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Analyse du corpus 

Le programme de 1ère propose l’étude, pour toutes les séries de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette.

 

​Le corpus comporte une introduction, pour poser le contexte historique de l’écriture et une biographie rapide de Madame de La Fayette. Puis vient une présentation d’ensemble de l’œuvre et de l'enjeu du parcours : "Individu, morale et société".  Une conclusion conduit à une synthèse sur l’œuvre et le parcours associé, en lien avec l’enjeu de l’étude.

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Cette conclusion conduit à un travail d’écriture, avec les sujets prévus à l’épreuve du baccalauréat, un commentaire et, pour les séries générales, une dissertation, pour les séries technologiques, une contraction de texte suivie d’un essai. 

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Une lecture personnelle complète cette étude, Thérèse Desqueyroux de François Mauriac, roman paru en 1945. Puisqu’elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, il leur sera proposé quelques pistes de recherche de façon à ce qu’ils puissent constituer leur propre dossier.

 

Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :

  • six explications d'extraits, 

  • des études transversales, analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits.

Le programme impose d’associer à l’étude de l’œuvre un « parcours » de nature à l’éclairer, à la compléter, à la prolonger.

Les textes et autres documents choisis pour ce « parcours associé » sont mis  en parallèle avec les explications et études transversales, créant ainsi un effet de miroir pour approfondir la réflexion. 

Ce parcours associé comprend

- trois explications d’extraits de romans du XVIIIème et du XIXème siècle, centrés sur l'image des héroïnes et sur la relation amoureuse ;

- des lectures cursives d’autres textes de moralistes du XVIIème siècle, et tirés de romans, antérieurs, contemporains ou ultérieurs ;

- une approche de l’histoire des arts, permettant une analyse picturale et de marquer le lien entre le texte et l’œuvre.

Présentation 

Après une séance consacrée à la biographie de Madame de La Fayette et à une présentation du double contexte, le règne d'Henri II, époque où se déroule le récit, et le siècle de Louis XIV, appuyé sur le visionnage d'une vidéo, vient la présentation générale de l’œuvre et de l'enjeu du parcours. 

Présentation

Le  contexte littéraire : le roman, la nouvelle

 

Pour présenter l’œuvre, et même si elle n’est pas qualifiée de « roman » lors de sa parution, on rappellera d’abord l’origine de ce genre, et le contexte littéraire dans lequel s’inscrit La Princesse de Clèves. Vu les liens entre Madame de La Fayette et le courant précieux, on proposera la découverte de la Carte de Tendre, et du texte qui l'accompagne dans le roman de Mademoiselle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, dix volumes parus entre 1654 et 1660

Pour une étude précise

Pour lire l'extrait

LECTURE CURSIVE : Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine, 1654-1660 : "La Carte de Tendre"

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Mlle.de Scudéry

La « carte du pays de Tendre », réalisé par François Chauveau pour illustrer Clélie histoire romaine (1654-1660) de Mlle. de Scudéry, illustre bien les étapes que doit parcourir le parfait amant – et les risques qu'il court –  pour offrir à la femme aimée un amour absolu, digne du « prix » qu'il lui donne.

Les trois routes vers « Tendre »

 

Notons déjà le choix du mot « Tendre », sentiment à propos duquel Furetière, dans son Dictionnaire Universel (1690), explique : « La délicatesse du siècle a renfermé ce mot dans l’amour et dans l’amitié ». C’est un premier exemple de la volonté précieuse de raffiner les composantes du sentiment amoureux.

Le point de départ de ce « voyage » amoureux est au sud de la carte, la ville de « Nouvelle Amitié » : elle correspond au moment où se fait la première rencontre

À partir de cette ville, trois « trois routes différentes » sont tracées, vers trois villes, « Tendre-sur-Inclination », « Tendre-sur-Estime », « Tendre-sur-Reconnaissance ». Pour se rendre dans les deux dernières, la route a suivre exige de traverser de nombreux villages, qui révèlent les comportements à adopter. En revanche, pour aller à « Tendre-sur-Inclination », le chemin est direct. Il suffit de se laisser emporter par le fleuve « Inclination »,  image qui traduit la rapidité et l’absence d’effort, expliquée dans le roman : « Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naît par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour être ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre ». Or, c’est précisément ce mot « inclination » qui revient de façon récurrente dans La Princesse de Clèves, employé aussi bien pour l’héroïne quand sa mère découvre ses sentiments, que pour le Duc de Nemours : « Monsieur de Nemours sentait pour elle une inclination violente ».

Les obstacles

 

De part et d’autre des deux autres chemins, il est possible que le voyageur s’égare : « Mais, Madame, comme il n’y a point de chemins où l’on ne se puisse égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que ceux qui sont à Nouvelle Amitié, prenaient un peu plus à droite, ou un peu plus à gauche, ils s’égareraient aussi. »

         À l’est, après avoir traversé « Négligence », « Inégalité », « Tiédeur », « Légèreté » et « Oubli », le risque est de sombrer dans le « Lac d’Indifférence ». Ici se traduit une sorte d’effacement progressif de l’amour, ce dont Madame de Chartres avertit sa fille : « elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ». C’est aussi l’argument qu’invoque la Princesse lorsqu’elle se sépare du Duc : « Vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ».

         À l’ouest, ce sont « Indiscrétion » « Orgueil », « Perfidie », « Médisance » et « Méchanceté » qui conduisent aux vagues redoutables de la « Mer d’Inimitié ». Ici, les dangers sont davantage liés à l’insertion de l’amant dans une société qui favorise de tels comportements. Or, un des épisodes du roman est une « indiscrétion », commise par le Duc de Nemours : il raconte au Vidame de Chartres l’aveu de la Princesse à son mari, en le présentant comme une aventure arrivée à l’un de ses amis. Mais, dans cette Cour avide d’intrigues amoureuses, son récit est répété et rapporté à la Princesse, bouleversée par cette indiscrétion : « Il a été discret, disait-elle, tant qu’il a cru être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. Il n’a pu s’imaginer qu’il était aimé sans vouloir qu’on le sût. […] J’ai eu tort de croire qu’il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. » Ces réflexions montrent comment s’articulent les obstacles mentionnés sur la Carte.

La « Mer dangereuse »

 

La Carte montre qu’au nord, après être arrivé à l’un des trois villages de « Tendre », les trois fleuves se jettent dans la « Mer dangereuse », parsemée de rochers qui menacent de naufrage. C’est alors que le texte établit une distinction entre « la tendresse » et « l’amour » : « Aussi cette sage fille voulant faire connaître sur cette Carte qu’elle n’avait jamais eu d’amour, qu’elle n’aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que la Rivière d’Inclination se jette dans une mer qu’on appelle la Mer Dangereuse ; parce qu’il est assez dangereux à une femme, d’aller un peu au delà des dernières bornes de l’Amitié ». Nous reconnaissons ici une des caractéristiques à la fois de la Préciosité, son désir d’un amour sublimé, et de la morale du XVIIème siècle, qui se construit sur la méfiance des passions. D’où l’insistance de Madame de La Fayette sur le « trouble » que provoque l’amour chez ses personnages, et sur la volonté de son héroïne de retrouver le « repos » de l’âme. Nommer « Terres inconnues » le territoire situé au-delà de cette mer souligne à quel point la passion est une menace : nul ne sait jusqu’où elle peut entraîner celui qui la vit.

Présentation de La Princesse de Clèves

 

Pour présenter l’œuvre, on s'intéresse aux circonstances de sa parution, puis au choix du titre. On observe ensuite sa structure d'ensemble, les quatre parties et leur enchaînement. Une attention particulière doit être portée aux quatre récits enchâssés. Loin de former des digressions qui peuvent égarer le lecteur, vu qu'ils ont tous pour thème une relation amoureuse, ils jouent en contrepoint avec l’histoire racontée, notamment par les sentiments qu’ils suscitent chez les protagonistes. Ils sont précisément introduits, avec la mention de leur émetteur et de leur destinataire.

Pour lire l'œuvre

Pour voir la présentation

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

L'enjeu de l'étude du parcours associé : "Individu, morale et société"

 

L’enjeu proposé pour cette étude, « Individu, morale et société », que nous reprendrons pour l'étude du roman, associe trois termes, nous invitant ainsi à étudier comment ils interagissent. Au centre est placée la « morale », que la philosophie définit comme la capacité de distinguer le bien du mal, pour poser des règles, des principes de conduite. Mais ces règles, qui imposent des obligations, des devoirs, aux individus, s’inscrivent dans un contexte social : elles naissent de l’image d’un idéal que construit une société : par exemple, au moyen-âge, il y a une morale qui unit la religion à l’organisation féodale, tandis que, quand s’affirme la monarchie absolue, le code d’honneur évolue et les normes morales aussi, fondées sur l’idéal de « l’honnête homme » et sur la défiance envers les passions.

La problématique conduit donc à étudier à la fois les codes de conduite de la société qui sert de cadre au roman, la Cour, et ce qui se joue dans la conscience des personnages, leur conception de l’amour, forcément influencée par ces codes. Nous mesurerons ainsi la part laissée à la liberté individuelle dans ce monde où le regard d’autrui pèse, juge et, souvent, contraint. Il convient, notamment, de tenir compte de l’objectif que les écrivains du XVIIème siècle assignent à leurs œuvres, « placere et docere », à la fois plaire et instruire.

Le portrait de l'héroïne : 1ère partie, de "Il parut alors à la Cour..." à "... et de charmes." 

Pour lire l'extrait

Après une présentation des circonstances historiques « dans les dernières années du règne de Henri second » et de la Cour, le roman introduit l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, qui y fait son apparition car elle est en âge de se marier. C’est l’occasion pour Madame de La Fayette de présenter son héroïne.

Après quelques lignes d’introduction, un long passage détaille son éducation, avant d’en arriver à un portrait plus précis.

TX.1-L'héroïne

INTRODUCTION : lignes 1-8 

Marina Vlady dans le rôle de la Princesse, film de Delannoy, 1961

La phrase cette présentation met l’accent sur le physique de l’héroïne, avec la reprise lexicale en gradation : « une beauté », repris par l’assertion insistante, « on doit croire que c’était une beauté parfaite », soulignée par les réactions provoquées. Elles révèlent déjà l’importance que joue l’apparence dans cette Cour où chacun est comme sur une scène, objet des regards d’autrui : elle « attira les yeux de tout le monde », « elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. » L’héroïne est donc immédiatement présentée comme exceptionnelle.

Marina Vlady dans le rôle de la Princesse, film de Delannoy, 1961

Comme il est de règle dans la noblesse, c’est par sa famille que débute le portrait, dont le récit souligne l’importance : « Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. » Si elle est ainsi introduite à la Cour, c’est dans un but bien précis : son mariage, sa fortune devant attirer de nombreux prétendants. Enfin sont énumérées les qualités de sa mère, là encore renforcées par l’adjectif hyperbolique : « le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Le fait de mentionner son retrait de la Cour, parce qu'elle est en deuil, forme une nouvelle annonce : elle sera un modèle pour sa fille, qui fera de même à la fin du récit. 

L’ÉDUCATION DE L’HÉROÏNE : lignes 8-23 

Abraham Bosse, La Maîtresse d’école, vers 1638. Gravure, BnF

Abraham Bosse, La Maîtresse d’école, vers 1638. Gravure, BnF

Un choix d'éducation

 

L’éducation traditionnelle des jeunes filles est très rapidement évoquée : « cultiver son esprit et sa beauté ». Mais la description insiste bien davantage sur les valeurs morales : « lui donner de la vertu et la lui rendre aimable. » Mais les moyens mis en œuvre s’opposent nettement aux habitudes du temps. Le plus souvent, pour enseigner « la vertu », terme récurrent, les éducateurs s’emploient à mettre en valeur l’inverse, à peindre l’horreur du vice, sa condamnation religieuse qui promet à l’enfer, et les dangers de « la galanterie ». Or, ici, aucune menace, aucun lien avec la religion, bien au contraire : « elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable ». Elle choisit donc de tenir un discours de vérité, stratégie habile puisque cela va permettre de faire croire à d’autres vérités, les dangers de l’amour : « pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ».​

La conception de l'amour

 

En trois temps est développée une conception de l’amour, dont la suite du roman montrera à quel point elle a forgé la personnalité de l’héroïne.

               Une énumération fortement péjorative met en place une méfiance des « hommes », nous rappelant que les Précieuses, dont se rapproche ici Madame de La Fayette, sont déjà des féministes avant la lettre : « elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ». Se livrer à la « galanterie » est donc forcément courir un risque, que l'expression dramatise : vivre « les malheurs domestiques où plongent les engagements ».

        Par opposition, elle met en place un vibrant éloge de la « vie d’une honnête femme », associée à l’idée de « tranquillité », qui reviendra tout au long du récit : très souvent, en proie aux désordres de la passion, la Princesse exprime son aspiration au « repos ». La morale proposée illustre les valeurs du XVIIème siècle, associant « la beauté » et « la naissance ».

                 La fin du paragraphe pose deux conditions pour « conserver cette vertu » :

  • l’une relève de l’intime, « une extrême défiance de soi-même » : elle sous-entend que toute femme est faible, que l’amour est une redoutable tentation, qu’y résister exige de la volonté.

  • l’autre est liée au code social, qui pose comme seul choix offert à une femme la vie conjugale, mise en valeur par l’adjectif antéposé : « s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée ». Mais cette condition nous interroge : tant de mariages sont arrangés à cette époque… Cela ne garantit guère l’amour réciproque.

UNE HÉRITIÈRE À MARIER : lignes 24-32 

Le projet de mariage

 

Alors même que le récit vient d’insister sur l’avenir promis à une femme, « aimer son mari » et « en être aimée », il s’enchaîne sur l’objectif de ce séjour de Mlle de Chartres à la Cour, puisque « dans sa seizième année » elle est en âge de se marier. Mais la présentation montre à quel point l’amour ne joue aucun rôle dans le choix d’un mari.

  • D’une part, c’est une « héritière » : sa richesse en fait donc « un des grands partis », propre à attirer de nombreux prétendants.

  • D’autre part, le choix dépend aussi de sa mère. Or, la précision, « qui était extrêmement glorieuse », souligne le rôle que celle-ci accorde à la naissance, à l’honneur du nom, qui rend indispensable de trouver un époux d’un même niveau de noblesse.

Le portrait

 

Le passage s’était ouvert sur un portrait très général. Il est précisé à la fin, en focalisation interne, à travers le regard du Vidame de Chartres. Nous y retrouvons l’aspect exceptionnel de l’héroïne à travers la redondance, par laquelle le narrateur soutient la réaction du Vidame : « il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison ». C’est ce que confirme le commentaire du narrateur : « un éclat qu’on n’avait jamais vu qu’à elle. »

Le portrait est donc mélioratif, mais fort peu détaillé, très stéréotypé. Il ne fait que reprendre les critères traditionnels de la beauté, le plus souvent associés à la noblesse de la naissance, « la blancheur de son teint et ses cheveux blonds », « tous ses traits étaient réguliers », amplifiés par le rythme binaire dû à la récurrence de la conjonction « et » : « et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. »

CONCLUSION

 

Ce texte est important car il explique par avance la suite du roman, les choix de l’héroïne, ses sentiments et sa décision finale. Le portrait, vague, mais qui insiste sur sa beauté et sur l’effet qu’elle produit, fait d’elle un personnage exceptionnel, qui ne pourra donc qu’avoir un destin lui aussi exceptionnel, par son mariage notamment.

En décrivant de façon précise l’éducation donnée à la jeune fille par sa mère, avec la place accordée à la « vertu », le récit met en place un contraste entre le lieu où elle entre, la Cour, dont les pages précédentes ont présenté la « galanterie », et le peu de préparation de cette toute jeune fille, qui a grandi isolée, à l’écart de ce monde, étrangère à ces intrigues amoureuses, donc innocente. Elle semble, en fait, promise à un destin tragique, car son éducation ne peut que l’amener à résister à ses propres sentiments.

LECTURE CURSIVE : Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834 : "Le portrait de l'héroïne"

Balzac-Langeais

Pour lire l'extrait

Il est intéressant de comparer ce portrait que fait Balzac de son héroïne, la duchesse de Langlais, à celui de Mlle de Chartres dans La Princesse de Clèves. Il donne l’impression, en effet, de dépeindre ce qu’aurait pu être la vie de l’héroïne de Madame de La Fayette si elle n’avait pas reçu une éducation aussi stricte en matière de « vertu ».

Des ressemblances avec La Princesse de Clèves

 

Elle aussi, dans le cadre mondain où elle vit, se signale par sa beauté : « Quand elle arrivait dans un salon, les regards se concentraient sur elle, elle moissonnait des mots flatteurs », « Son ton, ses manières, tout en elle faisait autorité ». Elle mène la même vie que celle dépeinte par Mme de La Fayette, une « vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faites pour le bal », et par des conversations où ces femmes oisives se délectent de « telle histoire scandaleuse ».

Balzac nous propose, à travers le jugement de la duchesse, une vision du mariage qui n’a guère évolué en deux siècles, puisque nous y reconnaissons la situation de Mlle de Chartres : « Que prouve un mari ? Que, jeune fille, une femme était ou richement dotée, ou bien élevée, avait une mère adroite, ou satisfaisait aux ambitions de l’homme ».

Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834

Une différence : les jeux de séduction de la duchesse de Langeais

 

En revanche, le comportement de la duchesse révèle qu’elle a totalement perdu l’innocence propre à une jeune fille telle que peut l’être l’héroïne de Mme de La Fayette. Elle sait, en effet, concilier le plaisir d’être courtisée avec la « vertu » : « Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies ». Elle sait ainsi se jouer des hommes, auxquels elle témoigne, en tout cas, d’un total mépris : « Il y avait deux ou trois jeunes gens complètement abusés qui l’aimaient véritablement, et dont elle se moquait avec une parfaite insensibilité. » Mais elle conserve sa « vertu », le souci de sa réputation, car aucun homme ne peut se vanter d’être son amant : elle provoque, « des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée », « quelques expressions passionnées qu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaient jamais aller plus loin que l’épiderme. »

Adolf Menzel, Le Souper au bal , 1878. Huile sur toile, 71 x 90 . Alte Nationalgalerie, Berlin

Adolf Menzel, Le Souper au bal , 1878. Huile sur toile, 71 x 90 . Alte Nationalgalerie, Berlin

Pour conclure

 

Finalement, cette héroïne donne raison à la peinture de l’amour inculquée à sa fille par Mme de Chartres. Elle en faisait un danger, un trouble de l’âme, qui ne peut apporter le bonheur à une femme, et c’est bien ce que ressent la duchesse d’après le lexique que choisit Balzac : « une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. » C’est donc le vide qui ressort, une femme qui se plaît aux divertissements, sans en tirer aucune satisfaction réelle : « Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal, de la soirée ; puis, le rideau tombé, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait le lendemain pour d’autres émotions également superficielles. »

L’héroïne de Balzac semble ainsi illustrer ce qu’aurait pu devenir la Princesse de Clèves si elle avait accepté de jouer le jeu des intrigues amoureuses menées à la Cour. Mais son jeu de séduction ne finira pas mieux : comme la Princesse, c’est la retraite dans un couvent qui finit par lui apporter la paix de l’âme.

Étude transversale : L'image de la Cour 

La Cour

Pour voir l'étude

Dès la première phrase du roman, deux termes mélioratifs caractérisent la Cour, « La magnificence et la galanterie », repris quelques pages plus loin mais avec une connotation péjorative : « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. » En étudiant l’image de la Cour, les divertissements qui s’y déroulent, les conversations qui s’y tiennent, les intrigues qui s’y mènent, nous aurons donc à nous interroger sur « la morale », sur les codes et les normes qui régissent les comportements.

LECTURE CURSIVE : Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688 : "De la Cour", maximes 22, 63 et 99 

La Bruyère

Pour lire l'extrait

Les Caractères de La Bruyère, dont la première édition date de 1688, offre une image de la société de la fin du XVIIème siècle, en traversant à la fois les différents milieux, « la Ville », « la Cour », les différents statuts sociaux, « Des Grands », « Du Souverain ou de la République », « De la Chaire », mais aussi en étudiant les comportements de ses contemporains : « Du cœur », « Des biens de fortune », « De la Mode », « De quelques usages »… L’ouvrage remporte un tel succès que huit éditions se succèdent jusqu’en 1694.

La Bruyère s’y montre sévère à la fois sur les mœurs de son temps, qu’il juge fort dégradées, et sur la nature même de l’homme, en lequel les vices triomphent aisément. En cela, il reflète le courant pessimiste qui, sous l’influence notamment du jansénisme, se développe dans la seconde moitié du siècle.

La lecture de ces trois maximes permet d’observer les ressemblances avec l’image de la cour présentée dans La Princesse de Clèves.  

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Maxime 22

 

Une longue phrase, où la syntaxe construite en parataxe sur l’anaphore de « c’est », apporte une série de preuves à la dénonciation lancée en tête de la maxime : « L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt ». Or, ce terme, comparé à une nourriture par la métaphore, implique plusieurs comportements, tout aussi blâmables : autrui n’est considéré que dans la mesure où il peut servir cet « intérêt », l’égoïsme et l'ambition guident tous les comportements. Nous retrouvons, dans cette critique, l’image des intrigues de la Cour que développe La Princesse de Clèves. La « vertu », définie par les mots « modération » et « sagesse », semble d’ailleurs bien fragile, face à cette « ambition ». La question rhétorique, « quel moyen de demeurer immobile où tout marche, où tout se remue, et de ne pas courir où les autres courent ? », donne l’impression d’une agitation continue, dans l’espoir de faire « son élévation » et « sa fortune ». N’est-ce pas d’ailleurs dans ce but que Mme de Chartres, « qui était extrêmement glorieuse », conduit sa fille à la Cour, son désir de lui faire faire un brillant mariage. Il en conclut qu’il est impossible de résister à ce mouvement, et encore plus de « s’éloigner[…] » de cette Cour. Mieux vaut encore « y demeurer sans grâces et sans récompenses ».

Le Grand Carrousel, donné par Louis XIV aux Tuileries, juin 1662

Maxime 63

 

Cette maxime est construite comme une sorte d’énigme, à travers la comparaison à « un pays », qui reste cependant sans réponse. Elle souligne, par des jeux d’opposition, à quel point c’est l’apparence qui règne à la Cour, en raison du poids des regards qui jugent et peuvent détruire : « les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. » La question qui suit développe cette idée de masque, en opposant deux énumérations : d’un côté, les divertissements, les plaisirs et le luxe de la Cour, de l’autre une vision de la réalité, bien plus sombre, amplifiée encore par les adverbes d’intensité : « tant d’inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d’espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses ». 

Le Grand Carrousel, donné par Louis XIV aux Tuileries, juin 1662

Même si le dernier mot évoque la vie politique, les précédents reprennent l’idée d’agitation, de désordres et de troubles, avec, au premier, plan la notion d’« intérêt ». En même temps, La Bruyère rejoint Pascal dans sa vision des divertissements comme autant de moyens de fuir la « misère » de l’homme.

Maxime 99

 

Par la métaphore filée du « théâtre » et de ses « acteurs », de la « pièce » et des « rôles », La Bruyère reprend le thème de l’apparence pour définir la Cour. Mais, en présentant cette image comme un éternel renouvellement, avec la récurrence de l’adjectif « même », La Bruyère dévoile son pessimisme sur une nature humaine qui reste inchangée : c’est toujours l’ambition qui ressort, le désir de voir son intérêt satisfait chez celui « qui se réjouit sur une grâce reçue » ou qui « s’attriste et se désespère sur un refus ».

La rencontre entre le Prince de Clèves et l'héroïne : 1ère partie, de "Le lendemain qu'elle fut arrivée..." à "... extraordinaires." 

Pour lire l'extrait

TX.2-1ère rencontre

Après avoir présenté les conditions historiques « dans les dernières années » du règne d’Henri II, le roman introduit l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, en exposant l’éducation qu’elle reçoit de sa mère. Alors que la jeune fille, à seize ans, est en âge de se marier, elle vient à la Cour, accompagnée de sa mère, pour y être officiellement présentée et trouver un mari digne de sa naissance. Ce passage se situe « le lendemain ».

Comment le récit met-il en scène la naissance de l’amour ?

L’IMAGE DE LA SOCIÉTÉ 

Le luxe

 

Le cadre de cette rencontre correspond au mode de vie de la noblesse, empreint de ce luxe importé d’Italie à la Cour de France d’abord par François Ier  puis par Catherine de Médicis, épouse d’Henri II. Celle-ci a implanté les goûts de la Renaissance italienne à Paris : de nombreux marchands italiens s’y sont installés à sa suite, par exemple dans les rues environnant le Louvre, et ils y gagnent une opulence considérable, comme le joaillier : « Sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand ».

Antoine Watteau, À l’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, 163 x 306. Château de Charlottenburg, Berlin.

Antoine Watteau, À l’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, 163 x 306. Château de Charlottenburg, Berlin.

Les personnages du roman, appartenant à la noblesse, vivent dans cette atmosphère de luxe. Ainsi Mlle de Chartres est venue dans cette joaillerie « pour assortir des pierreries », et le prince identifie son statut social par le luxe qui l’entoure : « Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité ».

Les bienséances

 

À la même époque, sous François Ier, s’impose à la Cour ce que l’on nommera plus tard l’étiquette, code qui régit les rapports entre le souverain et ses sujets. Cette codification des comportements en présence du roi s’accompagne de la notion de « bienséance », c’est-à-dire des formes de « civilité », de politesse, qui régissent, de façon plus générale, les rapports humains

La Préciosité, qui naît vers le milieu du XVII° siècle, s’inscrit dans cette évolution des mœurs en définissant avec précision les bonnes manières qui doivent être de mise entre hommes et femmes. Or, même si l’intrigue du roman se déroule bien avant l’avènement de ce mouvement, Mme de La Fayette s’en inspire certainement en présentant, dans cet extrait, une intéressante opposition entre les deux personnages.

         Le prince de Clèves ne respecte pas vraiment les bienséances, en laissant paraître trop visiblement sa réaction face à Mlle de Chartres : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise ». Un homme du monde ne doit pas montrer ainsi ses sentiments, et surtout pas face à une jeune femme ! Il aggrave cet irrespect en la regardant trop fixement et trop longtemps : il « la regardait avec admiration », il la regardait toujours avec étonnement ». 

        Par opposition, les réactions de Mlle de Chartres traduisent un total respect des règles de bienséance, qui veulent, par exemple, qu’une jeune fille manifeste de la pudeur face aux regards masculins, ce que révèle son embarras, en gradation : elle « ne put s’empêcher de rougir », « ses regards l’embarrassaient », « elle avait de l’impatience de s’en aller ». Cependant elle ne déroge pas à la dignité que lui impose cette même bienséance : « sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait ».

Cette rencontre se déroule donc, du point de vue de l’héroïne, dans le strict cadre de la morale, tandis que le prince, lui, en enfreint déjà les bornes assignées par les codes sociaux. N’est-ce pas déjà là le présage d’un amour qui se révélera excessif ?

LA NAISSANCE DE L’AMOUR 

Mlle de Chartres exerce une évidente fascination sur le prince de Clèves. Ce premier constat se trouve renforcé par la façon dont Mme de La Fayette joue sur une double focalisation, interne et omnisciente.

Une forme de fascination

 

         Cela vient, en premier lieu, de « sa beauté », terme repris ensuite trois fois dans le passage. Dans ce monde où l’individu est sans cesse mis en scène, où, donc,  le regard d’autrui fait accéder à l’existence, l’apparence joue forcément le premier rôle dans la naissance de l’amour.

         Vient ensuite le mystère qui entoure la jeune fille, exceptionnel puisque, dans ce milieu restreint de la noblesse, chacun se connaît. C’est ce qui accentue la fascination du prince : « il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point », « il fut bien surpris quand il sut qu’on ne la connaissait point ».

     Enfin son comportement la rend exceptionnelle, différente des autres jeunes filles : « contre l’ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté », « si touché de sa beauté et de l’air modeste qu’il avait remarqué dans ses actions ».

Si le prince est séduit par cette ravissante jeune fille, notons cependant qu’aucune réciprocité n’est, à aucun moment, suggérée.

La focalisation interne

 

Toute la scène est vue par le regard du prince, et c’est aussi son interprétation que l’auteur nous présente. Ainsi sa surprise, récurrente dans le passage, s’exprime à travers ses réflexions, par exemple son hypothèse aux lignes 11 et 12 : « Il voyait bien [...] qu’elle devait être d’une grande qualité ». De même, nous découvrons ses hésitations dans les phrases suivantes, jusqu’à la conclusion : « il ne savait que penser ». Enfin il se livre à une supposition que le récit viendra justifier : « Il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et en effet elle sortit assez promptement ». Ce choix de focalisation finit par donner l’impression que l’intérêt du prince reste à sens unique.

Le point de vue omniscient

 

Le point de vue omniscient intervient dans deux passages essentiels de l’extrait. 

         La focalisation zéro ouvre le texte, en plaçant parallèlement les réactions du prince d’abord, puis de l’héroïne, reliées étroitement par le point-virgule et le connecteur « et » : « Il fut tellement surpris  de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise », « et Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir ». Dans les deux cas se produit un trouble qui se traduit physiquement, indépendamment de toute la maîtrise de soi que l’éducation et le statut social ont inculquée aux deux personnages.

           Cette même focalisation se retrouve à la fin du texte, alors même que l’héroïne s’efface pour ne plus laisser en scène que le prince. Le narrateur – ou narratrice, rien ne l’indique – prend alors le relais, au moyen du pronom indéfini « on » qui en fait comme un témoin caché de la scène, nous imposant son propre jugement : « on peut dire qu’il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires ». Mais le lexique alors choisi est très révélateur. Déjà l’adjectif « extraordinaires » pose par avance l’idée d’une intrigue amoureuse future qui sortira des normes sociales, tout en rappelant  le merveilleux dans lequel le genre romanesque s’est inscrit à l’origine. Quant aux termes « passion » et « estime », ils relèvent du vocabulaire propre à la Préciosité pour décrire les formes de l’amour. Mais l’ordre même est significatif, si l’on pense qu’à l’époque où écrit Mme de La Fayette, sous l’influence de son ami La Rochefoucauld, dont on pense qu’il a pu participer à l’élaboration du roman, le jansénisme a renforcé l’idée que les passions sont de dangereux excès : elles aliènent la raison, la volonté, le libre-arbitre. L’individu n’est plus alors que le jouet de ses désirs.

Ce commentaire final n’ouvre-t-il pas une perspective inquiétante sur les excès auxquels son amour pourrait porter le prince de Clèves ?

CONCLUSION

 

Ce texte, qui marque fortement la tradition romanesque, traduit bien l’alliance des deux composantes de ce genre littéraire, alors encore neuf : sa dimension intérieure, c’est-à-dire une fine analyse psychologique des moindres mouvements du cœur, et le contexte social, classes et valeurs admises, dans lequel se meuvent les personnages. Dans ce domaine, l’intérêt particulier de ce roman est d’unir, en raison du décalage d’un siècle entre le temps du récit et celui de l’écriture,  les normes du règne d’Henri II, avec sa morale aristocratique rigide, et les codes du XVII° siècle finissant, traversé de courants qui accordent plus de place à l’individu et à ses aspirations. Ainsi, les lecteurs du temps de Mme de La Fayette pouvaient parfaitement se reconnaître dans les personnages, en lesquels se trouvent accentués les déchirements de l’âme. La façon dont ce passage présente la naissance de l’amour chez le Prince de Clèves annonce d’ailleurs les malheurs futurs.

De plus, ce texte inscrit dans la littérature ce que l’on nomme un « topos », c’est-à-dire une scène que les écrivains se plairont à renouveler, en l’occurrence celle de « la rencontre amoureuse ». Dans ce même roman, interviendra une autre scène de rencontre, celle, lors d’un bal donné à la Cour, de la princesse avec le duc de Nemours, qui, lui aussi, en tombera éperdument amoureux, amour cette fois partagé, mais qui s’avérera fatal… On y retrouvera les mêmes composantes du « coup de foudre », notamment le rôle que peuvent y jouer les regards et l’effet de surprise.

De nombreux auteurs reprendront cet héritage, depuis Rousseau, racontant sa rencontre avec Mme de Warens dans les Confessions jusqu’aux versions modernes de Boris Vian dans L’Écume des jours ou de Marguerite Duras dans L’Amant, en passant par les échanges troublants de regards entre Julien Sorel et Mme de Rênal dans Le Rouge et le Noir de Stendhal ou la fascination qu’exerce Mme Arnoux sur le jeune Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, Yvonne de Galais sur Augustin Meaulnes chez Alain-Fournier, auteur du Grand Meaulnes.

Parcours associé : Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869 : la première rencontre 

Pour lire l'extrait

Ce passage se situe au début du roman, à bord d’un bateau sur la Seine, la Ville-de-Montereau, qui, le 15 septembre 1840, ramène le héros, Frédéric Moreau, alors âgé de dix-huit ans, de Paris dans sa famille, à Nogent-sur Seine. C’est le pont de ce bateau que Flaubert choisit pour cadre de cette scène de rencontre, en reprenant un « topos » déjà traditionnel. D’où tire-t-elle alors son originalité ?

Flaubert

LA FOCALISATION INTERNE 

Le choix de la focalisation interne, comme le prouve le champ lexical du regard, « distingua », « ses yeux », « il la regarda », nous permet de partager les émotions, violentes, du héros. Les choix lexicaux, « une apparition », comparaison à connotation religieuse mise en valeur par le présentatif « Ce fut », et « l'éblouissement », subliment cette femme exceptionnelle, sur laquelle s'ouvre le paragraphe, avec le pronom « Elle » lancé en tête. L'apposition, « toute seule », l’isole du monde extérieur, et la négation, « personne », efface toute autre présence.

La réaction de Frédéric Moreau, qui « fléchit involontairement les épaules » dès qu'il pense avoir été vu, révèle son trouble, peut-être une forme de timidité, mais surtout image le « coup de foudre », qui semble physiquement  le frapper.

Mais il ne renonce pas pour autant à sa contemplation, dont témoigne le nombre de détails donnés, « Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux », ou « son ombrelle », ou encore son « long châle à bandes violettes ». L’ensemble du récit se poursuit dans cette focalisation interne, avec un rapprochement progressif même si les convenances exigent de masquer son intérêt : « il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière. »

LE PORTRAIT DE L’HÉROÏNE 

La première rencontre. Film de Marcel Cravenne, 1973

C’est sur son visage que se fixe d’abord le regard, donc le portrait, avec la mention de « ses bandeaux noirs », coiffure caractéristique de cette époque, de « ses grands sourcils », de « l’ovale de sa figure » et de « son nez droit ». Toutes ces indications restent, en fait, très vagues, mais la description les met en valeur en les associant à la fois aux vêtements et au sentiment amoureux éprouvé par le héros. Ainsi, c’est le « large chapeau de paille » qui met en valeur ce visage, et le verbe choisi pour évoquer les « rubans roses qui palpitaient derrière elle » reproduit l’émotion, tel un cœur qui bat. De même, le mouvement des « bandeaux noirs » reproduit le geste que peut imaginer faire le jeune héros : ils « semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure ».

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Claude Monet, Femme à l’ombrelle, 1886. Huile sur toile, 131 x 88. Musée d’Orsay, Paris

Quand il se rapproche, c’est aussi son éblouissement que met en évidence la structure de la phrase des lignes 16 et 17, qui reprend le portrait physique, avec la négation anteposée et le rythme ternaire des termes abstraits, mélioratifs : « Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. » L’insistance sur la lumière qui semble la rendre évanescente, sur la légèreté des vêtements, de « sa robe de mousseline claire », tout contribue à soutenir le terme qui ouvre la scène : « une apparition ».

Enfin, comme s’il s’agissait d’un tableau où, immobile, elle tiendrait la pose, sa beauté ressort du cadre dans laquelle elle s’inscrit : « son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu. »

Claude Monet, Femme à l’ombrelle, 1886. Huile sur toile, 131 x 88. Musée d’Orsay, Paris

LA NAISSANCE DE L’AMOUR 

De la focalisation interne au point de vue omniscient

 

Les quatre derniers paragraphes du texte font alterner le point de vue interne et le récit pris en charge par un narrateur omniscient.

Le monologue intérieur

Le récit rapporte, au discours indirect libre, les réflexions de Frédéric : « Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? », « elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ? » Ces deux questions traduisent à la fois sa curiosité, mais aussi l’interprétation de ses observations. Elles révèlent une double image de l’amour : à la fois le désir de posséder l’autre en sachant tout de lui, et la façon dont, à partir d’un aspect mystérieux, ici la présence de la « négresse coiffée d’un foulard », se construit un fantasme sur l’origine exotique de l’héroïne.

Ce fantasme d’une origine lointaine se développe à la vue du « châle », dans une exclamation exaltée, empreinte de sensualité : « Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! »

Ces passages révèlent déjà l’écart entre la réalité, ordinaire – c’est une femme mariée, elle a une fille – et l’imaginaire auquel le coup de foudre laisse libre cours.

Le narrateur omniscient

L’héroïne est représentée dans une occupation banale pour une femme, « en train de broder quelque chose ». Le narrateur semble alors sourire de la réaction de son héros, qui, sous l’effet du coup de foudre, sublime tout ce qui touche à cette femme : « Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire ». Le commentaire qui suit, à travers l’énumération, « connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait », renforce cette vision critique de cet amour naissant : « et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. » En soulignant à quel point ce « désir » dépasse le simple élan sensuel, remplacé par une volonté de possession totale de l’être aimé, Flaubert en annonce l’échec. La transparence étant impossible,  cette « curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites » ne pourra jamais être satisfaite et cela condamne l’amour à l’échec.

Du silence à la parole

 

La scène, qui est restée figée pendant la première partie de l’extrait, s’anime avec l’entrée de la « petite fille » accompagnée de sa bonne. Dans un premier temps, c’est une autre image toujours en lien avec le terme « apparition » qui surgit, avec l’enfant « sur ses genoux », celle la Vierge à l’enfant.

Puis le récit fait surgir la parole dans le texte, par le discours indirect libre rapporté : « « Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » À nouveau, le commentaire souligne l’excès dans l’émotion provoquée par ces mots banals, ceux de la tendresse d’une mère : « Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition. »

Enfin vient le premier contact, qui accélère le rythme du récit : « Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit : – ‘‘ Je vous remercie, monsieur.’’ » Geste d’un jeune homme obligeant, discours direct là encore totalement banal. Mais les derniers mots du passage scellent la naissance de l’amour : « Leurs yeux se rencontrèrent. »

Giovanni Battista Salvi, dit Le Sassoferrato,  La Vierge à l’enfant, vers 1650. Huile sur toile, 133 x 98. Musée du Vatican, Rome

Giovanni Battista Salvi, dit Le Sassoferrato,  La Vierge à l’enfant, vers 1650. Huile sur toile, 133 x 98. Musée du Vatican, Rome

CONCLUSION

 

La stratégie narrative adoptée par Flaubert, avec l’alternance des points de vue, transforme une rencontre banale en une scène d’amour sublimée.

Cependant, en enrichissant ce « topos » par la mise en scène d’un « coup de foudre » romantique, Flaubert s’emploie à démythifier le sentiment qui naît alors : il montre comment cet amour, en envahissant l’être, l’éloigne de la réalité. Il se berce alors d’illusions, de fantasmes, ce qui promet l’insatisfaction, la frustration et l’échec.

LECTURE CURSIVE : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1835 : "La première rencontre" 

Bazac, Le Lys dans la vallée, 1835

En réponse à une demande de sa maîtresse, la comtesse Natalie de Manerville, le héros du roman de Balzac, Félix de Vandenesse, entreprend de lui écrire une longue lettre pour lui raconter son passé. Après avoir rapidement évoqué son enfance malheureuse, et son adolescence de jeune provincial, il en arrive à la rencontre avec une « céleste créature », Madame de Mortsauf, au cours d’un bal offert au duc d’Angoulême, de passage à Tours. Pour cette occasion, sa mère l’a fait habiller, mais de façon plutôt ridicule : « Un habit bleu-barbeau me fut secrètement confectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpins neufs furent facilement trouvés ; les gilets d’homme se portaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père ; pour la première fois j’eus une chemise à jabot dont les tuyaux gonflèrent ma poitrine et s’entortillèrent dans le nœud de ma cravate. » Le récit présente cette rencontre comme déterminante : « Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté. »

Balzac-LeLys

Pour lire l'extrait

La scène se déroule au moment où, alors que le héros s’ennuie pendant ce bal, une femme vient s’asseoir près de lui : « Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. » La rencontre dépeinte par Balzac est construite sur un contraste entre la sensualité et la pureté, mis en valeur par les réactions des deux personnages, contrastées elles aussi.

La sensualité

 

L’héroïne est d’abord vue de dos, d’où le développement sur les épaules, « nues » dans cette robe de bal, et dont la sensualité est mise en évidence, à la fois par la description, « de blanches épaules rebondies […] dont la peau satinée éclairait à la lumière comme un tissu de soie », et par l’attirance provoquée : « sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler », « Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. »

Le trouble du narrateur se traduit ensuite par son mouvement, « Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné », et plus érotique encore est la description de la « gorge », « dont les globes azurés et d’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle ».  

Un portrait sensuel. Film de Marcel Cravenne, 1973

Un portrait sensuel. Film de Marcel Cravenne, 1973

Pour voir la scène dans le film de Marcel Cravenne

Enfin, sans nous donner de portrait précis, les termes choisis, « des jouissances infinies » suggèrent l’éveil des sens, quand l’attention se porte sur « le brillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté ».

Enfin, même si la comparaison à « un enfant qui se jette dans le sein de sa mère », vise à rendre ce mouvement innocent, il n’en est pas moins audacieux, en rupture avec toutes les convenances sociales, et révélateur d’un désir irrépressible, « je me plongeai dans ce dos », et comme amplifié par le pluriel : « et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. »

La pureté

 

Cependant, la sensualité du portrait s’entremêle à une incessante vision de la pureté. Par exemple, les « épaules », personnifiées, sont l’image même de la pudeur : elles « semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois », et elles sont qualifiées de « pudiques épaules qui avaient une âme. » De même, la « gorge » est « chastement couverte d’une gaz », et plusieurs images suggèrent l’innocence de l'héroïne : le « cou » est comparé à « celui d’une petite fille », et les raies dans les cheveux à « de frais sentiers ».

C'est pourquoi le geste du narrateur est représenté comme un égarement coupable, « tout me fit perdre l’esprit », et il est suivi d’un évident remords, marqué par les « larmes chaudes », et sur lequel se termine le texte : « J’eus honte de moi. »

G. Staal, la première rencontre, 1867. Bois gravé, in Œuvres de Balzac illustrées. Musée Balzac, Saché

G. Staal, la première rencontre, 1867. Bois gravé, in Œuvres de Balzac illustrées. Musée Balzac, Saché

La réaction de Madame de Mortsauf est celle qu’imposent les convenances sociales : « Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre ; elle se retourna, me vit et me dit : «  Monsieur ? » Elle est renforcée par des détails physiques, son « regard animé d’une sainte colère », et « Le pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage ». Mais l’extrait se termine en une sublimation de la femme, transformée en divinité majestueuse : « une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux cendrés », « Elle s’en alla par un mouvement de reine. »

Cette sublimation rappelle l’image de la Vierge, à la fois mère, ce que suggère le début du texte, et celle qui a pour rôle d’accorder la miséricorde aux pécheurs : « le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies dans les larmes du repentir. »

Pour conclure

 

Cette scène paraît fort audacieuse, si l’on tient compte des conventions encore bien présentes dans la première moitié du XIXème siècle. Mais Balzac utilise habilement  cette audace, qui ressort des éléments de sensualité du portrait, pour faire d’autant plus ressortir l’idéalisation de la femme. Il met ainsi en place la vision d’un amour sublimé, quasi mystique.

TX.3- Le bal

La rencontre entre le Duc de Nemours et l'héroïne : 1ère partie, de "Elle passa tout le jour..." à "... Madame de Clèves." 

Pour lire l'extrait

Après une présentation de la situation politique et de la vie à la Cour durant « les dernières années » du règne d’Henri II, le récit a introduit l’héroïne, Mlle de Chartres, alors âgée de seize ans. Sa beauté, sa fortune et sa naissance lui valent de nombreux prétendants, et c’est finalement le Prince de Clèves, tombé amoureux d’elle au premier regard, qui l’emporte sur ses rivaux, notamment le Chevalier de Guise.

La scène prend pour cadre un bal, donné en l’honneur des fiançailles de Claude de France, deuxième fille d’Henri II, avec le Duc de Lorraine. Comment les quatre moments du récit font-il ressortir l’aspect exceptionnel de cette rencontre entre la Princesse et le Duc de Nemours ?

LA PRÉPARATION DE LA RENCONTRE (lignes 1-7) 

La scène du bal : film de Jean Delannoy, 1961

L’importance de ce bal est immédiatement signalée par le soin que l’héroïne apporte à sa toilette : « Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer ». Dans cette Cour où tous s’observent et se jugent, l’apparence joue, en effet, un rôle essentiel : « Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure ». La scène est donc rendue encore plus importante car elle se déroule sous le regard de tous ceux  qui comptent à la Cour.

Les premiers moments du bal sont interrompus par « un assez grand bruit vers la porte de la salle », qui introduit une sorte de mystère dans le récit, puisqu’aucun nom n’est donné à ce « quelqu’un qui entrait. » Cependant, la réaction des assistants, regroupés dans le pronom indéfini « on », indique qu’il s’agit d’un homme important puisque chacun lui « faisait place. »

Enfin, nous notons l’intervention du roi qui « lui cria de prendre celui qui arrivait », qui  joue ainsi le rôle jadis accordé au destin : impossible de se dérober à un tel ordre. Mais comment l’expliquer ? Cette Cour, nous a expliqué le récit, est passionnée de « galanterie » et curieuse des intrigues amoureuses : peut-être se réjouit-on pas avance de voir comment se comporteront celui qui a une réputation de séducteur et celle qui a déjà donné de nombreuses preuves de sa « vertu » sans faille...

LA DANSE (lignes 7-20) 

Le regard joue un rôle déterminant dans cette rencontre, avec la récurrence du verbe « voir » : elle « vit un homme », « le voir, quand on ne l’avait jamais vu », « voir madame de Clèves », « ils ne s’étaient jamais vus ». Cependant, le récit adopte un point de vue omniscient, en s’intéressant d’abord à l’héroïne, ensuite au Duc de Nemours, enfin aux témoins de cette danse.

Le point de vue de la Princesse

 

L’arrivée de M. de Nemours est mise en valeur par son déplacement désinvolte, qui révèle son habitude de la Cour et de la vie mondaine : il « passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait ». Mais, en interprétant la réflexion de la Princesse, « un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours », mise en valeur par la négation restrictive, la narratrice donne à cette rencontre le caractère d’une sorte de reconnaissance intuitive, comme s’ils étaient par avance destinés l’un à l’autre. Les louanges que l’héroïne a entendues à son sujet, l’ont, de toute évidence, impressionnée, pour provoquer cette reconnaissance intuitive. Le récit insiste ensuite sur l’importance de l’apparence, mettant ainsi en parallèle les deux personnages : « le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ». En même temps, est signalée l’émotion ressentie, mais de façon encore neutre avec la forme verbale impersonnel : « il était difficile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait jamais vu ».

Le point de vue du Duc de Nemours

La danse  de Nemours et de la Princesse. Film de Jean Delannoy, 1961

La danse  de Nemours et de la Princesse. Film de Jean Delannoy, 1961

La suite du récit marque aussitôt la réciprocité du sentiment, en reprenant cette même formule pour le Duc face à la Princesse, « il était difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement », mais avec insistance au début du deuxième paragraphe : « Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. » Dans cette Cour où une des règles de la bienséance exige la maîtrise de soi, il y a déjà là un premier aveu de l’intérêt que porte le duc à l’héroïne.

Le point de vue des témoins

 

En conservant la forme impersonnelle, « il s’éleva dans la salle un murmure de louanges », la réaction des assistants exprime l’harmonie de ce couple, jugé exceptionnel dans une Cour pourtant blasée. De plus, même si la princesse a obéi à l’ordre du roi, les bienséances auraient exigé une présentation préalable, dont le récit rappelle qu’elle n’a pas eu lieu. C’est à nouveau l’aspect hors normes qui se trouve ainsi souligné : il y a « quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. »

LE DIALOGUE (lignes 20-33) 

La danse s’est déroulée sans paroles ; c’est encore le pouvoir royal qui va intervenir, en une sorte de jeu. Les questions visent, en effet, à mettre le couple dans l’embarras.

         Nemours a l’habitude des intrigues de Cour. Sa réponse est habile, car il suggère, sans le dire pour respecter la bienséance, que la beauté de la Princesse est telle que chacun la connaît : « je n’ai pas d’incertitude ». En même temps, il joue de la modestie, « Madame de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour la reconnaître », et tente de délivrer la princesse de l’obligation de répondre en remettant poliment la réponse entre les mains de la Dauphine.

            La réaction de l’héroïne face à l’allusion malicieuse de la Dauphine, « elle le sait aussi bien que vous savez le sien », s’explique par la pudeur indispensable à une femme, mariée qui plus est : « avouer » qu’elle a reconnu le duc serait « avouer » qu’elle a prêté attention à tout ce qu’on a dit de lui devant elle, et qu’elle était si curieuse de le voir qu’elle l’a immédiatement identifiée. Le commentaire narratif, « qui paraissait un peu embarrassée », confirme le trouble que provoque en elle cet échange. En répliquant terme à terme à « je ne devine pas si bien » par « Vous devinez fort bien », la Dauphine démasque le discours de l’héroïne, tout en confirmant les raisons de son embarras : le verbe « avouer », en effet, suggère qu’il y aurait là une faute.

LE COUP DE FOUDRE (lignes 33-37) 

Le bal reprend, et le récit fait oublier la Princesse « un peu embarrassée », ce qui a suffi à faire comprendre au lecteur le trouble provoqué en elle par cette rencontre. C’est donc sur le Duc que se ferme le récit, car il faut montrer que celui qui a été présenté comme un séducteur est à présent totalement séduit. D’où la remarque finale, son désintérêt pour la reine amplifiée par l’indice temporel et la négation restrictive : « mais, de tout le soir, il ne put admirer que madame de Clèves. » Il a donc bien vécu un coup de foudre.

CONCLUSION

 

Cette scène de rencontre est racontée de façon extrêmement discrète : tout se passe à travers l’échange de regards entre l’héroïne et le Duc, qui partagent un même sentiment, répété : la « surprise », l’« étonnement ». Et seules les réponses des deux personnages qui ferment le récit confirment un embarras, révélateur du coup de foudre.

Mais la scène tire aussi son originalité du cadre dans lequel elle se déroule : un lieu exceptionnel, un moment exceptionnel, un pouvoir royal qui, tel un dieu sur terre, a rapproché les deux personnages, et, à la façon d’un chœur antique, des témoins eux aussi éblouis.

La danse  de Nemours et de la Princesse. Film de Jean Delannoy, 1961

La danse  de Nemours et de la Princesse. Film de Jean Delannoy, 1961
Histoire des arts

HISTOIRE DES ARTS : Première École de Fontainebleau, Le Bal des noces du Duc de Joyeuse, vers 1582 

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Première école de Fontainebleau, Le Bal des noces du Duc de Joyeuse, vers 1581.  Huile  egt cuivre, 41,5 x 65. Musée du Louvre

Le tableau a longtemps été attribué à Hiéronymus Francken (1540-1610), peintre flamand qui a effectué plusieurs séjours à Paris avant d’être nommé peintre officiel de la Cour en 1594, puis, en 1925, à Herman Van der Mast (1550-1610), qui travailla dans l’atelier de Francken. Cette attribution à l’École flamande s’explique par les jeux du clair-obscur et le contraste des couleurs.

Mais aujourd’hui il est convenu de rattacher ce tableau à la première École de Fontainebleau, ainsi nommée en raison de sa réalisation de la décoration du château de Fontainebleau au XVIème siècle.

LECTURE CURSIVE : Boris Vian, L'Écume des jours, 1946, chapitre XI : "La première rencontre au bal"

Vian

La situation initiale du roman de Boris Vian, paru en 1947, a présenté le héros, Colin, et son univers, étrange, partagé avec ses amis, Chick, passionné par Jean-Sol Partre, et celle qu’il aime, Alise, la nièce du cuisinier Nicolas, et Isis de Ponteauzanne. L’amour né entre Chick et Alise donne à Colin le désir d’aimer : « j’ai tant envie d’être amoureux », déclare-t-il au chapitre IX. Le chapitre X s’ouvre sur la conjugaison du verbe « aimer », alors que Colin se rend à une fête organisée par Isis pour l’anniversaire de Dupont, son caniche.

C’est au cours de cette fête, au chapitre XI, que se produit la rencontre entre Colin et Chloé qui marque la naissance de leur amour. Comment Boris Vian renouvelle-t-il le topos de la scène de rencontre amoureuse ?

Boris Vian, L'Ecume des jours, 1947

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Le portrait dérobé : 2ème partie, de "Madame la Dauphine demanda..." à "... sa réponse." 

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TX.4-Portrait volé

La première partie, après une présentation des circonstances historiques et de la vie à la Cour d’Henri II, a noué l’intrigue amoureuse : l’héroïne a épousé le Prince de Clèves, mais une rencontre au bal voit naître son « inclination » pour le Duc de Nemours, qui éprouve pour elle une passion « violente ». La partie se termine sur la mort de la mère de la princesse, qui la laisse dans le « péril » où risque de la plonger cet amour.

La deuxième partie s’ouvre sur le « trouble » dans laquelle se trouve la Princesse, car les conversations de la Cour ne lui permettent plus d’ignorer l’intérêt que lui porte le Duc, qui, de son côté, comprend, à ses réactions, « qu’il ne lui était pas indifférent. » C’est alors que se situe cette scène. Comment le récit met-il en valeur l’épreuve que subit l’héroïne ?

DEUX PORTRAITS (lignes 1-6) 

Nous sommes dans une scène significative de la vie d’une noblesse occupée à se donner le spectacle d’elle-même, d’où la réalisation de « portraits en petit de toutes les belles personnes de la Cour ». La scène se passe dans la chambre de Madame de Clèves, qui tient alors la pose : elle est alors placée sous le regard d’assistants nombreux, « tant de personnes », signale plus loin le récit, parmi lesquels la Dauphine, de son époux, le Prince de Clèves, et du Duc de Nemours.

La valeur symbolique du « portrait » est signalée dès ce début.

       D’une part, il illustre la valeur alors accordée à l’apparence, puisque sa qualité esthétique vient avant tout de sa ressemblance au modèle. D’où l’ordre donné au peintre par Madame de Clèves de « raccommoder quelque chose à la coiffure de celui que l’on venait d’apporter »,  désir de perfection qui signale aussi cette vanité qui règne à la Cour, amour-propre, inhérent à la nature humaine si l’on en croit La Rochefoucauld.

        D’autre part, il traduit l’attachement porté à la personne représentée, d’où le fait que Monsieur de Clèves porte sur lui « un petit portrait qu’il avait de sa femme », preuve de son amour pour elle, une miniature protégée par une « boîte » sans doute précieuse.

LE VOL DU PORTRAIT (lignes 7-21) 

Le geste du Duc

 

Le récit veille à expliquer le geste du Duc, révélateur de ses sentiments. C’est son amour qu’il révèle par son désir de posséder le portrait : « Il y avait longtemps que Monsieur de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Madame de Clèves. » Mais il se mêle à la jalousie, sa rivalité avec « un mari qu’il croyait tendrement aimé ». Cependant, dans ce monde où chacun est placé sous le regard d’autrui, il reste prudent, à la fois pour ne pas se compromettre ni compromettre la réputation de celle qu’il aime : « il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre. » Le geste est donc semblable à une épreuve, à réussir pour être digne de l’amour de la femme aimée, à la façon du code de l’amour courtois médiéval.

Le geste en lui-même est rapide, car Nemours prend soin de ne pas se faire remarquer : « il prenait adroitement quelque chose sur cette table. »

Pierre Choquet, Le portrait dérobé, édition Lepetit, 1820. BnF

Pierre Choquet, Le portrait dérobé, édition Lepetit, 1820. BnF
Pierre Choquet, Le portrait dérobé, édition Lepetit, 1820. BnF

L'échange des regards

 

Le récit indique soigneusement la position de chaque personnage, « la Dauphine assise », « Madame de Clèves debout devant elle », « Nemours, le dos contre la table », et la place du décor, « le lit », « un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé », « la table qui était au pied du lit », comme dans une mise en scène de théâtre, car les regards vont jouer un rôle essentiel.

Le regard de la princesse sur le Duc révèle que, tout en écoutant la Dauphine qui lui « parlait bas », elle ne perd pas de vue Nemours. Le champ lexical du regard s’impose dans le récit, révélateur du sentiment qui unit les deux protagonistes : elle l’« aperçut », elle le « vit », « les yeux de Madame de Clèves qui étaient encore attachés sur lui », « il rencontra les yeux de Madame de Clèves ».

Alphonse Lamotte, Le portrait dérobé, édition Conquet, 1889. BnF

Pierre Choquet, Le portrait dérobé, édition Lepetit, 1820. BnF

Alphonse Lamotte, Le portrait dérobé, édition Conquet, 1889. BnF

Cet échange de regards marque le moment de tension extrême dans la scène, aussitôt interprété par le narrateur omniscient : pour la Princesse, « Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait », pour le duc, « il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. » Cependant la tournure négative relance l’intérêt : face à cette incertitude, Nemours ne peut agir. Pour tous les deux, la seule issue reste donc la dissimulation, que l’héroïne a bien  du mal à maintenir : « elle en fut si troublée que Madame la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. » Dans le silence, la parole de la Dauphine produit une rupture brutale, et souligne le désordre produit par le sentiment amoureux.

LE SENTIMENT AMOUREUX (lignes 22-32) 

De la part de la Princesse

 

C’est par une litote que s’ouvre l’analyse du sentiment amoureux, procédé d’écriture propre à traduire la complexité de ce que ressent l’héroïne : « Madame de Clèves n’était pas peu embarrassée ». La Princesse, déchirée par un cas de conscience, vit un dilemme.

  • D’un côté, il y a « la raison », l’obligation de la bienséance, qui l’obligerait à défendre son honneur,  « qu’elle demandât son portrait », donc à affirmer sa vertu.

  • De l’autre côté, une autre bienséance intervient, protéger sa réputation, ne pas « apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle ».

  • L’ultime issue serait de « le lui demand[er] en particulier », autre risque pour son honneur d’épouse : « c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion. »

Cette analyse construit son choix, « elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser », mais la raison qui le lui a dicté est un alibi hypocrite, car rien n’empêcherait que, s’il tentait de lui exprimer sa « passion », elle puisse l’arrêter et clore l’entretien aussitôt. En fait, son choix revient à ne pas choisir, à ne pas agir, et à ne pas parler. C’est une solution de fuite qui révèle son propre sentiment : elle n’est pas sûre de pouvoir elle-même ne pas laisser voir l’amour qu’elle éprouve. Le point de vue omniscient adopté permet d’ailleurs de démasquer cet alibi : « elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. » Elle joue, en fait, sur la même incertitude que celle qu’avait ressentie le Duc.

De la part du Duc

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La reprise de l’adverbe « quasi » met en parallèle les deux personnages, chacun essayant d’interpréter les réactions de l’autre, mais Nemours sait profiter de cet « embarras » visible, puisqu’elle n’a pas répondu à la question de la Dauphine. Le discours rapporté direct lui redonne l’initiative, son désir de lui faire comprendre ses sentiments. Sous le masque du parfait respect, il joue, lui aussi le jeu de l’incertitude : « « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ». Sa formule finale, «  je n’ose vous en demander davantage », est, en réalité, une façon de la remercier de son silence, qui est une forme d'aveu, que son départ permet de prolonger. Il lui épargne le nouvel embarras que serait l'obligation d'une « réponse ». 

CONCLUSION

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Madame de La Fayette met en scène un épisode romanesque, qu’elle s’efforce de rendre parfaitement vraisemblable, en introduisant le second portrait miniature, celui du Prince de Clèves, en précisant avec soin le cadre spatial, les circonstances, les réactions des personnages. L’épreuve a été réussie par Nemours, qui emporte un double gage précieux d’amour, le portrait de celle qu’il aime, mais surtout le  silence de la Princesse, qui ne peut que l’encourager.

Le récit reprend aussi un thème apprécié du public de cette époque, dans la lignée des dilemmes cornéliens : le cas de conscience prêté à l’héroïne est, pour elle aussi, une épreuve qui va l’obliger, au-delà des faux fuyants et des alibis, à s’avouer sa faiblesse.

Étude transversale : La peinture de l'amour 

L'amour

Un des premiers mots du roman est la mention de la « galanterie » comme une des caractéristiques de la cour d’Henri II, terme qui pose une conception particulière de l’amour : il traduit la place réservée aux femmes, qui sont, à la Cour, le centre de toutes les attentions masculines, et la volonté de les séduire par toutes sortes d’hommages, de prévenances, d’attentions particulières. Mais il révèle aussi une superficialité frivole : il s’agit plus de jeux amoureux que de passion sincère.

C’est ce qui explique le relief que, dans ce contexte, prend le triangle amoureux formé par la Princesse de Clèves, son époux et le duc de Nemours.

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LECTURE CURSIVE : François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, 1664 : sur l'amour 

La Rochefoucauld

Pour voir les maximes choisies et leur analyse

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Marqué par le pessimisme de la fin du siècle, sous l'influence des Pensées de Pascal  et du courant religieux janséniste, La Rochefoucauld représente l’homme comme inconstant, faible, sans cesse agité de passions douloureuses, et, surtout, comme uniquement préoccupé de lui-même, par l’amour de soi, les autres ne l’intéressant que quand il sert son  propre intérêt. Ainsi il démythifie l’image, souvent embellie, donnée de l’amour dans la littérature, rejoignant souvent les conceptions illustrées par Madame de La Fayette.

TX.5-Aveu

L'aveu de la Princesse à son mari : 3ème partie, de "Eh bien, Monsieur,..." à "... de la cacher." 

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L’amour est né entre l’héroïne et le duc de Nemours dès leur rencontre au bal, peu après le mariage de celle-ci avec le Prince de Clèves. Laissée seule, après la mort de sa mère, face à ses sentiments, la Princesse en découvre, dans la seconde partie du roman, toute la puissance mais aussi les souffrances. La joie qu’elle éprouve lors des moments partagés avec le duc, dans la troisième partie, ne peut plus lui laisser ignorer qu’elle l’aime passionnément, et la seule façon de résister à cette « inclination », est de trouver refuge loin de la Cour. Alors que son mari la presse de revenir à Paris, elle choisit une ultime issue : lui avouer son amour, pour lui demander son appui. La scène se déroule dans le parc du château de Coulommiers. Les deux époux sont assis  « sous le pavillon », mais le Duc de Nemours, venu là dans l’espoir d’apercevoir la princesse, est surpris par leur arrivée, et se cache « dans un cabinet » contigu. Il est donc un témoin caché de l’aveu.

À travers sa dramatisation, quelles significations prend cet aveu dans le portrait de l’héroïne ?

L’AVEU DE LA PRINCESSE (lignes 1-13) 

L’aveu fait brutalement irruption dans la scène, et est aussitôt dramatisé, à la fois par l’interjection qui l’ouvre, « Eh bien », par la gestuelle violente, « en se jetant à ses genoux », qui annonce l’imploration, et par la négation qui en souligne l’aspect exceptionnel, le pronom indéfini « on » s’opposant au « je » affirmé : « je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ». L’attention du lecteur est ainsi éveillée.

Un aveu voilé

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Le choix même du mot « aveu » implique qu’il s’agit d’une faute. Ce sentiment de culpabilité est si fort qu’à aucun moment la Princesse n’exprime clairement qu’elle aime ailleurs. Elle ne fait que le suggérer par sa demande, réitérée, de rester dans la solitude de la campagne où elle s’est réfugiée : « j’ai des raisons de m’éloigner de la Cour », « la liberté de me retirer de la Cour ». De même, le pluriel, « des sentiments qui vous déplaisent » reste une formulation allusive, un euphémisme, qui peut s'expliquer par la nécessité des respecter les bienséances, mais peut-être aussi est-ce dû à la crainte de qualifier plus précisément ce qu’elle ressent. C’est bien la peur, en effet, qui dicte cet aveu, celle de ne pas pouvoir résister à la passion qui l’entraîne, aux « périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. »

L'image de la vertu

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Parallèlement, alors même qu’elle admet sa faute, et en « demande mille pardons », hyperbole qui la souligne, l’ensemble du discours s’emploie à l’amoindrir, par plusieurs protestations de vertu. Dès la ligne 2, le connecteur « mais » introduit, en effet, une double excuse.  En évoquant « l’innocence de [s]a conduite et de [s]es intentions », l’héroïne fait appel à la morale prônée par les jésuites, qui associaient la pureté des « intentions » à celle des actions, la première pouvant même, selon la casuistique, c’est-à-dire la prise en compte des différents « cas » de conscience, excuser la faute. D’où l’insistance sur l’absence de faute accomplie, « Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse », et la promesse affirmée avec force, par l’opposition des verbes au centre du chiasme : « j’ai des sentiments qui vous déplaisent ; du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions ».  

De plus, en mentionnant les « périls » qui menacent une toute jeune femme à la Cour, elle se représente davantage comme une victime que comme une coupable. Nous pouvons donc nous demander si cet aveu relève vraiment de la seule « vertu », d’une morale qui pose le bien comme une valeur absolue, ou obéit à une autre raison. Or, nous constatons qu’à aucun moment n’intervient ce qui fonde alors la morale, la religion. En revanche, la raison invoquée à la ligne 9, « pour me conserver digne de vous », invite à voir dans cet aveu le code d’honneur propre alors à la noblesse, le désir de ne pas déchoir aux yeux d’autrui, ce qui reviendrait à déchoir à ses propres yeux. Il y a donc là, comme le souligne souvent le duc de La Rochefoucauld, la présence d’un amour-propre, caché sous l’affirmation sincère.   

Une imploration pathétique

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Cependant, cette vertu est bien fragile, puisque l’aveu se transforme en prière, en demande de protection, comme le révèle la double condition dans l’hypothèse formulée : « je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la Cour, ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. » La « force » de faire cet aveu vient donc d’abord de sa propre peur d’elle-même, ce qui ne peut que montrer à son mari la force de l’amour qu’elle éprouve pour un autre.

Le discours, en accentuant la dimension pathétique, est, en effet, une sorte de plaidoyer. Déjà, elle en rehausse la valeur en en soulignant l’aspect exceptionnel et le risque qu’elle prend de susciter ainsi la colère ou l’incompréhension d’un mari qui a toute puissance sur son épouse : « Quelque dangereux que soit le parti que je prends ». Elle ne peut alors que multiplier les raisons propres à le rendre indulgent : « me conserver digne d’être  vous », « Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu. » Le rythme ternaire des pronoms et des impératifs en gradation de la dernière phrase forme l’exorde de ce plaidoyer, tel celui d’un avocat qui cherche à attendrir un juge en reconnaissant sa toute-puissance : « Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore si vous pouvez. »

Pierre-Gustave Eugène, L’aveu de la Princesse de Clèves, 1863. BnF

Pierre-Gustave Eugène, L’aveu de la Princesse de Clèves, 1863. BnF

LA RÉACTION DU PRINCE (lignes 14-39) 

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Alphonse-Charles Masson, L’aveu de la princesse, édition Quentin, 1878. BnF

Une mise en scène tragique

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Pour en accentuer la dimension tragique, ce discours est suivi d’un bref passage de récit, qui met en valeur, par la gestuelle décrite, la douleur du Prince de Clèves, tellement accablé qu’il ne peut regarder son épouse : « Monsieur de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains ». Ces quelques lignes soulignent l’amour profond du Prince, souligné par la gradation : d’abord « hors de lui-même », la narration omnisciente précise ensuite : « il pensa mourir de douleur ». Ses réactions sont donc à la hauteur du registre pathétique de l’aveu, et répondent à l’imploration : « l’embrassant en la relevant » est un double signe de sa pitié et de l’amour qu’il conserve pour elle. 

Un amour douloureux

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En réponse à la prière de la Princesse, son époux affirme avec force l’amour qu’il éprouve pour elle, en en donnant pour preuve sa douleur, exprimée de façon hyperbolique, d’abord par la reprise, inversée, de sa demande, «  Ayez pitié de moi, vous-même, Madame », « pardonnez », puis par les choix lexicaux intensifs : « une affliction aussi violente qu’est la mienne », « je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été ».

À la mise en valeur, par la Princesse, de l’aspect exceptionnel de son aveu, il fait écho en soulignant par l’aspect exceptionnel de sa douleur : « Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari », repris,  à la fin du discours par « vous me rendez malheureux ». .

De même, là où la Princesse exprimait le souhait d’être « digne » de lui, il place cette dignité dans celle qu’il lui reconnaît, par un comparatif hyperbolique : « Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ». Il développe ainsi un vibrant éloge des conséquences de cet aveu, souligné par les superlatifs : « Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière », « un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière », « la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari », « vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. » Il s’élève ainsi à la hauteur de son épouse, mais plus sa femme lui apparaît estimable, plus sa douleur de la perdre s’accentue.

La jalousie

 

L’autre signe de cet amour est sa jalousie intense, tout aussi douloureuse : « j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ». Ce redoublement unit deux souffrances : celle de « mari », due à l’amour-propre d’abord, au souci de sa réputation, et celle de l’« amant », qui dépasse l’amour ordinaire d’un époux. Ainsi, il souffre d’abord qu’un autre ait pu obtenir ce que lui-même a été incapable d’obtenir : « Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre »,  « Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la pensée qu’il était incapable de l’être ; cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire ». C’est cette impuissance à se faire aimer qui justifie la violence de cette jalousie, présentée comme inévitable : « la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non pas s’en plaindre ». Le discours, fortement modalisé par les questions successives, révèle l’absence de maîtrise qui s’est alors emparée de lui : « Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? »

LA REFUS DE LA PRINCESSE (lignes 39-52) 

La fin du discours du Prince traduit l’omniprésence de la jalousie en lui, avec l’insistance verbale : de l’impératif « apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter », il passe à u e vous demande », il passe à « je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir. »

Pourquoi la Princesse refuse-t-elle de lui répondre ? Quand elle parle de « prudence », sans doute pense-t-elle aux duels qui étaient souvent l’issue fatale de telles rivalités amoureuses. Mais, devant la réponse du Prince qui écarte le fait de se « plaindre » d’un rival en le provoquant ainsi, son refus est réitéré, dans des phrases brèves, dont l’énergie est amplifiée par l’allitération en [R] et l’affirmation lexicale de sa résolution : « vous m’en presseriez inutilement », « j’ai de la force », « n’a pas été par faiblesse », « il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher. » En affirmant ainsi son sens du devoir, il devient évident qu’elle l’exercera de la même façon envers celui qu’elle aime.

CONCLUSION

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Cette scène révèle le rôle que joue la société dans ce roman, dans la mesure où elle impose à l’individu une morale. Ainsi, l’héroïne se souvient ici des paroles de sa mère : « Songez à ce que vous devez à votre mari ; songez à ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée ». Et c’est pour cette même raison qu’elle demande à son époux de la « conduire », c’est-à-dire de l’aider à conserver cette rigueur morale.

Cette scène d’aveu à un mari a déchaîné les passions dans le public, dans les salons mondains et jusqu’au Mercure Galant qui, quelques semaines après la parution de l’œuvre, a lancé une enquête auprès de ses lecteurs : ils doivent envoyer à  la rédaction du journal leur sentiment à propos de la scène de l’aveu, dire  si, selon eux, la Princesse a bien fait, ou non. Les meilleures lettres sont publiées dans les numéros suivants, et les jugements, souvent sévères, révèlent à quel point le masque, la dissimulation, sont de règle dans la société de ce temps. D'autres approuvent l'héroïsme d'un tel aveu.

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Outre la question de savoir si un tel aveu de la part d’une épouse est vraisemblable, s’y ajoute le fait que Nemours, caché, entend cette conversation. Non seulement, il ne peut plus ignorer l’amour de la Princesse pour lui, mais, surtout, il ne pourra pas s’empêcher d’en parler à son ami, le Vidame de Chartres, sous couvert d’une anecdote arrivée à un de ses amis. Mais le Vidame trahira cette confidence, à son tour répétée à la Princesse, qui elle-même, persuadée que son mari l’a trahie, lui adresse de violents reproches… Cet aveu, rendu pathétique par sa mise en scène, est donc un tournant dans l’œuvre, qui détermine son issue fatale.

Isaac Taylor, L’aveu de la Princesse de Clèves, « La scène est observée par effraction », 1777. Gravure sur cuivre, Bibliothèque de l’Université de Californie, Los Angeles

Abbé Prévost

Parcours associé : L'Abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux, 1731, 1ère Partie : L'aveu de Manon 

Pour lire l'extrait

De l’œuvre romanesque considérable de l’Abbé Prévost, les sept volumes des Mémoires d'un homme de qualité (1728-1731) et les huit volumes de Monsieur de Cleveland (1731-1737), ressort un roman plus court, publié à part dès 1757, La Véritable Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ce récit tire sa véracité d'abord du décalage temporel entre le moment des faits, la passion douloureuse entre les deux personnages, et celui du récit que le chevalier fait après la mort de Manon à l'homme de qualité.

Après sa rencontre avec Manon, le jeune Chevalier, alors âgé de dix-sept ans, a renoncé à entrer au séminaire pour vivre sa passion avec elle, à Paris. Mais Manon, malgré son jeune âge, quinze ans, est déjà une habile courtisane, et le trompe rapidement. Le père du Chevalier fait arrêter son fils, et lui apprend la vérité. Le Chevalier, après deux ans de désespoir, décide de rejoindre le séminaire de Saint-Sulpice, mais, à peine y est-il arrivé qu’une visite lui est annoncée.

Comment le récit pathétique de cette scène de retrouvailles met-il en évidence la fatalité de l’amour ?

L'Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731

UNE SCÈNE D’AVEU ? 

Le narrateur de ce récit est aussi son personnage, c’est donc par ses yeux que nous est présentée l’héroïne, d’abord à travers les discours rapportés, mais aussi par les éléments du récit qui composent son portrait et par ses propres réactions face à elle.

L'aveu de culpabilité ?

 

Pourquoi Manon rend-elle visite à Des Grieux ? Dans un premier temps, son discours est un aveu. Le choix du discours rapporté indirect permet de mettre en valeur, comme au théâtre, sa gestuelle, « son embarras », « elle mit sa main devant ses yeux pour cacher quelques larmes », et son « ton timide », telles des didascalies au théâtre. L’aveu se trouve ainsi dramatisé. Mais il est intéressant d’observer la construction de son premier discours :

  • La première phrase, avec le choix verbal, admet la faute commise et son résultat : « elle confessait que son infidélité méritait ma haine » 

  • Mais le connecteur d’opposition inverse ensuite la situation. Des Grieux se retrouve accusé, en une longue phrase qui multiplie les reproches. Elle met d’abord en doute son amour passé, et l’accuse de l’avoir abandonnée : « s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort ». Elle ajoute à cela son comportement présent, son silence : « il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. »

Aveu paradoxal donc, puisque la culpabilité est rejetée sur celui qui a été trompé…Le fait qu’elle s’asseye après ces mots alors que Des Grieux est debout révèle qu’elle se place en situation d’attente, puisqu’elle constate qu’il n’a eu le courage, ni de quitter les lieux, ni de la renvoyer.

Les réactions de Des Grieux

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Pour le dépeindre, la scène est à nouveau théâtralisé, « Je demeurai debout, le corps à demi tourné », ce qui met en évidence le trouble ressenti : « Je demeurai interdit à sa vue », « j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. » La parole devient alors impossible, c’est le trouble qui conclut ce premier discours : « Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. »

Sa position révèle également son trouble, car il n’a pas la force de la regarder, sans doute par peur de sa propre faiblesse, que soulignent sa parole difficile et le ton pathétique du discours : « je fis un effort pour m’écrier douloureusement ».

Le choix du discours direct, renforcé par les exclamations et la répétition, est une reprise exaltée de l’aveu qui vient d’être fait, « « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! », de même que l’adjectif « infidèle » qui la qualifie.

Hubert Gravelot, La visite de Manon au parloir de Saint-Sulpice, 1753. Gravure, BnF

Hubert Gravelot, La visite de Manon au parloir de Saint-Sulpice, 1753. Gravure, BnF

UNE SCÈNE DE RÉCONCILIATION  

Le remords de Manon

Un échange pathétique

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Dans la seconde prise de parole de Manon, se retrouve la même opposition, avec une mise en scène qui accentue encore le pathétique : « en pleurant à chaudes larmes ».

  • D’un côté, nous retrouvons, en effet, l’aveu, mais atténué par le discours indirect : « elle ne prétendait point justifier sa perfidie », terme qui reprend le reproche lancé par Des Grieux.

  • Mais de l’autre, c’est une protestation d’amour, mise en valeur par un discours direct : « Je prétends mourir, […], si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. »

Le remords de Manon

L’aveu semble donc n’avoir été formulé que pour mieux reconquérir celui qu’elle a perdu… La réponse du Chevalier prend une tonalité tragique, déjà par la mention de larmes irrépressibles : « en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ». L’amour prend  alors la dimension d’une fatalité, avec la répétition de l’impératif, et le choix du verbe qui transforme la femme aimée en une divinité toute-puissante : « demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier. » l’amour est donc plus puissant que la raison, qui devrait conduire au rejet de l’« infidèle » : « mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. »

La progression dramatique

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Si, au début de l’extrait, une distance a été maintenue entre les deux personnages, l’échange marque une modification brutale dans l’attitude de Manon, à présent sûre de son pouvoir sur Des Grieux : « À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. »

Cependant, dans un premier temps, un contraste subsiste.

  • Manon met en œuvre toutes les preuves d’amour qu’elle peut donner, que le récit dépeint en multipliant les hyperboles : « Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. »

  • Des Grieux, en revanche, conserve encore une forme de réserve, soulignée par la négation restrictive : « Je n’y répondais encore qu’avec langueur. »

Le rapprochement s’opère au début du paragraphe suivant, illustré par le pronom personnel « nous » et le geste symbolique : « Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. »

Le dernier paragraphe unit les deux personnages, et achève la réconciliation après un discours narrativisé qui marque le pouvoir que détient la parole de la femme aimée sur un cœur tout prêt à la croire : « Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. » Nous notons ici le parallélisme entre la présentation qui intensifie le discours de Manon, et l’hyperbole qui accentue la réaction de Des Grieux. 

LA PEINTURE DE L’AMOUR 

Manon vue par Des Grieux

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Sa beauté

Deux thèmes se mêlent dans le portrait de Manon :

     une vision traditionnelle de la beauté, dans l’appellation « belle Manon », et dans l’évocation, banale, de ses « beaux yeux » ;

            mais une image qui en fait ressortir le danger. L’expression hyperbolique, « Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais », au sens étymologique, suggère une action magique, une séduction qui peut ensorceler et faire perdre l’esprit. De même, la formule, « tu es trop adorable pour une créature », lui attribue une dimension supérieure, qui l’assimile à une divinité. Enfin, la puissance accordée à « un seul de [s]es regards » rappelle l’image antique du basilic, animal dont le regard possède un dangereux pouvoir de fascination.

L'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Film de Jean Delannoy, 1978 

L'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Film de Jean Delannoy, 1978 

Son infidélité

Malgré les larmes de Manon, les paroles de Des Grieux montrent à quel point la blessure a été profonde, mais le reproche s’atténue au fil du texte. Après la répétition du terme « perfidie » au début, le sentiment est encore violent dans le reproche imagé : « je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour ». Mais la colère à déjà disparu, pour être remplacée par le chagrin, signalé par son regard « d’un œil triste » et par le ton amer : « Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine ». Son ultime question, « dites-moi si vous serez plus fidèle ? », est un dernier signe d’inquiétude, vite effacé par les serments de Manon.

Sa toute-puissance

Tout un lexique souligne la supériorité de la femme sur l’homme : il « mettait toute sa félicité » à lui « plaire » et à lui « obéir ». Sa question rhétorique le représente comme son parfait serviteur : « Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis ? » L’image qui la dépeint en « souveraine absolue » est un héritage de l’amour courtois, qui place le chevalier en adoration, en vassal, devant la dame, sa suzeraine.

Des Grieux vu par lui-même

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Les souffrances de l'amour

Le comportement de Des Grieux, son « œil triste », illustre sa douleur quand il repense au passé, ce que confirment ses paroles : «  les peines que j’ai souffertes pour vous ». La préposition « pour » - là où l’on pourrait attendre « par vous » ou « à cause de vous », fait de l’amour un sacrifice offert à la femme aimée. De plus, en suggérant qu’elle pourrait venir « pour le consoler », il se présente comme une victime en proie au chagrin

L’amour est une souffrance parce qu’il introduit un désordre intérieur, dépeint par l’exclamation qui ouvre le monologue des lignes 24 à 29 : « Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! » Le champ lexical hyperbolique traduit la violence de ce trouble : « J’en étais épouvanté », « Je frémissais », une horreur secrète ». Les éléments de la comparaison suggèrent l’égarement de l’amant, aussi bien par l’indice temporel, « la nuit », que spatial, « une campagne écarté » : « on se croit transporté dans un nouvel ordres de choses », devenant ainsi comme étranger à soi-même.

Une lucidité tragique

L’expérience vécue par Des Grieux l’a fait mûrir. S’il reconnaît son ancienne naïveté, « je ne m’étais pas attendu à la noire trahison », « il vous était bien facile de tromper un cœur », il est, à présent, davantage conscient de sa propre faiblesse et du pouvoir que Manon exerce sur lui : « je le prévois bien » assure-t-il. Mais, surtout, il sait très bien que Manon le conduit à une double perte :

  • matérielle d’abord : « je vais perdre ma fortune ». Si Des Grieux quitte le séminaire pour vivre avec Manon, son père a assuré qu’il le déshériterait. Mais il en nie ensuite la valeur : « Les faveurs de la fortune ne me touchent point ».

  • morale ensuite : c’est aussi sa « réputation » qui est en jeu, car il est Chevalier de l’Ordre de Malte, destiné à une « vie ecclésiastique », donc au célibat, mais aussi militaire. Mais sur ce point aussi, le rejet est mis en évidence : « tous mes projets de vie ecclésiastiques étaient de folles imaginations », « la gloire me paraît une fumée ».

En déclarant, « je lis ma destinée dans tes beaux yeux », c’est donc l’issue tragique de cet amour qu’il prévoit.

L’infini de l’amour

En rejetant toutes les valeurs admises dans sa société, Des Grieux semble se souvenir de la formule biblique de l’Ecclésiaste : « Vanitas vanitatum, omnia vanitas ». Il est normal, vu son éducation religieuse, qu’il juge vains les « biens » terrestres, finis ; il devrait, en effet, n’envisager qu’un seul « bien », l’amour de Dieu propre à assure son salut dans l’au-delà. Or, son exclamation exaltée exclut de ces « vanités » l’amour : « mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! » Pire encore, la précision narrative « avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques » marque sa faute envers la religion, puisqu’il divinise la femme aimée, « tu es trop adorable pour une créature », et balaie la foi : « Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. » La religion chrétienne considère, en effet, que l’homme a été créé libre de choisir le bien ou le mal, tandis que Des Grieux, lui, affirme ici son impuissance, son incapacité de renoncer à l’amour de Manon : « tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards. »

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La douleur de des Grieux. Gravure, BnF

CONCLUSION

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Cette scène commence par un aveu, mais se transforme rapidement en une scène de séduction, terme à prendre ici dans son sens étymologique, « se-ducere », soit conduire hors du droit chemin, donc séparer des normes sociales et morales. Les armes de la séduction sont doubles : l’apparence physique, la beauté, mais aussi la parole, ici les serments d’amour et de fidélité de Manon. Mais le récit laisse le lecteur dans le doute : le repentir de Manon est-il sincère, éprouve-t-elle vraiment un tel amour pour Des Grieux, ou bien espère-t-elle seulement tirer profit de sa faiblesse ?

L’abbé Prévost inscrit cette scène dans une tonalité pathétique, et même tragique à la fin du passage. C’est la traduction d’une condamnation de la passion amoureuse, qui, par les désordres qu’elle provoque, ne peut qu’être fatale : le code d’honneur familial, la force de son éducation, celle de sa foi, ne sont d’aucun poids face à la puissance de l’amour. En même temps, nous retrouvons l’image biblique de la femme, tantôt ange et consolatrice, tantôt, telle Ève, dangereuse tentatrice qui conduit l’homme au péché.

Le renoncement : 4ème partie, de "Par vanité ou par goût..." à "... si invincible." 

TX.6-Séparation

Pour lire l'extrait

Ce passage marque la fin de l’intrigue amoureuse que le roman a déroulée entre la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours. À présent veuve, ce qui rend un remariage possible, l’héroïne, qui a pris douloureusement conscience de son amour pour le Duc, décide de leur séparation. Elle lui accorde donc un dernier entretien pour lui apprendre les raisons de ce choix. Malgré la douleur du Duc, elle développe successivement ses arguments, tout en lui avouant son amour.

Comment le récit met-il en valeur cette séparation ?

LE PREMIER DISCOURS DE LA PRINCESSE (lignes 1-13) 

Elle présente deux arguments, mais la place et la longueur de chacun d’eux  mettent en évidence davantage l’amour qu’elle éprouve que la « vertu ». La façon dont les verbes choisis, « Il est impossible », « Il faut », affirment son choix comme une obligation, révèle, en réalité, sa propre faiblesse, comme si elle cherchait à se persuader elle-même de la justesse de sa décision, fondée sur « des raisons si fortes ». La négation « jamais » qui ferme sa conclusion la présente donc comme irrévocable, autre moyen de se rassurer.

La peur de souffrir

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Le portrait de Monsieur de Nemours, renouvelé à plusieurs reprises dans le roman, a souligné le fait qu’il est un séducteur, multipliant les conquêtes. C’est ce portrait qu’elle reprend ici, en exprimant sa peur d’avoir des rivales irrésistibles : « Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. » Sans doute se rappelle-t-elle aussi les mises en garde de sa mère qui « lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ». Mais, en reconnaissant ainsi sa peur de la « souffrance », celle de la jalousie, déjà éprouvée d’ailleurs en découvrant une lettre d’amour qui lui avait été présentée comme destinée au Duc, elle avoue en fait son amour, puisqu’elle imagine qu’elle n’aurait « à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour ». Sa question révèle que l’argument qui la guide est l’idée que l’amour ne peut être qu’inconstant, éphémère. 

La mort de son mari

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Sa seconde question vient de son sentiment de culpabilité par rapport à la mort de son époux, comme si elle s’attendait à ce qu’il vienne la hanter de l’au-delà. Cependant, dans un premier temps, elle rejette la responsabilité de cette mort sur le Duc : « croire voir toujours Monsieur de Clèves vous accuser ». C’est, en effet, le rapport qui lui a été fait des visites de Nemours au château de Coulommiers qui a accentué la jalousie de celui-ci et précipité sa mort. Elle exprime ensuite ses propres remords, « me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé », en opposant la force de l’amour que lui vouait son époux à sa crainte de l’infidélité de Nemours.

LE SECOND DISCOURS DE LA PRINCESSE (lignes 21-32)

L'argumentation

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Les arguments précédents sont repris, mais de façon plus rapide, entremêlés à une forme d’imploration. Nous retrouvons, en effet, l’idée d’un devoir imposé à une épouse fidèle par-delà la mort, « ce que je crois devoir à la mémoire de Monsieur de Clèves », terme repris par « mon devoir », « mes scrupules », et amplifié par le terme hyperbolique choisi en conclusion : « un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps ». Mais la récurrence verbale, « s’il n’était soutenu », « ont besoin d’être soutenues », révèle à quel point cet argument n’est pas suffisant pour maintenir sa décision. Il ne lui reste donc plus qu’à invoquer, à la fin, comme pour se protéger, « la seule bienséance », ce code qui régit alors les rapports sociaux : elle « interdit tout commerce entre nous. »

L'aveu d'amour

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Dans ce second discours, l’argumentation est moins construite, les raisons s’entrecroisent davantage. Mais le chiasme, avec en son centre la mise en valeur de « mon repos », encadré par l’idée de « devoir », fait ressortir encore davantage que dans son premier discours l’amour qu’elle éprouve, dont elle reconnaît la puissance en avouant sa propre faiblesse : « il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends », « je me défie de mes forces, au milieu de mes raisons », repris par « je me défie de moi-même ». Nous retrouvons là à nouveau le conseil d’« extrême défiance de soi-même », donné par sa mère. De même, c’est celle-ci qui a longuement opposé « la tranquillité qui suivait la vie d’une honnête femme » aux « malheurs » et aux troubles des « engagements » amoureux. À plusieurs reprises dans le roman, c’est d’ailleurs ce « repos » que la Princesse a recherché en fuyant la Cour et en se réfugiant à la campagne. L’aveu reste, certes, pudique, voilé par la forme négative, « je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous », mais rappelons que le terme « inclination », emprunté au vocabulaire de la Préciosité, traduit un amour irrésistible. C’est ce que confirme la contradiction, « Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte », qui fait ressortir le dilemme douloureux qu’elle vit. 

UNE SCÈNE PATHÉTIQUE 

L’extrait présente deux interventions du Duc, sous la forme, pour la première, d’un discours rapporté direct, pour la seconde d’un récit descriptif. Il exprime sa douleur à laquelle fait écho la dernière réplique de la Princesse

Le discours rapporté (lignes 14-20)

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Alors même que la princesse vient d’affirmer avec force sa décision, « il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais », le Duc ne peut maîtriser sa douleur, marquée par l’interjection « Hé ! » qui ouvre sa réplique, et les deux interrogations qu’il lance. Elles révèlent qu’il a parfaitement compris l’aveu d’amour indirect qui transparaît dans les raisons invoquées par la Princesse, d’où son insistance sur la force de cet amour, réciproque : « Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire ? ». 

La douloureuse séparation. Film de Jean Delannoy, 1961 

La douloureuse séparation. Film de Jean Delannoy, 1961 

Il oppose ainsi aux arguments posés par la raison la loi du cœur, dans un parallélisme qui souligne la  de celle-ci :  aux quatre termes insistants, « adore », « plaire » repris par « plaît » et « aime », répondent « résolutions » et « résiste ». Pour renforcer son jugement, il le généralise en passant du « vous » au « nous ». Enfin, tout en reconnaissant l’aspect exceptionnel de sa « vertu », « qui n’a presque point d’exemple », l’adjectif « austère » traduit un blâme, et marque un ultime effort pour l’amener à accepter l’amour qu’a révélé son discours : « cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments, et j’espère que vous les suivrez malgré vous. » 

Le récit descriptif (lignes 33-36)

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Le récit, théâtralisé, souligne la douleur du Duc, en en décrivant l’explosion pathétique par sa gestuelle, « il se jeta à ses pieds », par « ses pleurs » et par les superlatifs qui rendent compte de « ses « paroles » en un discours narrativisé : « il lui fit voir […] la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. » À la « vertu » exceptionnelle de la Princesse répond donc l’image d’un amour, lui aussi exceptionnel.

Un amour tragique (lignes 36-41)

​

C’est à nouveau par une litote que le récit reprend l’amour de l’héroïne, le cœur « de Madame de Clèves n’était pas insensible », et ses « larmes » répondent aux « pleurs » versés par le Duc. Son émotion ressort de la modalisation de sa réplique, avec ses questions en gradation qui mettent en valeur ses douloureux regrets.

           La première, en reprenant ce qu’elle avait, initialement, présenté comme une raison de leur rupture, la transforme en une sorte de fatalité par le choix verbal : « Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? »

       La double question suivante prolonge cette idée de fatalité, puisqu’elle adresse ainsi un reproche à un destin qui a construit sa vie à contretemps : « Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? »

         La dernière, enfin, dénonce plus directement le poids de la fatalité : « Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ? » Cependant, notons que cet obstacle ne vient pas d’une morale imposée par la société, mais d’une éthique personnelle : la princesse s’est forgé sa propre « vertu », et c’est ce qui donne au roman cette issue tragique.

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CONCLUSION

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En prêtant de tels arguments et de tels regrets à son héroïne, qui amplifie cet obstacle, la mort d’un époux, Madame de La Fayette a provoqué bien des débats à son époque car, objectivement, la Princesse étant veuve, rien ne s’oppose socialement à un remariage, après un temps de respect du deuil. C’est, en fait, en son héroïne qu’elle situe le dilemme, là encore ambigu. Il relève moins du conflit, tel que le représentait, par exemple, Corneille, entre le « devoir » et « l’amour », que d’une double image de l’amour, contradictoire : d’un côté, « l’inclination » pousse au désir de céder à la passion, de l’autre la « défiance » provoque la peur de perdre son « repos » en subissant  les malheurs de l’infidélité masculine.

Force et faiblesse se combattent donc au sein même de l’héroïne, et c’est de là que naît la dimension tragique de cette scène de rupture et de renoncement, qui plonge les deux personnages dans la douleur.

Hermine David, La retraite de Mme de Clèves au couvent, 1943. Gravure, BnF

Étude transversale : La morale dans La Princesse de Clèves 

La morale

Cette étude transversale permet d’apporter une conclusion à l’enjeu fixé par le programme « Individu, morale et société », en montrant comment la morale est au confluent de la vie intime et des valeurs prônées par la société, en l’occurrence celle de cette fin du XVIIème siècle. Nous mesurerons ainsi comment la morale personnelle reflète le code d’honneur de l’aristocratie, lié à la naissance, ainsi que les composantes de « l’honnête homme ». Mais les textes étudiés invitent aussi à reconnaître les valeurs chrétiennes, à la fois l’image de la faiblesse de l’homme, inspirée notamment par le courant janséniste, et l’importance accordée à la vertu.

Pour voir l'étude

Parcours associé : Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, 1ère Partie : Lettre CV 

Pour lire le texte

Choderlos de Laclos

Un siècle après la parution de La Princesse de Clèves, le roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, offre une image bien différente de la société aristocratique et de la « morale ». Le duo formé par la marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont illustre, en effet, le libertinage, qui s’est développé après la mort de Louis XIV sous la Régence de Philippe d’Orléans. Pour se venger de Gercourt, son amant qui l’a délaissée et s’apprête à épouser Cécile de Volanges, jeune fille « pure » tout juste sortie du couvent, la marquise fait appel à Valmont, pour qu’il mette ses talents de séducteur à son service en séduisant la jeune fille. Elle encourage aussi Cécile dans sa relation avec Valmont.

Le trio formé par la Marquise, Valmont et Cécile dans le film de Stephen Frears, 1988

Le trio formé par la Marquise, Valmont et Cécile dans le film de Stephen Frears, 1988

Le roman compte cent soixante-quinze lettres, entre les différents protagonistes de cette intrigue, et la lettre 105 répond à la lettre 97, envoyée par Cécile à la Marquise, à laquelle elle fait entièrement confiance : elle lui avoue sa honte d’avoir cédé aux avances pressantes de Valmont, qui s’est introduit de nuit dans sa chambre, et sa peur des conséquences de son acte.

Quelle conception de l’amour le ton adopté par la marquise cette lettre met-il en évidence ?

DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES DE L’AMOUR (lignes 1-10)

Marguerite Gérard, Valmont entrant dans la chambre de Cécile endormie, 1796. Gravure, BnF

Le libertinage

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Le début de la lettre est rendu vivant par l’interpellation immédiate de la destinatrice, « Hé bien ! petite », sur un ton affectueux, certes, mais le redoublement exclamatif, « vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! », en réponse à la lettre de Cécile, révèle déjà toute son ironie. En imitant le langage enfantin de la jeune fille, elle se moque, en effet, de ses réactions, d’abord par sa question, « Monsieur de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? » Elle ridiculise ensuite les reproches lancés par Cécile contre Valmont, en faisant l’éloge du comportement de celui-ci : « Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! » Mais surtout, elle accuse Cécile d’hypocrisie, en soulignant la contradiction entre la vertu affichée et la curiosité de toute jeune fille pour les réalités sexuelles : « Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! » Sa conclusion affirmée, «  En vérité, ces procédés-là sont impardonnables » est donc de l’ironie par antiphrase, et révèle, en fait, l’approbation du libertinage par la Marquise.

Marguerite Gérard, Valmont entrant dans la chambre de Cécile endormie, 1796. Gravure, BnF

L'amour romanesque

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À cet éloge indirect du libertinage, et sur ce même ton ironique, la Marquise oppose une peinture critique de l’amour tel qu’il est traditionnellement présenté dans les romans, comme la réponse aux élans du cœur. Cécile est, en effet, amoureuse de Danceny, amour interdit puisqu’elle doit épouser Monsieur de Gercourt. Mais ce mariage avec un homme que la Marquise lui a présenté comme « vieux », austère et sévère, lui répugne, alors que Danceny, lui, paraît l’amant parfait. Or, c’est précisément de cette perfection vertueuse que se moque la Marquise par une parenthèse faussement élogieuse : « vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ».

Elle dresse alors un tableau de l’amour qui, à partir des romans, nourrit les rêves des jeunes filles, rendu ironique par l’énumération exclamative en gradation : « De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! » Les romans, comme celui de Madame de La Fayette, dans la lignée des romans précieux, mettent en scène les « infortunes » de l’amour, les désordres qu’il provoque. Or, pour la Marquise, cet amour-là est un sacrifice : « vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs ! » La dernière phrase du paragraphe détruit, en effet, tous les termes élogieux qui la précèdent : « Rien de mieux », dans une proposition elliptique du verbe, « vous figurerez à merveille dans un roman », l’exclamation, « que de belles choses ! », et l’image du « brillant cortège ». Elle conclut sur une vision d’un amour qui s’éteint, car aucun plaisir ne vient le raviver : « on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. »

UN ÉLOGE DE L’IMMORALITÉ (lignes 11-17)

Les exclamations de la Marquise mettent en valeur l’ironie de sa pitié, feinte : « Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! ». Elle la représente comme un enfant innocente, telle un « bel ange », qui a peur que la faute commise, qu’elle ne peut, vu son éducation, que considérer comme un péché, ne se lise dans ses « yeux battus », signe de sa nuit d’amour. Pour la convaincre de l’intérêt du libertinage, elle joue alors sur trois arguments. Le premier suggère qu’il faut profiter du plaisir reçu, avant que l’ « amant » n’aille le chercher ailleurs ; le deuxième met en avant la qualité même de l’amant, en sous-entendant que les bons amants sont rares : « tous les hommes ne sont pas des Valmont. » Elle termine, plus simplement, par une flatterie, allusion à sa beauté : « Et puis ne plus oser lever ces yeux-là ! »

La Marquise de Merteuil et Cécile de Volanges, dans le film de Stephen Frears, 1988

Pour la persuader, elle feint d’admettre la peur de Cécile : « Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. » Mais, là encore, il s’agit d’ironie car elle détruit aussitôt cette hypothèse : « Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus modeste. » Elle dépeint ainsi une société où la vertu a perdu toute valeur, et où toutes les femmes, y compris les « demoiselles » qui sont censées rester vierges jusqu’au mariage, profitent des plaisirs du libertinage.

La Marquise de Merteuil et Cécile de Volanges, dans le film de Stephen Frears, 1988

UNE CRITIQUE IRONIQUE (lignes 18-28)

La Marquise et Cécile, dans le film de Stephen Frears, 1988

La Marquise et Cécile, dans le film de Stephen Frears, 1988

Une jeune fille naïve

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Il faut continuer à prendre pour une antiphrase le terme « louanges » lancé au début du troisième paragraphe, puisque, depuis le début de cette lettre, la Marquise dénonce, un par un, tous les arguments invoqués par Cécile. De même, le terme hyperbolique, « chef-d’œuvre », se moque de la naïveté de la jeune fille qui a pleuré dans les bras de sa mère, qui l’interrogeait sur son état de trouble, le lendemain matin. En reprenant cette scène, la Marquise la rend totalement ridicule : « vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! » Mais, en feignant l’admiration par ses exclamations, « Vous aviez si bien commencé ! » et « et quel dommage de ne l’avoir pas achevé ! », elle dénonce, en réalité la confiance excessive qu’aurait représenté l’aveu de sa nuit passée avec Valmont. La question qui interpelle la destinatrice à la fin de l’extrait, souligne ce reproche : « Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? »

Les dangers de la vertu

 

La Marquise rappelle enfin à Cécile les réalités de l’éducation des jeunes filles, en plaçant devant ses yeux les conséquences de son aveu. D’abord, elle brosse un portrait critique du comportement des mères. Pour empêcher que la honte ne rejaillisse sur sa famille, l’aveu l’aurait amenée à punir sa fille en l’enfermant, comme c’est encore de tradition, dans un couvent : « Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ». La Marquise revient alors sur les deux conceptions de l’amour présentées au début de la lettre, en en inversant ironiquement la valeur. Ce qui est tragique devient un bonheur total, et les « plaisirs » sensuels sont « contrariants » : « et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise ; et Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs. » De ce fait, la vertu se trouve dénoncée, remplacée par le libertinage, signe d’une liberté qui rejette toute dimension chrétienne.

CONCLUSION

 

Le frontispice de l’édition des Liaisons dangereuses comporte un sous-titre : « Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres », ainsi qu’une phrase de Rousseau présentant son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, parue en 1761. Par ce terme d’« instruction » et cette référence, Choderlos de Laclos fixe à son roman un objectif moral… Mais est-ce vraiment le cas dans cette lettre ?

Elle représente plutôt l’exacte antithèse de La Princesse de Clèves, qui, si l’on suit l’opinion de la Marquise, est l’exemple même de ce qu’elle dénonce, une vertu excessive qui condamne les amants à une douleur éternelle et conduit les femmes à renoncer à l’amour en se réfugiant au couvent. Elle lui oppose les « plaisirs » immédiats, ceux de la chair, à vivre sans scrupules, et fait du libertinage une règle de vie pour toute la société, même quand il se dissimule.

Le frontispice des Liaisons dangereuses, 3ème Partie, 1782

Le frontispice des Liaisons dangereuses, 3ème Partie, 1782

Conclusion : l'écriture d'un roman "classique" ? 

Conclusion

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Pour conclure sur ce parcours dans La Princesse de Clèves et le parcours associé, tout en faisant un bilan d’histoire littéraire, une interrogation sur les courants baroque et précieux est pertinente. Elle permettra de mesurer l’interaction entre la société et ses valeurs et l'éthique propre aux individus, à travers aussi une analyse des procédés choisis par Madame de La Fayette pour mettre en valeur les sentiments de ses personnages.

DEVOIR 

Pour voir les deux corrigés proposés

Dissertation :

Dans L’Homme révolté, Camus, s’interroge sur ce qui nous pousse à lire des romans, comparant ainsi ce genre littéraire à notre propre réalité : « La souffrance est la même, le mensonge et l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu’au bout de leur destin ».

Vous commenterez et discuterez ce jugement, en vous appuyant sur des exemples empruntés à La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, aux extraits de roman qui ont été lus dans le cadre du parcours sur l’enjeu « Individu, morale et société », et à vos lectures personnelles.

 

Commentaire

Madame de La Fayette, La Princesse de Montpensier, 1662 : extrait [On se reportera au corrigé ci-joint pour indiquer aux candidats des séries technologiques les axes d'étude.]

LECTURE PERSONNELLE : François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927 

Des pistes d'étude

L’étude s’attache tout particulièrement à la description de la société proposée par Mauriac, et au portrait de l’héroïne. Pour enrichir l’approche du roman, on proposera d’analyser son adaptation à partir de la bande-annonce du film de Claude Miller.

Un film de Claude Miller, 2012

Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller,2012 : affiche
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Mauriac
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