PARCOURS : Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, 1841
Présentation du parcours
L’étude de Mémoires de deux jeunes mariées s’insère dans le parcours associé dont l’enjeu « Raison et sentiments » permet à la fois d’introduire et de prolonger le roman de Balzac.
Après une introduction pour poser la biographie du romancier, le contexte politique, social et culturel de l’écriture, et la présentation du roman, avec la problématique retenue, l’observation de sa structure conduit à cinq explications d’extraits. Accompagnées de documents complémentaires dans le roman qui leur font écho, elles permettent de revoir des notions stylistiques essentielles : l’énonciation, la focalisation et la modalisation. Elles s’entrecroisent avec deux études d’ensemble, l’une sur les deux héroïnes, l’autre sur l’objectif critique du roman. Une conclusion propose une synthèse et une réponse à la problématique, tandis qu’un travail d’écriture amène à une appropriation personnelle du genre épistolaire.
Introduction
Pour se reporter à la biographie de Balzac
Biographie de Balzac
Il s’agit de dégager les données principales de la vie de Balzac, notamment sa formation qui va soutenir ses choix littéraires et la construction même de "La Comédie humaine", dont on fera observer les objectifs et le plan d’ensemble.
Contextualisation
Pour aider la lecture du roman, il est important de rappeler le contexte politique – l’époque de la Restauration et, en raison de l’origine espagnole du premier époux de Louise, les liens entre la France et l’Espagne – et de réactiver les connaissances sur la société du XIXème siècle, en mettant l’accent sur les occupations de la noblesse privilégiée et la place prise par l’argent. Le parcours associé a, lui, déjà permis de comprendre le contexte culturel au moment de l’écriture.
Pour découvrir le contexte
Recherche : les mémoires
Avant de réfléchir aux implications du titre, il est utile de proposer une rapide recherche sur le genre littéraire des "mémoires".
Pour découvrir ce genre littéraire
Lecture cursive : Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, lettre VI, deux extraits
Pour lire les extraits
La cour des Lions. Illustration, in Dictionnaire Populaire Illustré de Décembre-Alonnier, vers 1880
Les deux extraits proposés à la lecture permettent, en découvrant le contexte historique du point de vue espagnol, de comprendre la personnalité du baron de Macumer, qui lui a permis de séduire et d’épouser la jeune Louise.
Le contexte historique
La lettre rappelle l’histoire ancienne de l’Espagne, le XVème siècle, époque où les tribus maures, dont les Abencerrages auxquels se rattache la famille des Hénarez, dominaient en Andalousie, avant d’être décimées dans la « cour des Lions » au cœur du palais de l’Alhambra de Grenade : « Si le massacre de nos ancêtres dans la cour des Lions nous a faits malgré nous Espagnols et chrétiens, il nous a légué la prudence des Arabes ; et peut-être ai-je dû mon salut au sang d’Abencerrage qui coule encore dans mes veines. »
Il passe ensuite à l’époque contemporaine, celle de la Restauration en France qui soutient le rétablissement de la monarchie absolue en Espagne contre le parti libéral, révolutionnaire. Elle fait intervenir l’armée, conduite par le duc d’Angoulême, qui, aux côtés de la garde royale, remporte, à Cadix, la bataille du Trocadéro, victoire sur les libéraux révolutionnaires et rend le pouvoir au roi Ferdinand VII, un temps exilé. Celui-ci, aussitôt rétabli sur le trône, poursuit ses adversaires, ce qui contraint Hénarez, dont la noblesse se reconnaît par son titre de duc de Soria, à fuir en Sardaigne, ancien territoire maure, mais qui appartient alors au duché de Savoie : « Lorsque Ferdinand recommandait aux Français de s’assurer de ma personne, j’étais dans ma baronnie de Macumer, au milieu de bandits qui défient toutes les lois et toutes les vengeances. La dernière maison hispano-maure de Grenade a retrouvé les déserts d’Afrique, et jusqu’au cheval sarrasin, dans un domaine qui lui vient des Sarrasins. »
C’est cette histoire qui explique la triple appellation du héros, par sa famille noble, Don Felipe Hénarez, par son titre espagnol, duc de Soria, et par sa possession d’un domaine en Sardaigne, baron de Macumer. Ainsi Louise de Chaulieu devient, par son mariage, baronne de Macumer.
La personnalité du héros
Dans cette lettre à son frère, il se pose clairement en « chef » de famille, car, s’il souhaite le rassurer sur son sort, il lui impose aussi ses volontés : « Comme ton frère et ton ami, je te supplie d’obéir ; comme votre maître, je vous le commande. »
L’orgueil des origines
Dans un premier temps, nous mesurons tout son orgueil, souvent posé comme un stéréotype de la noblesse espagnole, quand il souligne son rôle dans la lutte contre le roi. Mais, au-delà de cette affirmation de noblesse, il proclame aussi son appartenance au « sang d’Abencerrage qui coule encore dans [s]s veines », se rattachant ainsi aux Maures : « La dernière maison hispano-maure de Grenade a retrouvé les déserts d’Afrique, et jusqu’au cheval sarrasin, dans un domaine qui lui vient des Sarrasins. » C’est aussi ce qui explique son mépris pour le roi Ferdinand,: « ce fils d’une race encore inconnue au jour où les Abencerrages arrivaient en vainqueurs aux bords de la Loire. » Comment ne pas se souvenir ici de la nouvelle de Chateaubriand, paru en 1826, Les Aventures du dernier Abencerage, histoire d’un amour passionné, mais impossible, dont le héros fait preuve d’une grandeur héroïque ? Louise de Chaulieu, nourrie de romans, sera tout naturellement amenée à voir en Don Felipe l’image d’un tel héros, dont elle exalte, dans ses lettres, le comportement sublime de force et de courage.
Un double renoncement
Sa première exigence est que son frère puisse recevoir du roi les privilèges qui revenaient à l’aîné : « vous lui demanderez mes grandesses et mes biens, ma charge et mes titres ». Il renonce donc à son titre espagnol de « duc de Soria », ainsi transmis à son frère. Mais, parallèlement, il renonce à la femme qui lui était destiné, Maria Hérédia, conscient de l’amour entre elle et son frère : « Vous épouserez Marie : j’avais surpris le secret de votre mutuel amour combattu. » De ce fait, il règle aussi la question financière, cédant la moitié de ses revenus à son frère, mais conservant « les diamants » hérités de leur mère.
Cette lettre apprend donc au lecteur qui est réellement celui que Louise ne connaît alors que comme l’humble précepteur chargé de lui enseigner l’espagnol.
Tony Johannot, Felipe et Louise. Illustration de Mémoires de deux jeunes mariées, 1842
Présentation du roman
Pour se reporter à la présentation
Comme fréquemment au XIXème siècle, on signalera la parution dans la presse, et ses conséquences, de même que la parution en volume en deux éditions successives. Puis, on s’interrogera sur la pertinence du titre, après avoir réactivé la recherche sur le genre des « mémoires », et en résument le parcours des deux héroïnes qui dépasse largement l’appellation de « jeunes mariées ». Cette première approche se termine par la lecture de la dédicace de Balzac à son amie George Sand, notamment pour mettre en évidence le principe fondateur de l’œuvre.
Lecture cursive : Dédicace à George Sand
Pour se reporter à la lecture de la dédicace
Les deux premières lettres du roman sont adressées par « Louise de Chaulieu » à « Mademoiselle Renée de Maucombe », en septembre d’abord pour raconter son installation chez ses parents à Paris, puis en novembre pour évoquer sa nouvelle vie et les relations avec sa famille. Cette troisième lettre, datée de décembre, s’ouvre sur les préparatifs d’une première soirée mondaine : « Ma chérie, me voici prête à entrer dans le monde ». D’où un jugement sur cette nouvelle « Louise », « J’ai fait comme les duellistes avant le combat : je me suis exercée à huis-clos. J’ai voulu me voir sous les armes, je me suis de très bonne grâce trouvé un petit air vainqueur et triomphant auquel il faudra se rendre », qui conduit à un long autoportrait qui met en évidence ses attraits.
L’extrait qui conclut ce portrait est l’occasion de mieux découvrir les états d’âme de Louise, qui essaie de mettre au clair des sentiments encore confus. Comment l’écriture de la lettre permet-elle à Balzac de mettre en place la personnalité de son héroïne ?
Héloïse Leloir, Toilettes de bal,1869. Gouache, aquarelle et encres. Musée de la mode, Paris
1ère partie : Une personnalité qui s'affirme (des lignes 1 à 12)
Le combat de la vie
Rappelons l’approche scientifique qui a fondé l’œuvre de Balzac, « une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité », et son intérêt, notamment à partir des théories autour de l’évolution de Buffon, Lamarck, Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire. Si l’on admet que les espèces se développent selon une sélection naturelle, celle-ci favorise celles qui s’adaptent le mieux à leur milieu : il est alors naturel de concevoir la vie comme un combat à livrer. C’est ce qui explique, au début de la lettre de Louise qui se prépare pour aller au bal, la comparaison aux « duellistes avant le combat », image reprise ici, après son long portrait : « Je suis donc armée de toutes pièces ». Or, pour une jeune fille au XIXème siècle, ce combat ne peut être que réussir à séduire, afin de conclure une beau mariage, et l’héroïne affirme avec force sa certitude de remporter la victoire par une autre métaphore : elle se sent capable de « parcourir le clavier de la coquetterie depuis les notes les plus graves jusqu’au jeu le plus flûté. » D’où sa conclusion sur ses nombreuses qualités, hyperbolique : « C’est un immense avantage que de ne pas être uniforme. »
L'héritage familial
Cette même approche scientifique explique que, comme pour le pedigree d’un animal, il est important, pour connaître une personne, de mesurer ce qu’elle doit à ses origines. Ainsi, Louise cherche à se définir par rapport à sa famille.
La première comparaison affirme sa différence avec sa mère, malgré l’adverbe temporel « encore » qui sous-entend qu’elle pourrait finir par lui ressembler en vieillissant : « « Je suis tout autre encore que ma mère ». C’est, en effet, sa propre jeunesse que la double négation fait ressortir par le contraste des adjectifs, souligné : « Ma mère n’est ni folâtre, ni virginale ; elle est exclusivement digne, imposante ». La seule ressemblance admise est physique, mais dérisoire, les mains, les pieds : « Aussi n’y a-t-il pas de rivalité possible entre nous, à moins que nous ne nous disputions sur le plus ou le moins de perfection de nos extrémités qui sont semblables. » Mais cette comparaison la conduit à un jugement sévère sur la dignité maternelle : « elle ne peut sortir de là que pour devenir léonine ». Si cet adjectif renvoie à la toute-puissance attribuée au lion, roi des animaux, l’image se retourne pour laisser apparaître une fragilité, à laquelle, par le parallélisme syntaxique, l’héroïne oppose sa propre force, fièrement proclamée, l'exercice de son pouvoir sur les hommes : « quand elle blesse, elle guérit difficilement ; moi, je saurai blesser et guérir. »
Si la comparaison avec sa mère mettait l’accent sur leurs caractères différents, ce sont ensuite les ressemblances physiques avec son père qu’elle met en avant par les deux adjectifs, même s’ils peuvent aussi s’appliquer à des qualités de l’esprit : « Je tiens de mon père, il est fin et délié. » Enfin, par rapport à sa grand-mère – déjà évoquée de façon élogieuse dans sa première lettre : « cette noble femme, qui sera l’une des grandes figures féminines du dix-huitième siècle » –, ce sont à nouveau les qualités féminines destinées à séduire qui sont mises en valeur : « J’ai les manières de ma grand’mère et son charmant ton de voix, une voix de tête quand elle est forcée, une mélodieuse voix de poitrine dans le médium du tête-à-tête. » Cette remarque musicale sur le rôle de la voix rejoint d’ailleurs l’image précédente du « clavier ».
2ème partie : Des sentiments contrastés (des lignes 12 à 20)
La lettre permet ensuite à l’héroïne d’exprimer ce qu’elle ressent, comme elle le ferait dans un journal intime, avec un avantage, sa complicité avec la destinatrice, nommée avec tendresse « mon ange », avec laquelle elle a partagé ses années de couvent et qui elle aussi découvre la vie sociale. Ce retour sur elle-même conduit à deux sentiments contrastés.
L'exaltation
Elle vit ses premiers temps à Paris comme une véritable naissance après des années hors du monde : « Il me semble que c’est seulement aujourd’hui que j’ai quitté le couvent. Je n’existe pas encore pour le monde, je lui suis inconnue. » L’exclamation, « Quel délicieux moment ! », traduit tout l’enthousiasme de la jeune fille, prête à la découverte. Mais l’explication qui suit introduit une autre raison à sa joie : « Je m’appartiens encore, comme une fleur qui n’a pas été vue et qui vient d’éclore. » La comparaison, banale pour une jeune fille, pose aussi une autre image de la société, qui ressemble à une scène où les regards d’autrui jouent un rôle essentiel, supprimant une part de cette liberté individuelle, de toute évidence une valeur chère à l’héroïne.
Nostalgie et peur
La préparation vestimentaire pour cette soirée d’entrée dans le monde s’oppose ainsi au temps du couvent, à « l’ingénue défroque de la pensionnaire ». Cette image qui la compare à un prêtre renonçant à la religion illustre l’entrée dans une vie sociale, qui provoque un trouble difficile à définir : « j’ai eu je ne sais quoi dans le cœur. » Ce bouleversement est marquée par un chiasme, « regrets du passé, inquiétudes sur l’avenir, craintes du monde, adieux à nos pâles marguerites innocemment cueillies, effeuillées insouciamment », au centre duquel ressort la peur de l’inconnu, « inquiétudes » et « craintes », encadrée par la nostalgie, « regrets » et « adieux ».
Le romanesque
La fin du paragraphe introduit une nouvelle image, soutenue par un second chiasme : « nos pâles marguerites innocemment cueillies, effeuillées insouciamment ». Elle rappelle ainsi à son amies leurs rêveries de jeunes filles, ce jeu qui, en ôtant un à un les pétales d’une marguerite, est censé refléter l’amour éprouvé par l’être dont on rêve. Mais elle va plus loin encore en reconnaissant son agitation intérieure : « il y avait de tout cela ; mais il y avait aussi de ces idées fantasques que je renvoie dans les profondeurs de mon âme, où je n’ose descendre et d’où elles viennent. » À quels sentiments renvoient ces « idées fantasques » ? Nous y retrouvons les élans romantiques, la volonté de privilégier les libres élans de « l’âme », mais aussi une sorte de peur devant l’avenir présenté ainsi comme imprévisible.
Jean-Baptiste Greuze, La Simplicité, 1759. Huile sur toile, 71,1 x 59,7 Kimbell Art Museum, USA
3ème partie : Une jeune fille frivole ? (de la ligne 21 à la fin)
La toilette
En écho au titre du roman, l’exclamation qui ouvre le paragraphe accentue toute la coquetterie de la jeune fille, en nous rappelant que son avenir est bien le mariage : « Ma Renée, j’ai un trousseau de mariée ! » Elle ne résiste pas au plaisir de décrire à son amie sa toilette de bal, à la mode qui convint pour une jeune fille, et le redoublement insiste sur son excitation joyeuse : « Demain, oui, demain soir, je suis présentée. Ma toilette est une robe de mousseline blanche. J’ai pour coiffure une guirlande de roses blanches à la grecque. » La longue énumération qui suit met en évidence la richesse des privilégiés, et l’importance du luxe matériel, en nous faisant percevoir toute la joie de l’héroïne. Tous les objets renvoient au culte de l’apparence, habillement, le « nécessaire » pour la toilette ou la « cassolette » pour les parfums, cependant l’association au « livre de prières » y mêle l’importance du maintien de la morale, soutenue par la religion. À cela s’ajoutent l’apprentissage indispensable socialement qu’elle n’avait pu recevoir au couvent : « il m’a promis de me faire apprendre à monter à cheval. Enfin, je sais danser ! »
École Française du XIX° siècle, L’Élégante
Le jeu social
En même temps, cette frivolité n’empêche pas la jeune fille de savoir déjà entrer dans le jeu des apparences, en masquant ses sentiments réels. En annonçant à sa correspondance, « Je prendrai mon air de madone : je veux être bien niaise et avoir les femmes pour moi. », elle montre qu’elle a parfaitement compris l’importance dans le monde de savoir porter un masque, comme sur une scène de théâtre. La jeune fille doit feindre la vertu, voire paraître « niaise », pour préserver sa réputation mais surtout pour éviter les rivalités jalouses. Mais cela oblige à une dissimulation continue, même au sein de la famille où il s’agit de se concilier les faveurs de tous en jouant les ingénues : « Ma mère est à mille lieues de ce que je t’écris, elle me croit incapable de réflexion. Si elle lisait ma lettre, elle serait stupide d’étonnement. »
CONCLUSION
Malgré la mention de la destinatrice, l’amie du couvent à qui l’héroïne prend plaisir à évoquer sa nouvelle vie parisienne, cette lettre ressemble beaucoup à un journal intime, par les réflexions formulées par l’héroïne dans son autoportrait. Mais, au-delà du portrait qui met en place les caractéristiques de son personnage, Balzac retrace les mœurs de son temps à travers l’image de son parcours vers le mariage, présenté comme incontournable pour toute jeune fille appartenant à la noblesse privilégiée. Image sévère, car, de l’ingénue à la femme du monde, ressortent à la fois le matérialisme frivole et l’hypocrisie sociale. Il s’agit donc bien là d’une "comédie humaine" dans laquelle Balzac fait entrer sa jeune héroïne, nourrie des rêves et des aspirations à un amour idéal propres au romantisme.
Lectures cursives : Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, lettres III et IV
Pour lire les deux extraits
1er extrait : lettre III
Ce premier extrait est le début de la troisième lettre adressée par Louise de Chaulieu à Renée de Maucombe, dans lequel elle raconte à son amie d’enfance les changements vécus dans sa nouvelle vie parisienne, qu’elle présente comme un combat, se sentant « sous les armes ». Ces changements se résument en une phrase : « Voici, Renée, le portrait de ta sœur autrefois déguisée en carmélite et ressuscitée en fille légère et mondaine. »
Ce portrait commence par une liste de reproches, mais contrebalancés au fur et à mesure par des éloges qui mettent tous en valeur sa finesse, son teints, ses traits, jusqu’à se comparer à « un dessin grec », et à s’exalter plaisamment comme si elle se contemplait de l’extérieur : « Et puis, ma chère, tout est en harmonie : on a une démarche, on a une voix ! »
Mais, derrière ce portrait mélioratif, nous reconnaissons ce qui reste l’objectif pour toute jeune fille, séduire un homme par sa beauté pour se marier : « Ma chère biche, si ce n’est pas à faire prendre une fille sans dot, je ne m’y connais pas. »
Pierre Auguste Renoir, Danse à la ville, 1883. Huile sur toile, 180 x 90 Musée d’Orsay, Paris
2ème extrait : lettre IV
Après la lettre III où Louise relate les préparatifs de son entrée dans le monde, la lettre suivante décrit cette brillante soirée de bal. Elle y exprime une réelle déception, déjà parce qu’elle s’est vue en partie supplantée par les « honneurs » rendus à sa mère, puis par les toilettes des femmes qui effacent la sienne dont elle était si fière : elle « était à peine remarquable ». Pire encore, ses cavaliers sont qualifiés d’« imbéciles » à cause de leurs conversations convenues et banales et ce constat la conduit à un jugement sévère sur les hommes, bien éloignés de ses rêves : « Les hommes, à de rares exceptions près, ne sont pas mieux là qu’aux Champs-Élysées. Ils sont usés, leurs traits sont sans caractère, ou plutôt ils ont tous le même caractère. »
Dans ce récit, deux remarques cependant sont révélatrices du jugement de Balzac sur cette société privilégiée :
La première rappelle à nouveau le titre de l’œuvre de Balzac, "La Comédie humaine", car, dans ce salon, chacun semble se donner en spectacle sous le regard d’un public critique : « elles s’observaient toutes du coin de l’œil ».
La seconde est révélatrice des préjugés nobiliaires qui ont repris toute leur force sous la Restauration, dont la jeune Louise se fait l’interprète orgueilleuse : « Quels que soient le génie et les qualités d’un bourgeois ou d’un homme anobli, je n’ai pas dans le sang une seule goutte pour eux. »
Explication : Lettre V, de « L’exilé, ma chère mignonne…» à « … faisions les héroïnes. »
Pour lire l'extrait
La lettre V, datée d’octobre, est, en fait la première réponse de Renée de Maucombe aux deux premières lettres de Louise de Chaulieu, écrites en septembre et octobre. Elle s’ouvre sur une comparaison entre leurs existences, qui met en place l’opposition entre ces deux héroïnes, liée à la fois à leur environnement, l’une à Paris, l’autre en province, et à leur personnalité : « Combien ta lettre m’a émue ! émue surtout par la comparaison de nos destinées. Dans quel monde brillant tu vas vivre ! dans quelle paisible retraite achèverai-je mon obscure carrière ! » Ainsi, là où Louise ne montre aucun enthousiasme face aux jeunes gens rencontrés, Renée lui annonce son mariage, qu’elle justifie longuement. À travers l’avenir qu’elle envisage, quel portrait Balzac dresse-t-il de sa seconde héroïne ?
1ère partie : L’annonce de mariage (des lignes 1 à 9)
Comme dans les lettres de Louise, celle de Renée, par son interpellation « ma chère mignonne », révèle toute la complicité entre elles depuis leur jeunesse au couvent. Cette complicité explique la façon dont elle lui annonce son mariage, en deux temps opposés par la conjonction « néanmoins ».
Agostini, Don Quichotte, héros de Cervantès, et Sancho Panza, couverture de l’édition de 1885
Le portrait du futur époux
Elle fait un portrait nettement péjoratif de celui qu’elle nomme « l’exilé », en raison des années de captivité qu’il a passées en Russie après la défaite de l’armée napoléonienne à Leipsick. Il s’ouvre, en effet, par une exclamation dans laquelle la comparaison le prive immédiatement de toute séduction : « L’exilé, ma chère mignonne, est comme la grille, bien maigre ! » L’énumération ternaire en gradation qui suit glisse de la faiblesse physique au caractère, en partie détruit par sa captivité : « Il est pâle, il a souffert, il est taciturne. » L’insistance sur l’âge amplifie l’écart entre eux. Même si vingt ans d'écart n’ont rien d’exceptionnel pour un mariage au XIXème siècle, une nouvelle comparaison le rend un peu ridicule : « À trente-sept ans, il a l’air d’en avoir cinquante. L’ébène de ses ex-beaux cheveux de jeune homme est mélangé de blanc comme l’aile d’une alouette. » Même son regard est critiqué : « Ses beaux yeux bleus sont caves », c’est-à-dire qu’avec des yeux enfoncés, il manque de vivacité. La touche finale lui ajoute un handicap, et achève la caricature par la comparaison au héros ridicule de Cervantès : « il est un peu sourd, ce qui le fait ressembler au chevalier de la Triste Figure ».
L'acceptation du mariage
Après un tel portrait, comment ne pas être surpris par l’acceptation de Renée, sans la moindre difficulté : « néanmoins j’ai consenti gracieusement à devenir madame de l’Estorade » ? Balzac nous fait mesurer, en même temps, l’importance de l’argent dans un mariage. Il a précédemment expliqué qu’elle était en réalité « sans dot », et que c’était son mariage qui, par contrat, lui garantissait une avance sur son héritage familial. Tout se passe donc comme si ce mari achetait ainsi son épouse qui accepte de se « laisser doter de deux cent cinquante mille livres ».
Cependant, elle est loin de renoncer à sa liberté. Elle souligne, en effet, les droits qu’elle a obtenus : « la condition expresse d’être maîtresse d’arranger la bastide et d’y faire un parc. J’ai formellement exigé de mon père de me concéder une petite partie d’eau qui peut venir de Maucombe ici. » Elle témoigne ainsi de sa volonté de diriger à sa guise sa maisonnée, et même d’embellir et de développer le domaine de son époux.
2ème partie : Des sentiments contrastés (des lignes 9 à 21)
Un heureux mariage ?
Comment Renée vit-elle cet mariage à venir ? D’un côté, Balzac lui prête une sorte de fierté d’avoir rempli l’objectif de toute jeune fille, trouver un mari : « Dans un mois je serai madame de l’Estorade, car j’ai plu, ma chère. » Mais elle garde toute sa lucidité, mêlant au compliment qu’elle s’adresse une forme d’humour : « Après les neiges de la Sibérie, un homme est très disposé à trouver du mérite à ces yeux noirs qui, disais-tu, faisaient mûrir les fruits que je regardais. » Comment ne pas apprécier une jolie jeune fille après un douloureux emprisonnement ? La formule de Louise sur ses yeux, ici rappelée, fait sourire car tout se passe comme si le futur époux était devenu lui aussi un « fruit mûr » sous ce regard… Humour aussi de l’adjectif qui qualifie la reprise de l’expression qui la désigne, mise en évidence par l’italique : « la belle Renée de Maucombe, tel est le glorieux surnom de ton amie. » Enfin, malgré la prudence de l’oxymore qui oppose le verbe à l’adverbe, sa précision, « Louis de l’Estorade paraît excessivement heureux », est aussi une façon de se rassurer sur l’amour que pourra lui porter cet époux.
Une forme d'amertume ?
Renée, cependant, est consciente de tout ce qui va séparer sa vie de celle de son amie : pour Louise, une vie que le superlatif présente comme largement ouverte sur le monde, « tu t’apprêtes à moissonner les joies de la plus vaste existence », pour elle, une vie resserrée dans d’étroites limites, ce que met en valeur la comparaison à « une destinée simple comme celle d’une pâquerette ». L’opposition entre elles ressort de la peinture antithétique. D’un côté, elle imagine le sort heureux de son amie, « une demoiselle de Chaulieu dans Paris où tu règneras » De l’autre, Balzac démythifie les illusions romantiques des jeunes filles en lui faisant déplorer son propre sort dans une province isolée : « ta pauvre biche, Renée, cette fille du désert est tombée de l’Empyrée où nous nous élevions, dans les réalités vulgaires d’une destinée simple » L’image de « l’Empyrée », qui désigne l’infini de l’espace céleste, souligne l’idéalisme excessif des rêves de jeunesse, le plus souvent d’un amour sublime. Comment le mariage ne serait-il pas alors vécu comme une chute, une douloureuse désillusion ?
Le dévouement
Pourquoi donc l’accepte-t-elle ? Sa dernière justification apporte une réponse qui traduit une personnalité généreuse : « Oui, je me suis juré à moi-même de consoler ce jeune homme sans jeunesse, qui a passé du giron maternel à celui de la guerre, et des joies de sa bastide aux glaces et aux travaux de la Sibérie. » En remplaçant l’amour par l’idée de « consoler », c’est de la tendresse qu’elle met en évidence, une sorte de compassion pour son futur époux face auquel, en évoquant le « giron maternel », elle adopte un rôle plus proche de celui d’une mère que d’une épouse.
3ème partie : Les projets d’avenir (de la ligne 21 à la fin)
Le développement du domaine
L’emploi du futur soutient les projets d’avenir de Renée, qui prolongent la « condition expresse » posée à son mariage et sa demande de disposer de l’« eau » nécessaire, l’embellissement de son domaine pour compenser le manque de divertissements mondains en province, mais aussi par désir d'être entourée de beauté : « L’uniformité de mes jours à venir sera variée par les humbles plaisirs de la campagne. Je continuerai l’oasis de la vallée de Gémenos autour de ma maison, qui sera majestueusement ombragée de beaux arbres. J’aurai des gazons toujours verts en Provence, je ferai monter mon parc jusque sur la colline ». Elle conserve en elle une forme de romantisme, par le prix qu’elle accorde à la beauté naturelle : « je placerai sur le point le plus élevé quelque joli kiosque d’où mes yeux pourront voir peut-être la brillante Méditerranée. L’oranger, le citronnier, les plus riches productions de la botanique embelliront ma retraite ». Enfin, elle s’inscrit dans le rôle traditionnel des épouses : « j’y serai mère de famille. »
La personnalité de l'héroïne
À travers les sentiments de son héroïne, Balzac complète sa personnalité.
Déjà, leur expression lui permet d’opposer l’aspect frivole et superficiel de la société mondaine parisienne à la vérité et à la beauté de la nature : « Une poésie naturelle, indestructible, nous environnera. »
Puis, il rappelle l’importance de la religion, qu’il présente à la fois comme un soutien personnel et le support des relations solides : « En restant fidèle à mes devoirs, aucun malheur n’est à redouter. Mes sentiments chrétiens sont partagés par mon beau-père et par le chevalier de l’Estorade. Au principe de plaisir, mis en avant dans les lettres de Louise, elle oppose donc le « devoir », une exigence morale. Mais nulle amertume ici, plutôt la certitude d’un bonheur possible, accentuée par l’interjection et illustrée par l’image : « Ah ! mignonne, j’aperçois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d’arbres éternels. »
Elle renforce enfin sa volonté d’être mère, d’abord par l’espoir d’une absence de guerre, « II n’y aura pas deux Buonaparte en ce siècle : je pourrai garder mes enfants si j’en ai », ensuite par le dévouement à ses enfants comme elle l’a déclaré pour son époux : elle entend « les élever, en faire des hommes » et affirme « je jouirai de la vie par eux. »
En même temps, elle ne perd pas de vue les réalités matérielles et sociales de la Restauration, où il est important d’avoir des appuis pour s’élever socialement : « Si tu ne manques pas à ta destinée, toi qui seras la femme de quelque puissant de la terre, les enfants de ta Renée auront une active protection. »
La formule finale confirme le renoncement de Renée aux illusions romanesques propres aux jeunes filles, nées de leurs lectures : « Adieu donc, pour moi du moins, les romans et les situations bizarres dont nous nous faisions les héroïnes. » Mais, il ne s’agit plus ici d’amertume ni de nostalgie, plutôt, marquée par l’adjectif « bizarres » d’une prise de conscience souriante de leur naïveté.
CONCLUSION
Le genre épistolaire, échange de nouvelles entre les deux héroïnes, permet à Balzac, par ce dédoublement, de mettre en valeur sa conception du mariage, en dénonçant les illusions romanesques dont la fausseté éclate à l’épreuve de la réalité sociale, faite de stéréotypes sur le rôle de la femme et d’un matérialisme qui s’impose sous la Restauration. Ainsi, cette lettre de Renée s’oppose aux précédentes, qui mettaient en évidence la personnalité romanesque de Louise. Balzac prête à Renée une lucidité prosaïque, en admettant de bon gré les conditions du mariage propres à son époque, en se réjouissant même de devenir mère, mais aussi en décidant d’œuvrer dans l’intérêt de sa famille. Mais, à sa façon, Renée, avec son sens aigu du devoir, comme Louise, avec son exigence d'un amour sincère, garde en elle une aspiration à un idéal élevé, Balzac laissant ainsi à son lecteur le choix de décider à laquelle accorder sa préférence.
Les rêves de deux jeunes filles. Gravure, 1874. Pour illustrer Mémoires de deux jeunes mariées
Explication : Lettre XXXVI, de « D'abord, ma mignonne…» à « … indispensables à la Famille. »
Pour lire l'extrait
Par l’alternance des lettres de Louise et de Renée, le roman épistolaire de Balzac a déroulé deux existences bien dissemblables. Louise, éperdument amoureuse, a épousé le baron de Macumer et mène une vie de plaisir, critiquant « les ennuis d’un mariage commun et vulgaire », tel que lui paraît celui de Renée. Pourtant Renée, elle, dépeint un mariage heureux, auquel la naissance de ses enfants apporte un couronnement : « Enfin, tu avais le monde, j’avais mon enfant, notre enfant ! Quelle vie riche et pleine ! », écrit-elle dans la lettre XXXIII. Mais, malgré leurs désaccords, leur amitié subsiste, et Louise, accompagnée de son époux, vient en Provence rendre visite à Renée. Cependant, la lettre XXXV de Louise à Renée, écrite de Marseille, nous apprend son brusque départ de La Crampade, domaine de son amie, dont elle énonce brutalement la raison : « je suis horriblement jalouse. Felipe te regardait trop. » C’est à cette situation que répond la lettre suivante. Quelle image de l’amour, Balzac développe-t-il à travers le jugement sévère porté sur la façon dont son amie le conçoit ?
1ère partie : Un jugement sévère (des lignes 1 à 8)
La critique
Même si elle est atténuée par les tendres appellations, « ma mignonne », « mon ange », la critique n’en est pas moins violente, soulignée par sa répétition, le glissement de « Tu ne l’aimes pas » à son renforcement : « Après t’avoir bien examinée, je puis te le dire : Tu n’aimes pas. » Cette négation est donc encore plus sévère puisqu’elle ne blâme pas seulement la relation amoureuse entre Louise et Felipe, mais suggère une incapacité plus générale de Louise. Elle multiplie ainsi les négations, avec force : « Tu ne verras jamais », « Non, il ne t’impose pas », « tu n’as pas ».
Pour soutenir son argumentation, elle invoque son expérience personnelle, la façon dont sa vie conjugale a pu la conduire à approfondir ce qu’est l’amour, sans nier d’ailleurs la complexité, parfois douloureuse, du cœur féminin : « Oh ! j’ai bien étudié l’amour, mon ange, et j’ai jeté plus d’une fois la sonde dans les gouffres de mon cœur. » Balzac dote ainsi son héroïne d’une profondeur de réflexion qui l’oppose à Louise.
L'argumentation
Son argumentation repose sur une conception traditionnelle de la relation amoureuse qui place la femme amoureuse sous la domination de l’homme, d’où l’énumération des sentiments qu’elle doit lui témoigner : « Non, il ne t’impose pas, tu n’as pas pour lui ce profond respect, cette tendresse pleine de crainte qu’une véritable amante a pour celui en qui elle voit un Dieu. »
Alcide Théophile Robaudi, « l’adoration », in Sarrasine. Illustration pour l’édition G. Barrie and Son, 1897. Philadelphie
Or, c’est précisément ce comportement qui se trouve inversé, puisque c’est Felipe qui éprouve de l’« adoration » pour Louise, ce qui donne à celle-ci tout pouvoir sur lui : « Tu ne verras jamais en Felipe un mari, mais un amant de qui tu te joueras sans nul souci, comme font d’un amant toutes les femmes. » Balzac exprime ici une vision bien sombre de la relation amoureuse, en insistant sur l’abus de pouvoir de la femme, vision d’autant plus pessimiste qu'avec le futur de certitude, Renée annonce à Louise un échec inévitable : « Avant deux ans, tu te fatigueras de cette adoration. »
2ème partie : Le portrait de Louise (des lignes 8 à 26)
À travers le portrait de Louise et de sa relation avec son époux, Balzac met en place une image de la femme contrastée.
Son pouvoir de séductionn
En la qualifiant de « chère reine de Paris », elle met en évidence la séduction exercée par Louise dans la société mondaine parisienne, et surtout sur son époux qui se plaît à « l’adorer ». Elle développe cette adoration, tout en en faisant un blâme, à la fois pour son époux, dont elle signale la faiblesse, « Macumer t’aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. », mais aussi pour elle : « Un seul de tes regards, une seule de tes paroles d’enjôleuse fait fondre le plus fort de ses vouloirs. » Le terme « enjôleuse » est, en effet, péjoratif car il sous-entend un art de séduire quitte à tromper par de la flatterie ou des promesses…
Pour renforcer la force de séduction qu’elle prête à Louise, Renée se cite elle-même en exemple, en se comparant à Felipe, « il te gâte, comme je te gâtais quand nous étions au couvent », et en développant un éloge soutenu par les superlatifs hyperboliques : « car tu es une des plus séduisantes femmes et un des esprits les plus enchanteurs qu’on puisse imaginer. »
Oreste Cortazzo, « séduction féminine », in Petites Misères de la vie conjugale. Illustration pour l’édition G. Barrie and Son, 1897. Philadelphie
Sa faiblesse
Mais, par l’intermédiaire de Renée, Balzac pose une image plutôt méprisante de la femme, toujours avec l’idée que sa nature même la pousse à vouloir donner à l’homme tout pouvoir sur elle : « de même que les reines, tu désireras être traitée en grisette ». La comparaison à une « grisette », jeune ouvrière coquette et facile à courtiser, est péjorative, de même que cette volonté d’abaissement prêtée à la femme, jusqu’à l’amener à souhaiter subir de la violence : « tu souhaiteras être dominée », entraînée par un homme fort qui, au lieu de t’adorer, saura te meurtrir le bras en te le saisissant au milieu d’une scène de jalousie. » Ainsi, une femme ne pourrait respecter que l’homme qui s’impose à elle, ce qui explique l’échec à nouveau annoncé par le futur de certitude et l’interjection tragique : « Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu’il t’aime trop. Hélas ! »s plus enchanteurs qu’on puisse imaginer. »
Le poids de la société
À cela s’ajoute une seconde faiblesse : « Tu es vraie surtout, et souvent le monde exige, pour notre propre bonheur, des mensonges auxquels tu ne descendras jamais. » Faiblesse paradoxale, puisqu’a priori il s’agit d’une qualité, être sincère et honnête... Mais cela révèle, à nouveau, la conception de la femme à l’époque de Balzac : « le monde » lui impose d’être soumise, donc de dissimuler ce qu’elle peut éprouver, ses révoltes parfois, d’accepter des compromissions, et cela pour son « propre bonheur », c’est-à-dire pour préserver sa réputation.
Sont ensuite longuement développées les exigences sociales qui pèsent sur une femme, en fait pour préserver d’abord l’image de supériorité du mari et la réputation de l’épouse : « Ainsi, le monde demande qu’une femme ne laisse point voir l’empire qu’elle exerce sur son mari. Socialement parlant, un mari ne doit pas plus paraître l’amant de sa femme quand il l’aime en amant, qu’une épouse ne doit jouer le rôle d’une maîtresse. » Le lexique marque nettement la force de ces injonctions, « exige », « demande », « ne doit pas », jusqu’à en faire une règle absolue : « Or, vous manquez tous deux à cette loi. »
Renée poursuit son argumentation, mais avec une forme d’indulgence devant celle qu’elle appelle « Mon enfant », en concluant sur deux images du couple :
La première met en avant la jalousie qui régit les rapports sociaux : « d’abord ce que le monde pardonne le moins en le jugeant d’après ce que tu m’en as dit, c’est le bonheur, on doit le lui cacher ». Cette jalousie représente donc une menace pour le couple, comme en écho de l’ancienne morale d’une fable de Florian : « Pour vivre heureux, vivons caché. »
La seconde, considérée comme plus importante encore, repose à nouveau sur une image bien sombre à la fois de la réalité conjugale et de la société : « mais ceci n’est rien. Il existe entre amants une égalité qui ne peut jamais, selon moi, apparaître entre une femme et son mari, sous peine d’un renversement social et sans des malheurs irréparables. » Cette « égalité » est donc interdite à la femme, qui doit accepter – au moins publiquement – son infériorité.
Balzac nous montre ainsi comment la société de son temps est fondée sur cet abaissement de la femme, toute transgression étant perçue comme une menace pour elle : le couple, et tout particulièrement la femme, risquent d’en payer le prix.
3ème partie : L'image du couple (de la ligne 26 à la fin)
La culpabilité de Louise
La fin de l’extrait revient sur le couple de Louise et Felipe, à partir d’une opinion qui repose sur cette même image de la supériorité que doit conserver tout homme, d’où le jeu lexical dans la double affirmation parallèle : « Un homme nul est quelque chose d’effroyable ; mais il y a quelque chose de pire, c’est un homme annulé. ». Ainsi, dans la fin de l’extrait Renée insiste sur la culpabilité de Louise, posée comme cause première de l’échec de son couple, marqué comme certain par le futur antérieur qui le présente comme déjà réalisé : « Dans un temps donné, tu auras réduit Macumer à n’être que l’ombre d’un homme ». Elle brosse alors un portrait en gradation de cette destruction, en accusant nettement Louise, montrée comme manipulatrice : « il n’aura plus sa volonté, il ne sera plus lui-même, mais une chose façonnée à ton usage ». Allant plus loin encore, elle fait de son amie une sorte de dévoreuse, dans son désir de puissance : « tu te le seras si bien assimilé, qu’au lieu d’être deux, il n’y aura plus qu’une personne dans votre ménage, et cet être-là sera nécessairement incomplet ». Pour renforcer l’avertissement donné par amitié, puisqu’elle cherche à lui éviter la douleur de l’échec, elle mêle à la critique de l’aveuglement orgueilleux de Louise une ultime conséquence : « tu en souffriras, et le mal sera sans remède quand tu daigneras ouvrir les yeux. »
Une loi sociale
La conclusion de Louise peut paraître paradoxale, si l'on pense que Balzac a dédicacé son roman à George Sand, son amie et ardente partisane d’une égalité entre l’homme et la femme, dont elle a témoigné par son existence même. Or, ici il nie cette volonté et maintient une conception très traditionnelle, celle qui accorde à l’homme une supériorité sur la femme : « Nous aurons beau faire, notre sexe ne sera jamais doué des qualités qui distinguent l’homme ». Elle traduit ainsi la thèse qui parcourt les œuvres de Balzac, fondée sur l’importance qu’il accorde, pour le maintien de la société, à « la Famille », terme doté d’ailleurs d’une majuscule, et sur laquelle il insiste par la gradation : « ces qualités sont plus que nécessaires, elles sont indispensables à la Famille. » En cela Balzac s’oppose aux lois qui, à la suite de la Révolution, ont modifié les structures juridiques traditionnelles, notamment en modifiant l’héritage. Pour lui, il faut conserver la construction traditionnelle de la société : au sommet, l’homme protecteur, détenteur de l’autorité et du pouvoir économique, domine la femme, qui, elle, exerce son pouvoir dans sa fonction de mère et de maîtresse de maison.
CONCLUSION
Cette lettre offre un double intérêt.
D’une part, elle traduit l’évolution de l’intrigue, en soulignant l’opposition des deux héroïnes : Renée, épouse et mère, vit de façon paisible son mariage ; Louise, elle, vit une relation amoureuse si passionnée avec son époux qu’elle en est devenue jalouse de son amie en raison des conversations tenues avec lui. Par l'argumentation critique formulée, Balzac crée ainsi un horizon d’attente, puisque la lettre annonce à Louise un échec douloureux…
D’autre part, elle permet à Balzac de développer sa conception de l’amour, du couple, et de sa fonction dans la société. Rappelons les objectifs qu’il a assignés à "La Comédie humaine", fondés sur la comparaison entre le système de la société et celui de la nature, observé et analysé notamment par les biologistes. La partie la plus importante, les "Études de mœurs", avec les "Scènes de la vie privée" dans lesquelles s’inscrit Mémoires de deux jeunes mariées, représente l’observation. Or, cette observation met en évidence les « lois » qui régissent la société, approfondies dans les "Études analytiques". Ici deux principes sont déjà posés, révélateurs de la conception très traditionnelle de la société chez Balzac : la supériorité de l’homme, que la femme, même amoureuse, doit veiller à respecter pour maintenir un ordre social où la famille joue un rôle primordial, comme il l’a déjà proclamé dans Le Médecin de campagne, paru en 1833 : « La base des sociétés humaines sera toujours la famille. Là commence l’action du pouvoir et de la loi, là du moins doit s’apprendre l’obéissance. »
Méthodologie : Énonciation et focalisation
L'énonciation
Dans le roman épistolaire, qui implique l’absence d’un narrateur, l’énonciation fait intervenir plusieurs instances : le scripteur de la lettre, son destinataire, éventuellement des discours rapportés d’autres personnages, et, bien sûr, l’écrivain qui dirige l’intrigue et les personnages. Pour les identifier, le lecteur dispose de différents indices :
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La typographie, avec les tirets ou les guillemets qui, souvent, signalent les discours directement rapportés. Mais il faudra aussi observer le discours indirect.
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Les pronoms personnels, avec l’alternance du « je » - ou du « nous », qui peut soit désigner le couple, soit être plus général – et du choix de « tu » ou « vous » pour s’adresser au destinataire. Mais l’on tiendra compte également du lexique choisi pour s’adresser à lui, tels les désignations dans les entêtes, ou ces « ma mignonne », « mon bel ange »… qui ponctuent les lettres dans le roman de Balzac.
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Le choix des temps joue un rôle important car ils permettent de distinguer ceux qui, dans la lettre, relèvent du récit, notamment par l’alternance de l’imparfait, propre au portrait, à la description, ou à la narration de faits habituels, et le passé simple, pour des événements ponctuels, de ceux qui relèvent du moment de l’écriture. L’analyse du présent est ainsi essentielle, car il peut correspondre à ce que ressent le scripteur, mais aussi être un présent de narration, destiné à donner vie au récit en le faisant revivre sous les yeux du destinataire. Il peut aussi, s’il a valeur de vérité générale, exprimer une réflexion derrière laquelle se masque l’opinion de l’auteur lui-même.
Pour se reporter à l'étude d'ensemble sur l' épistolaire
La focalisation
On réactivera les connaissances sur la focalisation, avec un narrateur externe, interne ou omniscient.
Mais attention : la notion de focalisation ne s’applique qu'à un récit à la troisième personne. Or, le genre épistolaire, lui, implique l’emploi de la première personne, donc le regard unique du scripteur. Il a donc les mêmes caractéristiques que le genre autobiographique, avec la mise en place possible
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d’un écart entre le scripteur-personnage de son récit, et le scripteur qui, a posteriori, s’observe, se juge, voire se projette dans l’avenir ;
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de la prise en compte des réactions possibles du destinataire, imaginées, voire commentées.
Pour réactiver les acquis
Étude d’ensemble : Les deux héroïnes
Une vive amitié a uni les deux héroïnes, partageant leur jeunesse au couvent : elles ont rêvé ensemble de leur vie à venir, ont raisonné à l’écart de la vie sociale réelle, ont proclamé leur souhait d’être libres. C’est Renée qui est retirée du couvent la première, pour être mariée en Provence. Louise, destinée, elle, à devenir religieuse, tombe si malade de leur séparation qu’elle est renvoyée dans sa famille à Paris.
Leurs routes se séparent alors comme le souligne Renée en pressentant leur avenir : « Combien ta lettre m’a émue ! émue surtout par la comparaison de nos destinées. Dans quel monde brillant tu vas vivre ! dans quelle paisible retraite achèverai-je mon obscure carrière ! (Lettre V) Mais, outre les différences sociales, leurs caractères sont nettement opposés : Louise qualifie son amie Renée de « raisonneuse », tandis qu’à plusieurs reprises, Louise est jugée « romanesque ».
Or, la question posée par Renée dans la lettre XVIII invite le lecteur à comparer le portrait fait par Balzac de ses deux héroïnes : « Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux ».
Pour se reporter à l'analyse
Explication : Lettre XXXII, de « Par affection pour ma grand-mère…» à la fin.
Pour lire l'extrait
Depuis qu’elles ont quitté le couvent, les existences des deux amies ont divergé. Louise mène à Paris une vie mondaine et a épousé l’homme dont elle est passionnément éprise, un exilé politique espagnol, baron de Macumer ; Renée, elle, est rapidement devenue madame de Lestorade et connaît un paisible mariage avec un mari qu’elle estime plus qu’elle ne l’aime, puis donne naissance à un premier enfant, Armand, dont Louise doit être la marraine. Mais plusieurs mois de silence interviennent alors avant que Renée ne raconte ses premiers mois en tant que mère, et la réponse de Louise est elle aussi tardive, justifiée au début de la lettre XXXII, datée de mars 1826, « Mon ange, le terrible Paris, voilà mon excuse à moi, j’attends la tienne. Oh ! le monde, quel gouffre. », ce qui introduit la description de sa vie parisienne. Comment le genre épistolaire permet-il à Balzac de mêler les informations données par son héroïne à la critique de la société parisienne ?
1ère partie : Un jugement sévère (des lignes 1 à 8)
La fonction informative de la lettre
Une lettre est d’abord un échange d’informations. Ainsi Louise donne à Renée des détails sur sa vie de couple. Elle explique d’abord son changement de position sociale : son couple est à présent accepté alors que son mariage, avec celui qui avait un statut d’exilé en raison de son opposition à la monarchie espagnole, avait suscité quelques oppositions.
Sa satisfaction transparaît dans son affirmation : « notre succès est complet », avec le déterminant possessif qui traduit la dimension fusionnelle de son couple. Le chiasme syntaxique, en insistant sur l’opposition temporelle, met ensuite en évidence ce changement d’opinion à son égard : « Après avoir commencé par me blâmer, le monde m’approuve beaucoup. Je règne enfin dans ce Paris où j’étais si peu de chose il y a bientôt deux ans. » Au cœur de ce chiasme figure le succès, dont le lexique mélioratif renforcé marque à quel point Louise en est heureuse. Le plaisir de cette reconnaissance est également marqué par la répétition de la formule flatteuse qui lui est attribuée, accentuée par l’italique, « car je suis la femme la plus spirituelle de Paris », même si, dans un second temps, elle en sourit en prenant une distance avec ce discours rapporté : « Tu sais qu’il y a vingt plus spirituelles femmes de Paris à Paris. »
Gustave Staal, Portrait de Louise de Chaulieu, 1874. Gravure
La réflexion critique
Cependant, même si, des deux amies, Renée apparaît souvent la plus raisonnable et lucide, cette lettre montre que Louise est, elle aussi, capable de mesurer le fonctionnement de cette noblesse revenue au premier plan. Déjà, elle ne masque pas le rôle, déterminant pour obtenir la considération sociale, que peut jouer, sous la Restauration de la monarchie, l’appui des puissants qui se soutiennent entre eux : « Par affection pour ma grand’mère, le prince de Talleyrand prône Macumer, en sorte que notre succès est complet. » Nous retrouvons là l'ancienne image des "courtisans".
Cependant, elle n’y voit là aucun défaut, contrairement aux critiques suivantes, qui dénoncent l’hypocrisie qui règne dans cette société mondaine. Ce succès vient d’abord, en effet, de la jalousie : « Macumer voit son bonheur envié par tout le monde, car je suis la femme la plus spirituelle de Paris. » Le portrait prend ensuite la forme d’une caricature, qui montre qu’elle n’est pas dupe de ce succès : « Les hommes me roucoulent des phrases d’amour ou se contentent de l’exprimer en regards envieux. » Son commentaire, renforcé par l’adverbe qui l’introduit, porte un jugement moral sévère sur les conséquences de ce comportement : « Vraiment, il y a dans ce concert de désirs et d’admiration une si constante satisfaction de la vanité, que maintenant je comprends les dépenses excessives que font les femmes pour jouir de ces frêles et passagers avantages. » Par cette réflexion, Balzac rapproche son héroïne des moralistes qui, dans les siècles passés, ont dénoncé la puissance de « la vanité », c’est-à-dire de l’amour-propre, qui pousse les femmes à vouloir séduire. Comme ces moralistes, elle souligne ainsi la superficialité d’un tel comportement, à la fois frivole et éphémère, car dès la jeunesse passée, la séduction disparaît.
Une soirée parisienne, in Le Figaro. Estampe, 35,9 x 26,4. Musée Carnavalet, Paris
2ème partie : La vie mondaine (des lignes 11 à 21)
L'image de la femme
La suite du texte fait un gros plan sur les femmes donc le succès est une véritable idolâtrie, car qualifié de « perpétuelle divinisation ». L’énumération ternaire, « Ce triomphe enivre l’orgueil, la vanité, l’amour-propre », forme une redondance qui dénonce, en effet, le narcissisme, « tous les sentiments du moi », qui caractérise la vie mondaine. La métaphore de l’ivresse est filée en gradation par le lexique : « enivre » est repris par « grise si violemment », puis par « porte à la tête » qui suggère la perte de toute conscience.
Quint, « La parisienne », 1922. Illustration pour Le Père Goriot, édition Kiefer
La critique est prise en charge par l’héroïne, qui a perdu toute la naïveté du début du roman : « je ne m’étonne plus », déclare-t-elle. Mais le pronom « on » choisi ensuite montre que Balzac joue sur son double rôle, à la fois une prise de distance de Louise, qui se désigne aussi par le « vous » en tant que destinataire des hommages, voulant ainsi montrer qu’elle n’est pas dupe, et une généralisation qui cache le jugement de Balzac lui-même.
Georges Caïn, « Conversation mondaine », 1897. Illustration pour La Cousine Bette de Balzac
Une description sévère
Une longue phrase dépeint dans une structure en chiasme ce que peuvent être les comportements dans une réunion mondaine :
D’un côté, encadrant la phrase, il y a l’attitude de la femme d’abord illustrée dans une gradation ternaire rendue hyperbolique par la métaphore et les superlatifs : « On prodigue les fleurs de son esprit et de son âme, son temps le plus précieux, ses efforts les plus généreux ». Est ainsi donnée l’impression d’un gaspillage, d’un succès trop cher payé compte tenu des efforts exigés, mis en valeur par une nouvelle métaphore et une double énumération : « contre les lingots d’or de votre courage, de vos sacrifices, de vos inventions pour être belle, bien mise, spirituelle, affable et agréable à tous. »
Au centre de la phrase figurent ceux auxquels il est essentiel de plaire, dont la peinture, soutenue elle aussi par les énumérations, insiste sur l’hypocrisie : « des gens qui vous paient en jalousie et en sourires, qui vous vendent la fausse monnaie de leurs phrases, de leurs compliments et de leurs adulations ».
Cette peinture emprunte essentiellement son vocabulaire au champ lexical de l’argent : « prodigue », « précieux », « qui vous paient », « qui vous vendent la fausse monnaie », « les lingots d’or ». Ainsi, Balzac met en valeur ce qui dirige ces comportements où chacun porte un masque : l’ambition, le désir de s’élever socialement, d’accroître sa fortune. C’est le règne du matérialisme auquel même la lucidité ne permet pas d’échapper, comme le traduit l’opposition finale : « On sait combien ce commerce est coûteux, on sait qu’on y est volé ; mais on s’y adonne tout de même. » Ressort ainsi l'image d'un emprisonnement.
3ème partie : La place des sentiments (de la ligne 21 à la fin)
Fuir le monde
Dans la suite de la lettre, le ton change : la dénonciation sociale laisse place à l’expression des sentiments, amitié et amour, dont l’importance est soulignée par les exclamations : « Ah ! ma belle biche, combien on a soif d’un cœur ami, combien l’amour et le dévouement de Felipe sont précieux ! combien je t’aime ! » Le rôle qu’elle leur accorde est bien de permettre d’échapper à cette prison sociale : « Avec quel bonheur on fait ses apprêts de voyage pour aller se reposer à Chantepleurs des comédies de la rue du Bac et de tous les salons de Paris ! » Cette nouvelle exclamation reprend, par le terme « comédie », la critique de l’hypocrisie parisienne, encore accentuée par la métaphore hyperbolique, « cet infernal paradis de Paris », qui s’oppose au domaine de « Chantepleurs », présenté comme un refuge. Mais pire encore, la ville est accusée d’être responsable de l’opposition des deux statuts sociaux, le sien et celui de son amie Renée : il y « est impossible à une femme du monde d’être mère. »
Une lettre intime
Le dernier paragraphe de la lettre maintient ce ton familier, propre à une correspondance intime parfaitement reproduit par Balzac, jusqu’au « P.S. » désinvolte. Louise y multiplie les interpellations affectueuses : « chérie », « mon cher amour », « mère sublime ». Au-delà des informations sur les dates, la lettre rappelle le cadre temporel de l’intrigue, « deux ans », et l’évolution des deux jeunes filles depuis leur sortie du couvent, présentée de façon très méliorative : « Et quels changements ! Nous voilà toutes deux femmes : moi la plus heureuse des maîtresses, toi la plus heureuse des mères. » Balzac reproduit aussi le naturel d’une correspondance en justifiant les interruptions introduites : « Si je ne t’ai pas écrit, mon cher amour, je ne t’ai pas oubliée. »
Cette familiarité s’observe aussi dans les questions sur l’enfant, qui révèlent aussi à quel point l’héroïne est éloignée de toute réalité maternelle et comme elle partage elle-même ce qu’elle dénonce, la place du "moi" : « Et mon filleul, ce singe, est-il toujours joli ? me fait-il honneur ? il aura plus de neuf mois. Je voudrais bien assister à ses premiers pas dans le monde ; mais Macumer me dit que les enfants précoces marchent à peine à dix mois. » D’ailleurs, les occupations dont elle se réjouit par avance correspondent aussi à la frivolité mondaine, des bavardages, « Nous taillerons donc des bavettes, en style du Blésois », et, comme premier critère pour une femme, la séduction physique : « Je verrai si, comme on le dit, un enfant gâte la taille. »
CONCLUSION
Cet extrait illustre le double travail effectué par Balzac pour son roman épistolaire.
D’une part, il s’’emploie à conserver tout le naturel propre à une correspondance intime, entre deux amies d’enfance, même si la vie les a éloignées l’une de l’autre. Au fil de l’échange, il complète ainsi le portrait de chacune d’elles. Rappelons qu'il a été lui-même un correspondant assidu auprès de ses ami/es !
D’autre part, la lettre lui permet aussi, en déléguant la parole à son héroïne, de poursuivre son objectif, peindre les mœurs de son temps. Ainsi, il fait ici une critique sévère de la société parisienne de la Restauration, en écho au titre d’ensemble de son œuvre, "La Comédie humaine" : ce monde des privilégiés est représenté comme une scène, où chaque acteur, poussé à la fois par un défaut humain depuis longtemps dénoncé par les moralistes, l’amour-propre, et par le matérialisme qui règne, porte un masque qui détruit les sentiments.
Tous les rapports humains sont alors faussés, confirmant l’idée chère à Balzac, le rôle joué par le milieu : comme l'animal, l'homme en est le produit, c’est lui qui modèle les caractères, impose des modes de vie, et dirige ainsi les destins.
Étude d’ensemble : La dimension critique
Le titre donné par Balzac à l’ensemble de son œuvre, "La Comédie humaine", indique une volonté critique : il s’agit, comme le faisaient les auteurs de pièces de théâtre, en mettant en évidence les ridicules et les abus, de dénoncer, à travers le comportement des personnages, le fonctionnement de la société.
C’est d’ailleurs cette image que donnent les lettres de Louise à Renée, d’où sa comparaison : « Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l’amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j’assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d’une vie de couvent. » (lettre XXV) L’étude de cette dimension critique permet de dégager les conceptions de Balzac dans trois domaines : politique, familial et social.
Pour se reporter à l'analyse
Explication : Lettre LVII, de « Ne me quitte plus… » à «... nous ont donné...»
Pour lire l'extrait
Depuis leur sortie du couvent, la vie des deux héroïnes a divergé. À Paris, Louise a mené une vie mondaine, privilégiant l’amour, d’abord auprès de son premier époux, Felipe, baron de Macumer, puis, à sa mort, isolée à la campagne avec son second époux, Marie Gaston, un poète. Renée, elle, après son mariage arrangé avec Louis de l’Estorade, a eu trois enfants, qu’elle élève avec amour, et elle a soutenu son mari dans son ascension sociale, partageant sa vie entre son domaine de Provence et Paris.
La lettre LIV de Louise à Renée crée une rupture brutale dans ces vies heureuses : « Renée, le malheur est venu ; non, il a fondu sur ta pauvre Louise avec la rapidité de la foudre, et tu me comprends : le malheur pour moi, c’est le doute. » Persuadée d’être trompée par son mari et malgré l’apaisement que tente de lui apporter Renée, Louise est rongée par la jalousie, et, par désespoir, elle se rend volontairement malade. La dernière lettre du roman, « De la comtesse de l’Estorade au comte de l’Estorade », où Renée, appelée à son chevet, évoque la maladie puis l’agonie de Louise, apporte au roman son épilogue. Comment ce discours rapporté de Louise, faisant figure de testament, donne-t-il au roman de Balzac son sens ?
1ère partie : Le bilan d’une vie (des lignes 1 à 16)
La force de l'amitié
Même si la correspondance entre Louise et Renée s’est, à certains moments, interrompue, toutes deux sont restées très unies dans les épreuves rencontrées, et c’est à Renée que Louise a fait appel en se sentant mourir. Sa présence est son seul secours, car c’est à elle seule qu’elle s’est confiée, d’où sa prière : « — Ne me quitte plus, m’a-t-elle demandé par un regard suppliant, je ne veux pas voir de désespoir autour de moi ». C’est cette amitié profonde qui explique sa déclaration qui accorde à Renée une place unique : « Quant à nous deux, c’est autre chose : tu perds une sœur qui t’aime, et cette perte est irréparable. Toi seule, ici, tu dois pleurer ma mort. » Comme dans le titre même de l’œuvre, toutes deux restent donc unies jusqu’à la fin.
La particularité de cette lettre est d’être un long discours direct de Louise rapporté par Renée, ce qui, en faisant entendre la voix de la mourante, en accentue la tonalité tragique. Dans un premier temps, en faisant le bilan de son existence, Louise exprime de façon touchante ses sentiments.
Tony Johannot, L'agonie de Louise. Illustration de Mémoires de deux jeunes mariées, 1842
La force de l'amour
La deuxième volonté exprimée par Louise met en évidence la force de son amour pour Marie Gaston, qu’elle souhaite préserver jusqu’au bout. L’italique choisi pour le pronom personnel solennise l’importance qu’elle lui accorde : « je veux surtout le tromper, j’en aurai la force. » C’est pour lui qu’elle veut maintenir sa dignité jusque dans la mort : « Je suis pleine d’énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. » Elle en arrive à juger que sa mort est préférable à un amour qui infligerait de la souffrance à l’être aimé : « Quant à lui, je l’aurais rendu malheureux, je le vois. » Elle reconnaît ainsi sa propre faute, un excès d’amour qui l’a emprisonnée elle-même, ce qu’elle exprime par une comparaison : « Je me suis prise dans les lacs de mes amours, comme une biche qui s’étrangle en s’impatientant d’être prise ; de nous deux, je suis la biche… et bien sauvage. » Elle retourne ainsi contre elle l’appellation « ma biche » que lui adresse si souvent Renée dans ses lettres. Cet excès d’amour se manifeste par sa « jalousie », dont elle met en évidence le double échec. D’une part, elle n’a causé que la douleur actuelle de celui qu’elle blesse ainsi : « Mes jalousies à faux frappaient déjà sur son cœur de manière à le faire souffrir. » D’autre part, c’est un sentiment qui, à long terme, détruit l’amour lui-même et se retourne contre celui qui l’éprouve : « Le jour où mes soupçons auraient rencontré l’indifférence, le loyer qui attend la jalousie, eh ! bien… je serais morte. »
La mort acceptée
Ainsi, elle considère que mieux vaut mourir en restant encore aimée, d’où son acceptation : « Quant à moi, je ne me plains pas, je meurs comme je l’ai souhaité souvent : à trente ans, jeune, belle, tout entière. » L’énumération en gradation traduit le choix que pose Balzac, repris à travers l’affirmation de son héroïne : « J’ai mon compte de la vie. » Vaut-il mieux une vie longue, mais sans intensité, ou bien une vie brève, mais riche du sentiment pour elle le plus puissant, l’amour ? Les durées qui s’opposent apportent une réponse : « Il y a des êtres qui ont soixante ans de service sur les contrôles du monde et qui, en effet, n’ont pas vécu deux ans ; au rebours, je parais n’avoir que trente ans, mais, en réalité, j’ai eu soixante années d’amours. » Pour elle, la mort représente donc, paradoxalement, l’ultime moyen de conserver l’amour : « Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. »
2ème partie : Réflexion sur le mariage (des lignes 16 à 28)
Le mariage vécu par Renée
La deuxième partie de la lettre est marquée par l’interruption signalée dans le récit, « une longue pause pendant laquelle je ne l’ai vue qu’à travers le voile de mes larmes », destinée à maintenir la tonalité tragique en montrant la douleur de Renée. Elle permet à Balzac de soutenir le sens de son roman, en mettant en place deux conceptions du mariage. Le dénouement illustrerait donc l’erreur des choix de Louise : « Ma mort […] porte avec elle un cruel enseignement. » Elle approuve, en effet, contrairement à ce qu’elle a souvent exprimé dans ses lettres, les principes qui ont fondé la vie de Renée, souvent traitée de « raisonneuse », image plaisamment reprise : « Mon cher docteur en corset a raison ». Balzac cautionne ainsi le fonctionnement social de son époque, les mariages arrangés où l’existence partagée finit par créer un amour plus durable : « le mariage ne saurait avoir pour base la passion, ni même l’amour. Ta vie est une belle et noble vie, tu as marché dans ta voie, aimant toujours de plus en plus ton Louis ». En prêtant ainsi à son héroïne l’éloge de son amie, Balzac associe, paradoxalement, l’idée même de mariage arrangé à une forme de liberté, dès le moment où il est assumé volontairement et non pas vécu comme un sacrifice.
Le mariage vécu par Renée
L’opposition introduite par Louise, « tandis qu’en commençant la vie conjugale par une ardeur extrême, elle ne peut que décroître », renvoie à un principe fondateur de toute l’œuvre de Balzac, inspiré par les théories scientifiques de son époque autour de "l’énergie vitale". Il reprend, en effet, cette idée que chaque homme dispose d’une somme donnée d’énergie, qu’il peut utiliser de deux façons, soit en la faisant durer par l’absence d’excès, soit en prenant le risque de vivre intensément des passions ce qui abrègerait forcément l’existence. C’est ce qu’illustre l’allégorie par laquelle Louise souligne son échec : « J’ai eu deux fois tort, et deux fois la Mort sera venue souffleter mon bonheur de sa main décharnée. » À travers le double portrait mélioratif de ses deux époux, avec les superlatifs hyperboliques, elle accentue la puissance de la mort qui impose un destin cruel : « Elle m’a enlevé le plus noble et le plus dévoué des hommes ; aujourd’hui, la camarde m’enlève au plus beau, au plus charmant, au plus poétique époux du monde.
Cependant, exprime-t-elle un regret ? Le connecteur d’opposition révèle, en fait, la satisfaction d’avoir connu une vie complète, le second époux, auquel elle accorde plus de qualités encore, ayant, en quelque sorte, parachevé l’accomplissement de son existence. D’où sa question oratoire : « Je meurs adorée, que puis-je vouloir de plus ? »
3ème partie : Les valeurs prônées (de la ligne 28 à la fin)
La religion
Au moment de mourir, il est attendu, à l’époque où écrit Balzac, que se pose la question de la religion, qui n’est guère présente dans la vie mondaine menée par Louise depuis sa sortie du couvent, d’où sa réponse : « … me réconcilier avec Dieu que j’ai négligé peut-être » Mais il est frappant de constater que plus qu’un amour destiné à Dieu, cet élan religieux conforte la toute-puissance que Louise accorde à la passion : « et vers qui je m’élancerai pleine d’amour en lui demandant de me rendre un jour ces deux anges dans le ciel. » Sa prière conduit à un véritable blasphème, puisqu’elle fait du « paradis » céleste une éternité fondée sur l’amour terrestre : « Sans eux, le paradis serait désert pour moi. »
Une image de la femme
À la fin de ce long discours, Balzac lance ce qui ressemble à un avertissement à ses lecteurs : « Mon exemple serait fatal : je suis une exception. » Faut-il y voir une prudence pour éviter tout blâme moral et toute censure ? Ou bien, la raison posée, l’aspect exceptionnel des deux époux, ne serait-elle qu’un prétexte commode pour permettre à Balzac d’exposer sa conception très traditionnelle de la femme, de son rôle social et de sa nature même : « Comme il est impossible de rencontrer des Felipe ou des Gaston, la loi sociale est en ceci d’accord avec la loi naturelle. » Même s’il tente de rétablir une égalité, par le parallélisme des deux « sacrifices », Balzac affirme nettement, par ses injonctions, son idée de la supériorité masculine : « Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l’homme, qui lui doit en retour le sacrifice de son égoïsme. » Il accentue encore cette image en s’élevant avec force contre les discours féministes : « Les révoltes et les pleurs que notre sexe a élevés et jetés dans ces derniers temps avec tant d’éclat sont des niaiseries qui nous méritent le nom d’enfants que tant de philosophes nous ont donné. » Le lexique péjoratif se charge d’un évident mépris pour les revendications féminines.
CONCLUSION
Dans cette dernière lettre, Balzac illustre son titre : le discours de Louise, peu avant sa mort, montre combien ces « deux jeunes mariées », après une éducation commune, ont vécu bien différemment leur mariage. C'est ce qu'expliquait déjà Renée dans la lettre XXXVI : « De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l’Imagination ; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour. Ce contraste d’esprit qui n’existait que pour nous deux, le sort s’est plu à le continuer dans nos destinées. »
La mort de son héroïne reprend aussi le principe de "l’énergie vitale" posé, en 1831, dans La Peau de chagrin : « « Tuer les sentiments pour vivre mieux ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. » (ch. X) Mais, d’une part Renée n’a pas véritablement « tué les sentiments » : elle aime tendrement son amie Louise, son époux et ses enfants. D’autre part, il va encore plus loin, en faisant de ce principe la loi même de la société : « « La société, ma chère, a voulu être féconde. En substituant des sentiments durables à la fugitive folie de la nature, elle a créé la plus grande chose humaine : la Famille, éternelle base des Sociétés ».
Ainsi, l’issue tragique de l’existence de Louise peut apparaître comme un châtiment, la condamnation de ses choix. Pourtant, Louise n’exprime aucun regret, et Balzac lui accorde une mort digne et paisible. Il laisse donc son lecteur juger : laquelle a tort ? laquelle a raison ?
Méthodologie : La modalisation
Pour approfondir les connaissances
Modaliser un énoncé, oral ou écrit, exige la mise en œuvre de procédés stylistiques qui permettent à l'auteur de manifester ses sentiments ou son jugement, auxquels s'ajoutent, pour l'orateur, le geste et l'intonation.
Or, le roman épistolaire oblige à observer à la fois les sentiments exprimés par les personnages, auxquels l'auteur délègue la parole, et la présence de l’écrivain qui peut introduire, à travers eux, ses rejets et ses convictions, chercher aussi à faire réagir ses lecteurs, en le guidant dans son jugement – modalisation évaluative – et en provoquant ses émotions, modalisation affective.
Après les explications de texte, il est donc utile de récapituler les principaux procédés soutenant la modalisation : les choix lexicaux, les modalités expressives, les figures de style et le rythme des phrases.
CONCLUSION sur le roman de Balzac
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé l’étude du roman : Comment la polyphonie propre au roman épistolaire fait-elle ressortir l’opposition des deux héroïnes ?
Les deux héroïnes
Les explications, qui ont fait alterner les lettres de Louise et celles de Renée pour rendre compte de la polyphonie, ont permis de mesurer à quel point leurs caractères diffèrent, ce qui entraîne des choix d’existence opposés, ce que nous avons approfondi dans l’étude d’ensemble. Ces différences reposent sur trois raisons :
L’origine familiale, car, si toutes deux s’inscrivent dans la noblesse, rétablie dans ses privilèges sous la Restauration, la famille de Louise occupe une place bien davantage reconnue, par sa fortune et sa proximité avec le pouvoir royal – c’est ce qu’elle rappelle d’ailleurs en évoquant les liens entre sa grand-mère et le prince de Talleyrand – que celle de Renée, plus isolée en province et ne pouvant assurer à sa fille une dot importante. Renée elle-même sollicite l’appui de son amie pour son époux.
Le lieu de vie, l’une dans les salons parisiens, l’autre dans le domaine provençal de son époux, La Crampade. Balzac, comme les scientifiques de son temps, considère que l’homme est le produit de son milieu. Notons cependant qu’au milieu du roman, les environnements s’inversent : avec son second époux Louise s’éloigne de Paris pour trouver un refuge et plus d’intimité à la campagne, tandis que Renée, elle, suit son mari à Paris dans le souci aussi d’assurer l’avenir de ses enfants. Mais leurs sentiments, leurs réactions, restent fortement dictées par leur différence initiale.
Leur conception de l’amour joue aussi un rôle fondamental. Si Louise est avant tout romantique, et cherche à vivre une passion intense, au milieu de péripéties romanesques, et jusqu’à la transgression – son premier époux, certes noble, est un exilé espagnol, le second un poète sans noblesse – Renée, elle, accepte le fonctionnement de la société de son temps, s’employant à construire une vie heureuse à partir d’un mariage arrangé, sans amour.
Un roman épistolaire
Le choix du roman épistolaire offre aussi à Balzac la possibilité de mettre en œuvre des stratégies qui soutiennent l’opposition.
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La fonction intime de la lettre met en évidence la relation entre les deux héroïnes, tantôt à travers des marques de tendresse, tantôt par les reproches ou les critiques qu’elles s’adressent.
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Le discours informatif propre à la lettre permet aussi de faire alterner la description, des lieux traversés, des moments ou des épreuves vécus, et les réflexions, telles qu’elles pourraient s’exprimer dans un journal intime, soit à travers l’observation de la société, soit par une plongée, souvent rétrospective, en soi-même.
Johannes Vermeer, La Liseuse à la fenêtre, vers 1658. Huile sur toile, 83 x 64,5. Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Enfin, n’oublions pas que l’effet de vérité produit par ces lettres, dont Balzac restitue le naturel et la spontanéité, jusqu’à y insérer des discours rapportés, n’est qu’une illusion. C’est bien le romancier, en effet, qui en choisit la répartition, les dates, les lieux, les longueurs, les émetteurs et les destinataires, et c’est son propre regard, souvent critique, sur sa société et son époque qu’il propose au lecteur. Ainsi, malgré ses deux héroïnes différentes, le roman entre complètement dans l’image de « comédie humaine » qui caractérise l’ensemble de son œuvre, car chacune d’elles, à sa façon, est une actrice qui joue un rôle, l’une celle de la passion menée jusqu’à la mort, l’autre celui de l’épouse et de la mère dévouée. Or, Renée reste seule en scène à la fin de la « comédie », qui se révèle, en réalité, tragique pour Louise, qui s’est élevée contre les règles sociales… Mais cela signifie-t-il que Balzac la condamne ? Il lui a tout de même prêté une vie plus exaltante que celle de Renée…
Le roman revêt donc un sens ambigu. Balzac adopte une position monarchiste, très traditionaliste, notamment dans son image de l’infériorité féminine, avec des valeurs clés : la religion, un ordre politique propre à dominer la médiocrité des masses, et une société solidement fondée sur la famille. Mais il reste fasciné par l’énergie de certains êtres, capables de vivre jusqu’au sacrifice leurs passions.
L'art du romancier
L’époque où écrit Balzac est au confluent du romantisme et du réalisme, et, même si Balzac est considéré comme un des initiateurs du courant réaliste, son œuvre garde encore bien des traits caractéristiques du romantisme.
Le romantisme : Ainsi, si lui-même n’apparaît pas dans son œuvre, le « je » prêté aux auteurs des lettres l’amène à faire preuve d’un véritable intérêt pour le "moi", à retrouver les élans romantiques, comme ceux de Louise, et à restituer les profondeurs de l’âme, par exemple les doutes de Renée. Il est aussi capable d’entrer dans l’imagination de ses héroïnes, et, à travers elles, il partage le regard sévère des romantiques sur une époque où règne le matérialisme, où tout rêve se trouve irrémédiablement condamné, sauf celui de s’élever, par tous les moyens, dans la société.
Le réalisme : Mais la volonté de reproduire avec une exactitude quasi scientifique son époque afin d’en dégager les lois, relève, elle, du réalisme. C’est ce qui explique la place accordée à une peinture fidèle de la société, jusqu’aux moindres détails du mobilier, des vêtements, jusqu’aux intonations et à la gestuelle des personnages mis en scène. Importance aussi des descriptions précises des paysages, et il prend soin, dans ses portraits, de lier étroitement la peinture de l’âme aux réalités corporelles.
Lectures cursives : Balzac et Champfleury
Pour lire les extraits
1er extrait : Honoré de Balzac, Avant-propos à « La Comédie humaine », 1855
Rédigé bien après avoir conçu l’organisation d’ensemble de sa « Comédie humaine », Balzac en énonce, dans cet Avant-propos, le principe emprunté aux scientifiques qu’il a retenu pour cette vaste fresque : « je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? » À partir de l’exemple des métiers, il conclut : « Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. »
Cependant, il introduit ensuite trois différences :
Dans le monde animal, mâle et femelle relèvent de la même espèce, tandis que dans la société, hommes et femmes dans un même milieu peuvent différer : « La description des Espèces Sociales était donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes. »
Si, comme l'animal, l'homme combat pour survivre, ce qui est le propre de l’homme, son « plus ou moins d’intelligence », peut modifier sa force de « combat », jusqu'à lui permettre de transformer sa place dans la société.
C’est aussi l'intelligence humaine qui explique, alors que le mode de vie des animaux reste immuable, que l’homme, au contraire, fait évoluer son environnement – donc ses mœurs – au fil des siècles.
D’où sa conclusion qui souligne la puissance de son ambition et la complexité de son œuvre, en expliquant également le rôle accordé à la description de l’environnement pour définir les êtres humains : « Ainsi l’œuvre à faire devait avoir une triple forme : les hommes, les femmes et les choses, c’est-à-dire les personnes et la représentation matérielle qu’ils donnent de leur pensée ».
2nd extrait : Champfleury, La Méthode de travail de Balzac, 1879
Même si ses nouvelles et romans n’ont guère connu de succès, Champfleury (1821-1889) développe, dans ses articles critiques, des réflexions intéressantes sur les écrivains et les peintres de son époque, et s’impose, dans son essai Le Réalisme, paru en 1857, comme le théoricien de ce courant littéraire. Il admire tout particulièrement Balzac, comme le montre cette présentation du travail de cet écrivain.
Il y fait un vibrant éloge de l'écrivain, qualifié de « travailleur laborieux », en soulignant comment un manuscrit, rapidement rédigé, est ensuite repris avec soin dès qu’il lui revient imprimé, trouvant ainsi son aboutissement : « Si l’écriture peut être comparée à l’enfant dans le sein de sa mère, l’imprimerie remplit l’office d’accoucheur. » Cette image est prolongée par le ton adopté ensuite par Champfleury, qui feint de plaindre les « typographes, ses malheureux exécutants », placés devant une tâche épouvantable, reprendre les « épreuves si diaboliquement chargées de corrections ».
Il explique ainsi par ce qu’il nomme plaisamment « le démon de la rature » l’état financier déplorable de Balzac, qui préférait perdre de l’argent plutôt que de renoncer à une peinture exacte, d’où sa conclusion : « Une première, une seconde épreuve ne pouvaient alors suffire à cet acharné sondeur. Le roman, nettoyé de ses imperfections, paraissait dans la Revue. Un an après, le même travail recommençait pour l’édition en librairie. »
Une épreuve corrigée par Balzac
Devoir : écrit d'appropriation
Avant de proposer un devoir de dissertation à la fin du parcours associé au roman de Balzac, un écrit d’appropriation est prévu : la rédaction d’une lettre d’amour, déclaration ou rupture au choix. Toute liberté est laissée pour le choix des personnages, de l'époque, des lieux et de la situation d'ensemble.
Cet écrit permettra de mesurer la maîtrise de l’œuvre étudiée, à travers les trois exigences induites :
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Le respect des codes de la lettre : lieu et date, ouverture et formule finale, présence du « je » du scripteur et prise en compte du destinataire.
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L’expression des sentiments, selon le choix. La déclaration devra expliquer ce qui a pu faire naître l’amour, amplifier l’éloge de l’être aimé et insister sur les élans du cœur. S’il s’agit d’une lettre de rupture, les raisons doivent en être expliquées, la désillusion doit être accentuée, et l’adieu nettement formulé.
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L’importance de la modalisation, dont tous les procédés devront être mis en œuvre.