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Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, 1841

D’après un  daguerréotype de Louis-Auguste Bisson, Portrait d'Honoré de Balzac, 1842. Maison de Balzac 

L'auteur (1799-1850) : un"galérien" de la littérature 

Pour une biographie plus détaillée

À l’aube de l’écriture

Né à Tours, Balzac se souviendra, dans son œuvre, de cet héritage provincial et familial, qui nourrira une partie de son œuvre. Une province âpre au gain qui, après les soubresauts de la Révolution et de l’Empire, regarde vers Paris, en espérant tirer profit de la Restauration. Une famille bourgeoise, qui a en partie perdu ses biens, mais reste animée, pour le père, par l’ambition politique, pour la mère, exemple de « mal mariée », par un souci de respectabilité. Mis en nourrice, puis pensionnaire au collège des Oratoriens de Vendôme, il ne connaît pas véritablement l’affection d’une famille aimante, compensée par une découverte passionnée de la littérature et de la philosophie.

D’après un  daguerréotype de Louis-Auguste Bisson, Portrait d'Honoré de Balzac, 1842. Maison de Balzac 

Cette passion se confirme quand il vient à Paris, en 1813 et surtout quand, à partir de 1818, il suit les cours de l’université, ceux de l’historien Guizot et de Victor Cousin, titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie, mais aussi, au museum d’histoire naturelle, des anatomistes zoologues Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Il découvre aussi deux œuvres, dont l’influence se retrouve dans les portraits de ses personnages, celle de Lavater (1740-1801) sur la physiognomonie, qui considère que l’observation du physique d’une personne, et surtout de son visage, permet de connaître sa personnalité, et celle de Gall (1758-1828) qui associe aux « reliefs » crâniens des fonctions cérébrales, ce qui permettrait, selon lui, de déterminer les traits saillants d’une personnalité.

De cela, Balzac retient un matérialisme affirmé, l’importance accordée à l’observation, avec l’idée que ce qui est visible, sensible, explique la nature même de l’homme, et son mouvement dans la société.

Johann Kaspar Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie, 1820. Planche

Johann Kaspar Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie, 1820. Planche

Des débuts difficiles

Dès 1819, contrairement à la volonté familiale qui lui a imposé des études de droit,  il décide de réussir par l’écriture, mais en attendant, il faut vivre, d’où son travail, sous les pseudonymes de Lord R’Hoone et Horace de Saint-Aubin, pour des cabinets de lecture. Ces premières œuvres, sans grande valeur littéraire, lui ont cependant permis d’apprendre à créer des personnages, à dépeindre les milieux, à nouer des intrigues…

Parallèlement, pour tenter de s’enrichir, en 1824 il se lance dans les affaires, série d'échecs. Il s’associe à son nouvel éditeur, Canel, pour publier Molière et La Fontaine, dans des éditions à bon marché. Premier échec, suivi de celui d’un nouveau roman Wann Chlore en 1825. Aidé financièrement par Laure de Berny, qui l’initie au grand monde et à l’amour, nouvel échec en 1828 de son essai en tant qu’imprimeur puis fondeur : ruiné, il n’évite la honte de la faillite que par un prêt de sa mère qui va le transformer en un véritable "galérien" de la littérature

Achille Devéria, Portrait de Balzac, vers 1830. Lavis. Institut de France

Achille Devéria, Portrait de Balzac, vers 1830. Lavis. Institut de France

Un premier succès, Le dernier Chouan, paru en 1829, lui ouvre les portes de la presse, par exemple en tant que collaborateur du Feuilleton des journaux politiques, tandis qu’il commence, avec Physiologie du mariage (1829), une série de "Scènes de la vie privée", où il regroupe des nouvelles déjà parues, et dote son nom de la particule. Son apprentissage se poursuit à travers des chroniques politiques, sévères tant envers le pouvoir royal absolu qu’envers ses opposants révolutionnaires et libéraux, puis par un nouveau choix, des récits fantastiques et philosophiques, dont La Peau de chagrin, en 1831.

Favorable à une monarchie modérée, il fréquente l’aristocratie, et vit un amour impossible avec la marquise de Castries. Parallèlement, il a commencé, dès 1832, une relation épistolaire avec une de ses admiratrices, une comtesse polonaise, Madame Hanska, et, dès la troisième lettre, il lui déclare son amour sans rien savoir d’elle. Leurs rencontres en Suisse, en 1833 et 1834, puis en Autriche en 1835, renforcent cet amour, même s’il reste épistolaire.

Mais son constant besoin d’argent l’oblige à accélérer sa production romanesque avec Louis Lambert (1832) et Le Médecin de campagne (1833). Peu à peu son œuvre s’organise avec l’idée d’une série d’"Études de mœurs", qui vont englober les "Scènes de la vie privée", puis d’"Études philosophiques". Il travaille jusqu’à dix-huit heures par jour.

Ferdinand Georg Waldmüller, Portrait d’Ewelina Hańska, 1835. Huile sur toile. Musée Bertrand, Châteauroux

Ferdinand Georg Waldmüller, Portrait d’Ewelina Hańska, 1835. Huile sur toile. Musée Bertrand, Châteauroux
Auguste Rodin, statue de Balzac, 1897. Sculpture en bronze, 270 x 120. Musée Rodin, Paris

Le romancier à succès

C’est avec Le Père Goriot, publié en 1835, que Balzac met en forme son projet, en ajoutant aux "Études de mœurs" les "Scènes de la province", "de la vie parisienne", "de la vie politique", "de la vie militaire", "de la vie de campagne", et en complétant les "Études philosophiques" par les "Études analytiques". Surtout, il conçoit alors l’idée du "retour des personnages", en y reprenant Rastignac, héros de La Peau de chagrin, mais lors de son arrivée à Paris. Ainsi se construit une immense fresque, sous le titre « La Comédie humaine », à la fois une réorganisation des romans et nouvelles déjà écrites, et de nouvelles parutions, avec un contrat qui, en 1841, prévoit dix-sept volumes.

Un nouvel échec, la fondation de La Chronique de Paris, en 1836, est redoublé en 1840, par celui de la Revue parisienne, et Balzac, financièrement étranglé, multiplie les productions, s’essaie – mais sans succès – au théâtre, mais est surtout animé par le désir d’épouser Madame Hanska, devenue veuve en 1841, qu’il revoit à Saint-Pétersbourg en 1843, mais qui refuse le mariage, tandis que la révolution de 1848 achève de le ruiner. Il cesse alors son travail de romancier, et, s’il épouse finalement Madame Hańska  en 1850, il meurt cinq mois après, épuisé par son incessant travail.

Auguste Rodin, statue de Balzac, 1897. Sculpture en bronze, 270 x 120. Musée Rodin, Paris

Le contexte de Mémoires de deux jeunes mariées 

La première date précise indiquée dans le roman, publié en 1841, est, au début du chapitre VII « janvier 1824 ». Par déduction, nous pouvons donc faire remonter la toute première lettre, où figure seulement le mois, « septembre », à l’année 1823. Une date est donnée à l’ouverture de la seconde partie, « 15 octobre 1834 », puis interviennent « trois années de silence », jusqu’en 1837, dans la lettre LI, avec la précision, « 20 mai » et « 15 juillet » dans la longue lettre LIV, avant que la mort de Louise, le 26 août, ne mette fin à la correspondance. C’est donc sous la Restauration que se déroule la vie des deux héroïnes, coupée par les journées d’émeute de juillet 1830.

Contexte

Le contexte politique 

Les deux héroïnes du roman appartiennent à la noblesse. En témoigne le titre de la grand-mère de Louise, « la princesse de Vaurémont », dont le chapitre I rappelle longuement la place qu’elle a occupée au temps de Louis XV, et  Renée appartient à « une famille noble de la Provence ». Leur sort s’inscrit donc dans la situation politique perturbée du début du siècle, plusieurs fois signalée.

La Révolution

Ainsi l’appartement de Louise porte les traces des exactions et de l’’exil subis par les nobles pendant la Révolution : « Mon père laissait d’ailleurs les grands appartements dans l’état où les avait mis la Révolution. », « Il me dit alors qu’on attendait une loi par laquelle on rendrait aux émigrés la valeur de leurs biens. Mon père recule la restauration de son hôtel jusqu’au moment de cette restitution ». 

L'Empire

Du côté de René, l’homme qu’elle va épouser, fils unique du baron de l’Estorade, est, lui, lié à l’époque suivante, l’épopée napoléonienne, sur laquelle Balzac jette un regard critique : « Ce vieillard n’avait pu soustraire son fils unique à la rapacité de Buonaparte ; après l’avoir sauvé de la conscription, il avait été forcé de l’envoyer à l’armée, en 1813, en qualité de garde d’honneur. » Cet engagement fait suite à l’échec de la campagne de Russie en 1812, et le jeune homme a disparu lors de la bataille de Leipsick, nouvelle défaite face aux forces coalisées de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de la Suède, et réussi à s’échapper de Sibérie où il a été emmené comme prisonnier.

La Restauration

 

Après un premier exil et son retour en France pour « les Cent Jours », en 1815 Napoléon est définitivement  exilé à Sainte-Hélène, où  il meurt en 1821. La monarchie est alors rétablie : c’est la Restauration, d’abord avec Louis XVIII, un des frères de Louis XVI, dont le pouvoir est encadré par une "Charte". 

Mais à sa mort, en 1824, son frère, Charles X durcit encore le régime, en rejetant le pouvoir parlementaire : « il n’est pas possible que cette Charte empêche de faire ma volonté ».

La noblesse retrouve alors plus pleinement son pouvoir, comme la famille de Louise de Chaulieu qui bénéficie de « la position que le retour des Bourbons leur a rendue », et son père joue un rôle actif dans la vie politique : « Ce matin mon père a Ce matin mon père a refusé le ministère qui lui a été proposé. […] Il préfère une ambassade, a-t-il dit, aux ennuis des discussions publiques. L’Espagne lui sourit. » (Lettre II) De même, l’époux de Renée commence son ascension, comme elle l’explique à Louise :

François Gérard, Le roi Charles X en costume de sacre, vers 1825. Huile sur toile, 259 x 183. Musée du Prado, Madrid

François Gérard, Le roi Charles X en costume de sacre, vers 1825. Huile sur toile, 259 x 183. Musée du Prado, Madrid

Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de président de chambre, à la Cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions-nous pas vivre de notre place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. (Lettre LI)

Mais la division s’accentue entre deux partis, les Libéraux et les Ultras :

  • Les Libéraux, bourgeois qui ont tiré profit de la Révolution, sont des royalistes modérés, soucieux de préserver le pouvoir parlementaire qu’a imposé la "Charte". Ils entendent bien, grâce à leur prospérité financière, conserver leur acquis.

  • Les Ultras veulent redonner à la monarchie toute la puissance qu’elle avait sous l’Ancien Régime, et, pour cela, ils s’appuient sur l’Église.

La Monarchie de Juillet 

 

Mais la limitation des libertés et des droits civiques conduit aux "Trois Glorieuses", trois jours d’émeute en juillet 1830, totalement absents du roman de Balzac, qui font passer le pouvoir royal aux mains de Louis-Philippe, le « roi-citoyen » qui promulgue une nouvelle "Charte", et, pour promouvoir la paix, cherche à favoriser l’enrichissement des notables. Cette période confirme la réussite du mari de Renée, dépeinte dans deux extraits :

Enfin le comte de l’Estorade n’est-il pas pair de la France semi-républicaine de Juillet ? n’est-il pas un des soutiens de la couronne offerte par le peuple au roi des Français ? puis-je avoir des inquiétudes en ayant pour ami un président de chambre à la cour des comptes, un grand financier ? Ose dire que je suis folle ! Je calcule presque aussi bien que ton roi-citoyen.  

Ces sages calculs ont déterminé dans notre intérieur l’acceptation du nouvel ordre de choses. Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officier de la Légion-d’Honneur. Du moment où l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien faire à demi ; dès lors, il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation où il restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. 

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José Aparicio, Le débarquement du roi Ferdinand VII au port de Santa Maria, 1823-1828. Huile sur toile, 82 x 115. Musée du Romantisme, Madridi

La France et l'Espagne 

 

Au moment où commence le roman, la première Restauration soutient le rétablissement de la monarchie absolue en Espagne contre le parti libéral, révolutionnaire, en faisant intervenir l’armée, conduite par le duc d’Angoulême, qui, aux côtés de la garde royale, remporte, à Cadix, la bataille du Trocadéro, victoire sur les libéraux révolutionnaires et rend le pouvoir absolu au roi Ferdinand VII, un temps exilé. Or, un personnage du roman, le baron de Macumer, premier époux de Louise, vit ces péripéties politiques. Menacé pour son soutien aux libéraux, celui qui est encore alors le « duc de Soria » avant de céder ce titre à son frère, est contraint à l’exil : « Quant à moi, dès que les destinées de ma chère Espagne furent perdues en Andalousie, j’écrivis à l’intendant de mes biens en Sardaigne de pourvoir à ma sûreté. »

Lorsque Ferdinand recommandait aux Français de s’assurer de ma personne, j’étais dans ma baronnie de Macumer, au milieu de bandits qui défient toutes les lois et toutes les vengeances.

La dernière maison hispano-maure de Grenade a retrouvé les déserts d’Afrique, et jusqu’au cheval sarrasin, dans un domaine qui lui vient des Sarrasins. Les yeux de ces bandits ont brillé d’une joie et d’un orgueil sauvages en apprenant qu’ils protégeaient contre la vendetta du roi d’Espagne le duc de Soria leur maître, un Hénarez enfin, le premier qui soit venu les visiter depuis le temps où l’île appartenait aux Maures, eux qui la veille craignaient ma justice ! Vingt-deux carabines se sont offertes à viser Ferdinand de Bourbon, ce fils d’une race encore inconnue au jour où les Abencerrages arrivaient en vainqueurs aux bords de la Loire. (Lettre VI)

Par le rappel de son origine, « les Abencerrages » (dérivé de "Benserradj"), il rappelle ici un moment de l’histoire de l’Espagne, l’établissement des Maures dans le royaume de Grenade depuis le VIIème siècle. Noble et sauvage origine qui fascinera d’ailleurs Louise…

Mais, quand débute le roman, c’est en victime de la répression féroce de Ferdinand VII contre les libéraux qu’il se fait connaître, en tant que pauvre exilé contraint pour vivre de donner des leçons d’espagnol. Ce n’est qu’en 1833, qu’une loi amnistie les exilés, et, à la mort du roi, en septembre, le libéralisme peut à nouveau s’affirmer malgré les difficultés de sa succession.

Le contexte social 

Le roman n’évoque en rien l’écart social considérable, dans cette première moitié du XIXème siècle, entre les classes sociales. Du peuple, nous ne voyons que le personnel rattaché aux familles nobles, cocher, palefrenier, jardinier, majordome, gouvernante pour les enfants…, à l’exception d’un seul très bref passage montrant  un mendiant. Aucun commentaire sur les malheurs du peuple au travail… De même, le roman ne mentionne guère le rôle de l’Église, même si les deux héroïnes ont grandi au couvent, et recourent à la prière dans les moments difficiles de leur existence, ou lorsqu’il s’agit de cérémonies, mariage, baptême, extrême-onction… Les personnages du roman appartiennent tous à la noblesse

L'importance de l'argent 

 

La Restauration a détruit l’idéal de gloire porté par les Révolutionnaires puis par Napoléon,  remplacé par le matérialisme, la conquête de la richesse. L’argent règle les rapports sociaux, par exemple les mariages, où la dot de la jeune fille joue un rôle essentiel, qu’évoque Renée : « Mon père et ma mère ont partagé pour mon compte la pensée de leur voisin dès que le vieillard leur eut annoncé son intention de prendre Renée de Maucombe sans dot, et de lui reconnaître au contrat toute la somme qui doit revenir à ladite Renée dans leurs successions. » Balzac mentionne très souvent l’argent dont disposent ses personnages, par exemple les « douze mille livres de rente » que le père de Louise lui remet à son retour dans la famille, « une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien », lui dit-il, même revenu d’ailleurs que celui dont dispose l’époux de Renée : « Douze mille livres, produit annuel des biens de madame de l’Estorade, accumulées avec les économies paternelles, font au pauvre garde d’honneur une fortune considérable en Provence, quelque chose comme deux cent cinquante mille livres, outre ses biens au soleil. »

Les plus jeunes ont alors perdu toutes leurs illusions, sont contraints à adopter l’hypocrisie nécessaire pour plaire aux puissants, et il faut intriguer pour obtenir  des charges et des titres, choix pleinement révélé par l’échange entre Louise et Renée. C’est une des composantes de ce que l’on nomme "le mal du siècle".

Les occupations de la noblesse 

 

L’échange des lettres fait ressortir toute la différence entre la vie sociale à Paris et en province, où l’héroïne mène « une vie monotone et bien réglée », occupée par la tenue de sa maison, par « l’embellissement de [s]a retraite », et recevant quelques connaissances proches. 

À Paris, la noblesse de l'Ancien Régime, comme ses ancêtres, vit encore sur la rive gauche, tandis que la nouvelle noblesse d’Empire s’est implantée dans le faubourg Saint-Honoré, sur la rive droite où se situent tous les lieux de plaisir, théâtres, opéra, et les Champs-Élysées et le bois de Boulogne, où l’on se promène à cheval ou en calèche, où l’on va de réception en réception, en se donnant ainsi en spectacle. C’est ce qui ravit Louise de Chaulieu quand elle découvre Paris : « Voilà quinze jours, ma chère, que je vis de la vie du monde : un soir aux Italiens, l’autre au grand Opéra, de là toujours au bal. Ah ! le monde est une féerie. La musique des Italiens me ravit, et pendant que mon âme nage dans un plaisir divin, je suis lorgnée, admirée » (Lettre VII). C’est ce que confirme sa vie d’épouse : « Mes journées sont remplies par les fêtes, par les bals, par les concerts et les spectacles. […] J’ai mon jour, le mercredi, où je reçois. » (Lettre XXXII)

Eugène-Louis Lami, Paris Les Champs-Elysées, 1842 . Gravure sur acier, 16 x 9,5, aquarellée. Institut de Hidburghausen

Eugène-Louis Lami, Paris Les Champs-Elysées, 1842 . Gravure sur acier, 16 x 9,5, aquarellée. Institut de Hidburghausen

La vie culturelle 

Le rationalisme de Descartes, qui a soutenu l’esprit critique du siècle des Lumières, s’efface peu à peu sous l’influence de la philosophie sensualiste de l’anglais Locke, prolongé par Condillac, et se trouve remplacé par l’accent mis sur la sensibilité dès la seconde partie du XVIIIème siècle : on ne fait plus seulement appel à la raison mais à l’émotion, en favorisant les élans du cœur.

Cela ressort pleinement du roman de Balzac, aussi bien dans les passages sur l’amour, dans les lettres de Louise de Chaulieu, que dans l’émotion que fait naître la maternité dans le cœur de son amie Renée. Il y a, par exemple, un évident souvenir de Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau (1761) chez ces deux amies, tout particulièrement dans les évocations de la nature : la vie de Louise au « Chalet » rappelle, aussi bien par le cadre naturel, longuement décrit que par sa simplicité, celle menée par Julie au château de Clarens, de même que les occupations de Renée dans leur terre de la Crampade. Comme chez Rousseau, tout concourt à favoriser l’exaltation de la passion amoureuse.

Le XIXème poursuit ce mouvement, alors nommé romantisme, que nous retrouvons dans les goûts littéraires de Louise : « Deux livres cependant m’ont étrangement plu, l’un est Corinne et l’autre Adolphe. » Le roman de Madame de Staël, paru en 1807, Corinne ou l’Italie, relate une histoire d’amour enflammée entre Lord Oswald Nelvil, un noble anglais, et une poétesse italienne, et au voyage des deux amants en Italie semble faire écho celui de Louise avec son premier époux, le baron de Macumer.  Inversement, Adolphe, roman d’analyse psychologique de Benjamin Constant, datant de 1816, racontant les douleurs de la décomposition d’un amour pourtant intense, est comme l’annonce de la fin du roman de Balzac.

Charles Henry Mottrram, Le théâtre italien, vers 1840. Gravure sur un dessin d’Eugène Lami-Louis Lami

Nous y retrouvons également les artistes célèbres en ce début de siècle, au Théâtre-Italien, les opéras de Rossini, qui en est le directeur dès 1824, avec « l’émotion » que Louise ressent alors, et Shakespeare, avec le superbe amour transgressif de Roméo et Juliette : ses pièces sont représentées à Paris en 1827-1828, puis en 1834. Le cri de Louise, « Que celui que je daignerai aimer s’avise de faire autre chose que de m’aimer ! Moi, je suis pour les longues épreuves de l’ancienne chevalerie. », nous rappelle aussi à quel point le Moyen Âge est à la mode, avec sa conception de l’amour courtois qui fait de la femme une idole pour son chevalier. Il est évident que les sentiments de Louise sont le reflet de son époque, alors que son amie Renée, elle, en reste plus éloignée.

Charles Henry Mottrram, Le théâtre italien, vers 1840. Gravure sur un dessin d’Eugène Lami

Présentation du roman 

Pour lire le roman
Présentation

Les conditions de la parution 

Dès 1834, Balzac se lance dans un projet, intitulé Mémoires d’une jeune femme, puis dans un second, sous le titre Sœur Marie des Anges, qui n’aboutissent pas. Mais il exprime à Madame Hanska, en 1840, son souhait de réaliser un roman épistolaire, en lien  avec ces ébauches : « J'ai aussi sous presse un roman par lettres que j'intitulerai je ne sais comment, car Soeur Marie des Anges est trop long, et ce n'en serait que la 1ère partie. »

Le roman paraît d’abord en feuilleton dans La Presse, ce qui impose à l’auteur des modifications pour respecter les bienséances, par exemple la disparition de toute allusion à la sexualité. La publication coupe alors le roman en trois parties :

  • Du 26 novembre au 6 décembre, paraissent les lettres I à XXV : le passage de l’état de jeune fille au mariage ;

  • De fin décembre au 3 janvier, les lettres XXVI à XLVII  développement la vie des deux épouses : le premier mariage de Louise, les trois enfants de Renée ;

  • Du 9 au 15 janvier 1842, les dernières lettres XLVIII à LVII sont centrées sur le second mariage de Louise, jusqu’à sa mort.

Quand paraît la première édition en deux volumes, en janvier 1842, Balzac l’accompagne d’une Préface datée de mai 1840 et d’une Dédicace à George Sand. Mais dans une seconde édition, datée du 3 septembre 1842, la structure est modifiée en deux parties, isolant ainsi le second mariage de Louise, ce qui souligne son évolution et le contraste avec son ami Renée.

Cette édition, qui rétablit le texte originel et la dédicace, intègre alors le roman à "La Comédie humaine", dans les "Études de mœurs",  en le plaçant en tête du tome II des "Scènes de la vie privée".

Le titre 

Couverture du DVD, film de Marcel Cravenne, 1981

Le titre est mentionné pour la première fois dans une lettre à Madame Hanska, en juin 1841 : « Je viens de finir Mémoires de deux jeunes mariées ».

        La qualification de « mémoires » est surprenante, car le roman ne correspond pas à ce genre littéraire. Déjà il impliquerait un auteur unique, témoin et impliqué dans les événements, militaires, politiques, historiques au sens large, racontés et commentés a posteriori. Or, ici, la forme épistolaire de l’œuvre, avec les dates indiquées, et parfois plusieurs jours pour une même lettre, en fait davantage un double journal intime échangé par les deux amies, avec des commentaires mutuels sur leurs choix de vie et leurs sentiments. L’actualité sociale et politique ne sert que de toile de fond et plus que d’un témoignage sur elle, il s’agit d’une introspection.

Couverture du DVD, film de Marcel Cravenne, 1981

       Le titre met en valeur les deux héroïnes, « deux jeunes mariées ». Là encore cette formule est trompeuse, puisque le mariage de Renée n’intervient que dans la lettre IX et celui  de Louise dans la lettre XXIV, plus d’un an après le début de cette correspondance. De plus, le roman couvre plusieurs années, avec un second mariage pour Louise, trois enfants pour Renée : nous dépassons donc de beaucoup, en arrivant à la trentaine pour les deux héroïnes, la notion même de « jeunes mariées ».

La dédicace 

Pour lire la dédicace

George Sand (pour reprendre l’orthographe exacte de son pseudonyme) participe activement à la vie culturelle du début du siècle, par exemple en recevant, dans son château de Nohant de nombreux artistes, peintres, musiciens ou écrivains, dont Balzac, qui, dans cette dédicace, souligne le prix qu’il accorde à leur amitié. Deux passages surtout retiennent l’attention :

        une protestation contre les reproches qui lui sont adressés sur sa « menaçante fécondité », qui confirme sa volonté de rendre compte de la totalité des « Espèces sociales », d’où l’immensité de la fresque qu’il entend composer, comme il l’explique dans l’Avant-Propos de son œuvre : « Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ? »

         l’idée que la valeur d’une œuvre se mesure à sa reconnaissance par la postérité, et non pas à l’aune des jugements contemporains, mais : « Ne puis-je me montrer plus fier de ce bonheur certain que de succès toujours contestables ? »

Dédicace

La structure 

Adrien Moreau, illustration de Mémoires de deux jeunes mariées (détail), édition Barrie & son, 1897, Philadelphie

La forme du roman épistolaire, avec l’entrecroisement des lettres, rend difficile de dégager la structure d’ensemble. En fait, elle ne s’observe que grâce à trois éléments distinctifs.

Les entêtes des lettres

Les changements d’appellation entre l’émettrice et la destinatrice accompagnent le déroulement des deux existences, en en indiquant les moments-clés.

La sortie du couvent

L’ouverture du roman montre déjà que c’est Louise qui prend d'emblée le pas sur son amie, Renée, car c’est elle qui envoie les quatre premières lettres, la première s’adressant « À Mademoiselle Renée de Maucombes », les suivantes mentionnant seulement « De la même à la même ». Il faut attendre la lettre V, pour la réponse : « Renée de Maucombs à Louise de Chaulieu ».

Adrien Moreau, illustration de Mémoires de deux jeunes mariées (détail), édition Barrie & son, 1897, Philadelphie

Structure

Deux mariages

Interviennent ensuite les mariages, d’abord celui de Renée, avec l’intitulé de la lettre IX : « Madame de l’Estorade à Mademoiselle de Chaulieu ». Nous vivons alors, en parallèle, les premiers temps de la vie d’épouse de Renée et l’histoire d’amour de Louise avec son précepteur espagnol, qu’elle connaît sous le nom de Felipe Hénarez, avant de le découvrir baron de Macumer, d’où l’adresse en tête de la lettre XXVI : « Louise de Macumer à Renée de l’Estorade ».

Deux vies d'épouse

Du côté de Renée, deux événements ressortent ensuite : d’épouse elle devient mère, avec la naissance du premier fils, Armand, annoncée dans la lettre XXIX, et le changement de statut social, dans la lettre XXXIV : « De Madame de Macumer à la vicomtesse de l’Estorade ».

Comme en écho, apparaît alors le titre de Louise : « De la vicomtesse de l’Estorade à la baronne de Macumer ». La relation entre les deux amies se charge alors d’ambiguïté, car, dans la lettre XLII Renée, qui vient d’accoucher d’une petite fille, revient à l’adresse familière : « De Renée à Louise ». En revanche, dans la lettre suivante, Louise note une nouvelle ascension sociale de son amie, puisque le titre, à la mort de son beau-père, revient à son époux : « De madame de Macumer à la comtesse de l’Estorade ».

Ultimes échanges

Après la mort de son mari, annoncée dans la lettre XLVI, une nouvelle étape s’annonce, en deux temps : d’abord la lettre XLVII, où Louise annonce son remariage, qui n’est entériné que dans la lettre LI en gardant l’appellation officielle de l’épouse par à la fois le prénom et le nom du mari : « De la comtesse de l’Estorade à madame Marie-Gaston ».

Ce n’est que dans la lettre LII qu’une nouvelle modification est introduite. Renée supprime le prénom, comme pour redonner à son amie son identité propre, «  Madame Gaston à madame de l’Estorade », tandis que Louise, elle, maintient le titre de son amie : « De Madame Gaston à la comtesse de l’Estorade ».

Les autres correspondances

  • La longue  lettre VI de « Don Felipe Hénarez à Don Fernand » est indispensable pour faire connaître au lecteur le futur époux de Louise, les raisons de son exil parisien, et son  caractère à travers les sentiments exprimés à son frère, portrait confirmé par la réponse de celui-ci dans la lettre XIV « de Madrid » : « Le duc de Soria au baron de Macumer »

  • Un bref échange, les lettres XII et XXIII, a lieu également entre Louise et Felipe, qui montre sur quels sentiments se fonde leur amour. C’est un rôle similaire que joue la lettre XLIX de « Marie Gaston à Daniel d’Arthez » dans laquelle il lui dévoile son amour profond.

  • La lettre XIX de « Décembre 1825 » est adressée à Louise par le mari de Renée pour lui annoncer la naissance de leur premier fils, Armand, lui demander d’être marraine,  l’inviter à la Crampade et lui souhaiter d’être mère à son tour. Le fait que ce soit lui et non Renée qui lui fasse part de cette naissance met en évidence l’écart entre les deux destins, l’importance prise par la maternité qui met alors tous les autres sentiments au second plan.

  • La dernière lettre, « De la comtesse de l’Estorade au comte de l’Estorade », en évoquant la maladie puis l’agonie de Louise, apporte au roman son épilogue.

Les indices temporels

Le rythme de la correspondance

Ce récit de vie, redoublé pour chaque héroïne, est soutenu par le rythme de l’échange épistolaire, avec des temps d’accélération et de ralentissement. Déjà, les lettres de Louise, au nombre de 30, sont bien  plus nombreuses que les vingt de Renée, et souvent plusieurs se succèdent, par exemple les lettres I à IV, qui donnent tous les détails de sa découverte de la vie mondaine parisienne, ou les lettres XV à XVII, pour le récit de son amour pour « l’Espagnol », XLII à XLIV pour évoquer son second mariage. Cela met en évidence la différence de ces deux existences, comme l’’explique d’ailleurs Renée en réponse, dans la lettre XXV, au reproche qui lui est fait de ne pas lui raconter assez précisément sa vie :

pourquoi t’aurais-je écrit ? que t’eussé-je dit ? Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l’amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j’assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d’une vie de couvent. Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. Pas le plus léger accident. erdinand recommandait aux Français de s’assurer de ma personne, j’étais dans ma baronnie de Macumer, au milieu de bandits qui défient toutes les lois et toutes les vengeances.

De plus, certaines des lettres de Louise se transforment en un journal intime, car elles sont écrites sur plusieurs jours, comme les lettres XV et XIX qui détaillent sa relation avec « l’Espagnol », ou la lettre XLVIII, datée du 15 octobre et reprise le 20. Cela est particulièrement frappant dans la longue lettre LIV qui raconte les soupçons et la jalousie croissante, datée du 20 mai mais écrite en plusieurs fois puisque sa poursuite, le 25, commence par « Le lendemain », puis le 30, introduite par « Depuis plusieurs jours », enfin prolongée les 1er, 10 et 15 juillet, où elle se dit proche de la mort.

Les interruptions

Il est intéressant aussi de noter les temps de silence dans cette correspondance. Le premier intervient après le mariage de Louise qui reconnaît, au début de la lettre XXVII : « Je ne t’ai plus rien écrit, chère, depuis le mariage de la mairie, et voici bientôt huit mois. Quant à toi, pas un mot ! cela est horrible, madame. » Cela se renouvelle dans la lettre XLIV, datée de « 1829 », par cette protestation de Louise : « Comment, ma chère, un an sans lettre ? » Ces interruptions donnent le sentiment que chacune est absorbée dans une vie d’épouse heureuse, ce dont témoignent la lettre XXXI de Renée, écrite « cinq mois » après son accouchement, et la réponse de Louise après « trois mois de silence ».

La dernière interruption fait suite au second mariage de Louise avec Marie Gaston, annoncé dans la lettre XLVIII, datée du 15 octobre 1834, qui provoque une vive réaction de Renée. Elle lui reproche ses choix dans la lettre L : « Comment, Louise, après tous les malheurs intimes que t’a donnés une passion partagée, au sein même du mariage, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l’écart pour en dévorer un autre ? ». L’absence de date laisse supposer que cette réponse a été quasiment immédiate. Mais le silence s’installe ensuite… Louise a-t-elle été blessée de ces reproches ? Ou bien, cette longue rupture de trois ans n’est-il que la mise en pratique de son désir de vivre son amour dans un total isolement ?

C’est en tout cas Renée qui relance l’échange dans la lettre LI, dont la date reste vague, « 1837 » : « Que deviens-tu, ma chère ? Après un silence de trois années, il est permis à Renée d’être inquiète de Louise. Voilà donc l’amour ! il emporte, il annule une amitié comme la nôtre. » Elle y développe longuement la joie et les inquiétudes de la maternité, en concluant sur un appel : « C’est toi qui, dans deux ans, ne m’as pas écrit ces trois mots : Je suis heureuse ! c’est toi qui m’as rappelé le drame du mariage, horrible pour une mère aussi mère que je le suis. Adieu, car je ne sais pas comment je t’écris, tu ne mérites pas mon amitié. Oh ! réponds-moi, ma Louise. » La réponse de Louise est un récit d’un heureux mariage, « tu me demandes pourquoi je ne t’ai pas écrit ; mais, ma chère Renée, il n’y a ni phrases, ni mots, ni langage pour exprimer mon bonheur », qui contraste avec le cri désespéré qui ouvre la lettre LIV : « Renée, le malheur est venu ».

Les lieux indiqués

Le lecteur suit aussi le parcours des deux héroïnes à travers les indications des lieux.

       Pour Renée, la situation est assez simple puisque sa lettre XI est écrite « À la Crampade », le domaine de son beau-père où elle va s’installer avec son époux et qu’elle va s’employer à développer. Ce n’est que dans le cours de la lettre XLV que nous apprenons qu’elle a suivi son mari à Paris, et les lettres suivantes ne mentionnent aucun lieu.

          En revanche, les indices de lieu dans les lettres de Louise révèlent une vie plus mouvementée, liée à ses sentiments amoureux. Elle quitte la demeure de ses parents pour aller résider « rue du Bac », mais le couple partage son temps aussi au « château de Chantepleurs, la terre achetée par Macumer en Nivernais, sur les bords de la Loire, à soixante lieues de Paris. » Ils voyagent aussi, comme le prouvent la lettre XXXV, écrite de « Marseille » après avoir quitté la Crampade en raison de son sentiment de jalousie face à l’intérêt que porte son époux à Renée, puis les lettres XXXVII,  de « Gênes », et XXXIX, de « Rome ».

Hôtel particulier de Chateaubriand, 120 rue du Bac

Hôtel particulier de Chateaubriand, 120 rue du Bac

Son remariage entraîne un dernier changement, car elle choisit de vivre avec Marie Gaston dans « un désert », ce lieu isolé, « Au Chalet », d'où sont écrites, depuis la lettre LII, les dernières lettres. 

POUR CONCLURE

 

Alors que le titre les regroupe, la structure fait ressortir l’opposition des deux héroïnes qui, après avoir partagé la même jeunesse au couvent, choisissent deux modes de vie très différents : l’une en province, tout en soutenant l’ascension sociale de son époux, est heureuse de la stabilité de sa vie d’épouse et de mère ; l’autre, prise par les occupations mondaines de Paris, vit des amours passionnées et deux mariages agités. Dans la lettre XVIII,  Renée résume les « lois intérieures » qui expliquent ces différences :

celles d’un mariage à la campagne, où deux êtres seront sans cesse en présence, ne sont pas celles d’un ménage à la ville, où plus de distractions nuancent la vie ; et celles d’un ménage à Paris, où la vie passe comme un torrent, ne seront pas celles d’un mariage en province, où la vie est moins agitée. Si les conditions varient selon les lieux, elles varient bien davantage selon les caractères. 

Le portrait des deux héroïnes 

Héroïnes

Partageant leur jeunesse au couvent, une vive amitié a uni les deux héroïnes : elles ont rêvé ensemble de leur vie à venir, ont raisonné à l’écart de la vie sociale réelle, ont proclamé leur souhait d’être libres. C’est Renée qui est retirée du couvent la première, pour être mariée en Provence. Louise, destinée, elle,  à devenir religieuse, tombe si malade de leur séparation qu’elle est renvoyée dans sa famille à Paris.

Leurs routes se séparent alors comme le souligne Renée en pressentant leur avenir : « Combien ta lettre m’a émue ! émue surtout par la comparaison de nos destinées. Dans quel monde brillant tu vas vivre ! dans quelle paisible retraite achèverai-je mon obscure carrière ! (Lettre V) La question posée par Renée dans la lettre XVIII invite à comparer le portrait fait par Balzac de ses deux héroïnes : « Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux ».

Renée et Louise, deux amies et deux héroïnes contrastées

Renée et Louise, deux amies et deux héroïnes contrastées

Renée : la raisonnable 

Plaisamment, Louise la surnomme « Madame la raisonneuse » (Lettre XV),  et c’est, en effet, de façon rationnelle qu’elle construit sa vie d’épouse et de mère.

L'amour

Comme il est de règle au XIXème siècle, le mariage de Renée à l’âge de dix-sept ans, avec un homme qui a en vingt de plus, est un arrangement financier entre deux familles. Aucun amour donc pour ce futur époux, qui n’a rien de séduisant, comme le signale le qualificatif de « chevalier  de la Triste Figure » qu’elle lui attribue. Mais aucune plainte non plus. Renée échange son acceptation, ce qu’elle nommera plus tard son « Dévouement » contre une affirmation d’indépendance, en affichant le prix donné à son « libre-arbitre », qu’elle impose à son mari :

Laissez-moi mon entière indépendance. Je ne vous défends pas de m’inspirer pour vous l’amour que vous dites avoir pour moi ; mais je ne veux être votre femme que de mon gré. Donnez-moi le désir de vous abandonner mon libre arbitre, et je vous le sacrifie aussitôt. Ainsi, je ne vous défends pas de passionner cette amitié, de la troubler par la voix de l’amour ; je tâcherai, moi, que notre affection soit parfaite. (Lettre XIII) 

Elle remplace donc la force de la passion par la volonté de construire un  « heureux mariage », dont la lettre XXIV pose les contours : « quand, sûrs l’un de l’autre et se connaissant bien, une femme et un homme ont trouvé le secret de varier l’infini, de mettre l’enchantement dans le fond même de la vie. Ce beau secret des véritables épouses, je l’entrevois et veux le posséder. » Les premiers temps de son mariage affirment ce choix de vie, qui ne se dément pas tout au long du roman : « Cependant Louis est aimable, il est d’une grande égalité de caractère, il fait simplement les actions dont se vanteraient la plupart des hommes. Enfin, si je ne l’aime point, je me sens très capable de le chérir. »

Finalement, même si elle emploie souvent le mot « amitié », c’est un amour sincère qui naît entre elle et Louis.

L'ambition

Renée associe également son acceptation à « la condition expresse d’être maîtresse d’arranger la bastide et d’y faire un parc. J’ai formellement exigé de mon père de me concéder une petite partie d’eau qui peut venir de Maucombe ici. » D’où un réel engagement, celui de contribuer à embellir et développer ce domaine de la Crampade, peu reluisant lors de son installation mais  où doit se dérouler sa vie d’épouse. Elle déroule ainsi tout un futur programme : 

Je continuerai l’oasis de la vallée de Gémenos autour de ma maison, qui sera majestueusement ombragée de beaux arbres. J’aurai des gazons toujours verts en Provence, je ferai monter mon parc jusque sur la colline, je placerai sur le point le plus élevé quelque joli kiosque d’où mes yeux pourront voir peut-être la brillante Méditerranée. L’oranger, le citronnier, les plus riches productions de la botanique embelliront ma retraite […] (lettre V)

Elle devient ainsi la gestionnaire d’un domaine, où seront même plantés des mûriers pour l’élevage des vers à soie : « Nous avons des terres à faire valoir », explique-t-elle en s’unissant ainsi à son époux..

Parallèlement, elle développe aussi une ambition sociale, pour faire progresser le statut de son époux. De façon habile, elle dirige donc sa carrière :

J’ai déjà démontré à Louis la nécessité de faire des chemins, afin de conquérir la réputation d’un homme occupé du bien de son pays. Je l’oblige à compléter son instruction. J’espère le voir bientôt membre du Conseil-Général de son département par l’influence de ma famille et de celle de sa mère. Je lui ai déclaré tout net que j’étais ambitieuse, que je ne trouvais pas mauvais que son père continuât à soigner nos biens, à réaliser des économies, parce que je le voulais tout entier à la politique ; si nous avions des enfants, je les voulais voir tous heureux et bien placés dans l’État ; […] (lettre V)

C’est grâce à son appui que son époux « a obtenu la croix de la Légion-d’Honneur quand il a été nommé membre du conseil-général », puis devient député. Sagement, elle dirige son parcours de façon rationnelle : « malgré l’estime que font de lui messieurs de Bourmont et de Polignac, qui veulent l’avoir dans leur ministère, je ne le souhaite point si fort en vue : on est alors trop compromis. Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité. » Sauf quand elle est retenue en province par ses grossesses, à aucun moment elle n’envisage de quitter ce rôle aux côtés de son mari : «  Nos affaires seront ici dans de très bonnes mains ; et, une fois que notre régisseur sera bien au fait, je viendrai seconder Louis, sois tranquille. » (lettre LI)

La maternité

Dès qu’elle décide d’accepter le mariage arrangé, Renée affirme : « je serai mère », « j’aurai sans doute une famille à soigner, des enfants à élever » (lettre IX), et c’est ce qui remplit ses lettres depuis celle qui annonce à Louise sa grossesse en comparant leurs existences : 

Tony Johannot, Renée, mère de famille. Gravure, édition Furne, 1841

L’amour, Louise, est un effort de Felipe sur toi ; mais le rayonnement de ma vie sur la famille produira une incessante réaction de ce petit monde sur moi ! Ta belle moisson dorée est passagère ; mais la mienne, pour être retardée, n’en sera-t-elle pas plus durable ? elle se renouvellera de moments en moments. L’amour est le plus joli larcin que la Société ait su faire à la Nature ; mais la maternité, n’est-ce pas la Nature dans sa joie ? Un sourire a séché mes larmes. L’amour rend mon Louis heureux ; mais le mariage m’a rendue mère et je vais être heureuse aussi ! (lettre XXVIII)

Plusieurs lettres développent alors la joie d’être mère, depuis le temps de l’allaitement, dans la lettre XXXI, jusqu’au moment où l’enfant grandit et va au collège, en passant même par les anxiétés quand un enfant est malade.

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N’étais-je donc pas assez mère encore, moi que les bégaiements et les premiers pas de cet enfant ont fait pleurer de joie ! moi qui l’étudie pendant des heures entières pour bien accomplir mes devoirs et m’instruire au doux métier de mère ! Était-il besoin de causer ces terreurs, d’offrir ces épouvantables images à celle qui fait de son enfant une idole ? (lettre XL)

Ainsi, ces passages nous éloignent de la qualification initiale de « raisonneuse » car ils mettent en valeur la force à la fois des sensations (la description de l’allaitement a même été supprimée de la parution en feuilleton car jugée trop audacieuse !) et des sentiments, qui s’entrecroisent dans son adresse à Louise :

Ah ! combien de choses un enfant apprend à sa mère. Il y a tant de promesses faites entre nous et la vertu dans cette protection incessante due à un être faible, que la femme n’est dans sa véritable sphère que quand elle est mère ; elle déploie alors seulement ses forces, elle pratique les devoirs de sa vie, elle en a tous les bonheurs et tous les plaisirs. Une femme qui n’est pas mère est un être incomplet et manqué. Dépêche-toi d’être mère, mon ange ! tu multiplieras ton bonheur actuel par toutes mes voluptés. (lettre XXXI)

Louise : la passionnée 

C’est lors de sa sortie du couvent que la tante de Louise, la mère supérieure, la caractérise, « la passion ne sera pas chez toi ce qu’elle est chez les femmes ordinaires. », ce que confirment ses choix d’existence et, surtout, les sentiments qu’elle exprime.

La passion romanesque

Quand elle apprend le mariage de Renée, sa réponse montre bien leur opposition, car elle déroule une vision de l’amour empruntée aux romans qu’ont pu lire les jeunes filles et qui les font rêver, ainsi qu'une révolte contre le mariage que la société impose  :

À votre place, j’aimerais mieux aller me promener aux îles d’Hyères en caïque, jusqu’à ce qu’un corsaire algérien m’enlevât et me vendît au grand-seigneur ; je deviendrais sultane, puis quelque jour validé ; je mettrais le sérail c’en dessus dessous, et tant que je serais jeune et quand je serais vieille. Tu sors d’un couvent pour entrer dans un autre ! Je te connais, tu es lâche, tu vas entrer en ménage avec une soumission d’agneau. (lettre VII) 

Nous reconnaissons dans ses regrets l’aspiration à un amour fusionnel tel que le conçoivent les romantiques, avec l’appropriation du mythe platonicien de l’androgyne qui fait de l’être aimé "l’âme-sœur" promise de toute éternité :

Notre amour, ce monde de merveilles, de beaux songes, de réalités délicieuses, de plaisirs et de douleurs se répondant, ces sourires qui éclairent la nature, ces paroles qui ravissent, ce bonheur toujours donné, toujours reçu, ces tristesses causées par l’éloignement et ces joies que prodigue la présence de l’être aimé !… de tout cela, rien. Où toutes ces splendides fleurs de l’âme naissent-elles ? Qui ment ? nous ou le monde. J’ai déjà vu des jeunes gens, des hommes par centaines, et pas un ne m’a causé la moindre émotion ; ils m’auraient témoigné admiration et dévouement, ils se seraient battus, j’aurais tout regardé d’un œil insensible. L’amour, ma chère, comporte un phénomène si rare, qu’on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l’être à qui la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Cette réflexion fait frémir, car si cet être se rencontre tard, hein ?

Ses deux mariages illustrent précisément ce souhait. 

Tony Johannot, Le maître et l'élève. Gravure, éd° Furne, 1841

Le premier mariage, avec Felipe Hénarez, baron de Macumer

Déjà, il est espagnol, donc fait naître tous les stéréotypes qui associe à ce peuple les caractéristiques des amants passionnés. Mais il y ajoute le mystère de ses origines, peu à peu découvertes, qui exalte Louise, et son statut d’exilé qui lui ajoute la dimension d’un rebelle.

cet homme m’a intéressée : je me suis imaginée qu’il était condamné à mort. Je le fais causer pour savoir son secret, mais il est d’une taciturnité castillane, fier comme s’il était Gonzalve de Cordoue, et néanmoins d’une douceur et d’une patience angéliques ; […] (lettre VIII)

Les lettres à Renée traduisent cet  intérêt croissant : « Cette solennité constante et le silence qui couvre cet homme ont quelque chose de provoquant pour l’âme. Il est muet et superbe comme un roi déchu. » Elle le laisse percevoir d’ailleurs, par exemple en lui transmettant une lettre fictive dans laquelle elle dépeint « l’homme dont [elle] voudrai[t] être aimée ».

Enfin, le comportement d’Hénarez, longuement rapporté dans les lettres XV à XVII, répond à tout ce qu’implique pour Louise l’amour passionné : il vint de nuit, la contempler par la fenêtre, en se hissant sur une branche d’arbre ou en se risquant à franchir un mur ; puis viennent leurs rencontres dans le jardin, les sonnets envoyés... Et le mariage ne fait que poursuivre cette exaltation romantique d’un amour fusionnel, « Sans figure de rhétorique, il est un autre moi », qui est ainsi divinisé, d’où sa comparaison avec ce que vit Renée :

Tony Johannot, Une irrésistible séduction. Gravure, édition Furne, 1841

Tony Johannot, Le maître et l'élève. Gravure, éd° Furne, 1841

Tony Johannot, Une irrésistible séduction. Gravure, édition Furne, 1841

Ton mariage purement social, et mon mariage qui n’est qu’un amour heureux, sont deux mondes qui ne peuvent pas plus se comprendre que le fini ne peut comprendre l’infini. Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel ! Tu es dans la sphère humaine, et je suis dans la sphère divine. (lettre XXVII) 

La vie commune n’affaiblit pas cette image romantique, que nous retrouvons notamment dans le récit de cette scène d’amour lors du voyage du couple en Italie.

Son langage a été digne de la scène qui s’offrait à nos yeux ; car il faisait un superbe clair de lune. Comme nous savons déjà l’italien, son amour, exprimé dans cette langue si molle et si favorable à la passion, m’a paru sublime. Il m’a dit que, quand même tu serais prophète, il préférait une nuit heureuse ou l’une de nos délicieuses matinées à toute une vie. À ce compte, il avait déjà vécu mille ans. Il voulait que je restasse sa maîtresse, et ne souhaitait pas d’autre titre que celui de mon amant. Il est si fier et si heureux de se voir chaque jour le préféré que, si Dieu lui apparaissait et lui donnait à opter entre vivre encore trente ans selon ta doctrine et avoir cinq enfants, ou n’avoir plus que cinq ans de vie en continuant nos chères amours fleuries, son choix serait fait : il aimerait mieux être aimé comme je l’aime et mourir. (Lettre XXXIX)

Le second mariage, avec Marie Gaston

Après le deuil de son premier mari, le choix du second est tout aussi romanesque, par la double transgression qu’il représente, avec le désir de l’envelopper d’une péripétie, celle d’un mariage « secrètement » :

Voici vingt-deux mois qu’il me fait la cour ; j’ai vingt-sept ans, il en a vingt-trois. D’une femme à un homme, cette différence d’âge est énorme. Autre source de malheurs ! Enfin, il est poète, et vivait de son travail ; c’est te dire assez qu’il vivait de fort peu de chose. » (lettre XLVIII)

Le romantisme se reconnaît aussi par le choix d’une demeure isolée, au sein de la nature, où le couple pourra vivre un amour totalement fusionnel : « J’aime, je suis aimée. J’aime autant qu’une femme qui sait bien ce qu’est l’amour peut aimer. »

Mais nous notons une importante différence, surprenante. Alors même qu’elle affirmait précédemment avec tant de force l’amour vécu lors de son premier mariage, à présent il s’affaiblit car elle donne l’impression de découvrir véritablement l’amour : « Je sens en moi pour Gaston l’adoration que j’inspirais à mon pauvre Felipe ! je ne suis pas maîtresse de moi, je tremble devant cet enfant comme l’Abencerrage tremblait devant moi. Enfin, j’aime plus que je ne suis aimée ». Tout se passe comme si elle cherchait à maintenir à tout prix l’intensité d’une passion, ainsi renouvelée.

Orgueil et domination

Mais les critiques de Renée mettent en évidence ce que dissimulent ses élans passionnels, l'égoïsme et l'orgueil

L’exemple de ta vie, assise sur un égoïsme féroce, quoique caché par les poésies du cœur, a fortifié ma résolution.

Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas vivre malade ! Tu vis malade, en maintenant à l’état de passion un sentiment qui doit devenir dans le mariage une force égale et pure.

Oui, il n’y a que toi dans ton amour, et tu aimes Gaston bien plus pour toi que pour lui-même. (lettre LIII)

En fait, ce désir de liberté que proclamaient les deux amies au couvent, s’est maintenu chez Louise, et même renforcé devant le spectacle de la vie mondaine, quand elle se réjouit, avant son mariage, « je m’appartiens encore » (lettre III), puis affirme à Renée : « l’homme qui nous aime nous appartient  ». (lettre XIX)

C’est ainsi son orgueil qui ressort : « Je ne me sens pas le moindre respect pour quelque homme que ce soit, fût-ce un roi. Je trouve que nous valons mieux que tous les hommes, même les plus justement illustres. Oh ! comme j’aurais dominé Napoléon ! comme je lui aurais fait sentir, s’il m’eût aimée, qu’il était à ma discrétion . »

De ce fait, tout homme devient dangereux, une menace pour cette liberté : « Enfin, il y a dans Paris un homme à qui je pense, et dont le regard m’inonde intérieurement de lumière. Oh ! c’est un ennemi que je dois fouler aux pieds. Comment, il y aurait un homme sans lequel je ne pourrais vivre, qui me serait nécessaire ! »

À plusieurs reprises, l’être aimé est donc qualifié d’« esclave », et Louise va jusqu’à lui imposer une totale soumission : « J’ai revu mon esclave : il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît ; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance. » C’est ce que met en évidence le rythme inversé de l’énumération : « Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée ; au contraire, je dompte, je domine et j’emporte… » 

Orgueil et domination

Mais, finalement, Louise vit-elle un amour heureux ?

         Déjà, tout en exprimant sa différence avec Renée, « tu me sembles née pour être plus mère qu’amante, comme moi je suis plus née pour l’amour que pour la maternité. » (lettre XXXV), à plusieurs reprises elle donne le sentiment qu’il lui manque précisément ce qu’apporte à une femme la maternité. La lettre XLIII s’ouvre sur ce violent regret, qu’elle développe ensuite longuement :

Pour la première fois de ma vie, ma chère Renée, j’ai pleuré seule sous un saule, sur un banc de bois, au bord de mon long étang de Chantepleurs, une délicieuse vue que tu vas venir embellir, car il n’y manque que de joyeux enfants. Ta fécondité m’a fait faire un retour sur moi-même, qui n’ai point d’enfants après bientôt trois ans de mariage.

Sa conclusion, violente, est donc comme une condamnation de son propre choix : « Une femme sans enfants est une monstruosité ; nous ne sommes faites que pour être mères. », regret répété dans la lettre LII : « Oh ! quelle monstruosité que des fleurs sans fruits. » 

         De plus, pour maintenir vivace et intense la passion, elle le renouvelle par des doutes et des soupçons au moindre mot, à la moindre parole : « Vous avez donc glissé dans mon cœur, hier, par votre conduite, la lame froide et cruelle du soupçon. Comprenez-vous ? j’ai douté de vous, et j’en ai tant souffert que je ne veux plus douter. » (lettre XXII) Elle va jusqu’aux menaces, non seulement d’une rupture, mais de mourir de chagrin, forme de chantage affectif.

Ainsi, dans sa volonté d’obtenir de Felipe une totale soumission, naît forcément la jalousie, jusqu’à l'éprouver lors de la visite chez Renée, qu’elle fuit en lui expliquant, dans la lettre XXXV :

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je suis horriblement jalouse. Felipe te regardait trop. Vous aviez ensemble au pied de ton rocher de petites conversations qui me mettaient au supplice, me rendaient mauvaise et changeaient mon caractère. Ta beauté vraiment espagnole devait lui rappeler son pays et cette Marie Hérédia, de laquelle je suis jalouse, car j’ai la jalousie du passé.  

Cette jalousie s’accentue lors de son second mariage, à partir de la lettre LIV, dont la tonalité dramatise immédiatement la situation : « Renée, le malheur est venu ; non, il a fondu sur ta pauvre Louise avec la rapidité de la foudre, et tu me comprends : le malheur pour moi, c’est le doute. La conviction, ce serait la mort. » Elle avait déjà comme pressenti cette autodestruction passionnelle : « tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l’amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. » (lettre XXIX) Or, cette annonce tragique se confirme au fil des lettres, Louise se détruisant par la force de sa certitude d’être trompée, jusqu’à se rendre volontairement malade, et à mourir « poitrinaire ».

Tony Johannot, La mort de Louise. Gravure, édition Furne, 1841

POUR CONCLURE

Le contraste des deux héroïnes est parfaitement résumé par les oppositions des portraits fait par Renée : « De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l’Imagination ; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour. Ce contraste d’esprit qui n’existait que pour nous deux, le sort s’est plu à le continuer dans nos destinées. » (lettre XXVI)

D’où l’échange des reproches :

  • De Louise à Renée, une vie « dans les ennuis d’un mariage vulgaire et commun, s’effacer dans le vide d’une vie qui te deviendra fastidieuse ! Je hais d’avance les enfants que tu auras ; ils seront mal faits. Tout est prévu dans ta vie : tu n’as ni à espérer, ni à craindre, ni à souffrir. » (lettre X)

  • De Renée à Louise, en réponse : «  Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l’écart pour en dévorer un autre ? Quels chagrins tu te prépares ! » (lettre L)

Or, l’issue tragique de l’existence de Louise peut apparaître comme un châtiment, donc la condamnation de ses choix, Balzac faisant, à plusieurs reprises, un éloge de la famille, comme dans la lettre LIII : « La société, ma chère, a voulu être féconde. En substituant des sentiments durables à la fugitive folie de la nature, elle a créé la plus grande chose humaine : la Famille, éternelle base des Sociétés ».

Pourtant, au moment même de sa mort, Louise n’exprime aucune regret de ses choix : « eh ! bien… je serais morte. J’ai mon compte de la vie. Il y a des êtres qui ont soixante ans de service sur les contrôles du monde et qui, en effet, n’ont pas vécu deux ans ; au rebours, je parais n’avoir que trente ans, mais, en réalité, j’ai eu soixante années d’amours. »

Laquelle a tort ? Laquelle a raison ? Le jugement reste en suspens…

Mon cher docteur en corset a raison : le mariage ne saurait avoir pour base la passion, ni même l’amour. Ta vie est une belle et noble vie, tu as marché dans ta voie, aimant toujours de plus en plus ton Louis ; tandis qu’en commençant la vie conjugale par une ardeur extrême, elle ne peut que décroître. J’ai eu deux fois tort, et deux fois la Mort sera venue souffleter mon bonheur de sa main décharnée. Elle m’a enlevé le plus noble et le plus dévoué des hommes ; aujourd’hui, la camarde m’enlève au plus beau, au plus charmant, au plus poétique époux du monde. Mais j’aurai tour à tour connu le beau idéal de l’âme et celui de la forme. Chez Felipe, l’âme domptait le corps et le transformait ; chez Gaston, le cœur, l’esprit et la beauté rivalisent. Je meurs adorée, que puis-je vouloir de plus ?… (lettre XXXVI)

Critique

La dimension critique du roman 

Le titre donné par Balzac à l’ensemble de son œuvre, "La Comédie humaine", indique une volonté critique : il s’agit, comme  le faisaient les auteurs de pièces de théâtre, en mettant en évidence les ridicules et les abus, de dénoncer, à travers le comportement des personnages, le fonctionnement de la société. C’est d’ailleurs cette image que donnent les lettres de Louise à Renée, d’où sa comparaison : « Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l’amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j’assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d’une vie de couvent. » (lettre XXV) L’étude de cette dimension critique permet de dégager les conceptions de Balzac.

Annonce de la publication dans l'édition Furne

Annonce de la publication dans l'édition Furne

La vie politique 

Balzac et la monarchie

Le père de Louise joue un rôle actif dans la vie politique de son temps, comme le fera par la suite l’époux de Renée, tandis que le baron de Macumer, lui, en a subi douloureusement le poids.

Si Felipe s’inscrit, par sa lutte contre le roi d’Espagne Ferdinand, dans le parti des libéraux, le père de Louise, lui, dans le camp des "ultras", soutient le pouvoir de Charles X, dont il devient l’ambassadeur en Espagne : « Ce matin mon père a refusé le ministère qui lui a été proposé. De là sa préoccupation de la veille. Il préfère une ambassade, a-t-il dit, aux ennuis des discussions publiques. L’Espagne lui sourit. » (lettre II)

Le roman traduit l’évolution des idées politiques de Balzac, qui, s’il considérait dans sa jeunesse que l’absolutisme ne pouvait se poursuivre dans une société moderne, est revenu à des conceptions monarchiques semblables à celles des "ultras" et se livre à une violente dénonciation de la démocratie :

En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé les chemins à la Conquête. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l’État par la Famille, ou le constituer par l’intérêt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s’agit de l’État, il s’agit de la vie de la France ». (lettre XII)

Les privilèges de la naissance

Occupée de l’ascension sociale de son époux, Renée évoque plus que Louise le fonctionnement de la vie politique. Elle y montre, notamment, le jeu des influences pour l’obtention des postes, dès sa première nomination : « J’espère le voir bientôt membre du Conseil-Général de son département par l’influence de ma famille et de celle de sa mère » (lettre XIII) C’est pourquoi elle sollicite l’appui de Louise : « « Louis, ma chère, a obtenu la croix de la Légion-d’Honneur quand il a été nommé membre du conseil-général. Or, comme voici bientôt trois ans qu’il est du conseil, et que mon père, que tu verras sans doute à Paris pendant la session, a demandé pour son gendre le grade d’officier, fais-moi le plaisir d’entreprendre le mamamouchi quelconque que cette nomination regarde, et de veiller à cette petite chose. » (lettre XL)

Auguste Vinchon, Louis XVIII préside l'ouverture de la session des Chambres, le 4 juin 1814, 1841. Huile sur toile, 421 x 576. Musée national du château de VersaillesRestauration.jpg

Auguste Vinchon, Louis XVIII préside l'ouverture de la session des Chambres, le 4 juin 1814, 1841. Huile sur toile, 421 x 576. Musée national du château de Versailles

Le changement de monarchie à la suite des journées de juillet qui met au pouvoir un "roi-citoyen", ne modifie pas, en fait, ce fonctionnement, rassurant pour la noblesse : « Enfin le comte de l’Estorade n’est-il pas pair de la France semi-républicaine de Juillet ? n’est-il pas un des soutiens de la couronne offerte par le peuple au roi des Français ? puis-je avoir des inquiétudes en ayant pour ami un président de chambre à la cour des comptes, un grand financier ? Ose dire que je suis folle ! Je calcule presque aussi bien que ton roi-citoyen. » (lettre XLVIII)

Quel que soit le pouvoir, il s’agit toujours de maintenir les privilèges, comme l’affirme Renée, « Mon père siège entre le centre et la droite, il ne demande qu’un titre ; notre famille était déjà célèbre sous le roi René, le roi Charles X ne refusera pas un Maucombe », et c’est ce que confirme Louise à propos de la charge accordée à son frère :

Notre charmant roi, qui vraiment est d’une bonté admirable, a donné à mon frère la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre dont est revêtu son beau-père.

— La charge doit aller avec les titres, a-t-il dit au duc de Lenoncourt-Givry.

Mon père avait cent fois raison. Sans ma fortune, rien de tout cela n’aurait eu lieu. Mon père et ma mère sont venus de Madrid pour ce mariage, et y retournent après la fête que je donne demain aux nouveaux mariés. (lettre XLI)

L'image du  pouvoir

On notera que la fortune joue également un rôle dans l’accession au pouvoir. Sous Charles X, par exemple, la « Charte » exige d’avoir 30 ans et de payer un impôt de 300 francs pour pouvoir élire des députes,  et, pour être éligible, il faut avoir 40 ans  et la contribution s’élève à 1000 francs.

Or, Balzac donne une image plutôt péjorative du pouvoir. Les intrigues règnent, le but n’est pas tant de servir l’intérêt du pays, mais son intérêt personnel. Ainsi Renée explique : « Je te remercie d’avoir mis Louis aussi bien en cour qu’il l’est ; mais malgré l’estime que font de lui messieurs de Bourmont et de Polignac, qui veulent l’avoir dans leur ministère, je ne le souhaite point si fort en vue : on est alors trop compromis. Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité. » (lettre LV) Il n’est aussi guère question de compétences ou de grands talents, à en juger par la description de la carrière de son époux : 

Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officier de la Légion-d’Honneur. Du moment où l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien faire à demi ; dès lors, il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation où il restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. »  (lettre LI)

Malgré ces critiques, nul souhait révolutionnaire chez Balzac, et encore moins d’utopie. Il reste légitimiste, attaché à la tradition et à l’Église, déplorant  bien plus tout la médiocrité des hommes qui exercent le pouvoir, que sa forme .

L'image de la famille 

L'absence de sentiments

Quand elle quitte le couvent et retrouve sa famille, Louise n’y trouve aucune réelle affection, ce qu’elle raconte dans sa première lettre :

  • De la part de sa mère, dont elle n’a reçu que « deux lettres en huit ans de couvent, « une grâce parfaite » : « elle ne m’a pas témoigné de fausse tendresse, elle n’a pas été froide, elle ne m’a pas traitée en étrangère, elle ne m’a pas mise dans son sein comme une fille aimée ; elle m’a reçue comme si elle m’eût vue la veille ». Elle adopte donc une forme de distance aimable.

  • De la part de son père, nous retrouvons l’image d’une sorte de comédie : « Mon père a pris soudain pour moi les manières les plus tendres ; il a si parfaitement joué son rôle de père que je lui en ai cru le cœur. »

Elle mesure très vite aussi l’absence d’amour entre ses parents : « Combien de pensées singulières m’ont assaillie en voyant clairement que ces deux êtres, également nobles, riches, supérieurs, ne vivent point ensemble, n’ont rien de commun que le nom, et se maintiennent unis aux yeux du monde. » D’ailleurs, elle comprend très vite que sa mère a un amant, d’où son ironie : « Monsieur de Saint-Héreen est le jeune homme qui cultive la société de ma mère, et qui étudie sans doute avec elle la diplomatie de trois heures à cinq heures » Celle-ci ne s’en cache même pas, ce qui prouve que, finalement, l’adultère est admis comme une pratique courante : « Mon père et ma mère sont partis pour Madrid : Louis XVIII mort, la duchesse a facilement obtenu de notre bon Charles X la nomination de son charmant Saint-Héreen, qu’elle emmène en qualité de second secrétaire d’ambassade. » (lettre XX) Mais l’accusation ne vise pas les personnages eux-mêmes, mais la société, plus particulièrement ces mariages arrangés, auxquels les femmes doivent se soumettre : « Si l’amour est la vie du monde, pourquoi d’austères philosophes le suppriment-ils dans le mariage ? Pourquoi la Société prend-elle pour loi suprême de sacrifier la Femme à la Famille en créant ainsi nécessairement une lutte sourde au sein du mariage ? » (lettre XX) Peu importe si la « fille pleure », la famille doit l’emporter : il faut qu’« elle plie sous l’ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. » (lettre XXIV)

L'importance de l'argent

Dans le mariage

Mais, si son héroïne Renée, accepte le mariage ainsi arrangé, qu’en est-il de Balzac ? Est-il d’accord avec cette opinion qu’elle exprime : « Mon philosophe de l’Aveyron a raison de considérer la famille comme la seule unité sociale possible et d’y soumettre la femme comme elle l’a été de tout temps. » ?

En fait, Balzac critique surtout le rôle que joue l’argent dans ces mariages si mal assortis, celui du frère de Louise par exemple, dont la future épouse « Mademoiselle de Mortsauf, petite-fille et unique héritière du duc de Lenoncourt-Givry, réunira, dit-on, plus de cent mille livres de rente. » C’est ce qu’explique longuement Renée, dans la lettre V, en annonçant son mariage à Louise, « sans dot » de la part de ses parents, dot compensée par la fortune apportée par le père de son futur époux : « néanmoins j’ai consenti gracieusement à devenir madame de l’Estorade, à me laisser doter de deux cent cinquante mille livres. »

Vassili Vladimirovich Pukiryov, Le mariage inégal, 1862. Huile sur toile, 173 x 136,5. Tretyakov Gallery, Biélorussie

Vassili Vladimirovich Pukiryov, Le mariage inégal, 1862. Huile sur toile, 173 x 136,5. Tretyakov Gallery, Biélorussie

L'héritage

Il est donc important de préserver le patrimoine familial, ce qui implique de veiller à l’héritage, à la fois à son montant mais aussi à qui le reçoit. Cela entraîne de véritables injustices, tel le souhait qu’une fille devienne religieuse pour que l’argent revienne à ses frères, d’où le regret du retour de Louise dans sa famille exprimé par son père, sans le moindre sentiment. Son retour empêche d’utiliser l’argent de sa fille pour restaurer l’hôtel particulier de la famille, ce qui indigne la jeune fille : « Eh ! quoi, mon père, au lieu d’employer cette somme à me marier, me laissait mourir au couvent ? » Il espère donc compenser cette perte par un riche mariage :

votre grand’mère vous a laissé cinq cent mille francs qui étaient ses économies, car elle n’a point voulu frustrer sa famille d’un seul morceau de terre. Cette somme a été placée sur le grand-livre. L’accumulation des intérêts a produit aujourd’hui environ quarante mille francs de rente. Je voulais employer cette somme à constituer la fortune de votre second frère ; aussi dérangez-vous beaucoup mes projets ; mais dans quelque temps peut-être y concourrez-vous. (lettre II)

C’est d’ailleurs ce qui guide la vie de Renée, qui, comme elle a accepté le mariage arrangé, a totalement accepté ce fonctionnement de l'héritage, qui favorise l’aîné par le « majorat » en lui léguant la terre et les titres, et oblige donc à assurer une fortune aux autres enfants  :

Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de président de chambre à la Cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions-nous pas vivre de notre place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. Mon petit pauvre aura dix mille livres de rentes, et peut-être pourrons-nous lui laisser en argent une somme qui rende sa part égale à celle de sa sœur. Quand il sera capitaine de vaisseau, mon mendiant se mariera richement, et tiendra dans le monde un rang égal à celui de son aîné.  (lettre LI)

Dans la vie quotidienne

Dans le roman, tant pour Renée que pour Louise, l’argent est omniprésent. Dès son  retour dans sa famille, Louise reçoit de son père une somme importante, consacrée, en fait, à tenir son rang dans le monde : « Vous trouverez douze mille francs dans cette bourse. C’est une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien. » (lettre II) Il est plaisant aussi de constater, alors même qu’elle met au premier plan, dans ses choix d’existence, l’amour sublimé, que Louise est loin d'oublier l’argent. Par exemple, derrière l’isolement du couple formé avec Marie Gaston et sa décision de mener une vie à l’écart du monde, le matérialisme rationnel reste très présent : « Tout au Chalet est d’une admirable simplicité, de cette simplicité qui coûte cent mille francs. »  (lettre XLIX) Les explications, longuement développées dans la lettre XLVIII, accumulent les chiffres, et montrent que Louise est devenue une gestionnaire avisée de sa fortune :

Comptons ! La cloche fondue, il m’est resté de la fortune de mon pauvre Macumer environ douze cent mille francs. Je vais te rendre un compte fidèle en sœur bien apprise. J’ai mis un million dans le trois pour cent quand il était à cinquante francs, et me suis fait ainsi soixante mille francs de rentes au lieu de trente que j’avais en terres. Aller six mois de l’année en province, y passer des baux, y écouter les doléances des fermiers, qui paient quand ils veulent, s’y ennuyer comme un chasseur par un temps de pluie, avoir des denrées à vendre et les céder à perte ; habiter à Paris un hôtel qui représentait dix mille livres de rentes, placer des fonds chez des notaires, attendre les intérêts, être obligée de poursuivre les gens pour avoir ses remboursements, étudier la législation hypothécaire ; enfin avoir des affaires en Nivernais, en Seine-et-Marne, à Paris, quel fardeau, quels ennuis, quels mécomptes et quelles pertes pour une veuve de vingt-sept ans ! Maintenant ma fortune est hypothéquée sur le budget. Au lieu de payer des contributions à l’État, je reçois de lui, moi-même, sans frais, trente mille francs tous les six mois au Trésor, d’un joli petit employé qui me donne trente billets de mille francs et qui sourit en me voyant.  

L'hypocrisie sociale 

Le règne de l'apparence

Mais, comme Molière, La Fontaine, La Bruyère, Madame de La Fayette, et tant d’autres écrivains des siècles précédents, Balzac s’emploie à peindre une société où triomphe l’hypocrisie, car chacun, comme placé sur scène sous le regard des autres, porte un masque.

 Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1890. Huile sur toile, 36,8 x 53,3. Collection particulière 

Le premier masque vient de l’apparence extérieure, par exemple l’élaboration de la toilette pour les femmes, comme l’observe Louise au bal : « Chacune d’elles avait ses fidèles, elles s’observaient toutes du coin de l’œil, plusieurs brillaient d’une beauté triomphante » Pour les hommes, ce sont les équipages, les chevaux aussi qui valorisent la parade aux Champs-Élysées : « Quand, par un beau soleil et par une belle gelée de janvier, alors que les arbres des Champs-Élysées sont fleuris de grappes blanches étoilées, nous passons, Felipe et moi, dans notre coupé, devant tout Paris, réunis là où nous étions séparés l’année dernière. » (lettre XXX)

 Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1890. Huile sur toile, 36,8 x 53,3. Collection particulière 

Sur la scène de la vie mondaine se livrent de véritables performances d’acteurs, où l’apparence physique est complétée par les jeux de séduction, ce que soulignent les métaphores dans le discours de Louise : « Je suis donc armée de toutes pièces, et puis parcourir le clavier de la coquetterie depuis les notes les plus graves jusqu’au jeu le plus flûté. » (lettre III)

La dissimulation

Si Louise est encore naïve au débit du roman, sa mère l’initie rapidement aux exigences de la vie sociale, en lui apprenant à masquer aussi ce qu’elle ressent et à contrôler ses paroles : « Cette recommandation m’a fait comprendre les sensations sur lesquelles nous devons garder le silence avec tout le monde, même peut-être avec notre mère. J’ai mesuré d’un coup d’œil le vaste champ des dissimulations femelles. » (lettre IV) Le mépris est ici évident, et la critique est particulièrement violente dans la bouche de Renée, qui justifie la protection des enfants afin qu’ils ne soient pas corrompus par les mensonges sociaux :

Ainsi dans les familles où l’on conserve les enfants, ils y sont trop tôt exposés au feu du monde, ils en voient les passions, ils en étudient les dissimulations. Incapables de deviner les distinctions qui régissent la conduite des gens faits, ils soumettent le monde à leurs sentiments, à leurs passions, au lieu de soumettre leurs désirs et leurs exigences au monde ; ils adoptent le faux éclat, qui brille plus que les vertus solides, car c’est surtout les apparences que le monde met en dehors et habille de formes menteuses. Quand, dès quinze ans, un enfant a l’assurance d’un homme qui connaît le monde, il est une monstruosité, devient vieillard à vingt-cinq ans, et se rend par cette science précoce, inhabile aux véritables études sur lesquelles reposent les talents réels et sérieux. Le monde est un grand comédien ; et, comme le comédien, il reçoit et renvoie tout, il ne conserve rien. (lettre LI)

POUR CONCLURE

Comment ne pas penser, face à ces critiques, à la vie même de Balzac ? Pensionnaire de 8 à 14 ans, il n’a guère connu la tendresse d’une mère, elle-même mariée jeune, pour des questions d’argent, à un quinquagénaire, soucieuse de sa respectabilité et qui considérait ses deux plus jeunes enfants, dont l’écrivain, comme des « enfants du devoir ». Une famille aussi qui a en partie perdu sa richesse, que le père a tenté de reconstituer sans grand succès. Enfin, Balzac a vécu des échecs financiers, et, qui, couvert de dettes, a travaillé sans relâche…

Parallèlement, sur le plan politique, il a refusé à la fois le libéralisme et les excès de la monarchie, constatant que l’argent, les ambitions, les intérêts mènent la société et que l’individualisme détruit les plus nobles élans. Finalement, Renée survit, Louise meurt, dévorée par la passion. Mais le « Dévouement », sur lequel Renée fonde son existence n’est guère exaltant : elle a renoncé aux rêves formés au couvent, reportant toute son énergie sur la construction de sa vie d’épouse et de mère, en se pliant aux codes sociaux.

Le travail de l'écrivain 

"La Comédie humaine" 

Pour voir le plan d'ensemble de "La Comédie humaine"
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Une vaste fresque

Dès 1834, Balzac a l’idée d’organiser son œuvre, de la construire pour donner une image complète de la société : « La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. », écrit-il dans son "Avant-Propos", en 1842. Une telle œuvre – restée inachevée en raison de sa mort, mais plus de 90 ouvrages la composent – exige une construction rigoureuse, que Balzac compare, dans une lettre de janvier 1845, à l’architecture d’une cathédrale : « Vous ne vous figurez pas ce que c’est que la Comédie humaine : c’est plus vaste littérairement que la cathédrale de Bourges architecturalement. » Le plan répond aux trois objectifs qu’il pose : « embrasse[r] à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes. »

Albert d’Arnoux, dit Bertall, affichette de l’édition Houssiaux, 1853 

Écriture
La structure de "La Comédie humaine" 

D’où les trois grandes parties qui la composent :

          Les "Études de mœurs" forment la partie la plus vaste, ainsi définies : elles « représenteront tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie, ni une physionomie, ni un caractère d'homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni une profession, ni une zone sociale, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l'enfance, de la vieillesse, de l'âge mûr, de la politique, de la justice, de la guerre, ait été oublié ». Cette ambition le conduit, dans la continuité de l’image du théâtre social, à diviser cette partie, en « scènes de la vie » correspondant au milieu concerné : « vie privée », avec le plus grand nombre de romans, 27, « de province », « parisienne », politique », « militaire », « de campagne ». Cette partie s’attache à dépeindre les effets des passions, sources d’énergie mais souvent destructrices.

La structure de "La Comédie humaine" 

         Les "Études philosophiques" se veulent explicatives : « La seconde assise est les Études philosophiques, car après les effets viendront les causes. » Il s’agit donc de poser les principes qui guident les êtres dans leurs choix de vie.

         Enfin viennent les "Études analytiques" qui, comme l’indique l’adjectif, adoptent une approche scientifique, propre à remonter aux sources des principes philosophiques. C’est ce que signalent les titres des deux romans sur le mariage, Physiologie du mariage, thème omniprésent dans l’œuvre d’ensemble, ou trois essais, Traité de la vie élégante, Traité de la démarche, Traité des excitants modernes, regroupés sous le sous-titre Pathologie de la vie sociale.

Notons que la section ""Scènes de la vie privée", dans laquelle s’inscrit Mémoires de deux jeunes mariées, si elle met l’accent sur l’intimité de la vie familiale, conjugale…, est une appellation commode, puisque ce roman se construit, en fait, sur l’opposition entre la vie parisienne, vécue par Louise, et la vie de province, pour Renée.

L'approche scientifique

Dans son "Avant-Propos", Balzac explique comment est né le projet de "La Comédie humaine" : « Cette idée vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. », renforcée par l’affirmation, « Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. » C’est pourquoi, tout le début de cette préface multiplie et développe longuement les références scientifiques à Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, en insistant notamment sur le rôle du milieu : « Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? »

Pour lire "l'Avant-Propos"

Mais il va plus loin dans cette comparaison de l'homme à l'animal, en soulignant la complexité propre à la vie humaine :

         À l’instinct de l’animal s’oppose l’intelligence de l’homme : « Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s’y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué. Si quelques savants n’admettent pas encore que l’Animalité se transborde dans l’Humanité par un immense courant de vie, l’épicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social. » Cette remarque introduit une des clés de "La Comédie humaine" : comment définir cet « immense courant de vie » propre à l’homme ?

        À la vie « simple » du monde animal, aux « habitudes constamment semblables », s’oppose la richesse et la variété des modes de vie humains : « Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement simple chez les animaux. L’animal a peu de mobilier, il n’a ni arts ni sciences ; tandis que l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins. » C’est précisément cette « loi » que cherche à définir l’ensemble de l’œuvre.

Le retour des personnages

L’autre originalité de Balzac est d’avoir créé un véritable univers personnel, en faisant revenir certains personnages d’un roman à l’autre, parfois en tant que protagoniste, comme Rastignac qui finit sa vie dans La Peau de chagrin dont Le Père Goriot raconte les débuts et l’apprentissage de la vie parisienne, ou seulement en tant que simple figurant. C’est le cas dans Mémoires de deux jeunes mariées où le frère de Louise s’apprête à épouser Mlle de Mortsauf, la fille de l’héroïne du Lys dans la vallée, et en allant au bal ou à l’opéra, elle rencontre plusieurs personnages des l'œuvre, Félix de Vandenesse, Mme de Beauséant, Mme d’Espard, Henri de Marsay… sans oublier, dans la lettre LVII, le docteur Bianchon qui intervient pour la consultation de Louise.

Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

Ce procédé donne l’impression de pénétrer dans un univers complet, reflet de la réalité d’une société où les êtres se croisent et se retrouvent aux hasards de leurs existences.  Les romans s’enrichissent ainsi les uns les autres, comme, dans Splendeurs et misères des courtisanes, les commentaires qui accompagnent l’évocation de la mort de l’époux de Louise : le chagrin de l'héroïne, sa fortune, l'amour au sein du couple, son caractère et sa relation à sa mère...

« Mme de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle : son gendre, le baron de Macumer, l’ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant.

— Une femme n’est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l’était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf.

— Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d’Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité.

— Pauvre Louise, fit Mme d’Espard, je la comprends et je la plains. »

La marquise d’Espard eut l’air songeur d’une femme pleine d’âme et de cœur. Quoique Sabine de Grandlieu n’eût que dix ans, elle leva sur sa mère un œil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d’œil de sa mère. C’est ce qui s’appelle bien élever ses enfants.

« Si ma fille résiste à ce coup-là, dit Mme de Chaulieu de l’air le plus maternel, son avenir m’inquiétera. Louise est très romanesque. » 

Un roman épistolaire 

Le roman épistolaire, mis à la mode par la Préciosité, s’est particulièrement développé au XVIIIème siècle, tant dans la littérature anglaise, par exemple Clarisse Harlowe de Richardson, en 1748, que française, avec le succès de La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau ou l’échange particulièrement complexe dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, paru en 1782. Si Mémoires de deux jeunes mariées est le seul roman épistolaire de Balzac, il a déjà expérimenté le pouvoir de la lettre dans Le Lys dans la vallée (1836) ou dans Béatrix (1839) qui, en faisant entendre directement la voix d’un personnage, modifie la vision que pourrait en avoir le lecteur à partir du récit, pris en charge par un narrateur, qu’il soit à la première ou à la troisième personne. Mais n’oublions pas la pratique même de Balzac, notamment ses années d’échange épistolaire avec Madame Hanska. 

Épistolaire

L'intérêt du roman épistolaire

Le roman épistolaire semble répondre à une affirmation de Balzac dans la Préface d’Une Fille d’Ève : « Il n’est rien dans ce monde qui soit d’un seul bloc, tout est mosaïque. » L’échange des lettres, en effet, forme une « mosaïque » qui, par le travail du lecteur rassemblant les "morceaux", permet l’avancée de l’intrigue et l’approfondissement psychologique. Le lecteur occupe donc une position privilégiée car il est seul à disposer de l’ensemble de ces lettres, cachées aux autres, même de celles échangées entre le baron de Macumer et son frère en Espagne, ou entre Marie Gaston et son ami d’Arthez, qui lui donne des informations ignorées de l’héroïne.

Eugen von Blaas, Deux Femmes vénitiennes, vers 1893. Huile sur toile. Coll° privée

Eugen von Blaas, Deux Femmes vénitiennes, vers 1893. Huile sur toile. Coll° privée

De plus, certaines lettres, qui couvrent plusieurs jours, deviennent un véritable journal intime, ainsi nommé d’ailleurs dans la première lettre, où Louise s’adresse autant à la destinatrice qu’à elle-même, pour mieux se connaître comme elle le dit. La temporalité, avec les temps de silence, l’absence de réponse parfois, comme quand Louise demande à Renée quel « cadeau » elle souhaite après son accouchement, donne à l’échange toute sa spontanéité. Celle-ci se trouve également renforcée parce que la lettre est écrite "à chaud", sous l’effet de l’événement vécu, un repas, un bal, une soirée à l’opéra… ; elle permet de ce fait les élans d’enthousiasme ou l’expression des doutes, les changements d’humeur, voire les contradictions, enrichissant ainsi la personnalité des héroïnes. Leurs deux existences se construisent ainsi en miroir, tantôt se rapprochant, quand elles partagent les mêmes critiques de la société, tantôt s’écartant, parfois de façon dramatique, par exemple quand Louise part brutalement de La Crampade en raison de sa jalousie envers Renée. Ces variations s’illustrent par la diversité des termes employés pour s’interpeller, de la distanciation établie par la formule « chère » ou « ma chère », plus mondaine, et les temps de tendresse avec, par exemple, « ma biche », ma chère âme » ou, ce qui rappelle leur complicité au couvent, « ma mignonne » ou « ma minette ». 

Descriptions et portraits

La lettre accentue aussi le réalisme des descriptions, essentielles pour Balzac puisque que l’homme est le produit de son milieu. Les deux amies, lors de leur retour dans leur famille, ont convenu de se transmettre tous les détails de « leur case et de leur vie », d’où la description du cadre qu’elles découvrent, telle celle de l’hôtel familial dans la première lettre de Louise ou celle du domaine de son futur mari pour Renée.

Au lieu d’intervenir dans le récit, prise en charge par un narrateur omniscient, la description, insérée dans une lettre comme celle du Chalet, transcrit davantage la personnalité de l’héroïne, une conception romantique de la nature et son désir d’un amour fusionnel, vécu dans la solitude. 

Un "modèle" du Chalet de Louise ?

Un "modèle" du Chalet de Louise ?

J’ai fait acheter, il y a deux ans, au-dessus des étangs de Ville-d’Avray, sur la route de Versailles, une vingtaine d’arpents de prairies, une lisière de bois et un beau jardin fruitier. Au fond des prés, on a creusé le terrain de manière à obtenir un étang d’environ trois arpents de superficie, au milieu duquel on a laissé une île gracieusement découpée. Les deux jolies collines chargées de bois qui encaissent cette petite vallée filtrent des sources ravissantes qui courent dans mon parc, où elles sont savamment distribuées par mon architecte. Ces eaux tombent dans les étangs de la couronne, dont la vue s’aperçoit par échappées. Ce petit parc, admirablement bien dessiné par cet architecte, est, suivant la nature du terrain, entouré de haies, de murs, de sauts-de-loup, en sorte qu’aucun point de vue n’est perdu. À mi-côte, flanqué par les bois de la Ronce, dans une délicieuse exposition et devant une prairie inclinée vers l’étang, on m’a construit un chalet dont l’extérieur est en tout point semblable à celui que les voyageurs admirent sur la route de Sion à Brigg, et qui m’a tant séduite à mon retour d’Italie. […] 

Ô Renée ! il règne dans ce vallon un silence à réjouir les morts. On y est éveillé par le chant des oiseaux ou par le frémissement de la brise dans les peupliers. Il descend de la colline une petite source trouvée par l’architecte en creusant les fondations du mur du côté des bois, qui court sur du sable argenté vers l’étang entre deux rives de cresson : je ne sais pas si quelque somme peut la payer. Gaston ne prendra-t-il pas ce bonheur trop complet en haine ? Tout est si beau que je frémis ». (lettre XLVIII)

Il en va de même pour les portraits, qui mettent en valeur les sentiments éprouvés, tel celui de Marie Gaston dans lequel chaque notation physique s’associe au jugement mélioratif de Louise, amoureuse. 

Gaston, ma chère, a cette taille moyenne qui a été celle de tous les hommes d’énergie ; il n’est ni gras ni maigre, et très bien fait ; ses proportions ont de la rondeur ; il a de l’adresse dans ses mouvements, il saute un fossé avec la légèreté d’une bête fauve. En quelque position qu’il soit, il y a chez lui comme un sens qui lui fait trouver son équilibre, et ceci est rare chez les hommes qui ont l’habitude de la méditation. Quoique brun, il est d’une grande blancheur. Ses cheveux sont d’un noir de jais et produisent de vigoureux contrastes avec les tons mats de son cou et de son front. Il a la tête mélancolique de Louis XIII. Il a laissé pousser ses moustaches et sa royale, mais je lui ai fait couper ses favoris et sa barbe : c’est devenu commun. Sa sainte misère me l’a conservé pur de toutes ces souillures qui gâtent tant de jeunes gens. Il a des dents magnifiques, il est d’une santé de fer. Son regard bleu si vif, mais pour moi d’une douceur magnétique, s’allume et brille comme un éclair quand son âme est agitée. (lettre LII)

Eugen von Blaas, Vanity, vers 1893. Huile sur toile. Coll° privée

Le choix de l’épistolaire oblige aussi Balzac à trouver une stratégie pour peindre ses héroïnes, telle celle adoptée pour Louise, une auto-contemplation alors qu’elle s’apprête à aller au bal, afin de maintenir la vraisemblance de ce portrait :

Ma chérie, me voici prête à entrer dans le monde ; aussi ai-je tâché d’être bien folle avant de me composer pour lui. Ce matin, après beaucoup d’essais, je me suis vue bien et dûment corsetée, chaussée, serrée, coiffée, habillée, parée. J’ai fait comme les duellistes avant le combat : je me suis exercée à huis-clos. J’ai voulu me voir sous les armes, je me suis de très bonne grâce trouvé un petit air vainqueur et triomphant auquel il faudra se rendre. Je me suis examinée et jugée. (lettre III)

La lettre peut alors dérouler le portrait, qui n’est plus alors une simple présentation des traits physiques, mais devient, par la vivacité du ton, un révélateur psychologique de la plaisante fierté d'une jeune fille, non dépourvue d’humour : 

Eugen von Blaas, Vanity, vers 1893. Huile sur toile. Coll° privée

La Provence exceptée, je suis une des plus belles personnes de France. Ceci me paraît le vrai sommaire de cet agréable chapitre. J’ai des défauts ; mais, si j’étais homme, je les aimerais. Ces défauts viennent des espérances que je donne. Quand on a, quinze jours durant, admiré l’exquise rondeur des bras de sa mère, et que cette mère est la duchesse de Chaulieu, ma chère, on se trouve malheureuse en se voyant des bras maigres ; mais on s’est consolée en trouvant le poignet fin, une certaine suavité de linéaments dans ces creux qu’un jour une chair satinée viendra poteler, arrondir et modeler. Le dessin un peu sec du bras se retrouve dans les épaules. À la vérité, je n’ai pas d’épaules, mais de dures omoplates qui forment deux plans heurtés. Ma taille est également sans souplesse, les flancs sont raides. Ouf ! j’ai tout dit. Mais ces profils sont fins et fermes, la santé mord de sa flamme vive et pure ces lignes nerveuses, la vie et le sang bleu courent à flots sous une peau transparente. Mais la plus blonde fille d’Ève la blonde est une négresse à côté de moi ! Mais j’ai un pied de gazelle ! Mais toutes les entournures sont délicates, et je possède les traits corrects d’un dessin grec.

Une énonciation réaliste

Le dernier avantage du roman épistolaire par rapport au récit à la 3ème personne d’un narrateur, notamment externe ou omniscient, ou même de ceux d’un narrateur-témoin ou d’une autobiographie, plus subjectifs mais univoques, est la polyphonie, qui permet de prêter à chaque scripteur son langage, en accentuant ainsi le réalisme de l’énonciation. L’observation des corrections apportées par Balzac sur ses manuscrits mais même encore sur les épreuves apporte d’ailleurs la preuve de cette recherche de précision et d’exactitude.

Ainsi, nous reconnaissons, dans les lettres de Louise, le langage propre à l’aristocratie, qui joue la familiarité, par exemple quand sa mère la traite de « bec affilé » ou de « petite commère », ou forge des abstractions, lorsqu’elle-même évoque la « parlotterie » à la Chambre des députés ou, quand elle qualifie sa toilette soignée de « jouerie à la poupée ». Si le style de Louise accumule les adjectifs et les adverbes, de façon  à mettre en évidence ses élans romanesques, à souligner tantôt ses enthousiasmes, tantôt ses désillusions, celui de Renée, la  « raisonneuse », est très différent, car elle prend davantage de distance avec ce qu’elle vit, jusqu’à parler d’elle-même à la troisième personne ou en utilisant l’humour d’un « nous » de majesté :

Épreuve des Employés, corrigée par Balzac, vers 1830. Coll° privée

Épreuve des Employés, corrigée par Balzac, vers 1830. Coll° privée

Je sais déjà par avance l’histoire de ma vie : ma vie sera traversée par les grands événements de la dentition de messieurs de l’Estorade, par leur nourriture, par les dégâts qu’ils feront dans mes massifs et dans ma personne : leur broder des bonnets, être aimée et admirée par un pauvre homme souffreteux, à l’entrée de la vallée de Gémenos, voilà mes plaisirs. Peut-être un jour la campagnarde ira-t-elle habiter Marseille pendant l’hiver ; mais alors elle n’apparaîtrait encore que sur le théâtre étroit de la province dont les coulisses ne sont point périlleuses. Je n’aurai rien à redouter, pas même une de ces admirations qui peuvent nous rendre fières. Nous nous intéresserons beaucoup aux vers à soie pour lesquels nous aurons des feuilles de mûrier à vendre. Nous connaîtrons les étranges vicissitudes de la vie provençale et les tempêtes d’un ménage sans querelle possible : monsieur de l’Estorade annonce l’intention formelle de se laisser conduire par sa femme. (lettre V)

POUR CONCLURE

L’étude du travail d’écriture de Balzac fait donc ressortir deux aspects contradictoires.

         D’un côté, il y a sa volonté quasi scientifique d’offrir au lecteur, comme avant lui les biologistes, un tableau complet des "espèces" humaines en fonction de leur milieu, de façon à dégager les lois qui les régissent et leur permettent d’évoluer. Ainsi Renée sert de contrepoint à Louise, ce que met en valeur le choix du roman épistolaire, chacune d’elles adoptant une tonalité propre. C'est le réalisme de Balzac.

        De l’autre, au-delà du réalisme, ces voix contrastées posent un des fondement de la pensée balzacienne : l’idée de l’énergie vitale, patrimoine accordé à chacun à des degrés divers, et que chacun dépense plus ou moins rapidement selon ses choix d’existence. C’est ce qu’explique Renée à Louise, qui vit alors son mariage dans un fusion passionnelle avec Marie Gaston dans son « Chalet » isolé :

 Ta vie à la campagne, objet de mes méditations, m’a suggéré cette autre observation que je dois te soumettre. Notre vie est composée, pour le corps comme pour le cœur, de certains mouvements réguliers. Tout excès apporté dans ce mécanisme est une cause de plaisir ou de douleur ; or, le plaisir ou la douleur est une fièvre d’âme essentiellement passagère, parce qu’elle n’est pas longtemps supportable. Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas vivre malade ! Tu vis malade, en maintenant à l’état de passion un sentiment qui doit devenir dans le mariage une force égale et pure. Oui, mon ange, aujourd’hui je le reconnais : la gloire du ménage est précisément dans ce calme, dans cette profonde connaissance mutuelle, dans cet échange de biens et de maux que les plaisanteries vulgaires lui reprochent. (lettre LIII)

Ainsi, la mort tragique de Louise serait, en quelque sorte, la résultante de ses excès… Mais le lecteur doit-il en conclure que la vie de Renée, fondée sur le sacrifice de ses aspirations de jeunesse pour se dévouer totalement à son époux et ses enfants traduit le choix du romancier ? Écoutons l’élan Balzac qui écrit, dans une lettre de 1842 à George Sand : « J’aimerais mieux être tué par Louise que de vivre longtemps avec Renée. » N’est-ce pas ici le romantique qui s’exprime ?

Au lecteur donc de décider à laquelle des deux héroïnes accorder sa préférence…

Parcours dans Mémoires de deux jeunes mariées : documents et explications 

Parcours associé : raison et sentiments 

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