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Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831 : parcours

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Observation du parcours 

L’étude de La Peau de chagrin précède celle du parcours associé dont l’enjeu « Les romans de l’énergie : création et destruction » permettra essentiellement de prolonger l’analyse d’une notion qui s’impose au XIXème siècle et s’affirme dans le contexte historiquement bouleversé  du XXème siècle.

Après une introduction pour poser la biographie du romancier, le contexte politique, social et culturel de l’écriture, la présentation du roman en étudie les conditions de parution, le titre, la structure, avant de proposer la problématique qui guidera l’analyse du roman. Elle est suivie de six explications d’extraits, accompagnées de documents complémentaires qui leur font écho, dont des gravures empruntées aux éditions illustrées du roman. Deux études d’ensemble les complètent, afin d’approfondir l’image des personnages féminins et le portrait du héros, Raphaël. Des recherches sont proposées, qui peuvent donner lieu à un dossier ou à un exposé, sur l’époque du roman, pour asseoir les acquis d’histoire littéraire, sur les genres littéraires, tandis que sont analysés deux procédés particulièrement chers à Balzac, la description et le portrait. L'ensemble se termine par un devoir de dissertation, corrigée lors de la conclusion, bilan sur le sens du roman, qui apporte une réponse à la problématique 

Introduction 

Biographie de Balzac

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Il s’agit de dégager les données principales de la vie de Balzac, notamment sa formation qui va soutenir ses choix littéraires et la construction même de "La Comédie humaine", dont on fera observer les objectifs et le plan d’ensemble

Pour se reporter à la biographie de Balzac

Contextualisation

Pour aider la lecture du roman, notamment pour comprendre les nombreuses allusions faites lors des conversations au cours du banquet, il est important de rappeler le contexte politique, les bouleversements qui ont suivi la Révolution et l'époque de la Restauration. Il convient de réactiver aussi les connaissances sur le contexte social, en mettant l’accent sur les occupations de la noblesse privilégiée et de la haute bourgeoisie et sur la place prise par l’argent. 

Cette présentation conduit à une recherche sur ce que l'on a nommé "le mal du siècle", une des principales caractéristiques du romantisme.

Pour en savoir plus sur le contexte
Albert Besnard, La première d’Hernani. Avant la bataille (détail), 1903. Huile sur toile, 102 x 122. Maison de V. Hugo, Guernesey

Albert Besnard, La première d’Hernani. Avant la bataille (détail), 1903. Huile sur toile, 102 x 122. Maison de V. Hugo, Guernesey

Introduction
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Lecture cursive : Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836, 1ère partie, chap. II 

Pour lire l'extrait

Le poids de l’Histoire (des lignes 1 à 17)

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Dans La Peau de chagrin, les conversations entre les jeunes gens qui participent au banquet Taillefer accordent une large place aux conditions historiques, en rappelant, notamment, comme le fait Musset l’héritage du « passé à jamais détruit », certes, mais dont les « débris » imprègnent encore les esprits. Or, même si cette jeunesse espère forcément une nouvelle « aurore » et attend les « clartés de l’avenir », cela reste encore lointain. Ainsi, le temps présent, lui, n’apporte que le « chaos », ce que restitue d’ailleurs Balzac par la façon dont les phrases lancées se mêlent dans un total désordre.

Fiction autobiographique, le roman de Musset dépeint, à travers l’histoire du héros, le mal de vivre de la jeunesse après la chute de l’Empire, qu’illustrent le héros de La Peau de chagrin et ses compagnons.

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Le temps présent (des lignes 18 à 33)

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Les nombreuses métaphores de Musset donnent une image terrible de son époque, de « l’esprit du siècle ». Une première allégorie en fait un « ange du crépuscule », « assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible. » Le champ lexical, « ce spectre », « Ce squelette », met en évidence l'omniprésence de la mort. Or, c’est sur elle, le suicide décidé par le héros Raphaël, que s’ouvre le roman de Balzac, qui consacre un long commentaire à cette réalité, reprise dans la deuxième partie lors de la conversation entre Raphaël et Rastignac.

La dernière métaphore, celle d’un « vent terrible qui fait frissonner tous les arbres », reprend l’explication historique en soulignant le rôle particulier de Napoléon qui « avait tout ébranlé en passant sur le monde ». L’ultime image, ce « silence » qui suit la tempête, annonce la suite, le vide qui s’installe dans l’esprit de la jeunesse.

Le "mal du siècle"(de la ligne 34 à la fin)

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Le dernier paragraphe de l’extrait met l’accent sur « les cœurs jeunes », du « malaise inexprimable » qui vient, selon Musset, précisément de la fin de l’Empire, qui leur a ôté toute perspective de gloire, d’où la métaphore qui les rapproche de « gladiateurs »  privés de combat : ils « se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. », conclut Musset, qui distingue ensuite trois catégories que nous retrouvons dans le roman de Balzac.

  • Tels Rastignac, ou même Raphaël quand il se laisse entraîner, « [l]es plus riches se firent libertins ». Ils se livrent ainsi à la débauche, en affichant leur scepticisme et leur cynisme.

  • Mais le père de Raphaël, « d’une fortune médiocre », lui a fixé l'autre voie formulée par Musset, « un état [...], la robe », d'où son travail chez un avoué à l’issue de ses études de droit.

  • Enfin, quand, à la mort de son père, Raphaël est confronté à la pauvreté, il rejoint la dernière catégorie : « les plus pauvres se jetèrent dans l’enthousiasme à froid, dans les grands mots ». Il entreprend alors le Traité de la volonté qui doit lui apporter cette gloire espérée.

À cette description, Musset ajoute le rappel des conflits qui déchirent alors la monarchie restaurée : d’un côté, le parti libéral, qui souhaite une monarchie parlementaire, constitutionnelle, celle qui avait appuyé le pouvoir de Louis XVIII sur une « charte » qui l’encadrait ; de l’autre les « Ultras » qui, soutiens du roi Charles X, veulent la suppression de la « charte », et le retour à la monarchie absolue et à ses privilèges. Ces conflits ont conduit aux « Trois glorieuses », les journées d’émeute de juillet 1830, mais qui n’ont pu reconstruire un idéal. D’où l’amère conclusion, « il n’en était pas un qui, en rentrant chez lui, ne sentît amèrement le vide de son existence », que reflètent tant de phrases pessimistes échangées lors du banquet Taillefer.

Présentation de La Peau de chagrin 

Pour lire le roman
Balzac, La Peau de chagrin, 1831

Pour rendre compte de ce que représente ce roman dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac, après avoir présenté l’architecture de "La Comédie humaine", il est intéressant d’observer les étapes de sa parution, notamment les extraits dans la presse. Puis nous nous interrogerons sur le titre, le sous-titre et la dédicace. Enfin, à partir de leur titre, nous dégagerons les trois parties qui structurent le roman, en insistant sur le récit rétrospectif de « La femme sans cœur », fiction autobiographique au cœur du roman, qui explique la situation du héros dans la première partie, tandis que la troisième, « L’agonie », montre son évolution jusqu’au tragique dénouement.

La structure de "La Comédie humaine"

La structure de "La Comédie humaine"

Mise en place de la problématique

Pour se reporter à une présentation détaillée
Présentation

Les analyses précédentes permettent de poser la problématique qui va guider l’étude du roman : Quelles significations la destinée du héros de La Peau de chagrin peut-elle prendre ?

         L’expression verbale principale, « prendre une signification », invite le lecteur à chercher le sens de l’œuvre, c’est-à-dire ce que Balzac veut montrer par son récit. Mais le verbe qui l’introduit, « peut », laisse ouverte la possibilité de plusieurs interprétations.

        De même, le pluriel, « quelles significations », invite à cette multiplicité, que suggère d’ailleurs le sous-titre. Car le terme « roman » renvoie à une intrigue, avec des personnages qui, parce qu’ils se meuvent dans un contexte social particulier, conduiront forcément à dégager l’opinion, voire un jugement critique, du romancier. En revanche, l’adjectif « philosophique » renvoie, lui, à rechercher la conception de l’existence humaine proposée par Balzac.

       Enfin, la problématique met l’accent sur le point de départ de cette recherche : « la destinée » prêtée par Balzac à son « héros ». Or, le terme « destinée », implique que le parcours du personnage échapperait à sa volonté propre, serait déterminé, de façon inéluctable, par une force supérieure. Mais son sort, présenté comme le résultat de « la peau de chagrin », relève-t-il alors d’une action surnaturelle ? Ou bien est-elle le résultat de ses choix dans le contexte social de ce début du XIXème siècle ?Ou encore doit-il s’interpréter en fonction d’un principe inhérent à la nature même de l’homme ?

Lectures cursives : deux extraits de Balzac 

Texte 1 : Avant-Propos de "La Comédie humaine", 1855

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Dans toute la première partie de cet « Avant-Propos », en guise de Préface ajoutée en 1855 à "La Comédie humaine", Balzac explique longuement l’inspiration scientifique qui l’a conduit à se transformer en anatomiste de sa société, qu’il entend reproduire dans sa totalité en faisant « concurrence à l’état-civil ». Il poursuit en en expliquant la structure.

Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

Le premier paragraphe

L’ampleur de la tâche que se fixe Balzac est déjà signalée par le nombre cité, « peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque », qui explique notamment, le rôle du retour des personnages, dont Rastignac, l’ami de Raphaël, ou le docteur Bianchon, donnent l’exemple : ce choix permet de recréer tout un univers social. Mais, en parallèle, il reprend une notion littéraire ancienne, en voulant représenter « la somme des types que présente chaque génération ». Cette notion de "type" invite le lecteur à chercher, dans chaque personnage, le trait de caractère distinctif qu’il illustre.

Sa présentation commence par ce qui constitue l’assise même de son œuvre d’ensemble : les "Études de mœurs", dont il pose l’objectif ambitieux, « l’histoire générale de la Société » avant d’en reprendre les six catégories. Comme le faisait Buffon en étudiant l’évolution de l’espèce humaine, il explique avoir voulu montrer l’évolution de la société, son passage de la jeunesse dans les "Scènes de la vie privée", à la vieillesse dans les "Scènes de la vie de campagne". Il insiste tout particulièrement sur trois volontés :

  • mettre en évidence les passions qui animent la société, notamment dans les « capitales où se rencontrent à la fois l’extrême bien et l’extrême mal » ;

  • l’importance des lieux, avec, tout particulièrement, le contraste entre Paris et la province : « J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays. »

  • la recherche de la plus grand exactitude, jusqu’aux « phrases typiques » qui illustrent les mœurs propres à chaque catégorie sociale car il entend bien les parcourir toute, comme le souligné l’énumération finale : « ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! »

Pour lire l'extrait

Le deuxième paragraphe

Il présente ensuite les trois autres parties, plus spécifiques puisqu’elles montrent « les existences d’exception qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous, qui sont en quelque sorte hors la loi commune », tout en posant les principes qui fondent la société, ceux « d’ordre, de politique, de moralité ».

Le dernier paragraphe

L’extrait se ferme sur la catégorie, en tête de laquelle figure La Peau de chagrin, les "Études philosophiques". Il lui assigne ainsi un double  objectif intéressant, à la fois prolonger l’’étude des mœurs et réfléchir à ce qui en permet les « effets », aux « ravages de la pensée ». Il résume ainsi le contenu de son roman, que nous aurons l’occasion d’approfondir : « une fantaisie presque orientale où la Vie elle-même est peinte aux prises avec le Désir, principe de toute Passion. »

Texte 2 : "Épilogue"​

Un dialogue

L’épilogue se présente comme un dialogue entre le narrateur – ici masque du romancier, maître de l'intrigue et créateur des personnages – et le lecteur, dont les questions sont insistantes : « Et que devint Pauline ? », « Mais Pauline ? », « Mais, monsieur, Pauline ! » Si la fin du roman lui a fait connaître la mort de Raphaël, il ignore le sort des deux femmes de la vie du héros, Pauline et Fœdora. L’épilogue met donc l’accent sur Pauline, tandis que le sort de Fœdora, lui,  est rapidement résumé dans les dernières lignes : « — Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout », avec un ajout dans une dernière édition : « c’est, si vous voulez, la Société. » Cet ajout, souligné par la majuscule, précise la valeur symbolique de ce personnage que les lieux suggèrent déjà.

Pour lire l'extrait

L'image de Pauline 

          Balzac opère une première transfiguration, en imaginant l’image qui peut naître de la contemplation des flammes d’un feu de cheminée : elle devient alors « une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe », liée aux « souvenirs d’amour et de jeunesse », mais fugitive, évanescente.

          Dans une deuxième métamorphose qui la fait venir « du ciel », elle est comparée à un ange, et le narrateur interroge directement le lecteur pour l’imaginer : « Ne resplendit-elle pas comme un ange ? n’entendez-vous pas le frémissement aérien de ses ailes ? » Elle est susceptible d’emmener celui auquel elle inspire un amour doté d’une « force magique » dans un monde idéal : « vous ne sentez plus la terre. » Mais la fin du texte fait disparaître à nouveau cette femme idéale : « mais tout à coup une atroce douleur vous réveille ». Cette image n’était donc qu’un rêve.  

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Pauline, illustration de l’« Épilogue », édition de 1838 

          La dernière vision accentue encore cette image évanescente jusqu’à  en faire « une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs ». Balzac l’identifie enfin au « fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes », en idéalisant le souvenir d’un amour médiéval entre Jehan de Saintré, et celle dont ce chevalier porte les couleurs, « pour plus amoureusement complaire à celle qui tout son cœur avait ». Elle incarne donc la "fin’ amor", cet idéal de perfection amoureuse qu’interdit précisément la société parisienne contemporaine.

Observation : les frontispices de 1831 

Pour une analyse détaillée

L’observation des frontispices des deux tomes de l’édition de 1831 permet de poser les hypothèses que pourrait faire un futur lecteur.

La page de titre

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Le titre

La mise en valeur du titre  du roman amène à une recherche sur son sens propre, a priori inconnu d’un lecteur contemporain : qu’est-ce que le « chagrin » ? Est alors proposée la lecture du texte gravé sur cette peau, pour mesurer immédiatement la fonction magique de cet objet.

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La vignette

Puis, l’on s’interroge sur la vignette qui l’illustre : que suggère-t-elle ? Que symbolise traditionnellement le serpent ? On montrera la page de Sterne à laquelle Balzac emprunte cette illustration, de façon à souligner son sens originel, en lien avec la liberté et l’éloge du célibat. Il est alors possible de relier les termes synonymes, « tes désirs », « tes souhaits », « chaque vouloir », à  l’amour que peut souhaiter un personnage. Quel sens donner alors à cette ligne sinueuse ?

Le sous-titre

Enfin, quel rôle joue le sous-titre, « roman philosophique » ? La réflexion est à rattacher à l’extrait de l’Avant-Propos lu précédemment, en soulignant l’objectif ainsi assigné à un « roman » : son intrigue et ses personnages seraient censés illustrer un principe de vie, une forme de sagesse.

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Un ajout : la dédicace

En comparant cette page de l’édition de 1831 à celle de 1845, on note l’ajout de la dédicace, qui implique d’identifier le dédicataire. Sa fonction d’homme de science, mentionnée par Balzac, attire l’attention, car la rationalité du scientifique s’oppose précisément au pouvoir surnaturel attribué à la peau. Est-il possible de lutter scientifiquement contre ce pouvoir. On repérera la place importante qu’occupent les trois scientifiques et la consultation médicale dans la troisième partie « L’agonie », dans la volonté de lutter contre le pouvoir magique de la peau.

Les illustrations

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Dans ces deux vignettes, on commentera la mise en scène des personnages, âge, vêtements, gestuelle…, et l’on observera le détail des deux décors, en reliant la première vignette au titre de la première partie, « Le talisman », la seconde à la place de l’amour déjà suggérée par le texte inscrit sur la peau. Mais la relation présentée et le portrait des personnages se réfèrent-ils au titre « La femme sans cœur » ou « l’agonie » ?

Recherche : deux genres littéraires, le roman, le conte 

Pour préparer la recherche

Pour préparer la réponse à la problématique, est proposée une recherche afin de réactiver les acquis sur les genres littéraires. Ainsi, en s’appuyant sur des exemples d’œuvres lues antérieurement, deux exposés rappelleront les caractéristiques propres à chacun de ces deux genres.

Explication : Le portrait du héros, 1ère partie,  d’ « Au premier coup d’œil… » à « … égaré dans sa route. » 

Pour lire le texte

Après les deux brefs paragraphes qui, dans l'incipit, racontent l’entrée d’« un jeune homme » dans une maison de jeu, qualifiée péjorativement de « tripot », Balzac développe un long commentaire sur le jeu et son rôle, révélateur du « drame » que vit chaque joueur. Après une galerie de portraits des joueurs, Balzac revient à son personnage principal en montrant l’émotion qu’il suscite : « tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. » Il introduit ainsi son portrait, en associant les aspects physiques aux traits psychologiques, ce qui lui permet de proposer un jugement morale.

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1ère partie : un portrait physique révélateur (des lignes 1 à 16) 

Une première partie se construit en deux temps, d’abord par la focalisation interne, à travers le regard des joueurs, mais dès la phrase introductive Balzac prépare l’association des éléments physiques à leur interprétation, qui est censée correspondre au jugement des joueurs : « Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère ». Mais cette phrase à la fois crée un horizon d’attente, et donne par avance au portrait une tonalité tragique.

Autour de la table de jeu, illustration de l'édition de 1838 

Autour de la table de jeu, illustration de l'édition de 1838 

Les traits physiques

 

Présenté comme « un jeune homme », c’est cette jeunesse qui ressort d’emblée du qualificatif de « novice », puis par la mention de « ses jeunes traits », reprise par « cette jeune tête ». Le portrait commence par un gros plan sur son visage, mais l’impression de beauté donnée par la remarque générale sur sa « grâce » est peu à peu démentie par chaque détail. Sont, en effet, mis en évidence « une pâleur mate et maladive » sur « son front », puis « de légers plis dans les coins de sa bouche », ses yeux sont « voilés », enfin « le cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues » confirment l’impression d’une souffrance marquée physiquement.

Les traits psychologiques

 

Le caractère du personnage prolonge l’adjectif « horrible », car tout contribue à lier ces traits physiques à un sentiment d’échec. L’exclamation hyperbolique qui l’introduit montre que, derrière le regard des « joueurs », rappelé par la précision « qui faisait mal à voir », se cache un narrateur omniscient : « son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées ! » Ce sentiment est confirmé par le champ lexical, « un sourire amer », « une résignation », et s’accentue encore par la la formule qui attribue au désir de mourir ce triste aspect physique, révélateur de « [l]a morne impassibilité du suicide ».

Un personnage mystérieux

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Une série d'hypothèses

Avec l’adverbe « peut-être », l'interrogation directe ou la formulation d’hypothèses au conditionnel, Balzac poursuit l’idée du « mystère » que porte en lui ce jeune homme, suggéré également par l’adjectif « nébuleuse », qui sous-entend la difficulté d’interpréter ce portrait. D’où les différentes interprétations posées, qui dépassent la focalisation interne pour remettre au premier plan le narrateur.

          La première accuse le libertinage, en se fondant sur un contraste entre un état initial et son aspect actuel : « Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. » Le regard du jeune homme garde encore une étincelle, un élan initial, mais détruit par le choix d’une vie de libertin, ce que souligne la question avec une image qui oppose les adverbes temporels : « Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? » Le contraste est renforcé par l’opposition des adjectifs péjoratifs, « sale », « dégradée », qui encadrent les adjectifs mélioratifs, plus nombreux.

       Vient ensuite une interprétation scientifique, à partir d’une hypothèse médicale qui pose un diagnostic, « Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine », à partir des symptômes observés.

         La troisième explication est attribuée aux « poètes », c’est-à-dire à ceux qui, en sentant en eux le « génie », connaissent les difficultés de l’inspiration et de l’écriture  : ils « eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. » Elle est l’exact contraire de l’idée de débauche, en insistant sur l'étude, le travail qu’implique la création.

L'intervention du narrateur

Le connecteur d’opposition « Mais » répond à ces hypothèses, « les orgies, l’étude et la maladie », rejetées à la fois par les comparaisons et par la restriction en fin de phrase qui les juge trop superficielles : « ce cœur qu’avaient seulement effleuré » : Cette certitude met en avant la seule véritable cause, la force d'une « passion », sur la puissance de laquelle insiste la gradation des comparaisons : « une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie ». En associant cette « passion » à une « maladie » incurable, Balzac choisit des verbes qui accentuent la dégradation, à la fois physique et psychologique : elles « altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur ».

2nde partie : un portrait contrasté (de la ligne 16 à la fin) 

Le regard des joueurs

 

Balzac revient ensuite à la focalisation interne, c’est-à-dire au « regard » des joueurs, mais avec une comparaison qui dramatise leur jugement, en poursuivant le commentaire précédent sur le jeu. La salle de jeu devient, en effet, un « bagne », auquel les joueurs sont « condamnés », aliénés par leur crime, le jeu. Mais le jeune héros les dépasse, étant, lui, « un célèbre criminel » ce qui lui vaut le « respect ». Construite à la façon d’une comparaison homérique, avec la mise en parallèle de « comme » et « ainsi », cette image s’accentue par la désignation qui rattache à l’enfer les protagonistes, « tous ces démons humains, experts en tortures ». De cet enfer, le héros, lui, devient « un de leurs princes », car il les dépasse par sa souffrance : ils « saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard ». Il fait ainsi penser à Lucifer, l’ange déchu, car, malgré sa déchéance, il conserve toute sa grandeur méprisante pour ses inférieurs, par « la majesté de sa muette ironie » et par « l’élégante misère de ses vêtements ».

Le portrait de Raphaël, illustration de l'édition de 1838 

Les contrastes physiques

 

Balzac revient au portrait physique en faisant à nouveau alterner la focalisation interne, les regards des joueurs, regroupés dans le pronom « on », puis détaillés, « le tailleur et les garçons de salle », et l’omniscience du narrateur, par exemple avec la durée mentionnée : « depuis deux jours, il ne portrait plus de gants ! » Les contrastes ressortent d’abord des deux pièces de vêtement mentionnées. Si la « cravate  est interprétée, en effet, comme un signe de misère, « trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. », elle traduit également un désir de maintenir une certaine élégance, alors que l’absence de « gants », dont l'exclamation montre l'aspect inacceptable, souligne la pauvreté. Mais nous retrouvons le contraste dans l’opposition entre l’élément physique, « Ses mains, jolies comme des mains de femme », et la négligence, le peu d’attention apportée à son corps, car elles « étaient d’une douteuse propreté ». De plus, l’horreur de cette image de dégradation, avec le choix du verbe « frissonnèrent » pour dépeindre la réaction d’effroi des assistants, tranche avec l’insistance sur des éléments qui embellissent le personnage, avec un lexique qui lui redonne une pureté fragile : « les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. »

Le portrait de Raphaël, illustration de l'édition de 1838 

Le contraste moral

 

La fin de l’extrait conclut sur ces contrastes, interprétés par le narrateur omniscient à partir d’une information sur l’âge sur personnage : « Cette figure avait encore vingt-cinq ans ». Cet âge explique les contradictions précédemment décrites, avec une négation restrictive qui atténue la critique : « le vice paraissait n’y être qu’un accident. » De même, le synonyme du « vice », la « lubricité », c’est-à-dire un goût illimité pour les plaisirs sexuels, s’oppose à la métaphore lumineuse, posant ainsi l’image d’un combat intérieur : « La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. » La reprise de l’adverbe « encore » insiste sur l'aspect incomplet de cette déchéance. Cette image, renforcée par les oppositions lexicales, « Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient », conduit à un jugement moral contrasté : la reprise en chiasme permet de faire dominer l’impression d’effroi qui encadre la phrase. L’extrait se ferme sur une comparaison évocatrice de ce contraste, « Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route » puisqu’il est entré dans un enfer, le « bagne » de la salle de jeu.

CONCLUSION

 

Cet extrait révèle la façon dont Balzac compose le portrait de ses personnages. Il multiplie les notations physiques, vestimentaires, psychologiques, il les associe pour créer une impression d’ensemble qui, en jouant sur l’alternance des points de vue interne et omniscient, provoque un effet de vérité. On parle alors du réalisme de ce romancier. Mais, en réalité, il utilise les ressources du lexique et les images, souvent saisissantes, pour guider le jugement du lecteur, en veillant, cependant, à maintenir un horizon d’attente. Les contradictions soulignées ici permettent de reconnaître les caractéristiques de bien des jeunes héros romantiques, en proie à cette désillusion qu’on a nommée le "mal du siècle".

De plus, les hypothèses successivement introduites dans ce portrait pour expliquer l’état du personnage ne devront pas être oubliées pour déterminer le sens du roman : la mort du héros, dénouement tragique, semble déjà inscrite en lui, avant même qu’il ne reçoive la « peau de chagrin ». Est-elle alors due à l’action maléfique de cet objet doté d’un pouvoir surnaturel, ou bien la conséquence de deux excès, d’étude et de débauche, qui ont usé prématurément l’énergie de ce jeune héros ?

Lecture cursive : L'errance du héros dans Paris, 1ère partie 

Pour lire l'extrait

Après avoir perdu au jeu son dernier écu, le jeune homme, confirmant le portrait que Balzac vient d’en faire, décide de se suicider en se jetant dans la Seine. Mais, devant le sombre aspect du fleuve et la perspective du « secours aux noyés », il choisit d’attendre la nuit. Il entreprend alors une longue déambulation le long de la rive droite

Une rencontre symbolique (des lignes 1 à 20)

 

Balzac ne laisse pas son  lecteur oublier l’état de son personnage, « cet homme presque mort », ce qui donne un sens particulier à cette rencontre qui, au contraire, illustre la vie. Le portrait de la jeune femme, « une charmante personne », associe, en effet, tous les attraits féminins, « une blanche figure », « une taille svelte », « de jolis mouvements, « les fins contours » de sa jambe, et la richesse, depuis son « brillant équipage », ses vêtements, comme son « élégant chapeau », jusqu’aux « pièces d’or » destinées à régler son achat.

Elle est donc l’exact contraire du jeune homme, et, en insistant sur sa puissance du regard sur elle, « l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme », Balzac, narrateur omniscient, lui donne un sens symbolique souligné par l’exclamation : « C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! » Est alors rappelée la perspective de la mort : « cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. » Le contraste est alors saisissant avec l’indifférence prêtée à « ce cœur de femme frivole », mise en valeur par l’interprétation critique proposée par Balzac : « Qu’était-ce pour elle ? une admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait cette douce parole : J’étais bien aujourd’hui. » Le lecteur pense alors au titre de la deuxième partie du roman, « La femme sans cœur ».

Jean Béraud, Nous rentrons !, 1891. Photogravure aquarellée, 47 x 59

Jean Béraud, Nous rentrons !, 1891. Photogravure aquarellée, 47 x 59

L’état second du héros (des lignes 21 à 33)

 

Le récit se poursuit en montrant l’errance du héros, dans ce décor parisien qui fait écho à son portrait, puisque la description traduit aussi le contraste entre la « laideur » et la « beauté », entre un aspect sinistre, « une physionomie triste », « un air menaçant », et les «  rares clartés ».

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De "rares clartés" sur le Louvre

À partir de cette errance dans Paris, alors que son personnage porte en lui son projet de suicide,  Balzac dépeint son état second qui le rend victime de la « puissance malfaisante » du décor. Exprimé par un oxymore, « une extase douloureuse », il ressent en lui, en effet, la souffrance, « les tourments de cette agonie », tout en sortant de lui-même pour accéder à une vérité supérieure, par une sorte de fusion heureuse avec l’univers qui efface les douleurs. Mais Balzac explique cet état par la conception physiologique de la pensée, affirmée à son époque, en liant le fonctionnement cérébral à la circulation d’un fluide dans les nerfs. Ainsi, chez Raphaël, cette errance sans but dans l’attente du moment propice au suicide exerce « une action dissolvante » qui le conduit à perdre toute maîtrise de son corps : « il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. » Cette maîtrise perdue s’exerce d’abord sur la vue, en provoquant en lui un étrange vertige, « un mouvement semblable à celui des vagues », qui lui fait « voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait. »

Vers le magasin d’antiquités (de la ligne 33 à la fin)

 

Balzac prépare ainsi le second tableau de cette première partie, la rencontre de l’antiquaire qui fait entrer son héros en possession de la peau de chagrin. Après avoir montré les « titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique », plongeant donc son esprit dans une sorte d’état second, il le ramène à « la conscience de sa prochaine mort ». La comparaison aux « criminels » qui absorbent un « cordial » pour se donner le courage de monter « à l’échafaud » annonce la valeur qu’il prête à cette visite du magasin : lui apporter un moment d’oubli. D’où la seconde comparaison à « un ivrogne » qui cherche, lui, l’oubli dans le vin. Mais l’hypothèse finale du narrateur, « N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. », ouvre un horizon d’attente sur ce qui domine dans l’âme du personnage : la force de la vie, ou celle de la mort ?

Explication : Le discours du vieil antiquaire, 1ère partie,  de « Je vais vous révéler... » à « … qui m'appartenait. » 

Pour lire l'extrait expliqué

Suspendant pour un temps son errance, le héros entre dans un « magasin d’antiquités », dont il va parcourir les nombreuses salles où sont exposés les objets d’art les plus divers : « toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient ». Devant cette accumulation, alors qu’il retombe dans un état second, hallucinatoire, lui apparaît soudainement « un petit vieillard » : « Cette apparition eut quelque chose de magique. » Nous ferons précéder l'explication du discours de l'antiquaire de deux lectures cursives, son portrait et la présentation de la peau de chagrin et de son terrible pouvoir, afin de montrer la façon dont Balzac fait plonger peu à peu son lecteur dans une atmosphère fantastique.

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Lecture cursive : Le portrait de l'antiquaire, 1ère partie 

Pour lire le texte

Le double point de vue narratif

 

Nous retrouvons, dans cet extrait, la stratégie narrative propre aux portraits de Balzac, mêler les points de vue narratifs. L’injonction de la première phrase, « Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre », adresse directe au lecteur, indique la présence d’un narrateur omniscient, derrière lequel se cache le romancier qui impose le sens à donner à ce portrait. C’est ce qui se répète pour interpréter ce qu’exprime ce visage : « vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. »

Mais la conclusion de l’extrait nous invite à considérer que le portrait a été, en fait, pris en charge par le regard du héros : « Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. » Tous les éléments mis en valeur relèveraient donc encore de l’hallucination déjà signalée lors de son errance dans Paris, renforcée encore par sa visite du magasin, illustrée ici par la comparaison aux « atroces délices contenues dans un morceau d’opium ».

Ce double point de vue correspond précisément à ce qui définit la tonalité fantastique, l’hésitation entre le surnaturel, « les contes » de l’enfance, « la magie », et le réalisme, puisque Balzac en fait la conséquence de sa vie passée et reprend aussi une explication physiologique de ce qu’il ressent », « l’agacement de ses nerfs irrités » et à sa vie passée. D’où la conclusion, propre à faire douter le lecteur : « Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. »

Rembrandt, Portrait d’un vieil homme en rouge, Huile sur bois, vers 1660. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Les composantes du portrait balzacien

 

Se retrouvent aussi les composantes traditionnelles des portraits balzaciens, la précision des traits physiques, et le rôle des détails vestimentaires, mais aussi la volonté dépasser ce réalisme, pour donner un sens symbolique au personnage.

On observera tout particulièrement le passage d’une image d’ensemble « un petit vieillard sec et maigre » à la façon dont son habillement se charge d’un sens religieux, puis au gros plan sur « le bras décharné », enfin aux éléments du visage mis en valeur.

Rembrandt, Portrait d’un vieil homme en rouge, Huile sur bois, vers 1660. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Or, tous ces éléments se combinent pour associer ce personnage à la mort, par exemple la comparaison à propos de son vêtement, « La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. », avec des adjectifs qui suggèrent la mort : « son blanc visage », « ses joues blêmes et creuses ». Le jeu de lumière le transforme ainsi en une sorte de fantôme, dont le visage « aurait paru suspendu dans les airs » sans la mention de son bras, en un « être bizarre », en un personnage surnaturel venu des temps lointains, tels ceux représentés par les peintres : « ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse » ou « le Peseur d’or de Gérard Dow ».

Gérard Dow [ou Dou], Le Peseur d’or, vers 1664. Huile sur bois, 29 x 23. Musée du Louvre, 

Gérard Dow [ou Dou], Le Peseur d’or, vers 1664. Huile sur bois, 29 x 23. Musée du Louvre, Paris 

L'interprétation du narrateur

 

Mais, selon son habitude, le portrait amène le narrateur à donner sens à son portrait, ici en mettant l’accent sur la dimension supérieure du personnage, avec une double interprétation, contrastée : « une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès ».

Charles Huard, L’antiquaire du quai Voltaire. Estampe, 14,5 x 9,5, pour illustrer La Peau de chagrin, édition 1910-1950
  • D’un côté, son physique, « une suprême puissance dans le front », le montre, en effet, doté d’une sagesse supérieure, d’un « pouvoir immense », qui explique la comparaison finale : « inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière ».

  • De l’autre, les « sinistres railleries sur la bouche », ou « ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme », le rapprochent d’un être diabolique.

Dans les deux cas, cependant, cela contribue à le rendre effrayant, à commencer par la comparaison à un « inquisiteur », chargé de sonder les âmes pour condamner les hérétiques et « impossible [à] tromper ». Même sa « science de la vie » fait peur,  car elle dépasse les capacités humaines : « Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide ». En fait, il n’a plus rien d’humain, ce que traduit l’accumulation des négations : « ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. »

Charles Huard, L’antiquaire du quai Voltaire. Estampe, 14,5 x 9,5, pour illustrer La Peau de chagrin, édition 1910-1950

Lecture cursive : Le talisman, 1ère partie 

Pour lire le texte

Affirmant son pouvoir, le vieil antiquaire vient d'affirmer au jeune héros son pouvoir de la rendre « plus riche, plus puissant et plus considéré » qu'un roi. Intervient alors la présentation de la « PEAU DE CHAGRIN », objet solennisé par les lettres capitales dont la description poursuit l’opposition entre les dimensions surnaturelle et rationnelle, propre à la tonalité fantastique.

Le surnaturel

 

La dimension surnaturelle de la peau est mise en évidence, à la fois par la réaction du héros, qui « témoigna quelque surprise », et par l’étrange luminescence de l’objet soulignée par la comparaison : ses « rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. » Son rôle vient d’en être signalé par le vieil antiquaire et est rappelé ici : c’est un « talisman » qui « devait le préserver du malheur. »

Il s’y ajoute la mention au dos de la peau de « l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon », censé avoir été gravé sur une bague du roi Salomon dans les traditions religieuses orientales, « emblème qui représente une puissance fabuleuse », comme le rappelle le jeune homme.

Le sceau du roi Salomon

Le sceau du roi Salomon

La rationalité

 

Mais, le récit se déroule « au XIXème siècle » à Paris, comme le rappelle la fin du portrait de l’antiquaire, « temps et lieux où la magie devait être impossible », et c’est ce qui explique l’attitude du héros, qualifié de « jeune incrédule », et la façon dont il met en doute ce qu’il observe, ce « prétendu talisman » : il « s’en moqua par une phrase mentale ». Il adopte ainsi le comportement d’un scientifique, sa « curiosité », qui le conduit à une observation attentive, puis à une conclusion, « une cause naturelle » qui relève d’un phénomène explicable par la physique : « Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard ».

De la même façon, il s’emploie à démythifier la légende qui accorde un pouvoir au sceau du roi Salomon, qualifiée de « chimère », puis de « superstitions de l’Orient », avant d’affirmer qu’il s’agit de « caractères mensongers ».

Mais tous les efforts scientifiques du héros pour nier le pouvoir magique que l’antiquaire attribue à la « peau de chagrin » échouent. Il s’étonne alors : comment expliquer que l’antiquaire ait renoncé à mettre cette peau à son service ? Celui-ci lui propose alors une leçon de sagesse. Sur quelle image de l’homme se fonde-t-elle ?

1ère partie : La loi  de l’existence (des lignes 1 à 11) 

Un initiateur

 

En la présentant comme « un grand mystère de la vie humaine », le vieillard introduit solennellement la loi qu’il s’apprête à proposer à Raphaël. À son âge, il représente traditionnellement la sagesse, et va donc jouer le rôle d’un initiateur.

Pour dépeindre la vie de l’homme, le vieillard emprunte à la philosophie antique une image : « L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. » Le verbe « tarir » et la mention de ses « sources » comparent, en effet, l’existence à un fleuve qui s’écoule, comme le faisait Héraclite, philosophe grec du VIème siècle avant J.-C., inscrit dans l’école dite des « physiciens ». L’homme naîtrait doté d’une puissance initiale, telle de l’eau qui s’apprête à s’écouler au cours de sa vie dans un changement continu, une eau précieuse, symbole même de la vie, qui offre une énergie à ne pas épuiser. D’où cette sagesse qui repose sur le contraste entre deux choix d’existence, illustrés par les verbes qui les soutiennent.

 Rembrandt, Tête d’un vieil homme, vers 1630. Huile sur bois, 24 x 20,3. Agnes Etherington Art Center, Canada

Rembrandt, Tête d’un vieil homme, vers 1630. Huile sur bois, 24 x 20,3. Agnes Etherington Art Center, Canada

"Vouloir" et "Pouvoir"

 

Il commence par le choix qui, précisément, contribue à épuiser cette énergie vitale, « deux actes instinctivement accomplis », donc « [d]eux verbes » considérés comme « deux causes de mort » : « vouloir et pouvoir ». Relevant de l’instinct, ces verbes sont ensuite précisés par leurs équivalents, « le désir ou le vouloir », « le mouvement ou le pouvoir », puis par ce sur quoi ils agissent en l’homme. « Vouloir » relève de l’élan qui pousse l’homme, donc de son « cœur » ou de son âme, tandis que « pouvoir » dépend de sa faculté d’agir, de son corps, de « ses sens ».

La violence des verbes qui rejettent ce choix en souligne le danger, « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit. », repris par l’insistance sur la fragilité de l’être humain : « le cœur qui se brise », « les sens qui s’émoussent ».  Il illustre ainsi l'aspect éphémère  des sentiments – on pense aussitôt au sentiment amoureux – et le vieillissement physique inéluctable. Il faudrait donc, selon lui, vivre sans désir et sans action… Mais quel sens prendrait alors l’existence ?

"Savoir"

 

Avant de poser le principe opposé, le vieillard accentue sa valeur, d’abord de façon générale, « une autre formule dont s’emparent les sages », puis en se donnant lui-même comme exemple, toujours avec l’idée de ne pas tarir cette eau qui donne la vie : « je lui dois le bonheur et ma longévité. » Le connecteur, « mais », introduit alors cet autre principe fondateur : « savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. » Nouvelle référence à l’antiquité, le vieillard associe le bonheur à ce que les philosophes grecs, depuis les atomistes comme Démocrite jusqu’aux disciples d’Épicure, aux stoïciens eu aux sceptiques, nomment l’ataraxie, l’absence de trouble, aussi bien physique que psychique. Il s’agit donc pour l’homme d’exercer un contrôle sur ses instincts premiers, « Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée », et de réguler l’usure du son corps : «  le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes ». Selon le vieillard, la principal organe de l’homme, celui qui doit guider son existence, est donc « le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. » Ainsi, c'est donc la vie intellectuelle qui prime dans l’existence humaine.

2ème partie : Le modèle d’une vie (des lignes 11 à 19) 

Une règle de vie

 

Il s’agit donc, pour préserver cette énergie vitale initiale, d’éviter tout trouble, ce qu’exprime la négation absolue : « Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. » Le refus correspond aux deux verbes rejetés précédemment, « vouloir » pour l’âme, pour le cœur, « pouvoir » pour le corps, les « organes », les « sens », avec l’idée de s’économiser. À cela s’oppose le verbe « savoir », qui s’associe à l’idée de découvrir, d’où la répétition du verbe « voir », « j’ai vu le monde entier », « Ma seule ambition a été de voir. », prolongé par la question rhétorique négative qui interpelle directement le destinataire, en sous-entendant par avance son approbation : « Voir n’est-ce pas savoir ? »

De multiples apprentissages

 

Une longue énumération reprend l’ensemble de ces connaissances acquises par ce vieillard, en accentuant l’idée de parcourir « le monde entier », en touchant à tous les domaines de connaissance humaine. Le parcours décrit par le vieil antiquaire est fondé sur la seule vie intellectuelle, mais vise à montrer que, dans tous les domaines abordés, elle ne reste pas dans la pure abstraction.

  • Sur le plan géographique, à « toutes les capitales européennes » s’ajoutent les trois continents lointains, l’Asie, avec le « Chinois », l’Afrique, avec « l’Arabe » et l’Amérique avec les « sauvages ». Ce savoir est représenté, alors même qu’il relève de la seule vie intellectuelle, comme concrètement acquis : « mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique ». Ce parcours universel induit une maîtrise des connaissances politiques : « j’ai vécu sous tous les régimes ».

  • La connaissance implique, bien sûr, comme préalable, de pouvoir lire tous les ouvrages parus, d'où « j’ai appris tous les langages humains ».

  • Ce parcours conduit aussi à la connaissance des modes de vie, à nouveau présentée comme concrète, par exemple de l’habitat traditionnel, « la tente » ou le « wigham », et des traditions culturelles, un prêt au Chinois « en prenant pour gage le corps de son père », ou l’importance de la « foi de sa parole » donnée pour l’Arabe.

  • Enfin, nous notons la place occupée par le champ lexical de la richesse, qui implique la connaissance des différents fonctionnements économiques : j’ai prêté mon argent », « j’ai signé des contrats », « j’ai laissé sans crainte mon or ».

Ainsi,  le parallélisme de sa conclusion, « enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner », revient avec insistance sur l’absence de désir et de quête, de « vouloir » et de « pouvoir ».

3ème partie : L'éloge de la pensée (de la ligne 20 à la fin) 

Un vibrant éloge

 

De didactique, le ton du vieillard se fait alors lyrique, avec l’interjection « Oh ! », l’interpellation directe du destinataire, « jeune homme », et le rythme ternaire des questions rhétoriques qui amènent une conclusion rendue injonctive par l’impératif : « Jugez alors ». Les deux premières questions, négatives et en gradation, impliquent une réponse affirmative. Dans la première, le verbe « jouir intuitivement » associe le « savoir » à un véritable bonheur intérieur, dont la deuxième précise le contenu : « découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ». Par ces termes, cette conception repose sur la philosophie platonicienne, qui, notamment dans l’allégorie de la caverne, associe la sagesse du philosophe à sa capacité de dépasser les apparences sensibles pour accéder au monde des « essences », à la vérité des Idées.

Le lyrisme ressort également du lexique hyperbolique choisi pour dépeindre le « bonheur » alors obtenu par la vie spirituelle, présentée comme un idéal parfait : le sage « pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. » C’est enfin ce que résument l’image, « La pensée est la clef de tous les trésors », et la comparaison « elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. » nous ramène au but ultime : l’absence de trouble.

Un modèle personnel

 

À nouveau, le vieillard appuie son éloge sur l’exemple de sa vie, en poursuivant l’idée d’un idéal supérieur au matérialisme : « Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. » Le verbe « planer » souligne cette supériorité, associé, comme s’il s’agissait d’un oiseau, à une forme de liberté. Mais le lexique, les termes « plaisirs », après ceux de « voluptés » et de « joies », et, en allant plus loin encore, de « débauches », ne fait pas de cette sagesse un bonheur abstrait, impalpable, bien au contraire, il reste très concret, à nouveau rattaché, par l’énumération exclamative, aux découvertes effectuées,  : « Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! » La syntaxe repose sur un chiasme qui oppose la puissance du « savoir », formulé par « J’ai tout vu » qui reprend « j’ai vu le monde entier » et « j’ai tout attendu », au refus de « vouloir » et « pouvoir » pour atteindre l’ataraxie, avec les négations au centre : « mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré ».

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L’Académie de Platon, Ier siècle. Mosaïque romaine, 86 x 85. Musée archéologique national de Naples

La comparaison finale, « je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait », peut rappeler à la fois la façon dont le philosophe Aristote, fondateur de l’école péripatéticienne,  dispensait ses cours en marchant, et l’école du Jardin, celle d’Épicure. Elle confirme à la fois, par l’image d’une promenade, l’idée d’une existence paisible, sans excès, comme le voulait précisément Épicure, mais qui conduit à une possession du monde.

POUR CONCLURE

 

Ce passage repose sur l’idée, fréquente chez Balzac, héritée d’une conception médicale et exprimée par exemple dans La Physiologie du mariage ou dans Louis Lambert, que tout homme dispose d’une quantité initiale d’énergie vitale, qu’il lui appartient d’utiliser sans excès pour échapper le plus possible aux troubles destructeurs et au vieillissement. Le vieil antiquaire est d’ailleurs plus que centenaire. 

La sagesse consisterait donc, selon lui, à économiser les forces physiques, les désirs et les sentiments, pour ne favoriser que le « savoir », la vie intellectuelle, qui atteint, dans l’exemple qu’il donne de sa propre existence, une dimension universelle, tout en offrant une véritable jouissance supérieure à celle promise par le matérialisme.

Mais est-ce là la conception de Balzac ? Juge-t-il souhaitable – et même possible – d’éteindre en soi tout désir, tout élan, tout mouvement pour privilégier la seule vie cérébrale, alors même que toute la société s’organise autour de « vouloir » et de « pouvoir » ?  L’ultime réponse est fournie dans la troisième partie du roman, quand Raphaël retrouve le vieil antiquaire au bras de la courtisane Euphrasie. L’aveu du vieillard, « J’avais pris l’existence à rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour », redonne tout pouvoir au désir sensuel… S’agit-il seulement, en effet, du pouvoir maléfique de la peau de chagrin, qui a exaucé la malédiction de Raphaël ? Ou bien, est-ce tout simplement la preuve que l’homme ne se réduit pas à son seul « cerveau » ? Enfin, une réponse est également donnée dans Louis Lambert, personnage que son activité intellectuelle fait sombrer dans la folie, ou dans un passage des Martyrs ignorés, composé en 1836-1837 : « Je voulais vous dire un secret, le voici : la pensée est plus puissante que ne l’est le corps, elle le mange, l’absorbe et le détruit ; la pensée est le plus violent de tous les agents de destruction, elle est le véritable ange exterminateur de l’humanité […]. » 

Le vieil antiquaire devenu un dandy, illustration pour l'édition de 1838

Le vieil antiquaire devenu un dandy, illustration pour l'édition de 1838

Histoire de l'art : "Le talisman", étude de gravures 

Pour illustrer La Peau de chagrin : trois gravures

Une des scènes essentielles dans le roman est le moment où le vieil antiquaire fait découvrir à Raphaël la peau de chagrin. Cela explique que, depuis le frontispice de Tony Johannot, en 1831, Janet Lange, en 1838, l’a reprise dans les éditions Delloye et Lecou,  puis Adrien Moreau en 1897, pour l’édition George Barrie & son, parue à Philadelphia.

En quoi, par ses choix de mise en scène, Adrien Moreau se distingue-t-il de ses prédécesseurs ? Comment met-il en valeur la dimension fantastique ?

Pour voir le diaporama

Explication : Dans une mansarde, 2ème partie,  de « Je vécus dans ce sépulcre... » à « … pauvre ange ! » 

Pour lire l'extrait

Après la scène au casino, où Raphaël perd son dernier écu, son errance dans Paris en attendant la nuit pour se suicider, a conduit à une autre scène, chez l’antiquaire, où il accepte « le talisman », la peau de chagrin, et voit son premier souhait exaucé. Le dîner chez le banquet Taillefer où l’entraînent ses camarades rencontrés en sortant du magasin est, bien, en effet, une scène de « bacchanale ».

La deuxième partie, « La femme sans cœur », s’ouvre, à la fin de ce dîner, sur le récit de sa vie fait par Raphaël à son compagnon, Émile. Il le présente, en introduction, comme une « longue et lente douleur ». Après avoir résumé ses années de jeunesse, sous l’influence de son père, il en arrive, après la mort de celui-ci qui lui a laissé un petit héritage, aux « trois années » vécues dans une « mansarde » de l’hôtel tenu par Mme Gaudin et sa fille Pauline, où il compose les œuvres destinées à lui valoir la gloire. Quelle image de la vie intellectuelle Balzac met-il en valeur dans cette description ?

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1ère partie : La joie de l’étude (des lignes 1 à 8) 

Le rôle de l'environnement

 

Le peu d’argent dont dispose le héros le contraint à loger dans une « mansarde ». mais l’oxymore qui la qualifie de « sépulcre aérien », qui oppose un ensevelissement sous la terre à une proximité du ciel, fait de cette pièce misérable un lieu favorable à « l’étude ». Le lieu procure, en effet, « [l]e calme et le silence nécessaires au savant », en l’éloignant de l’agitation de la société. Balzac insiste alors, par les indices temporels, sur le travail intense accompli par son personnage : « pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche ».

La vie intellectuelle

 

Les hyperboles qui introduisent la description, avec les superlatifs, soutiennent l’éloge de la vie de l’esprit qui procure « tant de plaisir, que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. » De même, la comparaison de l’exaltation alors ressentie insiste sur le bonheur qu’elle offre : « je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. »

Puis le récit généralise l’expérience alors vécue par le héros par le pronom « nous ». Le rythme ternaire en gradation de l’énumération qui dépeint ce travail, « [l]’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la science », accentue l’image du bonheur qui en résulte. Le verbe « prodiguent » contribue déjà à l’amplifier, et la description met en évidence la supériorité de la vie de l’esprit, de « l’intelligence », sur celle du corps, des « sens extérieurs. Mais les adjectifs, « ineffables », « indescriptibles » et « invisibles », mettent en évidence un paradoxe : rien de concret dans ces « délices », terme renvoyant aux plaisirs sensuels intenses, dans ces « phénomènes », censés apparaître aux sens. Ce bonheur ainsi affirmé reste donc impalpable malgré son intensité.

2ème partie : Images de la vie de l’esprit (des lignes 8 à 20) 

C’est pourquoi le récit entreprend ensuite de résoudre ce paradoxe en concrétisant ces « délices » : « Aussi sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. »

Les comparés

 

Les comparés renvoient au fonctionnement de l’esprit, le premier « mystère » étant la naissance de l’idée, exprimée par les trois subordonnées temporelles introduites par « quand ». Cette énumération en gradation retrace une naissance progressive, d’abord au plus profond, dans « l’âme », ce ne sont que des « lueurs » indéfinissables, venues de « je ne sais quelle lumière » ; puis elles se concrétisent, deviennent perceptibles par l’ouïe, plus  en étant définies avec plus de force : « quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration » ; enfin, elles s’accentuent encore, en quantité mais aussi parce qu’elles atteignent la conscience : « quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. » À travers ce récit , Balzac met donc l’accent sur ce qui fonde l’écriture : d’où vient l’inspiration, d’où vient le fait de « [v]oir une idée qui pointe dans le champ des abstractions humaines » ?

Charles Huard, Raphael dans sa mansarde, 1910-1915. Gravure sur bois

Charles Huard, Raphael dans sa mansarde, 1910-1915. Gravure sur bois

Les comparants

 

Les comparants sont de trois ordres :

         L’image est d’abord liée aux plaisirs sensuels procurés par la nature : « Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède ». La beauté du paysage évoqué, le verbe « nager », repris ensuite par l’image, « mon âme était baignée », et l’adjectif « seul » s’associent pour suggérer le sentiment de liberté qu'offre la création. D’où sa conclusion hyperbolique : elle « donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur que j’éprouvais ».

         La seconde image est celle du jour, en deux temps, de l'aube à midi : la naissance de l’idée est « comme le lever du soleil au matin et s’élève comme lui ».

         La troisième va encore plus loin, en déroulant le cours d’une existence humaine : l’idée « mieux encore, grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile ». C’est pourquoi la conclusion renforce encore l’expression du bonheur ressenti : c’« est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir. » Nous retrouvons ici l’idée que la vie de l’esprit transcende la dimension humaine, permettant au créateur-démiurge de s’identifier à un dieu.

3ème partie : La description du décor (des lignes 19 à 32) 

Un cadre métamorphosé

 

Pour illustrer ce bonheur, le récit passe ensuite au rôle du décor, d’abord généralisé, « tout ce qui nous environne », puis par une énumération précise du décor de la mansarde où vit le héros : « Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles », jusqu’au plus petit détail, « une moulure déjetée », c’est-à-dire la courbe d’une boiserie.

Mais ce cadre réaliste subit une métamorphose : « L’étude prête une sorte de magie » à « toutes ces choses » inanimées, qui sont personnifiées puisqu’elles « s’animèrent ».

         Une première explication est donnée, l’effet du « soleil » : « si, par-dessus les toits, le soleil couchant jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient ». Mais les verbes qui traduisent cette transformation glissent de ce qui est rationnel, les jeux de lumière, « ils se coloraient, pâlissaient, brillaient », à la personnification : « s’attristaient ou s’égayaient ».

       La seconde explication est formulée par la question, « Combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant ? », qui montre que ce récit à Émile est aussi, pour le personnage, une façon de revivre cette époque, en une sorte de monologue intérieur. C’est alors Raphaël lui-même qui fusionne avec les objets, qui font écho à sa vie intérieure.

Le rôle du décor

 

Il accorde ainsi un rôle particulier à ces objets, celui de compagnons d'infortune,  lui apportant un soutien : ils « devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. » C’est dans cette mansarde, en effet, qu’il se consacre à la création littéraire dont il espère obtenir la gloire.

Mais leur rôle va plus loin encore, car ce sont les objets eux-mêmes qui deviennent des sources d’inspiration : « Souvent, en laissant voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développements nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. » Le rythme ternaire souligne l’importance de ce rôle : les objets dictent à la fois les idées exprimées et leur écriture. C’est encore ce que prolonge l’image qui montre comment fonctionne l’activité mentale dans la solitude, et l’effet produit par la personnification : «  À force de contempler les objets qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère ; souvent ils me parlaient ».

4ème partie : Le double idéal (de la ligne 32 à  la fin) 

La vie de l'esprit

 

La fin de cet extrait lui apporte une conclusion, destinée à justifier l’existence de Raphaël dans sa mansarde par l’image antithétique que donne de lui la question négative, transformée en une exclamation par le monologue intérieur :

        La première partie de cette exclamation prolonge la comparaison à « des prisonniers » : « N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système ». Il a, en effet, choisi de se consacrer à l’étude, s’étant donc, en quelque sorte, construit une prison intérieure. Et, comme les prisonniers, « [c]es menus accidents de la vie solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde »,  les objets de son décor lui apportent une forme de soutien, qu’il qualifie de « consolation ».

        Avec une opposition nettement marquée par le connecteur « mais », à cette première partie répond le troisième élément du portrait : « mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse ! » La misère de sa vie studieuse est donc représentée comme un combat à mener, l’héroïsme qu’elle exige étant compensé par l’idéal futur qu’il s’est fixé.

Paul Cappatti, Raphaël à son bureau, 1943. Illustration, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac, Paris

Les rêves

 

Mais s’agit-il seulement pour Raphaël de conquérir la gloire par son œuvre ? En fait, son idéal va au-delà, car la réussite de cette œuvre est présentée comme le moyen d’une toute autre conquête, celle de l’amour, que son rêve concrétise : « À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux ». Mais le portrait de cette femme idéale est, lui aussi, ambigu :

  • d’un côté, elle s’inscrit pleinement dans le matérialisme de la société de la Restauration : elle sera « élégante et riche » ;

  • de l’autre, elle correspond à l’image romantique de la femme, l’âme-sœur qui comprend la douleur et peut l’apaiser, par le geste qu’il lui prête et par ses paroles imaginaires mais restituées par le discours direct : elle « devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre ange ! »

Paul Cappatti, Raphaël à son bureau, 1943. Illustration, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac, Paris

CONCLUSION

 

Ce passage offre un double intérêt :

         Il semble illustrer la sagesse de l’antiquaire, puisque le personnage a choisi, par la vie studieuse qu’il mène, le « savoir ». Mais ce « savoir » n’est pas gratuit, et c'est là une différence essentielle : Raphaël ne cherche pas seulement à enrichir son esprit en développant ses connaissances. Son travail intellectuel se fonde sur les deux verbes rejetés au contraire par le vieil antiquaire : le « vouloir », ce désir d’en obtenir une gloire, qui lui offrira le « pouvoir », la conquête d’une femme et de la fortune.  

        Dans ses romans, comme Illusions perdues, Louis Lambert ou Le Père GoriotBalzac a souvent repris cette vie consacrée à l’étude, vécue dans la solitude et le manque d’argent. À chaque fois, elle est présentée comme une étape provisoire, destinée à construire la réussite future d’un jeune homme ambitieux, double car il s’agit de s’enrichir mais aussi de vivre l’amour. Comment ne pas voir en cette image une dimension autobiographique, le souvenir de l’époque où Balzac, lui aussi, a abandonné la carrière juridique pour entreprendre d’obtenir la consécration par la littérature ?  Enfermé dans une mansarde de la rue Lesdiguières à Paris, il compose notamment une tragédie, Cromwell (1819), sans réel succès, et, comme le fera Raphaël, gagne sa vie par des travaux d’écriture alimentaires, destinés à des revues.

Méthodologie : Description et portrait) 

La description

 

Tout roman comporte des passages de description, qui caractérisent une situation, un lieu, une ambiance, voire un objet...

Pour analyser une description, on s'intéresse 

  • à sa structure, c'est-à-dire à l'ordre des éléments : du plus éloigné au plus rapproché, du vertical à l'horizontal, du plus général au plus précis - ou l'inverse ;

  • aux formes adoptées, géométriques, ou plus courbes, plus douces ;

  • aux couleurs dominantes, donc à l'effet qu'elles produisent, souvent associées à des jeux de lumière ;

  • aux éléments mis en valeur, qui prennent souvent une valeur symbolique.

Le portrait

 

Pour un personnage, on parle plutôt de portrait que de description, portrait statique, s'il reste immobile, ou en action, s'il bouge, agit, parle...

Pour analyser un portrait, on distingue

  • ce qui relève du corps : traits physiques, notamment les gros plans sur le visage, gestes, sensations éprouvées ;

  • la caractérisation sociale : son origine géographique, familiale, son statut social, sa profession, mentionnés explicitement ou révélés indirectement par son habitation, ses vêtements, ses gestes, son langage...

  • les aspects intellectuels : ses études, ses lectures, ses goûts esthétiques, ses conceptions philosophiques...

  • les aspects psychologiques : ses pensées, ses opinions, ses sentiments ;

  • les traits moraux : les qualités et les défauts qui définissent son caractère.

​

Enfin, le portrait révèle le rôle que les personnages jouent dans l'intrigue. Outre le sujet, qui mène l'action par rapport à un objet, par exemple un jeune homme amoureux qui veut conquérir sa bien-aimée, certains personnages représentent des adjuvants, qui aident le sujet, ou des opposants. Il peut aussi arriver qu'un personnage soit le destinateur, qui pousse le sujet à agir, et que cette action ait un autre destinataire que le sujet lui-même : un mariage peut être recherché pour donner un père à un enfant, par exemple.

Ces rôles ne sont pas invariables : il est possible, par exemple, qu'un opposant devienne adjuvant.

La focalisation

 

Dans un récit à la troisième personne, qu’il s’agisse de description ou de portrait, il est essentiel de définir le point de vue adopté par le narrateur, qui indique une plus ou moins grande objectivité : on parle alors de focalisation.

        La focalisation est dite externe, quand le récit reste totalement neutre. Nous ne savons rien du passé des personnages, rien de leur éventuel avenir, nous n'entrons en rien dans leur conscience. Le récit nous les montre à la façon d'une caméra : nous voyons leurs gestes, leurs mimiques, nous entendons leurs discours, l'intonation qu'ils adoptent. C'est à partir de ces notations que nous pouvons nous faire une opinion sur eux. Le lecteur a ainsi une impression d'objectivité, de vérité, et toute liberté lui est laissée pour poser sa propre interprétation. Mais le texte peut alors paraître froid, les personnages semblent même parfois sans âme : il est plus difficile de s'identifier à eux, d'éprouver pour eux sympathie ou antipathie.

          La focalisation dite zéro, ou omnisciente, est l'inverse. Le narrateur, tel un dieu dans sa création, sait tout du passé de ses personnages, il peut même annoncer, dans une prolepse, leur avenir. Il connaît tout d'eux, leurs moindres habitudes, et surtout leurs sensations, sentiments, leurs pensées les plus intimes. Il entre en eux tous, transformant ainsi son lecteur en un voyeur... Parfois même il fait irruption dans son récit pour lancer un commentaire, un jugement, une réflexion sur les actes de ses personnages. Ce  choix de focalisation est fréquent chez Balzac. Ainsi le personnage nous devient plus proche, nous partageons davantage l'événement qu'il vit. Il est certes séduisant de tout connaître d'autrui, de découvrir les mouvements intérieurs qui poussent à agir... Cependant, ne nous y trompons pas, cette technique, qui se veut réaliste, n'est qu'une illusion : jamais dans le monde réel nous ne pourrions atteindre une telle connaissance ! De plus, nous sommes obligé de suivre l'interprétation que nous propose le narrateur, derrière lequel se cache, bien sûr, l'auteur.

          La focalisation dite interne est la plus complexe. Le narrateur se confond avec un des personnages : c'est à travers lui que nous percevons les faits, c'est sa conscience qui les interprète. Cette focalisation se reconnaît par la présence de nombreux verbes exprimant des sensations, des sentiments ou des pensées, tels "voir", "entendre", "se sentir", "juger"... Ce choix rend le récit subjectif, en cela il présente l'inconvénient de paraître moins véridique, car il offre forcément une vision partielle, limitée, dépendant du jugement d'un seul personnage. Mais, parallèlement, le récit gagne en humanité : n'est-ce pas ainsi que nous-même percevons le monde qui nous entoure ? Le lecteur est davantage touché car il partage l'émotion ressentie par le héros et peut alors s'identifier à lui.

Le rôle des discours rapportés

 

De plus, dans une description comme dans un portrait peut s’inscrire un discours rapporté, direct, indirect ou indirect libre, parfois sous la forme d’un monologue intérieur, discours du personnage avec lui-même. Il est nécessaire d’en déterminer le rôle : soit il apporte des compléments d’information, soit il leur donne sens en portant un jugement.

Explication : Le portrait de Fœdora, 2ème partie,  de « Fœdora se produisait ... » à « … reposer les siens. » 

Pour lire l'extrait

Le récit fait par Raphaël à son ami Émile, après l’évocation de ses années de jeunesse, en arrive au « drame », sa relation avec la comtesse Fœdora, à laquelle l’a présentée un autre de ses amis, Rastignac. Elle représente son idéal de luxe, d’élégance, de richesse, et il en tombe éperdument amoureux. Mais la misère du jeune héros est un obstacle pour satisfaire les caprices de Fœdora, et il devient vite une marionnette entre les mains de cette « femme sans cœur ». Lucide sur la façon dont elle se joue de lui, il ne peut cependant renoncer à elle. Comment Balzac met-il en valeur le déchirement que produit la passion ?

1ère partie : Le portrait de Fœdora (des lignes 1 à 6) 

"La femme sans cœur" Foedora, 1838. Gravure, 8,5 x 7,5. Maison de Balzac, Paris

"La femme sans cœur" Foedora, 1838. Gravure, 8,5 x 7,5. Maison de Balzac, Paris
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Charles Huard, La comtesse Fœdora au théâtre, 1910-1950. Estampe, 6,1 x 9,8. Maison de Balzac, Paris

Fœdora au théâtre

 

Cette vision d’ensemble nous montre Fœdora dans une des activités mondaines habituelles au XIXème siècle, un spectacle de théâtre, aux « Bouffons », où Raphaël l’accompagne souvent. Mais la phrase introductive, « « Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. », rappelle que ce n’est pas tant la pièce ou l’opéra qui intéresse alors le public. La jeune femme se transforme en fait en actrice, car on va au spectacle d’abord pour voir les spectateurs et être vu par eux. D’où la mise en relief de la « lorgnette », qui semble dotée d’une vie  propre, bien loin de son rôle initial, destinée à mieux voir la scène : « Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ». 

L’antithèse qui suit, en tête de la proposition, explicite ce comportement : « inquiète, quoique tranquille », Fœdora se rassure en se comparant aux autres femmes, sur sa beauté, et en jaugeant les regards sur elle : son examen efface vite ses doutes car elle a tout mis en œuvre pour assurer son pouvoir de séduction. Le portrait met, en effet, en valeur, par l’énumération, l’importance pour elle de soigner les apparences, ce qui vient finalement prouver son narcissisme : « sa loge, son bonnet, sa voiture sa personne étaient tout pour elle. »

Le jugement du narrateur

 

Dans un premier temps, le jugement porté sur elle par le récit de Raphaël à Émile, « elle était victime de la mode », lui fournit une sorte d’excuse : elle ne ferait, finalement, que suivre les contraintes imposées par la société.

Mais la suite de ce jugement est beaucoup plus sévère, et révèle, sous les traits du héros,  le romancier qui s’adresse directement à ses lecteurs : « Vous rencontrez souvent des gens… » Balzac les prend ainsi à témoin d’une contradiction, soulignée par le chiasme au centre duquel ressort la métaphore : « des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous un corps de bronze ; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. » Il invite ainsi ses lecteurs à dépasser l’image donnée par le « corps », mensongère, pour mieux découvrir la vérité du « cœur »,  « tendre et délicat » caché sous le « bronze » massif d’une « colossale apparence » – et pensons à Balzac lui-même –, ou, inversement, c’est le cœur qui est fait de « bronze », ce que masque une sorte d’emballage extérieur trompeur, une « frêle et gracieuse enveloppe ».

Janet-Lange, Fœdora et Raphaël au théâtre, 1838. Gravure, 10 x 9,5. Maison de Balzac, Paris

Janet-Lange, Fœdora et Raphaël au théâtre, 1838. Gravure, 10 x 9,5. Maison de Balzac, Paris

2ème partie : Un portrait sévère (des lignes 6 à 17) 

Le lucidité du narrateur

 

Le personnage-narrateur, Raphaël, affirme avec force sa lucidité : « Ma fatale science me déchirait bien des voiles ». Elle l’amène, précisément, à dépasser les apparences, mais pour atteindre une vérité si douloureuse qu’il la qualifie de « fatale science », donc mortelle. Il marque sa supériorité sur ceux qui l’entourent, « ses favoris », avec une véritable fierté mise en valeur par l’interjection initiale, enthousiaste, « Eh ! bien » et par l’insistance : « Moi seul ». Une gradation met ainsi en évidence son évolution, ses progrès : « [j’]avais étudié », « j’avais dépouillé », « n’étais plus dupe », « je connaissais à fond ». Ses efforts l’ont donc fait mûrir : il n’est plus le jeune homme naïf et innocent d’autrefois, tandis que les autres, eux, restent des « niais ».

La vérité de Fœdora

 

Son statut social

Fœdora porte le titre de comtesse, mais le récit indique à plusieurs reprises le mystère qui pèse sur ses origines et sur son mariage. Ici, le mystère est effacé, puisque le narrateur démasque, dans son comportement et malgré sa politesse mondaine, un statut social peu honorable : « malgré sa finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine ». En fait, elle n’a fait que le masquer, « ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ». Il va même plus loin par son lexique insultant : « enfin sa politesse sentait la servitude. » Ne suggère-t-il pas ainsi qu’elle se serait autrefois vendue pour de l’argent ?

Sa duplicité

Le portrait repose sur l’opposition entre le « corps » et le « cœur » posée précédemment.

         Du côté du « corps », l’apparence est parfaite, car Fœdora maîtrise parfaitement l’art de la conversation, essentiel dans les relations mondaines : « le bon ton consiste à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes », et elle possède toutes ces qualités.

        Mais le narrateur, lui, voit clair sous ce masque séduisant, et démasque avec sévérité cette vérité du « cœur » que ne voient pas les autres : « ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. » Son lexique violemment critique s’oppose avec force aux éloges des autres : « Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. » Il s’indigne, en effet, de la façon dont elle accepte ces mensonges.

Il souligne par une image la façon dont il a su aller au-delà des apparences : « j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde. » Les choix lexicaux accentuent encore la dénonciation de son hypocrisie, par les comparaisons animales, ici péjoratives : « ses grimaces », précisées ensuite par « ses singeries », la renvoient à cet animal souvent considéré comme un habile imitateur, mais grotesque ; de même, « son âme de chatte » rappelle la façon dont cet animal peut se montrer doux et caressant, mais préserve aussi son indépendance, avec ses griffes toujours prêtes à blesser.  

3ème partie : Image de la passion (de la ligne 17 à la fin) 

La passion douloureuse

 

Le récit renvoie au sens étymologique du mot « passion », du latin « patior » signifiant « subir ».  Le héros, en effet, vit un déchirement intérieur, mais reste impuissant face à ses sentiments. La conjonction « Et » par laquelle l’exclamation s’enchaîne à ce qui précède ne marque pas un ajout mais, en réalité, une contradiction : « Et je l’aimais toujours ! » La passion est donc plus puissante que la vérité découverte, cette duplicité de Fœdora, son absence de cœur imagée par la double comparaison : « j’espérais fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. » Ainsi, c’est précisément parce que sa lucidité entre en lutte avec sa passion, que Raphaël souffre, une souffrance dont l’image concrétise toute la violence : « Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon âme, quand elle me révélait naïvement son égoïsme ». Mais sa passion est telle qu’il en arrive à s’affliger en imaginant le triste sort à venir de même celle qui lui inflige cette douleur : « Je l’apercevais avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. »

L'idéalisation

 

Ainsi, Raphaël est déchiré entre sa raison et la force de sa passion.

         D’un côté, il est parfaitement conscient des défauts de Fœdora, mis en valeur par l’apposition en tête de phrase : « Vaine, artificieuse ». À partir ces défauts, il sait très bien comment il aurait dû se comporter avec elle, en se forçant à lui ressembler, à adopter la même affectation prétentieuse, la même hypocrisie,  d’où son hypothèse, « un fat bien gourmé, un froid calculateur en aurait triomphé peut-être », renforcée par « elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les pièges d’une intrigue, elle eût été dominée par un homme sec et glacé. »

       Mais l’emploi de l’irréel du passé rend cette hypothèse impossible pour celui qui insiste, par le rythme ternaire de son portrait, sur la profondeur et la sincérité de son amour : « Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir. »

Au lieu de se forcer à devenir comme Fœdora, il inverse donc la situation, en imaginant que ce soit elle qui puisse lui ressembler. Ainsi, puisque lui-même se dote des « ailes » d’un ange, une autre hypothèse redoublée, « Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouements », conduit à une métamorphose de Fœdora, qui, par la principale formulée à l’imparfait, est présentée comme une réalité : « je la voyais alors parfaite ». La conclusion, « elle devenait un ange », souligne ainsi l’idéalisation, caractéristique de l’amour romantique du jeune héros. 

CONCLUSION

 

Le portrait de Fœdora, ici présentée par le jugement sévère que Raphaël porte sur elle, en fait un « type » : elle est la mondaine, qui vit entourée de sa cour, de ses « favoris », au milieu de laquelle elle règne. Image des privilégiées de cette époque, elle vit dans le luxe du matérialisme triomphant, au milieu des divertissements, tel le théâtre, qui lui permettent de se donner en spectacle. C’est ce que confirme la dernière phrase du roman, avec l’ajout qui affirme son symbolisme : « Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout. » La passion sincère, romantique, du héros est donc forcément condamnée

Lecture d'image : Prosper Brunellière, vignette en tête de "La femme sans cœur", 1838 

Prosper Brunellière, vignette en tête de "La femme sans cœur", 1838

Cette vignette se construit en triptyque : deux scènes illustrant le roman encadrent une représentation allégorique de Fœdora.

             À gauche, est représenté un épisode qui se répète dans le roman : dans son salon, l’héroïne, alanguie dans un sofa, est entourée d’un cercle de jeunes admirateurs, qu’elle semble écouter avec plaisir ce que nous pouvons supposer être des compliments pour la séduire.

        À droite, est illustrée la scène où Raphaël sort de la chambre de Fœdora où, caché derrière les rideaux du lit, il a longuement contemplé l’héroïne endormie. En revanche, il est plus difficile d’interpréter ce que représente la jeune fille qui, au pied du lit, fouille dans une malle tandis qu’un chien aboie contre elle. 

Le roman n’évoque aucun épisode de ce genre, impossible, d’ailleurs, d’imaginer qu’il puisse se dérouler pendant le sommeil de Fœdora. Cela pourrait peut-être, en raison de la tenue simple de la jeune fille, notamment de la coiffe qu’elle porte, telle une paysanne, faire référence à ce que déclare Raphaël sur le milieu social de Fœdora, sa « plébéienne origine », voire figurer une scène qu’elle reverrait en rêve…

         La partie centrale regroupe toutes les composantes symboliques de « la femme sans cœur ». Au pied du piédestal, sur la table recouverte d’une nappe, sont posés les objets représentatifs du luxe et de la coquetterie féminine : miroirs, coffret, flacon, brosse, et bijoux, autant de signes de richesse. Sur le piédestal, se dresse la femme, telle une statue antique, mais le fait qu’elle sorte d’un sarcophage égyptien la rattache au monde des morts, pour suggérer soit sa propre froideur, soit la mort qu’elle peut provoquer par son refus d’aimer. Mais les rayons qui forment une auréole autour de sa tête renvoient, eux, à l’idéalisation qui lui accorde, comme le fait Raphaël, la dimension d’un « ange ».

Étude d'ensemble : L'image des femmes 

Femmes

L’étude de la structure comme celle du genre littéraire nous ont amené à constater que les femmes – auxquelles est consacré également l’« Épilogue » – occupent une place importante dans le roman. Avant même qu’interviennent dans l’action des figures féminines, durant l’errance du héros dans Paris, une vision fugitive sonne comme une prémonition, à la fois, par sa richesse et son indifférence, de « la femme sans cœur » que sera Fœdora dans la deuxième partie, et de l’« adieu à l’amour » de Pauline qui fermera la troisième partie. Mais, c’est d’abord l’image des courtisanes, Aquilina et Euphrasie, que met en avant la première partie.

Pour se reporter à l'étude détaillée

Explication : L'agonie du héros, 3ème partie,  de « Porriquet aperçut ... » à « … son imagination. » 

Pour lire l'extrait
TX5-Agonie

Le long récit de Raphaël à son compagnon de banquet, Émile, dans la deuxième partie, en expliquant le « drame » vécu aux côtés de Fœdora a justifié l’état dans lequel il se trouvait, dans la première partie, à sa sortie du magasin de l’antiquaire. Mais, à la fin de ce récit, arrive le douloureux constat : le luxueux banquet et l’héritage qu’il apprend, ont certes exaucé les premiers souhaits de Raphaël, mais ont aussi provoqué le rétrécissement du « talisman », de la peau de chagrin qui terrifie le héros. La troisième partie, intitulée « L’agonie », s’ouvre deux mois après, en décembre, sur la visite d’un vieillard, Porriquet, ancien professeur de Raphaël.

À travers ses yeux Balzac met en place un nouveau portrait de Raphaël : que révèlent les transformations alors mises en valeur ?

La visite de Porriquet,  une caricature dans l’édition de 1838orriquetBIS.jpg

1ère partie : L'image d'un affaiblissement (des lignes 1 à 5) 

La visite de Porriquet,  une caricature dans l’édition de 1838

Une vision d'ensemble

 

Pour son portrait, Balzac choisit la focalisation interne, puisque le héros est vu par le regard du vieillard : « Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. » Déjà, l’emplacement qu’il occupe, alors que la scène se déroule en décembre, donne l’impression qu’il est frileux, ce que confirment son vêtement et sa position, comme s’il avait besoin de se réchauffer : « Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. » Enfin, cette première vision est encore renforcée par l’interprétation prêtée au vieillard : « L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé ». Le personnage semble avoir perdu toute force, toute énergie, incapable même de se tenir droit.

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Thomas Coutans, dans le rôle de Raphaël. Film d’Alain Berliner, 2010, FR2

Des gros plans

 

Dans un deuxième temps, selon l'habitude de Balzac, le portrait évolue en mettant en évidence quelques traits physiques, en gros plan.

       Le premier concerne le « front », symbole de la vie intellectuelle, de la pensée, de la première caractéristique du héros. Mais la comparaison qui dépeint physiquement sa « mélancolie » révèle que, derrière Porriquet, c’est bien l’écrivain qui conduit cette interprétation : « elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. » La comparaison forme une sorte d’oxymore, associant la grâce de la « fleur » à « étiolée », c’est-à-dire à une dégénérescence progressive.

        Puis, le regard se fixe sur les « mains », symboles, elles, de l’action, ici destinées à apporter la preuve de l’affirmation psychologiques qui précède : « Une sorte de grâce efféminée ». La comparaison et les adjectifs confirment, en effet, l’impression de fragilité, « Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. », même si la « blancheur » comme le « front pâle » peuvent aussi bien suggérer la grâce féminine que la maladie. Elles aussi semblent devenues incapables d'agir.

          Enfin, sont mentionnés les « cheveux blonds », souvent présents dans les portraits successifs de Raphaël pour traduire sa beauté. Mais à nouveau un contraste est posé, car l’apposition, « devenus rares », marque déjà un vieillissement précoce, même si la grâce féminine est encore préservée : ils « se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée. »

Mais l’interprétation a aussi mentionné un comportement surprenant : « les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. » C’est sur ce point que se termine la première partie du portrait.

Le comportement

 

Le portrait présente ensuite trois objets, révélateurs de l’évolution psychologique du personnage :

       La coiffure de Raphaël, « une calotte grecque », confirme l’impression qu’il cherche à se protéger du froid. En même temps, malgré le luxe de son tissu  elle n’est guère adaptée à la jeunesse du héros. Enfin, la façon dont elle est portée renforce l’idée qu’il ne se soucie plus de son apparence, et est trop épuisé même pour la porter de façon appropriée : « entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, [elle] pendait sur un côté de sa tête. »

Paul Cappatti, L’épuisement de Raphaël, 1943. Estampe, 8,3 x 8,4. Maison de Balzac, Paris 

Paul Cappatti, L’épuisement de Raphaël, 1943. Estampe, 8,3 x 8,4. Maison de Balzac, Paris 
Un houka 

           C’est ce même épuisement que révèle le couteau, objet de luxe certes, mais qu’il n’a même pas eu la force de tenir entre ses mains et de ramasser : « Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. »

            Dernier objet cité, le houka, luxueux, confirme la richesse dont peut à présent disposer le héros : « un magnifique houka de l’Inde », au « bec d’ambre ». Mais cette pipe à eau, semblable au narghileh oriental, reste inutilisée, simplement posé « [s]ur ses genoux », tandis que son tuyau, personnifié, paraît lui-même sans force sur le sol : « les spirales émaillées gisaient comme un serpent ». Il n’a d’ailleurs même plus la force de fumer : « il oubliait d’en sucer les frais parfums. »

Le personnage semble ainsi plongé en lui-même, comme égaré dans un autre monde, en dehors de la réalité.

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Un houka 

2ème partie : Le regard (des lignes 15 à 27) 

Entre la vie et la mort

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L’accent mis ensuite sur le regard, longuement dépeint, joue sur une opposition : « Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus ». Le connecteur « Cependant » et le verbe « démentir » suggèrent, en effet, l’idée que le regard reste chargé de puissance, de force, donc de vie. Mais la suite de la phrase détruit cette première impression : « où toute la vie semblait s’être retirée » de ce regard. Sans qu’elle ne soit mentionnée, s’impose alors la mort  à travers les réactions prêtées au visiteur : il y « brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. »

Mais ce portrait quitte alors la fiction narrative, la focalisation interne qui prête cette observation au vieux Porriquet, pour être interprété par le romancier lui-même. Ainsi, dans la phrase nominale exclamative, il met en valeur cette contradiction entre la force de vie et la puissance de la mort : « Véritable regard de conquérant et de damné ! » C’est elle encore qui ressort de la reprise de la scène initiale du roman : « mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. » Notons le chiasme, au centre duquel est mise en valeur la mort : l’espoir du « conquérant » a amené Raphaël à jouer sa « dernière pièce d’or », mais le fait de se sentir « damné » explique le regard « jeté sur la Seine », où il a décidé de se suicider.

Le regard interprété

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Balzac multiplie alors les interprétations, toutes destinées à amplifier l’effet saisissant produit par ce regard, qui porte tous les déchirements intérieurs du héros, d’où la double interprétation soutenue par le parallélisme : « Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. » Dans le premier cas, l’accent est mis sur la faiblesse, dans le second sur la volonté de poursuivre la lutte pour dépasser le désir de mourir, comme un « remords » cherche à excuser un acte condamnable.

Quatre comparaisons se succèdent alors :

  • La première renvoie au « coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur », image de l’homme qui continue à éprouver des « désirs » sexuels, mais est désespéré car il ait que son corps lui interdit de les concrétiser.

  • La deuxième souligne la même contradiction entre le désir, « la pensée », et l’action qui ne les concrétise pas, attribuée à « l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ».

  • Vient ensuite l’allusion au mythe de Prométhée, le conquérant voleur de feu qui a bravé les dieux, et la victime de la vengeance de Zeus, condamné à une torture éternelle, attaché à un rocher avec un vautour lui dévorant un foie renaissant chaque jour.

  • Enfin, l’allusion historique évoque le retour de Napoléon de son exil à l’île d’Elbe, et sa marche conquérante sur Paris qui lui redonne le pouvoir, mais pour « cent jours » seulement, car cet épisode se termine par son échec : « Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. »  Après sa défaite de Waterloo, de retour à Paris, Napoléon demande, en effet, les pleins pouvoirs pour poursuivre la guerre : « Je submergerai l’ennemi », déclare-t-il. Mais les Chambres les lui refusent, lui interdisant ainsi toute reconquête effective du pouvoir.

3ème partie : Le mode de vie de Raphaël (de la ligne 27 à la fin) 

L’extrait se ferme en dépassant le cadre de la visite de Porriquet, par le résumé de la vie du personnage, pris en charge par un narrateur omniscient. Il fait ainsi ressortir le contraste entre le domestique, Jonathas, qualifié avec mépris, et la qualité intrinsèque du héros : « Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. » Les statuts sociaux se sont donc inversés : le maître est devenu esclave de son serviteur. La comparaison à « une sorte d’automate » s’associe à des verbes, « abdiquait », « dépouillait », qui accentuent son renoncement à une prise en charge de « sa vie », paradoxal puisque cela doit lui permettre, paradoxalement, de « vivre » en bravant la mort.

Balzac replonge ainsi le lecteur dans la tonalité fantastique, en rappelant le terrible pouvoir du « talisman », « la cruelle puissance dont il avait accepté le défi » : « MAIS RÈGLE / TES SOUHAITS SUR TA VIE. / ELLE EST LÀ. À CHAQUE / VOULOIR  JE DÉCROITRAI / COMME TES JOURS. » Mais, pour prolonger la durée de son existence, le seul choix possible est de ne plus exprimer aucun désir, ce que Balzac présente comme la mort de la partie la plus précieuse de l’homme : il « dépouillait son âme de toutes les poésies du désir ». C’est ce que souligne la comparaison à Origène, théologien de l’antiquité chrétienne : elle transpose la castration physique de cet ascèse pour résister au désir sexuel, selon la légende, à l’autre forme de castration accomplie par Raphaël pour ne plus désirer, « en châtrant son imagination. » Il ne peut donc que vivre dans une totale inertie.

CONCLUSION

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Ce portrait de Raphaël fait directement écho à celui de la première partie du roman, doublement, en glissant du réalisme de la focalisation interne aux interprétations posées par le romancier. D’une part, il s’oppose à la séduction initiale exercée par le héros, dont le portrait soulignait alors la beauté, tout en présentant déjà une certaine fragilité. D’autre part, l’évolution ainsi marquée rapproche Raphaël du vieil antiquaire. Soumis à la puissance maléfique de la peau de chagrin, il a fini par suivre la sagesse prônée par le vieillard : il a renoncé, comme lui, au « vouloir » et au « pouvoir ». Mais pour privilégier quel « savoir » ? Celui de prendre conscience que tout homme est mortel, mais pire encore ici puisque c’est lui-même qui choisit d’accélérer ou de ralentir le moment de la mort par la façon dont il use de son énergie vitale. L’extrait confirme donc la théorie sur l’existence humaine formulée par Émile lors du banquet : « En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. »

Le héros

Étude d'ensemble : Le héros, Raphaël 

Pour se reporter à l'étude détaillée

Le héros du roman s’inscrit dans l’époque de la Restauration, où le matérialisme a remplacé les nobles idéaux : il représente toute une jeunesse alors en proie à ce que l’on a nommé le "mal du siècle". Mais Raphaël, lui,  n’a pas renoncé à conquérir la gloire né de la perte de tout idéal : la deuxième partie relate cette quête, un apprentissage qui lui a fait perdre son innocence et ses illusions. Balzac prête ainsi à son personnage un destin tragique. Amené au bord du suicide par la misère et l’échec amoureux avec Fœdora, il ne sera pas sauvé par l’objet magique, cette peau de chagrin qui lui fait mesurer le temps qui lui reste à vivre et l’empêchera d’atteindre le bonheur avec Pauline.

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Paul Cappatti, Le rétrécissement de la peau de chagrin, 1943. Estampe, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac, Paris 

Visionnage : La Peau de chagrin, film d'Alain Berliner, 2010, FR2, extrait 1/5

Cet extrait du film correspond aux trois scènes principales de la première partie du roman : la perte du dernier écu dans la salle de jeu, suivie de l’errance dans Paris où le héros recule le moment du suicide par sa visite chez l’antiquaire, où est découverte la peau de chagrin, et le premier vœu réalisé au banquet chez Taillefer.

Le visionnage permet d’observer la façon dont le cinéaste a articulé le mélange entre le réalisme et le fantastique :

  • D’un côté, nous retrouvons la volonté de donner sens aux décors et aux portraits, par exemple dans la salle de jeu les gros plans sur les visages des joueurs cherchent à exprimer leurs sentiments envers le héros, leur pitié devant son désespoir, pressenti. 

De même, la représentation de la scène sur le pont souligne la décision de se suicider, tout en expliquant son recul pour attendre la nuit.

  • De l’autre, les jeux de lumière et les mouvements de la caméra restituent l’hallucination qui s’empare du héros dans le magasin de l’antiquaire, dont le portrait souligne le rôle et la philosophie.

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Mais l’on attirera l’attention sur trois différences importantes :

        Le choix d’une énonciation à la première personne par une voix off modifie considérablement la chronologie, puisqu’elle permet au personnage de commencer le récit rétrospectif en rappelant le temps où il avait encore l’espoir de réaliser son idéal. L’accent est alors mis sur l’ouvrage qu’il écrit, dont le thème est longuement développé, avec le refus de l’éditeur, autant d’éléments ajoutés au roman. Le cinéaste évite ainsi de recourir à un long flash-back en privilégiant une découverte immédiate de la personnalité de son héros, d’ailleurs très vite nommé alors que Balzac, lui, laisse plus longuement planer le mystère.

       Cette chronologie, qui anticipe la deuxième partie du roman, introduit aussi plus rapidement le personnage de Pauline, mais sans expliquer la place qu’elle occupe dans ce passé de Raphaël ni leur relation. De même, le cinéaste choisit de mettre en évidence sa misère, mais en changeant alors le caractère de Mme Gaudin qui lui réclame le paiement du loyer. Il explicite également la façon dont se noue l’amitié entre le héros et Rastignac, scène ajoutée au roman qui met en évidence le contraste entre l’idéalisme de l’un et le matérialisme cynique de l’autre.

       Enfin, la fin de l’extrait, avec la prise de parole du banquier Taillefer qui justifie longuement les raisons de la création de son journal et du choix de Raphaël comme rédacteur en chef sur la recommandation de Rastignac, si elle marque la première étape du pouvoir de la peau de chagrin, traduit aussi la volonté du cinéaste d’inscrire la scène dans le contexte de la Restauration de façon plus explicite que par les conversations qui s’entrecroisent dans le roman.

Explication : Le dénouement, 3ème partie,  de « Raphaël tira de-dessous son chevet ... » à la fin de la 3ème partie. 

Pour lire l'extrait
TX6-dénouement

Le titre de la troisième partie du roman, « L’agonie », terme qui, par son étymologie, renvoie à l’idée de combat, résume parfaitement son contenu : la longue lutte du personnage pour empêcher l’action maléfique de la peau de chagrin reste vaine, de même que toutes les tentatives pour remédier à la maladie qui le détruit peu à peu. Le tragique s’affirme alors, puisque Raphaël, en retrouvant Pauline, devenue riche au retour de son père, lui apporte précisément cet amour idéal dont il a tant rêvé.

Pour échapper à l’inéluctable rétrécissement de la peau à chaque désir formulé, Raphaël est parti loin de celle qu’il aime, a tenté de trouver refuge au sein de la nature, et décide finalement de revenir à Paris, en cherchant l’inertie grâce au sommeil apporté par l’opium.

Un affaiblissement progressif, 1838. 

Un affaiblissement progressif, 1838 

Mais, pendant la nuit, Pauline apparaît à son chevet, et il ne peut que crier : «  Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t’en donc. Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ? »

Comment Balzac met-il en scène les derniers instants de la vie de son héros ?

1ère partie : Le talisman (des lignes 1 à 10) 

L'explication

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Lorsque le jardinier est venu rapporter à son maître la peau dont celui-ci avait cru se débarrasser en la jetant dans le puits, Pauline a pu observer les réactions terrifiées de son amant. Mais il ne lui a pas expliqué son « secret », révélation qui s’accomplit dans ce passage, en trois temps :

        Le récit met d’abord l’accent sur l’objet lui-même, en accentuant sa réduction, déjà par le terme choisi, « le lambeau de la Peau de chagrin », puis par le redoublement des adjectifs et la comparaison : « fragile et petit comme la feuille d’une pervenche ». Le fait que l’objet soit caché sous « son chevet » révèle à quel point il a pris une place obsessionnelle pour Raphaël, qui a besoin de mesurer sans cesse la durée de vie qui lui reste.

        Dans un second temps intervient le discours rapporté direct, expression de la puissance de l’amour qu’éprouve Raphaël, mais dramatisé puisque le terme « adieu » prend ici tout son sens : « Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu ». 

        Ce n’est qu’ensuite qu’arrive l’explication : « Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir… » La brièveté de ces trois phrases rend cette explication d’autant plus brutale qu’elle se termine par une menace affirmée.

Cet enchaînement rapide, pour expliquer le rôle du talisman, rappelle le fondement fantastique de l’intrigue du roman.

 

Paul Cappatti, Le rejet de Pauline, 1943. Estampe, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac, Paris 

Paul Cappatti, Le rejet de Pauline, 1943. Estampe, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac, Paris 

La réaction de Pauline

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Face au pouvoir magique attribué à la Peau, Pauline réagit comme l’avait fait Raphaël chez l’antiquaire, par le doute : « Pauline crut Raphaël devenu fou ». Au fantastique, elle oppose donc la rationalité de l’observation : « Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. » Mais la tonalité fantastique est maintenue par le jeu de lumière, qui crée un effet de flou.

3ème partie : Une scène de terreur (des lignes 21 à 32) 

L'ultime désir de Raphaël

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Depuis qu’il a fui loin de Pauline, Raphaël, dans son combat contre la mort, s’est employé à tuer en lui tout désir, d’où l’image de « son âme depuis longtemps endormie ». Mais la présence de la jeune fille ranime tout son amour : « En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée ». La comparaison souligne alors l’impossibilité humaine d’annihiler les élans de la volonté, ici fondés sur la force de la sensualité : « les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint. » L’image traditionnelle qui compare la passion à un feu prend ainsi une signification concrète. La répétition du prénom qui encadre l’impératif, avec l’exclamation redoublée donne toute sa force au cri de désir : « Pauline, viens ! Pauline ! »

L'effroi de Pauline

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Le récit est alors fortement dramatisé, de façon à exprimer l’épouvante de la jeune femme,  marquée physiquement par les hyperboles : « Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur » Toutes ces manifestations d’effroi sont présentées comme indépendantes de sa volonté, en écho à la violence de son amant : « elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ». L’adjectif lui donne l’image d’un fou, et le fantastique s’affirme en montrant directement le rétrécissement de la peau qui illustre l’approche de la mort : « à mesure que grandissait ce désir, la Peau en se contractant, lui chatouillait la main. »

Sous l’emprise de cette terreur, elle ne peut que prendre la fuite : « Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte. »

3ème partie : Une scène de terreur (des lignes 21 à 32) 

La fureur du héros

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Balzac cherche à faire ressentir à son lecteur toute l’horreur de cette scène, en retrouvant ainsi les caractéristiques macabres du roman gothique, né en Angleterre et mis à la mode par les écrivains romantiques. Ainsi, le récit, alors même que le héros est qualifié de « moribond », traduit son égarement d’abord par la violence du discours, marquée par la gradation du rythme : « Pauline ! Pauline ! […], je t’aime, je t’adore, je te veux ! » Lui-même maudit en raison du pouvoir de la peau, sa passion l’amène à implorer cette dernière possession qui va accomplir sa mort : « Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi ! » Mais cette violence devient une véritable folie, le personnage ayant perdu tout contrôle, sombrant dans le « délire », « ivre d’amour ». D’où une autre forme de violence, physique, mise en évidence par le commentaire du narrateur, « Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre », et redoublée par la comparaison : « il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras. »

Tony Johannot, L’ultime élan de désir de Raphaël, 1831. Gravure, 10,5 x 9. Maison de Balzac, Paris 

Tony Johannot, L’ultime élan de désir de Raphaël, 1831. Gravure, 10,5 x 9. Maison de Balzac, Paris 

La fureur de Pauline

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Le comportement de Pauline fait directement écho à celui de Raphaël, mais Balzac concrétise l’hyperbole  abstraite, « mille beautés », par des images évocatrices de sensualité : il « vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. », « Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtements en désordre », vision prolongée par « comme si elle vivait le paroxysme d’une scène érotique.

Mais, face à « Éros » triomphe « Thanatos », car la scène conduit à une vision macabre par la représentation du suicide : « Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. », prolongé par le discours rapporté : « Si je meurs ; il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. » La répétition de l’adverbe « vainement » exclut, certes, le succès de ce suicide, mais la scène met en valeur la dimension sacrificielle de cette image, où Pauline entre en « lutte avec la mort », comme si elle était, elle aussi, possédée par une force surnaturelle, avec « les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir ».

4ème partie : Ultime vision (de la ligne 33 à la fin) 

Un mort horrible

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La scène fait ressortir l’horreur des derniers instants du héros, par l’ultime image du « désir qui dévorait toutes ses forces », dont le verbe fait une sorte de monstre effrayant. L’absence de vie se traduit par la suppression du langage, cette première marque d’humanité : « Le moribond chercha des paroles […] ; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. » Nous sommes loin ici de la mort paisible, qui surviendrait dans un dernier soupir. L’horreur s’accentue ensuite par le dernier geste illustrant de façon terrible la volonté de posséder l’être aimé : « ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. »

Le rôle de Pauline

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De « moribond », Raphaël est à présent devenu « le cadavre » et c’est à Pauline qu’il revient alors d’accomplir le vœu de son amant, « Je veux mourir à toi ! » en déclarant à son tour, « Il et à moi », dans une ultime union que le domestique semble impuissant à briser : « Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin. »

Ses derniers mots, « je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ? », font directement écho à ce qu’elle avait déclaré à Raphaël dans la deuxième partie, alors qu’elle le voyait désespéré par « la femme sans cœur », Fœdora : « « Vous épouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre ! » Elle signifie ainsi l'accomplissement du destin.

CONCLUSION

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Dans le dénouement de son roman, Balzac met tout en œuvre pour transmettre à son lecteur l’effroi que ressentent ses personnages, qui, tous deux, sombrent dans une terrible folie. Ainsi, le maléfice de la peau de chagrin s’accomplit, confirmant la dimension fantastique de l’œuvre. Mais la mise en valeur de la relation macabre qui unit les amants, deux âmes-sœurs, relève à la fois de la vision romantique de la passion, idéal promis à l'échec, et du tragique. Il est, en effet, possible, de voir dans la mort du héros l’issue de la tuberculose, maladie à laquelle font penser plusieurs des symptômes décrits. Mais le romancier inscrit surtout ce dénouement dans le tragique en en faisant, par le rappel de la prédiction faite par Pauline avant même que ne se noue leur relation, l’accomplissement d’un destin qui pèse sur Raphaël depuis son plus jeune âge. Destin qui pèse aussi sur tout être humain, dont les choix d'existence déterminent la plus ou moins rapide venue de la mort.

Histoire de l'art : "L'agonie", frontispice de l'édition de 1838 

Pour voir le diaporama
Frontispice, "L'agonie", 1838

Si la première édition en  deux volumes, en 1838, comporte déjà deux frontispices dessinés par Tony Johannot, c’est en 1838 que paraît une cinquième édition, intitulée Balzac illustré. La Peau de chagrin. Études sociales, à laquelle ont participé 124 illustrateurs. Balzac en escomptait un grand succès, et prévoyait d’éditer ainsi ses autres œuvres ; mais ce ne fut pas le cas et il renonça à ce projet.

Parmi toutes ces gravures, réalisées au burin sur une plaque de cuivre, certaines offrent pourtant un réel intérêt, en réinterprétant le symbolisme du roman.

Conclusion 

Deux tonalités : réalisme et fantastique 

Le réalisme

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La tradition littéraire considère Balzac comme l’exemple même du romancier réaliste. Mais les trois éléments de ce tableau se retrouvent-ils dans La Peau de chagrin ?

         Nous avons pu mesurer la place importante prise par la description dans le récit, aussi bien celle de la mansarde dans laquelle vit Raphaël que celles des théâtres et des salons luxueux, dans les rues de Paris comme au bord du lac du Bourget, avec la construction rigoureuse et la volonté de précision que révèlent les nombreux détails. Tout est mis en œuvre afin de « faire voir » au lecteur le cadre dans lequel se meuvent les personnages, pour expliquer parallèlement ses sentiments, ses refus et ses désirs. 

Les caractéristiques du réalisme
Conclusion

        Il en va de même pour les personnages que Balzac prend soin de doter d’un état-civil, en les rattachant à une famille, comme pour Raphaël ou Pauline, afin d’expliquer la place qu’ils occupent dans la société. Contrairement aux héros de l’épopée, ils n’accomplissent pas d’exploits : ce sont des héros "ordinaires", dont la vie peut s’écouler de façon banale. Les nombreux portraits les placent devant les yeux du lecteur, aussi bien physiquement, avec souvent des gros plans sur les traits du visage, que psychologiquement puisque de nombreux détails montrent leurs gestes, leurs discours, leurs actions, qui tous témoignent de leur caractère. Mais, surtout, il en fait des "types", telle Fœdora, figure de la riche mondaine mais aussi femme fatale, ou Rastignac, le libertin matérialiste, contrepoint de Raphaël, l’étudiant pauvre épris d’idéal.

        Ces deux aspects répondent aux principes mêmes qui fondent le réalisme, la volonté de reproduire le réel le plus exactement possible, et Balzac s’appuie sur les observations précises, en lien avec ses expériences personnelles, par exemple sur un voyage au bord du lac du Bourget ou sur sa connaissance des milieux journalistiques.

En revanche, nous pouvons nous interroger sur deux points :

  • Son narrateur est-il réellement "objectif" ? En fait, nous avons pu constater que, très souvent, les commentaires imposent au lecteur une interprétation et, surtout, que les détails introduits dans une description ou dans un portrait, se chargent d’un sens symbolique. Ainsi, l’écriture, qui multiplie les hyperboles ou les images par exemple, s’éloigne de la stricte représentation du réel.

  • Qu’en est-il aussi de la "démarche scientifique" ? Elle implique, en principe, d’observer, d’expérimenter, pour en arriver à déduire des lois. Or, chez Balzac, la démarche semble inversée. Ainsi, c’est parce qu’il part du principe que l’homme est le produit de son environnement qu’il construit les actions d’un personnage explicitées par le portrait qu’il en propose. Nous avons pu le constater, notamment dans notre étude des personnages féminins, en différenciant les courtisanes de Fœdora et de Pauline.

Balzac lui-même relève cette contradiction, en soulignant, dans son « Avant-Propos » la force du réalisme, qui fait du roman, comme le dira Stendhal, « un miroir », qui a « pour objet de reproduire la nature par la pensée » Cependant, il ajoute ensuite que « l'écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d'avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l'univers vient se réfléchir. » Il accorde donc un rôle à cette « fantaisie », propre à chaque écrivain, qui peut alors modifier la reflection du réel sur la surface du miroir. Il précise même la façon dont s’exercerait ce pouvoir particulier des écrivains : « C'est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai par analogie. »

Le fantastique

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Trois définitions sont intéressantes pour caractériser la tonalité fantastique :

  • Pour Pierre-Georges Castex, le fantastique se marque « par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ». (Le Conte fantastique en France : de Nodier à Maupassant, 1994)

  • Pour Louis Vax, il « aime nous présenter, habitant le monde réel où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable ». (L’Art et la littérature fantastique, 1960)

  • Pour Roger Caillois, « Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité quotidienne » (Au cœur du fantastique, 1965)

Ces trois formules mettent en évidence la clé du fantastique, qui le différencie d’ailleurs du merveilleux. Le merveilleux nous projette d’emblée dans un monde irréel, peuplé d’être surnaturels, où les décors s’animent et où les objets se chargent d’une fonction magique. Le fantastique, au contraire, ne quitte pas notre monde, et nous y reconnaissons nos  réalités ; c’est dans ce monde réel que se produit, soudain un événement inexplicable, comme lorsque Raphaël se trouve devant la luminosité de la peau de chagrin ou constate qu’elle a rétréci alors même que se réalisait son désir de richesse. Le récit nous plonge alors dans le doute, soigneusement préparé par le romancier : l’étrangeté de cette peau relève-t-elle d’une simple hallucination, due à l’état d’égarement du héros quand il entre dans le magasin de l’antiquaire, où déjà il avait été pris de vertige devant les objets accumulés devant ses yeux ? Lui-même cherche à surmonter ses doutes, par son observation précise, ou bien en consultant les savants pour détruire cette peau devenue maléfique… Si cette peau rétrécit réellement, si aucun savant ne parvient à détruire cette peau, existerait-il alors des lois scientifiques, mais encore inconnues ? Le fantastique en faisant ainsi vaciller, soit nos sens, soit nos certitudes, ne peut donc qu’être effrayant pour les lecteurs, comme il l’est pour le personnage de Raphaël…

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Cependant, chez Balzac, le fantastique est en partie atténué d’abord parce que Balzac pose, dès son apparition, une interprétation qui propose une explication : « N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. » De même, le pouvoir de la peau prend immédiatement un sens allégorique par le texte inscrit qui annonce qu’« à chaque vouloir », elle diminuera, réduisant d’autant les jours restant à vivre. À partir de là, le lecteur ne vit plus véritablement d’incertitude : il sait que toute l’existence de Raphaël va alors trouver cette explication, qu’il deviendra riche, sera aimé de Pauline, tuera son adversaire en duel, et ne pourra échapper à la mort dans son ultime élan de désir.

Lectures cursives : extraits de Maupassant et de Todorov 

Pour lire les deux extraits

Premier extrait : Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888, « Le roman »

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Le réalisme impossible

Maupassant dans « Le Roman », qui sert de préface à son roman Pierre et Jean, paru en 1888, oppose au romantisme, mouvement littéraire qui a marqué la première moitié du siècle en privilégiant l’expression des sentiments, le réalisme, « qui prétend nous donner une image exacte de la vie ». Mais le verbe « prétend » introduit déjà un doute sur la possibilité d’exactitude. Ce doute se poursuit car, si, d’un côté, Maupassant reprend la volonté de « scrupuleuse ressemblance » du romancier réaliste, de l’autre, il reconnaît qu’il veut transmettre sa « vision personnelle du monde ». Il suggère donc qu’il y a une forme de subterfuge : « Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions. »

C’est pourquoi Maupassant s’emploie ensuite à nier la possibilité d’être véritablement réaliste, à « contester leur théorie », car il reste un « artiste » : il « cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. »

L'argumentation

Pour justifier ce déni, Maupassant pose trois arguments :

  • Alors que le romancier réaliste affirme vouloir dire « toute la vérité », il se heurte à la richesse de la vie, faite de très nombreux « incidents insignifiants ». Ne pouvant tout raconter – ce qui ôterait à l’œuvre tout intérêt –,  le romancier doit donc choisir, faire un tri.

  • Le deuxième argument insiste sur cette nécessité du choix, en raison des « hasards », des « catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires » qui ponctuent une vie. L’exemple concret montre à quel point il serait absurde de vouloir, à tout prix, faire subir à un personnage de roman un accident inattendu « sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ».

  • Le troisième argument met en évidence la part du travail du romancier dans la « composition » de son récit. En fait, comme il veut montrer une « vérité spéciale », là encore il lui faut choisir le rythme de son récit, afin de mettre en valeur « les événements essentiels » et « donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient », ce qui n’est pas perceptible dans le cours d’une vie.

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Sa conclusion insiste sur les transformations effectuées par le romancier réaliste, « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai », d’où l’image qui les définit : « des Illusionnistes ».

Second extrait : Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, 1970

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La définition posée par Todorov rejoint l’étude précédente, car il insiste sur le cadre réel, « un monde qui est bien le nôtre », dans lequel intervient l’inexplicable « par les lois de ce même monde familier ». Celui qui vit un tel événement est donc en proie à une douloureuse incertitude :

  • soit c’est lui qui sombre dans une sorte d’état second, où l’imagination l’emporte sur la raison ;

  • soit il doit admettre son ignorance, son incompréhension d’un monde dont il ne maîtrise pas les lois.

L’originalité de Todorov vient de ce qu’il associe le fantastique au maintien de cette incertitude, car, s’il choisit, dans le premier cas, il s’agit de la tonalité merveilleuse, celle du conte de fées, dans le second, il se limite à constater un phénomène étrange, mais sans se trouver pour autant déstabilisé.

Réponse à la problématique 

Rappelons la problématique : Quelles significations la destinée du héros de La Peau de chagrin peut-elle prendre ?

La destinée du personnage de Raphaël, héros de La Peau de chagrin, peut prendre plusieurs significations, selon qu’on adopte une perspective psychologique, sociologique ou philosophique. C’est ce qui explique que, classé dans l’édition de 1838 dans une catégorie nommée « Études sociales », Balzac a placé son roman en tête des « Études philosophiques », en considérant qu’il faisait la transition entre cette section de « La Comédie humaine » et la précédente, les « Études de mœurs ».

Sur le plan psychologique

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Balzac réalise ce que nous pouvons considérer comme un roman d’apprentissage, interprétation mise en valeur par la construction du roman. La partie centrale nous fait découvrir, en effet, la jeunesse de Raphaël, l’éducation reçue de son père, les idéaux qu’il a alors développés et qui l’ont conduit aux longues années consacrées à sa Théorie de la volonté, avant que Rastignac ne lui fasse connaître Fœdora. Nous avons alors suivi sa douloureuse initiation à l’amour, qui le conduit à choisir la mort, jusqu’au moment où il entre en possession du « talisman ». Tout s’inverse alors dans la troisième partie : s’il acquiert à la fois l’argent et vit un amour parfait avec Pauline, il connaît les nouvelles douleurs de « l’agonie » qui détruisent ce bonheur. Balzac fait ainsi traverser à son lecteur toutes les étapes qui, de désirs en regrets, de naïveté en lucidité, d’espoirs en renoncements, reflètent le « mal du siècle » de la jeunesse de son temps. Indirectement, par les réactions et les choix de son personnage, approuvés ou blâmés, il amène ainsi son lecteur à une réflexion qui touche à la morale, à déterminer ce qui est "bien" et ce qui est "mal"

Sur le plan sociologique

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L’ajout, à la fin de l’« Épilogue », à propos de Fœdora, « c’est, si vous voulez, la Société », avec une majuscule significative, nous invite à voir, dans le roman, une peinture de la société sous la Restauration, et plus particulièrement de la société parisienne des privilégiés. Même si un passage de la troisième partie se déroule en province, le lieu de séjour de Raphaël, les centres thermaux, montre toujours la vie mondaine de cette même classe sociale riche. Seules quelques pages représentent la vie menée dans la campagne d’Auvergne, quand le héros trouve un moment de refuge au sein de la nature dans une modeste chaumière. Moment très bref, car Balzac ne s’attache que peu à représenter ce monde paysan.

En  revanche, il jette un regard violemment critique sur ce monde parisien dans lequel triomphe le matérialisme, celui qui s’étale lors de la « bacchanale » chez le banquier Taillefer,  celui dont Rastignac a fait l’éloge dans la deuxième partie, celui qu’illustre le mode de vie de Fœdora. Il place sous les yeux du lecteur des décors luxueux, les divertissements d’un groupe social qui vit de ses rentes et se complaît dans une oisiveté interrompue seulement par des divertissements, réceptions, théâtre, jeu, et, surtout, dénué de scrupules car chacun ne cherche qu’à satisfaire ses intérêts. Face à ce monde superficiel et cruel, Balzac nous laisse entrevoir une autre catégorie sociale, qui vit plus péniblement, comme Madame Gaudin et Pauline, ou même dans la misère, comme le jeune Raphaël dans sa mansarde. Le contraste entre ces deux faces de la vie parisienne met en évidence le jugement sévère de Balzac contre ceux dont il blâme la superficialité et l’absence de « cœur ».

Sur le plan philosophique

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S’ouvrant sur le désir de mourir de son héros, solitaire et sans fortune, et se fermant sur sa mort, aux côtés de Pauline et riche, le roman pose la question philosophique fondamentale, à la fois existentielle et métaphysique, celle de la mort. Par l’intervention du « talisman », la mort que choisit Raphaël, au début du roman, par désespoir s’inverse, à la fin du roman, en devenant une mort subie, inexorable, après une lente « agonie ».

Cette omniprésence de la mort, dans la pauvreté comme dans la richesse, dans l’absence d’amour comme dans sa plénitude, s'observe déjà, métaphoriquement, dans le magasin de l’antiquaire, où s’entassent « les ossements de vingt mondes », autant de vestiges d’œuvres d’artistes à présent disparus. Cette visite du héros, ce parcours au milieu de ces œuvres, s’accompagne d’une longue réflexion sur la mort, reflet des conceptions de Balzac, fondées sur une vision  physiologique de l’homme que reflète l’état de Raphaël : « En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. » Mais quelle est cette « puissance malfaisante », sinon la mort que la personnage porte en lui jusqu’à perdre toute conscience du réel et en arriver à un état hallucinatoire ? Plus loin, au milieu des œuvres qu’il contemple, Balzac explique ce que ressent son héros :

Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ?

Balzac met ici en valeur ce qui constitue, à ses yeux, « l’âme » de l’homme, l’énergie, tantôt créatrice puisqu’elle permet aux « pensées » humaines créer ces merveilles, tantôt destructrice quand cette énergie devient si violente qu’elle amène à la mort par un « foudroiement » terrible. Mais, dans les deux cas, c’est la mort qui l’emporte, ne laissant comme salut que ce que Raphaël ressent face au tableau du Christ peint par Raphaël, ce « Sauveur des hommes »,  la promesse de vie éternelle dans l’au-delà offerte par la religion catholique alors entrevue par le héros : « Quelque parfum échappé des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os ». Mais cela ne constitue qu’un bref passage dans le roman, car à aucun moment, lors de son « agonie », Raphaël ne cherche un recours dans la religion : lui-même produit d'un siècle rationnel, c’est auprès des savants qu’il cherche un secours… Mais tous échouent dans leurs efforts, donc dans la lutte contre la mort, destin tragique promis à tout homme.

Devoir : dissertation 

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Sujet : Dans un « Avant-Propos » de La Peau de chagrin, Balzac définit son roman comme « une fantaisie presque orientale où la vie elle-même est prise avec le Désir, principe de toute passion ».

En quoi les objectifs ainsi posés par Balzac ont-ils été atteints par son roman ?

Vous répondrez à cette question dans un développement organisé, en vous appuyant sur le roman de Balzac, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.

Parcours associé : Les romans de l'énergie : construction et destruction 

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