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Albert Camus, L’Étranger, 1942

Albert Camus, au marché aux Puces, à Paris, en 1953  

L'auteur (1913-1960) : un écrivain engagé 

Pour voir une biographie plus détaillée

Albert Camus, au marché aux Puces, à Paris, en 1953  

Trois étapes marquent la vie d’Albert Camus :

      Les années de formation durant son enfance et sa jeunesse où, orphelin de père, il grandit, dans une famille pauvre, à Alger.

       Les débuts de son engagement, en Algérie, par exemple au sein de la troupe de théâtre qu’il fonde, « Le théâtre du travail », puis comme journaliste à Alger-Républicain, organe du Front populaire.

       À partir de janvier 1940, sa vie en France le conduit à s’engager à nouveau, d’abord dans un réseau de résistance, puis en faveur de l’indépendance de l’Algérie et contre toutes les oppressions. Parallèlement, il développe sa réflexion philosophique, qui s’inscrit dans une œuvre variée, théâtre, romans et nouvelles ou essais critiques.

Pour lire trois extraits illustrant la pensée de Camus

Le contexte du roman 

La situation historique en Algérie

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Le roman se situe à Alger à une époque contemporaine de sa rédaction, c’est-à-dire bien avant que ne débute, en 1954, la guerre qui conduira, en 1962, à l’indépendance de l’Algérie. Ainsi, il ne donne aucun signe d’une révolte des Algériens contre les Français qui vivent dans le pays, et ne comporte aucune allusion historique.

Contexte

Cependant, lors de la première guerre mondiale, les pays colonisés ont fourni de nombreux soldats, qui se sont battus et sont "morts pour la France". Ainsi, dès 1926, se crée un mouvement indépendantiste, l’Étoile nord-africaine, au sein duquel milite un leader, Messali Hadj. Après la dissolution de l’ENA,  il fonde, en 1937, le Parti du Peuple algérien. Mais même le projet du Front populaire, destiné à accorder les pleins droits de la citoyenneté française à environ vingt-vingt-cinq mille Algériens, échoue. En fait, en Algérie, deux sociétés vivent et se côtoient, mais sans réellement se mêler : les indigènes, kabyles ou arabes, et les colons français, les « pieds-noirs », dont tous sont loin d’être de riches propriétaires terriens. Meursault est un modeste employé de bureau, son amie Marie Cardona, une « ancienne dactylo », et ses fréquentations sont tous des gens modestes.

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Le 11 mars 1937, Messali Hadj crée le Parti du Peuple algérien 

Ces deux communautés s’ignorent la plupart du temps, mais les pieds-noirs se retrouvent unis par un même sentiment de supériorité face aux Arabes, dont ils se méfient, méfiance réciproque. Seul un "marginal", comme Raymond, le  « souteneur », prend le risque d'entrer directement en conflit avec un Arabe, « le frère d’une de ses anciennes maîtresses » qu’il avait frappée, ce qui lui vaut une convocation au commissariat. Mais « il en avait été quitte pour un avertissement », car la police ne s’émeut guère de ce genre de conflit. De même, lors du procès, l’Arabe tué par Meursault est totalement absent des interrogatoires et même du réquisitoire. À aucun moment d’ailleurs, sa victime arabe n’intervient dans les pensées de Meursault, qui n’exprime aucun regret. Meursault est un Français, jugé par d’autres Français, et c’est parce qu’il leur est « étranger » par son comportement qu’il sera finalement condamné. Le roman de Camus, qui, lui-même, souhaite l’indépendance, n’est que le reflet, neutre, de la réalité sociale de l’Algérie coloniale même si, dans la "vraie vie", Meursault n'aurait probablement pas été condamné à mort.

Le contexte français en 1942

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Quand la guerre est déclarée, Camus souhaite s’engager, mais l’armée le refuse en raison de sa tuberculose. Il choisit alors une autre forme d’engagement, le journalisme, mais le gouvernement interdit, en janvier 1940, le Soir Républicain, successeur d’Alger Républicain, en raison des opinions pacifistes et internationalistes exprimées. Camus, son rédacteur en chef, désœuvré, accepte alors, en mars 1940, la proposition de devenir secrétaire de rédaction à Paris-Soir, qui se déplace en province lors de l’invasion allemande. Mais Paris-Soir choisit la collaboration, en décembre, et Camus retourne en Algérie, avant de revenir, en 1942, soigner la récidive de sa tuberculose à Paris, où il rédige L’Étranger

Le journal Combat, un organe de la résistance 

Le journal Combat, un organe de la résistance 

Un double mouvement anime alors le pays :

       Sur le plan politique, les années de guerre amènent les intellectuels à prendre parti. Certes, certains choisissent l’exil, mais ceux qui restent en France se rangent, soit dans le camp de la collaboration, soit dans celui de la résistance, comme Camus, à travers son amitié et le soutien qu’il apporte à Pascal Pia, engagé dans le mouvement "Combat".

          La vie culturelle reste active : chansons, œuvres cinématographiques, pièces de théâtre, romans ou poésie, de nombreuses productions connaissent le succès. Si certaines tentent surtout de divertir un public accablé par la guerre, d’autres recouvrent des courants philosophiques, telles les valeurs de l’héroïsme dans les romans de Malraux ou de Montherlant, ou l’existentialisme, qui s’exprime par exemple dans La Nausée de Sartre, paru en 1938, dont le héros, Roquentin, illustre aussi "l’Absurde".

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Or, même si Meursault reste « étranger » à la société dans laquelle il vit, son créateur, Camus, lui, baigne dans une atmosphère qui explique ce « cycle de l’absurde » dans lequel il inscrit aussi ses pièces, Caligula, et Le Malentendu, qui ne seront jouées qu’après la libération, et son essai, Le Mythe de Sisyphe, en 1942.

Présentation

Présentation de L'Étranger 

Pour lire le roman

La genèse du roman 

Son élaboration

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Écrits de mai 1935 à décembre 1959, les Carnets de Camus, publiés à titre posthume, apportent des informations précieuses sur l’élaboration de L’Étranger, à la fois sur le récit et sur les choix d’écriture Ils renferment, en effet, de nombreuses notes qui montrent que, si le roman a été rédigé en deux mois, sa première rédaction étant achevée en mai 1940, il est le résultat d’une lente maturation.

Dès 1936, en effet, Camus mentionne « l’absurdité » comme thème d’une « œuvre philosophique », mais, la même année, il ajoute « Si tu veux être philosophe, écris des romans ». Il construit alors de premiers plans, au théâtre pour Caligula, et celui d’un roman intitulé La Mort Heureuse. À partir de 1937, il pose un personnage, « l’homme qui ne veut pas se justifier », puis un condamné à mort qui refuse tout soutien religieux et « meurt sans une phrase, des larmes plein les yeux », et pour la première fois apparaît le titre : « Un homme qui a cherché la vie là où on la met ordinairement (mariage, situation, etc.) et qui s’aperçoit d’une coup, en lisant un magazine de mode, combien il a été étranger à sa vie… »

Les trois tomes des Carnets de Camus 

Les trois tomes des Carnets de Camus 

Dans les Carnets figurent aussi des ébauches, sous forme d'anecdotes, l’image d’une vieille femme à l’hospice par exemple, une bagarre ou l’histoire d’un condamné à mort. S’y ajoutent de nombreuses notes sur l’existence des habitants du quartier de Belcourt, à Alger, des descriptions, parfois même des phrases significatives. En 1938, une autre remarque paraît renvoyer à l'économie de moyens littéraires qui frappe immédiatement le lecteur du roman : « La véritable œuvre d’art est celle qui dit moins ».

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Une première ébauche : La Mort heureuse

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Ce n’est que bien après la mort de Camus, qu’est publié, en 1971, ce qui est, en fait, son premier roman, après les récits largement autobiographiques de L’Envers et l’Endroit, en 1937, et de Noces, en 1938, nourris de descriptions de la vie en Algérie et de souvenirs personnels.

La Mort heureuse est rédigé entre 1936 et 1938 : le roman raconte la vie de Patrice Mersault (patronyme qui annonce celui du personnage de L’Étranger) qui devient lui aussi meurtrier. Mais les conditions du crime sont bien différentes. Il tue, à sa demande, Zagreus, un riche infirme qui ne supporte plus son handicap et qui lui promet une somme d’argent considérable, lui ouvrant ainsi la voie d’une « vie heureuse ».

Camus en donne un résumé : « Roman : l’homme qui a compris que, pour vivre, il fallait être riche, qui se donne tout entier à cette conquête de l’argent, y réussit et meurt heureux. » Or, le récit annonce plusieurs aspects de L’Étranger, l’expression de l’absurde d’abord, mais aussi le mode de vie du personnage et son éblouissement devant la mer et le soleil. Mais la différence est grande entre Mersault, qui choisit consciemment de tuer dans l’espoir d’une richesse, et accepte une mort qu’il voit comme le prix du bonheur, et Meursault. Même si lui aussi meurt « heureux », il refuse de chercher à « réussir » dans sa société, reste « étranger » aux codes qui promettent le bonheur, tue « par hasard » et sa condamnation semble dépourvue de sens.

Mer et soleil : les ruines de Tipasa 

Mer et soleil : les ruines de Tipasa 

Nous mesurons aussi toute la différence d’écriture entre ce roman à la troisième personne, ce qui permet de jouer sur les points de vue narratifs, et le choix du « je » qui, en affirmant au début, « Aujourd’hui, maman est morte », laisse croire à un journal intime, ce que dément très vite le déroulement du récit, mais permet de concentrer tout le récit autour du personnage. Différences également entre la multiplication des « scènes » personnelles, souvenirs de sa jeunesse dans Alger, de sa tuberculose, des promenades à Tipasa ou de ses voyages, dans La Mort heureuse, et la sobriété des notations qui décrivent les occupations de Meursault ou expriment ce qu’il ressent. Mais les Carnets révèlent que Camus a choisi de ne pas publier ce premier roman, jugé trop touffu, et de reprendre à zéro pour trouver une unité et un ton : ce sera L'Étranger.

Camus, L'Etranger, 1942

Son titre 

L’article défini impose, avant même la lecture, une image du personnage, mais que la lecture va faire évoluer. L’appellation « l’étranger » renvoie d’abord à un sens géographique : c’est ainsi que les habitants d’un pays nomme celui qui vient d’ailleurs. Le terme souligne ainsi une différence de culture, de langue aussi, et peut prendre un sens péjoratif : marque de racisme, il indique le rejet.

Or, Meursault n’est pas, à proprement parler, un « étranger » dans cette Algérie colonisée depuis plus d’un siècle, où les Français se considèrent comme « chez eux ». Son qualificatif renvoie donc à une autre réalité, sa personnalité même.

À quoi Meursault est-il donc « étranger » ? Sartre pose un intéressant commentaire : il explique que sa conscience est comme une vitre « transparente aux choses, opaque aux significations ». Meursault n’est pas, en effet, « étranger » au monde qui l’entoure, ni aux aspects naturels, la mer, le soleil, ni même à la dimension humaine, face à Raymond, par exemple, ou à Salamano.

Mais il n’interprète pas ce qu’il fait, observe ou ressent, il se borne à l’exprimer comme s’il observait tout cela de l’extérieur, comme le note Maurice Blanchot, en 1942 : il « est par rapport à lui-même comme si un autre le voyait et parlait de lui… Il est tout à fait en dehors. » Or, là encore les Carnets apportent un renseignement précieux, ce qu'écrit Camus en 1940, alors qu'il est revenu en Algérie. Il traverse alors une crise existentielle, ne trouvant plus de sens à sa vie ni en Algérie ni dans cette France alors en guerre :  

Que signifie ce réveil soudain – dans cette chambre obscure – avec les bruits d’une ville tout à coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout, sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici ? À quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici – pas d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d’appuis. Étranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire. 

Cela induit une ultime conséquence, par rapport au lecteur. Paradoxalement par rapport à de nombreux romans à la 1ère personne, l’emploi de ce « je », parce que le personnage est absent à lui-même, empêche toute empathie du lecteur, toute identification : le personnage lui reste donc « étranger », l'obligeant à se questionner.

Sa structure 

Deux parties en écho

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Le roman est construit en deux parties, six chapitres pour la première, cinq pour la seconde, mais de longueur pratiquement égale : dans l’édition Folio, respectivement 85 et 88 pages. La comparaison de la dernière phrase de la première partie, introduit la seconde : « Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »

Camus lui-même commente cette construction : « Le sens du livre tient exactement dans le parallélisme des deux parties. » Ce commentaire est à rapprocher d’une note dans les Cahiers, en septembre 1939, qui formule le souhait de « concilier l’œuvre qui décrit et l’œuvre qui explique ». Elle fait écho à un jugement porté, dans un article d’Alger Républicain, sur La Nausée de Sartre. Il y explique que la grandeur d’un roman vient de « la fusion secrète de l’expérience et de la pensée, de la vie et de la réflexion sur la vie », et regrette que Sartre n’ait pas, selon lui, réalisé l’équilibre entre ces deux aspects : « la théorie fait du tort à la vie. »

Or, c’est précisément ce que veut réaliser la construction de L’Étranger : la première partie décrit la vie quotidienne de Meursault, dans tout ce qu’elle a d’ordinaire, son travail et ses sorties, les sorties ; la seconde partie, elle, à travers les témoignages et les plaidoiries, reprend ces éléments, mais ils sont ré-interprétés par ceux qui sont chargés de juger Meursault. C’est ce qui explique aussi la narration si plate, dépouillée, dans la première partie, face au style de la seconde partie, beaucoup plus soutenu, avec des phrases plus complexes, pour restituer l’approfondissement de la réflexion.

Schémas actanciel et narratif

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Un schéma actanciel ?

Cette structure induit l’impossibilité de dégager un schéma actanciel. Si le "sujet" est Meursault, aucun "objet" ne se détache, ni dans le domaine professionnel – d’ailleurs son patron déplore son manque d’« ambition »  – ni dans l’amour, vu son indifférence à l’idée d’épouser Marie Cardona. Aucun "destinateur" ne le pousse, car tout lui est « égal » jusqu’aux dernières lignes du roman. Enfin, il est difficile d’attribuer une fonction aux personnages qui interagissent avec le héros, puisque ceux qui peuvent paraître "adjuvants" dans la première partie, deviennent des "opposants" dans la seconde. Par exemple Marie, qui participe à des moments heureux de la vie de Meursault, devient un témoin à charge en répondant aux questions du procureur : en évoquant le  film de Fernandel vu le soir même de l’enterrement de sa mère avec Meursault, elle renforce l’image d’insensibilité de l’accusé. La même analyse pourrait être faite pour Céleste, le vieux Salamano, ou Raymond Sintès.

Un schéma narratif ?

De même, comment élaborer un schéma narratif pour le récit de cette vie où chaque jour semble reproduire le précédent ? Seul ressort le contraste entre la semaine, les jours de travail, et les week-ends, où les mêmes occupations se répètent : quelques promenades, un repas chez Céleste, la rencontre d’un voisin… 

Bien sûr, nous pourrions dégager les étapes de l’histoire de Raymond Sintès :

      Dans le chapitre III, Raymond raconte à Meursault sa bagarre avec le frère de sa maîtresse venu venger sa sœur, que Raymond a frappée pour la punir de   avoir « manqué », de sa « tromperie ». C’est alors que Meursault écrit la « lettre » que veut lui envoyer Raymond pour « la punir ».

        Dans le chapitre IV, l’histoire de Raymond se poursuit : il frappe violemment sa maîtresse, dont les hurlements amènent les voisins à faire intervenir la police. Meursault accepte de lui servir de témoin au commissariat.

        Le chapitre VI introduit le dernier épisode de l’histoire de Raymond. Un groupe d’Arabes suit Raymond jusqu’au cabanon de Masson à la plage, et l’un d’eux le blesse. Après s’être fait soigner chez le docteur, il se fait accompagner de Meursault pour retrouver les Arabes sur la plage, mais ceux-ci évitent le combat. C’est quand Meursault retourne marcher seul sur la plage, qu’une nouvelle rencontre avec l'un de ces Arabes conduit au crime.

Mais cette observation ne peut conduire à y voir un schéma narratif car chacune de ces étapes n’implique pas réellement Meursault : « je n’en pensais rien », dit-il quand Raymond lui raconte son histoire, il rédige la lettre « un peu au hasard » parce qu’il n’avait « pas de raison de ne pas le contenter ». « Cela m’était égal d’être son copain », ajoute-t-il, et il le répète lorsqu’il s’agit d’aller témoigner. Enfin, lors de la bagarre avec les Arabes, il se contente d’être un observateur et juge d’ailleurs que « c’était une affaire finie » quand se produit la dernière rencontre. Ainsi, il reste « étranger » aussi à ce déroulement, comme il restera « étranger » au procès dans la seconde partie.

Ouverture et fermeture

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Cependant, nous pouvons noter l’écho thématique entre le premier chapitre du roman et le dernier : tous deux formulent une interrogation sur la mort, mais de tonalité différente.

        Dans le premier chapitre, son indifférence face à la mort de sa mère s’associe à « l’éclat de la lumière » dans la salle où Meursault veille sa mère, une « lumière aveuglante ». Et déjà les vieillards de l’hospice à ses côtés prennent l’allure d’un tribunal : « J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger. » Pendant l’enterrement, seuls le soleil et la chaleur sont mis en évidence : ce sont eux qui accablent Meursault, et non pas le chagrin.

      Dans le dernier chapitre, en revanche, la mort est l’objet même des réflexions de Meursault. Il ne peut plus y être indifférent, puisqu’il s’agit de la sienne : ainsi, il imagine l’aube qui l’attend et la guillotine. Cependant, la conclusion ramène à la même indifférence : « Du moment qu’on meurt, comment et quand, cela n’importe pas, c’était évident. », « Rien, rien n’avait d’importance, et je savais bien pourquoi » et les dernières lignes reviennent sur la mort de sa mère : « Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. »

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'enterrement" 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'enterrement" D-enterrement23.jpg

La mort n’est-elle pas finalement, ce qui  transforme une vie absurde en "destin" ? N’est-ce pas d’ailleurs la mort de l’Arabe qui a transformé la vie de Meursault en destin en lui donnant « sens » ?

Espace

Le cadre spatio-temporel 

Il convient de distinguer les deux parties, aussi bien pour le choix des lieux, ouverture dominante dans la première, fermeture dans la seconde, que pour la temporalité, la rapidité de la première partie s’opposant à la lenteur de la seconde.

Les lieux 

Dans la première partie

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Des lieux clos

Leur resserrement, qu’il s’agisse de la salle où repose le corps de sa mère dans l’hospice de Marengo, du bureau ou de l’appartement de Meursault, dans un immeuble à « l’escalier noir », crée un sentiment d’étouffement. Ainsi, son appartement illustre sa solitude et le vide de sa vie :

Maintenant il est trop grand pour moi et j'ai dû transporter dans ma chambre la table de la salle à manger. Je ne vis plus que dans cette pièce, entre les chaises de paille un peu creusées, l'armoire dont la glace est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste est à l'abandon.

Les lieux ouverts

C’est ce qui explique le besoin de Meursault d’échapper à cette clôture, par exemple en sortant du bureau : « j’ai été heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. Le ciel était vert, je me sentais content. ». Ou bien, plus simplement, il suffit de se mettre « au balcon » où il peut, alors, observer le mouvement, la vie des autres. Ainsi, Camus développe, dans le chapitre II, une longue description, de l’après-midi jusqu’au soir, du quartier de Belcourt, qu’il connaît bien car il a passé son enfance et sa jeunesse rue de Lyon, mentionnée dans le roman. Notons qu’à chaque fois qu’un lieu est dépeint, il s’associe à l’état du ciel : « le ciel était pur mais sans éclat », « le ciel s’est assombri », « le ciel est devenu rougeâtre », enfin arrivent « les premières étoiles qui montaient dans la nuit ».

La rue de Lyon, dans le quartier Belcourt 

La rue de Lyon, dans le quartier Belcourt 

La mer

La composition du nom du personnage de La Mort heureuse, « Mersault », à peine modifié dans L’Étranger, nous invite à y lire la combinaison des deux éléments omniprésents dans le roman : la mer et le soleil.

C’est dans « l’établissement de bains du port » que Mersault connaît le premier moment de bien-être, le lendemain de l’enterrement de sa mer, avec un sentiment d’être, aux côtés de Marie Cardona, en harmonie avec l’univers. C’est cette harmonie que nous retrouvons, développée, dans le chapitre IV, un samedi passé à la plage avec Marie : « Le soleil de quatre heures n’était pas trop chaud, mais l’eau était tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses. »

Enfin, le chapitre VI se déroule principalement sur la plage.

Avant d'arriver au bord du plateau, on pouvait voir déjà la mer immobile et plus loin un cap somnolent et massif dans l'eau claire. Un léger bruit de moteur est monté dans l'air calme jusqu'à nous. Et nous avons vu, très loin, un petit chalutier qui avançait, imperceptiblement, sur la mer éclatante.

Ce lieu offre à nouveau cette impression d’unité, à la fois entre le personnage et les éléments qui l’entourent, mais aussi entre lui et les autres avec lesquels il partage cet instant de vie :

L'eau était froide et j'étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d'accord dans nos gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d'eau qui me coulaient dans la bouche. […] Marie a voulu que nous nagions ensemble. Je me suis mis derrière elle pour la prendre par la taille et elle avançait à la force des bras pendant que je l'aidais en battant des pieds. Le petit bruit de l'eau battue nous a suivis dans le matin jusqu'à ce que je me sente fatigué. Alors j'ai laissé Marie et je suis rentré en nageant régulièrement et en respirant bien. Sur la plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j'ai mis ma figure dans le sable. Je lui ai dit que « c'était bon » et il était de cet avis.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "une journée à la plage" 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "une journée à la plage" 

Mais  au centre du chapitre, cette unité se trouve rompue, au moment même où le soleil est au zénith : « Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. […] On respirait à peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol. » Tous les éléments du paysage se combinent alors pour mener au drame, le sable même « semblait rouge », comme pour annoncer que le sang va couler. Toute la fin du chapitre voit monter, en parallèle la chaleur du soleil, « écrasant », jusqu’au moment où, pour Meursault, accablé par ce soleil, « tout a vacillé » : « La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. »

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "face à la justice" 

Dans la seconde partie

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À l’inverse, toute la seconde partie se déroule dans des lieux clos, avec un resserrement progressif. Au début, Meursault est interrogé au commissariat, puis chez le « juge d’instruction, il est «  reçu dans une pièce tendue de rideaux » avec, sur le « bureau une seule lampe qui éclairait le fauteuil où il m’a fait asseoir pendant que lui-même restait dans l’ombre. » L’exclusion sociale commence, annoncée par  l’obscurité qui règne, accentuée par l’impression d’étouffement lors de la rencontre suivante : « son bureau était plein d’une lumière à peine tamisée par un rideau de voile. Il faisait très chaud. »

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "face à la justice" 

Vient ensuite la prison. Le chapitre II marque le passage d’une salle collective à une cellule. Si l’ouverture existe encore, elle reste très réduite : « Quelques jours après, on m'a isolé dans une cellule où je couchais sur un bat-flanc de bois. J'avais un baquet d'aisances et une cuvette de fer. La prison était tout en haut de la ville et, par une petite fenêtre, je pouvais voir la mer. » L’enfermement n’est brisé que par un court récit de la visite de Marie au parloir. Les chapitres III et IV confirment cette fermeture, dans la « salle close » du tribunal où, dès l’entrée, « l’air était déjà étouffant ». Le dernier chapitre nous ramène dans la cellule où Meursault attend la mort, avec un gros plan sur le lit, qui introduit la dernière image du monde extérieur : « lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne vois que lui. »

La temporalité 

La durée de la première partie

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Elle est très rapide, scandée par les indices temporels nombreux : « aujourd’hui », « ce matin », « hier », « maintenant ». Elle occupe dix-sept jours, et certains chapitres sont consacrés à une seule journée, tels le premier avec l’enterrement, le deuxième, un long dimanche, le quatrième un samedi… Notons que la semaine, le temps de la vie professionnelle, paraît effacée au profit des week-ends, comme s’il fallait ce vide pour que le personnage se retrouve lui-même.

Le lecteur a ainsi d’abord l’impression de lire un journal intime, écrit au jour le jour. Mais deux remarques contredisent cette hypothèse, une double invraisemblance : comment le chapitre VI, celui du meurtre, aurait-il été rédigé sur le vif, et comment concilier la tenue d’un journal intime par un personnage qui reste à ce point extérieur à lui-même ?  

Temporalité

La lenteur de la seconde partie

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La seconde partie, en revanche, est ralentie, comme pour reproduire le rythme de la justice : « huit jours » après son passage au commissariat, il est conduit devant le juge d’instruction, puis « cinq mois » ont passé à la fin du chapitre II. C’est l’été suivant le crime, au mois de juin, après « onze mois » d'instruction, que s’ouvre le procès, prévu pour durer « deux ou trois jours », les chapitres III et IV. Aucune durée n’est mentionnée pour le chapitre V, comme pour reproduire ce temps vide : « j’attends », raconte Meursault, attente de la mort, au jour le jour : « j’ai fini par ne plus dormir qu'un peu dans mes journées et, tout le long de mes nuits, j'ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel. Le plus difficile, c'était l'heure douteuse où je savais qu'ils opéraient d'habitude. Passé minuit, j'attendais et je guettais. »

Cette durée interdit à présent l’idée de journal intime, remplacée par celle d’autobiographie, un récit rétrospectif qui permet au narrateur-personnage de faire un retour sur lui-même, comme s’il était important, au moment où il attend la mort, de faire un bilan de sa vie, de rétablir aussi, par son point de vue subjectif, sa vérité face à la fausse image de « monstre » donnée de lui lors de son procès.  C’est le sens qui peut être donné à une des dernières phrases, « je me suis senti prêt à tout revivre »,  comme s’il s’agissait d’annoncer ce récit. La double affirmation qui suit, « j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore », illustre donc à la fois, l’idée de bilan, mais aussi celle de catharsis, cet apaisement, « purgation des passions », considérée comme le résultat de l’écriture autobiographique.

Le personnage de Meursault 

Meursault

Le choix de l’énonciation à la 1ère personne implique de mettre au cœur de l’étude le personnage de Meursault, dans sa double fonction de personnage, agissant, et de narrateur, relatant ses actions. De ce fait, il est confronté à d’autres personnages, mais aussi, à travers ses réactions dans la première partie, et l’approfondissement de ses réflexions dans la seconde, il est face à face à lui-même.

Meursault et les autres 

Dans ces quartiers d’Alger où il travaille, proche du port, et vit, tout un petit peuple gravite autour de Meursault, qu’il se contente le plus souvent d’observer, de sa fenêtre par exemple, ou de sa table chez Céleste ; parfois il les salue, mais l’échange reste très ponctuel, avec une communication limitée, selon trois formes d’interaction.

Les personnages nommés

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Ce sont eux qui viennent porter leur témoignage lors du procès, mais plusieurs d’entre eux sont à peine écoutés, par exemple Thomas Pérez, témoin de l’accusation, ou bien ceux cités par la défense, Emmanuel, son collègue de bureau, Céleste, le tenancier du bar-restaurant, ou Bernard Masson, le propriétaire du cabanon sur la plage.  Or, même si Meursaut a forcément partagé de longs moments avec eux, sa vie professionnelle, de nombreux repas, ou s’il a vécu avec eux des moments intenses, le jour de l’enterrement de sa mère ou celui du meurtre, l’impression qui ressort est celle d’un vide : dans la vie que Meursault vit au présent, ils ne font qu’un passage ponctuel, et il n’y a aucune réelle communication entre eux. Pourtant, Céleste affirme que « c’était un ami »… L’interaction a donc été à sens unique, et ce n’est qu’après ce témoignage que Meursault reconnaît : « c’est la première fois de ma vie que j’ai eu envie d’embrasser un homme. »

Parmi eux, trois personnages ressortent par la place qu’ils occupent, non plus lors du procès, mais dans la première partie en tant que protagonistes.

Le vieux Salamano

Ce « voisin de palier » est mentionné à trois reprises, la première fois, dans le chapitre III, pour dépeindre sa relation de haine avec son chien, portrait qui contraste avec, dans le chapitre IV, son bouleversement après la fuite de l’animal. Le narrateur établit un parallélisme entre les pleurs de Salamano et sa propre expérience de la mort : « Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à maman. » Mais le rôle symbolique reste encore flou. Il faut attendre le chapitre V pour qu’une plus longue conversation le mette en évidence. Lui aussi voit dans les êtres qui l’entourent le partage d’une habitude, qu’il s’agisse de son chien, « il était habitué à celui-là », ou de sa femme, « il s’était habitué à elle ». Dans cette vie "mécanique", pas d’expression d’affection ou d’amour donc, seulement l’idée que les êtres, animal ou humain, sont là pour combler le vide de l'existence : « Sa vie avait changé maintenant et il ne savait pas trop ce qu’il allait faire. » Ainsi, son geste de tendre la main à Meursault est une façon de reconnaître entre eux le partage d’une même condition.

Marie Cardona

Dans la brève durée de la première partie, la relation entre elle et Meursault se noue très rapidement, depuis le moment où il la retrouve à « l’établissement de bains », le lendemain de l’enterrement,  et celui où ils ont cette conversation sur le mariage, dans le chapitre V : elle « m’a demandé si je voulais me marier avec elle ». Or l’issue de leur échange renforce l’impression que la vie affective est totalement dépourvue de sens pour Meursault, qui refuse, d’ailleurs, de considérer le mariage comme une « chose grave » : « Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. « Pourquoi m'épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. » Ainsi se confirme l’impression  que Meursault est « étranger » à ce qu’une société considère comme une valeur essentielle, l’amour, en le ramenant à un simple partage d’un désir du corps, et de moments de vie, comme c’est le cas à la plage, dans le chapitre VI. 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'établissement de bain"

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'établissement de bain"

Quand Meursault est en prison, la visite de Marie, avec leur conversation où interfèrent les bribes des échanges entre les autres prisonniers et leurs proches au parloir, renforce cette image de vide affectif. Si le « sourire » de Marie revient à plusieurs reprises, il ne conduit à aucune expression d’émotion de la part de Meursault qui se contente d’acquiescer à ses paroles. Elle est ensuite comme évacuée de sa vie de prisonnier, car toute femme devient interchangeable :

Par exemple, j'étais tourmenté par le désir d'une femme. C'était naturel, j'étais jeune. Je ne pensais jamais à Marie particulièrement. Mais je pensais tellement à une femme, aux femmes, à toutes celles que j'avais connues, à toutes les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule s'emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs. Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un autre, cela tuait le temps. 

Le témoignage de Marie, qui, au lieu de servir Meursault, se retourne contre lui en soutenant l’image d’insensibilité que l’accusation veut donner de lui, fait d’elle une des composantes de l’absurde que Camus met ainsi en valeur.

Raymond Sintès

Le personnage dont le rôle s’avère déterminant dans la vie de Meursault est un autre voisin, Raymond Sintès, qui se dit « magasinier » mais mène une vie trouble, en relation avec le « milieu ». Son lien avec Meursault semble plus étroit, mais, là encore, sans réelle implication, plutôt celui d’une sorte de "divertissement" : « il me parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi parce que je l’écoute. Je trouve que ce qu’il dit est intéressant. »

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le face à face sur la plage"

C’est lui qui met en place les actes successifs qui vont conduire au crime, sa bagarre avec le frère de sa maîtresse, qu’il avait frappée pour lui avoir « manqué », la lettre écrite à celle-ci qui entraîne une violente scène de conflit, de nouveaux coups, d’où sa convocation au commissariat où Meursault lui sert de témoin. Mais dans chacune de ces actions, Meursault ne s’implique pas réellement : « Cela m’était égal d’être son copain et il avait vraiment l’air d’en avoir envie. » Enfin, lors de la première rencontre des deux Arabes sur la plage, l’intervention de Meursault se limite à son cri, « Attention, il a un couteau ! », mais il ne participe pas à l’agression, pas plus que lors de la seconde rencontre, où, en dissuadant Raymond de tirer, il récupère le revolver avec lequel lui-même tue finalement l’Arabe. Cet enchaînement des faits semble donc se faire comme indépendamment de sa volonté. C’est d’ailleurs ce que Raymond met en évidence lors de son témoignage, en faisant de la « présence sur la plage » de Meursault « le résultat d’un hasard », comme l’écriture de la lettre, et le procureur reprend d’ailleurs à trois reprises la formule « par hasard ». La vie de Meursault paraît ainsi échapper à tout contrôle : ses actes, qui ne sont justifiés par aucune valeur qu’il revendiquerait, ne relèvent pas d’un choix. Ils répondent seulement aux circonstances qui s’imposent seules.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le face à face sur la plage"

Des personnages anonymes

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Face aux personnages nommés, d’autres intervenants dans la vie de Meursault ne sont désignés que par leur fonction sociale : c’est le cas dans la première partie, tout particulièrement pour le directeur et le concierge de l’hospice, et pour le patron ; dans la seconde partie, pour le juge d’instruction, l’avocat et le procureur, pour le gardien de la prison et pour l’aumônier.

L’article défini nous rappelle la désignation des « types » au théâtre, mais, à travers leur différenciation, tous se ressemblent sur un point : face à eux, Meursault se sent coupable, hésite sur le comportement à adopter, et, souvent, éprouve le besoin de se justifier.

Dans la première partie

« Ce n’est pas ma faute », déclare Meursault à son patron en lui demandant deux jours de congé pour aller à l’enterrement de sa mère, excuse qu’il dit regretter, mais qu’il répète au début du chapitre II en ajoutant : « cela ne m’empêche pas de comprendre tout de même mon patron. » De même, face à la première phrase du directeur de l'hospice, il se sent aussitôt accusé : « J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose ». Sa conversation avec le concierge, qu’il juge « intéressante », ne l’empêche pas d’hésiter à fumer devant le cercueil de sa mère, en présence de celui-ci. Or, nous constatons que ceux-ci, devenus témoins lors du procès, vont tous renforcer la culpabilité de Meursault en soulignant l’insensibilité de son comportement, ce qui l’amène à conclure : « pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer, parce que j’ai senti combien j’étais détesté de tous ces gens-là. »..

Dans la seconde partie

Cela s’accentue encore avec les personnages liés à l’institution judiciaire. S’il est logique que Meursault se sente coupable face au juge d’instruction – qui, le premier, invoque la religion en brandissant un crucifix pour réclamer son « repentir » –  ou, lors du procès, face à la violente accusation du procureur, son comportement avec son avocat est plus surprenant. À aucun moment, on ne le voit proche de celui qui est tout de même chargé de le défendre, et tente par moments de le rassurer. En fait, Meursault a l’impression qu’il ne fait que le tenir pour partie négligeable en l’empêchant de parler : « on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. », « c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. » D’où son jugement sévère envers lui : « mon avocat m’a semblé ridicule. » Mais toutes ces réflexions restent informulées.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le procès"

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le procès"

Enfin vient l’ultime accusation, celle de l’aumônier dont la question, « Aimez-vous donc cette terre à ce point ? », est déjà un reproche, repris dans l’expression, « vous avez un cœur aveugle ». Or, c’est lui qui amène Meursault à la révolte, pour la première fois, au rejet violent de toute sa culpabilité en assumant sa vie au moment même où il va la perdre : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. »

Des groupes

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Les dernières interactions placent Meursault face à un groupe, à deux reprises, comme en écho.

         À l’hospice, cela se produit lors de la veillée funèbre, à laquelle viennent assister une dizaine de pensionnaires. Meursault, tout en les observant, exprime sa gêne et conclut : « J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger. » Malgré l’adjectif qui suggère une erreur, nous percevons déjà le même sentiment de culpabilité, soutenu par l’idée de ne pas être à sa place dans ce groupe.

        Cela se reproduit lors du procès, quand l’avocat lui désigne les journalistes où il ressent « la bizarre impression […] d’être de trop, un peu comme un intrus. » En revanche, les jurés, plusieurs fois interpellés, n’interviennent à aucun moment dans les réflexions de Meursault, alors même qu’ils sont chargés du verdict.

Le lecteur a donc l’impression que le destin du personnage est inscrit en lui, et ne peut que conduire à ce dénouement terrible. Finalement, accompli « par hasard », le meurtre ne paraît être que le prétexte à une condamnation du personnage pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait – ou pour ce qu’il n’est pas.

Meursault face à lui-même 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'enterrement"

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Un fils ?

Dans la première partie

La première phrase du roman, « Aujourd’hui, maman est morte. », le présente d’emblée comme un fils. C’est cette image qui parcourt tout le premier chapitre, et revient à plusieurs reprises dans la première partie, dans ses conversations avec Marie, Sintès ou Salamano. Mais un fils pour le moins distant... Certes, le placement à l’hospice est justifié par des raisons financières, mais les visites de Meursault se sont vite raréfiées : « dans la dernière année, je n’y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche - sans compter l'effort pour aller à l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route. » Il ignore d’ailleurs son âge, ne souhaite pas la voir avant que le cercueil ne soit fermé. Cela efface toute tendresse, toute affection.

Le récit de l’enterrement, sous la lumière aveuglante du soleil et la chaleur écrasante, ne mentionne pas le moindre chagrin, uniquement une fatigue pesante, qui explique la conclusion de ce chapitre, « j'ai pensé que j'allais me coucher et dormir pendant douze heures. » et du suivant : « somme toute, il n’y avait rien de changé. » Meursault n’adopte donc pas le comportement attendu de la part d’un fils, ce qui explique l’étonnement de Marie, son « petit recul » quand elle apprend qu’il vient se divertir dans un établissement le lendemain de la mort de sa mère, et les formules de Sintès et de Salamano qui insistent sur leur compréhension pour répondre par avance à un blâme éventuel.

Lors du procès

Si le lecteur peut être choqué de ce comportement, ne le sera-t-il pas tout autant de la place accordée, dès l’instruction, à ce portrait de "mauvais fils" qui a « fait preuve d’insensibilité » ? Le premier interrogatoire sur ses sentiments amène Meursault à protester : « cette histoire n’avait pas de rapport avec mon affaire ». Mais le cours du procès, avec les questions posées aux différents témoins et les commentaires du procureur, prouvent le contraire, et c’est ce que souligne la question de son avocat : « Est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? » C’est alors l’avocat général qui formule la condamnation, « j’accuse cet homme d’avoir enterré sa mère avec un cœur de criminel », qui convaincra les jurés.

Le lecteur peut donc voir en Meursault la victime d’une injustice impitoyable qui cherche d’abord à condamner ceux qui ne veulent dire leur vérité là où d’autres ne font que respecter des apparences socialement codifiées, par exemple quand il déclare à son avocat, « Sans doute, j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient. », ou qu’il refuse d’adopter le repentir chrétien que lui réclame le juge d’instruction.

Hélicon : Et qu'est-ce donc que cette vérité, Caïus ?
Caligula : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
Hélicon : Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui les empêche de déjeuner.
Caligula : Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu'on vive dans la vérité !

Comment ne pas penser ici au cri de Caligula dans la pièce éponyme de Camus, éditée en 1944, mais commencée en 1938 ?

La vérité de Meursault est une vérité qui dérange, car, plus que son acte criminel, c’est elle qui heurte les valeurs collectivement admises.

Un criminel ?

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L'acte commis

C’est sur les cinq coups de revolver tirés sur « l’Arabe » que se termine la première partie, qui entraîne le procès du criminel. Or, le récit a donné l’impression d’un engrenage, mis en place depuis le moment où Raymond Sintès demande à Meursault d’écrire la lettre qui lui permettra de revoir sa maîtresse pour la punir en la frappant. Tout s’enchaîne ensuite, comme indépendamment d’une volonté réelle de Meursault, « par hasard » dira Sintès, à cause du « soleil » dira Meursault…

Or, dans la seconde partie, le héros emploie d’abord l’expression « mon affaire », et il faut attendre la fin du chapitre I pour qu’il admettre « après tout, c’était moi le criminel », mais pour combattre, en fait, sa peur du juge d’instruction. En fait, « C’était une idée à laquelle je ne pouvais pas me faire », explique-t-il en évoquant son statut de « criminel ». ÀDe plus, à aucun moment il n’évoque « l’Arabe » qu’il a tué, qui reste d’ailleurs anonyme, absent également des débats. De même c’est quand il observe les jurés et se met à leur place, au chapitre IV, qu’il emploie « mon crime ». Prend-il vraiment au sérieux cet acte criminel ? Quand il parle, à trois reprises, de « punition » pour les conditions de vie en prison, n’est-ce pas là plutôt le mot d’un enfant qui a fait une bêtise ?

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le crime"

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le crime"

Le jugement

Dans un tribunal, la réalité est plus complexe : au mot « crime », il faut substituer les termes juridiques, « meurtre » ou, s’il y a préméditation, « assassinat ». Cependant, tout le déroulement du procès ne s’interroge pas sur ce point, mais sur la relation de Meursault à sa mère. Même la question soulevée par le juge, l’écart entre le premier coup de revolver et les quatre suivants, tirés sur un homme à terre déjà mort, n’est pas débattue. En fait, le seul témoin avec lequel est abordé le crime est Raymond Sintès, mais ses explications ne sont pas retenues, puisque le procureur conclut : « Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs inqualifiable. » Cette formulation implique l’idée de préméditation, donc la plaidoirie accablante du procureur :

J'avais écrit la lettre d'accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d'un homme « de moralité douteuse ». J'avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J'étais revenu seul pour m'en servir. J'avais abattu l'Arabe comme je le projetais. J'avais attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j'avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d'une façon réfléchie en quelque sorte.

« Et voilà, Messieurs, a dit l'avocat général. J'ai retracé devant vous le fil d'événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J'insiste là-dessus, a-t-il dit. Car il ne s'agit pas d'un assassinat ordinaire, d'un acte irréfléchi que vous pourriez estimer atténué par les circonstances. »

Le lecteur peut alors s’interroger, en reprenant la déclaration de l’avocat : « Voilà l’image de ce procès. Tout est vrai et rien n’est vrai ! » En soulignant ainsi l’absurdité au sein du tribunal, Camus nous conduit à l’appliquer au sens même de la vie humaine, d’où la réaction de Meursault face à son dernier juge, l’aumônier, avec l’anaphore, « Qu’importait » : 

Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu'importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l'épouse. Qu'importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu'importait que Marie donnât aujourd'hui sa bouche à un nouveau Meursault ? 

Qu’importe alors le crime, puni de la peine de mort, puisque la mort est le destin promis à tout être ?

Du personnage au narrateur

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Le choix du récit à la 1ère personne achève de brouiller l’image de Meursault, car, très vite, le lecteur démasque la feinte. Impossible de confondre, bien évidemment, l’auteur et le narrateur, mais surtout changement flagrant de l'image du personnage entre la première et la seconde partie.

Une permanence du personnage

Nous pouvons, certes, reconnaître des points communs entre celui qui semble vivre – et raconter – sa vie au jour le jour dans la première partie, et l’accusé qui, dans la seconde, est personnage principal face à la justice.

        Le premier est le rôle omniprésent du soleil, associé à la chaleur : le personnage, sans cesse écrasé, accablé de fatigue, se réfugie alors dans le silence. De même que, « la tête retentissante de soleil, découragé devant l’effort qu’il fallait faire […] Rester ici ou partir, cela revenait au même. », il agit tel un automate sur la plage, de même la chaleur dans le bureau du juge d’instruction le mure dans le silence, et cela se reproduit avec Marie dans le parloir, puis lors du procès : « je n’ai plus senti que la chaleur de cette matinée », « j’étais étourdi de chaleur ». D’où cette impression, en écho au titre, qu’il reste « étranger » à ce qui l’entoure : comme en écho à la formule répétée dans la première partie, « cela m’était égal », accusé au procès, il constate : « j’étais déjà très loin de cette salle d’audience ».

       Une autre ressemblance porte sur ce qui attire son intérêt, en fait ce qui vient rompre la banalité du quotidien et les stéréotypes. Aucun intérêt porté aux discours du directeur de l’hospice, stéréotypés, ni à la proposition du patron – il reste dans son rôle de patron – ni aux questions de Marie, attendues de toute maîtresse. De même la conversation avec le juge d’instruction l’appelant au repentir, comme celle avec l’aumônier, lui pèsent : ce sont des discours convenus. En revanche, « je trouvais ce qu’il racontait juste et intéressant », dit-il à propos du concierge qui compare les cérémonies funéraires à Paris et en Algérie, et, à propos des récits de Raymond Sintès, « Je trouve que ce qu’il dit est intéressant ». Or, dans ces deux cas, ces hommes abordent des sujets non admis socialement, l’un la mort  - et d’ailleurs sa femme le fait taire –, l’autre sa vie peu recommandable. De même, dans sa prison c’est le morceau de journal racontant un assassinat qu’il va relire « des milliers de fois » (l’histoire d’ailleurs se retrouve dans Le Malentendu, pièce de Camus jouée en 1944), et son commentaire à l’ouverture de son procès confirme cette même quête de ce qui peut rompre cette « habitude » dans laquelle, comme le disait sa mère, chacun est enfermé : « cela m’intéressait de voir un procès. Je n’en avais jamais vu dans ma vie. »

Jacques Ferrandez, pour illustrer "L'Hôte"’ de Camus, 2009 : "écrire"

Une évolution du narrateur

À l’inverse, l’intervention de Meursault-narrateur montre une réelle évolution.

       Dans la première partie, l’introspection se réduit à de très courts commentaires, avec le choix de phrases courtes, peu modalisées : dès l’incipit, par exemple, « je ne sais pas » à propos du moment exact du décès de sa mère, ou « Cela ne veut rien dire », à propos de la formulation du télégramme. Parfois, la réflexion est précisée, comme face au patron, « J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire ça. », ou pour l’envie de fumer : « J’ai réfléchi, cela n’avait aucune importance. » 

Jacques Ferrandez, pour illustrer "L'Hôte" de Camus, 2009 : "écrire"

Les moments de recul sur soi-même, propres à l’écriture autobiographique, sont rares, mais tous marquent déjà un jugement critique du narrateur sur lui-même : « J’ai eu un moment l’impression  ridicule qu’ils étaient là pour me juger », « Mais je crois maintenant que c’était une impression fausse. » C’est d’ailleurs ce que résume un constat dans le chapitre II : « De toute façon, on est toujours un peu fautif. » À part quand il s’agit de pures sensations, sous le soleil, lors d’un bain, avec Marie, le narrateur donne ainsi l’impression qu’à aucun moment il ne s’implique dans ce qu’il vit, comme dans sa façon de décrire Paris : « C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. » Même quand le personnage vit un moment qui relève de l’affectif, comme quand Salamano lui serre la main après leur conversation, le récit ne fait ressortir que la sensation : « j’ai senti les écailles de sa peau. » Le plus souvent le narrateur se transforme donc en une sorte de cameraman qui se contente d’enregistrer.

         Dans la deuxième partie, le ton change progressivement, comme si le narrateur s’apprêtait à faire un effort après l’aveu à son avocat : « J’ai répondu cependant que j’avais un peu perdu l’habitude de m’interroger et qu’il m’était difficile de le renseigner. » Il devient peu à peu conscient de sa vérité, mais renonce encore, au début, à la communiquer : « J'avais le désir de lui affirmer que j'étais comme tout le monde, absolument comme tout le monde. Mais tout cela, au fond, n'avait pas grande utilité et j'y ai renoncé par paresse. » C'est seul dans sa cellule qu'il finit par cultiver le face à face avec lui-même, plongeant alors dans ses souvenirs : « Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. » (chapitre II) L’évolution s’achève après le verdict, dans le dernier chapitre, car l’approche inéluctable de la mort conduit à une réelle interrogation sur le sens de l’existence, avec l’introduction de la première modalité expressive : « Comment n'avais-je pas vu que rien n'était plus important qu'une exécution capitale et que, en somme, c'était la seule chose vraiment intéressante pour un homme ! » Cet adjectif, « intéressante », ne renvoie plus alors à des éléments extérieurs, mais à cette condition humaine dans laquelle le narrateur s’inscrit à présent. C’est ce qui explique sa révolte face à l’aumônier, à nouveau avec une modalisation très marquée :

Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault. Film de Luchino Visconti, 1967

Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault. Film de Luchino Visconti, 1967

Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l'air si certain, n'est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait.

POUR CONCLURE

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« Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par les choses qu'il dit », écrit Camus en 1942 dans Le Mythe de Sisyphe, et c’est ce que le roman met en évidence. Dans la première partie, en effet, le langage, aussi bien celui du personnage que celui du narrateur, n’est qu’un relevé d’actions, de conversations livrées telles quelles, de réactions réduites à leur plus simple expression, avec, souvent, le fait de se contenter de dire « oui » pour « ne plus avoir à parler ». Mais, dès qu’il se trouve coupé des autres, confronté à la seule institution judiciaire, le dialogue devient possible car il se trouve contraint de renoncer au « ça m’est égal » de la première partir, pour partir en quête de sa propre vérité.

L'absurde 

Absurde

Pourquoi consacrer une partie de cette étude de L’Étranger à « l’absurde » ? Trois raisons justifient ce choix :

            Camus lui-même, dans ses Carnets, classe son roman dans ce qu’il nomme « le cycle de l’Absurde » en l’associant à une pièce de théâtre, Caligula, et à un essai, Le Mythe de Sisyphe. Cela pose une question : le roman est-il destiné à illustrer l’essai ? Ou bien, l’essai à expliquer le sens du roman ?

         L’évolution de la philosophie : elle prend sa source d’abord dans le « concept d’angoisse » du danois Søren Kierkegaard (1813-1855), repris en d’autres termes par les Allemands, Karl Jaspers (1884-1969) et Martin Heidegger (1889-1976, enfin dans la phénoménologie, développée par Edmund Husserl (1859-1938), qui considère que la réalité ne peut se saisir qu’à partir des « phénomènes », c’est-à-dire de l’expérience vécue sur laquelle s’élaborent les contenus de la pensée. Ces approches sous-tendent l’existentialisme, pensée philosophique dominante au cœur du XXème siècle. La formule « L’existence précède l’essence » traduit le primat de l’existence – qui s’éprouve dans l’angoisse – sur l’essence, notion illusoire car il n’y a pas d’absolu préétabli : il ne peut que se construire par les actes qui expriment la présence de l’être au monde. C’est donc tout le système de valeurs qui se trouve modifié.

       Cela induit une modification du statut du personnage de roman. Est niée la possibilité de rendre compte de sa vie intérieure, de lui prêter une claire conscience de ses actes, de plonger, comme Proust dans À la Recherche du temps perdu (1906-1922), dans sa conscience du personnage, dans le fonctionnement de sa mémoire sensorielle et involontaire qui donne à sa vie son unité. À présent, le personnage de roman semble être agi plus qu’agir.

L'homme absurde 

Le vide de la conscience

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Placé devant les choses, devant les situations, Meursault n’adopte pas le comportement qui serait attendu par le lecteur. Par exemple, devant le télégramme qui annonce la mort de sa mère, aucun chagrin, aucun étonnement même, et l’événement finit même par être nié à la fin du chapitre II, le lendemain de l’enterrement : « somme toute, il n’y avait rien de changé. » Ainsi, ces deux premiers chapitres ne se sont élaborés qu’autour de deux aspects :

         Les sensations de Meursault, chaleur, sueur, étouffement, envie de fumer, fatigue, lassitude…, face au cadre et aux réalités climatiques : ce sont elles qui, en envahissant sa conscience, le rendent « étranger » aux autres et à lui-même, et donnent au lecteur cette impression de vide intérieur : « Tout cela, le soleil, l'odeur de cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis et celle de l'encens, la fatigue d'une nuit d'insomnie, me troublait le regard et les idées. »

           La multiplication de petites actions, qui paraissent dérisoires, l’observation de menus détails, comme face aux vieillards de l’hospice, aux passagers du bus, ou aux passants dans la rue : le personnage s’empare ainsi des « phénomènes » du réel, mais à aucun moment il ne les met en relation avec une interprétation ; il se contente de se laisser porter par le flux quotidien, reproduisant ainsi ce que sa mère avait mis en évidence : tout n’est qu’ « habitude ». Finalement, il ne s’agit que de d’occuper le vide, comme celui du dimanche : « Un peu plus tard, pour faire quelque chose, j’ai pris un vieux journal et je l’ai lu. »

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Face à ce personnage, le lecteur est donc désarçonné. Il n'y reconnaît pas les héros de romans auxquels il est accoutumé, qui désirent, qui espèrent, qui sont mus par des ambitions diverses... et dont l'écrivain analyse la psychologie pour lui donner sens.

L'impuissance du langage

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Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus cite une phrase du philosophe Heiddeger : « Le plus sûr des mutismes n’est pas de se taire, mais de parler. » Il reprend ainsi une conception de l’impuissance du langage, puisque celui qui parle ne serait pas entendu ; donc autant se taire, et c’est bien ce qui ressort des prises de parole – ou des silences, nombreux – de Meursault. Si, comme l’explique Nathalie Sarraute dans un article intitulé « De Dostoïevski à Kafka », l’"homo absurdus" est celui dont la conscience ne serait faite que « d’opinions convenues, reçues telles quelles du groupe » social auquel on appartient et qui masqueraient un « néant profond », le langage est par avance détruit, car il ne conduit à aucune réelle communication entre les êtres.

Ainsi, dans la première partie, Meursault, soit n’entend pas, donc ne répond pas, soit se borne à acquiescer, comme face au directeur de l’hospice ou à Raymond Sintès, soit se dérobe à tout engagement par le langage, par exemple face à la demande de mariage de Marie ou à la proposition de carrière de son patron, qui d’ailleurs constate qu’il « répondai[t] toujours à côté. » Souvent, Camus met en évidence cette incommunicabilité en ne rapportant pas les paroles de son personnage : « j’ai commencé à lui expliquer », écrit-il quand il se sent accusé par le directeur de l’hospice, mais nous ignorons ce qu’il a dit, alors qu’ensuite le récit rapporte longuement le discours direct du directeur. Il joue aussi sur les décalages. Par exemple,  à la phrase de Marie, « Je suis plus brune que vous », reprise directement, succède sans transition le discours indirect : « Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir ». La conclusion de leur échange, « Cela ne signifiait rien », semble faire écho à celle qui accompagne la réception du télégramme dans l’incipit : « Cela ne veut rien dire ».

Camus renvoie ainsi son lecteur à l’idée que le langage n’est qu’une illusion de l’homme, obligé de reconnaître que la transparence est impossible : il ne peut ni accéder à la vérité d’autrui, ni faire partager la sienne. Les témoignages apportés lors du procès en apportent un éloquent témoignage, que peut résumer l'exclamation de l'avocat, « Tout est vrai et rien n'est vrai ! » ou la protestation de Marie « que ce n'était pas cela, qu'il y avait autre chose, qu'on la forçait à dire le contraire de ce qu'elle pensait ». 

L'existence absurde 

Pour lire Le Mythe de Sisyphe

      Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. […]

        De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient  toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il est à un certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.

      Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté git quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. 

Relisons la description faite par Camus dans Le Mythe de Sisyphe, qui donne trois causes de "l'absurde", dont nous reconnaissons la présence dans le roman :

Titien, Sisyphe, 1548-1549. Huile sur toile, 237 x 216. Musée du Prado, Madrid

Titien, Sisyphe, 1548-1549. Huile sur toile, 237 x 216. Musée du Prado, Madrid

Une "vie machinale"

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La « vie machinale » dépeinte correspond exactement à celle que mène Meursault, et qu’il « suit aisément », puisque, quand son patron lui propose « un changement de vie », sa réponse marque l’acceptation de son quotidien : « on ne changeait jamais de vie, […] en tout cas toutes se valaient ». Contrairement à l’esthétique romanesque traditionnelle, Camus ne nous fait pas connaître le passé de Meursault, qui est d’ailleurs dépourvu de cette part d’intimité qu’est un prénom, et seule une phrase signale l’absence de relation avec sa mère avant qu’elle n’aille à l’hospice : elle se borne à le suivre des yeux en silence. Or, à aucun moment il ne se plaint de cette vie ou exprime un regret, aucun désespoir en lui, il cherche seulement à meubler le vide, d’un dimanche par exemple. En fait, Meursault a entériné l’absurde, et c’est ce qui explique qu’il n’ait aucune raison de jouer le jeu social : « En y réfléchissant bien, je n'étais pas malheureux. Quand j'étais étudiant, j'avais beaucoup d'ambitions de ce genre. Mais quand j'ai dû abandonner mes études, j'ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle. »

Comme il le dira à plusieurs reprises, « on s’habitue à tout », et, comme sa mère s’est habituée à l’hospice, Meursault s’habitue à sa vie de prisonnier en cellule, se contentant de vivre au jour le jour

Ainsi, avec les heures de sommeil, les souvenirs, la lecture de mon fait divers et l'alternance de la lumière et de l'ombre, le temps a passé. J'avais bien lu qu'on finissait par perdre la notion du temps en prison. Mais cela n'avait pas beaucoup de sens pour moi. Je n'avais pas compris à quel point les jours pouvaient être à la fois longs et courts. Longs à vivre sans doute, mais tellement distendus qu'ils finissaient par déborder les uns sur les autres. Ils y perdaient leur nom. Les mots hier ou demain étaient les seuls qui gardaient un sens pour moi.

La mort

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Le second point mis en valeur ouvre Le Mythe de Sisyphe : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » À quoi bon vivre, en effet, « pourquoi vivre » ou même « pour quoi », puisque, tôt ou tard, arrive la mort ? Or, le roman, s’ouvrant sur la mort et l’enterrement de sa mère, montre,  à travers ses réactions que Meursault a mesuré cette réalité. Ainsi, après l’enterrement, « ce sera une affaire classée » marque à quel point la mort est normalisée à ses yeux. Alors même que le verdict du procès lui impose la mort, il formule ce constat de l’absurde : « Du moment qu’on meurt, comment et quand, cela n’importe pas, c’était évident. »

Le monde hostile

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D’où vient cette affirmation de « l’hostilité du monde », que nous retrouvons, notamment au moment du meurtre ? Le récit la dépeint avec insistante : « je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me déversait. » En quoi est-ce que « la nature, un paysage peut nous nier », comme l’expriment de nombreux passages du roman où, précisément, sous l’effet notamment du soleil et de la chaleur écrasante, Meursault se sent exclu du monde, néantisé, par exemple lors de l’enterrement de sa mère : « Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant. » La nature, parce qu’elle préexiste à l'être humain depuis « des millénaires », et qu’elle perdurera après elle, lui impose sa présence, et ramène à ce « pour quoi » : quel sens donner à ce monde créé qui, finalement, exclut l’homme, alors même que, parfois, il se sent en parfaite harmonie avec lui, dans un « contentement » qui le met alors en accord avec lui-même ?

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Cependant, dans la première partie, la forme du récit décrit l’absurde, en apporte des preuves, mais sans que ne soit mentionné une prise de conscience de Meursault. Tout au plus, considère-t-il comme « intéressantes » les conversations qui rompent la monotonie de l’existence, ou « bizarre » une réaction observée, telle cette femme « aux gestes précis d’automate » qu’il suit : « elle suivait son chemin sans dévier et sans se retourner », comme si elle avait donné un sens à ce chemin alors que Meursault, lui, n’avait « rien à faire ».

De l'absurde à la révolte 

Revenons au Mythe de Sisyphe, à la fin duquel Camus rappelle la condamnation du héros antique par les dieux : remonter sans cesse au sommet d’une montagne un rocher qui, incessamment, retombe. Sisyphe redescend alors pour reprendre sa tâche.

À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse.

Je laisse Sisyphe au bas de, la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Or, nous retrouvons dans la seconde partie les étapes ici décrites

La conscience de l'absurde

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Le changement d’énonciation dans la deuxième partie permet à Camus de mettre en évidence la façon dont, comme  "étranger"» à l’instruction, puis à son procès, Meursault, amené à revivre son existence à travers le récit qu’en font les autres, prend peu à peu pleinement conscience de l’"absurde". Se pose alors la question : « comment continuer à vivre avec cette conscience ? », deuxième réflexion développée dans Le Mythe de Sisyphe.

C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience.de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

En prison, à aucun moment Meursault ne proteste contre l’injustice, uniquement, au début, contre le traitement subi, en constatant ce qui lui manque, les cigarettes, une femme… : « c’est justement pour ça qu’on vous met en prison […] On vous prive de la liberté », lui explique, en réponse, son gardien. Il s’agit donc de reconquérir cette liberté, ce que Meursault accomplit en se mettant à l’écoute de lui-même et en affirmant sa propre voix, enfin celle de sa conscience d’exister : « Mais en même temps et pour la première fois depuis des mois, j'ai entendu distinctement le son de ma voix. Je l'ai reconnue pour celle qui résonnait déjà depuis de longs jours à mes oreilles et j'ai compris que pendant tout ce temps j'avais parlé seul. » 

La révolte

 

Après cette première résolution de la « vie machinale », Meursault est ensuite, après le verdict, conduit à expérimenter la mort dans sa propre chair, dans toute l’horreur de la guillotine. D’où un questionnement qui occupe toute la première partie du dernier chapitre : « Je ne sais combien de fois je me suis demandé s'il y avait des exemples de condamnés à mort qui eussent échappé au mécanisme implacable ». Certain que, de toute façon, « la vie ne vaut pas la peine d’être vécue », Meursault entre alors dans l’ultime révolte : accepter l’absurde, en niant tout ce qui pourrait chercher à lui donner un sens, à commencer par la religion qui sacralise la vie en la remettant entre les mains de Dieu, comme l’attente d’une autre vie dans l’au-delà. Or, quand Sisyphe admet l’absurde et choisit lui-même de l’accepter, il n’est plus alors la victime des dieux, mais le maître de son destin : « Son rocher est sa chose ». L’entretien final entre Meursault et l’aumônier est donc un passage fondamental du roman, expression de la révolte dans son rejet de Dieu et dans son cri final, l’affirmation de sa vie – et de sa mort – comme lui appartenant en propre : 

Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. J'avais eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vécu de telle façon et j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et après ? C'était comme si j'avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien n'avait d'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même […].

L'unité retrouvée

 

« Il faut imaginer Sisyphe heureux. », conclut Camus, après avoir montré la réconciliation ultime du héros, non seulement avec son destin mais avec ce monde qui l’excluait. De la même façon, au fond de sa cellule, Meursault épouse le monde autour de lui dans une sérénité totale : « Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. » Il n’est plus "étranger" puisqu’il reconnaît le monde comme « fraternel » : « Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. » Les « cris de haine » ne sont plus alors un paradoxe : ils sont la preuve suprême de la liberté obtenue par la prise en charge pleine et entière de la mort qui clôt une vie

POUR CONCLURE

 

« Explication de L’Étranger », article de Sartre paru dans Les Cahiers du sud en février 1943, insiste sur le lien à établir entre le roman et Le Mythe de Sisyphe, dont il reprend plusieurs passages.

Pour lire l'article de Sartre

L’Étranger n’est pas un livre qui explique : l’homme absurde n’explique pas, il décrit ; ce n’est pas non plus un livre qui prouve. M. Camus propose seulement et ne s’inquiète pas de justifier ce qui est, par principe, injustifiable. Le Mythe de Sisyphe va nous apprendre sa façon dont il faut accueillir le roman de notre auteur. Nous y trouvons en effet la théorie du roman absurde. Bien que l’absurdité de la condition humaine en soit l’unique sujet, ce n’est pas un roman à thèse ; il n’émane pas d’une pensée « satisfaite » et qui tient à fournir ses pièces justificatives ; mais c’est, au contraire, le produit d’une pensée « limitée, mortelle et révoltée ». Il prouve par lui-même l’inutilité de la raison raisonnante : « ... Le choix que (les grands romanciers) ont fait d’écrire en images plutôt, qu’en raisonnements est révélateur d’une certaine pensée qui leur est commune, persuadée de l’inutilité de tout principe d’explication et convaincue du message enseignant de l’apparence sensible. »

Sartre, en reprenant les réactions du lecteur, l’invite, au-delà de sa propre interprétation, à être attentif à la façon dont Camus articule les deux parties du récit.

Il n’est pas un détail inutile, pas un qui ne soit repris par la suite et versé au débat ; et, le livre fermé, nous comprenons qu’il ne pouvait pas commencer autrement, qu’il ne pouvait pas avoir une autre fin : dans ce monde qu’on veut nous donner comme absurde et dont on a soigneusement extirpé la causalité, le plus petit incident a du poids ; il n’en est pas un qui ne contribue à conduire le héros vers le crime et vers l’exécution capitale. 

Sans avoir écrit un "roman à thèse", Camus illustre donc dans L’Étranger, sa conception philosophique, avant de la prolonger dans le "cycle de la révolte" avec, notamment, au théâtre, Les Justes, un roman, La Peste, et L’Homme révolté où il pose l’étape finale, l’engagement : « Je ne révolte, donc nous sommes ». Le troisième cycle envisagé, "L’amour", a été interrompu par la mort de l’écrivain.

Écriture

L'écriture de Camus 

Il serait impossible de faire porter l’étude sur « le style » de Camus, car, outre son théâtre et ses essais, ses récits n’adoptent pas « un style » uniforme. L’écriture de nouvelles du recueil Noces à Tipasa, par exemple, est très différente de celle de L’Étranger ou de La Peste. Et, dans une même œuvre, nous observons aussi des caractéristiques très diverses, qui conduisent à approfondir l'interprétation.

Une "écriture blanche"? 

La première impression du lecteur est celle d’une écriture extrêmement dépouillée, sans recherche particulière, ce que soulignent les formules « écriture blanche » ou « écriture neutre » employées par plusieurs critiques, tel Maurice Blanchot dans un article « « Le roman de L’Étranger », paru en 1943 dans Faux pas

[…] un livre d’où sont écartées toutes les explications psychologiques […] Tout ce qui s’y montre s’y laisse saisir sous la forme objective : nous tournons autour des événements, autour du héros central, comme si nous ne pouvions en prendre qu’une vue extérieure […].  Nulle analyse, nul commentaire sur les drames qui se forment et sur les passions qu’ils provoquent. […] Décrivons ce qu’ils font comme si ce qu’ils faisaient avait plus de valeur significative et même plus de pouvoir de suggestion que les plus riches évocations sentimentales.

Cette objectivité repose à la fois sur le vocabulaire adopté, sur la syntaxe et sur le choix des temps. 

Le vocabulaire

 

Comment ne pas être frappé d’emblée par la banalité lexicale, avec, par exemple, l’incessante répétition des même verbes tels « j’ai pensé », « j’ai cru », « j’ai compris », et, surtout quand il s’agit d'introduire les paroles, le plus souvent « dire », « parler », « demander » et « répondre » ? Même quand il s’agit de ce que ressent Meursault, le simple verbe « sentir » est omniprésent. À cela s’ajoutent des phrases récurrentes, « Ce n’était pas de ma faute », ou « Cela m’était égal », dont la répétition est d’ailleurs signalée : « je l’avais déjà dit ». Nous notons aussi que l’expression s’accompagne de modalisateurs, comme « sans doute » ou « peut-être » qui donnent le sentiment que même l’expression affirmée reste incertaine.

La syntaxe

 

Outre la multiplication des phrases non verbales, voire monosyllabiques telles les réponses, « Oui », « Non », c’est l’asyndète qui domine : les actions, les observations, les pensées comme les sensations sont ainsi juxtaposées, ce qui donne une impression d’incohérence, de phrases dissociées les unes des autres, comme pour renforcer la formule « par hasard » employée par Raymond Sintès pour expliquer l’implication de Meursault. C’est ce que dépeint le critique Henri Hell :

Simplement une relation d’une impassibilité quasi totale des faits et gestes. On ne peut pas dire que M. Camus – ou son héros – les décrive. Il se contente de les montrer. La narration est faite de l’addition continue d’un geste à un geste, d’une action à une action – tout comme ils s’ajoutent les uns aux autres dans la vie. M. Camus les enregistre dans un style impersonnel, assez proche des comptes rendus de faits divers dans les journaux […] » (Fontaine, n°23, juillet-septembre 1942)

Mais, même dans le cas de phrases coordonnées, le constat est également révélateur de cette volonté d’objectivité. Les connecteurs les plus nombreux renvoient à la seule succession temporelle, comme si la seule chose importante, dans le récit de Meursault, était de restituer le passage du temps dans toute l’exactitude de son déroulement : « à ce moment », « alors », « puis », « ensuite », « encore »…

Le choix des temps verbaux

 

Cette froideur de l’énonciation est renforcée par le choix des temps, qui joue sur la fiction autobiographique : au présent, censé correspondre au moment de l’écriture, répondent les temps du passé pour le récit des événements vécus. Or, en alternance avec l’imparfait attendu pour la description, l’emploi systématique du passé composé tranche avec l’usage des romanciers "classiques", le passé simple habituel dans le récit de faits ponctuels. Ainsi seuls deux passés simples interviennent lors du récit de l’enterrement, le premier pour le portrait de M. Pérez, à propos de ses oreilles, « la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa », le second pour la cérémonie religieuse : « L’ordonnateur nous donna nos places ». Notre attention est ainsi attirée : s’agit-il de souligner la solennité de ce moment face au détachement du personnage qui se borne à observer et à suivre le mouvement imposé ? Le passé composé, en effet, est le temps privilégié dans le discours oral, qui refuse alors le passé simple, réservé à l’écrit. Le lecteur a ainsi l’impression que le personnage lui parle directement, presque familièrement, sans souci d’élaborer son discours, ce qui en renforce l’objectivité.

La subjectivité masquée 

Mais n’est-ce pas une erreur de s’arrêter à cette sécheresse prétendue neutre ? Camus, en effet, a mis en œuvre des procédés qui révèlent la subjectivité de son personnage et qui soutiennent le sens de son roman.…

La phrase complexe

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La présence de tant de phrases courtes, juxtaposées, avec au mieux, un lien chronologique entre elles, invite à s’intéresser à d’autres choix. 

La conjonction d'opposition "mais"

Elle est récurrente dans les deux parties du récit : « Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais plus », « Il m’a invité à me rendre au réfectoire pour dîner. Mais je n’avais pas faim », ou encore « J’ai eu envie de fumer. Mais j’ai hésité […] », « Le public a ri. Mais le procureur s’est redressé encore […] » Cela contribue à créer une dissonance entre Meursault et ceux qui l’entourent, comme si, sous le regard des autres, il ne parvenait ni à se conformer à ce qu’ils attendent de lui, ni à échapper à son sentiment de culpabilité, toujours hésitant sur la façon d’interpréter le réel autour de lui. Tout se passe comme si à la fois le personnage, mais aussi la société qui l’observe – voire le juge – échappaient à toute logique, se trouvant sans cesse remis en cause, sans cesse contredits.

L'expression de la cause

Dans cet univers où tout paraît se produire « par hasard », l’expression de la cause, sous ses formes variées, est surprenante :

Dans les premiers jours où elle était à l'asile, elle pleurait souvent. Mais c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu pour cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche - sans compter l'effort pour aller à l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route. 

Ce passage donne l’impression que, dans un monde où finalement, l’existence s’inscrit dans le temps et où chacun se contente de suivre un chemin tout tracé, il est indispensable de trouver des explications, de donner un sens à ses actes, même les plus dérisoires : « Je me suis fait cuire des œufs et je les ai mangés à même le plat, sans pain parce que je n'en avais plus et que je ne voulais pas descendre pour en acheter. », « J'ai retourné ma chaise et je l'ai placée comme celle du marchand de tabac parce que j'ai trouvé que c'était plus commode. » En fait, le procès qui occupe la seconde partie n’est que la concrétisation du "procès" intérieur : pourquoi est-ce que j’ai fait cela ? pourquoi est-ce que je refuse cela ?... Or, si chaque acte peut être ainsi justifié, pourquoi ne serait-il pas juste alors de considérer que le meurtre de l’arabe, accompli « à cause du soleil », est, en fait, le résultat de cet enchaînement de causes qui forment une existence ? C’est cette acceptation que formule Meursault dans le dernier chapitre.

L'énumération

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Une autre rupture stylistique vient du recours à l’énumération, dans deux passages significatifs.

         Le premier, à la fin du récit de l’enterrement, pose une succession d’images :

Il y a eu encore l'église et les villageois sur les trottoirs, les géraniums rouges sur les tombes du cimetière, l'évanouissement de Pérez (on eût dit un pantin disloqué), la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de maman, la chair blanche des racines qui s'y mêlaient, encore du monde, des voix, le village, l'attente devant un café, l'incessant ronflement du moteur, et ma joie quand l'autobus est entré dans le nid de lumières d'Alger et que j'ai pensé que j'allais me coucher et dormir pendant douze heures. 

Ce mélange des lieux et des êtres, des couleurs et des sons, donne l’impression d’une sorte de kaléidoscope que revoit le narrateur, source d’un épuisement auquel il ne pourra échapper que par le sommeil.

     Nous retrouvons ce type d’énumérations à la fin de la première journée du procès, alors que l’audience est levée, et à nouveau avant que Meursault ne retrouve le sommeil dans sa cellule :

Le cri des vendeurs de journaux dans l'air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l'appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d'aveugle, que je connaissais bien avant d'entrer en prison. 

Alors même que le procès progresse vers la condamnation à mort, tout se passe comme si la vie revenait imposer sa présence. Mais l’expression « itinéraire d’aveugle » nous ramène à la notion d’absurde.

Les discours rapportés

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Le discours direct

Tout le roman, en raison du choix de la 1ère personne, se présente  comme un discours direct du narrateur, dans lequel sont rapportés d’autres discours directs, mais réduits à leur plus simple expression dans la bouche de Meursault, souvent à des banalités. Ainsi, dans le bus, il se contente de dire « ‘‘oui’’ pour n’avoir plus à parler ». Il reconnaît d’ailleurs lui-même ce « caractère taciturne et renfermé » devant son avocat, ce que justifie Céleste : « il a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien dire. » C’est ce qui explique que ces discours direct soient très peu modalisés, pratiquement sans ponctuation expressive, et parfois même ils sont introduits dans le récit entre guillemets, tels des citations.

En fait, les discours directs les plus longs sont réservés aux autres protagonistes, et Camus prend alors soin de restituer le langage propre à chacun, en précisant même l’’expression chère à Masson, « et je dirai plus ». À chacun il attribue le langage de sa profession comme pour le directeur de l’hospice, le juge d’instruction, l’avocat général ou l’aumônier, ou lié à son appartenance sociale, comme pour Raymond Sintès. Par une mise en abyme de l’énonciation, quand Sintès relate à Meursault sa dispute avec le frère de sa maîtresse, accusée de lui avoir « manqué », il lui prête le vocabulaire du petit peuple algérois, et sa syntaxe :

« Vous comprenez, monsieur Meursault, m'a-t-il dit, c'est pas que je suis méchant, mais je suis vif. L'autre, il m'a dit : "Descends du tram si tu es un homme." Je lui ai dit : "Allez, reste tranquille." Il m'a dit que je n'étais pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit : "Assez, ça vaut mieux, ou je vais te mûrir." Il m'a répondu : "De quoi ?" Alors je lui en ai donné un. Il est tombé. Moi, j'allais le relever. Mais il m'a donné des coups de pied de par terre. Alors je lui ai donné un coup de genou et deux taquets. Il avait la figure en sang. Je lui ai demandé s'il avait son compte. Il m'a dit : "Oui". »

Le discours direct s’efface progressivement au cours de la deuxième partie. Il est d'abord remplacé par le discours narrativisé, par exemple pour résumer les interrogatoires durant la longue instruction. Ensuite, lors du procès, la présence et le rôle de Meursault continuent à s'effacer, alors même que le plus long discours est pris en charge par l’avocat général, son accusateur, et que son avocat dit "je" à sa place :  « Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et,  en un certain sens, se substituer à moi. »

Le discours indirect

         Dans la première partie, le discours indirect correspond aux réponses de Meursault, rythmant les conversations qu’il peut avoir, par exemple face à Sintès ou face à son patron. Or, dans pratiquement tous les cas, ce discours indirect lui permet, soit une dérobade, soit une justification, traduisant ainsi son embarras quand il faut se déterminer face aux autres.

D'ailleurs, avant de me le demander, il voulait savoir ce que je pensais de cette histoire. J'ai répondu que je n'en pensais rien mais que c'était intéressant. Il m'a demandé si je pensais qu'il y avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu'il y avait de la tromperie, si je trouvais qu'on devait la punir et ce que je ferais à sa place, je lui ai dit qu'on ne pouvait jamais savoir, mais je comprenais qu'il veuille la punir.

        Dans la seconde partie, le discours indirect intervient tout particulièrement lors des différents témoignages, ce qui permet, en mettant en évidence le regard propre à chacun, de composer un portrait composite de Mersault, qui, lui-même, reste silencieux.

Le mélange des formes de discours rapporté

Mais le plus frappant est la façon dont Camus glisse sans cesse d’une forme à l’autre, entremêlant les paroles directes au discours indirect, lui-même glissant vers un discours indirect libre. Nous le constatons lors des "récits de vie", par exemple, du concierge de l’hospice ou, plus longuement, du vieux Salamano à la fin du chapitre V. Nous avons alors l’impression que ces voix se confondent avec celle de Meursault-narrateur.

Camus va encore plus loin, jusqu’à donner l’impression d’une parole impossible. Ainsi, lors de la visite de Marie au parloir, Camus se souvient-il de la célèbre scène des "comices agricoles", dans Madame Bovary, où Flaubert entrecroise le dialogue sentimental entre Rodolphe et Emma aux discours officiels et aux conversations des assistants ? Lui aussi mêle l’échange, direct et indirect, entre Meursault et Marie aux bribes de discours entre les autres prisonniers et leurs visiteurs. Or, la lettre de Marie au début du chapitre, a annoncé, dans une prolepse, que cette visite serait la dernière. La description qui suit, avec la confusion des discours, semble ainsi mettre en forme la communication devenue impossible, qui réduit, de ce fait, Meursault au seul dialogue avec lui-même : « j’ai compris que pendant tout ce temps j’avais parlé seul. »

Enfin, ces glissements s’observent aussi dans les réponses de Meursault, par exemple à son avocat :

Il m'a demandé si j'avais eu de la peine ce jour-là. Cette question m'a beaucoup étonné et il me semblait que j'aurais été très gêné si j'avais eu à la poser. J'ai répondu cependant que j'avais un peu perdu l'habitude de m'interroger et qu'il m'était difficile de le renseigner. Sans doute, j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient. Ici, l'avocat m'a coupé et a paru très agité.

Nous identifions ici le discours indirect (en rouge) par le verbe qui l’introduit, et le dernier verbe de l’extrait « m’a coupé » indique que ce qui précède est encore un discours rapporté ; mais sa forme, indirecte libre (en bleu), fait que cette parole se confond avec une réflexion, plus révélatrice de la personnalité de Meursault. Ce glissement prend toute sa force lors de la dispute entre lui et l’aumônier, avec un long passage de discours indirect libre, fortement modalisé, avec les interpellations et la syntaxe insistante. C’est alors sa « vérité » que Meursault affirme, mais une vérité qui, par la forme adoptée, prend une valeur générale : l’affirmation de l’absurde, assumé.

Les tonalités 

Ces analyses, qui révèlent la façon dont Camus, sous une apparence d’objectivité, masque en réalité une vision de l’homme et de l’existence, sont confirmées par l’observation des tonalités, mises en valeur par endroits.

La satire

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Dans la première partie

Meursault jette souvent un regard ironique sur ceux qui l’entourent. Parfois, une simple comparaison suffit à la caricature, par exemple lors de la veillée funèbre, « On aurait dit d’un jacassement assourdi de perruches », et il insiste sur des détails fortement péjoratifs, comme dans le portrait de M. Pérez, « pantin disloqué » quand il s’évanouit, ou dans celui des pensionnaires de l’hospice : « quelques-uns d’entre les vieillards suçaient l’intérieur de leurs joues et laissaient échapper ces clappements bizarres. » Cette ironie le met en marge du comportement social attendu, le respect pour la mort et pour les vieillards.

Toutes les observations de Meursault révèlent donc une lucidité, qui, d’une certaine façon, contribue à le divertir, comme lorsque, de sa fenêtre, il observe les passants :

[...] deux petits garçons en costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu empêtrés dans leurs vêtements raides, et une petite fille avec un gros nœud rose et des souliers noirs vernis. Derrière eux, une mère énorme, en robe de soie marron, et le père, un petit homme assez frêle que je connais de vue. Il avait un canotier, un nœud papillon et une canne à la main. En le voyant avec sa femme, j'ai compris pourquoi dans le quartier on disait de lui qu'il était distingué.

Le lexique souligne le ridicule de ces enfants, endimanchés conformément aux convenances du dimanche, mais, au-delà, l’opposition cocasse entre la « mère énorme » et le père « petit homme assez frêle », forme une véritable caricature. Mais, la dernière phrase, avec la formule « dans le quartier on disait », donne sens à cette ironie : la lucidité de Meursault le met d’emblée en marge des convenances, qui exigent que le dimanche on sorte en famille, chacun avec ses plus beaux vêtements.

Cette ironie peut même toucher à une sorte de cruauté, comme dans la comparaison qui animalise Salamano tandis que le chien, lui, se trouve humanisé : « À force de vivre avec le chien, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son patron une sorte d’allure voûtée, le museau en avant et le cou tendu. » Or, c’est cette dissonance qui émeut Meursault lorsque Salamano se confie à lui, comme s’il se reconnaissait dans la solitude qu’il lui confie alors. N’aurait-il pas pu prononcer lui-même ce constat : « Il voulait dormir. Sa vie avait changé maintenant et il ne savait pas trop ce qu’il allait faire. » ?

Dans la seconde partie

En raison à la fois de la position de Meursault, accusé, et du statut social de ceux qui le jugent, la satire y devient parfois féroce. Déjà, une comparaison initiale, « tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. », transforme le procès en un moment de réjouissances, alors même qu’est en question la vie d’un homme. L’ironie dénonce alors l’absurde, tels les gestes du procureur et de l’avocat, rendus ridicules par leur ampleur : la solennité du premier qui « s’est drapé dans sa robe » contraste avec l’indignation du second qui lève « les bras, de sorte que ses manches en retombant ont découvert les plis d’une chemise amidonnée. » Tous deux ressemblent, avec leur costume, à des acteurs jouant leur rôle convenu dans une pièce de théâtre, d’où la question qui interrompt le récit : « Étaient-elles si différentes, d'ailleurs, ces plaidoiries ? L'avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur tendait ses mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. » Autant d’éléments qui montrent bien qu’il serait erroné de voir en Meursault un personnage dépourvu de conscience… N’est-ce pas, au contraire, sa douloureuse conscience – ou prescience – de la « comédie sociale » qui guide son existence ?

Le lyrisme

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La personnalité de Meursault limite forcément les élans lyriques, tels ceux du recueil Noces. Cependant, nous reconnaissons dans L’Étranger, les deux caractéristiques, contradictoires, du lyrisme propre à Camus :

  • d’un côté, la beauté de la nature méditerranéenne, le ciel dans toutes ses variations, et la mer, où l’humain fusionne avec les éléments ; de ce côté, les bains avec Marie, dans une parfaite harmonie : « J’avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. »

  • de l’autre, la puissance écrasante d’un univers hostile, soleil fulgurant et chaleur accablante qui dessèche à la fois la terre et l’homme. Ainsi, « chaque épée de lumière jaillie du sable », provoque l’éblouissement « dans l’air enflammé », au point de conduire au crime quand « la lumière a giclé sur l’acier » du couteau.

Les images alors multipliées, prises en charge par toutes les sensations du personnage, créent cette atmosphère lyrique, hors du temps quotidien, de la vie sociale.

De la même façon, alors même que Meursault est enfermé dans sa cellule, il renouvelle ce lyrisme : « À imaginer le bruit des premières vagues sous la plante de mes pieds, l'entrée du corps dans l'eau et la délivrance que j'y trouvais, je sentais tout d'un coup combien les murs de ma prison étaient rapprochés. » Il le retrouve par instants, comme quand on le reconduit en prison, dans « l’odeur et la couleur d’un soir d’été », puis seul reste le ciel, humanisé : « On m'a changé de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journées se passent à regarder sur son visage le déclin des couleurs qui conduit le jour à la nuit. » Il peut alors accéder à cette fusion avec l’univers, que traduit l’expression lyrique de la dernière page : « La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée ».

La distanciation

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L'expression enfantine

Dès le premier mot du roman, le lecteur peut être surpris, car « maman » correspond à un langage d’enfant et non pas à la norme de communication entre adultes, où l’on attendrait « ma mère ». C’est encore plus surprenant quand, dans des discours rapportés indirects, le narrateur choisit ce terme, en toute invraisemblance, comme pour Salamano : « Il a émis la supposition que je devais être bien malheureux depuis que maman était morte ». De très nombreuses expressions renforcent ce sentiment d’entendre des paroles d’enfant, à commencer par « ce n’était pas de ma faute », comme pour éviter d’être grondé, ou, inversement, « j’ai bien travaillé », quand l’enfant est fier de lui. Il parle d’ailleurs, quand il est en prison, à propos des femmes ou des cigarettes qui lui manquent, de « punition ». Enfin, même dans le domaine affectif, le langage reste enfantin : « je le trouvais très gentil avec moi », dit-il pour Raymond Sintès, mais le procureur, lui, est « méchant », et le juge d’instruction lui « faisait un peu peur ». Tout se passe comme si Camus avait voulu conserver à son personnage sa naïveté d’enfant, donc accentuer ainsi son innocence face au crime pour lequel il est jugé, dans une sorte d’inconscience d’ailleurs, puisqu’il n’arrive pas à se considérer comme criminel. Plus il paraîtra innocent, plus la critique incombera à une société qui a érigé des usages, des normes et des convenances. Mais nous retrouvons ici l’absurde, car ne s’agit-il pas de donner ainsi un sens à la vie commune ? Un sens qui échappe à un enfant...

Une forme d'humour ?

Une autre forme de distanciation intervient quand le narrateur s’observe, jusqu’à sourire de lui-même : « je l’ai embrassé, mais mal », raconte-t-il quand il évoque sa soirée au cinéma avec Marie. Comment ne pas sourire aussi devant son comportement – et le soulagement exprimé pour avoir évité ce geste – lors de sa première rencontre avec le juge d’instruction : « En sortant, j'allais même lui tendre la main, mais je me suis souvenu à temps que j'avais tué un homme. » ? De même, dans son commentaire au début du procès, la justification posée donne l’impression qu’il s’en amuse : « On m'a encore fait décliner mon identité et malgré mon agacement, j'ai pensé qu'au fond c'était assez naturel, parce qu'il serait trop grave de juger un homme pour un autre. » Humour tragique quand on pense qu’il sera lui-même jugé plus pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement que pour avoir tué un Arabe, qui, d’ailleurs, n’apparaît à aucun moment lors du procès. Lorsque se présente à la barre Céleste, « qui était cité par la défense », la précision qui suit, « La défense, c’était moi », est pour le moins inattendue et fait à nouveau sourire.

Mais cela s’accentue encore dans le dernier chapitre, alors même que le verdict est tombé. Alors que l’attend la guillotine, son regret, « Je me reprochais alors de n'avoir pas prêté assez d'attention aux récits d'exécution. On devrait toujours s'intéresser à ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. », relève de l’humour noir, tout comme sa façon d’envisager l’évasion : « Naturellement, l'espoir, c'était d'être abattu au coin d'une rue, en pleine course, et d'une balle à la volée. Mais, tout bien considéré, rien ne me permettait ce luxe, tout me l'interdisait […] » Le lecteur est frappé de cette noirceur, de ce détachement dans la manière d’imaginer le fonctionnement de la guillotine, ou bien le succès ou l’échec du « pourvoi » : « Je crois que j'ai tiré le meilleur parti de cette idée. Je calculais mes effets et j'obtenais de mes réflexions le meilleur rendement. » Ne s’agit-il pas de mourir ? Comment se réjouir, dans une situation tragique, face à ses « réflexions » ? C’est à nouveau l’absurde que Camus met en évidence ainsi, tout le tragique de l’absurde, mais accepté car, après tout, « Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas, c'était évident. »

POUR CONCLURE

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Dans l’ensemble du roman, Camus se refuse à nous offrir un récit qui, comme dans les romans classiques, ordonne et explique. Tout au plus, nous permet-il, en comparant la seconde partie qui reconstitue les faits initialement présentés dans la première partie, de nous interroger sur la vérité d’un homme et le sens d’un vie.

En fait, cette écriture "neutre" est peut-être une « tromperie », pour reprendre le terme de Raymond Sintès, une façon de nier l’importance de la vie affective, de revenir à l’état d’enfant – sans questions et encore éloigné du jeu social –, d’effacer donc la pesanteur du réel. Ainsi, il suffit de ressentir les sensations agréables, d’en profiter car « c’était bon » et, quand ce réel devient gênant, de le neutraliser par un regard lucide, qui se moque et des autres, mais aussi et de soi-même.

Explications

Explications : 1ère partie, chap. I (incipit), chap. V (la demande en mariage), chap. VI (le crime) - 2nde partie : chap. II (en cellule), chap. V (lecture d'ensemble) 

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