Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830 : parcours dans le roman et parcours associé
C'est un des romans les plus connus du XIXème siècle que propose le programme du baccalauréat et son ampleur, par rapport à l'horaire imparti en classe de 1ère, a forcément exigé des choix qui en limitent l'étude. De même, l'intitulé du "parcours associé", très large, a exigé de poser une problématique plus restreinte.
Parcours dans Le Rouge et le Noir de Stendhal
Introduction
Pour voir la biographie
Avant d’aborder une œuvre, il est indispensable de l’introduire, pour aider l’étude mais, surtout, pour « mettre en appétit ». Ainsi, même si Stendhal ne déclare pas, pour parodier Flaubert à propos de son héroïne, Madame Bovary, « Julien Sorel, c'est moi », ses choix d'existence mais aussi ses désenchantements ont nourri la personnalité de son personnage, mais expliquent aussi bien des commentaires du narrateur, derrière lequel se cache souvent le romancier, lui-même inscrit dans une époque, dont le roman rend compte.
Il sera donc intéressant, au fil de l'étude, d'en retrouver les échos.
Pour voir le contexte
Présentation du roman
Pour se reporter à la présentation
Pour lire l'œuvre
Avant d’entrer dans l’œuvre, une présentation générale rappelle que Stendhal a puisé son sujet dans deux faits divers de son époque, et nous formulera des hypothèses d’étude à partir du titre et du sous-titre. La lecture ayant déjà été faite, il est possible de dégager la structure du roman, et d’observer une de ses particularités, les échos créés d’une partie à l’autre.
Ces analyses conduisent à poser une problématique pour guider le parcours, Comment Stendhal fait-il de son personnage le héros d’un roman d’apprentissage ?, c’est-à-dire des pistes de recherche.
Le verbe « fait » pose d’emblée l’idée de l’action du romancier, créateur, qui a le pouvoir de transformer un « personnage » en « héros ».
Le terme « personnage » par son étymologie latine ("per", à travers et "sonum" le son) relève du lexique théâtral en renvoyant au "masque" porté par l’auteur qui joue un rôle. Il s’élargit ensuite pour qualifier toute personne, réelle ou imaginaire, introduite dans une œuvre d’art.
Le terme « héros », lui, rehausse cette dimension initiale car le « héros », demi-dieu dans son origine mythologique, est d’abord considéré comme un être de valeur supérieure, par ses exploits physiques ou ses qualités morales et intellectuelles. Ainsi, si le « personnage » peut être un être ordinaire, socialement ou psychologiquement, le « héros », lui, est, en principe, destiné à susciter l’admiration, à servir de modèle.
Cette même progression se retrouve dans la notion de « roman d’apprentissage » : en avançant dans la vie, à travers les situations vécues et les épreuves rencontrées, le personnage mûrit, s’enrichit – matériellement, intellectuellement, psychologiquement – et construit ainsi son destin.
Enfin, l’adverbe interrogatif « Comment » nous invite à porter notre attention sur les procédés d’écriture, depuis la structure de l’intrigue jusqu’à l’énonciation, en passant par le cadre spatio-temporel choisi et par la focalisation.
Le cadre spatio-temporel
La notion d’apprentissage, qui implique qu’un personnage suive un itinéraire, jalonné d’épreuves, nous invite à observer quels lieux il traverse, en étudiant comment les descriptions faites par Stendhal leur donnent sens.
De même le sous titre définitif du roman, « Chronique de 1830 », en mettant en valeur l’inscription du récit dans une époque conduit à s’intéresser, non seulement à la place que Stendhal accorde aux réalités historiques, mais, en se rattachant à l’étymologie, à la « chronologie » du récit.
Pour se reporter à l'étude
Explication : Partie I, chapitre IV, "Un père et un fils", de "Ce fut en vain..." à "... toujours battu."
Pour lire l'extrait
Le début du roman a déjà mis en évidence la dimension sociale du roman, en en posant le cadre, la petite ville de Verrières dont M. de Rênal est le maire. Sa décision de choisir Julien Sorel comme précepteur de ses enfants le conduit à la scierie du père Sorel auquel il adresse sa proposition. Ce début du chapitre repose déjà sur un contraste entre l’intérêt que porte le maire à Julien, que son père, au contraire, traite de « vaurien ». Mais le lecteur n’a toujours pas eu – contrairement à l’habitude dans les romans – un portrait précis du personnage principal du roman.
En plaçant alors face à face, comme le montre le titre du chapitre, « Un père et un fils », avec deux articles indéfinis qui semblent accentuer l’écart entre les deux, Stendhal brosse le portrait de Julien, en soulignant, par la scène de conflit, sa singularité. Comment la mise en scène amène-t-elle la découverte du personnage ?
1ère partie : un violent conflit (des lignes 1 à 24)
Le portrait du père Sorel
Son portrait social
Stendhal situe cette scène au cœur même de la scierie, dont il nous fait entendre, à deux reprises, « le bruit de la scie », et il nous en donne une description précise, mentionnant « l’arbre soumis à l’action de la scie », « la poutre transversale qui soutenait le toit » et les « leviers de la machine en action ». Ce réalisme souligne ainsi d’une part l’aspect effrayant du lieu, dangereux : en cas de chute, les leviers « eussent brisé » Julien ; d’autre part, le père Sorel est inscrit d’emblée dans son milieu social, le monde ouvrier, ce qui fera ressortir le contraste avec son fils.
Henri Dubouchet, La scierie du père Sorel, édition de 1884. Eau-forte, BnF
Son portrait physique
La scène met en valeur le contraste entre la faiblesse du fils et la force physique de son père, déjà marquée par sa « terrible voix », et l’incise, « malgré son âge », révèle l’autorité qu’il entend bien exercer, conformément à la tradition patriarcale.
Il a, en effet, conservé toute son agilité : « celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. » De plus, une seule main lui suffit pour empêcher son fils de tomber : « son père le retint d’une main comme il tombait ».
Son portrait psychologique
Mais surtout, le récit montre toute la violence dont il est capable, d’abord en deux temps, en gradation : « Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. » L’attaque est d’abord portée contre le livre, principal reproche de ce père, avant d’être redoublée contre son fils. Tout aussi violent est le troisième coup, appliqué alors que Julien est déjà « étourdi par la force du coup et tout sanglant » : il « alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. » Il n’a aucun égard pour ce fils, dont il ne pense qu’à se faire obéir, comme le prouve le pronom personnel, « le », en fonction d’objet face à la puissance paternelle affirmée : « À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. »
Par les deux passages de discours directement rapporté Stendhal met en valeur la grossièreté de ce père qui insulte son fils en le traitant d’« animal ». Il est lui-même inculte, et attend de ses enfants uniquement qu’ils se rendent utiles par leur travail à la scierie : « Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. » L’instruction n’a donc pour lui aucun intérêt, d’où la destruction du livre.
Les réactions de Julien
Le contraste est immédiat. La première phrase, avec le présentatif, le montre absent du monde qui l’entoure : « Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. » Il rejette ce monde, et le travail qu’il a à accomplir « de garde à la scie », dans un « poste officiel », qui n’exige pas de lui une force physique mais seulement cette vigilance dont il ne fait pas preuve : « L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. »
Face à la puissante autorité de ce père, Julien ne peut que se soumettre, et sa réflexion intérieure, rapportée directement, amplifie par l’exclamation sa peur : « Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. » Mais il est surtout sensible à la douleur morale, comme l’exprime le commentaire du narrateur : « En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ». En introduisant le titre du livre, Stendhal présente un élément caractéristique de son personnage, sa vénération pour Napoléon, puisqu’il s’agit du livre de Las Cases où il rapporte ses entretiens avec Napoléon lors de son second exil dans l’île de Sainte-Hélène : « c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène. » Le « ruisseau » dans lequel est tombé ce livre devient alors le lieu emblématique de l’échec de tous les espoirs et les rêves de Julien.
Comme son livre, Julien est alors contraint de rejoindre le sol, comme pour symboliser le passage de l’idéal élevé, nourri par le livre, au matérialisme le plus grossier, que représente son père.
Le comte de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, édition illustrée
2ème partie : le portrait de Julien (de la ligne 25 à la fin)
Cette première partie, dynamique, permet à l’écrivain d’introduire très naturellement le portrait de son personnage, un portrait statique cette fois, qui parallèlement rappelle son passé. La présentation n’est pas neutre : pour chaque trait, physique ou psychologique, Stendhal le montre vu par le regard d’autrui, fondé sur son « apparence », celui de ses proches, des habitants de Verrières et même du narrateur qui explicite les images, par exemple avec la répétition du verbe « annoncer », et ajoute, des lignes 31 à 33, son propre commentaire.
Son portrait physique
La présentation s’enchaîne parfaitement à la scène de conflit, par exemple « il avait les joues pourpres » peut s’expliquer par le coup reçu mais aussi par un mélange de colère et de honte, et ses « yeux baissés » révèlent sans doute la peur face à son père, mais c’est aussi une façon de dissimuler sa colère, signe de l’hypocrisie que nous retrouverons souvent dans le roman. Il en va de même pour ses regards qui « étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce », avec ce superlatif, hyperbolique, qui traduit tout ce qui sépare le fils de son père.
La première impression met en valeur sa fragilité, déjà par la formule générale, « un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence », la précision suggérant qu’il possèderait tout de même une force intérieure. Le commentaire qui précise son allure d’ensemble, « Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. », confirme cette première image de faiblesse, mais elle introduit aussi l’idée d’une finesse élégante propre à le distinguer de l’allure plus grossière des paysans qui l’entourent.
Le portrait fait un gros plan sur son visage, mais à nouveau avec un contraste entre des aspects plutôt péjoratifs et d’autres qui renvoient davantage à des critères de beauté : il a « des traits irréguliers, mais délicats », son « nez aquilin », courbé en forme de bec d’aigle, est surmonté de « grands yeux noirs », signes de séduction, mais ses « cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front ». Le personnage n’est donc pas doté de toutes les perfections physiques, mais est tout de même capable de séduire.
Gérard Philipe : une incarnation de Julien Sorel. Film de Claude Autant-Lara, 1954
Son portrait psychologique
Psychologiquement, les aspects mis en valeur contredisent cette impression de faiblesse, mais un nouveau contraste est introduit par le commentaire qui interprète son regard : il avait de « grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu ». Cette contradiction est importante, car elle marque déjà la dualité du caractère de Julien : « la réflexion » est ce qui va déterminer toute la dissimulation que son analyse des situations rencontrées lui permet de mettre en œuvre, tandis que le « feu », au contraire, annonce les élans qu’il porte en lui, ses réactions impulsives qui le poussent à des actions énergiques. Le narrateur signale aussi l’« air méchant » qu’il peut arborer.
La litote choisie dans le commentaire général du narrateur accentue la valeur donnée au personnage principal : « Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. » Stendhal lui donne ainsi l’étoffe d’un héros.
Le rappel du passé
Les dernières lignes du passage, qui s’ouvre sur le plus-que-parfait « avaient donné », résument rapidement l’histoire de Julien, victime de rejet, car il est trop différent de sa famille, aussi bien par son comportement que physiquement : « Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. » Stendhal nous rappelle ici que, dans ce monde de la campagne, dans ce milieu ouvrier, l’enfant n’a de valeur que s’il peut ensuite travailler pour rapporter de l’argent à la famille qui l’a élevé. Or, la faiblesse physique de Julien lui ôte toute valeur, et l’a donc exclu de tout lien affectif familial, exclusion réciproque, mise en relief par la reprise lexicale qui étend encore la « haine » déjà lue dans son regard : « Objet des mépris de tous à maison, il haïssait ses frères et son père ». Mais il n’est pas davantage apprécié par les autres enfants : « dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu. » Ici, les indices spatio-temporels élargissent le rejet à la ville même, en annonçant à la fois la volonté du personnage de lui échapper, et le rejet qu’il subira lors de son procès.
CONCLUSION
Le « livre » face à la « scie », c’est tout l’écart social entre le fils et le père que Stendhal met en relief dans cette scène où le lecteur découvre le personnage principal grâce à la focalisation omnisciente choisie par le narrateur.. Le fait que Julien soit passionné par son livre et la violence qu’il subit pour cela le rendent forcément sympathique aux yeux du lecteur réel.
Mais Stendhal ne se limite pas à souligner les contrastes entre les deux protagonistes, il met aussi en valeur, par ses propres interprétations en tant que narrateur les contrastes au sein du personnage, faiblesse physique mais aussi force d’âme, qui vont lui permettre d’accéder au statut de héros.
Explication : Partie I, chapitre XV, "Le chant du coq", d'"Enfin, souffrant plus..." à "... qui la déchiraient."
Pour lire l'extrait
Avant d'expliquer ce passage, qui concrétise la relation amoureuse entre Julien Sorel et Mme de Rênal, épouse du maire de Verrières chez lequel il exerce ses fonctions de précepteur, il est important de mesurer comment le jeune homme a pu en arriver là, donc son évolution. D'où les deux extraits proposés en lecture cursive.
Lectures cursives : "L'ennui"(chap. VI) - "Une soirée à la campagne" (chap. IX)
Pour lire les deux textes
1er extrait : la première rencontre
La scène de première rencontre est un des « topos » littéraires les plus connus, et celle de Stendhal est tout particulièrement frappante par la façon dont, à travers le jeu des regards, il met en place à la fois le portrait des deux personnages et la relation qui se crée entre eux, fondée sur l’effet immédiat de surprise réciproque.
Le regard de madame de Rênal sur Julien
Si le statut social est immédiatement noté, « un jeune paysan », et répété, il est aussitôt effacé, à la fois par ses vêtements, « une chemise bien blanche », « une veste fort propre », et par les notations physiques, comme son « teint […] si blanc ». Mais l’accent est mis sur la jeunesse de Julien, « presque encore un enfant », qui le rend d’autant plus rassurant aux yeux de Mme de Rênal que tout son comportement, ses « grosses larmes », le fait qu’il « n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette », révèle sa timidité. Elle voit même en lui « quelque jeune fille déguisée », et c’est alors un sentiment maternel qui s’éveille en elle : « « Elle eut pitié de cette pauvre créature ».
Henri Dubouchet, La première rencontre, édition de 1884. Eau-forte, BnF
À la fin du passage, l’exclamation dans le discours rapporté indirect libre confirme l’effet de surprise provoquée par cette rencontre, chez une héroïne dont Stendhal rappelle qu’elle est une mère, soucieuse du bien-être de ses enfants, tout en la dotant, par son rire, de « toute la gaieté folle d’une jeune fille ».
Le regard de Julien sur madame de Rênal
Stendhal inverse ensuite le point de vue, en mettant en avant le regard de Julien sur Mme de Rênal. Il est aussitôt « frappé du regard si rempli de grâce » de l’héroïne, « étonné de sa beauté », et semble pénétrer ainsi dans un autre univers : « Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. » Nous le sentons donc à la fois intimidé, mais aussi ému car sa vie familiale l’a privé de toute relation affective.
2nd extrait : le chemin de la conquête
L'évolution de Julien Sorel
Peu à peu Julien s’est fait apprécier dans la famille, et Mme de Rênal surtout se plaît en sa compagnie, et s’efforce de lui apporter de l’aide, une augmentation de salaire, des livres… Mais sa jalousie envers sa femme de chambre Élisa, et sa complicité avec Julien à la campagne, à Vergy, l’amène à s’interroger : « Aurais-je de l’amour pour Julien ? se dit-elle enfin. » Et lui, de son côté, jouissant d’une liberté nouvelle, jette un autre regard sur elle, rapporté avec ironie par le narrateur : « Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps. » Ainsi, Julien, comme son modèle, décide de partir à la conquête de Mme de Rênal, et se lance alors un défi car son courage se heurte à sa timidité.
Un combat
Tout cet extrait repose sur le déchirement intérieur de Julien : « L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. »
Sa timidité explique, en partie ses « mortelles angoisses » et son « anxiété » : Mme de Rênal est mariée, au maire qui plus est, et a donc le pouvoir de le faire renvoyer. De plus la scène, certes se déroule dans l’obscurité, mais en présence d’un témoin, Madame Derville. C’est ce qui explique le commentaire sur la « violence que Julien était obligé de se faire » pour vaincre cette timidité.
Mais son trouble vient davantage de ce qui est ici nommé « devoir », en fait un défi qu’il s’est lancé à lui-même, afin de se prouver son courage. D’où la comparaison à un « duel », et la façon dont il s’exhorte à l’action : « Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. » Il s’agit donc d’une question de vie et de mort, à ses propres yeux… dans laquelle l’amour ne joue aucun rôle, comme le fait ressortir sa réaction quand il obtient la victoire : « Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. »
Ces deux extraits traduisent déjà l’évolution du personnage. Mais il faut attendre le chapitre XV, « Le chant du coq », pour que soit franchie l’étape suivante, la concrétisation de l’adultère. La conquête, en elle-même, est relatée rapidement, l’accent étant mis surtout sur les sentiments des deux personnages.
1ère partie : la conquête (des lignes 1 à 15)
L'entrée dans la chambre
Comme pour s’emparer de la main de Mme de Rênal, Julien a annoncé à celle-ci sa volonté d’entrer dans sa chambre « à deux heures », défi qu’il se lance d’abord à lui-même, comme s’il était un soldat montant à l’assaut, d’où la comparaison hyperbolique : « Enfin, souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort ». Le risque est d’autant plus grand que la scène se déroule dans la maison familiale, avec le mari à proximité. Chaque geste traduit donc le danger et la peur ressentie : « Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. » De même la présence de « la veilleuse » est perçue comme un « nouveau malheur », car Julien espérait sans doute, en se dissimulant, empêcher, par cet effet de surprise, toute résistance. Par ce portrait, Stendhal nous amène à sourire de ce "héros" si vite effrayé…
La conquête
Le récit marque cette résistance, redoutée, par le mouvement, « Madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit », et par le discours rapporté direct, « Malheureux ! », mais le commentaire du narrateur banalise cette conquête par l’adverbe modalisateur : « il y eut un peu de désordre. ». D’ailleurs, en la qualifiant de « vains projets », Stendhal ôte à son personnage toute dimension héroïque, et le retour à la focalisation interne, avec les hyperboles, le ramène au « rôle naturel » qu’il joue d’abord à ses propres yeux, emporté par son exaltation : « ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs ». Mais le comportement alors adopté fait sourire, car il mêle la gestuelle romantique traditionnelle, la soumission de l’amant à la « dame » divinisée, « Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux », à une réaction d’enfant grondé par sa mère : « Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes. »
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, vers 1776. Huile sur toile, 71 x 92. Musée du Louvre, Paris
La réussite
Stendhal accentue encore cette banalisation par l’ellipse narrative privant son lecteur du récit de ce moment déterminant dans la relation amoureuse, comme s’il se refusait à le prendre au sérieux, se moquant ainsi de sa propre fonction de romancier : « Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. » Si la qualification de « victoire » nous rappelle la démarche conquérante adoptée par Julien, elle est à nouveau minimisée par l’explication donnée. L’oxymore, « son adresse si maladroite », amplifie cette démythification d’une victoire qui relève d’abord du cœur de la femme, due « à l’amour qu’il avait inspiré », puis d’une sorte de hasard : « l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants ».
Nulle intervention du sentiment amoureux ici, simplement un élan de désir.
2ème partie : les sentiments des deux amants (de la ligne 16 à la fin)
Stendhal, après avoir longuement préparé cette scène, qu’il se refuse pourtant à détailler, s’attache, en revanche, à une analyse psychologique faisant alterner les points de vue, interne et omniscient, et les commentaires qui jugent ses personnages.
Les sentiments de Julien
La dissimulation
À la lucidité ironique du narrateur, qui, au lieu de le montrer victorieux fait de son personnage la « victime d’un orgueil bizarre », répond l’aveuglement du personnage, dénoncé par le verbe « prétendit ». Une des caractéristiques de Julien Sorel est, en effet, la place qu’il accorde à la dissimulation : « jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes » est destiné à masquer son inexpérience, Mme de Rênal étant la première, et sa volonté de s’assurer d’une forme de supériorité. Il n’est donc occupé que de lui-même, se transformant en un comédien qui "surjoue" : « il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. ».
Prisonnier de son orgueil, et surtout de ce rôle de conquérant qu’il s’est fixé dans la relation amoureuse, il passe ainsi à côté du bonheur d’aimer et d’être aimé, mis en valeur par le superlatif du récit : « les moments les plus doux ».
Un héros démythifié
Le jugement du narrateur se fait alors sévère, soulignant, en fait, un échec : « Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. » L’italique met en valeur le sens de ce terme, propre au personnage lui-même, qui renvoie, non pas à une obligation morale – c’est un adultère qu’il vient de réaliser – mais à une exigence personnelle, rester fidèle à la haute image qu’il se fait de lui-même, au défi qu’il s’est lancé dans l’idée de ressembler à Napoléon : « Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. » Les adjectifs, hyperboliques, représentent un nouvel exemple du jugement ironique que résume la fin du paragraphe, redonnant la parole au narrateur qui met en évidence le paradoxe de son personnage : « un être supérieur », car il est non seulement « aimable » car séduisant et intelligent, doté d’une forte volonté, mais incapable de vivre pleinement un bonheur présent, « ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. » Le passage au présent dans la métaphore finale est l’ultime sourire du romancier qui se cache derrière le narrateur : « C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. » Nous sommes par cette image bien loin du désir initial de paraître fort, viril, conquérant…
Les sentiments de madame de Rênal
Le déchirement
La fin du passage retranscrit la même scène, mais du point de vue de Mme de Rênal. Nous en retrouvons donc les étapes déjà signalées et la même ellipse narrative, « quand elle n’eut plus rien à lui refuser ». Mais, de son côté, elle les vit avec un excès souligné par les adverbes et les adjectifs hyperboliques : « Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement. » Là où Julien joue un « rôle », elle est totalement sincère, déchirée entre sa conscience morale et sa passion : « elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. », « Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. »
Jean-Honoré Fragonard, Marguerite Gérard, Le Baiser à la dérobée, 1787. Huile sur toile, 45,1 x 54,8. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
Mais le récit, en nous présentant l’héroïne, a souligné son éducation au couvent, et cette épouse et mère chrétienne mesure donc la gravité de sa faute, intensifiée dans l’image qu’elle s’en fait, mais sa vertu et sa foi sont combattues par la passion dont elle donne toutes les preuves à son amant : « Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses.»
Le jugement du narrateur
Sur Mme de Rênal : La fin de ce récit d’une scène d’amour revêt, en fait, une dimension tragique pour l’héroïne, illustrée par la métaphore des « feux » de la passion, cette « sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever » qui fait d’elle une victime. Comme toute héroïne tragique, elle reste impuissante, et le lexique accentue sa douleur : « Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient. » Elle aussi vit donc une guerre, mais tout intérieure.
Sur Julien Sorel : Mais la situation de Julien, résumée par le narrateur, n’est pas plus enviable : incapable de s’oublier lui-même, il est de ce fait incapable de se laisser aller à ses seuls sentiments et sensations, de « jouir » de la passion que son amante lui témoigne : « En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir. » Cependant, il n’accède pas au tragique car le romancier lui-même, en appelant Julien « notre héros », joue sur le double sens du mot : d’une part, il sourit de son personnage qui s’est voulu – et cru – héroïque, démasquant ainsi son illusion, d’autre part, en rappelant sa propre fonction de créateur de "héros" dans le roman, il crée ainsi une complicité avec son lecteur, brisant de ce fait l’illusion de vérité propre au réalisme.
CONCLUSION
Si cette scène marque un tournant dans la relation entre Mme de Rênal et Julien, qui concrétise ici son apprentissage de l’amour, pouvons-nous pour autant considérer qu’il accède au statut de « héros » ? Il est, certes, désireux de se comporter comme tel, et la réussite de sa conquête le persuade qu’il est digne de ses modèles héroïques. Mais, l’analyse de Stendhal, avec l’alternance des points de vue de chaque personnage, et ses commentaires, souvent ironiques, démythifient cette certitude en soulignant le malaise de Julien et, surtout, son aveuglement, dû à un orgueilleux narcissisme, qui le rend incapable de vivre véritablement l’amour.
C’est, en fait, Mme de Rênal qui se hausse, par ses déchirements, à cette dimension héroïque.
Explication : Partie II, chapitre LXI, "Lui faire peur", d'"Il ouvrit d'un mouvement..." à "... de se trahir."
Pour lire l'extrait
En passant de Verrières, de ses fonctions de précepteur dans la famille de Rênal, au séminaire à Besançon, puis à Paris, en tant que secrétaire du marquis de La Mole, Julien Sorel apprend peu à peu les codes du grand monde, et perfectionne son art de la dissimulation. Il se fait ainsi apprécier du marquis, et il est si différent des jeunes gens qui entourent sa fille, Mathilde, qu’il suscite son intérêt et lui, de son côté, décide de se lancer à nouveau dans la conquête de cette orgueilleuse. Sa réussite est complète quand, après une soirée à l’Opéra-Bouffe, il parvient à la rejoindre dans sa chambre en y montant grâce à une échelle. Mais l’orgueil de Mathilde provoque en elle un revirement, et elle l’accable de mépris. Sur les conseils du prince Korasoff, il adopte alors une nouvelle stratégie : rendre Mathilde jalouse en faisant ouvertement la cour à la maréchale de Fervaques. Il atteint son but quand Mathilde, touchée dans son orgueil, s’écrie : « méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton amour ». Mais céder trop vite est courir le risque de tout perdre…
Comment ce passage met-il en valeur l’évolution du personnage ?
1ère partie : un modèle (des lignes 1 à 6)
L’importance du livre ?
Depuis le début du roman, lors du conflit entre Julien et son père, le récit a souligné l’importance pour le jeune homme du livre de Las Cases, les Mémoires de Sainte-Hélène, qui représente, à ses yeux, un modèle d’héroïsme qui soutient son ambition de s’élever dans la société. Nous retrouvons ici cet enthousiasme, déjà dans son geste : « Il ouvrit d’un mouvement passionné les Mémoires ». La précision, « dictés à Sainte-Hélène par Napoléon », donne même à ce livre une valeur sacrée, en effaçant le nom de son auteur pour en faire la seule parole de l’empereur.
L’indice temporel, « pendant deux longues heures », suivi du chiasme syntaxique soulignent le rôle de ce livre, qui participe à la construction de la personnalité de Julien : il « se força à les lire ; ses yeux seuls lisaient, n’importe, il s’y forçait. » Mais le commentaire du narrateur en incise, « n’importe », crée un décalage, confirmé par l’adjectif, « cette singulière lecture » : la lecture devient mécanique, l’esprit du personnage étant absent. Le livre ne perd-il pas ainsi son importance ?
Le trouble de Julien
Un dédoublement intérieur se produit alors : d’un côté, il y a le contenu du livre, reflet de la gloire napoléonienne, « tout ce qu’il y a de plus grand », de l’autre ce qui agite « sa tête et son cœur », la décision à prendre sur le comportement à adopter avec Mathilde. Il s’agit donc bien, comme l’indique le verbe « montés », de mettre sur le même plan l’héroïsme des conquêtes de Napoléon et la conquête amoureuse.
Mais notons l’ordre de ces deux mots, qui donne la préséance à la « tête », c’est-à-dire aux calculs rationnels, qui sont devenus comme une seconde nature chez Julien : ils « travaillaient à son insu. » Le discours intérieur rapporté directement, « Ce cœur est bien différent de celui de madame de Rênal », qui rappelle l’expérience amoureuse du personnage, est contredit par le récit du narrateur omniscient : « mais il n’allait pas plus loin. » En fait, s’il est capable de comparer ses deux maîtresses, il n’est pas encore capable d’approfondir son analyse de la psychologie féminine.
Le trouble de Julien. Film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
2ème partie : la stratégie (des lignes 7 à 14)
Un combat
L’anaphore met en relief la stratégie adoptée, « lui faire peur », d’abord par l’écriture en lettres capitales, puis par l’exclamation, enfin par la simultanéité du gérondif : « en jetant le livre au loin ». Le livre n’est, en effet, plus nécessaire car Julien s’est identifié à son modèle, Napoléon, le choix lexical dans le discours direct assimilant la conquête amoureuse à un combat à livrer : « L’ennemi ne m’obéira qu’autant que je lui ferai peur, alors il n’osera me mépriser. » C’est ce que confirme la répétition verbale, accentuée par l’italique : « Ici, c’est un démon que je subjugue, donc il faut subjuguer. » Mais, pourquoi la qualifier de « démon », sinon pour se convaincre de voir en la femme aimée un « ennemi » ?
Un "amour de vanité"
Or, si nous nous référons aux quatre sortes d’amours que pose l’essai de Stendhal, De l’Amour, en 1822, il s’agit bien ici de ce qu’il qualifie d’"amour de vanité", comme le prouve la volonté de ne pas être « mépris[é] ». Ainsi, le récit introduit, parallèlement, un jugement sur le personnage. Il est d’abord présenté comme triomphant, avec une formule hyperbolique, « ivre de joie ». Mais aussi, le narrateur, derrière lequel se cache le romancier, apporte aussitôt un démenti, « À la vérité, ce bonheur était plus d’orgueil que d’amour », qui confirme l’"amour de vanité". Il convient donc de reconnaître l’ironie de la reprise lexicale : « Lui faire peur ! se répétait-il fièrement, et il avait raison d’être fier. » Mais est-ce le narrateur qui lui apporte ainsi une caution, ou bien est-ce le point de vue de Julien cherchant à se persuader lui-même du bien fondé de sa décision ? Introduite par le monologue intérieur, la comparaison entre les deux femmes, d’un côté Mme de Rênal qui affirme la force de son amour, de l’autre Mathilde, qualifiée de « démon », rendrait plus valorisante la victoire sur celle qui résiste… En fait, les doutes de la femme aimée montrent le pouvoir total exercé par l’amant sur son esprit, comme le rappelle le sens étymologique du verbe « subjuguer », "[mettre] sous le joug", et ce sont bien ces doutes qu’il veut faire éprouver à l’orgueilleuse Mathilde.
3ème partie : la rencontre (de la ligne 15 à la fin)
La stratégie mise en pratique
Le premier indice de cette stratégie est le choix de l’heure de la rencontre, avec la volonté de faire attendre Mathilde, donc de susciter son inquiétude, mise en relief par la négation restrictive : « il n’y parut qu’à neuf heures ».
Gérard Philipe, dans le rôle de Julien Sorel. Film de Claude Autant-Lara, 1954
Dans les sentiments relatés, est d’abord posée la force de la passion, avec sa métaphore traditionnelle, il est « brûlant d’amour ». Cependant, elle est aussitôt contredite par la reprise dans l'ordre des mots précédemment employés, « mais sa tête dominait son cœur. », nous rappelant ainsi a façon dont Julien a appris à parfaitement dissimuler ce qu’il ressent. Mais la litote souligne l’effort que cela exige : « Une seule minute peut-être ne se passa pas sans qu’il ne se répétât : La tenir toujours occupée de ce grand doute : M’aime-t-il ? » Il est donc obligé de renforcer sa stratégie, en amplifiant aussi de la difficulté, plus grande qu’avec Mme de Rênal en raison du statut social de cette fille de marquis, très courtisée : « Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer. » La mise en italique reproduit le jugement sévère de Julien sur l’orgueil, excessif, de Mathilde. Mais n’est-ce pas, de la même façon, l’orgueil de Julien qui le pousse à jouer l’indifférence ?
La rencontre
Le premier regard de Julien illustre toute l’ambiguïté de la scène : si Mathilde est « calme » et « assise », ce qui pourrait révéler une maîtrise de soi, l’adjectif « pâle » laisse, lui, supposer son trouble, amplifié à la fin de la phrase par l’interprétation posée, une paralysie qui serait le signe de sa peur : « mais hors d’état apparemment de faire un seul mouvement. »
Mais, comme la décision du héros voudrait que ce soit lui qui prenne immédiatement l’initiative, le geste de Mathilde, « Elle lui tendit la main », et surtout ses paroles d’excuse, « Ami, je t’ai offensé, il est vrai ; tu peux être fâché contre moi. », ne peuvent que le désarçonner : « Julien ne s’attendait pas à ce ton si simple. » Il attendait de sa part du mépris, de l’arrogance même, un « démon » à vaincre, et voilà qu’elle cède aussitôt… Elle lui enlève ainsi tout le mérite du combat, savamment élaboré, et d’une victoire remportée : « Il fut sur le point de se trahir. » Il aurait alors remplacé l’artifice par la vérité des sentiments, mais l’art de la dissimulation réussit à l’emporter.
Julien désarçonné. Film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
CONCLUSION
Cette scène montre comment sa relation avec Mathilde de La Mole a fait évoluer le personnage de Julien depuis sa liaison avec Mme de Rênal. En observant l’hypocrisie qui règne dans les salons et dans les milieux politiques parisiens, il a longuement cultivé son art de dissimuler. En fait, sa conquête de Mathilde a nourri son orgueil car sa volonté d’égaler son modèle, Napoléon, a trouvé en elle une maîtresse à la mesure de son ambition, elle aussi voulant se hausser à la hauteur de l’amour transgressif vécu par son aïeul, Boniface de La Mole. Tous deux se retrouvent donc jouant un rôle dans cette scène ambiguë…Mais Julien reste toujours incapable, prisonnier de sa stratégie, de vivre pleinement l’amour, remplacé par sa volonté d’être digne de l’image qu’il se fait de lui.
Étude d’ensemble : Deux portraits de femmes
Pour se reporter à l'étude
Les deux explications précédentes nous ont montré deux moments essentiels de la relation amoureuse de Julien Sorel, d’abord avec madame de Rênal, puis avec Mathilde de La Mole. Dans les deux cas, nous avons pu reconnaître la prédominance de ce que Stendhal nomme "l’amour de vanité", car l’écart social entre le personnage et ces deux femmes transforme, à ses yeux, l’amour à vivre en une victoire à obtenir sur un adversaire à vaincre.
Or, ces deux femmes sont bien différentes, à la fois par leur éducation, leur statut social, leur lieu de vie, leur caractère. Pourtant, ne représentent-elles pas, chacune à sa façon, une facette de l’idéal romantique d’un amour « sublimé » ?
Devoir : Commentaire
Pour lire l'extrait
L'extrait choisi pour ce commentaire, tiré du chapitre XVII de la deuxième partie du roman de Flaubert, Madame Bovary, la lettre de rupture adressée par le personnage de Rodolphe à sa maîtresse, Emma Bovary, offre l'intérêt d'articuler le romantisme, présent dans le contenu de la lettre, et le réalisme de cet écrivain, qui le tourne en dérision.
Pour voir le corrigé proposé
Explication : Partie II, chapitre LXXI, "Le jugement", de "Voilà le dernier de mes jours..." à "... s'évanouit."
Pour lire l'extrait
Chez le marquis de La Mole, Julien Sorel poursuit son ascension sociale. De secrétaire, il se trouve peu à peu associé au complot politique des Ultras, et réussit à faire la conquête de sa fille Mathilde. Quand celle-ci annonce à son père qu’elle est enceinte, la seule solution est de donner à Julien une position sociale plus digne : le marquis l’anoblit, sous le titre de « chevalier Julien Sorel de La Vernaye », et le fait nommer lieutenant de hussards » Mais une lettre de Mme de Rênal, informant le marquis de « l’hypocrisie » et de l’absence de « religion » de Julien, met fin à ce succès. Furieux, Julien se précipite à Verrières et tire deux coups de pistolet sur son ancienne maîtresse.
Il ne fait que la blesser, mais se retrouve emprisonné dans le donjon de la prison de Besançon, jusqu’à son procès qui l’accuse violemment pour « la barbarie du crime commis ». C’est alors au tour de Julien de prendre la parole.
Comment Stendhal, par l’alternance du récit et du discours, donne-t-il à son personnage une dimension héroïque ?
1ère partie : la préparation du discours (des lignes 1 à 6)
Un bref paragraphe de récit sert d’introduction au discours, et le point de vue interne adopté fait découvrir au lecteur les sentiments du personnage.
Un moment solennel
La première pensée rapportée directement donne au moment une valeur tragique : « Voilà le dernier de mes jours qui commence ». Mais c’est précisément ce qui transforme le personnage : « Bientôt il se sentit enflammé par l’idée du devoir. » Certes, ce terme de « devoir » n’est pas nouveau comme guide du comportement de Julien, mais, jusqu’à présent, il y avait puisé l’art de se dissimuler pour ne pas risquer le mépris d’autrui, c’est-à-dire une atteinte à sa propre dignité. Or, quand son avocat avait prononcé son plaidoyer, il avait été « sur le point de verser des larmes », mais avait trouvé, dans le « regard insolent » de M. de Valenod, la force de ne pas paraître faible, ce que rappelle le narrateur : « Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler ». Tout s’inverse à présent.
Henri Dubouchet, Julien devant ses juges, édition de 1884. Eau-forte, BnF
Les motivations du discours
Le double emploi verbal du verbe « pensa », qui encadre le paragraphe, indique les deux motivations du discours.
La première est la certitude de ne pas échapper à la mort. Elle oblige le personnage au « devoir » de se hausser à la hauteur de ce destin fatal : n’ayant plus rien à perdre, il n’a plus alors, pour imposer sa dignité, que le choix de proclamer sa vérité devant tous, en donnant à son geste criminel un autre sens qu’une simple vengeance. Le discours est donc improvisé, mais la position adoptée, « il se leva », traduit à quel point il veut rendre ce moment solennel.
Mais le retour à la focalisation interne introduit une autre motivation : « Il voyait devant lui les yeux de madame Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. » Jusqu’à présent, celle-ci n’avait guère apprécié la relation entre Julien et madame de Rênal, son amie, et avait clairement blâmé son adultère. Mais la présence de Mme Derville au procès – en l’absence volontaire de Mme de Rênal – prend une valeur symbolique : elle est celle qui pourra lui transmettre une dernière image de Julien, et lui dépeindre sa dignité. L’interrogation rapportée directement, « Pleurerait-elle par hasard ?, pensa-t-il », lui ouvre la possibilité d’un pardon, qui pourrait lui offrir, par son intermédiaire, le rachat auprès de son ancienne maîtresse.
2ème partie : le discours rapporté (des lignes 7 à 26)
À ce stade du procès, la logique voudrait que Julien prononce un auto-plaidoyer, une justification destinée à atténuer son acte criminel. Mais la tonalité est bien différente.
L'exorde
Traditionnellement, un discours commence par un exorde, destiné à l’introduire. L’adresse initiale, « Messieurs les jurés », est une marque de respect, mais elle est rapidement détruite par la reprise du terme qui se charge d’ironie : « Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe ». La suite de la phrase, en effet, « vous voyez en moi un paysan », joue sur le double rôle du verbe : proclamer avec force son origine sociale, mais aussi renvoyer les jurés au regard de mépris qu’ils portent sur lui. Comment pourrait-il alors respecter lui-même ceux qui le méprisent ? C’est donc par cette volonté de combattre ce mépris qu’il ouvre et justifie sa prise de parole : « L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. »
Henri Dubouchet, La prise de parole de Julien au procès, édition de 1884. Eau-forte, BnF
En même temps, en invoquant le « mépris » et non pas la mort qui l’attend, Julien signe le courage dont il fait preuve en bravant ainsi ses adversaires. En se définissant, non pas comme « le chevalier Julien de La Vernaye », mais comme « un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. », il rappelle d’ailleurs à ces adversaires que toute sa vie a été employée à les braver par sa volonté d’ascension sociale.
La narration
Le crime
Le cœur du discours est consacré, toujours conformément à la rhétorique traditionnelle que maîtrise parfaitement Julien, à la narration, c'est-à-dire à l’exposé des faits, que le choix du passé composé rend irrémédiables : « J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. » L’éloge de sa victime, rendu hyperbolique par le superlatif et le redoublement des pluriels, est aussi un vibrant aveu d’amour, comme si, pour la première fois, Julien pouvait se laisser aller à accepter ses véritables sentiments, en révélant ce qu’elle a représenté pour lui : « Madame de Rênal avait été pour moi comme une mère. » Ce discours est donc aussi une sorte de catharsis, car il renonce à toute dissimulation.
L’aveu de culpabilité
Mais ce rappel des faits est ici encadré par un double aveu de culpabilité, qui, déjà, marque une distance par rapport à la notion de plaidoyer.
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Au début, la force de son acceptation courageuse est soulignée à la fois par la précision narrative, « en affermissant sa voix », qui joue le rôle d’une didascalie au théâtre, et par le rythme qui fait glisser le discours de la négation, « Je ne vous demande aucune grâce », à une affirmation renforcée : Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. »
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En conclusion, l’aveu est encore renforcé, par le retour au présent du jugement et la violence lexicale, « Mon crime est atroce » – rappelons que Mme de Rênal a seulement été blessée –, et l’italique, restituant le ton de l’orateur, accentue l’ajout d’une circonstance aggravante : « et il fut prémédité. » Julien n’est plus alors en position de défendeur, mais devient son propre procureur, prononçant alors un réquisitoire contre lui-même : « J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. »
La réfutation
Cependant le connecteur « Mais » inverse le ton du discours, en introduisant d’abord une hypothèse, « quand je serais moins coupable », puis l’objection apportée en réponse à l’aveu. Il n’était donc qu’une concession : le réquisitoire va à présent changer de cible, et le ton se fait polémique.
Une accusation générale
La reprise du verbe « je vois des hommes » fait écho à sa première occurrence, « vous voyez en moi un paysan ». C’est donc une inversion de la situation, où Julien lui-même devient juge des jurés. Mais, pour renforcer son accusation, celle-ci s’élargit, de sa propre personne, « ma jeunesse », « punir en moi », à un groupe social bien plus large.
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Ce groupe est d’abord caractérisé par son âge, « cette classe de jeune gens », ce qui nous rappelle ce que le début du XIXème siècle nomme « le mal du siècle », cette frustration de la jeunesse qui ne se résigne pas à être privée de tout idéal par la Restauration qui met fin à l’espoir révolutionnaire comme à celui de gloire, avec la chute de l’Empire.
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Mais il s’agit aussi d’« une classe inférieure », auxquels appartiennent ceux qui sont en quelque sorte « opprimés par la pauvreté », et qui essaient de lui échapper grâce à « une bonne éducation » qu’ils ont eu « le bonheur de se procurer », par l’alliance de leur mérite personnel et du hasard des circonstances.
Bien sûr, nous reconnaissons là le portrait de Julien, mais il prend plus de force par la généralisation, qui accuse l’institution judiciaire elle-même. Il la dépeint au service des puissants, pour protéger leurs acquis de ceux qui les menacent, car ils ont « l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société. » L’« audace » des uns, qui transgressent un interdit social, fait face à « l’orgueil » des autres qui les excluent même de tout droit d’appartenir à la « société », comme s’il s’agissait de sous-hommes, auxquels il faut ôter tout espoir, ce que souligne la négation absolue : « décourager à jamais ».
Il accuse donc les jurés non seulement de ne pas être capables de « pitié », mais surtout de vouloir, à travers sa condamnation, rendre une justice partiale, influencée par leur appartenance sociale.
Une conclusion personnelle
Les points de suspension interrompent le discours rapporté, mais le dernier paragraphe, avec une nouvelle adresse aux jurés, « Voilà mon crime, messieurs », conclut la réfutation.
Il revient, en effet, à son cas personnel, pour compléter son accusation en insistant sur l’injustice de son procès : « il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. » La reprise verbale de son regard jeté sur les jurés ôte par avance toute valeur au jugement à venir par l’antithèse qui confirme l’écart social entre « quelque paysan enrichi », qui aurait donc pu s’élever au-dessus de sa classe sociale, et ces « bourgeois indignés » qui dénonce la partialité des jurés : sous la Restauration, ils sont choisis sur les listes électorales mais le droit de vote étant « censitaire, c’est-à-dire fondé sur l’impôt, les jurés ne sont donc que les plus « riches ».
3ème partie : après le discours (de la ligne 27 à la fin)
Un violent réquisitoire. Film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
Le résumé du discours
Le narrateur reprend l’initiative, pour ne pas allonger le discours, qui s’est poursuivi « pendant vingt minutes », mais aussi pour porter un jugement sur son personnage, dont il souligne la sincérité : « il dit tout ce qu’il avait sur le cœur ». C’est le principal signe de l’évolution du personnage, qui affirme ainsi son courage et sa vérité, derrière les passages où il généralise par « le tour un peu abstrait […] donné à la discussion ». Il s’est élevé, en effet, au-dessus du fait divers, le crime jugé, pour proposer une réflexion politique et sociale, indice aussi de sa lucidité.
D’où le contenu de sa conclusion, ce qu’on nomme, dans l’art de l’éloquence, la péroraison, résumée sous la forme d’un discours narrativisé : « Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour madame de Rênal… » Sont ici répétés l’aveu de culpabilité, « la préméditation », mais aussi le vibrant éloge de madame de Rênal, intensifié par la connotation religieuse du lexique choisi et les hyperboles, ce qui fait d’elle une véritable divinité. Stendhal fait donc de son personnage un véritable héros romantique, mais aussi un héros tragique car il ne reconnaît avoir vécu le bonheur qu’au moment où sa mort arrive. Ces « temps plus heureux » sont ceux du paradis perdu.
Les réactions provoquées
Trois types de réactions sont dépeints :
L'avocat général, l’accusateur, se sent directement visé par le réquisitoire de Julien : son comportement caricaturé, « il bondissait sur son siège », témoigne parfaitement de la vérité de l’attaque du héros contre les « bourgeois indignés ». Son discours a effectivement été une preuve d’« audace », qui scandalise. Mais surtout le narrateur, pour expliquer sa colère, corrobore la dénonciation de Julien contre une justice aux ordres de la classe sociale dominante, des « riches » : il « aspirait aux faveurs de l’aristocratie ». Pour servir son propre intérêt, il a donc amplifié sa plaidoirie accusatrice, ce qui fausse par avance le jugement.
Par opposition, le discours de Julien mentionnant la « pitié » possible que pourrait lui valoir sa « jeunesse », a ému toute une partie de l’assistance, ce qu’exprime l’hyperbole : « toutes les femmes fondaient en larmes. » Les femmes, ainsi vues par Stendhal, n’ont pu qu’être touchées par la façon dont Julien a exalté celle qu’il aimait, par cet amour romantique qu’il a ainsi affirmé. Mais si elles représentent la part du cœur, les jurés, des hommes, eux, n’ont aucune raison de se montrer indulgents.
Avec un gros plan sur Mme Derville, ce dernier paragraphe fait écho à celui qui précédait le discours, en apportant une réponse à la question. Ce sont bien des larmes qui rendaient ses yeux « bien brillants », puisqu’à présent, à la fin du discours, elle « avait son mouchoir sur ses yeux ». Les points de suspension qui séparent la juxtaposition du nom de « Madame Derville » à celui de « madame de Rênal », donnent un sens particulier à sa réaction, extrême, qui clôt le discours : « Madame Derville jeta un cri et s’évanouit. » C’est comme si elle représentait la douleur de son amie absente.
La dignité d'un héros. Film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
CONCLUSION
Ce discours, par sa tonalité polémique et sa sincérité, donne à Julien une dimension héroïque : face à la mort, il fait face courageusement et solennellement à ses juges et aux jurés. En assumant son acte, il prouve aussi la force de son amour pour Mme de Rênal.
Mais surtout, il transforme son parcours en un destin héroïque, puisqu’il se dépeint comme le symbole d’une « classe sociale inférieure », celle des « opprimés », face à « l’orgueil des riches ». L’orgueil (souvent excessif) dont il fait preuve dans son itinéraire prend alors un sens plus noble : il était nécessaire pour se construire le destin refusé à ses semblables. On est bien loin ici du jeune homme timide arrivant pour être précepteur dans la famille de Rênal. Julien a accompli son apprentissage, qui se parachèvera quand, lors des visites de Mme de Rênal dans sa cellule, il pourra vivre pleinement le bonheur car il n’aura plus alors de masque à porter.
Enfin, le discours, en dépassant le « crime » jugé, est aussi l’expression des idées politiques et sociales de Stendhal, s’opposant au matérialisme et aux privilèges rétablis par la Restauration. En cela, il annonce les critiques que formuleront encore plus ouvertement après lui les écrivains réalistes et naturalistes.
Lectures cursives : "Le jugement"(fin chap. LXXI) - fin chap. LXXV
Pour lire les extraits
1er extrait : fin du chapitre LXXI
Après ce discours doit venir le verdict. Mais les indices temporels du récit, « Une heure sonnait », « deux heures venaient de sonner », le font attendre comme pour reproduire la réalité du procès, « solennel », et surtout insister sur les réactions du public : « tous les vœux étaient pour lui ».
Cette attente accentue le contraste avec le verdict introduit ensuite, prononcé par celui qui s’était imposé au premier plan parmi les jurés, Valenod, devenu à la fin du roman, grâce à ses appuis politiques, « M. le baron de Valenod ». La formule introductive, « en son âme et conscience la déclaration unanime du jury », sonne comme un mensonge en confirmant ainsi le discours polémique de Julien.
La mention de M. de Lavalette renvoie d’ailleurs aux réalités politiques puisque cet homme, officier resté fidèle à Napoléon, avait lui aussi été condamné à mort en 1815, mais avait réussi à s’évader grâce à son épouse et à sa femme. Julien, lui, reconnaît ne pas avoir ce recours, et accepte donc la mort : « Ainsi, dans trois jours, à cette même heure, je saurai à quoi m’en tenir sur le grand peut-être. »
Le chapitre se ferme sur un double mouvement :
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Le rappel des réactions du public, « un cri », le récit précisant qu’il s’agit sans doute de celui de Mathilde de La Mole, et les larmes des femmes qui « autour de lui sanglotaient ».
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Le regard de Julien sur son procès. D’une part, il rappelle la partialité du jugement, de l’autre c’est vers Mme de Rênal que se tournent ses pensée, ce qui le conduit à conclure sur son aveu répété : « Que j’aurais été heureux de lui dire toute l’horreur que j’ai de mon crime ! / Seulement ces paroles : Je me trouve justement condamné. »
2nd extrait : fin du chapitre LXXV
Cet extrait fait suite à la mort de Julien, qui a transmis à son ami Fouqué son désir de reposer dans la « petite grotte » près de Verrières, où il se réfugiait et était heureux.
Le roman se ferme alors sur la cérémonie que va mettre en scène Mathilde de La Mole, toujours animée par son identification à l’histoire d’amour vécue par son ancêtre. Ainsi, elle reproduit le geste macabre jadis accompli par la reine Marguerite de Navarre qui l’aimait : « elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé. » puis, après la cérémonie funèbre, « elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. »
La cérémonie macabre. Film de Jean-Daniel Verhaeghe, 1997
Stendhal, à travers le récit détaillé, dépeint toutes les circonstances qui font de cet enterrement une cérémonie solennelle, digne du héros qu’est devenu Julien par sa mort. Mathilde se jette « à genoux », comme devant un corps sacré, puis fait de sa tête une pieuse relique, en l’entourant de « plusieurs bougies », et surtout : « elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front ». Notons aussi la solennité des funérailles, déjà par le lieu et le moment choisis : « le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges ». S’y ajoute la présence de « vingt prêtres » qui « célébrèrent le service des morts », devant une nombreuse assistance, généreusement traitée : elle « leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs. » La solennité prend même une valeur éternelle, grâce au monument funéraire à l’antique qui achève l’héroïsation du personnage : « Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie. »
Cette longue description, qui fait de Mathilde un modèle parfait d’héroïne romantique par ses excès, contraste avec la brièveté du récit du sort de Mme de Rênal. Après les moments heureux passés avec Julien dans sa prison, son amour pour lui est plus fort que sa nature maternelle. Elle aussi connaît le destin d’une héroïne tragique, rejoignant son amant dans la mort : « trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. »
Étude d’ensemble : Le personnage de Julien Sorel
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
En introduisant la notion de « roman d’apprentissage », la problématique implique d’étudier le parcours du personnage, qui le transforme, de petit paysan timide à son arrivée dans la famille de Rênal pour être précepteur des enfants, en un héros, reconnu par son destin tragique. Nous étudierons donc cette évolution, où il rencontre des adjuvants mais aussi de puissants opposants. Nous pourrons ainsi dégager les valeurs qui l'ont guidé : si elles ont permis son ascension sociale, n’ont-elles pas aussi contribué à causer sa perte ?
Lecture personnelle : Albert Camus, L'Étranger, 1942
En choisissant ce roman du XXème siècle, nous avons voulu conduire à une comparaison du personnage de Meursault à Julien Sorel. Cela implique, bien sûr, une étude précise du cadre spatio-temporel de L’Étranger et de la société dans laquelle s’inscrit le roman, celle de l’Algérie coloniale. Nous en dégagerons ainsi les valeurs collectives, pour observer les choix du personnage dans sa vie personnelle, au quotidien, jusqu’au crime qu’il commet. Enfin, une attention particulière sera portée sur la seconde partie du roman, sur les réactions de Meursault en prison, lors de son procès et de sa marche vers la mort.
Plus d’un siècle sépare Camus de Stendhal, et plusieurs courants, philosophiques, artistiques et singulièrement littéraires, ont fait évoluer le roman. Nous mesurerons cette évolution des valeurs et des choix esthétiques dans L’Étranger.
Pour se reporter à l'étude
Conclusion
Les choix esthétiques de Stendhal
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
À l’issue de ce parcours, il convient de s’interroger sur ce qui, dans son écriture, donne au roman de Stendhal toute son originalité, qui a d’ailleurs, à son époque, désarçonné les lecteurs.
Déjà, nous avons pu constater comment le mélange des points de vue, le glissement de la focalisation interne à l’omniscience du narrateur enrichit le récit et la personnalité des personnages, sans oublier les interventions du romancier lui-même.
C’est aussi ce qui permet l’inscription du roman dans deux courants littéraires : si nous reconnaissons dans « l’ennui », si souvent mentionné, le « mal du siècle », et, dans les sentiments excessifs des personnages, les caractéristiques du romantisme, Stendhal annonce aussi le réalisme. Sa peinture des réalités politiques et sociales est, en effet, précise, il ne se prive pas de dénoncer la médiocrité des petites villes de province que la corruption des hommes de pouvoir, et, surtout, il ôte, par son ironie et ses jugements parfois sévères, les masques portés par ses personnages. Le récit donne ainsi au lecteur une impression de vérité.
Méthodologie : la notion de point de vue
Histoire des arts : Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818
Le tableau de ce peintre, représentant du romantisme allemand du début du XIXème siècle, pourrait illustrer un des passages du roman, au chapitre XII : Julien, pour rejoindre la ferme de son ami Fouqué, accomplit une longue ascension, jusqu'à un sommet d'où il contemple, ivre d'un sentiment de liberté, le paysage à ses pieds.
Pour voir un diaporama d'analyse
Lecture cursive : extrait du chapitre XII
Pour lire l'extrait
Grâce à la complicité de Mme de Rênal, dont il a déjà entrepris la conquête, Julien a échappé au risque que soit découvert, dans sa chambre, le portrait de Napoléon qu’il y a soigneusement caché. Sa peur lui donne le courage de reprocher à M. de Rênal une parole déplacée, mais le maire y voit une demande de salaire indirecte et, pour ne pas perdre le jeune précepteur de ses enfants au profit d’un rival politique, lui accorde une augmentation de cinquante écus par mois. Ce succès l’encourage à lui demander aussi quelques heures de liberté.
Édouard Pennequin, pour illustrer le chapitre XII, Le Rouge et le Noir, 1830. Eau-forte, BnF
Une ascension
Comment ne pas penser, en lisant les premières lignes de ce passage, au personnage du tableau de Friedrich dont Julien semble jouer le rôle, « debout sur un roc immense ». Nous retrouvons la double symbolique déjà dégagée :
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La volonté de fuir, dans la solitude de la nature, les pesanteurs de la société, « bien sûr d’être séparé de tous les hommes ».
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Ainsi placé, Julien surplombe l’univers, image de l’ambition qui l’anime : cela « lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. »
Ce vaste horizon lui offre donc comme la promesse d’un avenir qui l’exalte : « L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. »
Une méditation
Comme dans la littérature romantique, le paysage fait écho à l’état d’âme de Julien, exprimé par la focalisation interne, la méditation glissant progressivement du récit aux paroles rapportées, d’abord sous la forme du discours indirect libre, puis directement.
Le lexique hyperbolique, « la haine », « la violence de ses mouvements », traduit la colère qui agite le personnage à chaque fois qu’il a le sentiment d’être méprisé, rejeté à son statut social inférieur. Il ne peut alors que renvoyer à son tour ce mépris à ces « insolents » dont M. de Rênal est le symbole à ses yeux : « S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. » Mépris aussi à cause de cette augmentation de salaire accordée alors que Julien ne demandait que plus de respect : elle illustre, à ses yeux, le matérialisme qui, pour les riches, est la seule valeur. Or, à l’image de son modèle, Napoléon – et la découverte du portrait bien caché lui aurait valu « le plus grand danger » –, le renvoi de la part de celui qui, par sa fonction de « maire de Verrières », représente le triomphe de la monarchie restaurée –, Julien, lui, se propose un idéal qu’il juge plus noble, la gloire de s'élever au-dessus de son état initial de « petit paysan ». C’est donc bien une guerre qu’il a entreprise, d’où le terme « victoire » employé.
Un décor symbolique
Le dernier paragraphe renforce encore la double dimension symbolique du décor. D’une part, le rappel de la position de Julien et ses regards soulignent sa supériorité : « Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel », « Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. » D’autre part, chaque élément prend un sens en lien avec son idéal :
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« [E]mbrasé par le soleil d’août », le ciel lui promet les rayons de la gloire.
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Le contraste créé entre le chant des cigales qui, comme soudainement, « se taisaient » alors que le soleil brille encore, semble lui accorder le respect dû à sa grandeur.
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Enfin, le choix de l’épervier, « décrivant en silence ses cercles immenses » au-dessus de lui, n’est pas innocent, si nous nous rappelons qu’un aigle était le symbole choisi par Napoléon. Ses mouvements paraissent même auréoler le personnage.
À nouveau, la focalisation interne souligne ce symbolisme. La mention de sa nature d’« oiseau de proie » révèle la volonté de Julien de s’emparer de tout ce que son origine sociale lui interdit a priori d’acquérir, en détruisant ses ennemis. La répétition verbale insiste sur le désir de puissance qui l’habite : « Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. » La question rapportée dans le discours indirect libre, « C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ? », confirme son identification à ce modèle de gloire.
Ce vaste horizon lui offre donc l’image d’un avenir qui l’exalte : « L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. »
L'aigle, un symbole du pouvoir de Napoléon
Pour conclure
Mais Julien a-t-il vraiment cette force ? Notons qu’en évoquant sa « victoire », il oublie qu’elle est due à l’aide d’une femme : c’est Mme de Rênal qui a empêché la découverte du portrait de Napoléon. En fait, la suite du roman mettra en évidence le rôle des femmes dans l'ascension sociale du personnage. De plus, il est loin de comprendre encore les mécanismes qui régissent la société dans laquelle il aspire à faire son chemin, la raison – une rivalité politique – qui a poussé son employeur à lui accorder une augmentation, et, surtout, en dénie l’importance : « il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. » Finalement, c’est surtout son orgueil que cette ascension met en évidence.
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé le parcours : Comment Stendhal fait-il de son personnage le héros d’un roman d’apprentissage ?
Le terme de "personnage"
Les explications comme les études d’ensemble nous ont fait découvrir de nombreux portraits, et tout particulièrement ceux des principaux personnages, Mme de Rênal et Mathilde de La Mole, deux femmes si différentes, et, bien sûr, de Julien Sorel. Le terme de "personnage" est ici tout à fait adapté car les circonstances du récit montrent comment chacun d’eux, conformément à l’étymologie latine du terme "persona", arbore un masque.
Les masques des "personnages" dans l'antiquité
Pour Mme de Rênal, ce masque est directement lié à l’adultère, qui l’oblige à dissimuler aux yeux de son époux – et des habitants de Verrières – sa passion amoureuse qui, elle, est en revanche, totalement sincère. Mais, à la fin du roman, son masque tombe quand elle trouve le courage d’assumer son amour aux yeux de tous : « Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant ; je me suis sauvée de Verrières. »
Pour Mathilde, ce masque est le moyen qu’elle a trouvé pour échapper à la médiocrité de son temps, se forger une image idéale de la passion amoureuse. Elle la met en scène par cette tenue de deuil qu’elle porte pour célébrer la mort de son aïeul, Boniface de La Mole, « jeté au bourreau », et le geste de sa maîtresse, la reine Marguerite de Navarre, « enterrer elle-même » la tête de son amant. Elle l’illustre elle-même en reproduisant ce geste après la mort de Julien. Contrairement à Mme de Rênal, elle conserve donc ce masque jusqu'à la fin du roman.
Enfin, pour Julien, le masque est comme une seconde nature, montrée dès le début du roman par la façon dont il dissimule son admiration pour de Napoléon, pris comme modèle, ses idéaux révolutionnaires, et ses moments de révolte. Dans la famille de Rênal, il joue donc le rôle du parfait précepteur, et sa relation avec Mme de Rênal débute comme un rôle joué : celui d’un combattant se lançant à l’assaut, ce qu'il reproduit avec Mathilde. Aussi bien dans ses gestes, ses mots, pour tout son visage même, ses efforts de dissimulation sont incessants, par exemple au séminaire ou quand il entre au service du marquis de La Mole, ou encore dans les salons mondains.
Il faut donc attendre son discours lors de son procès pour l’entendre proclamer sa vérité, donc enlever ce masque. Or, c’est précisément à ce moment qu’il cesse d’être un "personnage" pour devenir un "héros", regardant la mort en face, courageusement.
Du "personnage" au "héros"
En puisant son sujet dans les affaires Berthet et Lafargue, des faits divers au dénouement tragique, Stendhal avait choisi par avance de mener son personnage à la mort. Mais la personnalité qu’il a prêtée à Julien, inscrite dans le titre du roman – ce « rouge » de l’élan, du cœur, de l’audace conquérante, face au « noir » de la dissimulation, des ténèbres et de la mort – lui a permis de le faire évoluer, en une ascension sociale progressive, ce qui donne plus de force encore à sa chute finale, le « crime » commis qui le condamne.
C’est donc bien le romancier qui mène le jeu, qui "fait" de son personnage ce "héros" affrontant dignement la mort et trouvant là sa véritable grandeur. C’est lui qui change une "vie" en "destin", ce que symbolise la solennité de son enterrement. Les « marbres sculptés » qui vont orner la grotte abritant le tombeau de Julien affirment encore davantage la valeur éternelle de ce "héros".
Le "roman d'apprentissage"
Il existe, pour généraliser, deux types de « roman d’apprentissage » :
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Très souvent, l’apprentissage, à travers les épreuves, mène le personnage au succès, réussite sociale comme celle de Jacob dans Le Paysan parvenu (1734-1735) de Marivaux, même si le roman reste inachevée, ou, plus nettement encore dans Bel-Ami (1885) de Maupassant qui se termine sur le mariage de Georges Duroy, devenu baron, dépeint tel une apothéose.
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Inversement, certains romans conduisent le personnage à l’échec, aux désillusions, comme dans Illusions perdues (1837-1843) de Balzac ou celui que vit douloureusement Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale (1869) de Flaubert.
La force du roman de Stendhal est d’avoir réussi à réunir ces deux dimensions. La mort de Julien est le signe d’un échec : il n’a pu réussir à atteindre le but qu’il s’était fixé, alors même qu'il avait été nommé lieutenant de hussard et anobli, avec la promesse d'épouser Mathilde, et vit une mort terrible. Mais, paradoxalement, c’est cet échec qui le mène à l’héroïsme : en proclamant sa vérité, en dénonçant la justice de son temps, partiale et corrompue, mais aussi en reconnaissant son « crime », il choisit délibérément la mort. Il voit alors clair en lui-même, comprend la valeur de son amour pour Mme de Rênal, et peut, durant les quelques jours qui lui restent à vivre en prison, connaître le bonheur d’aimer sans contraintes : « Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir en prison. », déclare-t-il à Mme de Rênal.