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Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831

Achille Devéria, Portrait de Balzac, vers 1830. Lavis. Institut de France

L'auteur (1799-1850) : un"galérien" de la littérature 

Jusqu'au roman historique, Le dernier Chouan, paru en 1829, le premier à être intégré à sa vaste fresque "La Comédie humaine", Balzac n'a encore publié que sous des pseudonymes divers, Lord R'Hoone, Horace de Saint-Aubin. Le succès de ce roman lui ouvre les portes de la presse, par exemple en tant que collaborateur du Feuilleton des journaux politiques, tandis qu’il commence, avec Physiologie du mariage (1829), une série de "Scènes de la vie privée", où il regroupe des nouvelles déjà parues, et dote son nom de la particule. Son apprentissage se poursuit à travers des chroniques politiques, sévères tant envers le pouvoir royal absolu qu’envers ses opposants révolutionnaires et libéraux, puis par un nouveau choix, des récits fantastiques et philosophiques, dont La Peau de chagrin, en 1831.

Achille Devéria, Portrait de Balzac, vers 1830. Lavis. Institut de France

Pour se reporter à une biographie  détaillée

Balzac et son personnage, Raphaël de Valentin

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En se reportant à une biographie détaillée de Balzac, il est possible de voir que plusieurs traits du héros de La Peau de chagrin, dans le récit fait à son compagnon, Émile au début de la deuxième partie, font écho à son existence.

Une jeunesse studieuse

Ainsi, en résumant ses premières années à « cette vie de collège ou de lycée […] dont les travaux nous semblent méprisables et qui cependant nous ont appris le travail », Raphaël nous rappelle que, de huit à quatorze ans,  Balzac a été pensionnaire au collège des Oratoriens de Vendôme, où il se passionne pour la littérature et surtout, quand il suit sa famille à Paris, en 1813, pour la philosophie. Il découvre, à l’université, des philosophes qui tiendront une place importante dans les réflexions de Raphaël, mais aussi les idées scientifiques qui se développent alors, celles de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, mais aussi de Lavater et de Gall. Comme Raphaël aussi, il est soumis à l’autorité d’un père qui exige qu’il poursuive des études de droit : « il voulait que je fisse mon Droit en conscience », explique Raphaël, qui, comme le romancier, entre comme clerc chez un avoué.

Des difficultés financières

Mais Balzac, lui, résiste, et affirme sa volonté de créer une œuvre littéraire : il obtient de son père, retourné en province à sa retraite en 1819, de rester à Paris. Ses quelques années, dans une mansarde de la rue Lesdiguières à Paris, ressemblent à celles que vit Raphaël, consacrées à des écrits, qui lui permettent à peine de vivre. Les échecs se multiplient, d’abord en 1824, une édition à bon marché de La Fontaine et de Molière, qui lui laisse ses premières dettes, puis la société pour l’exploitation d’une fonderie de caractères d’imprimerie, qu’il fonde en 1827, marche si mal qu’il renonce, couvert de lourdes dettes qui pèseront sur sa vie entière. Ainsi, sans doute aurait-il pu s’écrier, comme son héros : « J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et je me sentais dans le néant. » ou « je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. »

Le monde du journalisme

Enfin, l’évocation du journal que s’apprête à lancer le banquier Taillefer et dont Raphaël doit prendre « les rênes » nous rappelle que, dès 1830, Balzac collabore à divers journaux, entre autres à la Revue de Paris, à la Revue des deux mondes, au Feuilleton des journaux politiquesIl connaît donc fort bien les milieux journalistiques et la façon dont ils participent aux jeux politiques, notamment à l’occasion des journées de juillet 1830, dont le roman donne un exemple lors des conversations pendant le dîner chez Taillefer.

Le contexte de La Peau de chagrin : vie politique et vie sociale 

Le contexte politique 

Les premiers mots du roman, « vers la fin du mois d’octobre dernier », en lien avec l’allusion à la « révolution de juillet » au cours du banquet chez le banquier Taillefer, nous permet de dater le début de l'action du roman, l’année 1830. Le récit rétrospectif de Raphaël à Émile nous fait remonter, lui, trois ans en arrière, avant même sa rencontre avec Fœdora, « La femme sans cœur ». C’est donc sous la Restauration en un temps contemporain à celui de l’écriture que se situe le roman. : il s’inscrit dans la situation politique perturbée du début du siècle. 

Contexte

La Révolution

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« Enfants de la Révolution », comme le sont les convives du banquet, celle-ci a laissé sa marque dans les esprits, symbole du pouvoir de la loi et de la justice, ce dont donne la preuve un des convives qui en fait l’éloge. Mais sa présentation est empreinte d’une ironie qui prouve la distance prise par Balzac : « Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait Massol, un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom. » Mais « Votre stupide république me donne des nausées » s’écrie, en réponse, un autre convive.

L'Empire

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L’Empire, qui s’est achevé en 1815 avec la chute de Napoléon, a laissé, lui, l’image d’un temps glorieux : « Hé ! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire ! criait un officier de marine qui n’était jamais sorti de Brest. » Mais, à nouveau, la présentation du locuteur est ironique, et il ne reste que la désillusion pour marquer le début du siècle : « — Ah ! la gloire, triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas. », lui riposte un autre convive.  

La Restauration

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La chute de Napoléon amène le rétablissement de la monarchie d’abord avec Louis XVIII, un des frères de Louis XVI, dont le pouvoir est encadré par une "Charte", qui tente d’établir une monarchie constitutionnelle, que juge sévèrement le romancier par le mépris prêté à un des convives : « ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux  mensonge de Louis XVIII : « Union et oubli. » Cette critique de la devise de Louis XVIII s’explique par un commentaire qui dénonce cette médiocrité bourgeoise :

Louis-Philippe Crépin, Allégorie du retour des Bourbons le 24 avril 1814 : Louis XVIII relevant la France de ses ruines, 1814. Huile sur toile, 46 x 55,5. Château de Versailles

La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses, la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très petites.

Louis-Philippe Crépin, Allégorie du retour des Bourbons le 24 avril 1814 : Louis XVIII relevant la France de ses ruines, 1814. Huile sur toile, 46 x 55,5. Château de Versailles

Mais à sa mort, en 1824, son frère, Charles X durcit encore le régime, en rejetant le pouvoir parlementaire : « il n’est pas possible que cette Charte empêche de faire ma volonté ». D’où l’ironie de la phrase lancée plaisamment par un convive, « je porte un toast à Charles X, père de la liberté. ». Face aux Libéraux, favorables à un régime parlementaire, il se crée ainsi un pouvoir « carliste », avec des Ultras qui veulent redonner à la monarchie toute la puissance qu’elle avait sous l’ancien Régime : « J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants ! Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien ? », proclame l'un des dineurs, et un autre affirme « Allez, la liberté absolue mène les nations au suicide. »

La monarchie de Juillet

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Mais la limitation des libertés et des droits civiques conduit aux "Trois Glorieuses", trois jours d’émeute en juillet 1830, qui font passer le pouvoir royal aux mains de Louis-Philippe, le "roi-citoyen" qui promulgue une nouvelle "Charte".  

Aucun réel écho à cette révolution dans le roman, mais la place prise par l’argent fait écho à la volonté du roi de favoriser l’enrichissement des notables et d’établir une prospérité dans le pays, seule solution pour promouvoir la paix sociale, reproduite par ce constat d'un convive : « Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. » 

Le rôle de l’Église

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L’Église, soutien de la monarchie absolue dite "de droit divin" et combattue lors de la Révolution, a peu à peu regagné sa puissance aux côtés des « Ultras ». Sur ce point aussi la position de Balzac est ambiguë. S’il a été éduqué dans un collège religieux, sa famille n’accorde que peu de place à la religion, et lui-même s’affirme d’abord athée et matérialiste.

Mais un tournant s’accomplit, précisément au moment des journées de Juillet : devant le désordre qui menace, il voit en la religion le soutien du principe d’autorité qui légitime la monarchie. Ainsi, au-delà de la critique formulée par Émile, celui-ci est finalement d’accord avec le personnage de Raphaël pour admettre le rôle du christianisme.

— Nous devons au Pater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-être ; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernements modernes, dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces opposées les unes aux autres se neutralisent en laissant tout pouvoir à la civilisation, reine gigantesque qui remplace le roi, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu ?

— Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe ! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu.

Raphaël, La transfiguration de Jésus (détail), 1516-1520. Huile sur panneau, 410 x 279. Pinacothèque du Vatican

Cette conception est confirmée dans Le Médecin de campagne, en 1833 : « la religion est le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance, si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait tyran par nécessité. » Mais alors même qu’il est terrifié par sa mort proche, à aucun moment le héros de La Peau de chagrin ne fait appel à un prêtre. Bien au contraire, face au portrait du Christ peint par Raphaël, loin de s’en remettre à « la douce sérénité du divin visage », à laquelle il est pourtant sensible, le personnage choisit la promesse matérialiste de la peau de chagrin. Et, quand sa mort  lui apparaît dans toute son horreur, ce n’est pas à un prêtre qu’il s’adresse, mais aux savants, en vain d’ailleurs.

Raphaël, La transfiguration de Jésus (détail), 1516-1520. Huile sur panneau, 410 x 279. Pinacothèque du Vatican

Ces échanges désordonnés et contradictoires au cours du banquet nous font mesurer les hésitations de Balzac, qui n’adhère ni à une république idéaliste, ni à une monarchie qui ne se fonderait que sur le seul pouvoir de la bourgeoisie financière. Ils révèlent aussi le désarroi d’une jeunesse, une des composantes de ce que l’on nommera "le mal du siècle".

Le contexte social 

Les classes sociales

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Le XIX° siècle marque la naissance de la société capitaliste, avec ses financiers, investisseurs, entrepreneurs, qui s'enrichissent. Elle se construit sur trois contrastes, dans lesquels l'argent joue un rôle hiérarchique déterminant :

        entre les survivants de la noblesse de l'Ancien Régime et une nouvelle noblesse née sous l’Empire, comme le père de Balzac qui ajoute à son nom la particule "de" propre à la noblesse à partir de 1803. Son héros, lui, appartient à une ancienne noblesse, mais ruinée, ce dont se moque son compagnon en lui prêtant une généalogie fantaisiste : « — Que chantez-vous avec votre Valentin tout court ? s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît ! Nous portons un aigle d’or en champ de sable couronné d’argent becqué et onglé de gueules, avec une belle devise : NON CECIDIT ANIMUS ! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent et de soldats. »

        entre ces deux formes de noblesse et la bourgeoisie, enrichie dans la finance, tel le banquier Taillefer dans le roman, ou par la fondation d'entreprises prospères. Les nobles méprisent ces bourgeois qui, de leur côté, essaient de les imiter par leur luxueux mode de vie. Mais il existe aussi une petite bourgeoisie, peu aisée, qui vit médiocrement, comme Madame Gaudin qui tient, avec sa fille Pauline, « l’hôtel garni » où loge Raphaël.

        entre ceux, nobles ou bourgeois, qui ont le pouvoir et l'argent, du moins assez pour vivre modestement, et le peuple, encore dans la misère. Il n’apparaît qu’épisodiquement dans le roman lorsque Raphaël croise deux miséreux qui lui demandent la charité : « Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée ». L’autre image, quand le héros trouve refuge auprès d’une famille de paysans auvergnats, est, elle plus lumineuse, en une sorte d’héritage de Rousseau qui efface la misère pour mettre en avant les qualités du cœur due à une vie sereine au sein de la nature.

Une image de la mendicité au XIXème siècle

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Le luxe des élites

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Mais l’écart social est effacé dès lors qu’intervient l’argent, et dans le luxueux hôtel particulier du banquier Taillefer se mêlent des jeunes gens issus de la noblesse et d’autres, bourgeois, parfois artistes, souvent sans fortune : ils profitent de leur hôte « qui dépense deux mille écus pour un dîner », dont Balzac décrit longuement le faste, mets raffinés, vaisselle et verrerie précieuses, linge fin...

Paul Gavarni, "Le Banquet Taillefer", In La Peau de chagrin, édition  de 1838

La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jeunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit-four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes […]

Paul Gavarni, "Le Banquet Taillefer", In La Peau de chagrin, édition  de 1838

Dans les mêmes salons, dans les mêmes théâtres, les lieux parisiens à la mode, se retrouvent la baronne de Nucingen, la comtesse de Restaud, la comtesse Fœdora, mais aussi les courtisanes sans naissance, Euphrosie et Aquilina, entretenues par de riches amants. L’argent se dépense sans compter, l’essentiel est d’en acquérir, par tous les moyens, comme l’explique Rastignac à Raphaël :

La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation ; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risquerait-il un million ? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve son million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés ; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit.

Présentation de La Peau de chagrin  

Pour lire le roman

La parution du roman 

La première mention du titre du roman, alors qualifié de « conte philosophique », est faite dans un article de Balzac, « Les Litanies romantiques », paru dans La Caricature le 9 décembre 1830 sous le  pseudonyme d’Alfred Coudreux. Mais avant même sa parution, plusieurs ébauches paraissent dans des revues, assurant ainsi sa promotion :

     Dans La Caricature, le 16 décembre, « Le dernier Napoléon », signé Henry B., figure la scène dans la salle de jeu qui sera profondément modifiée ensuite.

         Dans La Revue des deux mondes, en mai 1831 : la publication d’« Une débauche », la scène du banquet, est accompagnée d’une annonce publicitaire de l’œuvre : « : « Impatiemment attendue, l'œuvre originale dans laquelle notre collaborateur a, dit-on, merveilleusement uni la peinture de la société moderne, son manque de croyance, son luxe, ses passions, aux plus hautes idées morales et philosophiques, doit paraître dans quelques jours (le 15 juin). on sait que la Peau de chagrin a déjà obtenu dans les salons de Paris d'honorables suffrages ».

        Le 29 mai, dans La Revue de Paris, paraît « Le Suicide d’un poète », précédée d’une nouvelle annonce publicitaire : « Nous sommes heureux de pouvoir, par ce fragment, venir en aide à l'impatience publique dès longtemps préoccupée de l'apparition de ce livre. Quelques lectures de salon lui ont donné, avant sa naissance, une immense renommée que ne paraît pas de voir démentir le commencement de publicité qu'il reçoit ici ».

Le 1er août 1831, sont mis en vente les deux tomes de La Peau de chagrin, avec un sous-titre « Roman philosophique » et deux frontispices de Tony Johannot, ainsi que, sous le titre, le trait ondulé et l’épigraphe empruntés à Tristram Shandy de Laurence Sterne.

Présentation

Les frontispices 

L'édition  de 1831

Chaque tome de l’édition originale présente une page de titre identique, cependant accompagné d’un frontispice différent.

La page de titre

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La typographie met en valeur l’objet qui donne au roman son sens, avec un terme emprunté à l’édition. Le « chagrin » est, en effet, une sorte de cuir, préparé à partir de la peau de la croupe d’un âne, d’un mulet ou d’un cheval, utilisé pour la reliure.

Balzac, La Peau de chagrin, Frontispices, édition de 1831
Laurence Sterne, Tristram Shandy, 1759-1770, chapitre CCCXXII : l'image insérée dans le récit

La vignette qui figure au-dessous est inquiétante, car elle suggère l’image d’un serpent, reptile traditionnellement maléfique. En se reportant à l’œuvre de Sterne, nous constatons qu’elle était, chez lui, verticale, et correspondait au trait tracé dans l’air avec sa canne par un personnage qui fait l’éloge de la liberté offerte par le célibat.

Laurence Sterne, Tristram Shandy, 1759-1770, chapitre CCCXXII : l'image insérée dans le récit

Il est alors intéressant de mettre cette page en relation avec les deux frontispices, préalables à la lecture.

         Celui du premier tome présente deux personnages contrastés, un vieillard vêtu de noir, qui désigne une peau sur le mur, et un jeune homme, à l’allure de dandy, qui la regarde. Cette peau est entourée d’un halo de lumière, et ressort parmi quelques autres objets, un tableau au sujet indistinct, un flacon, et, que le sol, les éléments d’une armure, les autres objets, un tableau, une statue… restant, eux, flous. L’allure du vieillard, ces objets en désordre dans la pièce, donnent à cette scène une dimension un peu inquiétante, d'autant plus que, derrière lui nous reconnaissons un squelette. Dans la première partie du roman, un passage reproduit cette scène, en décrivant plus précisément cette peau, présentée comme magique par le titre de cette partie, « Le talisman ».

— Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin, des rayons si lumineux, que vous eussiez dit d’une petite comète.

Une première interprétation peut alors être posée : cette ligne serpentine représenterait le cours d’une vie, ponctuée de choix, notamment celui de la liberté offerte par l’absence de lien amoureux, de combats aussi, et menant inéluctablement à la mort.

     Le second frontispice confirme la place de l’amour dans le roman, car il met en valeur, par le flou du décor, deux personnages que la gestuelle semble unir dans le désespoir. La femme, avec ses yeux et son bras levés, exprime son impuissance tandis que la douleur est encore plus violente chez le jeune homme agenouillé à ses pieds, dans une attitude implorante, amaigri et vêtu d’une simple chemise blanche. Ce double désespoir  correspond donc plus au titre de la troisième partie, « L’agonie », qu’à celui de la deuxième, « La femme sans cœur », en confirmant aussi le sens symbolique de la ligne serpentine.

Balzac, La Peau de chagrin, page initiale, édition de 1845

Dédicace et sous-titre

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Dans la réédition de 1845, Balzac ajoute une dédicace à un scientifique mort en 1841, Félix Savary, qui peut paraître surprenante si l’on pense à la rationalité de la science par rapport à une peau « talisman ». Mathématicien et astronome, ce savant était un spécialiste des systèmes qui interagissent : mouvement réciproque de deux astres, interactions magnétiques, relation entre les deux roues d’un engrenage. Or, n’est-ce pas précisément cette interaction entre la superficie de la peau et les désirs du héros qu’illustre l’œuvre, et que révèlent les mots gravés au dos de la peau ? 

Cette dédicace peut ainsi être rapprochée du sous-titre « Roman philosophique », qui annonce déjà qu’en 1834, quand il conçoit l’architecture d’ensemble de "La Comédie humaine", Balzac place alors ce roman en tête des « Études philosophiques ». Or, nous constatons, dans la troisième partie, que c’est bien à la science que Raphaël va faire appel pour conjurer le pouvoir maléfique de la peau magique. Mais ni le zoologue, ni le physicien, ni le chimiste ne peuvent vaincre la résistance de la peau : « Les deux savants étaient comme des chrétiens sortant de leur tombe pour trouver un Dieu dans le ciel. La science ? Impuissante ! ». De même aucun médecin ne pourra empêcher le héros de mourir. Balzac invite donc bien à une réflexion philosophique en opposant une conception matérialiste de la vie, fondée sur la science, à une conception spiritualiste, cette énergie vitale liée au désir amoureux que symbolise la peau.

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÈDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A

VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS

SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE

TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LÀ. À CHAQUE

VOULOIR JE DÉCROITRAI

COMME TES JOURS.

ME VEUX-TU ?

PRENDS. DIEU

T’EXAUCERA.

SOIT !

À la première se rattache le corps, le choix de la richesse et du luxe, à la seconde la vie intellectuelle et les sentiments, « deux systèmes d’existence si diamétralement opposés », comme l’explique Raphaël à son ami Émile lors du banquet. Or, une phrase du héros est intéressante, car elle évoque précisément le projet même de l’œuvre immense de Balzac, une volonté de réconcilier les deux : « Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je ? »

La structure 

Structure

Le roman est construit en trois parties, respectivement, dans l’édition Garnier-Flammarion, de 66, 96 et 86 pages, suivies d’un très bref « Épilogue » de deux pages.

Première partie : "Le talisman"

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Cette première partie se déroule rapidement : elle débute « [v]ers la fin du mois d’octobre dernier […] au moment où les maisons de jeu s’ouvraient », en début d’après-midi, et se termine dans la nuit. Elle s’organise autour de trois scènes principales, qui occupent trois lieux parisiens différents :

       La première scène, un récit pris en charge par un narrateur omniscient, est rapide. Dans une salle de jeu, un « jeune homme », encore « inconnu », joue « une pièce d’or » et la perd. Le récit fait comprendre au lecteur qu’il s’agit là d’un acte de désespoir : « Voilà sans doute sa dernière cartouche », commente le croupier, et « C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau » ajoute un joueur. Effectivement, la suite montre l’errance le long des quais de la Seine du jeune homme, qui a décidé d’attendre la nuit pour se suicider.

         Une deuxième scène, qui donne lieu à plusieurs descriptions détaillées, le mène chez « un marchand de curiosités », dont il visite longuement les magasins jusqu’à sa rencontre avec « un petit vieillard » qui lui présente une « peau de chagrin », en lui expliquant le rôle de ce « talisman ». Le jeune homme accepte le pacte : « Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. », conclut l’antiquaire.

         La troisième scène, qui occupe la moitié de cette partie et multiplie les discours rapportés directement, se déroule dans l’« hôtel de la rue Joubert », chez le banquier Taillefer, où le personnage, enfin nommé, Raphaël de Valentin, est entraîné par une bande d’amis. Elle montre la réalisation du premier désir formulé par Raphaël : « Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! » 

Deuxième partie : "La Femme sans cœur"

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Cette deuxième partie occupe la nuit, jusqu’au réveil des convives, « le lendemain vers midi », en formant une analepse, un récit rétrospectif fait à la première personne par Raphaël qui, lors du banquet, raconte sa vie à son ami Émile, de ses dix-huit ans à ses vingt-cinq ans, jusqu’à cette dernière pièce d’or jouée. À la façon d’un roman d’apprentissage, le récit montre son évolution, de l’innocence d’une jeunesse désargentée, toute dédiée à sa thèse, « Théorie de la volonté », à l’apprentissage de l’amour avec ses moments de joie mais aussi ses souffrances.

Balzac, La Peau de chagrin :Pauline et Foedora, édition de 1852

Pauline et Foedora, édition de 1852

La partie oppose deux figures féminines, Pauline, « douce et soumise », la fille de madame Gaudin, qui tient l’hôtel garni où loge Raphaël, et Fœdora, qui « cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. » Tout l’appui de Pauline, toute l’aide que lui apportent ses amis ne parviennent pas à sauver Raphaël des griffes de cette femme, pour laquelle il se ruine et plonge dans la débauche, jusqu’à se retrouver couvert de dettes. Le récit se clôt sur un nouveau souhait de Raphaël, deux cent mille livres de rente », exaucé lors du déjeuner par l’annonce d’un héritage, qui amène le constat terrible du pouvoir de la peau :

Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. 

Troisième partie : "L'agonie"

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La troisième partie, retour à un narrateur omniscient, présente une avancée dans le temps : elle commence « Dans les premiers jours du mois de décembre », en résumant d’abord la façon dont Raphaël a organisé sa vie pour ne plus avoir à formuler le moindre désir.

Mais intervient un événement perturbateur, ses retrouvailles avec Pauline, qui fait renaître en lui l’élan du désir d’ « être aimé ». Aussitôt, « l’inexorable peau » rétrécit, et tous les efforts de Raphaël pour la détruire  restent inutiles. Au mois de mars intervient le verdict des médecins, et Raphaël quitte alors Paris pour aller prendre les eaux à Aix, en avril, puis, après un duel où il tue son adversaire, au Mont-Dor, où il se réfugie dans la nature auprès d’une modeste famille. Le temps se compte alors en jours, jusqu’au retour du héros à Paris, où la seule solution est le recours à l’opium car « Dormir, c’est encore vivre ». Mais, quand Pauline revient à ses côtés, il ne lui reste plus qu’un « lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une pervenche ». Or, son désir renaît : « Pauline, viens ! Pauline ! », « je t’aime, je t’adore, je te veux ! ». Ses derniers cris scellent son sort tragique

Une terrible agonie, édition de 1852

Balzac, La Peau de chagrin : une terrible agonie, édition de 1852

L’épilogue

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L’épilogue est une adresse du narrateur au lecteur, en réponse à sa question : « Et que devint Pauline ? ». En trois temps, il la dépeint à travers des métaphores, d’où la double incompréhension du lecteur, « Mais Pauline ? », « Mais, monsieur, Pauline ! », jusqu’à en faire « une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs ». Balzac l’identifie enfin au « fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes », en reprenant le souvenir d’un amour médiéval entre Jehan de Saintré, qu’il idéalise en représentant, à travers celle dont le chevalier porte les couleurs « pour plus amoureusement complaire à celle qui tout son cœur avait », la « fin’ amor ». Cela lui permet de souligner son opposition à Fœdora dont le destin est rapidement exprimé dans les dernières lignes : , mais elle aussi prend un sens symbolique : « Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout. ». La précision ajoutée, « c’est, si vous voulez, la Société. », soulignée par la majuscule, précise la valeur symbolique de ce personnage que les lieux suggèrent déjà.

Conte ou roman ? 

Les remarques précédentes conduisent à une question, puisque Balzac lui-même a évoqué en 1830 un « conte fantastique », et qu’une note dans ses Carnets, sans doute au second semestre de 1830, annonce « l’invention d’une peau qui représente la vie. Conte oriental », tandis que le sous-titre, lui, caractérise l’œuvre  comme un « roman philosophique ». À quel genre littéraire rattacher La Peau de chagrin, donc quel objectif l’écrivain se fixe-t-il ? 

Conte-roman

Un conte

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Conte fantastique

Bien des aspects peuvent rattacher le récit au conte, notamment les première et troisième parties. Comment ne pas voir dans la promesse de la « peau » magique un souvenir du conte populaire allemand, datant du XVIème siècle, réinterprété en 1808 par Goethe dans sa tragédie Faust ? Le Diable envoie à Faust, un savant déçu par son impuissance à acquérir un savoir absolu, un de ses Esprits, Méphistophélès : celui-ci lui procure un serviteur humain qui lui offre une seconde vie, tournée vers tous les plaisirs, en échange de son âme qui sera donc damnée après sa mort. De la même façon, c’est bien un pacte maléfique que conclut Raphaël en acceptant la peau :

Fabio Cipolla, Apparition de Marguerite à Faust et Méphistophélès, d’après Faust de Charles Gounod, vers 1900. Huile sur toile. Château Sforza, Milan

Fabio Cipolla, Apparition de Marguerite à Faust et Méphistophélès, d’après Faust de Charles Gounod, vers 1900. Huile sur toile. Château Sforza, Milan

Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.

Or, la présentation de la peau est accompagnée de plusieurs passages significatifs propres au conte :

     Avant son apparition, le héros voit d’abord un tableau de Raphael, qui représente le Christ dans toute sa majesté, « [s]auveur des hommes », avec une « auréole de rayons », et ses « lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie ». S’introduit ainsi l’opposition à venir, puisque la peau, elle, représentera les ténèbres et la mort. Nous retrouvons là le combat, traditionnel dans le conte, entre les forces du bien et celles du mal.

         Le vieil antiquaire, par son allure, son âge plus que centenaire (il a « connu la cour du Régent », au pouvoir de 1715 à 1723), par sa connaissance du monde et des hommes qu’il proclame, est dépeint comme un être supérieur, un initiateur, mais sa réaction face au choix de Raphaël lui donne une dimension diabolique : « Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer ». Cette image est renforcée dans la troisième partie, quand Raphaël revoit le vieillard, en confirmant l’idée d’un combat entre le Ciel et l’Enfer :

En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. 

       Enfin, le schéma narratif est bien celui d’un conte : le héros, qui vit un manque au début du récit, peut, grâce à l’objet magique, obtenir la richesse désirée, le banquet, puis l’héritage, et la femme désirée, Pauline. Mais sa quête se retourne contre lui, et il passe, du comble du bonheur à un véritable enfer, qui s’accentue dans la troisième partie

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Conte oriental

Balzac joint aussi, à la tonalité fantastique, des images empruntées, elles, au conte oriental, telle l’Histoire d’Aladdin, ou la Lampe merveilleuse, intégrée aux Mille et une Nuits dans la traduction d’Antoine Galland au XVIIIème siècle. Le héros, maîtrise les pouvoir d’une lampe magique qui, quand on la frotte, fait apparaître un « djinn », un génie qui exauce toutes ses volontés. Mais toutes les péripéties vécues par le héros sont surmontées, et il vit, finalement, dans le bonheur, au contraire de Raphaël dans La Peau de chagrin.

         Or, les paroles gravées au dos de la peau, censées être du sanscrit – en fait, le texte est de l’arabe –, sont introduites en lien avec l’Orient : « L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude ».

       Les amis de Raphaël voient dans le banquet à venir le moyen de mener la vie « more orientali, couchés sur de moelleux coussins » dont ils rêvent, et le luxe du banquet est comparé à « une féerie digne d’un conte oriental ». De même l’entrée des courtisanes promet aux convives les plaisirs sensuels de l’Orient : « Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. ».

Raphaël lui-même, se dépeignant en « amant efféminé de la paresse orientale » et « sensuel » avoue cette attraction, combattue par sa plongée dans l’étude.

         Enfin, le long discours du naturaliste Lavrille à propos de la peau, lie son origine, l’onagre, « animal […] longtemps passé pour fantastique », aux « prophètes bibliques », en insistant sur ses pouvoirs mystérieux« C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux. » 

Le conte oriental, outre la mode de l’exotisme au XIXème siècle, correspond également au développement d’une société qui met en valeur le luxe, les richesses qu’il induit, et la sensualité qu’il favorise.  

Un "roman philosophique"

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Mais la place accordée au personnage, avec l’apprentissage que relatent les péripéties qu’il vit dans la deuxième partie, permet un approfondissement de sa psychologie, un développement sur ses sentiments qui lui donnent une ampleur bien  supérieure à celle du héros d’un conte. De plus, à travers les épreuves qu’il traverse, tantôt face à des opposants, tantôt aidés par des adjuvants, son parcours est celui, traditionnel, des romans d’initiation, que nous retrouvons, par exemple dans d’autres romans de Balzac, à commencer par Illusions perdues (1837-1843), ou dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, paru en 1869.

De plus, comme dans ces romans, le personnage s’inscrit dans une société bien réelle, décrite avec précision. Enfin, en lui s’incarne une double vision, à la fois

  • du « mal du siècle »  vécu par la jeunesse, propre au début du XIXème siècle, en quête d’un absolu que lui refuse la société, où seul règne le matérialisme ;

  • d’une conception de la vie humaine autour de l’idée d’énergie : un choix est à faire entre une vie intense, mais brève car elle brûle cette énergie vitale, ou une vie longue, mais dans une sorte d’inertie afin d’économiser l’énergie. C’est ce que résume Émile à la fin du banquet : « En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en assumant le martyr des passions, voilà notre arrêt. »

Femmes

L'image des femmes 

L’étude de la structure comme celle du genre littéraire nous ont amené à constater que les femmes – auxquelles est consacré également l’« Épilogue » – occupent une place importante dans le roman. Avant même qu’interviennent dans l’action des figures féminines, durant l’errance du héros dans Paris, une vision fugitive sonne comme une prémonition, à la fois, par sa richesse et son indifférence, de « la femme sans cœur » que sera Fœdora dans la deuxième partie, et de l’« adieu à l’amour » de Pauline qui fermera la troisième partie.

La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette dernière et puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait cette douce parole : J’étais bien aujourd’hui.

Les courtisanes 

Deux scènes contrastées

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Une image enchantée

Avant d’observer le portrait de ces deux femmes et leur rôle dans la vie du héros, le lecteur découvre l’image de la femme à travers les courtisanes qui apparaissent à la fin du banquet chez le banquier Taillefer. Balzac nous en donne d’abord une image générale, qui met l’accent sur la puissance de la séduction, quasi magique, qu’elles exercent sur les convives :

Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamants. Riches était les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies.

Nous notons la façon dont le portrait articule la beauté physique à la richesse pour mettre en valeur toutes les promesses de sensualité qu’illustrent ces femmes, par leur diversité. Balzac dote ainsi la femme d’un pouvoir irrésistible : « Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. »

Balzac met ensuite en scène deux de ces femmes, Aquilina et Euphrasie, toutes deux courtisanes, certes, mais qui présentent déjà le double aspect de la femme, démon et ange, héritage biblique d’Ève et Marie.

Une vision d'horreur

Mais tout s’inverse à la fin de la deuxième partie, au réveil le lendemain de cette nuit de débauche. La sublime beauté des femmes s’est effacée pour ne plus faire ressortir que l’« horreur » :

La compagnie des courtisanes, édition  de 1838

La compagnie des courtisanes, édition  de 1838

Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle : leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse.

Comme au théâtre, le rideau s’est fermé sur le superbe spectacle, et Balzac ramène son lecteur à la réalité, une société matérialiste qui détruit la vertu et fait triompher le vice :

Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée […] 

Aquilina

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En dépeignant la beauté sensuelle d’Aquilina, Balzac met en relief ce qu’elle a de terriblement dangereux par les « voluptés dévorantes » qu’elle promet, la comparant à une de « ces prophétesses agitées par un démon ». Sa « robe en velours rouge » illustre cette passion sauvage qu’elle dispense, dans une violence affirmée :

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange, Aquilina, 1838. Eau-forte, 19,5 x 11. Maison de Balzac

[…] monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge ; puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. […] Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens ; 

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange, Aquilina, 1838. Eau-forte, 19,5 x 11. Maison de Balzac

Elle est donc l’incarnation même du vice, mais Balzac nous laisse pressentir qu’elle cache en elle un profond désespoir en rappelant à la mort tragique de son amant, auquel elle doit son surnom, « La Rochelle », et dont elle perpétue le souvenir : « la guillotine a été ma rivale. Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin. » Elle fait donc figure de victime, « condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur. »

Elle est aussi parfaitement conscience de la déchéance qui attend les prostituées auxquelles seule leur beauté permet de survivre, mais qui finiront malades et dans la misère à l’Hôpital de la Salpêtrière, à la fois prison et mouroir pour ces filles que la société rejette. Elle dépeint ainsi le sort douloureux des femmes quand la vieillesse les condamne à la solitude :

        — Qu’a donc l’hôpital de si effrayant ? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne voyez plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette ; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même ?

Euphrasie, édition  de 1838

Euphrasie, édition  de 1838

Euphrasie

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En apparence Euphrasie offre l’image inverse, celle d’une totale pureté : elle est « la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté. » Mais cette apparence est encore plus dangereuse, car elle est le masque du vice, souligné par les comparaisons qui opposent la vertu au vice :

Une naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite.

Finalement, elle n’est qu’une autre face du vice, une « espèce de démon sans cœur », qui ne vit que pour « faire de [s]on existence une longue partie de plaisir », sans souci du mal qu’elle peut infliger aux autres : « J’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. » Mais son comportement est aussi le résultat d’une douleur, une vengeance contre son abandon : « J’ai été quittée pour un héritage, moi ! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. »

Quand le lecteur la retrouve au bras du vieil antiquaire, dans la troisième partie du roman, elle témoigne de la réalisation de la malédiction lancée par Raphaël : « Je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés. » Agent de sa vengeance, elle marque ainsi le triomphe du matérialisme, des désirs des sens, sur toute les valeurs du « savoir » et de la sagesse philosophique.

Pour conclure

Ainsi, toutes deux rejetant la vertu et toutes les qualités de « l’âme », elles se rejoignent dans le même choix, vivre sans limites, une des composantes de l’alternative que la peau offre aussi à Raphaël : « Autant rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes », s’écrie Euphrasie.

Toutes deux illustrent aussi l’image de la prostituées fréquente chez les écrivains romantiques, qui, en la montrant victime des conditions sociales, s’emploient à la réhabiliter, comme le feront Dumas avec Marguerite Gautier, héroïne de La Dame aux camélias, paru en 1848, et Hugo avec Fantine dans Les Misérables, en 1862.

Euphrasie et Aquilina, édition  de 1838

Euphrasie et Aquilina, édition  de 1838

Le portrait de Fœdora 

À part la présentation faite par Rastignac à Raphaël, nous découvrons Foedora à travers le regard et le jugement de Raphaël, forcément influencé par ses sentiments amoureux, qui expliquent aussi ses doutes et ses contradictions.

Première rencontre, édition de 1838. Gravure, 8,5 x 7,5. Maison de Balzac

Une femme du monde

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Les premiers mots de Rastignac mettent en avant son statut social – elle est comtesse – et sa richesse, ce qui lui assure une position dans la société parisienne. Elle tient un salon fréquenté par toute l’élite mondaine : 

Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont personne ne veut ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse ! 

Première rencontre, édition de 1838. Gravure, 8,5 x 7,5. Maison de Balzac

Mais cette présentation souligne déjà toute l’ambiguïté de cette femme, car cette position sociale reste ambiguë, comme l’explique encore Rastignac : « je crois que son mariage n’est pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. » Mais cela n’empêche pas qu’elle fréquente la meilleure société, et que de nombreux jeunes gens « lui ont offert un nom en échange de sa fortune », en vain d’ailleurs : « elle les a tous poliment éconduits. » Elle cherche d’ailleurs à remédier à cette ambiguïté, en jouant de l’amour de Raphaël pour elle pour obtenir son appui :

La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas votre cousin ? Une lettre de lui déciderait tout.

Ainsi, son passé reste mystérieux, ce que pressent Raphaël : « Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine », et il juge que « ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises », et même qu’elle « s’est autrefois donnée pour de l’or ». Elle-même évoque aussi avoir vécu la misère... Mais ces hypothèses, qui font de Fœdora une sorte de double des courtisanes, Aquilina et Euphrasie, qui aurait réussi son insertion sociale grâce à un mariage lui ayant apporté sa fortune,  restent incertaines. En tout cas, elle a su s’entourer de luxe, règne sur une société choisie dont elle est le centre, et a tous les caprices d’une mondaine sûre de son pouvoir sur les hommes : « sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. »

Une séductrice

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Foedora exerce, en effet, une immédiate séduction, avant même la rencontre, par son seul prénom, à  la fois chargé de mystère, et qui associe, par ses sonorités, deux mots évocateurs, « feu » et « dora », qui semblent déjà l’illuminer : il « faisait briller les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité ». C’est précisément ce que met en valeur son portrait physique, « ses yeux si brillants » ou, par exemple, quand Raphaël la contemple nue : « son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. » Cette séduction est encore accentuée par le luxe qui l’entoure, son vêtement mais aussi son appartement : « Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux ; je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche, et son corsage tentateur. » À cela s’ajoute le charme de sa voix, quand Raphaël, caché, l’entend chanter : 

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange, Le portrait de Foedora, 1838. Eau-forte, 10,5 x 9,7. Maison de Balzac

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange, Le portrait de Foedora, 1838. Eau-forte, 10,5 x 9,7. Maison de Balzac

De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur.

"La femme sans cœur"

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Mais le titre de cette deuxième partie invite le lecteur à voir un autre aspect de Foedora, fondé sur une autre étymologie de son prénom, une combinaison du latin "foedus", qui renvoie à un traité fait entre deux cités, et de "Pandora". Dans la mythologie grecque, elle était la femme parfaite, à laquelle Zeus remit une boîte close contenant tous les maux qu'elle devait garder fermée ; mais, par curiosité, elle ouvrit la boîte et répandit toutes les malédictions sur le monde. Ainsi, Fœdora règle avec rigueur ses relations avec les hommes, auxquels elle ne peut apporter que des malheurs. C'est ce qu'introduit le portrait rapide fait par Rastignac : « il me la peignit avare, vaine et défiante ». Raphaël revient souvent sur cet aspect péjoratif de  son caractère, sa dureté : « elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. », « Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, paraissant exprimer l’amour, mais froid. » Ainsi, deux éléments se combinent, son incapacité à éprouver le moindre sentiment pour autrui, qui l’amène à rejeter sans pitié l’amour que lui voue Raphaël, et son art de la dissimulation :

Eh ! bien, ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries ; je connaissais à fond son âme de chatte.

Ainsi, elle refuse avec force le mariage, et encore plus la maternité : « Je me trouve heureuse être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître ? », refus réaffirmé, « Me marier ? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née. » Tous les jeunes gens amoureux d'elle, comme Raphaël, sont donc condamnés à devenir ses victimes. 

Pour conclure

Elle se hausse ainsi à la dimension d’un "type", celui de la femme fatale, qui brise les cœurs sans la moindre émotion.

Le jugement critique de Balzac se traduit dans la troisième partie, par le châtiment que lui inflige Raphaël au théâtre :

Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël ; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine.

Non seulement, il est devenu insensible à sa beauté, mais il a su aussi faire rire d’elle par une « épigramme », ce qui lui ôte tout pouvoir : « Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. »

Le portrait de Pauline 

Balzac construit le portrait de Pauline en deux temps, avec une inversion sociale dans la troisième partie, dont plusieurs éléments sont cependant annoncés dans la deuxième.  Mais, dans les deux parties, elle est l’exact contrepoint de Fœdora, incarnant la femme-ange face à la femme-démon. 

Son portrait social

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Là où le titre de « comtesse » de Fœdora et son passé restent mystérieux et sont même remis en cause, Pauline, en revanche, raconte son passé en toute transparence :

Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari.

Le père de Pauline a reçu le titre de baron de Wistchnau, et elle a comme marraine la princesse Borghèse, sœur de Napoléon, à laquelle elle doit son prénom. Elle se rattache donc à cette noblesse d'empire, qui conserve une place importante au début du XIXème siècle. Dès la deuxième partie, sa mère, qui tire ses seules modestes ressources de l’hôtel garni qu’elle tient, annonce le retour de son époux, lu par un pendule et vu en rêve : « Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. »

C’est ce que révèle la troisième partie, où Raphaël la retrouve, devenue une « riche héritière », dotée d’une fortune qu’elle évalue mal, « trois, quatre, cinq millions, je crois », car, contrairement à Fœdora, elle n’y attache guère d’importance, « dédaignant les colifichets de la finance ». Elle ne mène d’ailleurs pas une vie mondaine, ce qui explique l’effet de surprise des spectateurs lors de son apparition dans une loge au théâtre : elle est encore « inconnue » et, quand elle partage la vie de Raphaël, tous deux « fuyaient le monde. »

Un beauté "virginale"

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L’adjectif « virginal » est récurrent dans tous les passages qui dépeignent Pauline, tout comme les allusions à sa dimension enfantine.

Napoléon Thomas, Le jeu de volant. Gravure pour l'édition de 1838. Maison de Balzac

C’est cette impression qui ressort de sa première image, à travers le regard de Raphaël. Il voit d’abord en elle une petite fille d’environ quatorze ans qui jouait au volant » ; mais son observation la transfigure aussitôt en une « jeune fille, dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre. » Ainsi, elle combine déjà en elle « les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance. » Mais cette beauté est encore masquée par le manque d’argent qui lui interdit tout luxe : « Comme l’héroïne du conte de Peau d’âne, elle laissait voir un pied mignon dans d’ignobles souliers. »

Napoléon Thomas, Le jeu de volant. Gravure pour l'édition de 1838. Maison de Balzac

Dans la troisième partie, cette beauté de femme est mise en évidence, mais sans pour autant perdre sa pureté

À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude

Comme en miroir de la scène de jeu de la deuxième partie, la troisième montre la jeune fille en train de jouer avec le chat lors d’un déjeuner partagé avec Raphaël, une « scène enfantine », qui offre un nouveau portrait en écho, car la richesse fait alors ressortir la beauté

[Il] contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme ; peut-être plus jeune fille que femme […]. 

Enfin, nouvelle scène en miroir, Raphaël contemple Pauline endormie, comme il l’avait fait, mais en se cachant, pour Fœdora. Mais, si toutes deux sont dotées d’une saisissante beauté, celle de Pauline n’est faite que d’une absolue pureté :

Tony Johannot, Un joyeux déjeuner. Gravure sur bois, édition de 1831

Tony Johannot, Un joyeux déjeuner. Gravure sur bois, édition de 1831

Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire ; l’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie.

Une "âme-sœur"

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Les trois adjectifs prêtés à Rastignac pour caractériser Fœdora, « avare, vaine et défiante » sont des antonymes du caractère de Pauline.

Dans la deuxième partie

Encore toute jeune, elle se dévoue pour Raphaël, car, contrairement à Fœdora, elle a conscience de la misère dans laquelle il vit. En toute spontanéité, elle lui apporte ses repas, elle prend soin de son linge, elle paye pour lui un  « commissionnaire », et même elle lui avance « trois écus ». Ainsi, à l’inverse de Fœdora, « la femme sans cœur », Pauline est « tout sentiment , toute fraîcheur », et « riche de cœur ».

Dans la troisième partie

C’est ce que confirme l’aveu, fait à Raphaël par Pauline, de la façon dont elle s’est dévouée pour l’aider dans sa misère, en ayant déjà souhaité qu’il l’aime, alors en vain car il ne voit en elle qu’« une sœur ». Mais, quand tous deux se retrouvent, un glissement s’opère vers ce mythe, fréquemment repris chez les Romantiques, de « l’âme-sœur », héritage du mythe de l'androgyne de Platon, image de cette totale fusion, rêvée mais impossible avec Fœdora :

[…] jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre.

Pour conclure

C’est cette fusion qui donne à Pauline une prescience terrible du destin tragique qui menace Raphaël. Quant elle l’exprime dans la deuxième partie, le héros, comme le lecteur, applique cette annonce à la relation de Raphaël avec Fœdora : « Vous épouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre.  […] Oh ! bien certainement ! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. »

Mais la troisième partie révèle toute l’ironie tragique de cette prescience, puisque c’est Pauline qui, par son amour, rend réelle la mort pressentie dont elle se juge coupable, dans le cri désespéré qui termine le roman : « Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ? »

Le héros : Raphaël 

Raphaël

Comme pour la plupart des personnages de Balzac, son appellation est déjà une indication : « Notre nom, c’est nous-même », déclare d’ailleurs le héros, en citant une phrase d’Eugène [de] Salverte, poète contemporain de Balzac.

  • La particule l’inscrit dans la noblesse, celle de l’Ancien Régime, ruinée par la Révolution ; mais son père s’est mis au service de Bonaparte, en a reçu des terres en Prusse et en Bavière, perdues sous la Restauration malgré toutes les démarches juridiques effectuées.

  • Son nom « Valentin », même si Émile le rattache, pour plaisanter, à l’empereur romain Valens, dérive, lui, du verbe latin, "valeo", "valens" au participe présent, signifiant se portant bien, ayant de la force, du pouvoir. Il formule ainsi une promesse, que le héros cherche à concrétiser, mais à laquelle son parcours apporte un terrible démenti.

  • Enfin, son prénom est celui du peintre de la Renaissance, Raphaël d’Urbin, dont le héros contemple d’ailleurs un tableau dans le magasin de l’antiquaire, et dont il rappelle le sort tragique : « tué par un excès d’amour » annonce l’« horrible phrase » lancée par Rastignac à Fœdora : « Il se tue pour vous ! »

Tout le roman semble donc déjà renfermé dans ce nom, avec sa dimension historique, la quête du héros pour en incarner la signification, et le tragique qui la conclut.

Le portrait de Raphaël, illustration de 1838

Le portrait de Raphaël, illustration pour l'édition de 1838

Un jeune homme romantique 

L'incarnation du "mal du siècle"

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Le terme de "mal du siècle" dépeint l’état de toute une jeunesse au début du XIXème siècle, qui a perdu les idéaux glorieux offerts par la Révolution et l’Empire et n’a plus comme perspective que l’insertion dans une société où triomphe le matérialisme. : « Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle », explique un des convives. Cette jeunesse se sent donc inadaptée dans cette société, incomprise car rien ne lui permet d’atteindre un idéal d’absolu, qu’il s’agisse d’amour ou de gloire : « Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentiments, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. » Cette opposition est soulignée par Raphaël quand il évoque les élans de sa jeunesse face à son père : « Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’âme la plus tendre,  l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde ».

C’est précisément ce qu’illustre la façon dont Balzac présente son personnage :

        Dans la première phrase, il reste anonyme : il est « un jeune homme » comme tant d’autres à son époque, devenant ainsi "un type", ce que souligne le commentaire du narrateur :

Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés.

Ainsi, le mal du siècle s’associe à une mélancolie, au repli dans la solitude, voire à un désespoir qui explique, notamment, les nombreux suicides.

Raphaël et ses amis, illustration  pour l'édition de 1851-1853, BnF

        Dans un deuxième temps, Balzac place son personnage dans un groupe de jeunes gens qui le reconnaissent comme leur semblable, puisqu’ils le cherchent afin de lui proposer même de diriger le journal que s’apprête à fonder le banquier Taillefer. En acceptant d’aller dîner avec ses compagnons, Raphaël cautionne alors l’échec des plus nobles idéaux, résumé par son ami Émile :

[…] comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain […]

Raphaël et ses amis, illustration  pour l'édition de 1851-1853, BnF

Autre forme du désespoir, cette insertion sociale se traduit alors par le choix des extrêmes, la volonté de vivre dans le luxe, par le dandysme, affichage d’élégance. Ainsi, la désillusion des plus nobles idéaux conduit à un autre excès, celui de la débauche, que met en évidence le déroulement du banquet Taillefer. C’est l’autre aspect du "mal du siècle", une autre façon de se détruire aussi, le choix de vie que Rastignac propose à Raphaël et qu’il va adopter :

Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois ? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! est la reine de toutes les morts. 

        À nouveau, au début de la deuxième partie, le récit de Raphaël, alors même que le banquet tourne à l’orgie, met en évidence, par son amertume, à quel point son échec est celui de toute une génération :

[…] je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui je ris de moi, de ce moi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervents travaux.

Le culte du "moi"

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En proie à ce mal de vivre, se sentant inadapté dans la société de son époque, le jeune romantique se réfugie dans le monde du rêve, qui lui permet de se bercer de sa propre image, exaltée. C’est l’attitude fréquente de Raphaël, dans les moments clés de sa vie. C’est le cas, par exemple, quand, à la mort de son père, recevant un modeste héritage, il décide de se plonger dans l’écriture de l’œuvre destinée à lui apporter la gloire :

Nourrissant des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours […] ; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle ; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. 

Charles Huard, Raphael dans sa mansarde, 1910-1915. Gravure sur bois

Charles Huard, Raphael dans sa mansarde, 1910-1915. Gravure sur bois

Il vit alors dans une solitude embellie par le rêve, par ses contemplations qui baignent de poésie son environnement, « ces délicieux voyages où la pensée a franchi tous les obstacles », et surtout par la consolation que lui offre la richesse de sa vie intérieure : « N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système ; mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse ! »

Un  refuge : la nature

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Ce besoin de solitude explique aussi le rôle que Raphaël, comme tant de romantiques, accorde à la nature.

Le lac du Bourget

Le lac du Bourget

Il est significatif que, lors de l’édition de 1834, Balzac ajoute, dans la troisième partie, une longue description du lac du Bourget, visité en 1832 en compagnie de la marquise de Castries. L’image qu’il dépeint fait de la nature un refuge pour l'âme blessée : «  Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. »,  fait écho à la « Cinquième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire, où Rousseau échappe à ses souffrances au bord du lac de Brienne. Mais nous y retrouvons aussi un souvenir direct du poème de Lamartine, « Le Lac », paru en 1820 dans son recueil, Méditations poétiques.

Ce lieu garde le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs.

Le pic du Capucin

De même, quand Raphaël quitte le Mont-Dor, où il est allé prendre « les eaux », la nature lui offre à nouveau « un asile isolé » : « Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies ». Le lieu où « la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors » correspond à son aspiration de retrouver une harmonie, loin des aspects factices de la société parisienne, harmonie que restitue la description empreinte de poésie. C’est pourquoi il choisit de s’installer dans l’humble chaumière découverte au cours d’une promenade : « C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. »

Le pic du Capucin

Le héros d'une quête 

C’est au XVIIIème siècle qu’en contrepoint au héros des épopées, des romans médiévaux courtois et des romans précieux, apparaît un nouveau "type" de personnage, le héros du roman d’apprentissage, dont un des modèles fondateurs est celui de Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister  (1795-1796). Il s’agit de montrer comment le héros, jeune et démuni au début de son existence, suit un chemin d’apprentissage qui l’amène, à travers des épreuves, à comprendre le sens de l’existence tout en se découvrant lui-même.

Le temps de la jeunesse

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Dans son récit rétrospectif à Émile, Raphaël évoque sa jeunesse, une « époque d’innocence et de vertu ». Il explique comment son éducation, sous le pouvoir d’un père rigoureux, lui a forgé une « naïveté primitive », « un cœur neuf », « une âme fraîche », ce qui l’amène à développer des rêves, encore irréalisables : « honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs ». 

Ces rêves, en opposition totale avec la réalité vécue, associent la fortune à une conquête féminine : « Depuis un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur » Mais, en société, il reste paralysé, « dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle : « même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. » Son récit insiste sur la pureté originelle de la jeunesse, qui se heurte violemment aux réalités de la société : « Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs ; notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous sommes francs et sans détour : ainsi étais-je alors. »

Paul Cappatti, Les rêves de jeunesse de Raphaël, 1943. Gravure, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac

Paul Cappatti, Les rêves de jeunesse de Raphaël, 1943. Gravure, 14,1 x 9,6. Maison de Balzac
Célestin Nanteuil, Devenir un grand homme : Lucien de Rubempré, 1874, in Illusions perdues de Balzac, édition de 1874 

Cette impuissance conduit ensuite à un temps de révolte, la volonté de s’imposer à cette société dont il se sent exclu. Il dirige alors ses rêves vers une autre direction, conquérir la gloire par la grandeur d’une œuvre : « Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. » Mais, si le moyen choisi change, l’idéal reste identique, l’or et la femme : « À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre ange ! » De plus, cette image de la femme reste empreinte des rêves de jeunesse, car elle est elle-même idéalisée, associant matérialisme et élans de l’âme.

Célestin Nanteuil, Devenir un grand homme : Lucien de Rubempré, 1874, in Illusions perdues de Balzac, édition de 1874 

La découverte du monde : les années d'apprentissage

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Dans sa quête, le jeune héros d’un roman d’apprentissage rencontre des opposants, car ils sont nombreux à vouloir, comme lui, s’imposer, mais aussi des adjuvants, rôle de Rastignac auprès de Raphaël. Il lui sert de mentor, l’initiant d’abord au fonctionnement de « la comédie qui se joue tous les jours dans le monde ». Il lui conseille de vivre en « dissipateur », pour tirer profit de la société : « Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. » Puis, plus directement, il lui présente Fœdora, après l’avoir instruit sur le comportement à adopter.

Cette rencontre marque le véritable début de l’apprentissage du monde, que représente l’observation de Fœdora : « Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manège d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. » Mais cette observation n’est pas neutre, car Fœdora, en illustrant tous ses rêves, lui révèle aussi ses propres contradictions : « Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. » Mais cet apprentissage est entravé par ce qui reste encore de naïveté en lui. S’il en est, au moment du récit, parfaitement conscient, ce n’était pas le cas lors de cette relation : « bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. » Il est donc déchiré par des mouvements contraires, tantôt au comble de l’idéalisation, « plongé dans une extase ineffable, occupé à la voir ! », tantôt « torturé » par elle, vivant « un atroce supplice. », tantôt la condamnant pour sa froideur, tantôt lui cherchant des excuses : « Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. » 

Markl, Observer pour conquérir, 1838.  Maison de Balzac

Markl, Observer pour conquérir, 1838.  Maison de Balzac

Il faut que d’étape en étape, il en arrive à l’aveu de son amour, qui lui vaut un rejet glacial, pour qu’il renonce, et suive Rastignac dans la débauche.

La maturité

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L’ultime étape du roman d’apprentissage est donc l’aboutissement de cette initiation, à la fois une lucidité, que prouve le récit fait à Émile car Raphaël y détaille clairement ses erreurs, et un état d’équilibre. Le héros est censé, en effet, être devenu capable de se réconcilier avec la société qu’il méprisait initialement et de s’y insérer en adoptant ses lois. C’est ainsi que Raphaël se reconnaît transformé par sa plongée dans la débauche :

En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. 

Mais, dans le roman de Balzac, la réalité sociale, le poids du matérialisme, avec le cumul de dettes impayées, continue à faire obstacle au héros, jusqu’à la perte de sa dernière pièce d’or et à sa décision de se suicider, à laquelle il échappe grâce à l’action magique de la « peau de chagrin ». C’est la rencontre de Pauline au théâtre qui finit par lui permettre de se retrouver, puisqu’en elle s’incarnent tous ses rêves : elle est « cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. » Il peut alors vivre un temps de bonheur.

Cependant Balzac inverse cet aboutissement attendu de l’apprentissage, car le pouvoir de la « peau » le ramène à l’inexorable sens de l’existence humaine.

Un destin tragique 

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange,La sortie de la salle de jeu, 1838. Eau-forte, 10 x 9. Maison de Balzac

Avant le pacte

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Le suicide

Le portrait que Balzac fait de Raphaël, à son entrée dans la salle de jeu, porte la marque d’une mort annoncée : « La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive ». Et lorsque la pièce d’or est perdue, les assistants pressentent un suicide, que confirme son errance dans Paris, où il n’entend qu’« une seule voix, celle de la mort », tandis que Balzac, le qualifiant d’« homme presque mort » puis de « mourant », entreprend un long développement sur le suicide. Son personnage ressent même, au plus profond de lui, tous les signes d’une « agonie », car il  a « conscience de sa prochaine mort ». 

Ange-Louis Janet, dit Janet Lange,La sortie de la salle de jeu, 1838. Eau-forte, 10 x 9. Maison de Balzac

L'échec amoureux

Le récit rétrospectif dans la deuxième partie explique ce portrait du jeune héros, dû à sa relation avec Fœdora. Aussitôt après leur première rencontre, Raphaël s’écrie, en effet, « Fœdora ou la mort ! », et, après son rejet violent,  il déclare à Rastignac « Cette femme me tue ». Celui-ci lui conseille alors une autre forme de suicide : « Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! est la reine de toutes les morts. » Ainsi, s’explique l’état dans lequel a été présenté Raphaël au début de la première partie, détruit par la débauche.

Chez l'antiquaire

Dans le magasin de l’antiquaire, l’image de la mort s’incarne dans les objets, présentés comme « les ossements de vingt mondes ». Quand Raphaël tombe dans une sorte d’état hallucinatoire, Balzac en arrive à le comparer à ces objets : « doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. » Ensuite, le vieil antiquaire lui-même est associé à la mort, comparé à une « espèce de fantôme », ce que souligne aussi son vêtement : « La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. » Face à lui, Raphaël exprime à haute voix cette mort obsédante en s’écriant « Eh ! bien, il va falloir mourir », ce qui amène la proposition de « la peau de chagrin » et le pacte funeste, promesse de mort résumée par le vieillard : « Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. »

Après le pacte

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La mesure de la "peau"

Quand Raphaël, à la sortie du magasin d’antiquités, rencontre ses amis, son constat montre que, comme dans les tragédies antiques, il est victime de l’ironie du destin : « Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée. » Il croit échapper à la mort alors que la réalisation de son premier souhait la précipite. Mais ce n’est qu’au réveil, après le banquet, quand le notaire vient lui annoncer son héritage que Raphaël prend conscience du pouvoir maléfique de la peau, en comparant sa mesure au tracé précédemment fait sur une serviette : il « frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau. » La prise de conscience l’anéantit alors : « Il voyait la MORT.[…] Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. »

Une lente agonie

La vignette qui ouvre la troisième partie illustre l’approche de la mort, dont cette partie montre l’aspect inexorable. À la façon d’un cavalier de l’apocalypse, la mort, squelette chevauchant un cheval lui aussi squelettique, semble surgir du néant, escortée d’ombres fantomatique. Elle pointe une longue faux sur le personnage alangui dans un fauteuil. Pour le protéger, se dressent devant lui des figures symboliques par les objets qu’elles brandissent : un fusil, une lanterne, un livre, un sac peut-être rempli d’argent… Mais tous, images de la science, de la guerre, de la religion, sont inutiles, comme en témoigne la femme qui pleure à son chevet.

Vignette en tête de la partie "L'Agonie", 1838

Vignette en tête de la partie "L'Agonie", 1838

Ainsi la mort s’impose dès le début de cette partie, déjà par « le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie », concrétisée par la puissance de la peau, traduite par la comparaison à « un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. »

L'espoir vaincu

Quand Raphaël retrouve Pauline, et vit à nouveau un amour absolu, l’ironie tragique se réitère car il pense échapper à son destin mortel :

— Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

— Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie.

Mais, dès le lendemain, son illusion se révèle, et l’espoir s’efface : « Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. »

La Peau jetée dans le puits, illustration de l'édition de 1838

Nouvelle tentative, Il décide alors de se débarrasser de la peau en la jetant dans un puits, et peut alors, aux côtés de Pauline, « se laisser aller au bonheur d’aimer ». Mais peu de temps s’écoule avant que le jardinier ne lui rapporte « l’inexorable Peau de chagrin », au moment même où le couple vit un moment d’harmonie parfaite, nouvel écroulement de toutes les illusions. La mort reprend ainsi toute sa place au cœur du récit , redoublée puisqu’elle touche aussi Pauline :

[…] en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos ? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?… elle est glacée, ajouta-t-elle.

Enfin, tous les efforts des savants, le zoologue Lavrille, le mécanicien Planchette, le chimiste Japhet, échouent à appliquer la moindre modification à la peau, qui impose sa puissance maléfique.

La Peau jetée dans le puits, illustration de l'édition de 1838

Un dénouement tragique

Rappelons la définition du tragique, posée par Aristote à propos du théâtre de l’antiquité grecque : il représente la fatalité, qui mène l’homme à la mort, et doit faire ressentir au public à la fois la pitié pour le héros et la terreur. C’est précisément ce que Balzac dépeint quand une quinte de toux déchire Raphaël, concrétisant l’arrivée de la mort, alors partagée par Pauline :

[…]  il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.

        — Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.

         La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant.

Maladie, ou action du souhait précédent « Mourons » ? L’ultime tentative de Raphaël est de recourir à la médecine, en vain puisque nul diagnostic ne peut être posé avec certitude, et nulle thérapie n’est efficace. Ainsi, même quand il se réfugie au sein de la nature, pour en partager la « vie végétative », la mort s’impose à lui à tout instant, au détour d’une conversation ou face au curé et au médecin des eaux : « Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. »

À son retour à Paris, il ne subsiste qu’un dernier choix, anticiper la mort en anéantissant en lui toute vie grâce à l’opium :

Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui.

Mais la vision de Pauline, en raison  de l’élan de désir qui s’empare de lui, scelle le destin tragique du héros.

POUR CONCLURE

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Balzac fait vivre à son personnage, initialement porteur d’élans, de rêves de richesse, d’amour et de gloire, une lente dégradation qui l’amène à la mort. Si l’interprétation rationnelle explique cette déchéance par les excès de débauche, son choix désespéré après le rejet de Fœdora, Balzac détourne ce qui ne serait que la banale image de la destruction des passions pour lui donner une dimension fantastique. Dans sa Préface à La Peau de chagrin, Balzac définit son objectif : « Il a tâché moins de tracer des portraits que de présenter des types. »

Il fait ainsi de la mort de son héros le résultat de la fatalité qui pèse inexorablement sur l’homme, la mort qui lui est promise. En fait, Raphaël porte en lui le double visage du « mal du siècle » romantique, que Musset incarnera, en 1833, dans sa pièce, Les Caprices de Marianne : il est à la fois Cœlio, l’âme pure qui veut vivre un amour absolu, mais se voir rejeté, et Octave, qui a lui, choisit la débauche pour soigner son mal de vivre.

Balzac, La Peau de chagrin, 1831

Le sens du roman 

La succession des éditions montre une évolution dans la conception du roman :

  • La première, en août 1831, divisée en cinquante-deux chapitres, introduit un sous-titre significatif : « Roman philosophique ».

  • La troisième, revue et corrigée en mars 1833, comporte un ajout intéressant par son écriture, empreinte de poésie, la description du lac du Bourget.

  • La quatrième, en décembre 1834, est classée dans les "Études philosophiques" : les chapitres y sont supprimés, remplacés par les trois parties et intervient le bref « Épilogue ».

  • Une édition illustrée, la première, paraît en 25 fascicules entre décembre 1837 et juillet 1838. Elle comporte 124 illustrations et une majuscule est attribuée pour  la première fois au titre, « La Peau de chagrin ».  

  • Enfin, après une édition en mai 1839, qui ne revoit que la ponctuation, la dernière édition, revue par Balzac en 1845, dite édition Furne, place le roman en tête des "Études philosophiques", confirmant ainsi le sens que souhaite lui donner le romancier. Mais, parallèlement, est ajoutée la dernière phrase de l’« Épilogue » sur Fœdora, « c’est, si vous voulez, la Société. » De plus, en nommant, lors du banquet notamment, les personnages jusqu’alors restés anonymes, ou en attribuant aux  personnes réelles des noms fictifs (Lamartine devint Nathan, Hugo est Canalis…), Balzac souligne sa volonté de construire une vaste fresque, "La Comédie humaine", en proposant un « tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son bien et tout son mal ».

Sens
Couverture de l'édition Furne , 1845

Ces modifications et infléchissements nous invitent à attribuer au roman une double dimension, comme pour mieux répondre à la question posée par Balzac dans son « Avant-Propos » à "La Comédie humaine", et qu’illustre la couverture de l’édition de 1838 : « Mais comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ? comment plaire à la fois au poëte, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images ? » La réponse en est l’articulation de deux choix d’écriture, le  réalisme et le fantastique, sources des « saisissantes images » pour développer ce qui relève de la « philosophie ».

Couverture de l'édition Furne , 1845

Le réalisme :  une image de "la comédie humaine" 

Pour une analyse plus précise

Une vaste fresque

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Dès 1834, Balzac a l’idée d’organiser son œuvre, de la construire pour donner une image complète de la société : « La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. », écrit-il dans son "Avant-Propos", en 1842. Une telle œuvre – restée inachevée en raison de sa mort, mais plus de 90 ouvrages la composent – exige une construction rigoureuse, que Balzac compare, dans une lettre de janvier 1845, à l’architecture d’une cathédrale : « Vous ne vous figurez pas ce que c’est que la Comédie humaine : c’est plus vaste littérairement que la cathédrale de Bourges architecturalement. » Le plan répond aux trois objectifs qu’il pose : « embrasse[r] à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes. »

La structure de "La Comédie humaine" 

La structure de "La Comédie humaine" 
Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

L’autre originalité de Balzac est d’avoir créé un véritable univers personnel, en faisant revenir certains personnages d’un roman à l’autre, parfois en tant que protagoniste, comme Rastignac qui finit sa vie dans La Peau de chagrin dont Le Père Goriot raconte les débuts et l’apprentissage de la vie parisienne, ou seulement en tant que simple figurant, comme le banquier Taillefer, dont la fille se retrouve aussi dans Le Père Goriot, comme le docteur Bianchon qui joue un rôle plus important lors du banquet ou en tant que médecin de Raphaël, ou encore Bixiou, le caricaturiste, déjà présent dans des récits antérieurs.

Jean-Jacques Grandville, Balzac et les personnages de "La Comédie humaine". Dessin à la plume, projet d’éventail. Maison de Balzac, Paris 

Une représentation de la société : une "étude de mœurs"

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La Peau de chagrin s’insère dans les "Études philosophiques", qui se veulent explicatives, car, explique Balzac, « après les effets viendront les causes. » Il s’agit donc de poser les principes qui guident les êtres dans leurs choix de vie. Cependant, encore faut-il représenter, avec le plus d’exactitude précise, la société de la Restauration. Cette représentation aurait, finalement, pu s’inscrire aussi bien dans les "Études de mœurs", dont il mêle deux aspects : les « Scènes de la vie privée » et les « Scènes de la vie parisienne ». La province, elle, est réduite à quelques rapides images dans la dernière partie, quand Raphaël se rend dans les stations thermales d’Aix-les-Bains et du Mont-Dor, se réfugie dans une humble chaumière, puis traverse le bourbonnais avant son retour à Paris.

Si nous nous reportons à la volonté de Balzac de reproduire « tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie, ni une physionomie, ni un caractère d'homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni une profession, ni une zone sociale, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l'enfance, de la vieillesse, de l'âge mûr, de la politique, de la justice, de la guerre, ait été oublié », nous mesurons à quel point La Peau de chagrin y fait écho dans plusieurs passages du récit.

          Le banquet, qui mêle des artistes, des hommes de finance, des journalistes, où se croisent les plus jeunes et ceux qui ont connu la Révolution et l’Empire, et, à leur côté, les courtisanes d’origines diverses, permet à Balzac de dérouler un vaste panorama social, en mettant en évidence le matérialisme triomphant. L’échange des conversations, parfois dans une totale cacophonie, entrechoque autant d’idées politiques, économiques, juridiques, artistiques…, révélatrices des conflits idéologiques de cette époque.

         Le récit met aussi en évidence les lieux du luxe parisien, tout particulièrement les hôtels particuliers, celui du banquier Taillefer comme celui de Raphaël dans la troisième partie, mais aussi les salons mondains, tel celui de Fœdora , et les salles de théâtre, où les spectateurs se donnent eux-mêmes en spectacle. Balzac s’emploie à souligner le contraste entre ces lieux, où domine la richesse, et ceux de la misère, dont la mansarde de Raphaël donne l’exemple.

       Enfin, Balzac fait pénétrer son lecteur dans l’intimité de la vie privée, là encore en jouant sur le contraste entre la « chambre à coucher » et le « lit voluptueux » de Fœdora, et le modeste salon de la pension Gaudin :

[…] mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans : ses couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais, ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. […] La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur.

Au coin du feu, 1838. Gravure, 6 x 7,5. Maison de Balzac

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Une peinture réaliste

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Descriptions et portraits

Cette volonté de peindre la société avec le plus d’exactitude possible explique la place prise par les portraits et les descriptions dans le roman, puisque Balzac considère, comme les scientifiques, tels Buffon, Cuvier ou Lavater, que l’homme est le produit de son milieu. Chaque description, depuis le magasin de l’antiquaire jusqu’aux salons mondains, à la fois explique et révèle la personnalité de celui qui y vit. Ainsi, la description du logement de Fœdora complète le rapide portrait qui la précède :

Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor, si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste. — Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant ? ajouta-t-il en s’asseyant. Tout à coup il se leva, me prit par la main, me conduisit à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie. 

Elle souligne la richesse, certes, mais aussi les contrastes entre la légèreté et la rigueur, tandis qu'à travers le regard de Raphaël,  la comparaison et l’image finale sont comme la promesse de la « passion » dont il rêve. La même analyse pourrait être faite pour les objets et  encore davantage pour les portraits. Visages, gestes, démarches, intonations, regards, vêtements, chaque détail se charge de sens, mais toujours en lien avec le décor, comme pour l’antiquaire : « Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ».

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Balzac, Le Cabinet des antiques, Préface, 1839. Manuscrit 

Les choix d'énonciation

Il suffit d’ailleurs de regarder ce manuscrit de la Préface du Cabinet des antiques pour mesurer la précision apportée à l’écriture, ajouts, suppressions, modifications d’un mot, typographie, Balzac recherche une absolue justesse.

Cela se retrouve dans l’énonciation adoptée, qu’il s’agisse des discours ou du récit lui-même :

         Balzac fait alterner toutes les formes de discours, tantôt une prise de parole personnelle adressée à son lecteur, comme quand il introduit le portrait de l’antiquaire par « Figurez-vous un petit vieillard », tantôt un jugement pris en charge par le pronom « je ». Ainsi, « Il existe je ne sais quoi de grand dans le suicide » ouvre un long développement. Ce choix est particulièrement frappant dans l’« Épilogue », dialogue entre l’écrivain et son lecteur. Tantôt encore, c’est une citation qui soutient son propre commentaire :

Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée : Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu.

        Bien sûr, il rapporte aussi les discours de ses personnages, là aussi à travers tous les choix possibles. Le discours narrativisé lui permet de reproduire rapidement une conversation en ne mettant l’accent que sur le trait psychologique qu’elle révèle, comme pour cet échange entre un jeune écrivain et un poète : « Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. » En privilégiant le discours direct au discours indirect ou indirect libre, il place son lecteur face à la scène relatée, qui prend vie tout en donnant l’impression d’une vérité parfaite. C’est particulièrement visible lors du banquet, à travers toutes ces phrases brutalement échangées entre les convives, polyphonie qui restitue tous les conflits du siècle.

           Mais cet effet de vérité est une illusion car, très habilement, Balzac guide le jugement de son lecteur en adoptant un point de vue omniscient. Par exemple, un commentaire vient expliciter un discours : « — Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la matière naturelle par laquelle les événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine. » Ou bien, c’est une indication de geste, la mention d’une intonation qui précise un élément psychologique : « Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. »

Ce travail sur l’énonciation ressort aussi de la position du narrateur. Hétérogénétique dans les première et troisième parties, il est alors le plus souvent omniscient, tandis que l’effet de vérité est accentué quand le récit est délégué au personnage de Raphaël, dans cette autobiographie fictive qui occupe le cœur du roman.

Le jugement de Balzac sur la société

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L’écriture balzacienne témoigne donc du regard que le romancier porte sur son époque, qu’il nous invite d’ailleurs, dans son Avant-Propos à « La Comédie humaine », à lire dans son œuvre : « En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur. »

Ce jugement reste ambigu, mélange de « bien » et de « mal » à partir d’une même cause, la force d’énergie qui anime l’humanité et qui s’incarne soit dans « la pensée », soit dans « le sentiment ». Or, précisément, selon lui deux faits dominent en ce début de siècle : 

  • le matérialisme affirmé, qui détruit tout « sentiment » et dont Fœdora donne l’exemple, mais aussi Rastignac et la plupart des jeunes gens réunis lors du banquet Taillefer, sans oublier les courtisanes.

  • La fin des croyances, qu’il s’agisse de la religion ou des idéologies politiques, dont témoignent les échanges cyniques lors de ce même banquet.

Balzac ne voit donc d’issue que dans une « restauration » au sens propre, c’est-à-dire un retour à la religion fondatrice, le  christianisme : « L’enseignement, ou mieux, l’éducation par des Corps Religieux est donc le grand principe d’existence pour les peuples, le seul moyen de diminuer la somme du mal et d’augmenter la somme du bien dans toute Société. La pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion. » C’est ce que marque la description du tableau du Christ par Raphaël, qui précède la présentation de la peau de chagrin. Ainsi, il conclut, en posant clairement la double conception qui guide sa critique sociale : « J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. »

Le fantastique et son rôle 

Mais, dans ce cadre très réaliste, l’objet qui dirige le destin du personnage, la peau de chagrin, fait entrer le lecteur dans un monde fantastique. Elle apporte la clé « philosophique » du roman, la notion d’« énergie vitale », qui pose la question métaphysique fondamentale : pour ne pas mourir, faut-il donc renoncer à vivre avec intensité ?

La place du fantastique

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Comme le veut le fantastique, le récit oscille sans cesse entre la rationalité et le surnaturel. Balzac prend soin, en effet, de mettre ce surnaturel progressivement en valeur alors même que le personnage est plongé dans la douloureuse réalité de son existence, au bord du suicide. Il éprouve en lui ce double mouvement inscrit en l’homme, « une convulsion de vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide. ».

De même, alors que la tonalité fantastique s’affirme, Balzac la fonde sur une explication rationnelle, la représentation de la « force vitale » chère aux scientifiques de son temps, Lavoisier, Cuvier ou le médecin Bichat, mais aussi aux mystiques, tel le philosophe suédois Emanuel Swedenborg (1668-1772), liée à une sorte de magnétisme physiologique :

En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait.

Il atteint alors un état second, où coexiste le double mouvement de cette énergie vitale :

N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède.

Le magasin de l'antiquaire, vision fantastique, édition de 1838

Le magasin de l'antiquaire, vision fantastique, édition de 1838

Il peut alors vivre de véritables hallucinations, où « [l]’oreille croyait entendre des cris interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées », jusqu’à vivre une expérience mystique : «  il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. » Mais Balzac ne cesse jamais ce va-et-vient entre la rationalité et le surnaturel, par exemple dans l’interprétation de cet état second : « Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. » 

Tout est ainsi mis en place pour que le héros voie en l’arrivée du vieil antiquaire « quelque chose de magique », impression  que confirme son portrait, puis la peau de chagrin elle-même, dotée d’un pouvoir à la fois absolu et terrible. Mais, à nouveau, Balzac intervient pour ramener la rationalité au cœur même de l’irréel :

Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange.

Par la suite, chaque moment du récit où intervient la peau fait plonger dans cette tonalité fantastique, propre à susciter l’effroi par son lien avec la mort qu’elle concrétise, tandis que la science échoue à trouver une explication et à modifier sa nature.  

Le sens philosophique

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Ainsi, le roman illustre la conception de l’existence posée dès les œuvres de jeunesse, comme Physiologie du mariage (1829), et approfondie dans de nombreux ouvrages ultérieurs, tel Louis Lambert (1832). Balzac considère que l’homme est doté d’« une somme donnée d’énergie », qu’il peut choisir soit de consommer en la dissipant, au contraire, de l’épargner en la concentrant. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’excès est nocif, comme l’explique le vieil antiquaire à propos de son mode de vie : « Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. » Il s’agit donc de ne pas dilapider ce capital d’énergie :

Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ? 

Mais vivre implique d’agir, donc de faire acte de volonté, et rappelons cette Théorie de la volonté, le vaste ouvrage auquel Raphaël a consacré des années de travail, comme le fera un autre héros, Louis Lambert, avec son Traité de la volonté. Mais une concentration trop grande mise dans la création peut aussi s’avérer destructrice, car la pensée peut tuer le penseur tout comme un excès de passion amoureuse ou de débauche. Mais vivre, c’est aussi durer, donc trouver le juste emploi de ce fluide vital, ce dont Raphaël est en fait incapable, peut-être, comme le sous-entend le vieil antiquaire, parce qu’il n’est pas doté d’assez d’énergie. Il est allé d’un excès à un autre, sans trouver l’équilibre salvateur, selon une théorie qui rappelle la « loi des compensation » posée par le philosophe, Pierre Hyacinthe Azaïs (1766-1845). Dans Des compensations dans les destinées humaines (1809) ou dans son Cours de philosophie générale (1823-1828), celui-ci explique que toute destinée humaine répond à un équilibre à trouver entre "expansion" et "compression". C’est cette harmonie que Raphaël n’a pas su construire, ne trouvant comme ultime refuge que le sommeil de l’opium, une vie végétative. 

POUR CONCLURE

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Ainsi s’explique le destin tragique du héros de La Peau de chagrin, dans un récit où l’objet magique illustre, en fait, le douloureux dilemme auquel est confronté tout homme : arriver à une mort "naturelle" en ayant dépensé au mieux la quantité d’énergie vitale dont il est doté. En fait, ses choix, son « vouloir » et son « pouvoir » pour reprendre les deux verbes que rejette l’antiquaire, ont tous – et bien avant l’acquisition de la peau – accéléré cette dépense, car « Vouloir nous brûle , et Pouvoir nous détruit. » et seul « SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. » Mais supprimer toute passion tout désir, supprimer les sentiments qui les font naître est-il possible ? Le roman de Balzac montre le contraire, puisque le seul choix qui reste au héros est l’inertie ou l’anéantissement.

Parcours dans La Peau de chagrin : documents et explications 

Parcours associé : Les romans de l'énergie : création et destruction 

Parcours
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