L'abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731
L'auteur (1697-1763) : le roman d'une vie
Pour une biographie plus détaillée
La vocation religieuse
Il est tout naturel que François-Antoine Prévost, né à Hesdin, dans la province d’Artois, dans une famille de la bourgeoisie aisée, dont les membres ont exercé différentes charges officielles dans la magistrature, fasse ses études dans un collège de jésuites, puis choisisse de suivre le noviciat. Sa vocation religieuse, soutenue par des études de théologie, l’amène, en 1720, à rejoindre les moines bénédictins, puis à prononcer ses vœux définitifs en 1721, enfin à être ordonné prêtre en 1726.
En 1734, c’est encore cet appel de la religion qui le fait entrer dans une communauté religieuse moins stricte que les bénédictins : il devient aumônier du prince de Conti et son talent de prédicateur lui vaut un succès mondain. Enfin, en 1754, il reçoit du pape un bénéfice ecclésiastique, un prieuré proche du Mans, et se retire de la vie mondaine pour se consacrer à l’écriture.
Attribué à Jacques André Aved, Portrait présumé de l'abbé Prévost, 1738. Huile sur toile, 81,5 x 65. Coll° privée
Mais cette présentation, qui donne l’impression d’un choix constant de la voie religieuse n’est qu’une apparence, car de nombreuses interruptions dans ce parcours révèlent le désir d’une vie bien plus libre, et plus audacieuse.
En quête de liberté
Une première rupture intervient alors qu’il a seize ans : il quitte pendant quatre ans, de 1713 à 1717, le collège des jésuites pour s’engager volontairement dans l’armée, puis, après deux ans de retour à son noviciat religieux, il reprend les armes en 1720 pour participer pendant une année environ à la guerre d’Espagne…
Nouvelle rupture alors même qu’il semble avoir décidé définitivement de sa vocation religieuse, et qu’il s’est installé dans l’abbaye parisienne de Saint-Germain-des-Prés : il se défroque en 1728, sans autorisation, ce qui l’oblige, pour ne pas être arrêté, à partir en exil. Comme beaucoup de philosophes en ce siècle « des Lumières », il se rend à Londres d’abord, puis sa relation avec la sœur d’un de ses élèves, Francis Eyles, le contraint en 1730 à fuir à nouveau, en Hollande.
Mais une nouvelle péripétie vient troubler cet exil hollandais, une relation tumultueuse avec Hélène Eckhardt, dite Lenki, qu’il a lui-même qualifiée de « suprême épreuve du grand amour ». Cette femme, qui multiplie les amants et les dépenses, le conduit à s’endetter, et le scandale est tel qu’il repart avec elle en 1733 vers l’Angleterre. Cela ne met pas fin à ses difficultés financières, et l’imitation de la signature de Francis Eyles sur une lettre de change lui vaut de se retrouver emprisonné pour escroquerie, alors punie de mort ; seul le retrait de la plainte de la victime lui permet de redevenir libre. Rentré clandestinement en France en 1734, ce n'est qu'après avoir obtenu le pardon du pape qu'il revient à la religion.
À la lecture de ce parcours, nous mesurons à quel point les aventures de des Grieux et de Manon Lescaut sont nourries de ses expériences personnelles.
Un écrivain infatigable
La troisième dimension de l’abbé Prévost est la place qu’occupe l’écriture dans son existence, avec une production considérable, même si c’est surtout l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut qui en a été retenue.
Ses études et son rôle en tant que moine bénédictin expliquent la place des écrits religieux dans cette œuvre, par exemple, en 1728, son Ode sur saint François Xavier, apôtre des Indes, est publiée dans Le Mercure de France, revue largement consacrée à la littérature. Il collabore ainsi à de vastes ouvrages réalisés par les bénédictins, comme la Gallia Christiana.
Il a également réalisé de nombreuses traductions, notamment des romans de Richardson qui ont pu influencer ses propres ouvrages, et a fait œuvre de journaliste en écrivant des articles pour des revues, et tout particulièrement pour celle qu’il a lui-même fondée, en 1733 en Angleterre, Le Pour et Contre, dont la parution ne cessera qu’en 1740.
Le Pour et Contre, frontispice du tome II, 1733
Enfin, il fait paraître de très longs romans, dès 1728, le premier tome des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, dont Manon Lescaut forme, en 1731, le tome VII, date du début de la parution des sept tomes du Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell. Enfin, dans la même veine, à la fois biographique et historique, entre 1735 et 1740 sont publiés les douze volumes du Doyen de Killerine, histoire morale composée sur les mémoires d'une illustre famille d'Irlande.
Les titres de ces récits reflètent d'ailleurs le double pôle de l'existence de Prévost, avec des personnages inscrits dans leur époque, en partageant les événements, mais créés par un auteur qui affirme sa volonté morale.
Le contexte du roman
Si le tome VII des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde paraît en 1731, le romancier situe la première rencontre entre son narrateur et des Grieux vers 1719-1720, ce qui, compte tenu de la durée de son aventure avec Manon, en marque le début vers 1715 : l'histoire se déroule donc sous la Régence.
Le contexte politique
Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, 163 x 306. Palais de Charlottenburg, Berlin
La Régence
Louis XIV meurt en 1715, mais son arrière petit-fils, Louis XV, âgé de seulement cinq ans, est trop jeune pour régner. C’est donc Philippe d’Orléans, son neveu, qui devient Régent. La fin du règne du Roi Soleil avait été austère, ponctuée de guerres qui ont épuisé le pays. Avec la Régence débute une période fastueuse pour les privilégiés, et bien plus libre : le libertinage se donne libre cours et les « fêtes galantes » se multiplient. Le pays s’enrichit aussi, notamment grâce à la traite négrière qui permet l'essor considérable de grands ports, Bordeaux, Nantes, Brest… , et grâce aux colonies.
Cela amène au pouvoir une nouvelle noblesse, composée de parvenus enrichis par le commerce, mais aussi par la spéculation, qui ont pu s’acheter une charge et un titre, tels les fermiers généraux, collecteurs des impôts ayant acquis des fortunes immenses.
La monarchie absolue
Mais cette image ne doit pas faire oublier que la monarchie absolue, dite « de droit divin », conserve son pouvoir despotique.
La société reste inégalitaire, et les progrès de la bourgeoisie n’empêchent pas que 5% de la population détiennent le pouvoir et disposent des privilèges, la noblesse et le clergé. La religion, notamment, malgré les conflits qui subsistent entre jésuites et jansénistes et entre catholiques et protestants, reste puissante, et offre une perspective de carrière aux fils de famille.
Cette puissance explique aussi un fonctionnement judiciaire où règnent abus et injustices, y compris contre ceux considérés comme débauchés. Les révoltes populaires sont violemment réprimées, la torture n’est abolie qu’en 1788 et il suffit d’une lettre de cachet pour aller en prison sans procès, voire être condamné, au mieux à l’exil, au pire à la déportation, par exemple dans le cas des « filles publiques » : en 1719, 180 prostituées seront ainsi envoyées "peupler" la colonie de Louisiane.
Le contexte social et culturel
La vie mondaine
L’essor de la bourgeoisie fait que Paris remplace peu à peu Versailles. Certains quartiers, comme le Palais Royal, les Tuileries, les Boulevards, sont embellis, et de superbes hôtels particuliers sont construits, dans lesquels se déroulent de somptueuses soirées, et le jeu est un divertissement très apprécié. Les théâtres, Opéra, Théâtre des Italiens, Théâtre Français, sont animés, les clubs, les cafés se multiplient. On vient de l'Europe entière admirer l'urbanisme parisien et la vie élégante qu'y mènent les plus fortunés. Les salons, eux aussi, témoignent de ce siècle, où s'échangent, entre artistes, philosophes, savants, financiers, les idées les plus audacieuses. On s'y montre souvent fort critique des pouvoirs institutionnels, et les livres interdits y circulent.
La littérature
La Régence voit naître les idées des Lumières, à travers les écrits critiques des philosophes qui, peu à peu, posent un idéal fondé sur la raison et la connaissance, comme Montesquieu dans Lettres persanes, roman épistolaire paru en 1721. Même s’il est encore considéré comme un genre mineur, le roman se développe, en effet, au XVIIIème siècle, parce qu’il s’inscrit davantage dans la réalité contemporaine et propose une critique des injustices et des abus, certes indirecte en raison de la censure qui continue à sévir, mais souvent sévère. De ce fait, l’analyse psychologique, mise à la mode déjà dans les romans précieux, et surtout dans La Princesse de Clèves (1678) de Mme de La Fayette, s’approfondit aussi et gagne en vraisemblance.
Présentation de Manon Lescaut
Pour lire le roman
La parution du roman
C’est en 1728, alors même qu’il va mettre fin à sa carrière ecclésiastique, que Prévost fait publier les tomes I et II des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Puis paraissent les tomes III et IV, en 1729, enfin, en 1731, en Hollande, les tomes V à VII, ce septième tome détachant l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut.
Ce n’est qu’en 1733 que le roman parvient en France, où il se vend indépendamment des autres tomes. Mais le 5 octobre, le livre est saisi, puis officiellement interdit : « Outre qu’on y fait jouer à gens en place des rôles peu dignes d’eux, le vice et le débordement y sont peints avec des traits qui n’en donnent pas assez d’horreur. » (Journal de la Cour et de Paris) S’il continue à circuler, le scandale amène Prévost à revoir cette première édition, qu’il corrige et à laquelle il ajoute un épisode, et c’est sur cette seconde édition, publiée en 1753, que se fondent nos parutions actuelles, qui, le plus souvent, ne gardent que le titre contracté en Manon Lescaut.
Frontispice de l'édition originale de 1731
Les titres
Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde
Les deux noms coordonnés invitent à considérer l’œuvre sous un double aspect :
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Les « mémoires » sont un genre littéraire très apprécié, car il mêle le récit d’événements, historiques ou privés, vécus par le narrateur qui en a été témoin, à une autobiographie plus personnelle. Le récit rend ainsi vivants les faits historiques et, même si le regard du narrateur reste subjectif, l’histoire se charge de vérité.
-
En revanche, le mot « aventures » met en évidence un autre aspect, l’intérêt dramatique, car il suggère des péripéties diverses et inattendues, parfois même invraisemblables, vécues par un héros souvent jeune qui peut ainsi évoluer.
Les deux mots ont donc une connotation contradictoire.
Le titre se complète par la mention de celui qui est donc à la fois narrateur du récit, témoin des faits racontés, et personnage, amené lui-même à vivre diverses péripéties.
Mais le premier tome, en 1728, est précédé d’une « Lettre » où nous reconnaissons un procédé fréquent dans les romans du XVIIIème siècle – nous le retrouvons dans La Vie de Marianne, par exemple, de Marivaux, ou pour Lettres Persanes de Montesquieu –, une feinte de l’auteur, qui, pour soutenir l’illusion de vérité, prétend n’être qu’un simple "transmetteur", ne changeant rien au texte ainsi trouvé par hasard. Ainsi s’affirme par avance la vérité du récit.
Cet ouvrage me tomba, l’automne passé, entre les mains, dans un voyage que je fis à l’abbaye de… où l’auteur s’est retiré. La curiosité m’y avait conduit. […] Tous ceux qui ont quelque commerce avec les Pères […] ne sauraient ignorer le nom de cet illustre aventurier : je serai néanmoins fidèle à la promesse que je lui ai faite, de ne le pas placer à la tête de son Histoire. Je ne l’ai obtenue de lui qu’à cette condition ; et l’honneur ne me permet pas d’y manquer. […] Le style est simple et naturel, tel qu’on le doit attendre d’une personne de condition, qui s’attache plus à l’exactitude de la vérité, qu’aux ornements du langage.
Prévost prend soin de confirmer cette stratégie dans une « Lettre de l’éditeur » précédant le tome V, paru en 1730 :
La mort de M. le marquis de…, l’illustre sujet de ces Mémoires, me procure la liberté d’en donner la dernière partie au public. Il l’a tenue renfermée sous la clef jusqu’à la fin de sa vie, ou s’il lui a permis de voir quelquefois le jour, ce n’a été que pour quelques moments, et dans les mains de ses meilleurs amis. J’avais l’honneur d’être de ce nombre. […] Je m’imagine qu’en imprimant cette Suite des Mémoires, on fera un présent agréable et avantageux au public. On y trouvera plus de variété que dans les deux parties précédentes. Le style n’en est pas moins vif ni moins soutenu.
En le qualifiant d’« homme de qualité », terme qui reprend « personne de condition » et l’adjectif « illustre », répété, Prévost le rattache à la même classe sociale que son héros : il peut donc comprendre ce qu’a pu vivre des Grieux, les obstacles qu’il a pu rencontrer, ses doutes et ses angoisses. Un sous-titre du tome I précise son titre, Mémoires du Marquis de ***, mais ce n’est que dans le livre VI qu’il se nomme, « Renoncour ». Enfin, en ajoutant la relative « qui s’est retiré du monde », Prévost le vieillit et le dote d’une vie solitaire – il vit dans une abbaye du nord de la France –, donc d’une forme de sagesse. Il a d’ailleurs joué le rôle de mentor pour le jeune fils du Duc de *** lors d’un voyage en Europe.
Sa longue présentation au début du Tome I, reprenant aussi toute l’histoire de sa famille, est révélatrice du rôle que Prévost accorde à ce narrateur de « mémoires » fictives, la volonté d’instruire le lecteur.
Je n'ai aucun intérêt à prévenir le Lecteur sur le récit que je vais faire des principaux événements de ma vie.
On lira cette Histoire, si l'on trouve qu'elle mérite d'être lue. Je n'écris mes malheurs que pour ma propre satisfaction : ainsi je serai content, si je retire, pour fruit de mon ouvrage, un peu de tranquillité dans les moments que j'ai dessein d'y employer.
Carminibus quœro miserarum oblivia rerum
Prœmia si studio consequar ista, sat est.
La naissance et les grands biens ne sont pas toujours des moyens d'être heureux. Ou peut mener avec l'un et l'autre une vie très malheureuse, quand on a le
cœur formé d'une certaine façon. Je n'expliquerai point aisément ce que j'entends par cette certaine façon, dont on peut avoir le cœur formé ; mais on le comprendra sans peine, en lisant les tristes accidents de ma vie.
Sa fonction est donc importante puisque c’est par son regard que l'auteur nous donne à découvrir les deux héros, des Grieux et Manon, donc il influencera forcément notre jugement, alors même qu’il annonce avoir vécu des « malheurs » en raison d’un « cœur formé d’une certaine façon ». En cela, et qualifié d'« aventurier », ne ressemble-t-il pas, en fait, à des Grieux ?
Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
Dans les tomes précédents figuraient déjà des récits enchâssés, procédé ancien hérité du Decameron (1349-1353) de l’italien Boccace, imité par Marguerite de Navarre dans son Heptameron (1559), et repris par Robert Challes comme sous-titre d’un roman auquel a souvent été comparé celui de Prévost, Les Illustres françaises, publié en 1713 à La Haye.
Cependant, aucun n’avait de titre particulier, contrairement à celui qui figure sur ce tome VII. Mais dans l’« Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité » qui le précède, Prévost reprend sa stratégie :
Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux, il m’a semblé que, n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée […].
Par le terme « Histoire », le marquis de Renoncour souligne avoir été, non pas acteur des faits relatés, mais simple destinataire du récit de des Grieux : le lecteur apprendra qu’il l’a rencontré deux fois, avant son départ pour la Louisiane avec Manon, et à son retour, moment où a lieu le récit. Mais nous retrouvons le même souci d’insister sur la véracité des faits relatés, dès l’incipit :
Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde.
Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.
C’est aussi ce qui explique l’interruption par un « souper », volonté de maintenir la vraisemblance en raison de la longueur du récit, avec la mise en place d’un horizon d’attente destiné au lecteur :
Le chevalier des Grieux ayant employé plus d’une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche et de nous tenir compagnie à souper. Notre attention lui fit juger que nous l’avions écouté avec plaisir. Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suite de son histoire ; et, lorsque nous eûmes fini de souper, il continua dans ces termes.
Initialement, est donc cité en premier « le chevalier des Grieux », et, outre sa fonction prétendue de narrateur second, à nouveau l’« Avis de l’auteur » apporte une autre explication. Des Grieux est le personnage propre à conduire le lecteur à « l’instruction des mœurs », le garant de la valeur morale du roman.
Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises : tel est le fond du tableau que je présente. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant.
Gravure du frontispice de l'édition originale de 1753
Histoire de Manon Lescaut
Pourtant, dès sa circulation en France, le roman a fait scandale, et c’est l’héroïne qui a été mise en évidence, au point qu’en 1753, la nouvelle édition corrigée par Prévost change le titre. Le roman devient ainsi l’histoire d’une courtisane, responsable du détournement du jeune homme de la voie de la vertu.
C’est d’ailleurs ce qu’illustre la gravure qui ouvre la première partie dans cette édition, car elle fait référence à un ouvrage que Prévost admirait beaucoup, Les Aventures de Télémaque de Fénelon, publié en 1699. Elle représente Mentor – en fait la déesse Athéna – qui entraîne le jeune Télémaque loin d’Eucharis, une des suivantes de Calypso dont il est amoureux. Elle tend les bras vers lui pour le retenir, de même que les petits « amours » qui font tous leurs efforts pour lui permettre de vivre plus longtemps son amour. Mais Mentor lui indique le chemin de la vertu, comme le fera le personnage de Tiberge dans le roman, éloignant son ami de Manon.
Ainsi, de même que le roman de Fénelon indiquait sa volonté morale, Prévost marque d’emblée son désir de divertir par le romanesque pour instruire moralement.
La structure
Schéma actanciel
À la fois narrateur et personnage, le sujet de l’action est le chevalier des Grieux, épris de passion pour Manon, objet de désir au premier regard. S’il souhaite l’épouser, ce but est rapidement oublié : « « Nous fraudâmes les droits de l’Église ». Ce n’est que dans la seconde partie, à la Nouvelle-Orléans, qu’il revient à son projet de mariage.
Les opposants
Les opposants sont d’abord le père de des Grieux, qui ne peut accepter une mésalliance, puis les amants de Manon : M. de B…, le riche fermier général, puis le vieux M. de G…M…, et son fils, enfin Synnelet, le neveu du gouverneur de la Nouvelle-Orléans, qui veut épouser Manon et obtient le soutien de son oncle. Ces opposants illustrent trois formes de pouvoir : celui de l’ordre patriarcal, celui de l’agent, et le pouvoir politique.
Enfin, sont aussi opposants même des subalternes, les domestiques qui, en pillant la maison de Chaillot, laissent le couple démuni, voire un cocher, un serviteur, ou des gardes qui entravent l’action du héros par leurs exigences financières.
Les adjuvants
Face à eux, le héros reçoit peu d’aide, celle surtout de son ami Tiberge qui lui reste fidèle malgré sa désapprobation, puis celle de M. de T… qui aide, notamment, à l’évasion de Manon, enfin « l’homme de qualité » et le capitaine du bateau permettent au héros de rester proche de sa bien-aimée. Quelques subalternes également se rangent à ses côtés, son valet fidèle, par exemple, ou le concierge de l’Hôpital.
Mais faut-il classer parmi eux le frère de Manon, Lescaut ? Il aide, certes, des Grieux à s’évader de Saint-Lazare, puis à faire évader Manon de l’Hôpital. Mais dans quel but ? Son rôle dans l’action est, en effet, très ambigu. Dépourvu de tout sens moral, il fait surtout fonction de "mauvais génie" : parasite, il contribue aux dépenses excessives du couple chez lequel il s’installe, c’est lui aussi qui apprend à des Grieux à tricher au jeu, et qui incite Manon à se faire entretenir… Ainsi, sa mort apparaît comme le juste châtiment d’un homme cynique et profondément malhonnête : cette mort, à la fin de la première partie, est d’ailleurs comme l’annonce de celle de Manon, dans la seconde partie.
Ce schéma actanciel met en évidence la clé du roman : tel que veut le vivre des Grieux, l’amour est une transgression de toutes les normes de sa société, liées à la naissance, à la religion et, au sens large, à la morale, en fait celles qui fondent aussi la monarchie. Il ne peut qu’être condamné en se heurtant à l’autre réalité sociale, la place prise par l’argent, constat douloureux du héros.
L’amour est plus fort que l’abondance, plus fort que les trésors et les richesses, mais il a besoin de leur secours ; et rien n’est plus désespérant, pour un amant délicat, que de se voir ramené par là, malgré lui, à la grossièreté des âmes les plus basses.
Schéma narratif
Le récit de des Grieux se scinde en deux parties, interrompues par le « souper » uniquement pour maintenir sa vraisemblance.
L'insertion du récit de des Grieux
L’ouverture, la scène vécue par l’« homme de qualité », sa rencontre à l’hôtellerie de Pacy du couple formé par Manon et des Grieux, et l’annonce de sa seconde rencontre, deux ans après, avec le chevalier, est destinée à enchâsser le récit à la fois en le justifiant par l’intérêt suscité chez le narrateur des Mémoires et en orientant par avance le jugement du lecteur en faveur du héros par les mots d'introduction de celui-ci : « Je suis sûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre. » Notons qu’à la fin, aucun commentaire ne suit le récit de des Grieux : il appartient donc au lecteur de juger.
Un schéma habituel
Nous reconnaissons dans le récit de des Grieux la structure déjà devenue habituelle dans les contes, les nouvelles et les romans :
La situation initiale présente rapidement le héros, qui s’apprête à quitter Amiens à la fin de ses études au collège avant de les poursuivre pour entrer dans la carrière ecclésiastique, en en dressant un portrait élogieux : « Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville. »
Presque immédiatement, l’événement perturbateur, la rencontre de Manon dans la cour de l’hôtellerie, met en scène un coup de foudre, « je me trouvais enflammé tout d’un coup jusqu’au transport », déterminant pour le destin du chevalier, entraîné par celle alors nommée « la maîtresse de mon cœur ».
Jacques Jean Pasquier, La rencontre de des Grieux et Manon, 1753
Vu la force de l’amour que montrent les péripéties, l’élément de résolution ne peut être que la disparition de celle qui l’a fait naître, c’est-à-dire la mort de Manon dans la colonie de Mississipi.
La situation finale est tout aussi rapidement relatée que la situation initiale, ce que des Grieux justifie : « Après ce que vous venez d’entendre, la conclusion de mon histoire est de si peu d’importance, qu’elle ne mérite pas la peine que vous voulez bien prendre à l’écouter. » Le héros y évoque sa maladie, sa guérison, et son retour vers sa famille en compagnie de Tiberge.
Cette structure forme une boucle puisque la fin ramène aussi le héros dans sa famille et dans la voie de la vertu, comme il le déclare à Tiberge : « les semences de vertu qu’il avait jetées autrefois dans mon cœur commençaient à produire des fruits dont il allait être satisfait. » Ainsi, Prévost fait triompher le retour à la morale, religieuse et sociale, sur le « vice » et les corruptions dues à un amour sans limites.
Les péripéties : les "aventures"
Si le titre d’ensemble de l’œuvre de Prévost comporte le terme « aventures », c’est aussi celui qui convient pour le récit des péripéties vécues par des Grieux et Manon. Au cœur du récit s’accumulent, en effet, de très nombreux événements qui tous viennent perturber la vie des personnages, qui passent sans cesse et très rapidement, souvent de façon inattendue, du bonheur au malheur.
Tantôt ces événements sont des coups du sort, indépendants de la volonté des personnages : un incendie détruit leur domicile, puis ils sont volés par leurs domestiques, le frère de Manon est tué alors qu’il aide à l’évasion de Manon, ensuite les gardes, engagés par des Grieux pour empêcher sa déportation, s’enfuient ; enfin, Synnelet, le neveu du gouverneur de La Nouvelle-Orléans, intervient pour obtenir de son oncle d’épouser Manon et c’est parce qu’il croit l’avoir tué en duel que le couple s’enfuit, pour son ultime malheur.
Illustration : Manon séduit Monsieur de B…
Mais le plus souvent ce sont les trahisons successives de Manon qui causent le malheur du couple, avec de plus en plus de gravité :
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La première a lieu avec M. de B…, le fermier général, qui, par sa lettre au père de des Grieux, conduit au retour du jeune chevalier dans sa famille, puis au séminaire de Saint-Sulpice.
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La deuxième est avec le vieux M. de G… M…, qui, quand il se découvre trompé, fait enfermer des Grieux à la prison de Saint-Lazare et Manon à l’Hôpital, destiné aux « filles publiques ».
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La troisième se produit avec le fils de M. de G… M… quand son père découvre le plan préparé par le couple pour tromper son fils amoureux en s’emparant de la fortune promise à Manon. Des Grieux se retrouve à la prison du Petit-Châtelet et Manon, récidiviste, est condamnée à la déportation dans une colonie d’Amérique.
Or, ce qui est frappant est que chacune de ces trahisons donne lieu à deux scènes comme symétriques :
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Tiberge entend à chaque épreuve les discours passionnés de des Grieux, qu'il blâme, mais, à chaque fois, sa « pitié » l’emporte : « Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignité dans mes désordres. » Son appui, notamment financier, ne se dément jamais, jusqu'à le rejoindre en Amérique.
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Alors même qu’elle se montre « perfide », à chaque fois, en retrouvant des Grieux, Manon réussit à si bien protester de son amour et à marquer son repentir que des Grieux cède, malgré sa souffrance, et lui pardonne ses fautes.
Pour conclure
Ainsi, Prévost dépasse le roman d’aventures, où les événements surviennent au hasard, tels ceux vécus par Tiberge : « le vaisseau malouin ayant été pris en chemin par des corsaires espagnols, et conduit dans une de leurs îles, il s’était échappé par adresse ». Chez ce romancier, les aventures dépendent d’abord des passions, de cet amour dont des Grieux est esclave comme Manon l’est des plaisirs et de l’argent : « Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle », reconnaît-il. C’est l’impossibilité de combattre ces passions qui les conduit au malheur, au crime – des Grieux a tué lors de son évasion le serviteur du Père supérieur de Saint-Sulpice – et à la mort.
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
L’oralité du récit de des Grieux à Renoncour conduit à accorder une part minime aux descriptions des lieux : tout l’intérêt réside dans les « aventures » que vivent les personnages. Ainsi, le cadre spatial a d’abord pour rôle de marquer les étapes de cette histoire d’amour.
Une opposition : Paris et l'Amérique
L'image de Paris
En ce début du XVIIIème siècle, sous la monarchie absolue, la France offre une civilisation raffinée, du moins dans sa capitale où se déroule l’essentiel du récit.
Ainsi, si le couple choisit pour un temps de se loger plus modestement à Chaillot, très vite la capitale manque à Manon : « Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. L’hiver approchait ; tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. » Mais profiter du luxe de la capitale exige de disposer d’une fortune suffisante pour se loger dans un hôtel particulier et y tenir table ouverte, pour entretenir un carrosse, pour fréquenter les lieux de plaisir, l’Opéra, la Comédie- Française, le jardin du Palais-Royal, mais aussi les cercles de jeu, tel cet « hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de dés dans la galerie. »
Reinier Nooms, Vue de Chaillot, XVIIème siècle . Estampe, 17 x 30,3. Metropolitan Museum of Arts
C’est ce qui explique les précisions fréquentes sur l’argent nécessaire au couple pour le logement, les transports, les vêtements :
Voici le plan que je lui proposai : « Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’un carrosse et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l’opéra, nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. »
La Louisiane
Si Paris ne paraît dans le récit que par la mention des rues, des lieux traversés, il en va tout autrement de la colonie de Louisiane, qui commence à se développer et de sa capitale, fondée en 1718.
Dès son débarquement, le premier regard de des Grieux souligne l’aspect misérable du pays, à l’opposé même de toute idée de civilisation : « Le pays ne nous offrit rien d’agréable à la première vue. C’étaient des campagnes stériles et inhabitées, où l’on voyait à peine quelques roseaux et quelques arbres dépouillés par le vent. Nulle trace d’hommes ni d’animaux. » La ville se résume à « un assemblage de quelques pauvres cabanes », et le logement accordé au couple donne lieu à une description qui insiste sur la pauvreté d’ensemble : « Nous trouvâmes une misérable cabane composée de planches et de boue, qui consistait en deux ou trois chambres de plain-pied, avec un grenier au-dessus. Il y avait fait mettre six chaises et quelques commodités nécessaires à la vie. Manon parut effrayée à la vue d’une si triste demeure. »
Débarquement des Français à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Gravure, XVIIIe siècle
Enfin, l’évocation du trajet à accomplir pour fuir la Nouvelle-Orléans vers les colonies anglaises accentue la sauvagerie du paysage, même si la description ne correspond gère à l’environnement marécageux de la ville : « nous avions à traverser, jusqu’à leurs colonies, de stériles campagnes de plusieurs journées de longueur, et quelques montagnes si hautes et si escarpées, que le chemin en paraissait difficile aux hommes les plus grossiers et les plus vigoureux. » Mais est-ce le réalisme que recherche ici Prévost ? Ou bien, en faisant mourir Manon dans cette « vaste plaine » sableuse, sans arbre, s’agit-il de renforcer ce dénouement tragique en isolant le couple au milieu d’un désert ?
Ainsi leur vie en marge des règles sociales et morales dans Paris conduit à une mort elle aussi en marge, alors même que le projet de mariage résolu ramenait le couple à la religion.
Les lieux clos
Une autre opposition apparaît dans le choix des lieux clos, tantôt liés au plaisir, à la sensualité, tantôt lié au châtiment et à la religion.
Beaucoup de scènes du roman se déroulent dans l’intimité des appartements, salles où l’on dîne mais aussi cabinets privés et chambres à coucher où se consomment les trahisons de Manon. Mais là encore, Prévost ne donne aucune description, ni même des cafés ou des salles de jeux : ces lieux ne valent, en fait, que par les actions qui s’y déroulent.
De même, le romancier, s’il nomme d’abord le séminaire de Saint-Sulpice où des Grieux passe un an ne décrit pas vraiment l’endroit, mais seulement comment échapper à cet enfermement :
[…] j’ai tout examiné, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse par l’indulgence du supérieur : la porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef ; j’ai la liberté de me promener dans les galeries des religieux ; mais tous les escaliers sont bouchés par des portes épaisses qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jour, de sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse me sauver.
Aucune description non plus des prisons celles de Saint-Lazare et du Petit-Châtelet pour le chevalier, et, pour Manon, l’Hôpital de la Salpêtrière, devenu, au XVIIIème siècle un lieu d’enfermement pour débarrasser la capitale des mendiants, des vagabonds, et, surtout des prostituées. Le récit s’attache surtout à dépeindre avec réalisme les conditions de vie, facilitées quand, comme le chevalier, on appartient à la noblesse et qu’on dispose d’argent pour améliorer l’ordinaire, mais plus difficile pour une « fille publique » comme Manon :
Jacques Rigaud, L’hôpital de la Salpêtrière, vers 1730
Ma malheureuse maîtresse fut donc enlevée à mes yeux et menée dans une retraite que j’ai horreur de nommer. Quel sort pour une créature toute charmante, qui eût occupé le premier trône du monde, si tous les hommes eussent eu mes yeux et mon cœur ! On ne l’y traita pas barbarement ; mais elle fut resserrée dans une étroite prison, seule et condamnée à remplir tous les jours une certaine tâche de travail, comme une condition nécessaire pour obtenir quelque dégoûtante nourriture.
La temporalité
Les dates de l'action
La première rencontre de « l’homme de qualité » à Pacy-sur-Eure avec des Grieux, en lien avec la chronologie de ses Mémoires, permettrait de dater les événements du récit. Elle aurait lieu en hiver 1715, ce qui, en calculant les durées mentionnées dans le roman, ferait commencer la relation entre le chevalier et Manon à l’été 1712. Sa seconde rencontre, moment du récit de des Grieux à son retour de Louisiane, aurait alors lieu en 1717. Mais ces dates ne correspondent pas au contexte historique : le développement de la Louisiane par exemple ne débute vraiment qu’en 1718, et les déportations des « filles publiques » pour les marier à des colons ont lieu en 1719 et 1720.
C’est donc plutôt en 1717 qu’a lieu la rencontre qui a déterminé le destin de des Grieux, alors âgé de dix-sept ans, et Manon a un an de moins, puisqu’elle est « dans sa dix-huitième année » quand elle retrouve à Saint-Sulpice son amant, presque deux ans après leur séparation, et leur relation se termine en Louisiane à l'été 1721.
C’est cette jeunesse des personnages qui explique l’indulgence que leur témoignent plusieurs autres personnages du récit, le narrateur initial, le marquis de Renoncour, et que, sans doute, Prévost attend de ses lecteurs.
La durée
Plus que l’exactitude des dates, c’est la façon dont se déroule, sur quatre ans, la relation entre des Grieux et Manon qui est intéressante.
Un premier constat de brièveté ressort de la remarque de l’hôte de l’auberge de Saint-Denis lorsqu’il s’y arrête avec son frère qui le ramène dans la demeure familiale : « Ah ! c’est ce joli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petite demoiselle qu’il aimait si fort ! qu’elle était charmante ! Les pauvres enfants, comme ils se caressaient ! Pardi, c’est dommage qu’on les ait séparés ! » Mais la durée est encore réduite quand le père explique ironiquement à son fils combien il a été naïf :
Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avait aimé environ douze jours. « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y en a onze que M. de B… m’a écrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent.
En revanche, leur séparation est longue, puisque des Grieux reste « six mois entiers » dans le château de son père, puis une année entière au séminaire avant « l’exercice » de soutenance de sa thèse de théologie : « J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon », raconte-t-il.
Pourtant, il suffit de la visite de Manon pour que la passion renaisse, et les premiers temps, à Chaillot, ils revivent un été de bonheur, bref car, dès l’arrivée de l’hiver 1719, les dépenses excessives, avec le double logement à Paris et le vol de leur fortune, amènent une nouvelle séparation. Après une sorte de temps vide de « deux mois » à Saint-Lazare, des Grieux commence à préparer son évasion, et le rythme s’accélère alors sur un mois environ jusqu’à ce qu’il se retrouve libre et mette en place l’évasion de Manon de la Salpêtrière. Le couple se trouve donc réuni durant l’été 1720, mais pour un bonheur à nouveau très court, puisque, après une première alerte avec le prince italien, vint le tromperie du fils G… M…
Si la peine de prison de des Grieux est annulée, Manon est, elle, promise à la déportation. C’est avec bien des difficultés et grâce à l’argent offert par Renoncour que le chevalier peut accompagner Manon jusqu’au Havre, puis effectuer à ses côtés les « deux mois de navigation ».
La vie commune reprend en Louisiane pour quelques mois seulement, avant que Manon ne meure durant l’été 1721. La durée s’allonge alors pour des Grieux, « trois mois » de « violente maladie », puis « six semaines » avant que n’arrive un vaisseau avec l’ami Tiberge, « deux mois » qu’ils passent ensemble à la Nouvelle-Orléans, les « deux mois » de navigation, avant la rencontre du marquis de Renoncour « quinze jours » après son arrivée.
Jacques Jean Pasquier, La déportation de Manon, édition de 1753
Ainsi, le bonheur amoureux du couple n'aura duré, finalement, que quelques mois, ponctués de péripéties, les temps de séparation étant, eux, bien plus longs. C’est un signe évident de la puissance de la passion de des Grieux, qui a surmonté tous les obstacles.
L'amour au cœur du roman
Dans ses Carnets, Montesquieu écrit en 1734 : « J'ai lu, ce 6 avril 1734, Manon Lescaut, roman composé par le Père Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon, et l'héroïne, une catin qui est menée à La Salpêtrière, plaise ; parce que toutes les mauvaises actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l'amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi, ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère ».
Cette phrase conduit à s’interroger sur la place occupée par l’amour dans le roman et l’image qui en est donnée, en comparant les sentiments de des Grieux et de Manon.
Tony Johannot, Le bonheur d’aimer, édition de Manon Lescaut, 1839
L'amour : une transgression
La première exigence est de lier l’étude au contexte de l’époque de la parution, qui représente un tournant dans la façon de considérer la passion amoureuse.
Les contraintes sociales
Sous la monarchie absolue de droit divin, le pouvoir politique, afin de maintenir la hiérarchie et les privilèges, et l’Église qui considère que la seule adoration doit être réservée à Dieu, sont unis pour condamner la passion, qui menace l’ordre. Cela ressort aussi bien de Phèdre de Racine, des morales des fables de La Fontaine ou même de la mort de Dom Juan chez Molière… Dès que règne la passion, et même si la Préciosité en propose des images raffinées, avec toute la subtilité de l’analyse psychologique, la société se sent menacée.
Des Grieux se heurte donc à des obstacles, le pouvoir de son père d’abord, car une union avec Manon « étant d’une naissance commune » est une mésalliance inconcevable. S’il l’envisage – mineur, il a besoin d’une autorisation pour se marier – Manon, plus lucide, sait très bien que cela est impossible : « Manon reçut froidement cette proposition. » Ainsi, la « fuite d’Amiens » à Paris est une première transgression, à laquelle s’ajoute une seconde : le déni de toute vertu et la vie commune hors mariage heurtent les lois religieuses. C’est ce que Tiberge répète sans cesse à son ami en insistant sur « la vanité des plaisirs ». Ainsi des Grieux devient peu à peu un « fieffé libertin », et il est parfaitement conscient de ces transgressions quand il déclare à Manon : « Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ». Mais il les accomplit pour rester auprès de Manon, jusqu'à la Nouvelle-Orléans où il ment au gouverneur - donc au pouvoir politique - en se déclarant marié.
Cependant, il rejette avec force toute accusation de libertinage, et, en Amérique, revient finalement à la vertu : « Manon n’avait jamais été une fille impie. Je n’étais pas non plus de ces libertins outrés qui font gloire d’ajouter l’irréligion à la dépravation des mœurs. L’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres. »
Le droit au bonheur
Or, sous la Régence, l’individu cherche à imposer son droit au bonheur "hic et nunc", une forme de nouvel hédonisme qui refuse toute soumission à une puissance supérieure et ne veut se déterminer dans sa conduite que par ses propres désirs. C'est alors l’argent qui devient la nouvelle contrainte, nécessaire pour assurer l’accès aux plaisirs, liés au luxe. D’où la protestation de Manon à des Grieux : « […] ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? »
Ainsi, la passion du plaisir qui caractérise Manon, s’associe à une transgression de toutes les lois morales, et le mot « luxe » se confond avec « luxure », puisqu’elle se vend au plus offrant, M. de B…, M. de G…M… ou son fils. Tout devient possible pour gagner cet argent, comme le conseille avec cynisme le frère de Manon à des Grieux : « N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. » S’il s’en indigne alors, des Grieux accepte finalement à la fois de tricher au jeu, et même un "ménage à trois", en se faisant passer, auprès de M. de G… M…, pour le jeune frère de Manon, sans oublier qu’il est devenu meurtrier en s’enfuyant de Saint-Lazare. « Je verrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt », affirme-t-il après l’évasion de Manon de l’Hôpital. L'amour finit donc par effacer les valeurs morales.
Tony Johannot, Manon surprise au lit avec des Grieux par M. de G... M..., 1839-
Mais ces transgressions n'ont rien d'exceptionnel. Des Grieux s’emploie à montrer que bien des gens, même dans les rangs les plus élevés, s'en rendent coupables sans en être accusés, par exemple à travers la longue liste d’exemples cités à son père : « À chaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte. »
La sincérité de l'amour
La passion de des Grieux
Dans la mesure où le récit est fait par des Grieux, il peut facilement exprimer la force de son amour pour Manon, un coup de foudre né au premier regard dans la cour de l’hôtellerie d’Amiens : « je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. » Il décrit alors ses sentiments, en insistant sur leur intensité.
Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.
Cela explique qu’il n’hésite pas, contre les règles de la bienséance, à en donner des témoignages publics, couvrant Manon de baisers dès qu’il en a l’occasion : « Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. » C’est aussi cette passion qui construit l’intrigue, puisque, tout en traitant à chaque trahison Manon d’« infidèle », d’« ingrate » et de « perfide », le chevalier trouve des explications pour l’excuser. Ainsi, face à son père, il proteste : « Manon m’aime, ne le sais-je pas bien ? il l’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m’abandonner. » Mais, malgré ses doutes et sa douleur, l’amour l’emporte : « Il est certain que je ne l’estimais plus : comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures ? Mais son image, les traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. »
Chaque trahison conduit ainsi à une scène touchante, où l’amour triomphe, sans illusions certes, mais de façon irrésistible : « Cette charmante créature était si absolument maîtresse de mon âme, que je n’avais pas un seul petit sentiment qui ne fût de l’estime et de l’amour. » Notons que des Grieux ne décrit jamais Manon physiquement, se contentant de répéter l’adjectif « charmant », à prendre dans son sens étymologique qui le rattache à la magie : nul ne peut résister à Manon, et toute la force de sa volonté ne suffit pas à faire cesser l’amour sincère que le jeune chevalier éprouve pour elle.
La sincérité de Manon ?
Cela conduit forcément le lecteur à s’interroger : le chevalier est-il naïf, prisonnier d’une totale illusion, victime d’une femme rouée ? Ou bien a-t-il raison de croire qu’elle l’aime sincèrement, et que ses protestations, ses remords et ses larmes viennent du plus profond de son cœur ? Dans la scène lors de leurs retrouvailles au parloir de Saint-Sulpice, Manon offre au chevalier tous les signes de son amour, « mille caresses passionnées », « tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses ». De même leur dialogue après l’évasion de Manon de l’Hôpital, apporte une réponse, confirmant à des Grieux la sincérité de son amour :
Jacques Jean Pasquier, Les retrouvailles à la Salpêtrière, 1753
« Tu m’aimes donc extrêmement ? lui répondis-je. — Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle. — Tu ne me quitteras donc plus jamais ? ajoutai-je. — Non, jamais, » répliqua-t-elle. Cette assurance fut confirmée par tant de caresses et de serments, qu’il me parut impossible en effet qu’elle pût jamais les oublier. J’ai toujours été persuadé qu’elle était sincère. Quelle raison aurait-elle eue de se contrefaire jusqu’à ce point !
Enfin, c’est ce qu’elle lui assure à nouveau, malgré la vie misérable à la Nouvelle-Orléans, « s’il n’y eut jamais d’amour tel que le vôtre, il est impossible aussi d’être aimé plus tendrement que vous l’êtes. »
La réciprocité des sentiments
Ainsi le récit met sans cesse en avant un amour réciproque, depuis « Quelque passionné que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu’elle ne l’était pas moins pour moi », « je ne lui avais pas donné plus de preuves d’amour que je n’en avais reçu d’elle ; pourquoi l’aurais-je accusée d’être moins sincère et moins constante que moi ? »
En fait, le jugement de Flaubert, « Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient fripons » révèle que deux perspectives s’opposent pour juger de la sincérité de leur amour : ce que font les héros, et ce qu’ils sont. Il faut dépasser les apparences, les infidélités répétées de Manon, les malhonnêtetés du chevalier, pour observer le fond de leur cœur. Manon est « droite et sincère », elle trompe des Grieux « sans malice », et M. de T… devient un ami sincère du chevalier car il est touché des « sentiments naturels » dont il témoigne en dépeignant son amour. Mais n’avait-ce pas déjà été ce qui avait frappé l’« homme de qualité » lors de sa première rencontre des deux amants à Pacy ? Prévost fait donc tout pour donner au lecteur l'image d'un amour sincère réciproque.
La dimension tragique
À l’origine, dans l’antiquité gréco-romaine, le tragique renvoie au théâtre, et c’est ce qu’illustrent, au XVIIème siècle, des écrivains comme Corneille ou Racine, et, encore au XVIIIème siècle, les tragédies de Voltaire. Mais cette tonalité ne reste pas réservée au seul théâtre : pensons aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, recueil poétique paru en 1616, ou à un roman comme La Princesse de Clèves (1678) de Mme de La Fayette. Le tragique se définit à partir des critères posés pour le théâtre par Aristote : la fatalité, toujours funeste car elle écrase le héros en lutte, doit provoquer la terreur et la pitié.
Le poids de la fatalité
Dès le début de son récit, des Grieux invoque la fatalité, faisant de son coup de foudre pour Manon une force irrésistible, quel que soit le nom qu’on lui donne : « La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. » Dans le récit de des Grieux, ces mots fréquents, « destin » ou « destinée », dépassent leur sens initial – car ils peuvent aussi être positifs – pour se confondre avec celui de fatalité tragique. Mais cette fatalité n’est pas présentée comme transcendante : son agent n'est pas un pouvoir divin, mais la jeune femme elle-même, ses « charmes » capables d’ensorceler le narrateur, ce qui se produira d’ailleurs à chaque fois qu’il lui pardonne une « perfidie ». C’est ainsi qu’il présente sa « passion » à son ami Tiberge, « comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. »
La dimension rétrospective du récit facilite encore davantage l’accusation de la fatalité, puisqu’il fait ressortir l’enchaînement des événements, ce que ne perçoivent pas les héros lorsque les faits se produisent : « […] j’étais né pour les courtes joies et les longues douleurs. La fortune ne me délivra d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre. » De même, avant même que des Grieux ne raconte la sortie de Saint-Sulpice pour rejoindre Manon, la question posée insiste sur la « force » irrésistible qui dirigerait sa vie : « S’il est vrai que les secours célestes sont à tous moment d’une force égale à celle des passions, qu’on m’explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance et sans ressentir le moindre remords. » Ainsi, les adjectifs « fatal », « funeste », ponctuent le récit, et « le Ciel » est fréquemment invoqué dès que des Grieux se trouve face à un obstacle.
La fatalité : une excuse
Mais la notion de fatalité est forcément associée à l’idée que l’homme ne disposerait pas de son libre-arbitre, qu’il n’aurait aucune responsabilité dans ses choix… Le récit repose ainsi sur une contradiction.
D’un côté, des Grieux ne cesse jamais d’être lucide, jusqu’à prévoir les dangereuses conséquences de ses actes – d’autant plus aisément que le récit est rétrospectif – par exemple quand l’argent vient à manquer : « je compris tout à coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé. »
Mais, de l’autre, c’est à la fatalité qu’il attribue ses choix, par exemple celui de tricher au jeu : « Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mon désespoir. » De même, quand le fils de M. de G… M… se présente dans l’hôtellerie, lui qui sera la cause d’une nouvelle escroquerie qui conduira à la déportation de Manon, le héros s’écrie : « C’est le Ciel qui me l’amène, dis-je à M. de T…, pour le punir de la lâcheté de son père. Il ne m’échappera pas que nous n’ayons mesuré nos épées. » Prendre le risque de le tuer serait donc ainsi autorisé…
Insister autant sur le rôle de la « fatalité » devient donc une excuse commode, qui fait du héros une victime à plaindre. Il ne peut plus être jugé coupable : « Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres ? » Finalement, même dans ses actes les plus terribles, tel le meurtre du serviteur lors de sa fuite de Saint-Lazare, des Grieux retrouve la casuistique des jésuites, opposant la pureté de son intention à une faute condamnable, mais indépendante de sa volonté. N’avait-il pas, en effet, expressément dit à Lescaut avoir « si peu de dessin de tuer qu’il n’était même pas nécessaire que le pistolet fût chargé », excuse répétée : « c’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? »
Finalement, la fatalité se confond avec le « hasard » des rencontres, celle de Manon due au choix d’une date, celle de M. de B… parce qu’il a aperçue Manon par la fenêtre, l’irruption dans leur vie du frère de Manon qui apprend au chevalier à tricher au jeu… La liste serait longue de ces hasards, jusqu’à l’attraction immédiate de Synnelet, le fils du gouverneur de la Nouvelle-Orléans, cause indirecte de la mort de Manon !
L'ironie tragique
Le récit retrouve ainsi l’héritage du tragique antique, l’ironie tragique qui donne l’impression que le sort s’acharne sur le héros en se moquant de ses efforts. Si, à plusieurs reprises, Tiberge a annoncé à son ami les « châtiments du Ciel » pour ses fautes, n’est-il pas particulièrement cruel que ceux-ci s’abattent dans les moments d’innocence ? D’où, à ce même moment la douloureuse interrogation de des Grieux : « J’ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi, pour me frapper de ses plus durs châtiments, le temps où ma fortune me semblait le mieux établie. » C’est cette ironie que traduit avec force le dénouement de l’histoire d’amour. Le héros, en effet, pense alors ne plus avoir d’obstacles devant lui :
Jacques Jean Pasquier, La mort de Manon, 1753
[…] en Amérique, où nous ne dépendons que de nous-mêmes, où nous n’avons plus à ménager les lois arbitraires du sang et de la bienséance, où l’on nous croit même mariés, qui empêche que nous ne le soyons bientôt effectivement, et que nous n’ennoblissions notre amour par des serments que la religion autorise ?
Alors même qu’il retrouve le sens du devoir, de la vertu, de la religion, il court, en réalité, à sa perte en allant dévoiler au gouverneur son mensonge sur son prétendu mariage, ce qui permet à son neveu de pouvoir exiger le mariage avec Manon. La fatalité semble ainsi s’acharner contre le couple, impuissant à y échapper !
POUR CONCLURE
Le choix de Prévost, celui d’un récit oral rétrospectif fait par son héros à un narrateur, « l’homme de qualité » qui le rapporterait, renforce l’image de l’amour dans le roman, car celui-ci, par le portrait qu’il dresse des personnages et son propre attendrissement, à la fois devant l’état pitoyable de Manon et la douleur du chevalier, invite par avance le lecteur à partager sa compassion. Ainsi, face aux actions condamnables des deux héros, leur amour, renforcé par cette idée de « fatalité » qui les rend tous deux victimes, finit par tout excuser. Prévost a ainsi inversé La Princesse de Clèves : ce roman montrait la puissance de la vertu qui amène à sacrifier l’amour ; lui, il montre la puissance de l’amour qui sacrifie la vertu.
Mais ses héros sont-ils victimes d’un « Ciel » tout puissant ? Ou bien plutôt d’une société qui, pour maintenir son ordre politique, religieux et social, multiplie les ennemis, jusque dans les colonies lointaines ? Plus que dans le tragique, qui impliquerait que le lecteur éprouve de la terreur, le roman de Prévost s'inscrit, en fait, dans le pathétique, avec les protestations incessantes de « bon naturel », tant pour définir Manon que des Grieux, les remords, les larmes… et c’est, entre autres, parce que Manon, par son « charme », détermine la passion qu’elle suscite, et parce qu’elle est conduite à la mort, que peut s‘expliquer le glissement du titre qui, dès le XIXème siècle, lui accorde la première place.
L'écriture du romanesque
L’adjectif « romanesque », formé sur le nom "roman", désigne, en étant substantivé, une forme d’écriture fondée sur trois principaux critères :
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Il implique une suite d’événements, des péripéties inattendues, conduisant à des conséquences contrastées, tantôt l’échec, tantôt le succès, mais toujours perçues comme excessives.
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Il met en scène des personnages qui sortent de la norme, originaux par leur façon de plonger dans le rêve, dans l’imaginaire, emportés par leurs élans sentimentaux.
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Il privilégie les lieux et les actes pittoresques, en s’écartant de la banalité du réel, et dote les personnages de qualités exceptionnelles.
L’objectif du romancier est donc de toujours surprendre le lecteur, de le captiver par une lecture divertissante.
La construction du récit
Le choix du récit enchâssé, d’abord raconté à l’« homme de qualité », puis transcrit par ce second narrateur, soi-disant auteur, permet au romancier de mettre en œuvre deux techniques propres au romanesque.
Les rebondissements
Les événements s’accumulent au fil du récit. Certains, subis par les deux amants ou accomplis par eux, relèvent du délit, tels les vols, l’évocation de la tricherie aux cartes, un incendie, la séquestration de M. de G… M…, l’attaque ratée du convoi des filles déportées, mais il y a aussi deux meurtres, celui du domestique de Saint-Lazare et celui de Lescaut. À cela s’ajoutent les arrestations, violentes, et jusqu’à la déportation de Manon en Louisiane, suivie du duel avec Synnelet. Ces épisodes sont d’autant plus frappants qu’ils surviennent alors même que la situation des amants pourrait s’améliorer, telle la mort de Lescaut au moment où est réussie l’évasion de Manon de la Salpêtrière.
En restituant la forme orale du récit, Prévost s’emploie, par les commentaires de des Grieux, comme « je fus étonné », « ma consternation fut grande », à souligner la survenue inattendue des événements, ce qui contribue à les dramatiser. La construction de l’épisode du « prince italien » donne un exemple intéressant de cette stratégie narrative :
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Il commence par le rapport du valet sur la rencontre entre Manon et « un seigneur étranger », qui laisse présager une nouvelle trahison : « Le trouble de mon sang se fit sentir dans mes veines », raconte alors des Grieux.
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Le soupçon s’accentue quand le chevalier apprend l’échange d’une lettre : « je frémis, sans doute, à chaque mot. » et il exprime sa « douleur d’avoir à trembler pour une nouvelle infidélité ».
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La tension est alors interrompue par le « badinage » de la scène intime où Manon s’amuse à « rajuster » les cheveux de son amant.
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Quand le prince se fait annoncer, la réaction de des Grieux est violente, « [l]’indignation et la surprise me lièrent la langue », mais le jeu de Manon, qui, en présentant un miroir au prince, manifeste un rejet méprisant, inverse brusquement la situation dans un éclat de rire, au grand soulagement de des Grieux.
Louis Monziès, l’épisode du prince italien, in Manon Lescaut, 1878
Or, immédiatement après ce moment où des Grieux connaît « l’ivresse de l’amour triomphant », intervient la rencontre du fils de M. de G… M…, qui, en incitant le couple à se servir de lui pour se venger du père, conduira à l’emprisonnement du chevalier et à la déportation de Manon. Rencontre dans une auberge, si invraisemblable, en fait, qu’elle ne peut être justifiée que par une intervention du destin : « C’est le Ciel qui me l’amène » ! Tout le roman se fonde ainsi sur d'incessantes surprises.
L'horizon d'attente
Pour soutenir l’attention du destinataire du récit – et celle du lecteur – Prévost crée, à chaque étape, un horizon d’attente, en recourant à deux procédés :
Tantôt, par le discours rapporté, il nous fait entrer dans la conscience du héros-narrateur, par exemple en nous faisant revivre ses interrogations, au moment où il vit les péripéties en ne sachant donc pas ce que lui réserve l’avenir. Par exemple, « Quel parti prendre ? », se demande des Grieux alors que le coup de pistolet inattendu qui tue Lescaut lui ôte toute ressource.
Tantôt, il utilise la prolepse. Le récit rétrospectif permet, en effet, d’annoncer la suite en accentuant son aspect dramatique, comme quand des Grieux affirme « je n’eus pas la moindre idée du coup qu’on s’apprêtait à me porter », ou, à propos de la peur de Manon de manquer d’argent : « J’étais à la veille d’en avoir une dernière preuve qui a surpassé toutes les autres, et qui a produit la plus étrange aventure qui soit jamais arrivée à un homme de ma naissance et de ma fortune. »
Pour renforcer l’attente, la curiosité, le chevalier interpelle fréquemment son destinataire, comme à propos de Tiberge : « Je rapporterai dans la suite quelle fut la conduite de Tiberge lorsqu’il s’aperçut que je l’avais trompé. Son zèle n’en devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta, et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a toujours été la récompense. » L’effet recherché est toujours la dramatisation, comme à la fin du récit, avec l’emploi de l’injonction et le lexique hyperbolique : « Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue ; je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer. »
Des personnages romanesques
Mais le romanesque vient aussi du choix des personnages, à la fois du caractère dont les dote Prévost et de la relation entre eux.
Le couple des amants
Prévost retrouve une très ancienne tradition du roman, une histoire d’amour ponctuée d’obstacles, déjà présente par exemple dans les Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse, auteur du IIIème ou du IVème siècle av. J.C., par le récit de celle vécue par Théagène, descendant du héros Achille, et Chariclée, princesse égyptienne, depuis le coup de foudre lors de leur première rencontre, jusqu’aux péripéties qu’ils doivent traverser. C’est cette même image que reprennent les romans précieux, ne reculant devant aucune invraisemblance, mais mettant toujours en valeur le caractère exceptionnel des héros.
Or, ici Prévost joue sur le contraste au sein même du couple :
D’un côté, des Grieux par sa jeunesse et son inexpérience de la vie – il sort tout juste du collège – fait preuve d’une naïveté touchante, et d’une innocence totale, deux traits de caractère associés au sentiment d’honneur et au souci de sa dignité dus à sa naissance. Il est donc frappant de suivre un récit qui le montre peu à peu entraîné vers le déshonneur et le crime, alors même que sa douleur parvint à préserver sa dignité.
De l’autre, derrière la douceur et la modestie de l’héroïne, se cache ce que l’on nommera par la suite une "femme fatale", caractère immédiatement annoncé dans le récit, cause de son envoi au couvent par sa famille « pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. » Mais, à la fin du roman, son comportement la réhabilite aux yeux du lecteur...
Ainsi, de la triple trahison aux protestations amoureuses, des ruptures douloureuses aux retrouvailles intenses, avec comme cadre le libertinage propre à la Régence, le récit de Prévost met en œuvre tous les ressorts du romanesque. Pour chacun de ces deux personnages, Prévost joue sur les contrastes, et c’est bien ce qu’avait voulu le romancier, accentuer le romanesque comme l’analyse, en 1734, dans un article critique du Pour et contre, l’abbé Guyot Desfontaines : « Voilà un caractère bien singulier. Celui de Manon Lescaut l'est encore plus. »
La relation entre les personnages
L’histoire d’amour tire aussi sa dimension exceptionnelle des personnages qui interagissent avec le couple des amants, eux aussi inscrits dans la tradition romanesque.
Il y a d’abord le conflit familial, avec le père de des Grieux, tout puissant, qui n’hésite pas à faire enlever son fils et à le séquestrer, mais s’emploie ensuite à le faire libérer, avant d’en arriver à une violente rupture, dramatisée quand des Grieux persiste dans son amour : « Tu refuses donc de me suivre ? s’écria-t-il avec une vive colère : va, cours à ta perte. Adieu, fils ingrat et rebelle ! — Adieu, lui dis-je dans mon transport ; adieu, père barbare et dénaturé ! »
Mais il y a aussi de nombreux personnages secondaires qui contribuent à accentuer le romanesque, là encore en jouant sur les contrastes entre le monde de la vertu et celui de la débauche :
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D’un côté, le personnage de Tiberge, omniprésent tout au long du roman, tout comme le Père supérieur de Saint-Lazare, ou le destinataire du récit lui-même, l’« homme de qualité », illustrent les sentiments généreux et la bienveillance par leur écoute, leur pardon, et l’aide qu’ils apportent. Même des personnages qui ne passent que fugitivement, tels les aubergistes, attendris par le couple des deux jeunes amants, ou le capitaine du bateau, contribuent à créer cette impression d’une société qui accable d’innocentes victimes.
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De l’autre, c'est le monde de la marginalité, avec des personnages bien plus sombres, des domestiques prêts à trahir, des vieillards prêts à utiliser leur fortune pour corrompre une jeune fille, des gardes lâches qui trahissent à la première occasion, des joueurs tricheurs…, sans oublier le frère de Manon, parasite cynique, qui n’hésiterait pas à prostituer sa sœur pour en tirer profit. Autant de personnages qui pourraient trouver leur place lors des péripéties d’un roman picaresque.
Le mélange des tonalités
Le pittoresque
Enfin, le romanesque, dans sa quête de pittoresque, fait traverser au lecteur des lieux pour lui exceptionnels, souvent bien éloignés des salons mondains qu’il fréquente. Ainsi, le dénouement du roman l’emmène dans un lieu exotique, la lointaine colonie de Louisiane sur laquelle circulent encore peu d’informations. Malgré cela, le récit, même s’il ne se lance pas dans de longues descriptions, mentionne tout de même les « sauvages », raconte un parcours nocturne dans une « vaste plaine », qui devient, lors de l’enterrement par peur que le corps de Manon ne serve « de pâture aux bêtes sauvages », une sorte de désert, « une campagne couverte de sable »…
Mais, même en France, le lecteur accompagne les personnages dans des lieux en marge, hôtelleries médiocres, découvre, avec des Grieux, le séminaire d’abord, puis deux prisons, Saint-Lazare et le Petit-Châtelet, enfin l’horreur de l’Hôpital où est enfermée Manon, sans oublier ce chariot de la déportation où elle reste « assise sur quelques poignées de paille. » En cela aussi le roman de Prévost nous rappelle le parcours erratique des picaros, tantôt dans le luxe, tantôt dans la misère, et son réalisme évite, en fait, toute banalité.
Des larmes au rire
Enfin, face à la tragédie où le héros subit son destin avec grandeur et noblesse, le personnage romanesque, lui, même quand il vit des moments douloureux, ne se hausse jamais à la même hauteur. Certes, des Grieux évoque sans cesse le « Ciel », mais sa seule divinité est Manon, à laquelle il se soumet, jusqu’à faire sourire le lecteur par sa naïveté : une, deux, trois trahisons… et à chaque fois, des excuses acceptées : « accuser Manon, c’est de quoi mon cœur n’osait se rendre coupable. »
Ses regrets, les remords exprimés dans son récit perdent ainsi de leur force, tout comme ses élans d’héroïsme. Par exemple, si son premier mouvement le pousse à combattre le fils G…M… pour se venger de son père, il ne faut pas beaucoup d’efforts à Manon pour le persuader d’une autre forme de vengeance, et il se trouve à son tour pris dans une comédie, où sa bien-aimée parvient à lui faire jouer un rôle. Rôle particulièrement ridicule puisque les amants se trouvent surpris au lit par le vieux G…M… Le contraste est alors frappant entre le cri tragique, « il nous glace le sang par sa vue. Ô Dieu ! », et la vision de cet « homme en chemise », particulièrement cocasse : « Je saute sur mon épée ; elle était malheureusement embarrassée dans mon ceinturon. »
Edmond Hédouin, La surprise des amants, 1874. Eau-forte, 18 x 12. BnF
Les exemples seraient nombreux offrant ce type de glissement brusque d’un excès de noblesse à un excès de bassesse, tel l’épisode où le héros dupe le vieux G…M… en se faisant passer pour le jeune frère de Manon, ou bien quand celle-ci se moque du prince italien. Ainsi, plus le récit du héros développe des sentiments élevés, un idéal, ici amoureux, plus il exprime son rêve d’un bonheur parfait, plus il idéalise Manon, plus, finalement, il émeut par ses larmes, plus ressortent, à l'opposé, le poids des réalités matérielles les plus basses et les friponneries plaisantes.
CONCLUSION
L’écriture romanesque de Prévost fait donc accomplir au lecteur un véritable voyage dans les lieux qui lui sont le plus étrangers, mais aussi dans les méandres du sentiment amoureux, tantôt en se rapprochant de la farce, tantôt en touchant au tragique grâce au lyrisme de des Grieux quand il évoque Manon ou ses propres douleurs. Cependant, grâce à la présence de l’« homme de qualité » dont l’émotion ouvre le roman, grâce à son écoute bienveillante sans cesse rappelée par les interpellations de des Grieux, le lecteur reste indulgent, et les fautes des héros paraissent davantage des effets de leur légèreté, de leur jeunesse, que d’une âme vicieuse et corrompue. Une question subsiste donc : l'objectif moral posé par Prévost est-il vraiment atteint ?
Parcours associé au roman de l'abbé Prévost : "Personnage en marge, plaisirs du romanesque"
Pour permettre d'inscrire l'étude du roman de Prévost dans l'histoire littéraire, et en faciliter l'analyse que l'enjeu proposé aide à préparer, nous choisirons de commencer par le parcours associé. Mais il reste, bien sûr, possible d'inverser cette approche.