaine, sont bien connus les épopées, les pièces de théâtre, la poésie, les discours et les textes philosophiques, les récits en prose, qualifiés de « romans » au XIXème siècle en raison, notamment, des histoires d’amour relatées, sont moins célèbres aujourd’hui. Pourtant certains ont eu une grande influence aux XVIème et XVIIème siècles, et accordent déjà une grande importance à la scène de « première rencontre ».
En témoigne, par exemple l’histoire d’amour entre Théagène, descendant du héros Achille, et Chariclée, princesse éthiopienne adoptée par le grec Chariclès, prêtre d’Apollon, et devenue, à Delphes, prêtresse de la déesse Artémis racontée dans les dix livres des Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse, auteur du IIIème (ou du IVème) siècle, traduit en français à la Renaissance.
Ambroise Boschart, dit Dubois, Théagène reçoit le flambeau des mains de Chariclée, 1610. Huile sur toile, 162 x 240. Musée de Fontainebleau
Les deux héros ont déjà vécu de nombreuses péripéties quand, au livre III, le sage égyptien Calasiris qui les accompagne revient en arrière pour relater leur première rencontre à l’occasion d’une cérémonie religieuse à Delphes, où Théagène est venu avec une délégation de Thessaliens.
Alors, mon cher Cnémon, nous vîmes avec évidence dans les faits que l'âme est chose divine et qu'elle a ses parentés, dès là-haut ! Dès qu'ils s'aperçurent, les deux jeunes gens s'aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s'était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir. D'abord, brusquement, ils demeurèrent immobiles, frappés de stupeur, puis, lentement, elle lui tendit le flambeau et, lentement, il le saisit, et leurs yeux se fixèrent longuement de l'un sur l'autre, comme s'ils cherchaient dans leur mémoire s'ils se connaissaient déjà ou s'ils s'étaient déjà vus ; puis, ils sourirent, imperceptiblement et à la dérobée, et seule le révéla une douceur dont fut soudain empreint leur regard. Et, tout de suite, ils eurent comme honte de ce qui venait de se passer et ils rougirent ; mais bientôt, tandis que la passion, apparemment, pénétrait à longs flots dans leur cœur, ils pâlirent, bref, en quelques instants, leur visage à tous deux présenta mille aspects différents, et ces changements de couleur et d'expression trahissaient l'agitation de leur âme. Tout cela, naturellement, passa inaperçu à la foule, chacun étant pris par une occupation ou une pensée différentes, et inaperçu également à Chariclès qui prononçait la prière et l'invocation rituelles ; mais moi, je ne faisais rien d'autre que d'observer les jeunes gens.
Le narrateur, présent au début et à la fin de ce passage, donne tous les détails de ce qu’il a pu « observer », dans un récit qui pose les invariants de ce qui deviendra un « topos » littéraire :
Le cadre spatio-temporel est particulièrement solennel, inscrit dans le contexte de l’époque : Delphes est un lieu sacré, où l’on vient, parfois de loin, consulter l’oracle d’Apollon, et où ont été construits les « trésors » destinés à déposer les offrandes des différentes délégations. Ainsi, ici, Théagène conduit une délégation de Thessaliens, et c’est au moment où il doit recevoir des mains de la prêtresse Chariclée, le « flambeau » qui doit allumer le feu sacré de l’autel d’Apollon, qu’intervient le coup de foudre. La répétition accentue la solennité du geste : « lentement, elle lui tendit le flambeau et, lentement, il le saisit ». De ce fait leur amour, sous le regard des dieux, prend immédiatement une valeur sacrée.
La scène introduit les différentes étapes de la naissance de l’amour, fondée sur l’effet de surprise, mis en valeur, « D'abord, brusquement, ils demeurèrent immobiles, frappés de stupeur », et prolongé par l’échange de regards : « leurs yeux se fixèrent longuement de l’un sur l’autre ». Rappelons que, dans la mythologie, l’amour provient d’une flèche décochée par Éros dans l’œil et qui descend ensuite jusqu’au cœur. Sont ensuite signalés les conséquences physiques, « douceur » dans le regard, « ils rougirent », « ils pâlirent », et le trouble intérieur aussitôt ressenti : « leur visage à tous deux présenta mille aspects différents, et ces changements de couleur et d'expression trahissaient l'agitation de leur âme. »
Une force supplémentaire est accordée à l’amour par la reprise du mythe de l’androgyne de Platon, qui conduit les deux jeunes gens à reconnaître en l’autre "l’âme-sœur", comme le diront les Romantiques, c’est-à-dire le double originel, d'où le désir d'une fusion pour le reconstituer : « Dès qu'ils s'aperçurent, les deux jeunes gens s'aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s'était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir ». Le commentaire du narrateur souligne d’ailleurs la valeur sacrée de cette communion : « nous vîmes […] que l'âme est chose divine et qu'elle a ses parentés, dès là-haut ! » Ainsi, tout cela se produit indépendamment de leur volonté, comme par une intervention divine : « la passion, apparemment, pénétrait à longs flots dans leur cœur », comme l’indique l’étymologie même du mot « passion », du latin *patior, subir.
Enfin, nous notons la présence de témoins. Or, même si cette « foule » ne prête aucune attention à ce qui se passe entre les deux jeunes gens, ceux-ci ont besoin de masquer ce qu’ils éprouvent, « ils sourirent, imperceptiblement et à la dérobée », car ils ont le sentiment de commettre une faute en vivant cette attraction, profane, en un lieu et en un instant sacrés, de transgresser donc les valeurs collectives : « Et, tout de suite, ils eurent comme honte de ce qui venait de se passer ».
Comment ne pas reconnaître, dans cette description, la scène 3 de l’acte I de Phèdre de Racine, tragédie jouée en 1677, où l’héroïne avoue à Œnone son amour pour Hippolyte : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; / Un trouble s’éleva dans son âme éperdue » ?
L'amour courtois au Moyen Âge
Au Moyen Âge, les récits de la naissance de l’amour, dans les romans comme dans la poésie, s’inscrivent dans les valeurs aristocratiques de la féodalité. La "dame" est de noble naissance, l’homme, lui, est un preux chevalier, reconnu pour ses exploits. Nous en trouvons un parfait exemple dans le lai Éliduc de Marie de France, composé entre 1160-1175, qui raconte la rencontre entre Guillardon, une princesse, et Éliduc, célèbre pour ses « hauts faits ».
Au courage, à la courtoisie, à la sagesse, à la générosité, Éliduc joignait la beauté. La fille du roi qui avait entendu parler de ses exploits, lui envoya un de ses chambellans pour le prier de la venir voir et de lui faire le récit de ses hauts faits ; elle lui témoignait aussi son étonnement sur ce qu'il n'était pas encore venu la visiter. Éliduc répond qu'il se rendra chez la princesse et qu'il fera sa volonté. Il monte sur son bon cheval, suivi d'un seul chevalier, et arrive chez la demoiselle. Avant d'entrer, Éliduc prie le chambellan de prévenir la princesse de son arrivée. Celui-ci, d'un air joyeux, revient lui annoncer qu'il est attendu avec impatience.
Éliduc se présente modestement devant Guillardon, la belle demoiselle, qu'il remercie de l'avoir demandé et il en est fort bien accueilli. Elle prend le chevalier par la main et le conduit près d'un lit où elle le fait asseoir à côté d'elle. Après avoir parlé de choses et d'autres, la demoiselle considéra fort attentivement la figure, la taille et la démarche du chevalier qu'elle trouve sans défaut. Amour lui lance une flèche qui l'invite à l'aimer ; puis ensuite elle pâlit, elle soupire et n'ose avouer son martyre, dans la crainte de perdre l'estime de son vainqueur. Après une longue conversation, Éliduc prend congé de la belle qui désirait le retenir, puis il revint à son hôtel tout soucieux et pensif.
Il se rappelait avec plaisir le son de voix et les soupirs de la princesse. Il se repent de ne l'avoir pas vue plus souvent depuis qu'il est dans le pays. Puis ensuite il se reprend en songeant, à sa femme à laquelle il a fait la promesse de rester fidèle. Mais la belle veut faire de lui son ami. Jamais elle ne trouva un chevalier plus digne de son amitié et tous ses soins seront employés pour le conserver. La nuit se passa dans ces réflexions, et, de son côté, la princesse ne put fermer les yeux. Elle se lève de grand matin, appelle son chambellan et le conduisant vers une fenêtre, elle lui fait part de l'état de son cœur.
La littérature médiévale reprend le rôle fondamental du premier regard, mais notons qu’ici il est précédé par trois éléments sur lesquels le récit insiste :
La valeur héroïque du chevalier est déjà connue de la jeune fille, précédant les regards, et lui offre ainsi un prétexte pour le recevoir sans dommage pour sa propre réputation.
Pour l’un comme pour l’autre, la beauté est mise en valeur : Guillardon est qualifiée de « belle », « la demoiselle considéra fort attentivement la figure, la taille et la démarche du chevalier qu'elle trouve sans défaut ». Cette insistance peut s’expliquer par une autre valeur médiévale, un emprunt à un concept de l’antiquité grecque largement développé par Platon, le « καλὸς κἀγαθός », association du « beau » et du « bon ». Qui est doté de beauté ne peut avoir que des qualités de l’âme, telles celles attribuées à Éliduc au début de l’extrait, « courage », « courtoisie », « sagesse » et « générosité », conforme au code de valeur aristocratique. L’Église elle-même fait de la beauté physique un don de Dieu, reflet de celle de l’âme.
C’est enfin le code féodal que nous reconnaissons dans l’initiative prise par la princesse : elle sait que ce chevalier courtois doit un absolu respect à son suzerain, son père, qu’elle peut donc le recevoir seule sans danger, respect dont fait preuve d’ailleurs Éliduc qui « se présente modestement » devant elle.
Ce rôle du regard est signalé d’ailleurs par André Le Chapelain, dans son De Amore, traité de l’amour courtois, écrit entre 1184-1186, « l’amour est une passion naturelle qui naît de la vue de l’autre sexe et de la pensée obsédante de la beauté. » et il va jusqu’à affirmer que les aveugles ne peuvent pas tomber amoureux. L’extrait reprend même explicitement la mythologie grecque : « Amour lui lance une flèche qui l'invite à l'aimer ».
Nous retrouvons un autre invariant, le trouble que provoque la naissance de l’amour : Guillardon « pâlit, elle soupire et n'ose avouer son martyre dans la crainte de perdre l’estime de son vainqueur. » ; Éliduc, pour sa part, « revint à son hôtel tout soucieux et pensif. » Pour l’un comme pour l’autre l’amour, ici qualifié d’ « amitié », emporte tout, et le passé – Éliduc est marié – est effacé provisoirement, comme le confirme un passage du Chevalier de la charrette (entre 1176-1181) de Chrétien de Troyes : « Le chevalier à la charrette songe en homme qui n’a ni force ni défense envers Amour qui le gouverne. Il s’en oublie lui-même, ne sait s’il est ou s’il n’est point […] De rien il ne se souvient, lors d’une chose, et pour elle il a mis en oubli toutes les autres. »
Il ne reste plus qu’un dernier élément pour inscrire la scène dans le code de la fin’amor : « Jamais elle ne trouva un chevalier plus digne de son amitié et tous ses soins seront employés pour le conserver. » C’est la « dame », souveraine toute-puissante, qui élit le chevalier comme « ami », reproduisant ainsi une sorte d’adoubement de celui qui sera son vassal, officialisé ici par l’aveu à son « chambellan ».
Edmund Blair Leighton, The Accolade (L’Adoubement), 1901. Huile sur toile, 182,3 x 108. Collection privée
Cette étude montre que la scène de rencontre relève d’une tradition très ancienne, ce qui permet à chaque romancier, selon les invariants qu’il choisit de reprendre, mais aussi ses suppressions ou ses ajouts, de faire preuve d'originalité. Le plus souvent présentée comme un destin pré-établi, elle inaugure toute une série de conséquences et de multiples péripéties. C’est ce rôle essentiel que pose le romancier Dominique Hernandez : « Un roman d’amour, c’est l’art de faire vivre dans le temps l’illumination de la première découverte…, il s’agit de concilier le temps-extase et le temps durée, de décrire comment l’expérience transforme la stupeur initiale. » (Le promeneur amoureux, 1980)
Explication : Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, 1782, II, de "J'arrive enfin..." à "...causer avec vous."
Pour lire l'extrait
Le livre I des Confessions raconte les difficiles années d’enfance de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), jusqu’à son apprentissage de graveur à Genève sous l’autorité d’un maître sévère qui ne lui épargne aucun mauvais traitement. Si, le dimanche, il peut sortir de la ville, il lui faut veiller à rentrer avant la fermeture des portes de la ville. Après deux retards, il décide, la troisième fois, pour échapper à la punition promise, de s’échapper.
On est en 1728, année à laquelle est consacré le livre II. Rousseau a seize ans, c’est le début d’une errance qui le mène à Confignon, à une dizaine de kilomètres de Genève, où il est accueilli par le curé, Monsieur de Pontverre. Pour arracher le jeune garçon à l’hérésie protestante, il décide de l’envoyer loger chez Mme de Warens, une de ses pieuses paroissiennes, qui doit le convertir au catholicisme. Il lui remet un écrit de recommandation à laquelle le jeune homme ajoute une lettre personnelle.
Une brève introduction signale par avance l’importance de ce moment : « J'arrive enfin : je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère. » Comment l’écriture autobiographique intensifie-t-elle cette scène de rencontre ?
Rousseau, Les Confessions, Livre II. Édition Launette, 1889
1ère partie : la force du souvenir (des lignes 1 à 12)
Rappelons la définition de l’autobiographie posée par Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique, datant de 1975 : « un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité » La distance temporelle entre le « je narrant » et je « je narré » invite le lecteur à observer le rôle de l’écriture.
Rousseau jeune. Portrait anonyme
La scène vécue
Les premières lignes de l’extrait, avec l’alternance des temps du récit, le passé simple pour les actions ponctuelles et l’imparfait pour la description, marquent la plongée dans le passé, c’est-à-dire les actions du jeune Rousseau. Mais, à côté du simple rappel des circonstances, le choix lexical met en évidence ses sentiments. En qualifiant cette rencontre de « terrible audience », il en fait comme un futur procès dont le verdict va être déterminant. Ainsi les lettres tiennent lieu de plaidoyers préparés, celui de l’accusé prenant le pas sur celui de l’avocat vu qu’elle sera la première découverte : « J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne ». De plus, le retard dans la rencontre accentue à la fois la crainte du jeune garçon, et la curiosité du lecteur. La mention de la date par la fête religieuse, « le jour des Rameaux », qui indique l’entrée dans la semaine sainte de Pâques, rappelle le but initial, la conversion de Rousseau, mais donne aussi à cette rencontre une valeur sacrée.
Enfin, le passage du récit au présent de narration, avec le rythme en gradation, joue un double rôle : « Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle… » L’émotion d’autrefois est revécue, par la plongée dans la mémoire suggérée même par les points de suspension, et cette phrase annonce le commentaire qui suit.
L'émotion du narrateur
Arrêtant le récit, le narrateur prend, en effet, la parole pour souligner l’importance de ce moment, présenté comme déterminant dans son existence, d’où l’insistance de l’injonction : « Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. » La violence des émotions mentionnées mêle au profond regret de ce temps passé, perdu, la reconnaissance du bonheur alors connu. C’est pourquoi les souhaits dans les deux exclamations sacralisent la rencontre, comme s’il s’agissait de dresser un autel commémoratif : « Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place ! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! » Progressivement, le narrateur amplifie le moment vécu, d’abord en y impliquant « toute la terre », ensuite par la généralisation qui multiplie les marques de respect religieux : « Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. » Mais la caractérisation, « les monuments du salut des hommes », indique aussi le rôle joué par Mme de Warens : celle d’une protectrice, ainsi divinisée, qui l’a sauvé.
Maurice Leloir, la rencontre avec Mme de Warens in Les Confessions, tome I, éd. Taillandier, 1922. BnF
2ème partie : l’instant de la rencontre (des lignes 13 à 20)
Le cadre spatio-temporel
Notre étude précédente nous a montré que le cadre de la première rencontre se charge souvent d’une valeur particulière, et c’est ce que traduit la description. Les détails donnés marquent à quel point la scène s’est gravée dans la mémoire : « C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche ». Mais est à nouveau indiquée la proximité avec le sacré : « conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. » Un nouveau glissement du passé au présent met en relief un autre invariant de la scène de rencontre, l’instantanéité de l’effet qu’elle va provoquer.
Le lieu de la rencontre
Le portrait de Mme de Warens
Pour mettre en valeur la beauté de Mme de Warens et l’effet qu’elle produit, le récit non seulement a fait attendre au lecteur son portrait, mais aussi joue sur l’opposition temporelle entre « Je m’étais figuré », l’imagination antérieure, et la réalité, « Je vois ». En la présentant comme une paroissienne particulièrement pieuse, le curé avait laissé penser que cette « bonne dame » ne pouvait être qu’« une vieille dévote bien rechignée ». Le contraste est alors accentué par le lexique mélioratif du portrait : « un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. » L’ordre choisi reproduit le regard du jeune garçon qui va du plus général, « un visage pétri de grâces », et de l’image traditionnelle, les « beaux yeux bleus », aux attraits féminins particuliers, « un teint éblouissant » et, surtout, « le contour d’une gorge enchanteresse ». Il n’y a ici plus rien de sacré ni de mystique, c’est un œil profane qui se fixe sur la poitrine de Mme de Warens, même si l’adjectif « enchanteresse » reprend l’image du coup de foudre irrésistible, car magique.
Françoise Louise de Warens. Portrait anonyme
3ème partie : l’échange (de la ligne 20 à la fin)
L'échange
L’émotion ressentie est illustrée par le geste, signe de la timidité du jeune Rousseau, « la lettre que je lui présente d'une main tremblante », dont le maintien du présent de narration souligne la simultanéité. Enchaînant les actions, la succession des verbes, « Elle prend », « l’ouvre », « jette un coup d’œil », « revient », rappelle la stratégie du jeune garçon, signalée au début du passage, qui avait alors cherché à donner plus d’importance à sa propre lettre. L’insistance, « qu'elle lit tout entière », et l’hypothèse que rien ne peut confirmer, « et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer », restitue la fierté naïve du jeune garçon qu’il était alors face à cette preuve d’intérêt, dont le narrateur sourit en la revivant. C’est donc la bienveillance de Mme de Warens qui ressort de ce premier échange.
Le discours rapporté
Le début du récit a signalé une prise de parole du personnage, « je lui parle », « ma voix », mais à aucun moment ne sont indiquées les paroles alors prononcées. Seul le discours de Mme de Warens est repris, car c’est lui qui s’est gravé dans sa mémoire, comme l’origine de leur relation.
Or, ce discours met l’accent sur un aspect maternel, depuis l’interpellation, « Eh ! mon enfant », jusqu’à la mention attendrie de son âge : « vous voilà courant le pays bien jeune ». Son commentaire, « c’est dommage en vérité », traduit la compassion de Mme de Warens, et l’effet produit sur le jeune garçon illustre son émotion : « d’un ton qui me fit tressaillir ». L’image de protectrice maternelle est confirmée par les injonctions, puisqu’elle pense d’abord à son bien-être en lui offrant son accueil : « Allez chez moi m'attendre ; dites qu'on vous donne à déjeuner ; après la messe j'irai causer avec vous. »
CONCLUSION
Nous retrouvons, dans ce récit, les trois principales constantes de ce « topos » qu’est la scène de rencontre amoureuse :
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le cadre, qui contribue à mettre en valeur l’aspect exceptionnel de cette rencontre ;
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l’immédiateté de l’effet produit par le regard : la beauté de l’autre éblouit le personnage en le bouleversant totalement ;
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le rôle fondamental aussitôt accordé à ce coup de foudre, qui induit une métamorphose et forge le destin du personnage.
Mais la scène revêt une intensité particulière en raison du choix de l’autobiographie, qui fait dialoguer l’auteur, déjà âgé, avec l’image qu’il a conservée de cet instant, fondateur de sa personnalité à ses yeux. Narrateur, il s’autorise donc à commenter les circonstances évoquées, et le ton lyrique adopté par Rousseau amplifie encore les sentiments dépeints. Il joue notamment sur l’écart temporel à la fois pour sacraliser l’instant et pour charger son récit d’émotion et de nostalgie.
L’extrait s’inscrit ainsi dans l’émergence du « courant sensible » à la fin du XVIIIème siècle, qui annonce le romantisme du siècle suivant.
Méthodologie : les instances énonciatives
Pour se reporter à l'étude du "biographique"
L’explication du texte de Rousseau est l’occasion d’une reprise des caractéristiques de l’énonciation propres au genre biographique. On approfondira, plus particulièrement, la confusion entre auteur, narrateur et personnage spécifique à l’autobiographie, de même que le rôle accordé par l’auteur au lecteur avec lequel se conclut un « pacte de vérité », que celui-ci est cependant en droit de questionner à partir des choix d'écriture.
Explication : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, 1869, 1ère partie, chapitre I, de "Ce fut comme une apparition:" à "...pas de limites."
Pour lire l'extrait
Ce passage figure dans le premier chapitre du roman de Flaubert (1821-1880), L’Éducation sentimentale, sous-titré « Histoire d’un jeune homme », paru en 1869 mais fruit d’une lente élaboration : le sujet avait déjà été abordé dans Mémoires d’un fou en 1838, et repris dans une première Éducation sentimentale, rédigée entre 1843 et 1845. L’observation d’un plan du roman rédigé par Flaubert montre d’ailleurs les remaniements successifs.
Le roman commence en posant le cadre du récit : « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. » Puis est introduit un rapide portrait du personnage, « un jeune homme de dix-huit ans » : « M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. »
Le plan du roman : manuscrit de Flaubert
Après une rapide description du paysage alentour et quelques esquisses des passagers du bateau, Flaubert met en scène la première rencontre de son héros avec celle qui va influencer son destin en accompagnant les étapes de son apprentissage. Comment Flaubert se réapproprie-t-il le topos littéraire de la scène de rencontre ?
1ère partie : l’éblouissement (des lignes 1 à 5)
Une phrase introductive
L’extrait s’ouvre sur une phrase mise en valeur par son isolement typographique, mais dont la ponctuation finale indique que la suite va l’expliciter. Le présentatif, « Ce fut », accentue la comparaison qui suit, « comme une apparition », insistant ainsi sur l’effet produit. La connotation religieuse du comparant sublime par avance le portrait qui va suivre, et donne ainsi à la rencontre une valeur sacrée.
Un coup de foudre
Le récit, en focalisation interne comme le prouve le champ lexical, « distingua », « ses yeux », « regarda », fait partager au lecteur le regard ébloui de Frédéric. Le pronom « Elle », lancé en tête du paragraphe, et le rythme ternaire de la première proposition, avec l’apposition finale, « toute seule », isolent cette femme du monde extérieur, ce que confirme la négation absolue, « personne », effaçant toute autre présence. Flaubert reprend donc l’image traditionnelle du coup de foudre, sa lumière qui aveugle instantanément, ressenti au premier regard, indépendamment de toute volonté du personnage : « l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux ». Enfin les réactions du héros, signalées par le narrateur à présent omniscient, révèlent son trouble : son geste, « il fléchit involontairement les épaules », traduit physiquement le choc subi et peut-être une forme de gêne timide à la pensée qu’il a pu trahir son admiration quand « elle leva la tête ». Mais il ne renonce pas pour autant à une contemplation qu’il cherche à rendre discrète : « quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. »
2ème partie : le portrait (des lignes 6 à 12)
Un tableau
Ainsi isolée, avec le pronom « Elle » qui ouvre à nouveau le paragraphe, la femme devient le centre d’un véritable tableau contemplé de profil par le héros : « son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu. » Sa pose est dépeinte comme aurait pu le faire un peintre, disposant soigneusement ses vêtements : « Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux » et « Elle était en train de broder quelque chose », occupation propre à la délicatesse féminine. Les couleurs pastels, les « rubans roses », la « mousseline claire », le « bleu » du ciel », renforcent l’impression gracieuse de ce portrait, le visage se trouvant comme encadré lui-même par le contraste des « bandeaux noirs » de sa coiffure.
Un portrait symbolique
Le regard de Frédéric se fixe sur le visage, mais la focalisation interne donne une valeur symbolique à chaque élément dépeint. Par exemple, le choix du verbe semble animer les « rubans » d’une vie propre, comme en un double écho de l’émotion du personnage, déjà amoureux, et de la sensibilité ainsi prêtée à la femme : « Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. ». Il en va de même pour sa coiffure, alors à la mode : « Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. » L’action qui leur est attribuée suggère, en effet, une caresse, reflet de l’imagination du jeune homme. Le regard, en soulignant la beauté, traduit donc aussi le sentiment d’amour aussitôt né.
Le portrait de Mme Arnoux. Film de Marcel Cravenne, 1971
3ème partie : les sentiments du personnage (lignes 13 à la fin)
La poursuite de l'observation
Pour répondre aux convenances, Frédéric poursuit son observation tout en cherchant à la rendre la plus discrète possible : « il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ». Mais son comportement, s’il signe une forme de timidité, révèle aussi la stratégie mise en place : « puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière. »
Le récit continue à insister sur son regard ébloui, par exemple avec l’antéposition de la négation, « Jamais il n’avait vu », ou par la comparaison : « il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement comme une chose extraordinaire. » Mais, le contraste entre le lexique hyperbolique de la réaction de Frédéric et la banalité de l’objet ainsi contemplé est un premier indice d’une intervention de l’écrivain, qui semble ainsi sourire de l’excès sentimental de son personnage.
L’énumération ternaire poursuit le portrait, jusqu’à une véritable transfiguration de la femme : « cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. » Elle finit par avoir l’évanescence d’une créature céleste.
Un monologue intérieur
Le recours au discours rapporté indirect libre dans l’interrogation nous fait plonger dans l’âme même du héros : « Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? » L’énumération associe la naissance de l’amour à un double aspect : d’une part, il se renforce par le mystère qui entoure la femme et la rend ainsi plus inaccessible, alors même que, parallèlement, il provoque le désir d’une possession totale. C’est ce que met en valeur une nouvelle énumération : « Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ».
Mais, derrière les souhaits de son personnage, le narrateur omniscient intervient pour poser un commentaire : « et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. » Mais, à travers ce jugement c’est aussi l’écrivain qui annonce déjà la frustration inévitable, car nul être ne peut être ainsi totalement possédé, donc l’échec de cet amour.
CONCLUSION
En choisissant de faire prédominer le point de vue de son personnage, Flaubert, tout en reprenant les constantes du "topos" littéraire, accentue l’esthétique romantique de sa scène de première rencontre : le portrait de la femme, transfigurée en créature céleste par l’effet du coup de foudre, se trouve sublimé, et la naissance de l’amour est alors représentée dans tous les effets passionnés qu’elle produit instantanément. Mais, si la situation, a priori banale, une rencontre sur le pont d’un bateau, prend ici une valeur sacrée, quelques indices introduisent le point de vue du narrateur, qui suggère ainsi à quel point les sentiments ressentis sont excessifs.
Derrière lui se cache, bien évidemment Flaubert, le réaliste qui cherche à démasquer les illusions de l’amour romantique.
La rêverie romantique
Lecture cursive : Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885, 1ère partie, chapitre II
Pour lire l'extrait
Affiche de Bel-Ami, 1955, film de Louis Daquin
Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit. Le chapitre II, un dîner auquel il a été invité par un ancien camarade, Forestier afin de le présenter au directeur du journal La Vie française, introduit trois femmes dont la rencontre va être déterminante dans l’évolution de Duroy.
Mais, si Maupassant reprend certains invariants de ce "topos" littéraire, les changements qu'il y apporte en modifient considérablement la portée.
La reprise d'un héritage littéraire
Comme le veut la tradition, Maupassant souligne l’aspect déterminant de cette scène, en décrivant le luxe du dîner, par exemple « les verres bleus en cristal » ou le « vin de Johannisberg », vin blanc du Rhin très coté. Il s’agit de montrer que l’épisode marque, pour le héros, l’entrée dans un monde nouveau.
Maupassant retrouve également le rôle des regards.
C’est sur le regard de Mme Forestier que s’ouvre et se ferme l’extrait : elle « couvrait Duroy d’un regard protecteur et souriant, d’un regard de connaisseur » est repris à la fin par « regard bienveillant ». Les adjectifs font d’elle avant tout une initiatrice.
Vient ensuite l’échange de regards avec Mme de Marelle : « Elle le remercia d’un regard, d’un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu’au cœur. » La précision narrative donne à ce regard une dimension plus sentimentale que celui de Mme Forestier.
En revanche, la « petite fille» refuse d'accorder un regard au héros, comme si elle restait extérieure à la scène alors même que le romancier choisit de mentionner sa présence : elle « demeurait immobile et grave, la tête baissée sur son assiette. » Elle semble déjà juger le personnage.
L'originalité de Maupassant
L'image des femmes
La première différence est l’introduction d’une triple rencontre, qui joue sur les contrastes. La place que le récit accorde à Mme de Marelle fait d’elle l’héroïne de la rencontre, et c’est elle qui provoque le trouble du héros au moment de lui adresse un compliment : « Il murmura, confus de son audace, tremblant de dire une sottise. » Mais le fait que la scène soit observée par Mme Forestier, avec le discours rapporté direct par lequel le narrateur introduit une interprétation de son regard « qui semblait dire "Toi, tu arriveras." », enlève tout romantisme à l’échange entre Duroy et Mme de Marelle. Elle n’est plus un être sublime dont l’attraction est irrésistible, mais seulement le moyen de son ascension sociale, ce qu’a déjà compris Mme Forestier, et que même « la petite fille » semble percevoir par son attitude qui s'oppose à la frivolité et à la superficialité qui règnent autour de la table, semblant ainsi les blâmer.
Laurine, Mme Forestier et Mme de Marelle. Film de Declan Donnellan et Nick Ormerod, 2012
Le personnage
La seconde différence porte sur le comportement du personnage. Certes, il est mal à l’aise, mais pas par timidité, plutôt en raison du luxe qui entoure Mme de Marelle, symbolisé par son précieux bijou : la formule « le diamant de son oreille » en fait une partie intégrante de son corps. Mais, très rapidement, avant même de lui adresser la parole, le héros ressent en lui une force que traduisent les images : « il aurait mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l’esprit une résolution invincible et une espérance infinie. » On est loin ici du bouleversement habituel suscité par la rencontre : « Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle ». Sa conquête de Mme de Marelle semble alors assurée, symbolisée par l’image de la chute du bijou au début du passage : « le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d’eau allait se détacher et tomber. » Enfin, aucune gêne en lui quand il se sent démasqué par le regard de Mme Forestier, interprété : « il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement. » Il voit en cette femme, non pas un juge critique, mais une complice.
Sagamore Stevenin, dans le rôle de Bel-Ami, téléfilm de Philippe Triboit, 2005
Pour conclure
Comme ses prédécesseurs, Maupassant souligne, dans cet extrait, le pouvoir de la femme sur l’homme, la séduction qu’elle exerce par sa beauté et sa sensualité, mais aussi parce qu’elle peut l’aider dans son ascension sociale.
Mais, alors même qu’il reprend certaines constantes de la scène de rencontre, l’écrivain affirme son originalité par ses choix narratifs : la présence de trois « femmes », qu’il ne sublime pas réellement, l’alternance des points de vue interne et omniscient qui enrichit le portrait du personnage, et, comme les peintres impressionnistes de son époque, de petites touches symboliques de la personnalité de ses personnages.
Enfin, même s’il fait montre du même arrivisme que bien des héros de Balzac, tels Rastignac ou Lucien de Rubempré, Georges Duroy a perdu tous leurs élans romantiques. En affirmant la volonté de son héros de posséder ce monde de la richesse, Maupassant met en évidence le cynisme qui s’affiche en cette fin de siècle. Ainsi, comment ne pas y voir un écho du "stuggle for life" pour reprendre la formule de Darwin et de l’évolutionnisme, qui permet aux forts de véritablement triompher et qu'illustrent souvent les romanciers naturalistes, même si Maupassant se défend de toute appartenance à ce mouvement ?
Explication : Boris Vian, L'Écume des jours, 1947, chapitre XI, d' "Alise... geignit Colin..." à "... ses lèvres non plus."
Pour lire l'extrait
Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian raconte l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, perceptible dès la situation initiale qui a présenté le héros, Colin, et son univers, partagé avec ses amis, Chick et son amie Alise, la nièce du cuisinier Nicolas, et Isis de Ponteauzanne. L’amour né entre Chick et Alise donne à Colin le désir d’aimer : « je voudrais une âme-sœur du type de votre nièce », « j’ai tant envie d’être amoureux », déclare-t-il au chapitre IX. Le chapitre X s’ouvre sur la conjugaison du verbe « aimer », alors qu’il se rend à une fête organisée par Isis pour l’anniversaire de Dupont, son caniche.
C’est au cours de cette fête, au chapitre XI, que se produit la rencontre entre Colin et Chloé qui marque la naissance de leur amour.
Comment Boris Vian renouvelle-t-il le topos de la scène de rencontre amoureuse ?
Affiche du film de Charles Belmont, 1968
Les circonstances de la rencontre
Le décor
Comme le veut la tradition, le cadre spatio-temporel joue un rôle dans la rencontre. Nous retrouvons ici toutes les composantes traditionnelles d’une soirée de fête, mais adaptée à cette époque, l’immédiat après-guerre où toute une jeunesse, alors surnommée les « zazous », veut d’abord et avant tout s’amuser pour oublier les contraintes de l’Occupation.
Cependant chacun des éléments introduits se trouve "détourné", "décalé", pour nous plonger dans un univers totalement fantaisiste.
Par exemple, la musique est celle que les jeunes écoutent dans les « caves » de Saint-Germain-des-Prés, quartier de Paris alors à la mode. C’est la musique américaine, interdite pendant l’Occupation : le jazz – et le prénom de l’héroïne est emprunté à un de ses titres – et l’on reconnaît aussi l’importance prise par les disques et le « pick up », et la danse à la mode, « le boogie-woogie ». Mais le « biglemoi », de l’argot "bigler" pour "regarder", est, lui, inventé pour suggérer une danse où les partenaires se regardent les yeux dans les yeux, comme une forme de slow…
De même, si les fleurs et les éclairages sont de tradition pour décorer une salle de réception, ici les fleurs sont curieusement placées : « une épaisse frange d’iris d’eau cachait le bas des murs ». L’éclairage, lui, crée une atmosphère étrange : « des gaz diversement colorés s’échappaient d’ouvertures pratiquées çà et là ». Et, en fait de baies vitrées permettant aux gens de voir à l’extérieur, « le plafond était à claire-voie, au travers de laquelle regardaient les locataires d’en dessus ». Conformément à la tradition, Vian met donc en place un univers romanesque qui doit rendre la scène exceptionnelle ; mais, s’il reflète son époque, sa fantaisie brise les codes habituels en lui ôtant toute valeur sacrée.
Le boogie-woogie, dans une cave de Saint-Germain-des-Prés, années 50
Les réalités festives
On trouve également, très traditionnels, les « petits fours » offerts par leur hôtesse, Isis, avec un « éclair miniature ». Mais eux aussi deviennent originaux : ils sont servis « sur un plateau hercynien », terme géographique, qualifiant un relief relié à une période géologique ! L’éclair est « de type ramifié », jeu sur les mots, entre l’éclair météorologique et ses jaillissements, comme des branches qui se diffusent, et l’éclair-gâteau. De plus, il y a « un piquant de hérisson dissimulé dans le gâteau », peut-être encore un jeu de mots par rapport au bâtonnet qui permet de piquer les petits fours…
Pour les boissons, on passe de la question ordinaire « C’est du champagne ? », qui confirme l’idée de luxe, à une réponse énigmatique qui banalise le contenu, « C’est un mélange », sans plus de précision. De même, la formule pour annoncer le repas est banale, « passer à table », mais contraste avec l’étrange façon dont le geste, fait pour calmer la toux de Colin, va, en fait, en donner le signal : « Alise lui tapa le dos gentiment et ça résonna comme un gong balinais. » C’est aussi comme une façon de signaler que les invités se retirent pour manger et que le récit peut alors aborder un moment essentiel.
Les témoins
Cet extrait ne nous montre pas les invités de cette fête, mais seulement ces étranges observateurs que sont « les habitants du dessus », et les familiers de Colin.
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Chick représente bien la jeunesse, avide de s’amuser : « Si on mettait un bon disque ? » Il est tombé amoureux d’Alise, nièce du cuisinier de Colin.
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Elle représente, elle, la liberté alors à peine naissante dans les relations amoureuses. Par exemple, elle ne repousse pas le geste de Colin « l’enlaçant » et « frottant sa joue contre les cheveux d’Alise », et c’est elle qui invite Chick à danser.
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Quant à Isis, elle est entraperçue dans son rôle d’hôtesse, servant les « petits fours » ou présentant les invités, comme elle le fait pour Colin auquel elle vient de présenter Chloé. Son prénom est évocateur de la divinité égyptienne, déesse protectrice et maternelle.
Cette jeunesse des personnages permet aussi de mettre en scène leur immaturité : ils semblent vivre sans aucune des contraintes du monde adulte, au gré de leurs plaisirs. Leur langage, avec sa familiarité lexicale, comme l’emploi de « ça » pour « cela », ou syntaxique, avec l’absence de négation, « J’oserai pas », est le reflet de cette décontraction. L’explosion de Colin, « Zut ! Zut et Bran, peste diable boufre », rappelle aussi les insultes tant appréciées de Père Ubu, héros d’Ubu Roi, pièce datant de 1896 de Jarry, considéré comme précurseur du mouvement surréaliste et du théâtre dit de l’Absurde qui marque l’époque de Boris Vian.
Un coup de foudre
Le jeu des regards
Dans la tradition, le coup de foudre naît, en principe, dès le premier regard échangé entre les deux protagonistes, de façon réciproque. Mais ici, Vian procède un peu différemment pour montrer le jeu des regard, puisqu'il n'est pas simultané.
Le point de vue de Colin
On ne sait pas vraiment ce qu’a perçu Colin au premier regard, quand il a été présenté à Chloé : est-ce son physique, ou son prénom, titre d’un morceau de Duke Ellington, qui l’a troublé au point de lancer une phrase, « Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? », dont l’extrait mentionne qu’il en éprouve de la honte : « Je lui ai dit une stupidité. Et c’est pour ça que je m’en allais. » ?
Le point de vue de Chloé
Le premier regard de Chloé n’est signalé que quand Colin vient l’inviter : « Elle le regarda ». Mais le redoublement du regard, « Chloé le regarda encore », montre qu’elle est séduite puisqu’elle accepte cette danse en un geste décidé : « Elle mit sa main droite sur son épaule. »
Le trouble
En tout cas, son bouleversement est mis en valeur, déjà par le ton plaintif qu’il adopte et son geste, comme s’il cherchait à se faire consoler : « – Alise… geignit Colin en l’enlaçant et en frottant sa joue contre les cheveux d’Alise. » Son chapelet de jurons, associé à l’allusion, « Vous voyez la fille là…, révèle aussi l'émotion qu’elle a provoquée en lui : « – Zut ! Zut et Bran. Peste diable boufre. » Il a le sentiment de s’être rendu totalement ridicule.
Comme le veut la tradition, le trouble se traduit également physiquement, mais Vian fait preuve de fantaisie et d’humour pour expliciter l’effet produit dans la comparaison introduite dans un récit par prétérition : « « Il n’ajouta pas qu’à l’intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n’entend que la grosse caisse ». Les sonorités [t] et [K], redoublées, imitent même les battements de cœur.
Le portrait de l'héroïne
La façon dont Vian met en place le portrait de l’héroïne crée une nouvelle rupture du "topos". C’est, en effet, Alise qui l’introduit dans la question posée, et non pas le personnage : « N’est-ce pas qu’elle est jolie ? » Et ce n’est pas à travers le regard de iqu’elle est dépeinte, mais par un narrateur extérieur, qui refuse, de plus, de faire un portrait précis. Il se réduit à des détails physiques stéréotypés, « les lèvres rouges, les cheveux bruns », « frisés et brillants », les deux éléments de sensualité d’une femme, puis, plus loin, les « yeux bleus » et les « jolies dents ». La construction de la phrase associe étrangement par le connecteur « et » un élément psychologique, « l’air heureux », et un élément vestimentaire, « sa robe n’y était pour rien », comme pour refuser le rôle traditionnel joué par le vêtement de la femme lors de la rencontre.
Le rapprochement
L’étape suivante, qui va rapprocher les deux personnages, poursuit les décalages auxquels se plaît Boris Vian pour signifier le trouble de son héros. Ainsi, aussitôt après avoir refusé avec force d’agir, « J’oserai pas ! », il se lance. Mais c’est, en réalité, Chloé, qui, par sa gestuelle, induit son acceptation : « Elle riait et mit la main droite sur son épaule. Il sentait ses droits frais sur son cou. », et elle « appliqua, d’un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin. »
La danse est une des constantes de la scène de première rencontre, en accentuant sa dimension sensuelle ; mais, à nouveau Vian s’amuse en multipliant les va-et-vient entre les codes traditionnels et ses ruptures fantaisistes.
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D’un côté, le geste attribué à Colin est retracé par un langage pseudo-scientifique, comme s’il était en train de visualiser de façon technique, grâce des connaissances biologiques précises, sa décision de rapprochement : « Il réduisit l’écartement de leurs deux corps par le moyen d’un raccourcissement du biceps droit, transmis, du cerveau, le long d’une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement. » Comment ne pas sourire de ce refus de toute image romantisme ?
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De l’autre, les gestes de Chloé sont eux, empreints d’une féminité sensuelle, de douceur et d'une séduction conforme à la vision traditionnelle : « Il sentait ses doigts frais sur son cou », « Elle agita la tête pour repousser en arrière ses cheveux frisés et brillants ».
Mais, après avoir ainsi donné l’impression que les deux personnages ne partagent pas le même sentiment d’union, Vian revient à l’héritage du "topos". Malgré l’expression empruntée au langage des enfants, « compter pour du beurre », nous retrouvons, en effet, la façon dont l’amour naissant place les deux personnages comme dans une bulle, en les rendant étrangers à la réalité qui les entoure : « Il se fit un abondant silence à l’entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre. » Dans la scène traditionnelle, cette rencontre est publique, et le couple devient le centre de tous les regards des spectateurs. Ici, on retrouve cette notion, mais de façon étrange, puisque ce sont « les locataires d’en dessus » qui « regardaient », tandis que l’entourage proche s’efface totalement.
Enfin, le retour au réel est brutal : « Mais comme il fallait s’y attendre, le disque s’arrêta. Alors, seulement, Colin revint à la vraie réalité ». Mais le lecteur ne peut que sourire vu la description du décor complètement imaginaire qui suit, et au ridicule prêté à Colin, qui se met à « tousser » « car il s’était par malheur rencontré avec un piquant de hérisson dissimulé dans le gâteau », puis s’étouffe : « Il but un grand coup et s’étrangla. Chloé ne se tenait plus de rire. » Devenu ridicule, le personnage a alors perdu toute sa dignité de héros.
Le baiser
Dans les siècles antérieurs, les bienséances imposent un laps de temps entre la première rencontre et le premier baiser. Mais, en cet immédiat après-guerre, le désir de retrouver une vie heureuse a conduit à la libération des mœurs : ainsi l’ultime étape, le baiser, intervient rapidement, permis par une nouvelle danse.
Il est introduit comme s’il s’agissait d’une sorte de jeu, en écho à ce qu’a expliqué Nicolas quand il a appris à Colin à danser le « biglemoi ». Il l’a alors présenté comme « obscène » quand il est dansé sur le rythme du boogie-woogie. D’où le choix lexical et l’impératif exclamatif : Colin est « horrifié » et s’écrie « Ne regardez pas ça ! », pour protéger la pudeur de Chloé. Mais cela offre à la jeune fille le prétexte du geste, « elle cacha ses yeux près du col de la veste beige de Colin. » qui va permettre le baiser. Il reste encore très timide : « Il inclina légèrement la tête et l’embrassa entre l’oreille et l’épaule. » Mais il scelle l’amour entre les deux héros, exprimé paradoxalement par un parallélisme négatif, autre façon de détourner le langage habituellement affirmatif : à « Elle frémit, mais ne retira pas sa tête. » répond « Colin ne retira pas ses lèvres non plus. »
Le premier baiser. Film de Marcel Gondry, 2013
CONCLUSION
Boris Vian traite ici une scène devenue un "topos" du roman : la fête, le bal au cours duquel l’amour naît entre les deux héros. Il en reprend toutes les composantes, le choc, produit par le premier regard, le bouleversement physique et psychologique provoqué par ce coup de foudre, l’instant de fusion où les deux héros s’isolent du monde, et, bien sûr, le baiser, première preuve de l’amour.
Mais il détourne chacune de ces caractéristiques de sa fonction initiale, en raison de son choix d’une distanciation humoristique. La scène de rencontre est, le plus souvent, romantique, mais, même si l’amour est immédiatement vécu avec intensité, la fantaisie du récit nous écarte ici du romantisme.
Film de Marcel Gondry, 2013 : scènes de danse
Ainsi cet extrait de Boris Vian témoigne de cette époque de l’après-guerre où la jeunesse s’affirme dans son désir de liberté, mais aussi des conceptions présentes dans toute l’œuvre de Boris Vian, marquée par le surréalisme. Il lui emprunte le goût de la provocation sociale, le sens du merveilleux et le choix de l’irréel associé à la fantaisie verbale.
Lecture cursive : Boris Vian, L’Écume des jours, 1947, "Avant-Propos"
Pour lire le texte
Le rôle d’un avant-propos est double : expliquer les objectifs et le mode de travail de l’écrivain, révélateurs de ses choix esthétiques et ses valeurs, et conclure un pacte de lecture avec le lecteur, en l’orientant vers un sens à donner au roman.
Mais le lecteur n’a pas encore lu l’œuvre : il est obligé d’adhérer à ce discours, ne peut encore en mesurer la vérité, ni entièrement le comprendre. Cependant, un avant-propos se relit aussi a posteriori, pour le comparer à sa propre lecture du roman, aux constats tirés.
Un principe initial (lignes 1 et 2)
La première phrase, « Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements a priori », posée comme une vérité générale, représente, en réalité, un paradoxe, car un jugement « a priori », soit un préjugé est, le plus souvent, considéré comme dangereux. Il est donc surprenant pour le lecteur d'en trouver l'éloge, dont la deuxième phrase, avec le connecteur « en effet », veut apporter la preuve par un exemple : « Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. »
Cependant, c’est une affirmation qui se vérifie à la lecture du roman : Vian y oppose nettement les « individus », les trois couples, et les « masses » qui restent anonymes et en dehors de toute vie affective.
Des conséquences (des lignes 2 à 6)
Sont ensuite posées les conséquences de ce principe initial, le refus de ce que désire souvent le lecteur : un "message", un sens moral ou philosophique, la vérité que l’auteur veut transmettre. Mais les deux propositions de la phrase se contredisent : face au refus de « déduire des règles de conduite » à partir du roman, l’idée de « les suiv[r]e », n’est pas, elle, rejetée. Il s’agit plutôt, pour l’auteur, de proclamer son droit de ne rien expliciter (« pas besoin d’être formulées »), obligeant ainsi le lecteur à poser sa propre interprétation.
Cependant, nouvelle contradiction, puisque, même s’il emploie, au lieu de « règles de conduite », le terme « choses », bien vague, Vian donne au lecteur deux clés pour interpréter son roman : « l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans. »
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L’amour est, en effet, la valeur essentielle qui donne sens au roman, puisque toute l’intrigue tourne autour des trois couples, et que, pour chacun, l’amour est un absolu, comme le montre la première rencontre entre Colin et Chloé.
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L’autre valeur est la toute-puissance de « la musique » de jazz : composante essentielle de la vie de Boris Vian, elle accompagne toutes les scènes de bonheur, et le prénom de l’héroïne, « Chloé », est un titre de Duke Ellington.
Enfin, en ajoutant « Le reste devrait disparaître, car le reste est laid,… », Vian annonce les deux mondes qui s’opposent dans le roman : celui du beau, l’amour, les « jolies filles », « la musique », et celui du « laid », l’usine d’armement, les lieux fréquentés par les masses, la maladie et, bien sûr, la mort.
Le roman (de la ligne 7 à la fin)
La suite contredit à nouveau ce qui précède, puisque Vian assigne un sens à son roman, des « pages de démonstration » des deux valeurs qu’il vient de poser, et de l’opposition entre beauté et laideur. Mais la causalité affirmée entre deux termes antithétiques, « entièrement vraie » et « imaginée d’un bout à l’autre », constitue un autre paradoxe, une façon pour Vian de revendiquer le pouvoir de la fiction, de la "fable" (du latin *fabula, le mensonge) qui se donne pour but, à partir de la distorsion du réel, d'en dégager une vérité.
L’affirmation scientifique qui ferme le texte compare l’élaboration du roman à un mécanisme physique. Dans les deux cas, le point de départ est « la réalité », mais « en atmosphère biaise et chauffée » : ce n’est donc pas une reproduction à l’identique (« biaise ») et elle va être « chauffée », donc exagérée, accentuée. Puis, cette « réalité » se trouve « proje[tée] » sur « un plan de référence », qui est l’intrigue du roman, la fiction. Mais là aussi se produisent des déformations : si le plan est « irrégulièrement ondulé », cela crée des creux et des bosses, qui déforment l’image, comme si elle se retrouvait tordue.
Vian lance, pour conclure, un appel indirect au lecteur, pris à témoin par le pronom « on » : « On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut. ». Il est aussi considéré comme une sorte de confesseur, avec l’adjectif « avouable », qui suggère cependant une faute. En attente de pardon, cette faute ne serait-elle pas, précisément, ce procédé de « distorsion » ?
La dernière pirouette qui ferme l’avant-propos est la mention finale d’un lieu et d’une date. Si la date peut paraître vraisemblable, du moins pour l’achèvement du roman, en revanche Boris Vian n’a jamais mis les pieds aux USA. Mais c’est aussi un signal : la « Nouvelle-Orléans » est le berceau du jazz. Cela souligne, une fois de plus, son importance dans le roman.
Pour conclure
Pourquoi faire précéder le roman d’un avant-propos, sur un ton si didactique, alors même que Vian affirme le refus d'en expliciter le sens ? D’affirmations paradoxales en contradictions successives, de façon délibérément désinvolte, il expose l'esthétique de son roman. Rien n’y sera "réalité", tout la représentera, « biaisée »…, pour poser deux vérités, qu’il appartiendra au lecteur de dégager : le bonheur se trouve dans l’amour et dans la musique de jazz. Mais ce bonheur est menacé par bien des laideurs…
Vian pose une question fondamentale pour le roman, celle de l’esthétique réaliste. Stendhal définissait le roman comme « un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». L’écrivain tenait, certes, le miroir, mais Stendhal posait ainsi une volonté de représenter la réalité dans une totale ressemblance : c’était alors la naissance du réalisme. Par opposition, Boris Vian, dans la lignée du surréalisme, revendique une double déformation.
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D’une part, la surface du « miroir » a été délibérément déformée : cela explique les choix stylistiques, avec, notamment, le recours à des registres hors du réel comme le merveilleux, le fantastique.
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D’autre part, l’atmosphère du « chemin » et le chemin lui-même ont été modifiés, ne ressemblent plus à la réalité : le réel évoqué sera lui-même modifié.
Mais l’objectif ultime reste le même : l’histoire est « absolument vraie ». C’était aussi l’affirmation des surréalistes : rechercher, par la combinaison des points opposés, une réalité "plus vraie" dépassant les contradictions. Il nous invite ainsi à lire L’Écume des jours en nous interrogeant sur la façon dont la distorsion du réel dans le roman lui donne son sens.
Histoire des arts : scènes de bal dans la peinture
Ces trois tableaux traitent un même sujet : la scène de bal. En choisissant trois époques différentes, nous avons voulu montrer comment sa reprise, dans des siècles différents, permettait à la peinture, comme pour le "topos" littéraire de la scène de première rencontre, de faire ressortir, au moyen de l’évolution des pratiques esthétiques, les valeurs d’une époque.
Le tableau du XVIème siècle est caractéristique de la peinture dite d’apparat sous la Renaissance, destinée à provoquer une respectueuse admiration pour la grandeur d’une noblesse régnante et imposant ses règles. C’est encore le pouvoir, celui du Second Empire qui se donne en spectacle dans le tableau de Jean Béraud, mais celui de l’argent, davantage mis en évidence par le décor et la représentation des personnages, pris entre la conscience de leur importance et leur goût du plaisir.
Pour voir le diaporama
Le tableau de Georges Carré tranche sur les deux précédents, par ses jeux de contraste et sa rupture technique : il illustre ainsi les libertés que vont revendiquer avec force les artistes de la première moitié du XXème siècle.
Conclusion
Le personnage de roman
Son évolution
Le personnage de roman procède d’un double glissement :
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du héros de l’épopée – persistant encore dans le roman médiéval – à un être, sinon ordinaire, du moins ayant perdu son aura héroïque, plus proche ainsi du lecteur, comme c’est le cas par exemple, dans les romans du XIXème siècle de Flaubert ou de Maupassant, et ce malgré la distance temporelle.
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du personnage de théâtre, qui agit directement sur scène, sous les yeux du public, à travers le jeu du comédien, à celui du récit, médiatisé – même quand est choisi le « je » de la forme autobiographique, réelle, comme dans Les Confessions de Rousseau, ou fictive – par un narrateur qui raconte son histoire.
Or, si, quand il assiste à une pièce de théâtre, le spectateur ressent physiquement l’écart entre lui et ce qui se joue sur scène – ce qui permet d’ailleurs la « catharsis », cette purgation des passions qu’Aristote pose comme fonction du théâtre –, il en va autrement pour le lecteur d’un roman : la place accordée dans l’œuvre au personnage induit sa plus ou moins grande adhésion.
Le personnage et le lecteur
Quand le personnage, par définition un être de fiction, est ancré dans son époque, est doté d’un nom, d’un statut social, de caractéristiques physiques, psychologiques et morale, le lecteur y reconnaît des comportements familiers, par exemple la timidité d’un jeune homme face à une femme dont la beauté l’éblouit, tel Frédéric Moreau face à Mme Arnoux, chez Flaubert, ou l’ambition qui anime certains hommes, avides de pouvoir et d’argent, comme Georges Duroy, chez Maupassant. Qu’il soit emprunté à l’histoire, comme Monsieur de Guise, Madame la Dauphine ou la Reine dans La Princesse de Clèves, ou sorti de l’imagination du romancier, peu importe : pour le lecteur, il tire sa force de sa participation à l’intrigue, par ses actions et ses paroles. Le lecteur oublie alors la fiction pour voir en lui, tantôt un modèle, auquel il peut même s’identifier, tantôt l’objet de son rejet.
C’est que le personnage, en fait, incarne des choix, des comportements, révélateurs d’une vision du monde, proposée au lecteur : « all is true », affirme Balzac au début du Père Goriot . Nous avons pu le constater dans les romans qui accentuent le réalisme psychologique, du XVIIème siècle au XIXème siècle.
Romancier, narrateur et lecteur
C’est là qu’intervient le romancier, et le rôle qu’il prête à son narrateur. S’il soutient cette vision du monde ou, au contraire, la démasque par son ironie, et selon qu’il conduit son personnage à la réussite ou à l’échec, il influence les réactions de son lecteur. Ainsi, La Princesse de Clèves a provoqué de nombreux débats dans les salons précieux, pour juger l’attitude de l’héroïne, notamment l’aveu à son mari de son amour pour le duc de Nemours, même s’il ne l’a pas conduite à lui être infidèle, ou bien son rejet du duc et son entrée au couvent alors qu’elle est libre après la mort du prince. De même, Flaubert nous invite à sourire des excès romantiques de Frédéric Moreau, tandis que Maupassant nous fait découvrir le cynisme de son héros qui, lui, triomphe dans une société où l’absence de scrupules est indispensable à la réussite.
Jean-Louis-Ernest Meissonier, Jeune homme travaillant (dit aussi Jeune homme écrivant), 1852. Huile sur toile, 34,1 x 46. Musée du Louvre
Une évidente rupture se produit au XXème siècle, dont Boris Vian nous donne un exemple à travers les personnages de Colin et de Chloé dans L'Écume des jours. Il joue sur un double mouvement :
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D’un côté, le lecteur peut y reconnaître l’émotion provoquée lors de la naissance de l’amour, être touché par le désir de séduire, d’aimer et d’être aimé, le partager.
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De l’autre, l’irréalisme du cadre, l’invraisemblance des actions et le langage adopté par le romancier empêche la "mimésis" de fonctionner, donc rend impossible toute identification.
Cependant, même si les auteurs du Nouveau Roman, dans la seconde moitié du XXème siècle, remettent en cause la notion même de personnage, en les rendant anonymes, en réduisant même parfois leur rôle, voire en les effaçant, le personnage a résisté, et est loin d’avoir disparu dans les romans contemporains.
C’est donc l’humanité du personnage, et surtout quand le romancier veut renforcer l’illusion de réel, qui donne au roman toute sa force.
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : En quoi le topos de la scène de rencontre est-il révélateur des valeurs illustrées par le personnage de roman ?
Les "invariants" du "topos"
En observant les premières scènes de rencontre, dans la littérature antique, nous avons constaté la mise en place de ce que nous nommons des "invariants", c’est-à-dire des éléments qui accompagnent la naissance de l’amour :
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Une immédiateté de l’effet de surprise se produit aux premiers regards échangés entre les deux personnages, auxquels peuvent s’ajouter d’autres sensations, nées du parfum, par exemple, du ton de la voix, voire du toucher ;
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De part et d’autre, les personnages sont éblouis par les qualités reconnues en l’autre, souvent des stéréotypes : pour la femme, beauté physique, douceur, grâce, mises en valeur par l’élégance du vêtement, pour l’homme, force, courage, aptitude à accomplir des exploits…
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Après ce coup de foudre, censé être réciproque, intervient un bouleversement profond, qui se marque à la fois physiquement, rougeur, pâleur, paralysie du langage par exemple, et psychologiquement : le monde extérieur s’efface, et chaque être se sent transformé par son désir de franchir la distance qui le sépare de l’autre.
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Si le langage complète la rencontre, tout devient alors signifiant, les mots choisis, le rythme de la parole, mais aussi les mimiques, les gestes, le ton accompagnant le discours.
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Cela entraîne la volonté de dépasser les obstacles, de transgresser éventuellement les codes sociaux et les normes morales. Le couple vit alors des épreuves, et, parfois, un déchirement intérieur.
C’est ainsi que s’est fondé le "topos" littéraire, dont nous avons pu reconnaître les caractéristiques dans les textes étudiés, en totalité comme dans La Princesse de Clèves, ou partiellement dans la mesure où chaque auteur y imprime sa marque, par des suppressions ou des ajouts.
Le rôle de la contextualisation de la scène de rencontre
Chaque scène de rencontre s’inscrit dans un cadre spatial et dans un moment qui la rendent exceptionnelle : un bal à la cour, chez Mme de La Fayette, ou une fête de jeunes gens chez Boris Vian, un luxueux dîner chez Flaubert, ou, au contraire un lieu qui isole davantage les personnages, comme chez Rousseau ou Flaubert. Ce choix du cadre est particulièrement révélateur de valeurs. Par exemple, il y a un évident écart entre la boutique de l’orfèvre, plus banale, et la cour royale où Mme de La Fayette situe ses deux rencontres, et le décor mis en place par Boris Vian, de même qu’entre le luxe du dîner vécu par Duroy et l’humble décor, proche d’une église, où Rousseau rencontre Mme de Warens.
Dans ces cadres différents, le récit de la scène de rencontre, par les réactions prêtées au personnage, permet au lecteur de découvrir les valeurs, sociales, religieuses, philosophiques et morales, prônées ou rejetées. Ainsi, nous avons pu mesurer le poids des bienséances dans la gêne de la Princesse de Clèves face aux témoins qui l’observent, les rêves d’absolu à travers l’idéalisation de la femme par Rousseau ou par Frédéric Moreau chez Flaubert, caractéristiques de la sensibilité romantique, ou encore le cynisme qui s’affirme dans les ambitions de Georges Duroy en écho à l’essor économique promis par le Second Empire. Boris Vian, lui, nous montre les aspirations de la jeunesse de l’après-guerre à la liberté.
Les esthétiques
Or, c’est précisément parce que le "topos" repose sur des invariants qu’il permet de mesurer l’originalité des romanciers qui lui donnent un rôle dans leur récit. Il révèle donc leurs choix esthétiques, eux aussi porteurs de valeurs.
Le choix du point de vue narratif
Quand, par exemple, Mme de La Fayette privilégie la focalisation interne dans la rencontre de son héroïne, le point de vue du prince de Clèves, elle met en valeur la force du coup de foudre ressenti par son héros, que perçoit Mlle de Chartres mais plus avec gêne qu’avec une réelle émotion, tandis que, lors du bal, les points de vue de la princesse et du duc alternent et le dialogue intervient davantage, de même que les commentaires du narrateur omniscient. Cela renforce à la fois l’intensité du coup de foudre, réciproque, et le poids du regard social, obstacle potentiel à l’amour du couple. De même, en posant simultanément l’échange de son personnage avec trois femmes différentes, donc trois regards, trois points de vue, Maupassant fait d’elles des proies pour son personnage qui entend bien les conquérir, tandis que Flaubert, au contraire, par les signes d'ironie du narrateur sur les sentiments de Frédéric face à Mme Arnoux, en annonce déjà l’échec. Ainsi, là où Faubert fait de l’amour une illusion Maupassant en fait le moyen de l’ascension sociale.
Le choix de la tonalité
Il fait également ressortir les valeurs illustrées par le personnage, soutenues - ou non - par le romancier. Par exemple, en choisissant l’autobiographie, Rousseau joue sur deux tonalités. D’un côté, la distanciation temporelle entre le « je » narrant et le « je » narré lui permet de revivre un temps heureux, le paradis perdu de l'amour sincère, fondateur de sa personnalité, d’où l’expression lyrique soutenue par le lexique hyperbolique ; de l’autre, en prenant du recul sur le temps de sa jeunesse, il peut sourire par instants de sa naïveté. Inversement, en inscrivant la rencontre de Colin et Chloé dans un cadre rendu étrange par la distorsion du réel, en y ajoutant des éléments qui relèvent du merveilleux et contrastent avec le registre de langue familier, ou avec l’emprunt au discours scientifique, Boris Vian multiplie les décalages : il affirme ainsi avec force, pour les personnages la liberté d’aimer, pour le romancier la liberté de créer.
Devoir : dissertation
SUJET : L’amour occupe dans le roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, une place essentielle. En quoi sa représentation est-elle révélatrice du regard porté par le romancier sur l’homme et la société ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé. Votre réflexion prendra appui sur le roman de Stendhal au programme, sur le travail mené dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Pour voir le corrigé proposé
Pour préparer la dissertation : analyse du sujet
La formulation de la question, introduite par « En quoi », implique qu’est demandée une analyse, et non pas une discussion qui pourrait contester l’idée posée. L’attribut « révélatrice » n’a donc pas à être remis en cause, sauf, éventuellement, dans la conclusion ; il doit être prouvé par l’argumentation.
Le sujet porte sur un thème particulier du roman, « l’amour » et sa « représentation ». Avant de construire la réflexion, on réactivera les études effectuées, en pensant à la double optique : les deux héroïnes, Mme de Rênal et Mathilde de La Mole, deux images d’amoureuses, et la relation de Julien avec elles.
L’adjectif « révélatrice » reçoit un complément, « du regard porté par le romancier sur l’homme et sur la société. », qui induit de réfléchir sur :
- la place du romancier : c’est lui qui construit l’histoire et ses personnages. Mais son « regard » se confond-il avec les actions et les sentiments de ses personnages ? Comment reconnaître ce qui lui appartient en propre ?
- « le regard […] sur l’homme et la société » implique un double jugement.
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D’une part, à travers la personnalité de ses personnages, comment l’individu vit-il l’amour ? Quelle valeur lui accorde-t-il, quel rôle dans son existence ? Le romancier l’approuve-t-il – ou non ?
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D’autre part, la conception de l’amour vécu par le personnage correspond-il aux codes de la société dans laquelle il évolue ? En respecte-t-il, notamment, les habitudes sociales et les normes morales ?
La consigne apporte deux types de précision :
1/ sur la structure attendue : « bien sûr, la première place est réservée au roman de Stendhal, . Cela implique une introduction et une conclusion, et une argumentation dont la logique ressort par la construction de parties, elles-mêmes constituées de paragraphes.
2/ sur le choix des exemples : bien sûr, la première place est réservée au roman de Stendhal, mais notons l'utilisation possible d'autres textes étudiés dans le parcours associé, et même à la « culture personnelle ». Avant d'entreprendre la recherche d'arguments, il est donc utile de récapituler le "stock" d'exemples dont on dispose à propos du thème de l'amour.