L'abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731
Observation du corpus
Une introduction pose la biographie du romancier, puis le contexte politique, social et culturel de l’écriture. Elle est suivie d’une présentation du roman, qui conduit à une analyse de la problématique retenue. L’observation de sa structure justifie le choix de six extraits donnant lieu à une explication, souvent prolongés par des lectures complémentaires, qui leur font écho. Deux études d’ensemble enrichissent l’approche du thème essentiel dans le roman, l’amour, et la notion de « romanesque », déjà abordée lors du parcours associé.
À partir de ces études, sont réactivés les acquis sur les discours rapportés et les tonalités. Enfin, l’approche tient compte également de l’histoire de l’art, avec des études de gravures, et deux extraits, l’un de l’opéra de Puccini, l’autre du film de Delannoy. La conclusion propose une réponse à la problématique, complétée par la reprise d’un devoir de dissertation.
Introduction
Biographie de l'abbé Prévost
Pour se reporter à la biographie
L’étude de la biographie met en évidence le parcours chaotique de Prévost durant la première partie de son existence, avec, d’un côté, le choix d’une carrière religieuse, de l’autre son aspiration à la liberté qui le conduit en exil, à des liaisons tumultueuses, et même à l’escroquerie. Ainsi, plusieurs critiques littéraires ont cherché à montrer comment son roman s’inspire de ses propres expériences, sans s'accorder cependant.
Contextualisation
Pour reprendre la recherche
La recherche portera sur deux points :
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le contexte politique, pour faire apparaître comment le développement du pays sous la Régence met au premier plan le désir de richesse et les plaisirs qu’elle permet, tout en maintenant la puissance de la monarchie absolue, soutenue par l’Église.
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le contexte culturel qui voit naître, au début du XVIIIème siècle, à la fois une volonté de peindre la réalité, mais aussi de la critiquer, d’où l’appellation de « siècle des Lumières ».
Présentation du roman
Pour se reporter à la présentation
Parution et titres
À propos de la parution du roman, sera signalée la censure subie en France en 1733, et le remaniement effectué par Prévost qui donne la version définitive, en 1753.
L’étude s’intéresse à deux titres, celui de l’ensemble de l’œuvre, Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, et celui du tome VII, le roman étudié, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. L’approfondissement de la signification des termes de ces deux titres conduit à s’interroger sur le rôle joué par le Marquis de Renoncour, narrateur premier, et sur le glissement qui a conduit ultérieurement à retenir pour titre simplement Manon Lescaut.
La structure
Le schéma actanciel
En prenant comme sujet de l’action, conformément au titre originel, le chevalier des Grieux, on élabore le schéma actanciel qui permet d’identifier les opposants à sa relation avec Manon et, inversement, les adjuvants. On insistera particulièrement sur le poids de l’autorité paternelle et des institutions. On s’interrogera aussi sur le rôle de Tiberge et du frère de Manon. Cela conduit à conclure sur l’image de l’amour, transgression de toutes les normes de sa société, liées à la naissance, à la religion et, au sens large, à la morale, qui se heurte à l’autre réalité sociale, la place prise par l’argent.
Pour voir l'analyse détaillée de la structure
Le schéma narratif
On tiendra compte de la stratégie choisie par Prévost, le récit enchâssé, en observant les deux rencontres du chevalier des Grieux par l’« homme de qualité ».
Puis, après avoir repéré les deux parties et le choix d'un schéma narratif traditionnel, on relèvera les multiples péripéties qui ponctuent le cours de cette « histoire ». On distinguera celles qui relèvent du « sort » de celles qui sont liées directement au comportement volontaire des deux héros. On insistera sur la triple trahison de Manon, chacune étant suivie des mêmes deux scènes : l’intervention de Tiberge, et la réconciliation des amants.
Mise en place de la problématique
La lecture du roman et l’observation de sa structure nous amène à choisir la problématique d'étude suivante : Comment le parcours prêté par le romancier aux deux amants met-il en valeur le conflit entre la passion qui les anime et les valeurs sociales ?
Le verbe principal de cette question, « mettre en valeur », associé à l’adverbe interrogatif, « comment », invite à observer les stratégies du récit, les choix d’énonciation, et les procédés d’écriture, c’est-à-dire le travail du romancier.
L’observation se fonde sur « le parcours prêté par le romancier aux deux amants », leur itinéraire dont il faudra mesurer le point de départ, l’évolution et l’épilogue, dans les explications des extraits, mais aussi par les lectures cursives et les études d’ensemble.
Cette observation se fixe un objectif : « le conflit entre la passion qui les anime et les valeurs sociales ». Cela implique d’étudier la forme prise par cette « passion », telle que la vit des Grieux mais aussi Manon, et les obstacles que lui oppose la société, qui prône des « valeurs » bien différentes.
Lecture cursive : « Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité »
Pour lire l'extrait
La feinte narrative
Cet « avis au lecteur » correspond à l’objectif d’une Préface : expliquer les intentions de l’auteur et ses choix d’écriture.
Mais son premier intérêt est la stratégie adoptée, l’emploi du « je » qui fait croire à de véritables « mémoires », Prévost s’effaçant ainsi derrière celui qui est en réalité son personnage-narrateur, l’« homme de qualité ». Il peut alors proclamer « tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact » et qu’il s’agit bien de « l’histoire de [s]a vie ».
Cette feinte narrative, très fréquente au XVIIIème siècle et destinée à donner plus de vérité à ce qui n’est en réalité qu’une illusion romanesque, est reprise à la fin de l’extrait, où elle lui permet de répondre par avance aux critiques en protestant de son intention morale : « Un lecteur sévère s’offensera peut-être de me voir reprendre la plume à mon âge pour écrire des aventures de fortune et d’amour : mais si la réflexion que je viens de faire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, mon erreur sera mon excuse. »
Le récit enchâssé
Il justifie ensuite le fait d’avoir détaché « les aventures du chevalier des Grieux » de l’ensemble de l’œuvre par deux raisons :
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ne pas alourdir sa « narration »,
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surtout, mieux mettre en valeur le rôle moral du récit, destiné à donner « un exemple terrible de la force des passions. » et à servir à « l’instruction des mœurs ».
Notons alors l’importance du titre attribué à ce tome VII qui accorde la première place à des Grieux et non pas à Manon, comme ce sera le cas ultérieurement.
C’est pourquoi, laissant de côté l’héroïne, le seul portrait est ici celui du chevalier dont il souligne le « caractère ambigu », « un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises », en insistant sur ses contradictions. La lecture du roman révèle, en effet, qu’à chaque péripétie vécue par le héros, autant d’emprunts au romanesque traditionnel, Prévost lui offre, notamment par l’intervention de Tiberge, une occasion de revenir à la vertu, à chaque fois refusée.
Plaire et instruire
Enfin, à partir du quatrième paragraphe, Prévost développe longuement la conception de la littérature héritée de l’antiquité et reprise par les auteurs classiques du XVIIème siècle : associer plaire et instruire. C’est, à ses yeux, le seul moyen de remédier à « la contradiction de nos idées de notre conduite ». Il considère, en effet, que tout homme aspire naturellement à « goûter des idées de bien et de perfection », celles que lui présentent les traités de morale si nombreux en ces siècles où la religion est prédominante. Mais il leur reproche d'être à la fois trop rébarbatifs et mal adaptés à la vie de chacun : « tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d’en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions. »
Ainsi, il mentionne à plusieurs reprises ce double objectif : « quelque chose d’agréable et d’intéressant », « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ». C’est aussi sur ce double rôle qu’il conclut en définissant son roman : « L’ouvrage entier est un traité de morale réduit agréablement en exercices. » Il poursuivra cette idée dans ses Lettres de Mentor à un jeune seigneur où il met en avant la liberté du romancier « de choisir les événements qu’il croit les plus propres à faire goûter ses principes de morale ou tout autre instruction. »
Mais rappelons que, lors de sa parution en France, le roman a été censuré…
Histoire des arts : Hubert-François Gravelot, Frontispice, 1753
À plusieurs reprises, l’abbé Prévost témoigne de son admiration pour Les Aventures de Télémaque, roman de Fénelon paru en 1699, auquel il a emprunté son personnage de guide moral dans ses Lettres de Mentor à un jeune seigneur, que nous retrouvons dans ce bandeau qui ouvre l’édition de 1753 intitulée Histoire de Manon Lescaut. C’est ce qui explique le choix de la gravure pour l’illustrer.
Pour voir un diaporama d'analyse
Explication : Première rencontre des amants par le narrateur, de "J'entrai avec peine..." à "... lui vouloir du bien."
Pour lire l'extrait
Le récit s’ouvre sur l’explication par le narrateur de ses « Mémoires », le marquis de Renoncour, « homme de qualité », des circonstances de sa rencontre avec le chevalier des Grieux, dans une « mauvaise hôtellerie », à Pacy, où il règne à une agitation exceptionnelle. Le narrateur vient d’apprendre qu’elle est due à l’arrivée d’un convoi d’une « douzaine de filles de joie », en route vers le Havre où elles vont « embarquer pour l’Amérique ». Il décide d’aller lui-même voir ce qui provoque une telle émotion. Pourquoi Prévost a-t-il choisi de placer cette scène avant même « l’histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » ?
1ère partie : Le portrait de Manon (des lignes 1 à 10)
Le narrateur, agissant, se présente ici comme le personnage principal de l’action : « J’entrai ». La scène nous est donc présentée à travers son regard, qui influence ainsi par avance le lecteur : « je vis en effet quelque chose d’assez touchant. » Il nous invite à partager sa compassion pour celle qui reste encore anonyme. Le portrait alors dressé repose sur un contraste.
Une prisonnière
C’est cette « condition » de prisonnière qui est d’abord mise en valeur, à commencer par le fait qu’elle soit une des « douze filles, qui étaient enchaînées six par six ». Le terme « fille » – au lieu de jeune fille, ou « jeune femme » – est déjà, en soi, péjoratif car il désigne souvent une femme facile, voire une prostituée, et un lecteur de cette époque pense immédiatement au châtiment réservé aux prostituées, envoyées en Amérique pour peupler les nouvelles colonies. Nous imaginons la contrainte imposée par cette « chaîne » qui entrave tous les mouvements : « Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre ». Enfin, le trajet entre Paris et la mer est long, et elles n’ont aucune possibilité de maintenir la moindre hygiène, d’où la mention de « la saleté de son linge et de ses habits ». Tout laisse donc à penser qu’elle s’est rendue coupable d’une faute pour mériter une telle sentence.
Maurice Leloir, Les filles déportées, 1885. Gravure in Manon Lescaut, BnF
Une prisonnière
Cependant, le narrateur est loin de porter sur elle un jugement sévère. Bien au contraire, il la distingue immédiatement parmi les autres filles, d’abord en haussant son statut social : « il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. » Deux raisons justifient ce jugement. D’abord, il est frappé par sa beauté, résumée par « l’air et la figure », remarquable malgré son état déplorable : « Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu ». Mais, son jugement dépasse l’apparence pour proposer une interprétation psychologique de son mouvement : « Elle tâchait néanmoins de se tourner […] pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie. » Tous les habitants de la petite ville se sont précipités dans cette hôtellerie – d’ailleurs le narrateur a eu de la « peine » à entrer – curieux de voir ces prostituées venues de Paris. Celles-ci sont ainsi transformées en des sortes de bêtes de foire ; mais des prostituées sont habituées à s’exhiber, parfois même à être provocantes. D’où la différence de celle dont l’attitude manifeste sa « tristesse » et un mouvement de honte.
C’est ce qui explique le double sentiment du narrateur, l'insistance renforçant son influence sur les lecteurs : « sa vue m’inspira du respect et de la pitié ». Le « respect » vient de l’impression qu’elle est au-dessus de l’avilissement auquel elle est réduite, et que donc, plus que le blâme, elle mérite « de la pitié ».
2ème partie : Les informations données (des lignes 11 à 23)
Le rôle du narrateur
La suite du récit confirme les sentiments du narrateur, à la fois la « pitié » quand il évoque « cette malheureuse bande » – mais ce terme, réservé à des coupables, rappelle la condamnation infligée –, et l’admiration à la vue de « cette belle fille ». Sa demande de « quelques lumières », tout à fait naturelle, permet au lecteur, grâce au discours rapporté direct, de disposer lui-même des informations nécessaires sur les circonstances de ce voyage, mais aussi sur un autre personnage, « un jeune homme ».
Le discours rapporté du garde
Le jugement sur l’héroïne
Il est tout à fait significatif, car le « chef » des « six gardes », un homme fruste et habitué à convoyer ce genre de « filles », adopte le même point de vue que le narrateur.
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D’un côté, il rappelle la culpabilité de celle qui n’est, objectivement, qu’une prisonnière comme les autres, et la mention de « l’Hôpital », réservé à l’emprisonnement des prostituées, la définit comme telle : « Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. » C’est aussi ce qui explique son insistance sur son rôle de gardien qui n’a « pas reçu ordre de la ménager plus que les autres ».
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De l’autre, il manifeste un intérêt particulier à cette prisonnière, en essayant d’en savoir plus sur elle, en vain : « je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. » Il reconnaît donc sa différence par rapport aux autres prisonnière, et lui aussi fait preuve de pitié : « je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. »
La présentation de des Grieux
Le discours, toujours dans sa fonction informative, introduit ensuite un second personnage : « Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. » Comme pour l’héroïne, c’est aussi sa tristesse qui est mise en valeur : « Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. » L’ignorance du garde maintient la vraisemblance, « Il faut que ce soit son frère ou son amant. », mais révèle aussi que le jeune homme n’a pas pu s’approcher de la prisonnière, ce qui aurait permis de déterminer leur lien.
3ème partie : La rencontre de des Grieux (de la ligne 24 à la fin)
Un portrait élogieux
C’est à nouveau le statut social que relève le premier regard du narrateur : « Il était mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’œil un homme qui a de la naissance et de l’éducation. » Rappelons que ce narrateur, le marquis de Renoncour, est lui-même un « homme de qualité », capable de reconnaître un homme de son rang : « je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble […] ».
Les sentiments du narrateur
Comme pour l’héroïne, il est d’abord frappé par l’attitude du jeune homme, son accablement que souligne la connotation métaphorique du verbe qui évoque la mort : « Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. » C’est ce que confirme l’hyperbole qui accentue sa tristesse : « Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. » Le résultat de cette observation ferme l’extrait, « je me sentis porté naturellement porté naturellement à lui vouloir du bien. » Il annonce ainsi le rôle actif qu’il va jouer dans cette histoire. Il provoque ainsi la curiosité du lecteur : comment interviendra-t-il ?
CONCLUSION
Ce récit du narrateur est important car il joue le rôle traditionnellement accordé à un incipit de roman.
Même si les personnages restent anonymes, le lecteur, grâce au titre du roman, comprend de qui il s’agit, et dispose ainsi d’informations. De ce fait, le romanesque se met immédiatement en place puisqu’il s’agit d’un convoi de prisonnières.
Il retient aussi l’attention du lecteur, d’abord par les contradictions du portrait de Manon, aussi bien formulées par le narrateur que par le garde, ensuite par l’insistance sur la douleur des deux personnages observés. L’extrait crée ainsi un horizon d’attente : qui sont réellement ces personnages ? quel lien les unit ? pourquoi une telle « douleur » ? La curiosité du lecteur est éveillée.
Enfin, très habilement, Prévost prête à son narrateur des sentiments propres à orienter le jugement que le lecteur portera sur les personnages, l’importance accordée à la beauté de l’héroïne, le « respect » et surtout la « pitié », alors même que la situation l'accuse.
Lecture cursive : Seconde rencontre du narrateur avec des Grieux
Pour lire l'extrait
Entre les deux rencontres, le lecteur a appris l’amour qui unit les deux personnages, mais aussi comment le manque d’argent empêche le héros de pouvoir rester aux côtés de Manon, car les gardes se font payer pour le lui permettre. Le narrateur intervient alors, en donnant « quatre louis » au jeune homme, et « deux louis » au chef des gardes.
La seconde rencontre
L’extrait nous présente alors les circonstances de la seconde rencontre du narrateur avec le jeune homme, en nous donnant d’abord une indication temporelle : elle a lieu « près de deux ans » après. En l’expliquant par « le hasard », Prévost répond ainsi par l’avance à l’objection sur l’invraisemblance d’une telle coïncidence, cherchant ainsi à donner plus de vérité à son récit, comme par la précision : « il avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnu facilement ».
Le portrait de des Grieux
Pourtant, le portrait insiste sur le changement physique du personnage : « Il était en fort mauvais équipage, et beaucoup plus pâle que je ne l’avais vu la première fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. » Il crée ainsi un horizon d’attente : qu’a donc pu vivre ce jeune homme ?
Mais sa réaction, rapportée au discours direct, « Ah ! monsieur, s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immortelle reconnaissance ! », confirme, par la gratitude exprimée, le jugement précédent du narrateur, qui avait reconnu l’« air noble » du jeune homme, d’où l’argent qu’il lui avait alors offert. En même temps, le portrait montre que sa situation ne semble pas s’être améliorée.
Le récit enchâssé
Un horizon d'attente
Cette rencontre est aussi le moyen d’introduire le contenu même du roman, conformément au titre, puisque le jeune homme annonce son récit : « l’histoire de [s]a vie. » Nouvelle façon de susciter la curiosité du lecteur, l’annonce qu’en fait ce narrateur second nous rappelle les contrastes précédemment observés dans le portrait de Manon : « Je veux vous apprendre non seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses ». En reprenant ce double aspect, « je suis sûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre ! », Prévost met en évidence sa question au lecteur auquel il appartiendra de décider si ses héros sont coupables par leur immoralité, ou bien victimes des obstacles qui s’opposent à leur amour.
La vérité affirmée
L’adresse au lecteur à la fin de l’extrait insiste fortement sur la vérité, par l’indice temporel, « j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue », par le comparatif renforcé, « rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration ». Notons d’ailleurs la reprise de l’adjectif « fidèle », encore accentuée par la présentation finale négative : « Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui. » De ce fait, il annonce trois caractéristiques du récit à venir :
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L’analyse psychologique quand il attire en premier lieu l’attention sur « la relation des réflexions et des sentiments ».
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Sa dimension romanesque car l’appellation de « jeune aventurier » laisse supposer au lecteur des péripéties nombreuses.
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Son style, qui doit correspondre à l’oralité du récit, donc garder de la spontanéité, avec un éloge marqué par le superlatif : il s'« exprimait de la meilleure grâce du monde. »
Explication : Première rencontre de des Grieux et Manon, de "J'avais marqué le temps..." à "... la stérilité du mien."
Pour lire l'extrait
Cet extrait marque le début du récit du chevalier des Grieux à l’« homme de qualité ». Après une rapide présentation de sa situation, son âge, « dix-sept ans », la fin de ses « études de philosophie à Amiens » , et son amitié avec Tiberge, il en arrive à sa première rencontre avec l’héroïne. Nous sommes ici dans un topos littéraire fort ancien, la scène de rencontre source d’un coup de foudre, qui tire son originalité du fait que le récit est rétrospectif, alors même que le narrateur – son destinataire et le lecteur – a déjà rencontré le jeune couple dans ce moment de la déportation de Manon au milieu d’autres « filles de joie », spectacle jugé digne de « pitié ». Quelle image cette scène donne-elle de la relation naissante entre les deux héros ?
1ère partie : Le cadre spatio-temporel (des lignes 1 à 6)
Les circonstances de la rencontre
Pour inscrire le récit dans la réalité, le narrateur en mentionne le moment : « La veille même de celui où je devais quitter la ville », nommée, « Amiens », et le lieu précis, « l’hôtellerie où ces voitures descendent ». Enfin, est mentionnée l’occupation, bien ordinaire, « étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge », qui permet, en introduisant le personnage qui accompagnera toutes les aventures de des Grieux, de glisser, par la rupture syntaxique, du « je » au « nous ». Tout cela semble donc d’abord très banal, faisant appel, par le choix du présent, à l’expérience des lecteurs de ce temps, qui connaissent les réalités d’un voyage en « coche ». En même temps, il restitue l’atmosphère paisible de ces villes de province où il ne se passe pas grand-chose, ce qui transforme l’arrivée du « coche » en un événement intéressant, digne de stimuler de « la curiosité » : « nous vîmes […] et « nous le suivîmes ».
Le récit rétrospectif
Cependant, il convient de ne pas oublier que ce récit est fait a posteriori, ce qui lui donne un ton particulier car l’aventure vécue charge les événements d’un sens qui n’était pas perceptible au moment où ils étaient vécus.
Ainsi, la première phrase, par son rythme – c’est un alexandrin nettement scandé – et le choix du plus-que-parfait, lui donne une solennité, et va permettre d’opposer deux moments de la vie de des Grieux. Cette solennité se charge d’une tonalité tragique dans la phrase suivante, avec l’interjection « Hélas ! » et le souhait, expression du regret : « que ne le marquai-je un jour plus tôt ! ». Il introduit donc le sentiment d’une fatalité qui transforme son destin, en le transformant lui-même : « j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. » L’irréel du passé renforce l’aspect irrémédiable de ce changement entre avant et après la rencontre, présenté comme une perte d’« innocence », terme porteur ici d’un double sens. Encore fort jeune, le chevalier n’a, en effet, aucune expérience d’une relation amoureuse, c’est son amour pour Manon qui va faire son apprentissage en le faisant ainsi passer de l’enfance à l’âge d’homme. Mais le terme illustre aussi la fin d’une forme de pureté, l’entrée dans la corruption, et même, puisque le lecteur sait que Manon a été jugée assez coupable pour être envoyer en Amérique, suggère des actes condamnables.
2ème partie : Le coup de foudre (des lignes 6 à 15)
Le premier regard
Dès le début du récit l’héroïne est vue par des Grieux, ce que traduit son récit d’une part par l’opposition, soulignée par le connecteur « mais », entre « quelques femmes » et « une », ainsi isolée de ses compagnes de voyage. Cet isolement est aussi marqué par une autre opposition, entre la forme impersonnelle des verbes, « Il en sortit », « il en resta », tandis qu'intervient ensuite l’implication plus personnelle du narrateur homodiégétique : « Elle me parut ».
Le regard se limite d’abord à des observations circonstanciées, un âge, « fort jeune », un comportement, « qui s’arrêta seule dans la cour », et la mention de cet « homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur », et de ses actions : il « s’empressait de faire tirer son équipage des paniers », c’est-à-dire de sortir ses bagages des coffres en osier que transporte le coche.
Cela donne au lecteur une indication du statut social de l’héroïne. Elle appartient à une famille suffisamment élevée pour respecter les convenances sociales qui interdisaient à une jeune fille de se déplacer sans être accompagnée, ici par sans doute un domestique qui lui sert de ce que l’on nommait alors un chaperon, en se chargeant aussi de ses bagages. Cependant, elle voyage en « coche », un transport collectif et non pas individuel, ce qui serait le cas pour une famille noble et riche.
Un voyage en coche
Jacques-Jean Pasquier, La première rencontre de des Grieux et Manon, Gravure, 1753
La métamorphose du héros
Mais la fin du paragraphe est construite de façon à mettre en valeur le coup de foudre, à travers l’effet produit par la vue de la jeune fille sur des Grieux. Déjà, le choix de l’adjectif intensifié « si charmante » révèle sa puissance, car il renvoie, par son étymologie, le latin « carmen » qui désigne une formule d’incantation, à l’idée de magie.
C’est ce qui explique la transformation de des Grieux, dont l’immédiateté est soulignée par le passé simple et la locution adverbiale : « je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport ». S’y ajoute le lexique hyperbolique, avec la reprise de la métaphore précieuse du « feu » dévorant, et d’un égarement, le « transport » qui le plonge dans un état second. Cette métamorphose est encore davantage mise en valeur parce qu’elle se trouve retardée par la gradation des subordonnées relatives, avec le rythme binaire qui renvoie à l’état passé, bien différent : « moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue ». Cet état passé renvoie à l’« innocence » précédemment mentionnée, avec les termes choisis, « sagesse » et « retenue », qualités comme en écho à ses « études de philosophie », ici doublement cautionnées, d’abord par l’insistance du récit dont l’oralité est restituée par l’incise, « dis-je », puis par la généralisation : « tout le monde admirait ».
La dernière phrase confirme cette transformation par son rythme, avec la connecteur « mais » qui marque à nouveau l’opposition entre le passé et l’état présent.
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Le retour sur le passé insiste sur une personnalité que rien ne préparait à un geste audacieux, avec un redoublement : « être excessivement timide et facile à déconcerter ».
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Mais, en présentant ce trait de caractère comme un « défaut », terme repris par « une faiblesse », le narrateur justifie parallèlement la seconde partie de la phrase, un double alexandrin propre à rendre solennel cet acte qui brise les convenances : « loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. »
Notons aussi la rime intérieure entre « faiblesse » et « maîtresse », qui peut paraître une forme d’excuse, en rejetant la culpabilité sur le pouvoir irrésistible de Manon.
3ème partie : Un dialogue décisif (des lignes 16 à 38)
Un premier échange
L'image de Manon
Le premier échange est très banal, une question du chevalier, « Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance », et une réponse de Manon : « elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. » Mais la phrase qui ouvre le paragraphe introduit déjà un jugement qui marque l’écart de Manon par rapport aux convenances de cette époque, qui imposent à une si jeune fille réserve et pudeur : « Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. »
Mais la suite lui apporte une excuse, car l’adverbe lui prête une franchise enfantine et innocente, tout en l’inscrivant dans la réalité sociale, la soumission à ses parents, l’envoi au couvent également où sont le plus souvent éduquées les filles : « Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse ». Cependant l’objectif, dernier mot de la phrase, ainsi mis en valeur, est déjà inquiétant, puisqu’elle sera alors coupée du monde. Le lecteur, lui, peut s’interroger sur cette contradiction entre l’audace d’accepter de parler ainsi à un jeune homme inconnu et l’ingénuité que lui prête le narrateur…
Tony Johannot, Le bonheur d’aimer, édition de Manon Lescaut, 1839
L'image du narrateur
Le coup de foudre se confirme ensuite, en écho à tant de comédies, de Molière ou de Marivaux, qui mettent en évidence la puissance de l’amour. Le récit du narrateur insiste, en effet, sur le changement qu’il a opéré en lui : « L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. » Le lexique choisi met en valeur l’obstacle, dramatisant ainsi la situation.
Le récit rétrospectif
Le récit rétrospectif se dédouble ensuite, car la situation alors vécue, relatée, est réinterprétée à la lumière de l’histoire ultérieure.
À la rencontre passée se rattache l’aveu d’amour, « Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments », et le discours indirect libre de Manon rapporté : « c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent ». La précision « malgré elle » a produit son effet, car le discours narrativisé de des Grieux révèle son entrée en lutte : « Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. » Mais notons toute l’ambiguïté de cette présentation, car, au-delà du souci de protéger la jeune fille de cette contrainte, il y a surtout son propre désir et l’aveu de son inexpérience car ses arguments reposent sur une « éloquence scolastique », c’est-à-dire son apprentissage scolaire.
En revanche, plusieurs commentaires montrent une connaissance psychologique de Manon, qui n’a pu être acquise qu’après cette scène. Ils éloignent Manon de cette image de naïve ingénue, en lui accordant une connaissance de la galanterie amoureuse : « car elle était bien plus expérimentée que moi ». Faut-il y voir déjà une habile excuse du narrateur ? Nous pouvons attribuer le même rôle à l’hypothèse qui suit la réponse de Manon, à peine atténuée par la locution adverbiale, nouvelle accusation de l’héroïne : « pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré », et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. » De même, la seconde relative, « qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens », rattache ce trait de caractère de Manon à ce qui s’est produit bien après cette rencontre. Le narrateur continue ainsi, même s’il place en premier les « malheurs » de l’héroïne, à se poser lui-même en victime.
La seconde partie de l'échange
Le rôle de Manon
Son portrait se confirme puisque, face à un discours où l’amour d’un jeune homme se révèle, elle ne fait preuve d’aucune des réactions que les convenances imposent. Alors qu’elle aurait dû se montrer choquée, voire au moins rougir, « Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. » La mention du « moment de silence » est intéressante, car elle suggère que le discours indirect qui suit a été réfléchi, et permet de penser que l’héroïne cherche ainsi à tirer profit de ce jeune homme amoureux pour servir sa propre liberté. L’opposition dans sa phrase, marquée par le connecteur « mais », joue, en effet, habilement sur les sentiments de des Grieux, d’une part en insistant, par la négation qui met en valeur l’adverbe d’intensité, sur son propre état de victime : « elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse. » D’autre part, elle met en évidence sa résignation, son impuissance : « mais que c’était apparemment la volonté du Ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. » Ce double mouvement est d’ailleurs accompagné du portrait fait par des Grieux avec un chiasme au rythme identique, sept syllabes, « la douceur de ses regards », en écho à sa faiblesse, et « un air charmant de tristesse » pour la victimisation. Elle lance ainsi un véritable défi à un jeune homme, inscrit dans la tradition de l’amour courtois : qu’il sauve sa bien-aimée d’un sort terrible, tel un chevalier médiéval.
Ainsi se met déjà en place la transgression à venir, puisque sauver Manon revient en fait à s’opposer à Dieu.
La réaction de des Grieux
Le verbe introducteur, « je l’assurai », signale la force d’une réponse qui relève aussitôt le défi, en mettant en place le combat à venir, que le lexique choisi amplifie et dramatise : « j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. » Tout s’est accéléré car la rencontre vient à peine d’avoir lieu que déjà est lancée une promesse d’amour éternel à laquelle il lui demande de faire confiance : « si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà ».
Le retour sur soi
Le récit fait à l’« homme de qualité » est aussi l’occasion pour le héros, comme dans une autobiographie, de se livrer à une introspection pour expliquer ses actions. Il expose alors deux raisons :
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La première renvoie directement à cet « air charmant » de l’héroïne, qui a produit sur lui un effet quasiment magique, ne pas « balancer un moment sur [s]a réponse. » C’est là l’excuse la plus immédiate, le désir amoureux allié au modèle chevaleresque.
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La seconde vise à corriger la première : « ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte ». Le terme d’« ascendant » renvoie au rôle accordé à l’astrologie, censé déterminer la « destinée » humaine. Des Grieux se dépeint ainsi en victime d’une force supérieure, transcendante, qui ôterait à l’homme toute liberté. Il se donne ici l’image d’un héros tragique, impuissante victime de la fatalité.
À cette double justification s’ajoute la mise en valeur de son innocence par la feinte naïve qui amplifie sa réflexion ultérieure : « Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer » Tout en montrant le rôle fondateur de cette scène de rencontre, la raison invoquée renvoie à la tradition mythologique d’Éros, fils de la déesse Aphrodite, si souvent reprise dans la poésie ou le théâtre et parfaitement connue des lecteurs : « mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges ». Cette nouvelle explication est encore prolongée par le discours narrativisé qui en apporte la preuve : « j’ajoutai mille choses pressantes ». Des Grieux abrège ainsi son récit, pour éviter de lasser son destinataire.
4ème partie : L'aventure décidée (de la ligne 39 à la fin)
Le portrait de des Grieux
La formule « Ma belle inconnue » renvoie à l’esprit romanesque du jeune homme : le mystère qui auréole une femme contribue à faire naître un désir, avec le déterminant qui affirme déjà sa volonté de possession. Le présent de vérité générale qui suit, « on n’est pas trompeur à mon âge », est ambigu, car est-ce une réflexion de de Grieux qui se définit ainsi lui-même ? Ou bien renvoie-t-elle à Manon, qui expliquerait alors qu'elle s’emploie, précisément, à profiter des sentiments du chevalier dont elle est déjà certaine ? Sa protestation d’amour, réitérée, « Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre », est contrebalancée par l’affirmation de sa faiblesse, due à son jeune âge, nouvelle excuse : « mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. » Perce aussi ici le sourire a posteriori du narrateur qui a mûri, évolué, et mesure son ancienne impuissance.
Le portrait de Manon
La scène d’amour ne serait pas complète si, à l’aveu des sentiments amoureux fait par des Grieux, Manon ne répondait pas par un aveu réciproque. Le verbe introducteur, « elle me confessa », suggère un discours timide, avec le sentiment de commettre une faute. Manon aurait donc tout à coup le souci de préserver les bienséances… Mais le discours, lui, n’a rien d’équivoque, et marque clairement la condition d’une relation possible, une aide à fournir : « si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté ». Elle invite ainsi le héros à l’action, à une lutte contre la puissance d’une société patriarcale, des parents qui veulent la faire « religieuse », en annonçant aussi les péripéties à venir, de multiples emprisonnements. En échange, sa promesse est accentuée par le comparatif : « elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. » Manon a, en fait, repris, en les inversant, les deux dimensions de l’aveu de des Grieux, qui avait promis, lui, de consacrer sa « vie » pour la « délivrer de la tyrannie de ses parents ».
Pour illustrer Manon Lescaut : la scène de rencontre
L’obstacle est aussitôt introduit, avec une première péripétie, la surveillance exercée sur Manon : « Son vieil Argus étant venu nous rejoindre ». Argus était, dans la mythologie, un gardien impossible à tromper, car, doté de cent yeux, il n’en fermait jamais que cinquante pour dormir, chargé de surveiller Io, prêtresse de la déesse Héra, que Zeus avait transformée en génisse afin d’empêcher toute vengeance d’Héra, son épouse jalouse. Une telle présentation de la menace ne peut que faire sourire, d’autant que l’hypothèse à l’irréel du passé dément la menace que le futur immédiat a posée : « mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. » Mais l’hypothèse reprend le trait de caractère de Manon déjà mentionné, « elle était bien plus expérimentée que moi », en mettant en avant l’« esprit » de Manon, c’est-à-dire la ruse, l’habileté. En soulignant cette supériorité et son rôle, « suppléer à la stérilité du mien », des Grieux se place en spectateur passif des actions de la jeune fille alors même qu’il s’était voulu son vaillant défenseur, se déchargeant à nouveau de toute culpabilité.
CONCLUSION
Ce récit d’une scène de rencontre joue sur trois dimensions, qui donnent par avance le ton du roman.
Même si les conditions dans lesquelles elle se déroule la banalisent, c’est une scène romanesque traditionnelle, celle d’un coup de foudre qui détermine le destin, dont Prévost reprend les principales caractéristiques : le rôle du regard, le bouleversement immédiat qui transforme le héros, les obstacles transgressés. Il annonce ainsi les péripéties à venir, le conflit entre le couple amoureux et les forces dominantes dans la société, celles qui caractérisent le roman d’aventures.
Prévost reprend aussi la tradition du roman précieux, en mettant en valeur la psychologie de ses deux personnages, une forme de badinage amoureux qui permet au lecteur de découvrir à la fois la jeunesse du chevalier, qui vit avec sincérité les élans d’un amour naissant, et son contraste avec la jeune fille, déjà bien libérée des bienséances, plus « expérimentée » dans la pratique du discours amoureux.
Enfin le récit étant rétrospectif, il permet de faire peser par avance sur le héros une fatalité tragique. Le narrateur comme son destinataire, le marquis de Renoncour, qui a rencontré Manon enchaînée et a vu la douleur de Des Grieux, connaît les « malheurs » à venir. De ce fait, cette première rencontre oriente le jugement du lecteur, d’autant plus que des Grieux, en se livrant à une sorte de catharsis, multiplie les remarques qui font de lui une victime, du hasard – le choix d’une date, d’un lieu –, d’une femme fatale, voire d’un châtiment céleste…
Histoire des arts : Étude comparative de deux tableaux
Les deux illustrateurs du XIXème siècle, Eugène Louis Lami, en 1878, et Maurice Leloir, en 1885, ont parfaitement mesuré l’importance de cette scène de rencontre dans le roman de Prévost. Mais leur peinture, tant par la représentation du décor que par l’image du couple, en propose deux interprétations différentes : le premier évoque davantage un libertinage à venir, le second accorde plus de place aux contraintes sociales.
Pour voir un diaporama d'analyse
Histoire des arts : Jean Delannoy, Manon Lescaut, extrait du film, 1978
Pour voir l'extrait
En 1978, Jean Delannoy choisit d'adapter au cinéma Manon Lescaut, une interprétation fidèle comme le prouve cet extrait présentant la scène de rencontre.
La voix off reprend le moment-clé du coup de foudre, en lisant le texte qui souligne le changement vécu par le héros. Cela est soutenu par la musique, à ce même instant, ainsi que par les gros plans sur les visages : bouleversement chez des Grieux, sourire esquissé qui signe l’intérêt de Manon.
Trois points relèvent cependant du choix du cinéaste.
Le décor
Le décor restitue l’époque, l’arrivée du coche dans la cour de l’hôtellerie, qui ressemble aussi à une cour de ferme, avec la charrette, le tas de fumier, le meuglement des vaches, le chant du coq, et surtout les moutons qui encerclent le couple. Peut-être faut-il y voir un symbolisme de leur innocence d’« enfants », sur laquelle insiste d’ailleurs Manon en marquant leur impuissance face aux « grandes personnes », au « monde des adultes […] fermé à double tour comme leur coffre. »
Le personnage de Tiberge
La présentation du personnage de Tiberge renforce son contraste avec des Grieux, par son vêtement, ses lunettes, et par sa réaction face à l’élan de curiosité qui provoque le blâme adressé à son ami, « Tout vous amuse », mais sur un ton indulgent. Même s’il est très vite effacé de la scène par la précision ajoutée au texte de Prévost, « laissant Tiberge interloqué », cela permet au cinéaste d’introduire d’emblée le thème de la religion, à travers la réponse de des Grieux : « « Toute la vie m’amuse, cher frère. Ce n’est pas un péché. C’est Dieu qui l’a faite ».
L'image de Manon
C’est essentiellement sur l’image de Manon que joue le cinéaste. Il restitue, certes, son ambiguïté.
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D’un côté, son discours adopte un ton résigné, invoque la « volonté du Ciel », comme dans le roman, sa faiblesse devant susciter l’action de des Grieux pour qu’elle ne soit pas « malheureuse », d’où les paroles révoltées qui expriment sa colère, après son aveu direct : « Vous êtes trop jolie ».
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Mais, de l’autre, en ajoutant la présentation mutuelle, il met en évidence la réaction de Manon, « Vous êtes noble », suivi de l’exclamation « Dommage ! » il suggère une raison plus intéressée, celle d’une jeune fille manipulatrice : cet écart social joue un rôle à ses yeux. C’est elle aussi qui pose la raison de son envoi au couvent, que Prévost rattache, lui, à une hypothèse faite a posteriori par le narrateur : « Ils disent que j’aime trop le plaisir. Peut-être est-ce vrai ». Le ton modeste de cet aveu est donc le moyen imaginé par le cinéaste pour effectuer une prolepse, annonciatrice de la suite.
Enfin, notons le jeu de la caméra quand les deux amants réunis contemplent leur image dans l’eau du puits, en une sorte de mise en abyme puisque Manon développe ce qui pourrait être vécu ; mais, en concluant « l’histoire est finie tout de suite », elle lance un défi au chevalier.
La fin du passage dépasse l’extrait du roman étudié, puisque l’inexpérience de des Grieux est renforcée par son silence à la répétition de la question de Manon, « Comment ? », tandis que la ruse de celle-ci est immédiatement montrée. Quand le serviteur, représentant du pouvoir patriarcal, vient s’intercaler comme pour séparer le couple, Manon se transforme en une habile comédienne pour jouer sa joie des retrouvailles avec ce soi-disant « cousin ».
Explication : Première réconciliation, de "Je demeurais interdit..." à "... un seul de tes regards."
Pour lire l'extrait
Le chevalier des Grieux, séduit au premier regard par la belle Manon Lescaut, abandonne son projet d’études au séminaire, s’enfuit avec elle et le couple s’installe à Paris. Mais le père du chevalier sépare rapidement les amants, et des Grieux apprend la perfidie de Manon : elle a entretenu le couple grâce à l’argent obtenu d’un de ses amants, qui a alerté le père du chevalier pour se débarrasser de son rival. Deux ans après, alors qu’il a repris ses études au séminaire de Saint-Sulpice, des Grieux reçoit sa visite au parloir. Trois temps sont envisagés au cours de cette rencontre : le passé, avec le repentir de Manon, le présent, qui correspond à l’élan amoureux, et le futur, avec les promesses. Comment le romancier met-il en valeur le pouvoir exercé par l’héroïne ?
1ère partie : Manon, une séductrice ?
L'expression de son repentir : le retour sur le passé
Dans un premier temps, Manon est debout, dans une immobilité totale, indice de son inquiétude face à la réaction possible de des Grieux, de « [s]on embarras ». Mais très vite, elle se reprend, et l’on assiste à une scène comme au théâtre, avec un premier geste, interprété par des Grieux : « elle mit sa main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. » Ses paroles sont rapportées au discours indirect ce qui, toujours comme au théâtre, met l’accent sur son « ton timide », comme si c’était une didascalie. La phrase se développe en deux temps :
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D’abord il y a l’aveu d’« infidélité », introduit par le verbe « elle confessait », comme si le fait de se trouver dans le parloir du séminaire, face à des Grieux en soutane, poussait Manon à ce langage religieux qui reconnaît une faute. Mais elle ne dit rien de cette infidélité, n’en invoque aucune raison, seule la réaction supposée du chevalier est mise en valeur : elle « méritait ma haine »
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Puis, en opposition, Manon rejette la faute sur le chevalier, en l’accusant de « dureté », sur laquelle le rythme binaire de la phrase insiste : par rapport au passé, « laisser passer deux ans sans m’informer de son sort », et par rapport au présent : « la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole ».
Ainsi des Grieux se retrouve en position d’accusé, puisque l’hypothèse, lancée en tête de la seconde partie de la phrase, met en doute la sincérité de son amour : « s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle ». Son mouvement, « elle s’assit », brièvement signalé, est déjà un premier indice de victoire : elle ne craint plus un rejet, et peut s’installer.
Les premières réactions de des Grieux vont permettre à Manon de faire évoluer la situation, en insistant sur son repentir : « Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie ». Notons la gradation dans les larmes, et la reprise du terme « perfidie », en parallèle avec l’attitude et le mot du chevalier. Elle évite ainsi de devoir donner une explication.
Ses élans amoureux : l'amour vécu au présent
Il est marqué d’abord par la déclaration d'amour hyperbolique dans le discours rapporté direct en réponse à la question de des Grieux : « Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. ». La phrase oppose, de façon hyperbolique, « mourir » à « vivre », et la condition met à nouveau en cause le chevalier. C’est pourtant bien Manon qui, par besoin d’argent, a pris un amant généreux...
Ces paroles sont confirmées ensuite par une double gestuelle, dès qu’elle comprend que des Grieux l’aime encore. Le rythme de la phrase, en crescendo, reproduit un mouvement d’élan : « elle se leva avec transport pour venir m’embrasser ». Cet élan est amplifié par l’hyperbole qui suit, avec un verbe qui place même des Grieux dans une position d’infériorité, de victime : « Elle m’accabla de mille caresses passionnées ».
Enfin, le romancier recourt au discours narrativisé pour le langage amoureux qui complète cette scène, toujours hyperbolique avec le superlatif : « Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses ».
Ce passage est le moment d’apogée de la scène, qui s’apaise ensuite en réunissant les amants, à travers le pronom personnel choisi et la gestuelle : « Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. » La victoire de Manon semble alors assurée.
Les promesses
Il reste une dernière étape cependant : rassurer des Grieux sur le futur en répondant à sa question : « dites-moi si vous serez plus fidèle ? » Cela sera accompli en deux temps, qui lient le passé (« son repentir ») au futur (« elle s’engagea à la fidélité »), toujours à l’aide du discours narrativisé. Le « repentir » est donc, comme il est de règle dans une confession chrétienne, le gage de la promesse de ne plus pécher. À nouveau ce discours est accentué par les adverbes d’intensité et le redoublement lexical qui insiste sur la force du sentiment amoureux : « des choses si touchantes », « tant de protestations et de serments ».
Par comparaison à la longueur de ce texte, il y a peu d’interventions de Manon, et une seule est rapportée au discours direct, comme si ce qu’elle avait dit avait eu, pour des Grieux, finalement moins d’importance que ses gestes, et surtout que sa seule vue.
2ème partie : Les réactions de des Grieux
Le trouble initial
Le passage s’ouvre, en effet, sur la « vue » de Manon, et se clôt sur « un seul de ses regards » : c’est dire à quel point le chevalier est fasciné par celle-ci, fascination qui engendre en lui un trouble profond.
Dans le premier paragraphe, il apparaît comme paralysé, « interdit », reste totalement passif : « j’attendais ». Sa seule solution est d’essayer de détourner son regard, en conservant « les yeux baissés ». Il ne maîtrise pas non plus ni son corps, pris d’un « tremblement », ni son esprit, ce que résume la dernière phrase du premier paragraphe, aveu de la puissance indicible de l’amour : « Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait être exprimé. ».
Dans le deuxième paragraphe, nous retrouvons ce même désir d’échapper à cette sorte d’hypnose que la seule vue de Manon exerce sur lui : « Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. ». Il y a aussi toujours cette absence de maîtrise de son langage, « je commençais plusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever », et de son corps, qui confirme son impuissance : « des pleurs, que je m’efforçais en vain de retenir ».
Gravelot, La scène au parloir de Saint-Sulpice, Gravure, 1753
Enfin, quand Manon l’embrasse, son trouble devient encore plus fort, traduit par l’exclamation qui commente son état : « Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! » Cette expression d’une forme de douloureux regret donne l’impression qu’il assiste, comme étranger, au bouleversement que Manon provoque en lui. L’amour qu’elle lui apporte n’a rien de paisible, et la fin du paragraphe le souligne d’abord par le choix de verbes hyperboliques : « J’en étais épouvanté », « Je frémissais ». La comparaison, qui relève de la tonalité fantastique, intensifie ce trouble, qui devient effrayant : « comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète ». Les participes passés, « transporté », « saisi », marquent le fait que des Grieux ne s’appartient plus, est réduit à l’état de victime passive, et la négation restrictive, « dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs », montre la faiblesse de la raison face à la passion.
De la révolte à l'aveu amoureux
Dans un premier temps, des Grieux fait une tentative pour exprimer sa révolte : nous trouvons deux fois le verbe « s’écrier », et le discours direct exclamatif, avec l’interjection, « Ah ! » et la répétition triple de « Perfide ! ». De même, l’insistance de sa question, soutenue par la conjonction « donc », « Que prétendez-vous donc ? », prouve sa tension extrême. Mais, parallèlement, ce discours est plus empreint de souffrance que de colère : « m’écrier douloureusement », « en versant moi-même des pleurs ».
Cela le conduit tout naturellement à un aveu amoureux, renforcé par le choix de l’impératif, d’abord encore mêlé au reproche, « Demande donc ma vie, infidèle ! », renforcé par le passage au tutoiement, ensuite soutenu par la litote : « mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi ». Mais cet amour se présente immédiatement comme une sorte de martyre à subir puisqu’il l’associe à l’idée de se « sacrifier ».
L'image d'une soumission
La soumission culmine dans le troisième paragraphe, en écho au rapprochement des corps, et se traduit par le regard, à présent soutenu par le qualificatif, « en la regardant d’un œil triste », et le constat chargé d’amertume amplifié par la négation : « je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ». Le comparatif rappelle l’action quasi magique exercée par Manon sur le héros. Il revient au vouvoiement, et ton change alors, devient celui de la plainte à travers la métaphore accusatrice : « la noire trahison dont vous avez payé mon amour ». Puis, en filant une personnification du « cœur », le chevalier se pose en victime : « il vous était facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir ». L’opposition des deux relatives accentue la toute puissance de Manon, qui devient la "dame" suzeraine de l’amour courtois face aux deux infinitifs compléments, « plaire » et « obéir », qui dépeignent la soumission de des Grieux. Ce rythme binaire insistant se répète dans la question indirecte, introduite par un impératif de supplication, « Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendre et d’aussi soumis », question rhétorique puisqu’il lui répond lui-même avec force aussitôt : « Non, non, la nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. »
3ème partie : L'image d'une femme fatale
La victoire de Manon
La multiplication des questions de des Grieux, avec l’impératif repris en anaphore, traduit sa véritable angoisse, la crainte que le passé ne se répète : « Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler ? » Mais cette formulation révèle aussi la puissance de Manon, puisque le chevalier envisage ainsi un avenir possible, un retour de sa confiance. La dernière question, avec l’invocation qui l’introduit, « au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous », le place à nouveau en situation d’attente passive : « belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle. » Nous notons d’ailleurs le glissement de l’accusation « Perfide Manon ! » à « belle Manon », qui révèle le pouvoir qu’elle exerce, pour arriver à « Chère Manon », qui ouvre le discours direct rapporté.
Tony Johannot, La réconciliation, édition de Manon Lescaut, 1839
À aucun moment Manon n’est décrite, et le récit ne reprend pas précisément ses paroles, seule l’hyperbole dans la conséquence met en évidence son triomphe : « Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. » Il suffit de l’exaltation du héros pour que le lecteur mesure sa défaite, et c’est bien le regard qui, comme lors de la première rencontre, cause sa perte, ses « beaux yeux », et même « un seul de [s]es regards ».
Ainsi, dans le dernier paragraphe, Manon se trouve totalement divinisée, « tu es trop adorable pour une créature », ce que souligne d’ailleurs le narrateur : « avec un mélange d’expressions amoureuses et théologiques ».
La fatalité tragique
Mais l’amour de Manon entraîne aussi une fatalité tragique, dont le chevalier est parfaitement conscient : « je le prévois bien, je lis ma destinée dans tes beaux yeux ». Il est ainsi prêt à tout sacrifier pour l’amour de Manon comme le signale l’énumération des renoncements dans les dernières lignes : « je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi », repris par « les faveurs de la fortune ne me touchent point », « la gloire me paraît une fumée », « tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ». Sa déclaration signe la défaite de sa raison, qui n’est plus que le support d’illusions, face à une passion triomphante, « victorieuse », que le terme « délectation » compare aux délices aux délices promis au chrétien dans l’au-delà.
Mais c’est alors le "Ciel", si souvent invoqué dans le roman, qui se trouve bravé car Manon s’est révélée plus puissante que la foi chrétienne du héros, qui se trouve balayée. Des Grieux nie ainsi un dogme essentiel du christianisme, qui laisse à l’homme son libre-arbitre : « Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère ». Des Grieux se reconnaît totalement aliéné à Manon, et sa passion profane efface toute son instruction religieuse qui lui a forcément inculqué l’idée que le bien suprême ne peut être que le paradis dans l’au-delà : « tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables ».
CONCLUSION
Un retournement s’est opéré au fil du texte : la confession initiale de Manon, son aveu de faute, se sont transformés en une reconversion de des Grieux à l’amour, plus fort que la faute, plus fort que les doutes, plus fort aussi que tous les interdits sociaux, moraux et religieux. Ainsi la confession a fonctionné à l’envers : au lieu de ramener la pécheresse à la vertu, c’est elle qui détourne le confesseur du droit chemin. Cela révèle la toute-puissance de l’héroïne, à la fois manipulatrice d’un chevalier bien naïf, mais aussi capable de lui donner tous les signes d’un amour qui semble tout à fait sincère. Le lecteur hésite sans cesse entre ces deux interprétations de cette scène…
Tony Johannot, La réconciliation, édition de Manon Lescaut, 1839
Mais à la fin de cet extrait, les paroles de des Grieux, qui traduit en des termes « théologiques » son amour totalement profane et est prêt à s’éloigner de la foi chrétienne, laissent planer la menace d’un châtiment, d’autant plus qu’il est parfaitement conscient du risque qu’il prend, annonce du dénouement tragique. Or, rappelons l’avis au lecteur qui précède le roman : le public « verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. », et l’auteur insiste sur son désir de « servir à l’instruction des mœurs ». Cela ne peut que nous rappeler les déclarations de Racine, notamment dans la Préface de Phèdre.
Lecture cursive : Remords et pardon
Pour lire l'extrait
Après chaque « perfidie » de Manon se reproduit une même scène où les reproches de des Grieux conduisent à une réconciliation. La première a lieu dans le parloir de Saint-Sulpice, la deuxième après sa relation avec le « vieux G...M..., puis, dans la seconde partie, alors que Manon a séduit le fils de M. de G…M…, celle-ci est la troisième. Manon n’est pas venue au rendez-vous fixé à la Comédie-Française, mais a envoyé une fille à l'intention de des Grieux à sa place, avec une lettre qui le rejette. Il se précipite alors pour lui demander des explications, et la trouve en train de lire tranquillement. Cet extrait présente trois différences importantes avec la première réconciliation.
Les reproches de des Grieux
Il accentue l’expression de la douleur : « j’ai le cœur percé de la douleur de votre trahison », qualifiée de « si cruel traitement ». Le ton adopté renforce sa plainte, dramatisée puisqu’il évoque sa mort : « il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous avez causé ma mort. » C’est ce qui explique que les reproches sont bien plus violents, réitérés avec force : « infidèle et parjure Manon ! », « Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? », « Horrible dissimulation ! m’écriai-je ; je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. » Sa violence se traduit par la multiplication des exclamations et des interrogations : « Amante mille fois volage et cruelle, qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste ciel ! ajoutai-je, est-ce ainsi qu’une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ! C’est donc le parjure qui est récompensé ? Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité ! »
Il semble donc plus lucide et prêt à quitter celle qui le trompe sans cesse : « Adieu, lâche créature, continuai-je en me levant ; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce avec toi. Que le ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard ! »
L'attitude de Manon
Pendant toute la première partie de la scène, Manon ne parle pas, elle se contente d’une attitude qui fait écho à la douleur de son amant : « Elle ne me répondit point ; mais, lorsque je fus assis, elle se laissa tomber à genoux, et elle appuya sa tête sur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en un instant qu’elle les mouillait de ses larmes. », « Elle baisait mes mains sans changer de posture. »
Le seul discours rapporté directement n’est plus l’aveu d’une faute, mais le rejet de sa culpabilité, fondée sur la conception, la casuistique héritée des jésuites, que l’intention pure excuse cette faute, soutenue par l’appel au châtiment céleste : « Il faut que je sois bien coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et d’émotion ; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir. »
Enfin, c’est elle qui, quand elle constate que son amant est prêt à partir, adopte la soumission jadis habituelle à des Grieux, « Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près de la chaise d’où je m’étais levé, elle me regardait en tremblant et sans oser respirer. », et elle choisit la supplication : « Elle laissa tomber ses bras sur mon cou, en disant que c’était elle-même qui avait besoin de ma bonté pour me faire oublier les chagrins qu’elle me causait ».
La faiblesse de de des Grieux
Dans la première réconciliation, des Grieux avait mis du temps avant d’être reconquis par Manon. Mais, dès le début, son « ton tendre » laisse supposer que son amour est, à présent, si enraciné en lui qu’il est inaltérable. C’est ce qui explique que le retournement de situation soit si brutal, sans que rien ne le justifie, sinon à nouveau un regard sur Manon : « Mais il aurait fallu que j’eusse perdu tout sentiment d’humanité pour m’endurcir contre tant de charmes. / J’étais si éloigné d’avoir cette force barbare, que, passant tout d’un coup à l’extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt je m’y précipitai sans réflexion ».
L’inversion est telle que c’est lui qui en arrive à implorer son pardon : « Là, tout ce qu’un amant soumis et passionné peut imaginer de plus respectueux et de plus tendre, je le renfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en grâce de prononcer qu’elle me pardonnait. » Le dernier discours direct du chevalier, en totale contradiction avec ses reproches, souligne donc à quel point il est à tout jamais lié à Manon : « ah ! je ne vous demande point de justification, j’approuve tout ce que vous avez fait. Ce n’est point à moi d’exiger des raisons de votre conduite : trop content, trop heureux, si ma chère Manon ne m’ôte point la tendresse de son cœur ! »
Cette scène inverse donc la première : la demande de pardon de Manon à des Grieux devient celle de des Grieux à Manon, d’autant plus frappante que les reproches, eux, ont été bien plus développés, plus violents, révélant sa lucidité sur le caractère de Manon. La raison a donc perdu toute force face à la passion.
Étude de la langue : les discours rapportés
Pour une étude précise, avec des exercices
1/ « Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine. »
2/ « "Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive". »
3/ « Elle m’appela par tous les noms [que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses.] »
4/ « xxx [C]’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent […] »
Ces quatre phrases permettent d’observer les quatre formes de discours rapporté. Pour chacune, seront observés les éléments mis en valeur par la typographie. On insistera tout particulièrement sur
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la différence entre le discours indirect (phrase n°1, repérable par la conjonction qui l'introduit, ici à deux reprises), dans lequel il est important d’observer la façon dont le verbe introducteur indique le ton, et le discours direct (phrase n°2, repérable par les guillemets et le tiret pour le changement d'émetteur) dans lequel le ton, ici l’interrogation, est marqué par la ponctuation expressive. On comparera aussi le choix des personnes (pronoms, déterminants possessifs) et des temps.
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le discours narrativisé (phrase n°3) qui signale au lecteur une prise de parole, mais dont le contenu n’est que résumé, sans que ne soient repris les termes précis. Il relève donc plutôt du portrait psychologique des personnages.
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le discours indirect libre (phrase n°4), encore très rare au XVIIIème siècle : il possède toutes les caractéristiques du discours indirect (énonciation à la 3ème personne et concordance des temps au passé), mais sans verbe ni conjonction pour l’introduire. Il est très ambigu, car les mots rapportés peuvent se confondre avec le récit du narrateur.
Étude d’ensemble : L’image de l’amour
Ces trois premières explications et les documents d’accompagnement permettent de mesurer la place centrale qu’occupe l’amour à la fois dans l’intrigue du roman et dans la psychologie des deux protagonistes.
L’intrigue repose, en effet, sur les nombreux obstacles qui entravent l’amour des héros, les contraintes sociales, l’importance du matérialisme dans une société qui prône le plaisir, d’où les transgressions successives, sociales, morales, religieuses, qui conduisent à des délits, à des crimes, à la mort. En même temps, le lecteur, devant les incessantes trahisons de Manon, est en droit de s’interroger sur la réciprocité de l'amour au sein du couple : aime-t-elle réellement des Grieux ? Ne s’agit-il pas pour elle de jouer de ses « charmes » pour profiter de la faiblesse immédiatement perçue dans ce jeune homme ?
Les péripéties inscrivent ainsi l’amour dans une dimension propre à provoquer la compassion du lecteur. La fatalité, caractéristique du tragique, est, certes, sans cesse invoquée par des Grieux pour expliquer, dans un récit a posteriori, les malheurs vécus. Mais ce tragique vient-il d’un châtiment céleste, ou bien tout simplement de la nature même des deux personnages, dont l’impuissance devient pathétique face au pouvoir de la société patriarcale et monarchique ?
Pour se reporter à l'analyse
Pour lire l'extrait
Explication : Un stratagème, de "L'heure du souper étant venue..."
à "... cette ridicule scène."
Après la trahison de Manon avec M. de B…, riche fermier général, qui a conduit à une longue séparation d’avec des Grieux, le couple s’est réconcilié mais, très vite, le manque d’argent se fait sentir à cause de l’amour de Manon « pour le plaisir » et du rôle de parasite que joue son frère. Quand un vol complète la menace de ruine, celui-ci en vient même, à la grande indignation du chevalier, à lui conseiller de tirer profit des charmes de Manon. Une nouvelle péripétie s’annonce alors, quand des Grieux apprend que Manon a séduit M. de G… M… et en a déjà obtenu de l’argent. Après un temps de douleur et de colère, le chevalier accepte de participer à la tromperie qui se met alors en place : faire passer des Grieux pour le jeune frère de Manon, promettre une nuit d’amour à M. de G…M…, mais s’éclipser dès qu’il se sera retiré dans sa chambre, Manon s’enfuyant avec son frère et son amant. En quoi cette scène met-elle en valeur la façon transgressive dont le couple vit son amour ?
1ère partie : Les préalables (des lignes 1 à 9)
La mise en scène
Le récit prêté par Prévost à des Grieux suit la chronologie des faits, nettement marquée, comme les actes d’une pièce de théâtre : « L’heure du souper étant venue », « Le premier compliment », « ensuite », « en attendant que… » Cela permet au lecteur de découvrir le rôle de chacun des protagonistes, comme lors d’un prologue. Sont d’abord présents « dans la salle » celle qui est la clé de l’action, Manon, et son frère, qui, tel un metteur en scène, est l’instigateur de cette comédie. C’est donc lui qui doit donner le signal de l’entrée en scène du héros : « J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille en attendant que Lescaut m’avertît d’entrer. » Des Grieux a, en effet, accepté de se prêter à ce jeu, pour l’instant en tant que témoin caché, ce qui peut tout de même révéler son inquiétude. L’appellation des protagonistes rappelle d'ailleurs les personnages d’une comédie, un barbon, un « vieillard », face à celle qu’il veut séduire, « sa belle ».
Le but du stratagème
Quand la victime, « M. de G… M… », entre en scène, l’objectif de cette rencontre est aussitôt montré par le champ lexical qui met d’emblée l’accent sur l’argent par l’énumération des bijoux, avec la précision de leur coût exact : « Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des bracelets et des pendants de perles qui valaient au moins mille écus. » Mais le fait de considérer comme un « compliment » l’offre de bijoux montre que, dans cette société, le matérialisme règne : une femme s’achète. C’est ce que confirme encore plus directement – et plus grossièrement – le prix de cet achat, mentionné : « Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. »
Ce n’est qu’après cela que viennent les paroles, avec un verbe qui montre que ce n’est qu’un ajout, comme une sorte d’obligation à remplir. Mais c’est aussi le premier signe de ridicule de cet homme d’âge qui ne maîtrise pas le langage élégant de la séduction : « Il assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille cour. » La formule renvoie aux premiers temps de la monarchie, quand les manières élégantes de la Préciosité n’étaient pas encore de mise.
L’idée qu’il s’agit bien d’un marché se complète du côté de Manon, qui, à son tour, paie sa part en entrant dans une sorte de troc. Par la négation, « Manon ne put lui refuser quelques baisers », des Grieux assume sa pleine complicité. Aucune jalousie, en effet, mais une justification qui inscrit le marché dans la légalité : « c’était autant de droits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains. » Ainsi, la tromperie est, par avance, excusée.
2ème partie : La présentation (des lignes 10 à 16)
L'entrée en scène du héros
Comme au théâtre, l’intrigue se noue alors avec l’entrée en scène du héros, des Grieux, acteur totalement soumis à son metteur en scène : C’est, en effet, toujours le frère de Manon qui mène le jeu, « Il vint me prendre par la main », « me conduisant vers M. de G… M… », « il m’ordonna de lui faire la révérence ». C'est lui qui en règle les étapes : la subordonnée temporelle, « lorsque Manon eut serré l’argent et les bijoux », montre sa prudence : il ne perd pas de vue l’objectif visé.
Mais cette présentation fait sourire par la façon d’abord dont des Grieux joue son rôle, avec le superlatif qui souligne l’exagération du mouvement : « J’en fis deux ou trois des plus profondes. »
Tony Johannot, La présentation de des Grieux à M. de G... M..., Gravure, 1839
Le double discours
Après le comique de gestes vient le comique de mots, avec le double langage du discours de Lescaut directement :
D’abord à l’adresse de leur hôte, il présente le chevalier, censé être le jeune frère de Manon, en accentuant sa jeunesse et sa naïveté par l’emploi des adverbes d’intensité : « c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous le voyez, d’avoir des airs de Paris ». Il s’agit de le faire accepter aux côtés de Manon, d'empêcher toute méfiance du vieil homme, qu’il flatte aussi en lui donnant le rôle d’un professeur de belles manières : « nous espérons qu’un peu d’usage le façonnera ». Le pronom « nous » rappelle au lecteur la complicité des trois protagonistes.
Ensuite à l’adresse de des Grieux, il poursuit sa feinte, avec un lexique mélioratif, qui renforce encore sa flatterie à l’égard du séducteur : « Vous aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d’un si bon modèle. »
3ème partie : Le dialogue (des lignes 17 à 29)
Le stratagème réussi
L’acte suivant introduit le dialogue initial, qui vient prouver le succès du stratagème : « Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. » Son geste ridicule, comme si des Grieux était un petit enfant, montre que son sentiment de supériorité l'a fait immédiatement tomber dans le piège : « Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue en me disant que j’étais un joli garçon ». Son discours surtout fait sourire le lecteur, public qui lui est dans la connivence, car son avertissement, « qu’il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. » retrace précisément l’itinéraire suivi par des Grieux. Notons aussi le cynisme de ce conseil donné par un homme qui, dans un âge avancé, est lui-même tombé dans « la débauche » quand il utilise sa fortune pour s’acheter une femme…
Pour répondre à l’idée de « débauche », Lescaut intervient et le verbe qui introduit le discours indirectement rapporté traduit sa volonté de rassurer encore davantage leur victime en invoquant la religion : « Lescaut l’assura que j’étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites chapelles. » Mais ce mensonge, rendu insistant par le rythme ternaire des subordonnées, est d’autant plus scandaleux qu’il prête à des Grieux le choix d’un état et un comportement religieux – il jouerait, comme les enfants, à élaborer et à décorer de petits autels – alors même que celui-ci s’est enfui du séminaire de Saint-Sulpice !
Le comique de l'équivoque
Le dialogue devient franchement comique, par l’équivoque mise en évidence à chaque phrase du dialogue entre le héros et M. de G… M…
La naïveté de M. de G… M… ressort de son premier commentaire, qui confirme le succès du stratagème : « Je lui trouve de l’air de Manon », et qui peut prendre un double sens puisque les deux amants partagent cette tromperie. Des Grieux maintient son jeu d’acteur par ses mimiques : « Je répondis d’un air niais ». Mais, contrairement au vieillard dupé, le lecteur, complice, perçoit, lui, le double sens érotique de la riposte de des Grieux, « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche », qui lui offre en outre l’occasion de proclamer à Manon la force de son amour : « aussi j’aime ma sœur comme un autre moi-même. »
Le jeu se poursuit par la deuxième réplique de M. de G... M..., qui confirme sa confiance accordée au rôle joué par des Grieux, celui d’un provincial ignorant les manières de la bonne société : « L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. » Il prend ainsi à témoin le menteur lui-même, Lescaut, à deux reprises, en répétant son qualificatif d’« enfant », avec un enthousiasme que souligne l’impératif : « Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. » La protestation du héros, qui conserve soigneusement l’image de son personnage fréquentant « les églises », accentue encore le comique, puisqu’à présent, par le comparatif, il se moque directement de la naïveté de son interlocuteur : « Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j’en trouverai à Paris de plus sots que moi. » L’aveuglement de M. de G… M… participe donc à ce double jeu.
4ème partie : Le souper (de la ligne 30 à la fin)
Tony Johannot, Le souper chez M. de G... M..., édition de Manon Lescaut, 1839
Le comique de caractère
Pour ne pas allonger le récit, le discours est narrativisé, révélant tout l’art des trois complices acteurs : « Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper. » Ce récit met en valeur le contraste des caractères :
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D’un côté, il y a ceux qui s’amusent, et d’abord Manon : « Manon, qui était badine, fut plusieurs fois sur le point de gâter tout par ses éclats de rire. » Mais ce rire est aussi une façon, pour le narrateur, d’atténuer sa culpabilité : au-delà de l’argent, il s’agit d’abord de se divertir. Parallèlement, des Grieux souligne son talent de portraitiste, « je l’achevai si adroitement », autre moyen de faire oublier son rôle dans l’escroquerie.
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De l’autre, la victime se retrouve en position d’accusé, car le récit le rend responsable du succès de la tromperie. S’il ne comprend rien, c’est parce que sa position sociale le rend aveugle : « je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître ».
Le comique de situation
La situation relève, en fait, de la mise en abyme fréquente au théâtre, notamment dans la comédie, puisque le contenu du dialogue illustre précisément la scène qui se joue : « Je trouvai l’occasion en soupant de lui raconter sa propre histoire et le mauvais sort qui le menaçait ». Il prend ainsi un risque, « Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit », mais tout se passe comme si cela donnait encore plus de saveur à la tromperie, qui devient un pur moment d’amusement, surtout quand la victime en arrive elle-même à y participer : « il fut le premier à le trouver fort risible ». C’est cet aspect cocasse que met en évidence la conclusion sur cette « ridicule scène », qui nous ramène au théâtre.
Un horizon d'attente
Cette phrase de conclusion nous ramène aussi à la situation d’énonciation, le récit fait a posteriori, puisque des Grieux interpelle son destinataire, le marquis de Renoncour : « Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène. ». Très habilement, Prévost met ainsi en place un horizon d’attente, en stimulant, à travers celle du destinataire, la curiosité du lecteur. Mais, en même temps, il renforce le rôle du décalage temporel. Les protagonistes vivent ce moment dans une totale inconscience de leur immoralité, ne pensant qu’à s’amuser en tirant un bénéfice de leur duperie. Leur jeunesse leur offre ainsi une forme d’innocence. Tout heureux de leur succès, ils en ignorent forcément les conséquences, que le narrateur, lui, connaît, et qui doivent, elles, soutenir le sens moral du roman.
CONCLUSION
Cet extrait correspond parfaitement au double intérêt du roman : le conflit entre les personnages et la société et le « romanesque » plaisant.
Le stratagème raconté révèle pleinement, en effet, des personnages que nous pouvons juger "en marge" car habiles à mentir, à porter un masque, et, en utilisant la religion, à détourner les règles morales. Cependant, Prévost les condamne-t-il vraiment ? Sont-ils plus coupables de leur supercherie que leur victime, tout aussi immorale dans son désir d’utiliser sa richesse pour satisfaire son désir ? Plus que des personnages « en marge », tous ne sont-ils pas, en fait, le reflet d’une société fondée sur le pouvoir que donne la richesse ? Une société où les valeurs collectives, l’ordre monarchique et la morale chrétienne sont remplacées par les valeurs individuelles, la volonté de vivre « hic et nunc » en profitant des plaisirs du siècle.
À cela s’ajoute l’art du récit, ici une péripétie mise en scène comme le serait une comédie, et soutenant l’intérêt du lecteur. Les personnages deviennent des acteurs, jouant parfaitement leur rôle en mettant en œuvre toutes les formes du comique : une situation qui inverse les rapports de force, car le barbon puissant, aveuglé, se retrouve trompé par les jeunes gens, provoquant le rire par le comique des gestes, exagérés, et des discours, à double sens. Cette tonalité comique est d’autant plus frappante qu’elle contraste avec d’autres péripéties, qui, au contraire, mettent en évidence par la dramatisation pathétique la sensibilité des cœurs.
Explication : L'évasion de Saint-Lazare, de "Ce compliment devait..."
à "... à Saint-Lazare pour longtemps."
Pour lire l'extrait
Le stratagème destiné à tirer profit de M. de G… M…fonctionne à merveille : le couple et Lescaut parviennent à s’enfuir avec la richesse soutirée au vieillard. Mais ce triomphe dure fort peu : alors même que les amants sont au lit, ils sont arrêtés et emmenés, Manon à l’Hôpital prison réservée aux prostituées, le chevalier à Saint-Lazare.
Dans cette prison, le Père supérieur, touché par la douleur de des Grieux, le traite avec douceur, mais celui-ci joue « l’hypocrite ». Il parvient ainsi à recevoir la visite de Tiberge, et à lui transmettre une lettre prétendument destinée à « un honnête homme de [s]a connaissance », chargé, lui, de transmettre celle, cachée à l’intérieur, destinée au frère de Manon auquel il demande son aide pour s’évader. Ainsi, muni du pistolet remis par Lescaut, il frappe, de nuit, à la porte du Père supérieur pour l’obliger à lui remettre les clés. En quoi le récit de cette évasion est-il révélateur de la personnalité du héros ?
Maurice Leloir, L'arrestation de des Grieux et de Manon, 1885
1ère partie : Une argumentation convaincante (des lignes 1 à 16)
Tony Johannot, L'évasion, 1839
La tonalité du récit
L'accueil bienveillant du Père supérieur explique que ce prisonnier, qui peut sortir librement de sa chambre, ait fait appel à son « amitié » en venant frapper à sa porte en pleine nuit. Mais il convient de ne pas oublier que ce récit est fait a posteriori et devrait donc, pour correspondre à l’objectif moral affiché par Prévost dans son « Avis au lecteur », témoigner de regrets, voire de remords du héros. Mais ce n’est pas le cas, car il se charge d’humour, par exemple en qualifiant de « compliment », petit texte élogieux récité à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie officielle, sa demande des clés pour s’évader. Ce même humour se retrouve dans le jeu sur l’indice temporel, entre le moment vécu, la surprise du Père supérieur, et le moment du récit du narrateur, destiné à expliquer son comportement : « Il demeura quelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avais pas à perdre... ».
Ce ton humoristique est encore accentué dans la périphrase, « de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir une honnête raison de silence, que je tenais sur mon justaucorps. », plutôt cocasse puisqu’il s’agit du pistolet que lui a fourni Lescaut.
Le discours indirect
L’opposition marquée par le connecteur « mais » dans le discours indirect témoigne aussi de la volonté de se justifier, fort habile puisque le premier argument invoqué fait appel à un dogme essentiel du christianisme, la liberté accordée à l’homme, dont la valeur est amplifiée par le superlatif : « j’étais touché de toutes ses bontés, mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens […], j’étais résolu à me la procurer cette nuit même, à quelque prix que ce fut ». La menace formulée par ce discours est à nouveau justifiée par un second argument, une protestation d’innocence, qui efface par avance toute idée de faute, passée comme présente : « surtout pour moi à qui on la ravissait si injustement ». Argumentation adressée à son interlocuteur d’autrefois, mais également au destinataire, l’« homme de qualité », une façon donc d’influencer son jugement.
Le dialogue direct
Dans le dialogue qui s'instaure ensuite, le Père supérieur manifeste sa peur et son indignation par ses exclamations, « Un pistolet ! », « Quoi ! », et ses questions : « vous voulez m’ôter la vie pour reconnaître la considération que j’ai eue pour vous ? », « que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? ». Il tente ainsi de faire appel à la raison de celui qu’il continue à nommer religieusement, son « cher fils », en retournant contre des Grieux l’idée d’injustice par laquelle celui-ci justifie son évasion. Mais son prisonnier met alors en avant une conception morale héritée des jésuites, destinée à excuser un acte coupable par la pureté de l’intention, d’où son invocation, « À Dieu ne plaise ! », et sa protestation négative, insistante : « Eh ! non, répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer ». Enfin, son ultime justification consiste à rejeter le risque sur le comportement de son interlocuteur qui l'obligerait, en quelque sorte, à commettre un crime : « vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si résolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. » La formulation, soutenue par les adverbes, renforce la menace et l’injonction finale, par le jeu entre la condition introduite et la conséquence accentuée par le superlatif, confirme son rejet de toute culpabilité : « si vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. »
2ème partie : Un roman d’aventures (des lignes 16 à 23)
Pour maintenir l’intérêt de cette péripétie, le récit s’accélère grâce aux verbes d'action dans les courtes propositions qui s’enchaînent : « J’aperçus les clefs qui étaient sur la table ; je les pris, et je le priai de me suivre en faisant le moins de bruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. » Mais les paroles rapportées des deux protagonistes rendent cette scène un peu ridicule :
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d’un côté, la lamentation du Père supérieur, qui déplore sa naïveté : « « À mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : « Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ? »
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de l’autre, l’image de l’évadé, particulièrement inquiet et soucieux de réussir son évasion, ce que marque l’injonction répétée : « "Point de bruit, mon père" répétais-je de mon côté à tout moment. »
Prévost, après la description du parcours suivi, « Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière qui est avant la grande porte de la rue. », prend soin également de conserver dans son récit un horizon d’attente par le verbe annonçant une nouvelle péripétie : « Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le père, tenant ma chandelle d’une main et mon pistolet de l’autre. » Cette scène offre ainsi toutes les caractéristiques du roman d’aventures.
3ème partie : Le crime (de la ligne 23 à la fin)
Un acte criminel
À nouveau l’action s’accélère, avec une nouvelle péripétie mise en valeur par le brusque recours au présent de narration : « Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. » Dans son récit, cependant, des Grieux s’emploie à effacer sa propre culpabilité :
d’une part, l’intervention du domestique est rejetée sur l’action du Père supérieur, présentée comme une erreur de jugement par l’adverbe, « Le bon père le crut apparemment capable de m’arrêter. », et le commentaire circonstanciel, « Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son secours. »
d’autre part, le portrait du domestique fait de lui l’agresseur : « C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer. » Ainsi le geste de des Grieux apparaît comme de la légitime défense : « Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. » Notons la brièveté de ces deux propositions dans un récit qui ne montre à aucun moment la victime.
Maurice Leloir, Le crime de des Grieux, 1885
Le déni de culpabilité
Tout au contraire, quoique fait a posteriori, le récit n’introduit aucune réflexion morale.
Le discours rapporté insiste, en effet, sur la volonté du personnage de nier toute culpabilité personnelle, et même, avec l’adverbe, de mettre en avant son courage héroïque : « « Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever, » ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. »
La juxtaposition des actions ramène à l’essentiel, la réussite de l’évasion, dont le plan a parfaitement fonctionné : « Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai à quatre pas Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse. » Nous retrouvons ici le rôle du frère de Manon, toujours complice pour assister des Grieux dans ses actes coupables : c’était son idée de se servir des charmes de Manon pour tirer profit de M. de G… M…, c’est lui, à nouveau qui facilite la fuite.
Mais le dernier paragraphe introduit une opposition :
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Le premier mouvement de des Grieux est de rejeter sur lui, par sa question, la responsabilité du meurtre en rappelant sa demande de lui fournir un pistolet non chargé : « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? »
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Dans un second temps, son ton s’adoucit : « Cependant je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour longtemps. »
Mais, dans les deux cas, l’accent mis sur l’arme qui a servi au meurtre décharge de toute culpabilité celui qui, face au danger, a pourtant choisi d’appuyer sur la gâchette.
CONCLUSION
Nous avons choisi cet extrait pour son double intérêt.
La vivacité du récit, avec les courtes phrases, la place accordée aux discours direct, et la façon dont Prévost maintient la curiosité du lecteur par l’horizon d’attente créée, permet de mettre l’accent sur le danger couru. Prévost adopte ainsi toutes les ressources propres au romanesque, tout particulièrement présentes dans les romans picaresques.
Il conduit également le lecteur à s’interroger sur la personnalité du héros. Sa passion pour Manon explique, bien évidemment, sa volonté de s’évader au plus vite pour tenter de la retrouver. Mais que de mauvaise foi dans son argumentation ! Ses discours rejettent sans cesse la responsabilité de ses actes sur autrui : sur son intention louable d’abord, puis sur une société injuste, sur le Père supérieur lui-même, sur son domestique, trop agressif, et finalement sur Lescaut et sur l’arme fournie… Un tel déni de toute culpabilité est-il admissible, alors même que le récit est fait après que des Grieux a pu mesurer toutes les conséquences de ses choix, surtout si nous pensons que Prévost insiste sur sa volonté moralisatrice ? Ou bien est-ce le moyen de renforcer l’idée que le personnage subit, à chaque moment de sa vie, une sorte de fatalité, qui excuserait ses actes immoraux ?
Explication : La mort de Manon, de "Pardonnez, si j'achève..." à "... j'attendis la mort avec impatience."
Pour lire l'extrait
Après son évasion rocambolesque de Saint-Lazare, des Grieux, toujours aidé de Lescaut, fait évader Manon de la prison de l’Hôpital, et le couple vit alors un nouveau moment de bonheur, qui ne dure guère, car la seconde partie du roman s’ouvre sur une nouvelle trahison de Manon : ayant séduit le fils du vieux G… M…, elle entreprend de lui extorquer à lui aussi de l’argent en se vengeant ainsi de son père, et elle convainc son amant de partager ce nouveau forfait, récidive fatale aux amants, tous deux arrêtés. Emprisonné au Petit-Châtelet, des Grieux en sort grâce à l’intervention de son père qui a réussi à convaincre le vieux G… M… de renoncer à sa plainte.
En revanche, aucune excuse pour Manon, condamnée à être envoyée en Louisiane, où les colons attendent des épouses. Après son échec dans sa tentative pour la libérer en route, des Grieux s’embarque avec elle pour cette colonie, où, les croyant mariés, le gouverneur les accueille avec bienveillance. Mais une nouvelle péripétie surgit quand des Grieux demande le droit de se marier, révélant ainsi la vérité : le neveu du gouverneur, Synnelet, exige d’épouser Manon, d'où un duel à l'issue duquel des Grieux est blessé et Synnelet s’écroule. Pour échapper à l’inévitable châtiment, le héros décide de fuir avec Manon vers une colonie anglaise… Une route difficile car le paysage est hostile, et Manon n’est pas habituée à une longue marche, quand la nuit les contraint à s’arrêter. En quoi ce dénouement donne-t-il au roman son sens ?
Tony Johannot, La déportation de Manon en Louisiane, 1839
1ère partie :Le présent du récit
Une introduction (des lignes 1 à 4)
Le récit de cette fuite s’interrompt une première fois pour revenir au moment présent, « Je vous raconte », avec une adresse au destinataire, le marquis de Renoncour, qui insiste sur l’ampleur de la douleur, présentée par avance comme indicible par l’injonction : « Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. » Ainsi, le récit s’inscrit par avance dans la tonalité pathétique, en multipliant les hyperboles : « un récit qui me tue », « un malheur qui n’eut jamais d’exemple. », « Toue ma vie est destinée à le pleurer ». Le ton en arrive ensuite au tragique, puisqu’à la pitié s’ajoute le sentiment de terreur à travers l’image d’un supplice éternel avec une personnification qui en accentue encore la violence : « Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer. »
L'image du narrateur (des lignes 15 à 23)
Une nouvelle interpellation du marquis de Renoncour intervient après la description des derniers instants du couple : « N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. » Cette double négation renforce cette douleur indicible, qui paralyse le langage, au point que la mort n’est mentionnée que par un bref euphémisme : « Je la perdis ». La tonalité tragique s’accentue ainsi, à la fois par l’image du narrateur, accablé par son récit qui lui fait revivre ce moment, et par le sens donné à cet « événement », autre euphémisme : « C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. »
Au-delà de la dimension pathétique marquée par l’adjectif « déplorable », le second adjectif « fatal » renvoie à l’idée d’une destinée inéluctable. C’est ce que confirme le commentaire du narrateur, qui insiste sur le poids d’un châtiment céleste : « Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. » Ainsi, si Manon est punie par la mort, le fait de devoir vivre sans elle est présenté comme une punition bien pire, ce qui accentue sa propre culpabilité : « Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. » Les indices temporels suggèrent l’éternité de ce châtiment, par le glissement du passé au présent, suivi d’une projection dans l’avenir qui, en remettant des Grieux en fonction de sujet, révèle son acceptation du malheur : « Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse. » Reprendre en charge le cours de son existence serait la seule façon de surmonter le tragique en cessant de reporter la culpabilité sur d’autres.
Léopold Flameng, La mort de Manon, illustration, 1875
2ème partie : La mort de Manon (des lignes 5 à 19)
L'ultime moment d'amour
L’ouverture du récit, « Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit.» met en place l’union du couple, que traduit ensuite l’alternance des sujets, avec le pronom « je » pour le comportement du héros et le pronom « elle » pour dépeindre Manon. Le récit se déroule en trois étapes :
La première est encore un moment de paix, de calme et de silence. Mais le verbe du récit, parce qu’il est fait a posteriori, démasque à quel point la retenue de des Grieux était une illusoire preuve d’amour : « Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. »
La mort de Manon : les ultimes gestes d'amour
La deuxième étape correspond au réveil avec les indices révélateurs de l’agonie : « Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. » Mais le geste du narrateur illustre encore son déni, puisqu’il n’y voit que l’effet de la froideur nocturne : « Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. » Alors que le discours de Manon rapporté indirectement tente de détromper son amant, « Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. », celui-ci persiste dans son refus d’envisager le pire, souligné par la double négation restrictive : « Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. »
Enfin l’énumération des indices physiques, « ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains », marque la douloureuse certitude du héros : ils lui « firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. » La mort de Manon est ainsi présentée comme une délivrance pour elle.
La réhabilitation de Manon
Le roman a souvent mis en évidence le libertinage de Manon, son goût des plaisirs qui la conduit, à trois reprises, à trahir son amant, et a entraîné sa condamnation à la déportation en Louisiane. Mais cette ultime image de l’héroïne efface ses mensonges et ses trahisons en soulignant la sincérité de son amour, symbolisé par la gestuelle, les mains de Manon, que des Grieux « approch[e] de [s]on sein pour les réchauffer », puis le geste de Manon « faisant un effort pour saisir les [s]iennes », avant le gros plan qui met en valeur leur union : « le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes » Le parallélisme des déterminants possessifs, « son silence à mes interrogations », « ses mains […] les miennes », « mes sentiments […] ses dernières expressions », reproduit cette fusion, encore renforcée par l’entrecroisement final : « Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. » Tout est fait pour faire de l’amour l’ultime vérité de Manon, masquée lors de sa vie mondaine, mais rétablie au moment de la mort.
3ème partie : Des funérailles pathétiques (de la ligne 24 à la fin)
La divinisation de Manon
Tous les moments importants du roman, depuis la première rencontre de Manon jusqu’aux moments de réconciliation, en passant par les moments de vie commune, ont mis l’accent sur les charmes de l’héroïne, perçus par les regards du chevalier, incapable de résister à cet attrait physique. C’est ce que nous rappelle l’ultime image de leur relation : « Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. »
C’est ce qui explique le désir de sauvegarder de toute atteinte ce corps si précieux : « mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. » Le lexique marque ainsi une véritable divinisation de Manon : « j’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. » Les hyperboles accentuent encore le contraste entre l’amour profane, charnel, amplifié par le lexique, « après l’avoir embrassée mille fois » et cette divinisation qui attribue à Manon un terme propre à l’expression religieuse de l’amour porté à un être divin : le superlatif, « toute l’ardeur du plus parfait amour » est répété et prolongé avec insistance par « j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. »
Jacques-Jean Pasquier, L'enterrement de Manon , gravure, 1753
Le portrait de des Grieux
Mais cet enterrement dépeint aussi, avec insistance, l’état de désespoir extrême du héros : « Mon dessein était d’y mourir », « Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. ». C’est sur cette affirmation réitérée que s’achève ce passage : « Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience. »
Ce portrait pathétique oblige le narrateur à expliciter comment il a pu surmonter la contradiction entre la mise en valeur de son état d’accablement physique par les termes qui l’intensifient, et les efforts exigés par les derniers gestes à accomplir : « J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter ».
L’enterrement est ainsi dramatisé par sa représentation, qui repose, dans un premier temps, sur une vision tragique du héros, comme vaincu au combat : « c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser ». Mais l’arme, symbole de son statut social qui empêchait leur amour, est ensuite remplacée par ses « mains », qui témoignent de leur lien charnel : « mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. » La fin du récit met en parallèle le corps de Manon et celui du héros, réduit lui aussi à une totale immobilité, tout en rappelant à quel point les regards, jusqu’à la fin, jouent un rôle dans son amour : « Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. »
Pascal Dagnan-Bouveret, La mort de Manon, 1878. Peinture, 70 × 99,2. Coll° privée
CONCLUSION
Si le récit de la mort a été réduit, car présenté comme indicible par des Grieux, les commentaires du narrateur mettent en évidence le double sens de la mort de Manon.
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D’une part, ils soulignent, par le portrait de des Grieux, la dimension pathétique de cette fin cruelle d’un amour profond, qui s’inscrit dans l’éternité.
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D’autre part, ils apportent une morale tragique au roman : alors même que les amants avaient choisi, en demandant le droit de se marier, de revenir au respect de la morale, la mort de Manon devient un châtiment céleste, que devra porter à jamais le héros.
Cependant, Prévost fait-il vraiment ressortir, par cette scène, le sens moral des aventures de ses personnages, en montrant la fin terrible réservé à la passion quand elle efface toute autre valeur ? Ou bien les gestes d’amour de Manon, sa douceur et sa résignation face à la mort, comme la douleur de des Grieux lors de l’enterrement, témoignage d’un amour absolu, n’invitent-ils pas plutôt le lecteur à plaindre les héros qu’à les juger justement punis ? Il appartient au lecteur d'en décider...
Deux tonalités : le pathétique et le tragique
Pour une étude précise
La tonalité tragique
Ce dénouement, la mort de l’héroïne qui condamne le héros à passer le reste de ses jours dans le désespoir, correspond à la définition du tragique formulée par le philosophe grec Aristote : il doit provoquer la pitié et la terreur face à la fatalité qui accable un héros dont la lutte est par avance condamnée.
L’horreur de cette mort en plein désert, la volonté de des Grieux d’enterrer sa bien-aimée pour lui éviter d’être dévorée par les bêtes sauvages sont, assurément, des éléments propres à amplifier ce que le narrateur lui-même présente comme un châtiment céleste.
La question reste cependant posée : les fautes des deux amants ont-elles été si effroyables, sont-ils coupables au point de mériter un tel châtiment ? Finalement, sont-ils victimes d’une fatalité, ou plus simplement de leur jeunesse, de leurs propres faiblesses et des injustices de la société ?
La tonalité pathétique
L'explication nous a permis de constater l’absence de cris et de plaintes lors de l’agonie de Manon, la discrétion du récit de sa mort, le refus d’une expression qui serait amplifiée par des exclamations ou des interrogations prenant le Ciel à témoin. Cette expression brise donc le tragique en mettant surtout l’accent sur la lamentation. Ainsi, c’est donc la pitié qui l’emporte chez le lecteur pour ces deux amants, victimes attendrissantes d’un amour dont le récit fait ressortir, pour Manon, comme pour des Grieux, la profonde sincérité.
Histoire de l'art : Giacomo Puccini, Manon Lescaut, 1893, le finale
Pour lire l'extrait
Placido Domingio et Renata Scotto dans le finale de l'opéra de Puccini, 1980
Jules Massenet est le premier, en 1884, à créer au Théâtre national de l’opéra-comique, Manon, une adaptation du roman de Prévost. Lui succède l’italien Giacomo Puccini, qui fait de Manon Lescaut, en 1893 au Teatro Regio de Turin, un drame lyrique en quatre actes, sur un livret composé par Domenico Oliva, Giulio Ricordi, Luigi Illica et Marco Praga.
Le dernier acte, comme dans le roman, se déroule en Louisiane, mais les péripéties en sont très simplifiées, puisque la mort de Manon se déroule aussitôt après leur arrivée. Le couple ne sait où aller pour passer la nuit, Manon est épuisée et des Grieux part lui chercher de l’eau. Elle se croit abandonnée et, quand il revient, elle meurt dans ses bras.
En se comparant à Massenet, Puccini proclame son objectif : « Massenet sent la pièce comme un Français, avec l’atmosphère de la poudre et des menuets. Je la ressentirai comme un Italien, avec la passion du désespoir. » Ainsi, interprété par Placido Domingo dans la mise en scène de Desmond Heeley au Metropolitan Opera en 1980, des Grieux est le rôle de ténor le plus long des opéras de Puccini, essentiellement montré comme victime : ses lamentations déchirantes atteignent leur apogée au moment où Manon meurt. La soprano Renata Scotto, qui interprète Manon, a une présence musicale plus réduite, mais plus diversifiée : jeune fille innocente au premier acte, elle se transforme en une maîtresse coquette et en une amante passionnée, avant de s’inscrire dans le tragique comme prisonnière, puis par sa douloureuse agonie.
Doucement accompagné par l'orchestre, le duo final des amants, reprend les images principales de Prévost, à commencer par le « froid » de l’agonie, les caresses et les baisers échangés : « Tes lèvres contre les miennes. / Unissons-les. » Les dernières phrases de Manon, au moment où elle revoit sa « jeunesse », expriment bien, comme l’indique Prévost, son amour sincère : « Elle t’aimait follement, Manon, tu sais ? » Enfin, c’est à Manon aussi que Puccini attribue l’aveu de culpabilité, « Sur mes fautes c’est l’éternel oubli », l’idée donc d’une rédemption apportée par la mort, et elle répète l’affirmation du héros, « Nos flammes sont éternelles » en exhalant son dernier souffle: « nos amours... vivront... ». La musique s'intensifie alors pour souligner la douleur de l'amant abandonné.
Étude d’ensemble : Le romanesque
Pour se reporter à l'analyse
Rappelons les critères qui fondent, des l’origine du « roman », ce que l’on nomme "le romanesque" :
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Il met en scène des personnages qui sortent de la norme, originaux par leur façon de plonger dans le rêve, dans l’imaginaire, emportés par leurs élans sentimentaux. Il leur fait parcourir des lieux pittoresques et leur attribue des comportements qui s’écartent de la banalité du réel, et prouvent leurs qualités exceptionnelles.
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Il implique une suite d’événements, des péripéties inattendues, conduisant à des conséquences contrastées, tantôt l’échec, tantôt le succès, mais toujours perçues comme excessives. L’objectif du romancier est donc de toujours surprendre le lecteur, de le captiver par une lecture divertissante.
L’étude observera donc la présence de ces critères dans la construction de l’intrigue, dans l’élaboration des personnages et dans l’écriture de Prévost.
Conclusion
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé cette étude du roman : Comment le parcours prêté par le romancier aux deux amants met-il en valeur le conflit entre la passion qui les anime et les valeurs sociales ?
Un parcours amoureux
De la première rencontre entre les deux jeunes gens à Amiens dans la cour d’une hôtellerie jusqu’à la douloureuse agonie de Manon dans un paysage désolé de Louisiane, nous avons pu mesurer l’itinéraire de ces amants, de rares moments heureux interrompus par de multiples péripéties. Prévost dépeint ainsi une passion, née au premier regard de des Grieux sur les « charmes » de Manon, avec tous les excès qu’elle implique. Nous nous sommes ainsi interrogés sur la réciprocité de cette passion, car Manon domine bien souvent le jeune homme, incapable de lui résister quand elle implore son pardon à chacune de ses trahisons, et qui l’accompagne jusqu’à la mort. Mais cette mort, précisément, apporte une réponse car, éloignée en Louisiane des plaisirs mondains, Manon répond alors pleinement et sincèrement à l’amour que lui voue des Grieux, qu’elle exprime dans ses derniers moments.
La passion en lutte contre la société
Cela conduit à proposer une autre interprétation du roman : l’échec de cet amour viendrait, en fait, des obstacles nombreux que lui oppose la société, à commencer par l’ordre monarchique qui place des Grieux sous le pouvoir absolu de son père en lui interdisant la transgression de son statut social que représenterait un mariage avec une fille sans noblesse. Le second obstacle vient de l’évolution de cette société qui fait du plaisir, des divertissements, donc de l’argent que cela nécessite, des valeurs hédonistes que tous pratiquent. Des hommes comme M. de B…, le vieux M. de G…M… et même son fils, qui, séduits par Manon, sont prêts à payer pour en acquérir la possession, donnent eux-mêmes des exemples de cette corruption mondaine. Dans ce contexte, comment les jeunes amants peuvent-ils survivre, sinon en exploitant eux-mêmes ces êtres corrompus, en choisissant à leur tour la corruption : tricher aux cartes, mentir, escroquer, et même tuer pour fuir la prison… ? Prévost, en les menant de péripétie en péripétie, avec les châtiments qui leur sont infligés, prison, déportation..., ne leur laisse que le choix, finalement, de se soumettre aux codes de cette société. Cependant, au moment même où ils se soumettent, des Grieux venant solliciter auprès du gouverneur de la Nouvelle-Orléans le droit de régulariser sa situation en épousant Manon, arrive l’ultime échec, la mort de l’héroïne.
Les ressources du romancier
Cet itinéraire est mis en valeur par les deux choix qui soutiennent le roman :
En présentant son roman comme un récit, fait a posteriori lors de la seconde rencontre de des Grieux avec l’« homme de qualité », le marquis de Renoncour qui l’inclurait dans ses Mémoires, Prévost peut jouer sur la temporalité : tantôt nous voyons les personnages dans leur existence passée, tantôt il nous ramène au présent du récit. Cela lui permet alors d’introduire un recul du narrateur – qui, lui, connaît la fin de l’histoire – de formuler des réflexions, des regrets, des explications, tout en stimulant la curiosité de son destinataire fictif, le marquis, mais aussi réel, le lecteur.
D’autre part, à travers les péripéties, Prévost fait alterner des tonalités bien différentes. Tantôt, les événements font sourire, notamment quand les deux héros élaborent des stratagèmes cocasses pour arriver à leurs fins : la tromperie du vieux G… M… rappelle une scène de comédie. Tantôt, au contraire, la tension s’accentue, et les sentiments sincères des héros en font des victimes. L’expression lyrique, même si elle reste encore discrète, ne peut que toucher le lecteur, et le récit s’inscrit alors dans la tonalité pathétique et même, parfois, en donnant l’impression que la fatalité les écrase, dans le tragique.
Le roman de Prévost se situe donc au confluent de deux tendances du XVIIIème siècle : d'un côté, le libertinage propre à la société s'inscrit pleinement dans les portraits des personnages et les aventures qui leur sont prêtées, de l'autre, la montée du courant sensible explique la place accordée à l'expression des sentiments.
Lecture cursive : Le dialogue avec Tiberge à Saint-Lazare
Pour lire l'extrait
Alors qu’il est retenu prisonnier à Saint-Lazare, des Grieux n’a qu’une idée en tête : s’évader pour retrouver Manon, elle aussi prisonnière, à l’Hôpital. Mais pour cela il a besoin d’aide : par son comportement qui joue la soumission et par le réel chagrin qu’il montre, il obtient du Père supérieur de recevoir la visite de son ami Tiberge, qu’il veut charger d’une lettre prétendument adressée à une connaissance, mais qui en contient une autre, destinée à Lescaut. Comme à chacune des péripéties, Tiberge tente de ramener son ami à la vertu, ce qui conduit à un vif débat.
La confession de des Grieux (1er paragraphe)
Depuis la première rencontre entre des Grieux et Manon, Tiberge a alerté son ami sur les dangers de cette relation amoureuse, en vain. Mais cela n’a pas mis fin à leur amitié, même si au début de leur entretien des Grieux associe sa confession sincère à un mensonge "par omission" : « Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. » Il lui confirme sa passion, en reconnaissant sa culpabilité morale : « Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans ses désirs, un libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. » Cet aveu sincère traduit aussi sa lucidité : il est parfaitement conscient des dangers de la passion, qualifiée d’ailleurs de « fatale tendresse », dans le double sens de l’adjectif, à la fois une destinée irrésistible mais aussi une promesse de châtiment. Mais le parallélisme « toujours tendre et toujours malheureux » et la double affirmation qui suit montrent qu’il n’est pas prêt à renoncer à son amour : « Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois », « je ne me lasse point de chercher mon bonheur. »
Le blâme adressé par Tiberge (2ème paragraphe)
Tiberge a suivi, lui, le parcours initialement prévu pour des Grieux, au sein de la religion, ce qui explique l’argumentation de sa riposte, un blâme violent : « l’aveu que je faisais me rendait inexcusable ». C’est précisément la lucidité de Des Grieux qui soutient son argumentation critique et son appel à la raison. Tiberge se montre, en effet, prêt à excuser ceux qui sont « dupes de l’apparence » en confondant le « faux bonheur du vice » au « vrai bonheur de la vertu ». Mais des Grieux ne bénéficie pas de cette circonstance atténuante puisqu’il persiste à se « précipiter volontairement dans l’infortune et dans le crime », conséquences d’une passion dont il reconnaît qu’elle est « fatale ».
Tony Johannot, Le dialogue des deux amis, 1839
L'argumentation de des Grieux (3ème paragraphe)
Ponctuée de questions rhétoriques, la longue argumentation de des Grieux repose sur une habile comparaison entre la morale religieuse, défendue par Tiberge, et la morale hédoniste qu’il défend, à partir du constat que, dans les deux cas, le « bonheur » promis ne s’obtient qu’à travers les souffrances : « Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ? » Il se compare ainsi à un martyr qui, pour atteindre le bonheur que lui promet sa foi – la sienne étant sa passion pour Manon –, est prêt à subir les pires souffrances : « je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. » Mais sa comparaison va encore plus loin et touche au blasphème, puisqu’il proclame la certitude qu’un bonheur terrestre, « proche » et « sensible au corps », est préférable à un bonheur céleste, « éloigné » et que nul ne peut définir car il relève de la seule « foi » religieuse. Le blasphème consiste à placer ce qui relève du corps, donc le matérialisme, au-dessus de ce qui touche à l’âme, part supérieure de l’homme pour un croyant et propre à assumer son salut éternel.
La réaction de Tiberge (4ème paragraphe)
Prévost sait très bien qu’il prête à son héros un raisonnement irrecevable dans une optique religieuse, et le personnage de Tiberge lui permet d’atténuer cette audace par sa réaction indignée, renforcée d’abord par la redondance dans le discours indirect, « c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion », puis par les hyperboles violemment critiques : « une idée des plus libertines et des plus monstrueuses. » Mais rappelons que la présence de ce personnage, représentant de la stricte morale chrétienne, n’empêchera pas le roman d’être frappé de censure, lors de sa parution en France.
POUR CONCLURE
Ce dialogue pose une question philosophique fondamentale, celle de la « quête du bonheur », objet de bien des écrits au siècle des Lumières. Elle oppose les tenants de la morale religieuse, qui placent le bonheur dans le paradis de l’au-delà, auquel seules la vertu et la vie spirituelle permettent d’accéder, et ceux qui prônent une morale hédoniste, la jouissance des plaisirs terrestres, comme le fait Voltaire en s’écriant dans Le Mondain en 1736 : « Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. / Ô le bon temps que ce siècle de fer ! » Notons d'ailleurs que l’existence même de Prévost oscille pendant longtemps entre ces deux pôles, la religion et le libertinage.
Devoir : Dissertation
Pour lire le corrigé proposé
SUJET : Dans son « Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité », qui sert de préface à son roman, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, paru en 1731, Prévost affirme qu’« on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs » et il précise : « c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant. »
Ce double objectif vous paraît-il atteint ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé, en vous appuyant sur le roman de Prévost, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.