PARCOURS sur Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, 1841
Parcours associé : "Raison et sentiments"
Présentation des parcours
Deux raisons expliquent la combinaison des deux parcours, celui sur le roman de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, et celui qui lui est associé, répondant à l’enjeu « raison et sentiments ».
D’une part, en plaçant au cœur de la problématique pour les deux parcours, le genre épistolaire, nous avons voulu poser d’abord l’héritage de Balzac, avant d’étudier comment il se l’est approprié de façon originale dans son roman. Ainsi l’origine de ce genre est rappelée, à partir notamment de plusieurs exemples des XVIIème et XVIIIème siècles, objets d’explications ou de lectures cursives.
D’autre part, pour mieux traiter l’enjeu du parcours « raison et sentiments », il nous a semblé pertinent de partir d’une recherche sur les courants philosophiques qui le sous-tendent, le rationalisme et le sensualisme, avant de mesurer, à travers deux explications, la façon dont ils s’illustrent au XVIIIème siècle, dans la littérature comme dans la peinture.
C’est pour les prolonger, à la fois par l’étude des personnages et des thèmes du roman, qu’après cette première partie du parcours associé, s’insère le corpus consacré à Balzac. Une introduction permet de présenter l’auteur et le contexte dans lequel s’inscrit l’œuvre, avant de faire une présentation d’ensemble du roman, suivie d’une analyse de sa structure et de cinq explications linéaires. Elles sont prolongées par des lectures complémentaires et accompagnées de synthèses sur l’énonciation et la focalisation. En miroir avec l’enjeu du parcours associé, elles conduisent à deux études d’ensemble, d'abord la comparaison des deux héroïnes ; mais il nous a paru important aussi d’en consacrer une seconde à la dimension critique du roman.
Après la conclusion sur le roman, est proposée une seconde partie du parcours associé : elle s’ouvre sur une synthèse d’histoire littéraire, du romantisme au réalisme, soutenue par une explication et une étude d'histoire des arts, la comparaison de deux tableaux. La dernière explication offre un dépassement, avec une approche du mouvement naturaliste, et la conclusion s'appuie sur les deux lectures personnelles qui peuvent être choisies pour l’entretien de l’épreuve orale du baccalauréat : une nouvelle de Danielle Sallenave reprenant le genre épistolaire, et une « lettre ouverte » de Le Clézio.
Deux devoirs sont prévus : un écrit d’appropriation, afin de réactiver les acquis sur le genre épistolaire, et une dissertation sur le roman de Balzac et le parcours associé.
Le parcours associé : introduction
Un héritage : le genre épistolaire
À notre époque règne l’échange téléphonique ou télévisuel, les échanges écrits se limitent, le plus souvent à quelques lettres officielles ou administratives, et les courriels et les SMS réduisent l’épistolaire à sa plus simple expression en accélérant sa transmission. Il est donc important, avant d’aborder cette séquence, de réfléchir aux caractéristiques et aux implications du genre épistolaire tel qu’il existait quand Balzac a publié son roman.
Dans l'antiquité
Dérivé, comme le terme "épître", d’"epistola", la lettre, le genre épistolaire désigne, dès l'antiquité gréco-romaine, une correspondance, réelle ou fictive.
La lettre réelle offre alors un double intérêt : un témoignage sur une époque, comme la correspondance de Pline le Jeune (61-62t – entre 113-115), mais aussi une réflexion politique, morale, voire philosophique comme les Lettres à Atticus de Cicéron ou les Lettres à Lucilius de Sénèque.
Mais le genre pose d’emblée une question : la spontanéité de la lettre, qui est censée conserver les qualités de l'oralité. Ainsi Sénèque déclare à son disciple : « Comme serait ma conversation, si nous étions assis ensemble ou si nous nous étions assis ensemble ou si nous nous promenions ensemble – spontanée et simple – ; voilà comme je voudrais que mes lettres soient. (lettre 75) Au IIème siècle avant Jésus-Christ, le grammairien Démétrios d’Alexandrie conseillait déjà, dans son Traité sur l’élocution : « La lettre, à l’instar du dialogue, contient en abondance des traits personnels. Il faut dire que chacun écrit sa lettre comme une image de sa propre âme. »
Cependant, il ne faut pas s’y tromper. D’une part, à l’école, le grammaticus enseigne aux jeunes enfants l’art épistolaire, avec une construction rigoureuse de la lettre et des stratégies d’énonciation. D’autre part, plusieurs épistoliers, tel Pline, prévoient de publier leurs lettres – ou bien elles sont réorganisées a postériori pour être publiées, comme les épîtres de Paul de Tarse, insérées dans le Nouveau Testament biblique. La spontanéité n’est donc souvent qu’un artifice… et la lettre n’est qu’un moyen d’instruire le destinataire de façon plaisante. Le but instructif de la lettre s’impose ainsi, et elle devient même le support de polémique et de satires, comme les Épîtres d’Horace, parues au début du Ier siècle av. J.-C. Cette tendance se poursuit au moyen-âge et sous la Renaissance, avec les échanges entre les humanistes.
Cela se confirme avec la naissance de la lettre fictive, dont le modèle reste Les Héroïdes d’Ovide, composées pour les premières vers 15 av.J.-C., et poursuivies pendant son exil, à l’aube du siècle suivant. En vers, censées avoir été écrites par des héroïnes de la mythologie, elles relatent à l’homme aimé absent, leurs élans amoureux et leurs douleurs. L’amour devient alors un thème essentiel dans le genre épistolaire.
Robinet Testard, "Hypsipilè écrit à Jason", vers 1496-1496. Miniature d’une traduction des Héroïdes d’Ovide par Octavien de Saint-Galais. BnF
La constitution d'un genre littéraire
La lettre s’inscrit dans la littérature au XVIIème siècle quand se développe le goût de la conversation dans les salons mondains. L’art d’écrire représente ainsi une des composantes de l’idéal de "l’honnête homme". Celles de Madame de Sévigné, écrites de 1666 à sa mort, en 1696, dont les 796 adressées à sa fille, Madame de Grignan, dont elle vit douloureusement l’éloignement, en donnent un parfait exemple. Mais elles conservent toute l’ambiguïté du genre car, même si elles ne sont pas destinées à être publiées – elles le seront à sa mort – elles circulent dans les salons, et mêlent les élans du sentiment à de multiples anecdotes de la vie mondaine et à des considérations morales.
Madame de Sévigné, Lettres à Madame la comtesse de Grignan, sa fille
C’est à cette même époque, sous l’influence de la Préciosité, qu’est redécouvert le recueil médiéval des lettres d’Abélard et Héloïse, récit d’un amour interdit qui renforce la place de ce thème dans le genre épistolaire, que les lettres soient réelles ou fictives, met à la mode, jusqu’à constituer des anthologies…
Enfin, avec Les Provinciales (1656) de Pascal, s’affirme le rôle polémique de la lettre, qui connaîtra son essor dans la presse avec les "lettres ouvertes", telle celle intitulée « J’accuse » de Zola parue dans L’Aurore le 13 janvier 1898 à l’occasion de l’affaire Dreyfus.
Le roman épistolaire
Enfin, la lettre trouve sa place dans le roman, d’abord de façon isolée, pour donner plus de vérité à l’expression d’un personnage en supprimant l’intervention d’un narrateur.
Mais l’épistolaire s’inscrit encore davantage dans la fiction, avec l’habile stratégie introduite par les Lettres portugaises traduites en français, publiées en 1669, cinq lettres prétendument écrites, selon l’Avertissement de l’éditeur, par une religieuse portugaise séduite puis délaissée par un officier française ; en fait, en 1920, est démaqué l'auteur réel, le comte de Guilleragues (1628-1685)… Le succès de cette œuvre donne naissance, au XVIIIème siècle, à de nombreux romans épistolaires, tantôt s’assumant comme fiction, telles Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, tantôt présentés comme un échange authentique, telles Lettres persanes (1721) de Montesquieu ou, en 1782, Les Liaisons dangereuses de Choderlos, lettres censées avoir été retrouvées dans un grenier.
Lecture cursive : Madame de Sévigné, lettre à M. de Coulanges, 15 sept. 1670
Pour lire le texte
Amie de Mme de La Fayette et du duc de La Rochefoucauld, la marquise de Sévigné (1626-1696) a fréquenté les salons mondains et la cour, à une époque où la dimension rationnelle, les règles de la vie sociale, qui fondent l’idéal de « l’honnête homme » et la bienséance, se mêlent aux valeurs qui marquent, avec le développement du "moi", longtemps considéré, pour reprendre la formule de Pascal, comme « haïssable », une volonté nouvelle d’autoriser l’expression de la subjectivité. Cela explique l’essor du genre épistolaire, où, tout en tenant compte de la personnalité du destinataire, l’auteur révèle son regard personnel sur le monde qui l’entoure.
Outre sa fille, Madame de Sévigné a de nombreux autres correspondants, dont son cousin, Monsieur de Coulanges, avec lequel elle a partagé une partie de son enfance. Sa charge le conduit à quitter, avec son épouse, Paris pour Lyon, d’où cette lettre destinée à lui transmettre des nouvelles de la cour, en l’occurrence un mariage. Les quatre parties de la lettre mettent en valeur les qualités attendues de son émetteur.
Pierre Mignard, Françoise Marguerite de Sévigné, vers 1669. Huile sur toile, 90 x 73. Musée Carnavalet, Paris
Des lignes 1 à 12
Il est d’abord essentiel de susciter la curiosité du correspondant, d’où les deux procédés choisis par l’épistolière :
Une série d’hyperboles, l’énumération de dix-neuf superlatifs, amplifie l’aspect exceptionnel de cette « chose », avec tant de contradictions, comme « « la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui », qu’elle en devient indéfinissable.
L’anaphore d’« une chose » introduit un nouveau retard dans l’annonce, en accentuant encore l’impatience du destinataire par les sentiments contradictoires évoqués, « miséricorde » ou « joie » ou « avoir la berlue », et par les indices temporels qui accroissent le mystère : « une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. »
Des lignes 12 à 20
Ainsi, elle pose une sorte d’énigme que la suite va confirmer à travers le dialogue fictif avec son destinataire : « Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la ». Elle s’amuse alors à mener le jeu, avec une première partie d’annonce, « M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre », qui relance encore l’énigme, « devinez qui ? », en se moquant des réponses inexactes.
Des lignes 20 à 27
Quand arrive enfin l’annonce, son importance est à nouveau accentuée par le nom de l’épouse retardé, puis par l’énumération de ses titres et de sa généalogie. La fin du paragraphe, « Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. », est destinée à justifier l’aspect exceptionnel de cette nouvelle : il s’agit, en fait, d’une mésalliance, véritable scandale par rapport aux règles de la monarchie.
De la ligne 28 à la fin
Les deux derniers paragraphes apportent à la lettre sa conclusion, en imaginant, par une série d’hypothèses en gradation, les réactions du destinataire, étonnement, accusation puis violente contestation de l’épistolière, « si enfin vous nous dites des injures », les réactions du destinataire, jusqu’à une pirouette finale : « nous trouverons que vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous. » La formule finale, « Adieu », brutale, est admise vu qu’il s’agit d’un cousin , mais elle crée aussi une nouvelle attente, la confirmation de ce témoignage de la vie à la Cour.
CONCLUSION
Mme de Sévigné a su transformer une nouvelle – qui avait alors ému « la cour » et « la ville », au point que Louis XIV a fait interdire ce mariage trois jours après l’avoir autorisé – en une petite comédie, qui reflète le goût dans les salons mondains de son temps pour les énigmes et les jeux d’esprit. Elle crée un horizon d'attente, tenant habilement en éveil la curiosité de son destinataire, et sait mettre en valeur, par le rythme de son annonce et la variété des tons, un événement qui illustre l’importance des intrigues amoureuses dans la noblesse.
Elle offre aussi un témoignage du double rôle de la lettre : informer le destinataire, bien sûr, sur sa vie personnelle mais aussi sur l’environnement social, mais aussi retenir son attention afin de l’amener à réagir et à poursuivre l’échange. On imagine aisément la difficulté quand l’écrivain choisit le genre du roman épistolaire, où l’attention du/des correspondant/s – et du lecteur – doit être sans cesse soutenue et relancée.
Enjeu du parcours : "raison et sentiments"
La raison
Dès l’antiquité, la philosophie fait de la raison une faculté propre à l’homme, qui lui permet de connaître, de juger et de fonder les principes qui guideront sa conduite. Elle s’oppose ainsi à d’autres approches du réel, fondées sur les mythes, la religion, l’imagination, la sensation ou le sentiment. Ce primat de la raison conduit au rationalisme qui affirme qu’elle seule peut conduire des démonstrations qui mènent à la vérité. Ainsi Platon fait inscrire au fronton de son école « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », une façon de marquer que l’exercice de la science, de la logique, est un préalable à tout enseignement.
Le rationalisme est si puissant qu’au XIIIème siècle un théologien comme Thomas d’Aquin s’efforce de l’appliquer à la foi : il pose comme principe l’idée d’un ordre rationnel créé par Dieu, qui a transmis à l’homme la faculté de le connaître. Si rien n’existe sans cause, tout peut être expliqué par la raison.
Mais c’est avec René Descartes, notamment par la formule « Cogito ergo sum » dans son Discours de la méthode, paru en 1637, que le rationalisme s’impose, d’abord par l’application d’un doute méthodique, qui conduit à la seule certitude que la voie d’accès à la connaissance est le fait de se définir comme « chose qui pense ». Il considère que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagé », que « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. » C’est donc la raison qui doit guider toute connaissance du réel et tout choix moral.
René Descartes, Discours de la méthode, 1637
Le/s sentiment/s
Déjà Pascal avait réagi à cette approche rationnelle à propos de la religion, en écrivant « Le cœur a ses raisons que la raison ignore », c’est-à-dire en considérant que la foi ne pouvait relever d’une justification rationnelle de l’existence de Dieu, mais que l’élan du cœur suffisait à en éprouver la vérité. Il opposait ainsi connaissance rationnelle et connaissance sensible.
Ainsi, en réaction à Descartes se développe, au XVIIIème siècle, le sensualisme, sous l’influence notamment d’Essay on Human Understanding (1690) du philosophe anglais John Locke, puis du français Condillac. Selon une perspective empirique, se fondant sur l’expérience, ils considèrent que toute connaissance s’acquiert par les impressions causées, elles, par les sensations, ensuite mémorisées, comparées à d’autres pour conduire au jugement. Helvétius affirme dans De l’Esprit (1758) donc : « Penser, c’est sentir. »
À partir du sensualisme, le rôle primordial accordé pendant longtemps à la raison se trouve remplacé par une valorisation du « sentiment », d’abord en tant que faculté de percevoir une sensation, avec plus ou moins d’intensité ; dans la littérature sont alors mis en scène des êtres sensibles, c’est-à-dire capables d’être émus, touchés, en qui les émotions prennent le pas sur le raisonnement, et les œuvres mettent au premier plan les sentiments, plus profonds et plus durables que les seules émotions, qui induisent les relations établies avec autrui, telles l’amour, la haine, la jalousie, mais aussi l’état intérieur, bien-être, orgueil, ou mal de vivre. On est alors à l’aube du mouvement littéraire qui s’épanouira au XIXème siècle, le romantisme.
Une relation de coordination
A priori, donc, dans l'approche philosophique, les termes « raison » et « sentiment », au singulier, s’opposent, et la conjonction « et » signalerait alors une confrontation, comme souvent dans des titres, tels ceux du conte La Belle et la Bête, ou de l’essai de Stendhal, Racine et Shakespeare (1823-1825) ? Pensons aussi au roman de Jane Austen, Sense and sensibility, publié en 1811 et traduit en français en 1815 sous le titre Raison et Sensibilité ou les Deux Manières d’aimer, aujourd’hui sous ce même titre Raison et sentiments. Ainsi, le roman oppose deux héroïnes, Marianne pour les « sentiments » et Elinor, la raisonnable, comme s’opposent, chez Balzac, Louise et Renée…
Or, initialement, la conjonction « et » exprime, en effet, une addition, en rapprochement, entre le singulier « raison » et le pluriel « sentiments ». D’où une question : l'opposition est-elle inexorable ? Est-il possible que coexistent, en une même personne, ces deux approches, l’une privilégiant les élans du cœur en s’y laissant aller totalement, l’autre voulant les dompter, y résister par l’usage de la raison. Est-il possible de dépasser ce qui peut provoquer un déchirement, pour trouver un équilibre ?
Nous avons choisi de construire ce parcours sur le genre épistolaire, d'abord pour marquer le lien avec le roman de Balzac, mais aussi parce que la lettre, à la fois par le dialogue qu'elle permet entre l'émetteur et le destinataire et le conflit intérieur souvent exprimé. D'où la problématique retenue : Comment le genre épistolaire favorise-t-il la mise en valeur de la relation entre la « raison » et les « sentiments » ?
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761 : partie VI, lettre 7, du début à "... un danger réel."
Pour lire l'extrait
Reproduisant les amours tragiques d’Héloïse avec son précepteur Abélard, récit médiéval célèbre, Rousseau, dans son roman épistolaire, relate l’amour né entre Julie d’Étanges et Saint-Preux, son précepteur, rendu impossible par l’écart social. L’aveu de Saint-Preux et un baiser échangé amènent son renvoi par Julie, effrayée de ses sentiments. Mais il conduit les deux jeunes gens à un profond chagrin ; ils se revoient et entretiennent une liaison amoureuse. Cependant le mariage de Julie avec M. de Wolmar, relaté dans la troisième partie du roman, les sépare à nouveau et interrompt la correspondance. Après quatre ans de voyage, Saint-Preux annonce son retour et est invité à séjourner dans leur propriété de Clarens, où il retrouve Julie, à présent épouse et mère de famille, ce qui rend leur relation moralement impossible. Désespéré, Saint-Preux fuit à nouveau, pour de longues années, sans cesser pour autant d’aimer passionnément Julie.
La partie VI s’ouvre sur une lettre de Julie à Saint-Preux, qui, pour sublimer leurs sentiments tout en préservant leur vertu, l’invite à épouser sa cousine, Claire, qui depuis longtemps éprouve pour lui de tendres sentiments : « Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui garde votre âme, qui l’épure, qui la ranime, et sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du séjour céleste. » Elle y voit le moyen de retrouver la paix des cœurs :
Nicolas-André Monsiau, "Le Baiser dans le bosquet", 1793. Gravure pour La Nouvelle Héloïse, BnF
Voilà, mon ami, le moyen que j’imagine de nous réunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la même place que vous tenez dans nos cœurs. Dans le nœud cher et sacré qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des sœurs et des frères ; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nôtre ; les plus doux sentiments, devenus légitimes, ne seront plus dangereux ; quand il ne faudra plus les étouffer, on n’aura plus à les craindre.
L’extrait de la lettre VII est le début de la réponse que lui adresse Saint-Preux.
Comment à travers la forme épistolaire Rousseau fait-il ressortir le conflit entre le cœur et la raison ?
1ère partie : l’élan de l’émotion (des lignes 1 à 8)
Pour toucher son destinataire, toute lettre personnelle doit se rapprocher de ce que serait une conversation, en reproduire le rythme et les élans. C’est le cas ici, grâce à une ponctuation expressive, qui fait ressortir deux sentiments contradictoires.
La persistance de l'amour
Le rythme en gradation des trois premières phrases, ponctuées par les exclamations, met en valeur la surprise de Saint-Preux, « Julie ! une lettre de vous !… après sept ans de silence !… » Les points de suspension semblent marquer le moment de doute lors de la réception, dû à l’écart temporel, immédiatement remplacé par la certitude, affirmée avec force, avec l’emploi du présent pour dépeindre la réaction de Saint-Preux, « Oui, c’est elle ; je le vois, je le sens », avec un glissement verbal qui insiste sur la force du sentiment. Ainsi, la question qui suit, adressée autant à lui-même qu’à Julie, rejette toute hypothèse d’un amour qui se serait éteint : « mes yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon cœur ne peut oublier ? » L'émotion est le signe de l'amour qui perdure.
L'écriture d'une lettre : l'épistolaire au XVIIIème siècle
Une accusation
Mais le ton change ensuite, après l’interjection brutale, « Quoi ! », qui traduit une forme d’indignation, accentuée par la double exclamation : « vous vous souvenez de mon nom ! vous le savez encore écrire ! » Un nouvel emploi des points de suspension doivent permettre à la destinatrice de réfléchir à cette accusation chargée d’ironie, que prolonge la question suivante : « En formant ce nom, votre main n’a-t-elle point tremblé ? » Intervient alors un retour sur soi, « Je m’égare, et c’est votre faute », mais l’accusation se précise par la comparaison entre le contenu de cette dernière lettre – rappelons que Julie l’invite à épouser sa cousine, Claire – et toutes celles jadis reçues, « trop différentes ». Il souligne ainsi le contraste entre l’apparence, avec l’énumération, « La forme, le pli, le cachet, l’adresse », et cette invitation, d’où le constat amer, « Le cœur et la main semblent se contredire. », qui renforce l’accusation, relancée par l’interjection et la question qui met en valeur la culpabilité par l’antithèse : « Ah ! deviez-vous employer la même écriture pour tracer d’autres sentiments ? »
2ème partie : l’expression du changement (des lignes 8 à 16)
Une nouvelle relation
L’écriture d’une lettre implique d’imaginer les réactions à venir du destinataire, pour les anticiper, d’où l’hypothèse : « Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres, c’est trop justifier la dernière. » La « dernière » lettre de Julie repose, en effet, sur l’idée d’offrir à Saint-Preux un nouvel amour, propre à le consoler de celui qu’il ne peut plus vivre, mais qu’il éprouverait encore, ce qu’il vient, précisément, de montrer par ses exclamations.
Pour se défendre, il s’emploie donc à démentir « les craintes », qui ont guidé la lettre de Julie, en une brève affirmation, catégorique : « Vous vous trompez. » C’est donc une nouvelle relation qu’il cherche à poser, fondée sur l’idée qu’en sept ans, tous deux ont changé : « je ne suis plus le même, ou vous n’êtes plus la même ». Un va-et-vient s’accomplit alors entre la situation présente, « les charmes et la bonté, tout ce que je retrouve en vous », et le temps d’« autrefois » où tous deux s’aimaient, celui de ses « anciens hommages ».
La fin de l'amour
La proposition de Julie vient de l’idée que, pour pallier la souffrance de Saint-Preux, qu'elle imagine, il faut que son cœur trouve à aimer ailleurs. La proclamation de celui-ci, « Je me sens bien », est donc une façon de rejeter cette proposition, de riposter à ses « craintes ». Mais qui tente-t-il de persuader, Julie pour la rassurer, ou lui-même, par orgueil ? En fait, les choix lexicaux révèlent qu’il tente de renforcer, en faisant appel à la raison, sa propre image à ses yeux d’abord : « ce qui me le prouve », « cette observation ». Au-delà de l’invitation à en épouser une autre, « sujet de surprise », il compense donc son aveu de faiblesse, « je ne me fie point à mes forces », par une affirmation renforcée de son changement, un nouveau « sentiment » qui le « dispense d’y recourir », souligné par le passé composé qui marque l’achèvement de son amour pour Julie : « celle que j’ai cessé d’adorer ». L’amour se serait donc effacé, remplacé par ce qui relève de la bienséance : « Plein de tout ce qu’il faut que j’honore », « je sais à quels respects doivent s’élever mes anciens hommages. » La réponse de Saint-Preux se teinte alors de froideur.
3ème partie : sentiment et raison (des lignes 16 à 25)
La force de l'amour
Comment ne pas être surpris par ce qui apparaît totalement contradictoire, l’amour réaffirmé avec insistance alors même qu’il vient d’être nié : « Pénétré de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai » ? Dans toute la fin de cet extrait, nous notons cette persistance de l’amour : Julie lui est restée « aussi chère » qu'auparavant.
Le rôle de la raison
Mais aussitôt après cette affirmation, le conflit entre sentiment et raison est mis en valeur par le recours au raisonnement par concession : « mais ce qui m’attache le plus à vous est le retour de ma raison. » Cette « raison », en fait, s’associe à la vertu, puisqu’aimer Julie, épouse et mère, poursuivre cette relation est commettre un adultère : « Elle vous montre à moi telle que vous êtes ; elle vous sert mieux que l’amour même. » Ce serait ne plus respecter Julie, d’où l’hypothèse rejetée : « si j’étais resté coupable » d'un amour qu’il qualifie d’ailleurs de « faiblesse », d’« erreur » et même de « chimère ». Ainsi son choix, rationnel, repose sur son désir qu'une telle « erreur [...] ne puisse plus vous offenser ».
Concilier amour et raison
D’un côté, il y a la raison, principe fondamental du siècle des Lumières, avec le verbe "éclairer" qui illustre bien cette époque quand Saint-Preux évoque l’appui de l’époux de Julie : « Depuis que j’ai cessé de prendre le change, et que le pénétrant Wolmar m’a éclairé sur mes vrais sentiments, j’ai mieux appris à me connaître, et je m’alarme moins de ma faiblesse. » Les sentiments ont pu devenir « vrais » car ils ont retrouvé une juste mesure.
Mais, d’un autre côté, l’action de la raison a soutenu une véritable lutte intérieure contre le sentiment, avouée puisque Saint-Preux multiplie les termes évoquant les difficultés éprouvées car l’amour subsiste : « Qu’elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu’elle ne puisse plus vous offenser, et la chimère qui m’égare à sa poursuite me sauve d’un danger réel. »
Mais ce dernier aveu reste ambigu. Repose-t-il véritablement sur la volonté de respecter Julie, ou bien de se protéger lui-même de toute souffrance ? En mettant en avant son « repos », en considérant qu’un tel amour l'« égare », il montre qu’il s’agit d’abord de lui-même. Si l’amour n’est plus perçu que comme « une chimère », il est alors rejeté dans le domaine du rêve, de « l’imagination », et Saint-Preux se sent alors en paix avec lui-même : cela le « sauve d’un danger réel ». La « raison » parvient ainsi à s’accorder au sentiment, mais ici égocentré.
CONCLUSION
Les variations de ton dans cette lettre, qui lui laissent tout son naturel, permettent au lecteur de percevoir ce qu’a pu ressentir le héros en recevant, de la femme qu’il aime encore malgré ses dénégations, après tant d’année « de silence », une lettre qui lui propose d’en épouser une autre. Se mêlent en lui la colère, et l’amertume de constater que, si l’amour vit encore en lui, une telle invitation révèle que Julie n’en éprouve plus en le cédant ainsi à une autre… Atteint dans sa dignité, voyant ainsi ses propres sentiments niés, sa réponse ne peut qu’être ambiguë, les élans lyriques, expressions du cœur, se trouvant combattus par le retour sur soi, par un appel à la raison.
Ainsi, cette lettre reflète tout à fait cette fin de siècle, où la raison, longtemps seule faculté humaine prônée, se trouve peu à peu remplacée par une place plus importante accordée aux sentiments.
Daniel-Nicolas Chodowiecki, Saint-Preux et le portrait de Julie, 1783. Gravure sur cuivre pour La Nouvelle Héloïse, 8,8 x 5,7. Herzog Anton Ulrich Musum, Braunschweig'
Lecture cursive : Jean-Jacques Rousseau, Entretien sur les romans entre l’éditeur et un homme de lettres, 1761, seconde préface de Julie ou La Nouvelle Héloïse
Pour lire l'extrait
Quand un écrivain décide de faire précéder son œuvre d’une préface, c’est une façon d’indiquer à la fois ses objectifs et sa conception de la littérature. Lui donner, comme ici, la forme d’un dialogue entre « R », de toute évidence Rousseau, et « N », censé représenter un éditeur, est une stratégie habile : cela permet de répondre par avance aux critiques.
La critique des lettres
Le premier reproche porte sur l’écriture même des lettres, en soulignant le contraste entre la forme, un style « guindé », avec trop d’« emphase », et le fond, qualifié avec mépris de « choses communes », ce qu’illustre la métaphore : « Une diction toujours dans les nues, et des pensées qui rampent toujours. » Le blâme est très violent : « rarement du sens, de la justesse ; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur ».
S’y ajoute un second reproche, un contenu qui ne dépeint pas suffisamment la réalité, en raison du peu de personnages, donc n’apporte aucun enseignement au lecteur : « Qu’apprend-on dans la petite sphère de deux ou trois amants ou amis toujours occupés d’eux seuls ? »
Le fondement de la philosophie de Rousseau
Ses premiers essais philosophiques, Discours sur les sciences et les arts (1750) et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), fonde la conception qui guide toute l’œuvre de Rousseau : l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt. C’est ce qu’il rappelle à son interlocuteur : « Dans les grandes sociétés on n’apprend qu’à haïr les hommes. » S’il est, certes, impossible de revenir à l’état de nature, au moins faut-il, soit refonder le « contrat social » sur des lois justes, relevant de la volonté générale, soit s’éloigner des villes et trouver refuge dans un milieu naturel, au sein d’une petite communauté. Or c’est précisément ainsi que vivent les principaux personnages de La Nouvelle Héloïse et « [d]ans la retraite on a d’autres manières de voir et de sentir que dans le commerce du monde. » C’est ce qui justifie, explique alors Rousseau, le langage des lettres qui choque son adversaire.
Il oppose donc avec force le langage du « monde », violemment blâmé car il n’est qu’hypocrisie et chargé d’une « énergie » artificielle pour se faire valoir aux yeux d’autrui, à la sincérité de la vraie passion, qui « dit ce qu’elle sent ».
L'éloge de la vérité du cœur
Cette longue explication entraîne une riposte ironique de « N » : « C’est-à-dire que la faiblesse du langage prouve la force du sentiment. » La réponse de Rousseau développe alors longuement l’opposition de deux formes de lettres, en adoptant le point de vue du lecteur :
D’un côté, la lettre est fictive : c'est « une lettre d’amour faite par un auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller », le lecteur peut être ébloui, « enchanté », mais ce sont les mots seuls qui produisent cet effet : ce sera « une agitation passagère et sèche, qui ne vous laissera que des mots pour tout souvenir. »
D’un autre côté, la lettre est réelle. Ainsi, dans le cas d’« une lettre que l’amour a réellement dictée », le style peut n’avoir aucun intérêt particulier, et Rousseau accumule les négations : « Rien de saillant, rien de remarquable ; on ne retient ni mots, ni tours, ni phrases ; on n’admire rien, l’on n’est frappé de rien. » En revanche, le lecteur percevra la « vérité » qui naît précisément de cette expression naturelle et en sera « ému », d’où sa conclusion : « c’est ainsi que le cœur parle au cœur. »
CONCLUSION
La lecture de cet extrait de la Préface après avoir expliqué la lettre envoyée par Saint-Preux en réponse à celle de Julie nous invite à dépasser la fiction romanesque, puisque Rousseau oppose l’« auteur dans son cabinet » à la lettre véritablement écrite en toute sincérité. Il justifie ainsi les sentiments contradictoires, amour et déni, qui s’y expriment, d’une façon qui peut sembler excessive ou confuse. Mais, surtout, il nous amène à comprendre que, dans le personnage de Saint-Preux, il a mis beaucoup de lui-même, ce qu’il précisera dans le livre IX des Confessions en expliquant la création de La Nouvelle Héloïse : « je m'identifiais avec l’amant et l’ami le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. », avec le souhait « rappelant tout ce que j’avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer, que je n’avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré. »
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, CV
Pour lire la lettre
Alors qu’à la fin du XVIIIème siècle, les valeurs du cœur, l’éloge des sentiments remplacent peu à peu le primat accordé à la raison, le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, paru en 1782, Les Liaisons dangereuses, offre une image bien différente en illustrant le libertinage qui s’est développé après la mort de Louis XIV sous la Régence.
Le trio formé par la Marquise, Valmont et Cécile, film de Stephen Frears, 1988'
Le roman compte cent soixante-quinze lettres, prétendument authentiques et remaniées par un "rédacteur", échangées entre deux protagonistes principaux, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, et les victimes de leur libertinage. Pour se venger du comte de Gercourt, son ancien amant, qui s’apprête à épouser Cécile de Volanges, jeune fille « pure », tout juste sortie du couvent, la marquise a, en effet, demandé à Valmont, son ancien amant auquel la lie encore une complicité libertine, de séduire Cécile. Ainsi, celui-ci l’informe régulièrement de ses progrès dans cette entreprise de corruption tandis que, de son côté, Cécile transmet ingénument ses émois à la marquise. Cette lettre CV répond à la lettre XCVII, dans laquelle Cécile avoue à la marquise, à laquelle elle accorde une totale confiance, sa honte d’avoir cédé à Valmont, qui s’est introduit de nuit dans sa chambre, et sa peur des conséquences de son acte.
Comment se traduit, dans la conception de l’amour prônée par la marquise, la confrontation entre la raison et les sentiments ?
1ère partie : Deux conceptions opposées de l’amour (des lignes 1 à 10)
L'éloge du libertinage
Choderlos de Laclos prend soin de conserver les caractéristiques de la lettre, le lieu et la date de son écriture, et la rend immédiatement vivante par l’interpellation de la destinatrice, « Hé bien ! petite ». Le ton est, certes, affectueux, mais le redoublement exclamatif, « vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! », en réponse à la lettre de Cécile, révèle déjà toute son ironie. En imitant un langage enfantin, elle se moque, en effet, de ses réactions, d’abord par sa question rhétorique, « Monsieur de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? » Elle ridiculise ensuite les reproches lancés par Cécile contre Valmont, en faisant l’éloge du comportement de celui-ci : « Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! » Cet argument est renforcé par son accusation d’hypocrisie. Elle souligne, en effet, la contradiction entre la vertu affichée et la curiosité de toute jeune fille pour les réalités sexuelles : « Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! » Sa conclusion affirmée, « En vérité, ces procédés-là sont impardonnables » est donc de l’ironie par antiphrase, et révèle, en fait, l’approbation du libertinage par la Marquise.
Louis-Joseph Masquelier et Marguerite Gérard, Valmont entrant de nuit dans la chambre de Cécile, 1796. Gravure sur cuivre, 14,5 x 8,5. BnF
La critique de l'amour romanesque
À cet éloge indirect du libertinage, et sur ce même ton ironique, la Marquise oppose une peinture critique de l’amour tel qu’il est traditionnellement présenté dans les romans, fondé sur les élans du cœur. Cécile est, en effet, amoureuse de Danceny, amour interdit puisqu’elle doit épouser Monsieur de Gercourt. Mais ce mariage avec un homme que la Marquise lui a présenté comme « vieux », austère et sévère, lui répugne, alors que Danceny, lui, paraît l’amant parfait. Or, c’est précisément de cette perfection vertueuse que se moque la Marquise par une parenthèse faussement élogieuse : « vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ».
Elle dresse alors un tableau des sentiments amoureux qui, à partir des romans à la mode, dans la lignée de la Préciosité, nourrissent les rêves des jeunes filles, rendu ironique par l’énumération exclamative en gradation : « De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! » Ils mettent en scène les « infortunes » de l’amour, les désordres qu’il provoque, les élans du sentiment. Or, pour la Marquise, cet amour-là est un sacrifice, rejeté par l’exclamation : « vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs ! » La proposition elliptique du verbe, « Rien de mieux », soutient l’ironie de la critique qui suit, « vous figurerez à merveille dans un roman », renforcée par l’exclamation, « que de belles choses ! », et l’image du « brillant cortège ». Sa conclusion condamne définitivement l’amour romanesque, qui ne peut, selon elle, que s’éteindre quand aucun plaisir ne vient le raviver : « on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. »
2ème partie : Un éloge de l’immoralité (des lignes 11 à 17)
L'art de la feinte
La vivacité des exclamations de la Marquise met en valeur l’ironie de sa pitié, feinte : « Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! Elle avait les yeux battus le lendemain ! ». Elle la représente comme un enfant innocente, telle un « bel ange », qui a peur que la faute commise, qu’elle ne peut, vu son éducation, que considérer comme un péché, ne se lise dans ses « yeux battus », signe de sa nuit d’amour. Elle feint également de comprendre et de partager sa peur : « Et puis ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. »
La marquise face à Cécile, film de Stephen Frears, 1988
Une argumentation
Pour la convaincre de l’intérêt du libertinage, elle introduit alors quatre arguments.
Le premier, à travers la question qui lui demande d’inverser la situation, suggère qu’il faut profiter du plaisir reçu, avant que l’ « amant » n’aille le chercher auprès d’une autre : « Et que direz-vous donc, quand ce seront ceux de votre amant ? »
Le deuxième met en avant la qualité même de l’amant, qu’il faut savoir apprécier, sous-entendant que les bons amants sont rares : « tous les hommes ne sont pas des Valmont. »
Le troisième l’invite, par une flatterie, à tirer profit de sa propre beauté : « Et puis ne plus oser lever ces yeux-là ! »
Le dernier démasque son ironie, puisqu’elle détruit l’hypothèse de Cécile, sa peur qu’elle a feint d’abord de partager : « Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus modeste. » Avec l’insistance de l’impératif, elle l’invite à porter un autre regard sur la société que celui qu’on lui a enseigné au couvent : la vertu y a perdu toute valeur, et toutes les femmes, y compris les « demoiselles » qui sont censées rester vierges jusqu’au mariage, profitent des plaisirs du libertinage.
3ème partie : Une critique ironique (de la ligne 18 à la fin)
Une jeune fille naïve
Il faut continuer à prendre pour une antiphrase le terme « louanges » lancé au début du troisième paragraphe, puisque, depuis le début de cette lettre, la Marquise dénonce, un par un, tous les arguments invoqués par Cécile. De même, le terme hyperbolique, « chef-d’œuvre », se moque de la naïveté de la jeune fille qui a pleuré dans les bras de sa mère, qui l’interrogeait sur son état de trouble, le lendemain matin. En reprenant cette scène, semblable à celle des romans, la Marquise la rend totalement ridicule : « vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! » Mais, en feignant l’admiration par ses exclamations, « Vous aviez si bien commencé ! » et « et quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! », elle dénonce, en réalité la confiance excessive qu’aurait représenté l’aveu à sa mère de sa nuit passée avec Valmont. La question qui interpelle la destinatrice à la fin de l’extrait, souligne ce reproche : « Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? »
Une jeune fille naïve et sa conseillère, film de Stephen Frears, 1988
Les dangers de la vertu
La marquise reprend son argumentation en recourant à une hypothèse : « Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie » La gradation ternaire dans l’éloge initial de la mère de Cécile se charge d’ironie par le contraste avec le terrible châtiment, accentué par l’indice temporel. Elle lui rappelle ainsi les réalités de l’éducation des jeunes filles, en plaçant devant ses yeux les conséquences de son aveu, l’enfermement dans un couvent, punition d’une fille séduite sous prétexte de préserver sa « vertu », en réalité pour empêcher que la honte ne rejaillisse sur sa famille.
Les Liaisons dangereuses, Cécile et sa mère. Mise en scène de Christopher Hampton, Shakespeare Company, 201O
Pour compléter ce danger de la vertu, la marquise termine sa lettre en revenant sur les deux conceptions de l’amour présentées au début, mais elle en inverse ironiquement la valeur. Ce qui est tragique, être coupée du monde, séparée de l’être aimé, devient un bonheur total : « et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise. » Cet amour, impossible à vivre, est, en fait, représenté comme une « douleur » délicieuse, si bien que les « plaisirs » réels, ceux de la sensualité, sont dépeints, eux, par l’oxymore comme « contrariants », propres à « troubler » les rêves amoureux.
CONCLUSION
Dans cette lettre, l’ironie soutient une argumentation qui se veut logique pour dénoncer la vertu, remplacée par l’éloge du libertinage, signe d’une liberté qui rejette toute dimension chrétienne. Parallèlement, la marquise s’en prend aux romans qui, par le récit des péripéties amoureuses et l’image d’amours sublimes, nourrissent de rêves l’esprit des jeunes filles. Elle fait appel à la raison de sa destinatrice pour l’inviter à profiter de l’existence « hic et nunc » et des « plaisirs » concrets qu’elle offre, au lieu de se bercer d’illusions sentimentales.
Or, le frontispice de l’édition des Liaisons dangereuses comporte un sous-titre : « Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres », ainsi qu’une phrase de Rousseau présentant son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, parue en 1761. Par ce terme d’« instruction » et cette citation, Choderlos de Laclos indique le genre choisi, affirme la volonté de réalisme et fixe à son roman un objectif moral… Mais est-ce vraiment le cas ? Si nous observons le sort des personnages dans ce roman, certes les méchants se retrouvent punis, sévèrement : Valmont meurt, et la marquise est à la fois défigurée par la petite vérole, et déshonorée socialement. Mais leurs victimes, coupables de leur seule naïveté, s’en sortent-elles mieux ? Pas du tout… Cécile doit finalement entrer au couvent, et l’autre victime de Valmont, la Présidente de Tourvel, meurt de honte et de désespoir.
Lecture cursive : Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, "Préface du rédacteur" et "Avertissement de l'éditeur"
Pour lire les textes
Les Liaisons dangereuses, frontispice, 1782
Texte 1 : Les Liaisons dangereuses, "Préface du rédacteur"
1ère partie : l’élaboration du recueil (des lignes 1 à 18)
Le frontispice montre que l’œuvre a été publiée anonymement, sous les seules initiales de l’auteur, et à Amsterdam, sans doute pour ne pas avoir à demander le droit d’imprimer à la censure monarchique. Mais la Préface va plus loin encore, car Choderlos de Laclos y affirme n’avoir été que le « rédacteur » de cette « correspondance » : « Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue ». Son travail n’aurait donc été qu’un remaniement, « élaguer », « remplacer par ordre » les lettres, et « quelques notes ». Il échappe ainsi à toute accusation d’immoralité. Il répond aussi par avance aux critiques esthétiques, sur « la pureté de diction ou de style, contre laquelle on trouvera beaucoup de fautes. », en déniant toute responsabilité, puisqu’il n’a pas été autorisé à des modifications plus importantes : « Ce travail […] n’a pas été accepté ».
2ème partie : un objectif moral (de la ligne 19 à la fin)
Depuis l’antiquité, les auteurs associent deux objectifs, « plaire » et « instruire ». Or, Choderlos de Laclos sait très bien que le libertinage de ses personnages s’oppose à la morale et aux valeurs religieuses qui la soutiennent. Le frontispice précise d’ailleurs que les lettres sont « publiées pour l’instruction de quelques autres ».
C’est ainsi que le soi-disant rédacteur se justifie longuement dans cette seconde partie de l’extrait : « c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres pourront concourir efficacement à ce but. » Il insiste notamment sur la volonté d’éclairer sur les intentions cachées des corrupteurs, et de protéger ainsi le « bonheur » et la « vertu ». Prudemment cependant, son ultime conseil est une nouvelle feinte pour renforcer son prétendu souci moral par le témoignage rapporté : il ne faut pas mettre ce livre entre les mains de « la jeunesse », mais attendre plus de maturité pour qu’il soit « utile ».
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782 : "Avertissement de l’éditeur"
Le 1er paragraphe
Cet « avertissement », prétendument écrit par « l’éditeur », est en fait un jeu de l’auteur, qui s’amuse ainsi à contredire l’affirmation dans sa Préface de n’être que le « rédacteur » qui aurait seulement organisé et remis en forme des lettres réelles : « nous ne garantissons pas l’authenticité de ce recueil. » Le but est évident, souligné par la négation restrictive, égarer le lecteur : « ce n’est qu’un roman. »
Les 2ème et 3ème paragraphes
La suite est fondée sur l’ironie par antiphrase. Feignant de critiquer l’auteur, l’argument pour nier la « vraisemblance », est, en fait, une critique de la société du XVIIIème siècle, masquée par un éloge : les « mauvaises mœurs » n’existeraient plus « dans notre siècle »… L’ironie ressort dans les hyperboles et l’appel au témoignage des lecteurs : « les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées.
Choderlos de Laclos, pour esquiver la censure, s’amuse à nouveau en formulant, toujours ironiquement par l’antiphrase, son autocritique : « nous blâmons beaucoup l’auteur, qui, séduit apparemment par l’espoir d’intéresser davantage en se rapprochant plus de son siècle et de son pays, a osé faire paraître, sous notre costume et avec nos usages, des mœurs qui nous sont si étrangères. »
Le 4ème paragraphe
Sous prétexte d’être utile au lecteur, en l’invitant à ne pas accorder à l’œuvre le crédit de montrer la vérité, ce soi-disant « éditeur » conclut sur une dernière critique de sa société, ironique : « nous ne voyons point aujourd’hui de demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se faire religieuse, ni de présidente, jeune et jolie, mourir de chagrin. »
Il feint ainsi de protester de sa moralité.
Histoire des arts : Jean-Honoré Fragonard, Le Baiser à la dérobée, 1788
Pour voir le diaporama
Comme les autres arts, la peinture connaît une importante évolution, au XVIIIème siècle, en raison de l’essor constant du courant sensible. Ainsi, le public se fait juge des questions esthétiques, en affichant sa subjectivité. Les peintres, eux, s’efforcent de refléter les évolutions de leur société, le travail sur la couleur, sur la lumière, sur le mouvement, prenant le pas sur l’académisme classique antérieur. En témoigne la mode des « fêtes galantes », dont Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) est un des principaux représentants, rendant ainsi compte des plaisirs et des divertissements d’une société frivole, celle des privilégiés..
Jean-Honoré Fragonard, Le Baiser à la dérobée, vers 1788. Huile sur toile, 45,1 × 54,8 cm, musée de L'Ermitage, Saint-Pétersbourg
Gustave Flaubert, Madame Bovary, 2ème partie, XIII, d' "Allons, se dit-il ..." à "... lui parut bonne."
Pour lire le texte
La première moitié du XIXème siècle a vu naître le courant romantique, exaltant les amours passionnées, souvent impossibles, et les élans du cœur. Mais ces excès de sentiments et la mélancolie propre à ce qu’on a appelé « le mal du siècle » finit par lasser, et la seconde moitié du siècle est marquée par le mouvement réaliste. Flaubert en est un des plus célèbres représentants, et dans son roman, Madame Bovary, paru en 1856, il dépeint précisément une héroïne, nourrie des rêves romantiques, qui les voit détruits un à un par les réalités de sa vie conjugale. Ainsi, dans le chapitre XIII de la deuxième partie du roman, alors qu’elle vit avec Rodolphe ce qu’elle croit être une merveilleuse liaison, celui-ci, refusant la fuite à deux prévue le lendemain à l’aube, rédige une lettre de rupture.
Comment Flaubert impose-t-il la réalité en démasquant l’illusion du sentiment amoureux ?
1ère partie : L’énonciation (des lignes 1 à 4)
La lettre
L’insertion d’une lettre est une pratique fréquente dans les romans. Elle permet une sorte de dialogue à distance, aisément repérable par les guillemets et le choix des pronoms personnels. Ainsi, dans l’injonction qui ouvre l’extrait, « Oubliez-moi », le rédacteur interpelle la destinatrice, tandis que le pronom « je » le pose lui-même en suppliant face à elle. Les questions oratoires initiales, scandée par l’anaphore, le présentent, en effet, comme une victime, tout en glissant habilement un compliment insistant, toujours utile : « Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? » L’élan lyrique de la réponse exclamative, avec le redoublement de la négation, se rattache à la conception romantique qui fait de l’amour une irrésistible séduction et un douloureux destin : « Ô mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalité ! »
Le commentaire
Contrairement à la pratique habituelle dans le roman, cette lettre ne forme pas un tout, mais est entrecoupée par des passages de récit, d’abord sous la forme d’un monologue intérieur signalé par le verbe introducteur, « se dit-il » et par un tiret, comme s’il s’agissait d’un dialogue entre deux personnages, le second commentant l’écriture du premier. Ainsi, ce commentateur ne recule pas devant les compliments, appréciant fièrement l’habileté du discours : « — Voilà un mot qui fait toujours de l’effet ». Flaubert rétablit donc la vérité de son personnage, un hypocrite, habile à manipuler celle dont il connait l’excès de romantisme.
2ème partie : L’amour réaffirmé (des lignes 5 à 13)
Une déclaration d'amour
Cette habileté se confirme puisque, alors que l’objectif de la lettre est d’annoncer la rupture, Rodolphe se lance dans un vibrant éloge d'Emma, physique mais surtout psychologique. Il souligne, en effet, la richesse des sentiments manifestés par Emma, « cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment », en feignant de comprendre ses scrupules de femme adultère, qu’il complète par une apposition insistante : « « adorable femme que vous êtes ». C’est ce même rôle que joue l’hypothèse posée comme irréelle, « si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole », qui fait d’elle une femme exceptionnelle, dénuée de toute coquetterie. La rupture devient alors une réaffirmation de l’amour partagé, dont la comparaison au « mancenillier » renforce l’image romantique, en mêlant l’idéalisation à l’idée d’un poison fatal, mortel : « « et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier ».
Une héroïne romantique. Film de Claude Chabrol, 1991
Un autoportrait élogieux ?
La lettre
Contrairement à la pratique habituelle dans le roman, cette lettre ne forme pas un tout, mais est entrecoupée par des passages de récit, d’abord sous la forme d’un monologue intérieur signalé par le verbe introducteur, « se dit-il » et par un tiret, comme s’il s’agissait d’un dialogue entre deux personnages, le second commentant l’écriture du premier. Ainsi, ce commentateur ne recule pas devant les compliments, appréciant fièrement l’habileté de son discours : « — Voilà un mot qui fait toujours de l’effet ». Flaubert met en évidence l'hypocrisie de son personnage, habile à manipuler celle dont il connait l’excès de romantisme.
Le récit
Mais, à nouveau, le monologue intérieur rétablit la vérité. Il imagine aussi les réactions de la destinatrice, « Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce… », mais sans y accorder véritablement d’importance : « Ah ! n’importe ! tant pis, il faut en finir ! » En fait, il ne pense qu’à sa propre tranquillité. En fait, cette lettre est pour lui une corvée, et tout ce qui lui importe est de s’en débarrasser au plus vite.
3ème partie : L’argumentation développée (des lignes 14 à 24)
Le sacrifice de l'amour
Pour en accentuer la force, il développe alors longuement l’argument, l’impossibilité pour le couple de vivre cet amour adultère, en raison du blâme social : « Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. » Il insiste alors sur le « danger », car c’est sur la femme que tombe traditionnellement le blâme, et non sur le séducteur, à travers une énumération qui amplifie la faute morale qu’est l’adultère : « Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrage à vous ! Oh !… »
L’exclamation, l’interjection, les points de suspension contribuent à donner à cette lettre le ton lyrique propre à l’amour romantique. Nous reconnaissons aussi, dans les hyperboles qui suivent, avec l’anaphore insistante « moi qui », l’idéalisation de l’amour, où , comme dans la tradition médiévale courtoise, l’amant se présente comme totalement dévoué à la dame, suzeraine ou déesse : « Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée comme un talisman ! ». Il renforce ainsi l’horreur de ce rejet, dépeint comme insupportable à ses yeux.
Un amant généreux ?
La lettre
Or, il met en évidence le sacrifice que cette séparation représente pour lui, en reconnaissant sa propre culpabilité : « Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. » Il n’est donc plus l’amant qui abandonne une femme, mais celui qui, généreusement, lui offre le salut, en prenant lui-même tous les risques, dans un élan d’amour extrême : « Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suis fou ! Adieu ! » La brièveté de son expression vise à traduire son bouleversement, et ses injonctions accentuent sa supplication : « Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. » Son ultime demande, « Apprenez mon nom à votre enfant dans ses prières », tout en sanctifiant l’amour vécu, est aussi la demande de pardon de celui qui prend l’initiative de la rupture.
Le récit
L’interruption, avec le retour au récit pris en charge par le narrateur, brise à nouveau ce lyrisme romantique. Alors même qu’il écrit ses phrases exalté et qu’il vient de se dire « fou », la présence du cadre extérieur, qui le gêne, montre qu’il reste étranger aux sentiments exprimés : « La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre ». La reprise du monologue intérieur met en évidence, par l’emploi de l’italique, un véritable cynisme, autosatisfaction d’abord devant son argumentation, « Il me semble que c’est tout », mais aussi désir de se protéger d’une scène éventuelle que lui ferait subir sa maîtresse délaissée : « Ah ! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer ». Tout est donc calculé soigneusement.
4ème partie : La stratégie finale (des lignes 25 à la fin)
Un habile exorde
Cette lettre de rupture est donc, en réalité, destinée à tromper une maîtresse amoureuse. Son premier désir est donc d’empêcher toute rencontre. C’est pourquoi, il insiste sur son départ, « Je serai loin », « j’ai voulu m’enfuir au plus vite », et le pluriel renvoie leur relation au passé : « nos anciennes amours ». Mais, parallèlement, il lui faut préserver son image d’amant sincère, d’où l’adjectif « ces tristes lignes » qui lui fait partager sa douleur, dont l’amour passionnel dure toujours. D’où la raison invoquée pour expliquer la rupture par lettre, « afin d’éviter la tentation de vous revoir », et l’exclamation illustre une véritable lutte intérieure pour résister lui-même à son amour : « Pas de faiblesse ! » Il va jusqu’à mettre en avant un ultime espoir, celui d’un apaisement : « Je reviendrai ; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. »
Le dernier calcul est marqué par le choix d’écrire « À Dieu ! », ce qui renforce la connotation religieuse fréquente dans le romantisme, et l’hésitation sur la formule de signature en apporte la preuve : « — Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dévoué ?… Non. Votre ami ?… Oui, c’est cela. »
Le jugement du narrateur
La présence du narrateur se fait plus nettement critique à la fin de l’extrait. Il ne cache pas son ironie, en précisant, à propos de cet « adieu séparé en deux mots », « ce qu’il jugeait d’un excellent goût. », alors que ce n’est qu’une reprise banale de l’étymologie, se voulant solennelle. De même, l'autosatisfaction traduit, le mépris envers sa destinatrice, qu’il pense réussir ainsi à convaincre : « Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne. » C’est également le mépris que marque le choix du cachet. S’il mesure, en effet, à quel point le cachet « Amor nel cor » est inapproprié pour une lettre de rupture, « Cela ne va guère à la circonstance… », ce scrupule ne dure guère : » Ah bah ! n’importe ! »
Un personnage cynique. Film de Claude Chabrol, 1991
Le cynisme du personnage atteint son apogée dans la dernière réflexion rapportée directement : « Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement. » Cette compassion peut paraître étrange après toute l’insincérité dont il a fait preuve. Mais la suite apporte aussitôt un démenti, car c’est d’abord sa propre image qu’il cherche à préserver, il avoue clairement son insensibilité et rejette toute culpabilité : « Elle va me croire plus insensible qu’un roc ; il eût fallu quelques larmes là-dessus ; mais, moi, je ne peux pas pleurer ; ce n’est pas ma faute. » La solution adoptée apporte l’ultime preuve de son hypocrisie : « Alors, s’étant versé de l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre ». Il ressemble ainsi à l’artiste qui apporterait la touche de perfection finale à son œuvre.
L’image qui ferme l’extrait, « Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher », offre un dernier témoignage de son indifférence. Rien n’est venu, finalement, perturber le rythme de vie du personnage.
CONCLUSION
Ainsi, cet extrait offre un exemple intéressant de la stratégie adoptée par Flaubert, qui renouvelle le procédé traditionnel de l’épistolaire inséré dans le roman. En montrant la lettre en train de s’écrire, ponctuée par le monologue intérieur du personnage, il démasque toute la fausseté des protestations d’amour et des arguments rationnels invoqués ; et l’hypocrisie de Rodolphe ressort pleinement par les interventions du narrateur qui dénonce son cynisme.
Mais, au-delà du personnage, la critique de Flaubert vise aussi le romantisme, dont la lettre reprend tous les clichés, ces élans lyriques qui soutiennent une vision de l’amour idéalisé. Il semble donc bien simple de séduire une femme nourrie de rêves romanesques, et encore plus simple de la rejeter quand on s’est lassé de cette « exaltation ». En fait, derrière la formule méprisante du personnage parlant d’Emma, « Pauvre petite femme ! », n’y aurait-il pas aussi le regard de Flaubert sur toutes celles qui se sont laissé bercer d’illusions ? Nous assisterions alors à la confrontation du romantisme au réalisme, celui-ci imposant son triomphe…
Edgar Chahine, Le portrait de Rodolphe, pour illustrer l'édition de 1935
Lectures cursives : Émile Zola, "Différences entre Balzac et moi", 1869, et préface de La Fortune des Rougon, préface, 1879 ; Guy de Maupassant, "Le roman", préface de Pierre et Jean, 1888
Pour lire les trois extraits
Émile Zola, Documents préparatoires des Rougon-Macquart, « Différences entre Balzac et moi », 1869
À l’issue de l’étude du roman de Balzac, il est intéressant de mesurer comment les romanciers qui lui succèdent reprennent sa volonté de réalisme, tel Flaubert, et même vont plus loin, comme Zola, chef de file du mouvement naturaliste. Ainsi, Zola, en préparant son œuvre, Les Rougon-Macquart, explique ses « différences » avec Balzac.
La "Comédie humaine"
Zola commence par reprendre les objectifs de Balzac, en insistant sur trois dimensions :
-
Son point de départ scientifique : son désir, par « comparaison entre l’humanité et l’animalité », d’élaborer une « zoologie humaine » en montrant la façon dont l’homme est modifié par son milieu.
-
La « réapparition des personnages » : ce principe, associé à leur nombre important, vise à construire « l’histoire des mœurs », à être « le miroir de la société contemporaine ».
-
Poser les lois qui expliquent le fonctionnement de la société : persuadé que la société porte « en elle la raison de son mouvement », il en formule les grands principes.
Les Rougon-Macquart
Zola, par opposition, insiste sur sa volonté plus scientifique. Il conserve, certes, l’idée de l’influence du milieu. Mais il marque deux différences importantes :
-
Il choisit un « cadre plus restreint », puisqu’il se limite à « une seule famille ».
-
La dimension scientifique porte alors sur sa volonté d’être « purement physiologique », c’est-à-dire de montrer le fonctionnement des lois de « l’hérédité », d’observer ce dont hérite l’homme à sa naissance.
-
Il ne prétend pas faire œuvre de « politique », de « philosophe » et de « moraliste », mais, en affirmant « Je me contenterai d’être savant », il affiche une méthode quasi expérimentale, de façon à dégager « les différences de nature ».
Émile Zola, Préface de La Fortune des Rougon, 1er juillet 1871
Dans sa préface à La Fortune des Rougon Zola précise ses objectifs, avant de présenter la famille choisie et d’expliquer sa méthode de travail.
Une approche scientifique
Le fait de ne choisir qu’une seule famille s’explique par sa volonté de mesurer les « lois » de « l’hérédité », en observant, comme le savant dans un laboratoire, l’interaction « des tempéraments et des milieux ». Zola adopte, certes, un lexique scientifique dans cet exposé ; cependant, un romancier a-t-il la distance objective propre au savant ? Loin de n’être qu'un observateur, il est lui-même celui qui choisit son « groupe social » : « je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts ».
Les Rougon-Macquart
Zola pose ensuite la double caractéristique de la famille sur laquelle repose son œuvre :
Sur le plan physiologique : il attribue à l’ancêtre « une première lésion organique », pour en analyser « la lente succession des accidents nerveux ou sanguins ». C’est donc bien le corps, qui est le premier déterminisme de « toutes les manifestations humaines » : en les qualifiant de « naturelles et instinctives », il s’éloigne de toute approche morale.
Sur le plan historique : il affirme son point de départ, « les basses classes », mais, pour reproduire « le développement des appétits » qui, selon lui, caractérise son époque, il va les montrer « en marche à travers le corps social » : « ils racontent ainsi le second empire, à l’aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d’État à la trahison de Sedan. »
L'arbre généalogique des Rougon-Macquart
Le travail de Zola
Il met en évidence l’ampleur de cette œuvre, par sa durée, « Depuis trois années », par sa préparation, « je rassemblais les documents », et par son ambition, « un grand ouvrage », ce que traduit la définition en conclusion : « l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire ».
Mais, s’il revient sur la volonté scientifique en rappelant le « titre scientifique » du roman introduit par cette préface, Les Origines, nous retrouvons la même ambiguïté vue précédemment : si un romancier reste un « artiste », c’est bien au service de sa création qu’il met les faits historiques retenus. Ainsi, la « chute des Bonaparte », après la défaite de 1870 contre la Prusse, « est venue [lui] donner le dénouement terrible et nécessaire » dont il « avai[t] besoin ».
Un romancier peut-il alors être parfaitement neutre, tel le savant ?
Guy de Maupassant, « Le Roman », préface de Pierre et Jean, 1888
Le réalisme impossible
Une réponse à cette question est proposée par Maupassant dans « Le Roman », qui sert de préface à son roman Pierre et Jean, paru en 1888, dans laquelle il oppose au romantisme, mouvement littéraire qui a marqué la première moitié du siècle en privilégiant l’expression des sentiments, le réalisme, « qui prétend nous donner une image exacte de la vie ». Mais le verbe « prétend » introduit déjà un doute sur la possibilité d’exactitude. Ce doute se poursuit car, si, d’un côté, Maupassant reprend la volonté de « scrupuleuse ressemblance » du romancier réaliste, de l’autre, il reconnaît qu’il veut transmettre sa « vision personnelle du monde ». Il suggère donc qu’il y a une forme de subterfuge : « Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions. »
C’est pourquoi Maupassant s’emploie ensuite à nier la possibilité d’être véritablement réaliste, à « contester leur théorie », car il reste un « artiste » : il « cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. »
L'argumentation
Pour justifier ce déni, Maupassant pose trois arguments :
Alors que le romancier réaliste affirme vouloir dire « toute la vérité », il se heurte à la richesse de la vie, faite de très nombreux « incidents insignifiants ». Ne pouvant tout raconter – ce qui ôterait à l’œuvre tout intérêt –, le romancier doit donc choisir.
Le deuxième argument insiste sur cette nécessité du choix, en raison des « hasards », des « catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires » qui ponctuent une vie. L’exemple concret montre à quel point il serait absurde de vouloir, à tout pris, faire subir à un personnage de roman un accident inattendu « sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ».
Le troisième argument met en évidence la part du travail du romancier dans la « composition » de son récit. En fait, comme il veut montrer une « vérité spéciale », là encore il lui faut choisir le rythme de son récit, afin de mettre en valeur « les événements essentiels » et « donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient », ce qui n’est pas perceptible dans le cours d’une vie.
Sa conclusion insiste sur les transformations effectuées par le romancier réaliste, « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai », d’où l’image qui les définit : « des Illusionnistes ».
Histoire littéraire : romantisme et réalisme
Pour voir l'exercice et sa correction
Les tableaux sur le romantisme et le réalisme proposent une synthèse des principales caractéristiques de ces deux mouvements littéraires du XIXème siècle, très présents dans les romans.
Ils peuvent être approfondis à partir du site "Parcours littéraires". Est ensuite proposé un exercice appelant à des repérages et une analyse
Pour lire l'extrait
Guy de Maupassant, Fort comme la mort, 1889, 2nde partie, chapitre I, de "Roncières, 30 juillet..." à "... reste de mon cœur. ANY"
Initiant Maupassant à la littérature, Flaubert lui transmet son réalisme, une manière de voir et d’écrire, mais aussi son pessimisme sur l’homme et sur la société. Sa participation aux activités des écrivains naturalistes ne fait qu’accentuer – même s’il n’adhère pas à la conception scientisme du mouvement – sa vision sombre de la nature humaine, et l’importance accordée à sa dimension physiologique est encore accrue par les premières atteintes, en 1876, de la maladie nerveuse qui finira par le détruire. Cela peut expliquer le choix, dans Fort comme la mort, son cinquième roman paru en 1889, de montrer, à travers l’histoire d’amour, le combat désespéré contre les douloureux effets du vieillissement.
La comtesse Anne de Guilleroy, épouse d’un riche député normand et mère d’une petite fille d six ans, est séduite par Olivier Bertin, le peintre célèbre chargé de faire son portrait. Pendant douze ans, ils vivent leur amour, avec intensité pour elle, plus tendrement et plus proche de l’amitié pour lui. La seconde partie du roman s’ouvre sur un échange de lettres, quand Anne lui annonce la douleur qu’elle ressent à la mort de sa mère.
Quelle image de l’amour Maupassant met-il en valeur dans cette lettre ?
1ère partie : La plainte (du début à la ligne 9)
Le destinataire
L’insertion de lettres dans le roman s’explique par la séparation des deux personnages, indiqué par le toponyme en ouverture : Olivier Bertin est à Paris, tandis qu’Anne de Guilleroy est partie précipitamment dans le domaine familial à « Roncières », où sa mère vient de mourir. L’exclamation qui ouvre la lettre, « Merci pour votre lettre ! », indique qu’il s’agit d’une réponse à la lettre de Bertin, auquel elle avait annoncé ce deuil et son chagrin. L’adresse au destinataire, « Mon ami », révèle, avec pudeur, le lien qui les unit, l’amitié étant venue, au fil des années, renforcer l’amour. Le prix en est marqué par le remerciement initial, prolongé par la seconde exclamation, qui indique le contenu de la lettre de Bertin : « J’ai tant besoin de savoir que vous m’aimez ! » L’adverbe intensifie toute la valeur que l’héroïne accorde à cet amour.
L'expression de la douleur
Mais, la suite du paragraphe, avec la récurrence du « je », efface le destinataire, pour mettre l’accent sur la douleur. Certains passages sont purement informatifs, telle la mention du « médecin qu’on avait appelé, afin qu’il apaisât les crises de nerfs que j’avais quatre ou cinq fois par jour », et des soins appliqués : il l’« a piquée avec de la morphine. » Mais Maupassant rejoint ici le naturalisme, par la façon dont son héroïne s’attache à longuement dépeindre son état physiologique, en donnant une image de « la douleur » concrétisée par la comparaison et accentuée par la gradation ternaire : « Elle était en moi, comme un bloc de souffrance enfermé dans ma poitrine, et qui grossissait sans cesse, m’étouffait, m’étranglait » Le romancier insiste ainsi sur le lien entre ce qu’éprouve le corps, l’effet de la morphine mais aussi les sensations provoquées par son environnement, et les réactions de l’esprit : « ce qui m’a rendue presque folle, et les grandes chaleurs que nous traversons aggravaient mon état, me jetaient dans une surexcitation qui touchait au délire. » La violence lexicale traduit ici ce que nous nommerions aujourd’hui, une crise d’hystérie. L’aveu par l’héroïne de sa peur, « J’ai cru vraiment que la douleur allait me tuer à mon tour », et la peinture de son état renvoie à une constante dans l’œuvre de Maupassant, l’obsession de la mort présente en tout être humain, ici ravivée par la mort de la mère.
2ème partie : L’image de la douleur (des lignes 10 à 19)
La peinture des larmes
Un long passage est consacré aux larmes, dont la peinture se fait en crescendo. La survenue de cette manifestation physique montre, à nouveau la façon dont c’est d’abord le corps qui, de manière incontrôlée, brutale, « tout à coup » réagit à l’environnement, au « gros orage » pour revenir au calme, ou à « pendant l’ouragan dont l’approche m’avait bouleversée ». Deux étapes sont ainsi distinguées :
L’irruption des larmes, indépendante de toute volonté, est, d’abord, limitée : « j’ai senti tout d’un coup que les larmes commençaient à me sortir des yeux, lentes, rares, petites, brûlantes. » Mais le dernier adjectif de l’énumération met en valeur la douleur, confirmée par l’exclamation : « Oh ! ces premières larmes, comme elles font mal ! » L’héroïne a, ici, totalement oublié son destinataire, c’est à elle-même qu’elle s’adresse. Elle retrouve la sensation alors vécue, dont la comparaison illustre la violence : « Elles me déchiraient comme si elles eussent été des griffes, et j’avais la gorge serrée à ne plus laisser passer mon souffle. »
Auguste Couder, Jeune femme pleurant, 3ème quart du XIXème s. Huile sur toile, 59,9 x 48,6. Musée Thomas Henry, Cherbourg
Dans un second temps, la description s’amplifie, avec une nouvelle énumération des comparatifs : « Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plus grosses, plus tièdes. » À nouveau est mise en valeur l’indépendance du corps, les larmes semblant agir d’elles-mêmes : « Elles s’échappaient de mes yeux comme d’une source ». La répétition de l’adverbe contribue à traduire le pathétique de la situation, « et il en venait tant, tant, tant, que mon mouchoir en fut trempé, et qu’il fallut en prendre un autre. », de même que l’image finale qui concrétise la douleur rendue insistante par l’énumération verbale : « Et le gros bloc de chagrin semblait s’amollir, se fendre, couler par mes yeux. »
Le rôle de la lettre
Le lecteur s’interroge alors sur le rôle de cette lettre. S’agit-il seulement d’informer le destinataire, de lui faire partager les étapes du chagrin, comme le suggère la formule injonctive : « Il faut vous dire que, depuis le jour de l’enterrement, je ne pleurais plus du tout » ? La description est, certes, précise, mais les détails donnés, indices temporels, comme « depuis le gros orage de vendredi » ou « pendant l’ouragan », jusqu’au plus trivial, « mon mouchoir en fut trempé », ne sont pas réellement indispensables.
S’agit-il alors d’émouvoir le destinataire par ce touchant portrait ? Le fait qu’il soit précédé de « Je suis un peu calmée » serait alors bien maladroit, car propre à le rassurer par avance… Cela conduit à lui attribuer un troisième rôle, celui que jouerait un journal intime : une façon, en mettant des mots sur ce qui a été ressenti, sous prétexte d’une lettre, de mieux s’analyser, de mieux se comprendre, voire d’évacuer ainsi cette douleur, une fonction de catharsis.
3ème partie : De l’information à la réflexion (de la ligne 20 à la fin)
Une lettre d'information
Nous retrouvons, dans la banalité des informations fournies, la fonction informative de la lettre. Après une rapide conclusion sur son état, « Depuis ce moment-là, je pleure du matin au soir, et cela me sauve », elle évoque sa famille. Son « mari fait des tournées dans le pays », accompagné de leur fille, Annette : « Ils s’en vont en voiture ou à cheval jusqu’à huit ou dix lieues de Roncières ». La dernière information est temporelle, avec une projection sur l’avenir : « Je pense que nous allons rester ici encore quinze jours ou trois semaines ; puis, malgré le mois d’août, nous rentrerons à Paris pour la raison que vous savez. »
La condition féminine
Mais ces informations sont accompagnées de réflexions qui donnent une image plutôt sombre de la condition féminine. Son premier commentaire pose une hypothèse sur le rôle des larmes : « On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. » Cependant, en la liant à la phrase suivante, « Je suis bien seule aussi », Maupassant reprend un thème traditionnel, celui de la « mal mariée », le mari, plus soucieux de sa carrière, ne se souciant guère du chagrin de son épouse. Maupassant met aussi en évidence un autre thème, celui qui soutient l’ensemble du roman, le vieillissement. Le portrait mélioratif de sa fille, alors âgée de dix-huit ans, « elle me revient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animés par l’air de la campagne et la course qu’elle a faite », renvoie, en effet, l’héroïne à son âge, et c’est bien son propre vieillissement qu’elle déplore dans son exclamation : « elle me revient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animés par l’air de la campagne et la course qu’elle a faite. » C’est cette même nostalgie de sa jeunesse perdue qu’exprime sa formule finale : « Je vous envoie tout ce qui me reste de mon cœur. »
CONCLUSION
La correspondance qui ouvre la seconde partie du roman permet à Maupassant de quitter sa position de narrateur omniscient pour donner directement la parole à son héroïne. Cette lettre revêt ainsi un triple rôle. Outre sa fonction informative, le récit du chagrin fait par la comtesse donne plus de force à la place que Maupassant, très proche en cela des naturalistes, accorde à la dimension physiologique du corps. Là où les romantiques mettaient au premier plan les élans du sentiment, ici, c’est le corps qui prime et traduit les états d’âme. En faisant dépeindre à son héroïne ses douleurs et ses larmes à son amant, Maupassant met enfin en valeur son pessimisme : un mari qui s’éloigne, renvoyant l’héroïne à sa solitude, la mort de sa mère et, par opposition, la jeunesse de sa fille, qui amènent à mesurer le vieillissement inéluctable, et le sentiment que le temps qui passe ne peut qu’user les sentiments. Nous retrouvons là les thèmes déjà traités à travers le personnage de Jeanne dans son roman Une Vie, publié en 1883.
Henri Bouchet-Doumenq, Rêveuse, 1880. Huile sur toile. Bibliothèque Inguimbertine, Carpentras
Histoire des arts : Étude comparative
À partir de l’étude d'histoire littéraire précédente, l’observation des deux tableaux a pour objectif de mettre en évidence la façon dont les peintres se sont associés à ces deux mouvements, le romantisme, illustré par le portrait de Constance Charpentier, et le réalisme, que représente celui de Georges Callot.
Pour montrer comment l''un et l'autre reflètent parfaitement leur époque, pour la première le Directoire, pour le second la "Belle Époque", nous analyserons le décor, le personnage représenté, mais aussi le travail du peintre sur la structure, les couleurs et la lumière.
Pour voir le diaporama
Conclusion sur le parcours associé
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidée l’étude du parcours : Comment le genre épistolaire favorise-t-il la mise en valeur de la relation entre la « raison » et les « sentiments » ?
Cette étude a mis en évidence le double rôle de la lettre, réelle comme celles de Madame de Sévigné, ou fictive, tantôt dans un roman épistolaire comme chez Rousseau ou Choderlos de Laclos, tantôt ponctuellement insérée dans l’œuvre comme chez Flaubert ou Maupassant.
Dans le premier cas, l’intérêt principal vient de la polyphonie, car le va-et-vient de la parole entre les différents protagonistes permet de souligner la façon dont certains sont emportés – et parfois égarés – par leurs sentiments, tandis que d’autres guident leurs choix et leur conduite sur une approche plus rationnelle. D’une lettre à sa réponse ressort ainsi, non seulement le conflit entre les personnages, mais aussi le déchirement intérieur vécu par certains, quand la raison entre en lutte avec les sentiments, coexistant au sein d’un même être.
Dans le second cas, la lettre, qui tient compte de la présence du destinataire, jusqu’à imaginer ses réactions comme Rodolphe face à Emma Bovary, est, pour l’émetteur, un moyen de s’analyser. L’écriture, la nécessité de communiquer avec l’autre, oblige précisément à user de sa raison pour mettre au clair ses sentiments. Cette fonction de la lettre, à la fois de communication et cathartique, permet au lecteur de plonger au cœur même de l’émetteur, de mesurer ses hésitations, son dilemme parfois, voire de le démasquer, comme pour Rodolphe.
Les documents complémentaires, notamment les préfaces mais aussi les œuvres picturales, ont également montré l'importance des choix esthétiques : le romantisme, en mettant l'accent sur les sentiments des personnages, cherche d'abord à émouvoir le lecteur ou le spectateur, à toucher son âme, à l'élever vers un monde ; le réalisme, lui, et dans sa lignée, le naturalisme, voulant, par une peinture exacte et minutieuse de la société, jusqu'à ses images les plus basses, les plus grossières, que les sentiments prêtés aux personnages conduisent le public à mieux comprendre les mécanismes qui la régissent.
Ouverture : lecture personnelle
Deux lettres sont proposées à la lecture personnelle, dans l’optique de la seconde partie de l’épreuve orale du Baccalauréat. Leur brièveté permet d’en faire une analyse précise, de porter, sur chacune d’elle, un jugement personnel et de réaliser une proposer un travail d’écriture, une lettre prenant l’une des deux, au choix, comme modèle.
Pour lire les lettres et les analyses proposées
Danielle Sallenave, Un Printemps froid, « Une lettre », 1983
Un Printemps froid, paru en 1983, est un recueil d’onze nouvelles de Danielle Sallenave, introduisant des personnages, célèbres ou anonymes, dans des situations qui illustrent les réalités de notre société. C’est le cas dans « Une lettre » où celle écrite à son fils par une mère âgée, vivant dans une maison de retraite, met en valeur les conditions de vie réservées aux personnes âgées dans notre société.
Cette lettre est chargée de toute la pudeur d’une femme qui souffre de l’abandon de ce fils, mais masque son reproche sous l’expression d’un « bien-être » fictif. Le récit mêle ainsi une amertume discrète au récit des petits faits dérisoires. Seuls eux, pour cette femme coupée des évolutions du monde, meublent une vie qui n’a plus, comme sens, que le souvenir des temps heureux. Il s’agit ici d’une lettre intimisme, dont la tonalité pathétique est discrètement voilée.
Jean-Marie Gustave Le Clézio « « Pour Itzi qui aura vingt ans en 2040 », 20 mars 2020
Le 27 mars 2020, est diffusée sur France Inter, puis publiée, une lettre adressée par l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio (né en 1940), qui a obtenu, en 2008 le prix Nobel de littérature, à sa petite fille, Itzi. Le titre « Pour Itzi, qui aura vingt ans en 2040 », nous rappelle le roman de Louis Sébastien Mercier, L’an 2440, rêve s’il en fut jamais, paru en 1771, dans lequel la projection dans l’avenir lui permet un retour très critique sur le passé. De même, Le Clézio, recule dans le temps pour dresser le tableau de la condition féminine dans la société française des années 60 : les femmes, sans pouvoir y compris sur leur propre corps, étaient alors victimes de la violence des hommes. Puis il parcourt le temps, pour évoquer leur difficile combat au moment où il écrit, et finit par l’expression de son espoir que, quand Itzi aura elle-même vingt ans, cette situation ne sera plus qu’un lointain souvenir. La violence lexicale, les exemples précis, inscrivent cette « lettre ouverte » dans la tonalité polémique.
Devoir : contraction et essai
Contraction de texte
Vous contracterez en 150 mots (+ / - 10%) cet extrait d'un article d'Émile Zola sur Balzac, publié en 1881 dans Les Naturalistes.
Pour revoir la méthode, se reporter au site "Parcours littéraires"
Pour voir le texte à contracter
Pour lire les lettres et les analyses proposées
Essai
SUJET : En tant que lecteur, attendez-vous du romancier une « étude exacte de la société », comme l’approuve Zola ?
Vous répondrez à cette question dans une argumentation construite, en vous appuyant sur Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac, sur le parcours qui lui a été associé et sur vos lectures personnelles.
Pour revoir la méthode, se reporter au site "Parcours littéraires"