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Pierre Corneille, Le Menteur1644 : parcours pédagogique
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Introduction 

Biographie de Corneille 

Observation du corpus 

Une introduction pose la biographie de Corneille, puis le contexte culturel, à partir d’un exposé rappelant aussi l’héritage antique. Elle est suivie d’une présentation de la pièce, qui conduit à une analyse de la problématique retenue. L’observation de sa structure justifie le choix de six extraits donnant lieu à une explication détaillée, associée souvent à des lectures complémentaires qui les précèdent ou les prolongent en leur faisant écho. Trois études d’ensemble permettent d’approfondir des aspects essentiels, le portrait du héros, l’image des personnages féminins, et le comique, afin d’en comprendre les formes et les fonctions.

À partir de ces études sont abordés les courants littéraires du XVIIème siècle, et une approche de la mise en scène est effectuée à partir d’exemples précis.

Des activités sont proposées, tant à l’oral, avec la présentation de recherches, qu’à l’écrit : un écrit d’appropriation, et un sujet type de l’EAF, un résumé suivi d’un essai.

Pour se reporter à la biographie

L’étude de la biographie met en évidence la double formation de Corneille, son éducation chez les jésuites et ses études de droit, qui explique à la fois la parfaite connaissance de l’antiquité que révèle son œuvre et la rigoureuse argumentation souvent présente dans les discours de ses personnages. On notera aussi sa pratique théâtrale, entre comédie et tragédie.

Introduction

Contextualisation 

Pour soutenir la recherche

La recherche portera sur deux points :

  • une réactivation des connaissances sur le théâtre antique, en rappelant les conditions des spectacles et les caractéristiques de la comédie ;

  • la nature du théâtre au XVIIème siècle, qu’il s’agisse de la place qu’il prend, des représentations ou des genres adoptés.

RECHERCHE : les mouvements littéraires

Pour préparer la recherche

Sera effectuée une recherche préalable sur les trois mouvements littéraires prépondérants au XVIIème siècle : le baroque, la Préciosité, le classicisme. Cette recherche permettra de mieux comprendre les choix d’écriture de Corneille dans cette pièce, et d’en approfondir la signification.

Présentation du Menteur 

Pour approfondir la présentation

Cette présentation permet de découvrir la source d'inspiration du Menteur, mais aussi d'approfondie le sens du titre, ses implications, et d'en dégager la structure

Présentation

Dans deux documents complémentaires, l’épître dédiée à un destinataire fictif, qui figure dans les éditions antérieures à 1660, remplacée ensuite par un « Examen », Corneille présente sa source d'inspiration, et surtout les choix personnels faits pour être « plus au goût » du public français. Ainsi, attaqué pour son irrespect des règles du classicisme dans Le Cid, il utilise l’examen pour se justifier par avance des modifications effectuées par rapport à son emprunt et protester de son respect des règles.

Documents complémentaires 

Pour lire les deux extraits

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juan Ruiz de Alarcon, La Verdad sospiciosa

L'Épître

Sa source d’inspiration

Corneille rappelle sa pratique de deux genres littéraires, « l’héroïque », renvoyant à la tragédie comme Médée (1635) et à la tragi-comédie, comme Le Cid (1637) qui lui a valu le succès, et ce qu’il nomme « le naïf », la comédie, dans ses premières pièces. Mais il anoblit  ce choix – a priori, la comédie est jugée, depuis le philosophe grec Aristote, comme un genre inférieur à la tragédie – en expliquant à quelle source il a puisé son intrigue, en minimisant modestement son propre travail : « ce n’est ici qu’une copie d’un excellent original ce n’est ici qu’une copie d’un excellent original », une pièce espagnole dont il cite le titre, La Verdad sospiciosa, et l’auteur, avec une erreur qu’il corrigera dans « l’examen » ultérieur.

Une justification

Cependant, depuis 1635, la France et l’Espagne se font la guerre…, et cet emprunt à l’ennemi pourrait lui être reproché, d’où son rejet de toute accusation par une pirouette plaisante : « Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez eux ; et soit qu’on fasse passer ceci pour un larcin ou pour un emprunt, je m’en suis trouvé si bien, que je n’ai pas envie que ce soit le dernier que je ferai chez eux. »

L'Examen

Dès l’ouverture de ce texte, qui fait figure de préface, Corneille corrige l’erreur de l’épître, en restituant à don Juan d’Alarcon « son bien » « son bien », l’œuvre qu’il lui a empruntée. Il développe ensuite son analyse en deux temps.

Son travail personnel

Les deux participes introduits dans la première phrase, « Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de l’espagnol », expliquent le double mouvement qui suit : d’une part, un éloge, « elle est très ingénieuse », d’autre part une justification de ses propres choix, des modifications pour « la réduire à notre usage et dans nos règles ». Il s’attache alors au cas particulier des « apartés ». En mentionnant son « aversion » pour ce procédé caractéristique de la double énonciation propre au théâtre, il fait référence à une exigence du classicisme, le respect de la vraisemblance : le public au fond de la salle, entend, en effet, ce qu’un interlocuteur du personnage sur scène n’est pas censé « écouter »... Il répond donc par avance à ce reproche, et au fait que cela « gêne un peu l’attention de l’auditeur » : « je n’aurais pu la purger [des apartés] sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés. » Notre analyse devra donc en étudier précisément l’utilisation et la fonction comique.

La règle des "trois unités"

Dans la seconde partie du texte, il affirme son respect d’une des règles fondamentales du classicisme, résumée par Boileau dans son Art poétique (1674) : « Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. » Si sa justification est rapide pour les unités de lieu et de temps, il développe davantage ce qui concerne celle d’action car, sur ce point, il a modifié considérablement le dénouement proposé par son modèle, un véritable mariage forcé : « j’ai trouvé cette manière de finir un peu dure, et cru qu’un mariage moins violenté serait plus au goût de notre auditoire. » D’où l’attirance pour la véritable Lucrèce prêtée à Dorante et avouée à son valet dans la scène 4 de l’acte V.

La problématique 

La présentation de la pièce, avec l’observation de son genre, le théâtre et, plus précisément, une comédie, de son titre et de sa structure, nous conduit à poser la problématique suivante : Comment la mise en scène du mensonge donne-t-il au comique toute sa force ?

        Le thème-clé découle à la fois du titre, Le Menteur, qui fait du héros un "personnage type" à partir de son défaut : « le mensonge », qui devra être analysé : à qui ment-il ? Pourquoi ment-il ? Comme il s’agit du théâtre, il est alors logique d’étudier la « mise en scène ». Pour cela, nous disposons des didascalies, mais nous appuierons aussi sur des extraits de représentations. Mais l'expression peut être élargie à l’élaboration même de l’intrigue autour du « mensonge » : quel rôle joue-t-il ?

        Le verbe principal, « donner », est suivi d’un double complément : un complément d’objet direct, « toute sa force », et un complément d’objet second, « au comique » Cette question implique donc d’étudier le rôle joué par le « mensonge » pour renforcer « le comique », pour faire rire. Mais quel rôle joue alors ce rire ? Répond-il à la double exigence imposée à la comédie par le classicisme : plaire et instruire ?

        Enfin, l’adverbe interrogatif, « Comment », invite à étudier les procédés utilisés par Corneille, dans deux domaines. D’une part, nous nous appuierons sur les quatre composantes de la mise en scène : le décor, les costumes, les effets techniques et le jeu des acteurs. D’autre part, nous nous rattacherons aux quatre formes du comique : gestes, mots, caractère et situation.

Explication : acte I, scène 3 

Pour lire la scène

La première explication correspond au nœud de l’action : après l’exposition dans la première scène a lieu, dans la scène 2, la rencontre entre le héros, Dorante, en promenade dans les jardins des Tuileries en compagnie de son valet Cliton, et deux jeunes filles, Clarice et Lucrèce.

TX-I,3

Lecture cursive préalable : acte I, scènes 1et 2 

Pour lire ces deux scènes

Avant d’entreprendre cette explication, une question est traitée afin de mieux comprendre la situation de cette scène  3: « Quel est l’intérêt des scènes 1 et 2 ? »

La scène 1

Rappelons la double fonction d’une scène d’exposition au théâtre : informer et séduire.

L’information

Elle permet de découvrir le jeune héros, l’abandon de ses études de droit à Poitiers, pour devenir « cavalier », donc choisir la carrière militaire. L’éloge de Cllton sur son « visage » et son « port » suggère sa séduction, et leur échange met en évidence son  plaisir d’être à Paris et son désir de conquérir des femmes « [q]u’on puisse visiter par divertissement ». Mais, jeune provincial, il craint de ne pas savoir se comporter comme le veulent les manières à la mode à Paris. La demande de Dorante à Cliton, « Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames », le rapproche de l’"adulescens" des comédies antiques, désireux de profiter de sa jeunesse en recourant à l’aide d’un serviteur pour séduire les femmes.

La séduction

Ce désir de Dorante se confirme à la fin de la scène, qui le montre immédiatement intéressé par les deux jeunes femmes aperçues : un horizon d’attente est créé, pour savoir s'il sera capable de séduire, et comment.

Mais la scène est aussi plaisante par le portrait satirique des parisiennes. Le valet se moque des femmes, soit des coquettes frivoles, soit de celles qui dissimulent le « vice » sous une apparence de « vertu ». Mais la satire s’élargit ensuite à toute la ville, en insistant déjà sur le thème de la comédie : « L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence ». Corneille annonce, en effet, ce qui sous-tendra le comportement du héros et l’intrigue même de la pièce : un jeu d’illusions, car chacun est prompt à « duper », mais aussi à se « laisse[r] duper ».

La scène 2

La didascalie initiale, « CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir », permet au héros d’entreprend son jeu de séduction, le geste banal, « lui donnant la main », lui donnant l’occasion d’une déclaration enflammée.  Elle est soutenue par une longue métaphore dans laquelle Dorante se loue de ce « hasard » qui lui a permis le « bonheur » de toucher cette main, en associant cette main tenue au souhait de « toucher le cœur avec la main » Corneille parodie ici plaisamment le langage de l’amour précieux, qui exige de l’amant de diminuer son mérite pour amplifier celui de la dame « suzeraine ». Mais la comparaison dans la didascalie interroge sur la véracité de cette chute - une façon d'attirer l'attention ? - et l’héroïne écoute volontiers ce discours et, à la fin de la scène, ne formule pas de rejet, bien au contraire…

François Chauveau, "La rencontre aux Tuileries", édition de 1660

François Chauveau, "La rencontre aux Tuileries", édition de 1660

À la fin de la scène 2, Clarice a manifesté sa surprise devant « des feux que j’avais ignorés ». S'enchaînant directement à cette réplique, la scène 3 prolonge la rencontre précédente et se construit en quatre temps. Le mensonge initial de Dorante est développé en deux temps, l’ensemble étant ponctué des commentaires de Cliton, tandis que la fin de la scène met en évidence le lien qui se crée entre le jeune héros et Clarice. Après des déclarations enflammées à Clarice, la scène 3 présente les premiers mensonges de Dorante, qui nouent l’intrigue. Quelle image du héros cette scène fait-elle ressortir ?

La formulation du mensonge (vers 1 à 8) 

La première tirade de Dorante révèle le but de son mensonge : se faire valoir aux yeux de la jeune fille pour mieux la séduire.

           D’une part, il ment sur sa situation réelle, en se faisant passer pour un soldat, ayant participé aux « guerres d’Allemagne » : il suggère ainsi un courage, une bravoure, valeurs propres à charmer le cœur d’une femme.

       D’autre part, il se dépeint en amant victime d’une fatalité tragique : « C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne. » Les indices spatio-temporels soutiennent le mensonge en apportant des preuves de cet amour. Il en étend la durée, « depuis un an entier », et la polysyndète en renforce la puissance : « Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ». L’énumération des lieux joue ce même rôle : « Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades ». Enfin, une négation restrictive met en valeur une ultime preuve : « Vous n’avez que de moi reçu des sérénades ». Conformément aux exigences de la Préciosité, il conclut par une marque de respect, appuyée par la diérèse à la rime, s’excuser d’avoir eu l’audace de l’aborder : « Et je n’ai pu trouver que cette occasion / À vous entretenir de mon affection. »

Comment une jeune fille ne serait-elle pas flattée de provoquer un tel amour ?

Maître et valet (vers 9 à 19) 

L'éloge mensonger

Un vantard au XVIIème siècle. Gravure anonyme, collection privée

La réaction de Clarice, « Quoi ! vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ? », donne raison au choix de Dorante : une jeune fille ne peut qu’être séduite par l’image du  soldat. Le héros va donc se lancer dans un brillant éloge de ses exploits, accentuée d’abord par la durée et la comparaison, « Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre. » Puis l’emploi des négations lui permet de passer de la vision collective, avec le possessif pluriel, à sa mise en valeur personnelle, la rime illustrant ce parallélisme : « Et durant ces quatre ans / Il ne s’est fait combats, ni sièges importants, / Nos armes n’ont jamais remporté de victoire, / Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire ». Nous pouvons même imaginer la posture et le geste qui accompagnent ce discours dithyrambique, qu’il aurait volontiers prolongé en le cautionnant par les récits de presse, « la gazette » renvoyant à La Gazette de France, journal fondé par Théophraste Renaudot en 1631. 

Un vantard au XVIIème siècle. Gravure anonyme, collection privée

Le rôle du valet

Face à ce maître « menteur », le valet représente la morale – ce qui n’est guère habituel pour un valet de comédie – en dénonçant d’abord son défaut par son commentaire, aparté destiné au public : « Que lui va-t-il conter ? » Mais ses interventions ont ensuite une fonction comique, marqué par son geste, « le tirant par la basque », et ses interruptions successives en gradation, d’abord sous forme interrogative, « Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ? », puis avec une affirmation, « Vous rêvez, dis-je, ou… », enfin en soutenant son blâme par son implication personnelle : « Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ; / Vous en revîntes hier. » Il provoque ainsi la colère de son maître, elle aussi en gradation, avec des insultes  qui créent un décalage plaisant avec l’image de l’amant fervent mise en place face à Clarice.

Le discours amoureux (vers 20 à 32) 

Le mensonge se poursuit par l’élaboration de la déclaration d’amour, mise en place par l’hypothèse initiale : « Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut / Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice ; / Et je suivrais encore un si noble exercice, / N’était que l’autre hiver, faisant ici ma cour, / Je vous vis, et je fus retenu par l’amour. » Il valorise ensuite la puissance de la jeune fille, puisqu’elle est capable de le faire renoncer à la fois à la gloire et au service de son roi. Il met ainsi en valeur, conformément au code de la Préciosité, sa soumission à l’être aimé par la métaphore militaire, filée, langage faisant écho d’ailleurs à cet état de prétendu soldat : « Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ; / Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes ; / Je leur livrai mon âme ; et ce cœur généreux / Dès ce premier moment oublia tout pour eux. » L’énumération ternaire en gradation qui ferme la tirade insiste sur l’ampleur du sacrifice, celui de la gloire assurée, en articulant son propre éloge à l’affirmation d’un amour totalement dévoué : comme dans les romans précieux, il se transforme ainsi en un noble chevalier aux pieds de la dame-suzeraine.

Le portrait de l'héroïne (vers 33 à la fin ) 

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François Chauveau, "Le discours amoureux", 1656. Illustration de Clélie de Mlle de Scudéry, la "Carte de Tendre"

L’aparté d’Isabelle, la suivante de Clarice, est important car il informe sur la relation de Clarice avec Alcippe, aussitôt présenté comme un amant jaloux : « Madame, Alcippe vient ; il aura de l’ombrage. » Mais, si Clarice se range à ce rappel des convenances en mettant fin à la conversation, sa réponse à la protestation de Dorante, « Quoi ? me priver sitôt de tout mon bien ! », crée une ambiguïté, puisqu’elle admet « la douceur de [s]e voir cajolée », c’est-à-dire ne pas être insensible à sa déclaration. Le dernier échange le prouve d’ailleurs puisque sa dérobade, un refus de formuler une claire acceptation de la prière de Dorante, laisse, en réalité, toute latitude au jeune héros : « Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime, / N’en demande jamais licence qu’à soi-même. »

CONCLUSION

Cette scène, inscrite dans le contexte de la première moitié du XVIIème siècle, permet de découvrir le « menteur », motivé ici par le désir d’une conquête féminine. Corneille y met en scène un double mensonge : sur ses exploits guerriers, ce qui révèle sa vantardise, et sur son amour. Dorante fait alors preuve d’une véritable éloquence, maniant habilement les codes du langage précieux, et les réactions de la jeune héroïne suggèrent qu’il a réussi à susciter sinon son amour, du moins son intérêt.

Mais Corneille prend soin de maintenir le comique de la scène, rôle confié au valet qui, par ses interruptions successives, tente de ramener son maître à la vérité, en vain, car il ne fait que provoquer sa colère. Le rire vient ainsi du décalage, dont on peut imaginer qu’il se marque dans le jeu de l’acteur, entre l’élaboration du discours amoureux et le retour à la vérité, imposé par Cliton.

Écrit d’appropriation 

Pour voir une proposition d'écrit

SUJET : Imaginez la lettre que pourrait écrire, après leur rencontre, Dorante à Clarice, qu’il croit se nommer Lucrèce.

Analyse de la consigne :

  • une « lettre » : cela implique des codes, l’indication de la date (très rapide après la rencontre) et, éventuellement, du lieu de l’écriture, une adresse à la destinatrice (attention à ne pas prononcer son prénom, sinon l’erreur arrêterait toute l’intrigue), une formule finale et une signature.

  • la situation, la « rencontre » : son lieu, son moment, son point de départ (la chute évitée), éventuellement la présence des autres personnages.

  • l'énonciation : l'émetteur, Dorante, ce qui implique une confirmation du double mensonge, avec insistance sur la puissance de son amour et sur la séduction de Clarice, la destinatrice, qu’il lui faut savoir flatter.

  • un objectif : la convaincre de sa sincérité et la persuader d’accepter cet amour. 

  • le langage : utiliser des hyperboles, des images pour parodier le langage précieux pour exprimer l'amour.

Explication : acte I, scène 6, du début à "... comme il faut" (v. 351) 

Pour lire l'extrait

Dans la scène 4 se met en place le quiproquo sur les prénoms des deux jeunes filles, fondateur de l’intrigue : Dorante en est certain : celle qui l’a séduit ne peut être que Lucrèce, dépeinte comme « la plus belle » par son cocher.

Après ses premiers mensonges à Clarice, une seconde rencontre intervient, celle d’Alcippe, dont Isabelle a alerté sa maîtresse de sa jalousie s’il la trouve conversant ainsi avec un jeune homme. Nous la découvrons dans la scène 5, encore accrue par un nouveau mensonge de Dorante : le récit du « divertissement », qu’il prétend avoir donné. Même s’il ne mentionne pas le prénom de la destinatrice, ce mensonge en fait un rival aux yeux d’Alcippe, persuadé qu’il s’agit de Clarice. Mais pourquoi ces mensonges ? Quelle réponse apportera l’échange entre Dorante et son valet Cliton ?

Affiche du Menteur, mise en scène de Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

Le blâme du valet (vers 1 à 11) 

Affiche du Menteur, mise en scène de Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

TX-I,6

Si, dans les comédies, les serviteurs sont, en général les plus prompts à ruser et à mentir, la critique de son maître « menteur » attribue à Cliton le rôle inverse. Il procède, certes, prudemment, « Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ? », car, au XVIIème siècle, les maîtres, comme le montre l’ordre donné, peuvent encore punir violemment un valet jugé « insolent ». Pour formuler sa critique, il multiplie d’ailleurs les précautions, d’abord en atténuant son vocabulaire : « Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ? ». Ensuite, il prend soin de s’excuser par avance de l’audace de son reproche : « J’appelle rêveries / Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries ; / Je parle avec respect. »

La réaction exclamative, « Pauvre esprit ! », signe du sentiment de supériorité de Dorante, permet au valet, en reprenant un à un les deux mensonges, « parler de guerre et de concerts », de développer son blâme, mais avec une ironie mise en valeur par le chiasme syntaxique : « Vous voyez sans péril nos batailles dernières, / Et faites des festins qui ne vous coûtent guères. » Enfin, le verbe dans la question finale, « Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ? », est une autre façon d’atténuer le reproche de mentir.

L'art du mensonge (vers 12 à 36) 

La brève riposte de Dorante, « J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour. », attribue au premier de ces mensonges une utilité immédiate : réussir une conquête féminine. Dorante se lance alors dans une longue tirade, construite en deux temps, opposant la vérité au mensonge.

La vérité rejetée

L’exclamation initiale révèle immédiatement le rejet ironique d’un discours amoureux fondé sur la vérité, son état d’étudiant en droit : « Oh ! le beau compliment à charmer une dame / De lui dire d’abord : "J’apporte à vos beautés / Un cœur nouveau venu des universités" ». Le discours rapporté direct des vers 18 à 21 vise à ridiculiser le contenu d’un tel discours, qui n’est qu’un étalage pédant. L’ironie s’accentue encore dans les trois exclamations successives qui jouent sur l’antiphrase, comme « un si riche discours ». L’antithèse à la rime entre « considérables » et « inexorables » souligne l’impuissance d’un séducteur qui ne dirait que la vérité, ridiculisé par la périphrase qui le dépeint : « Qu’un homme à paragraphe est un joli galant ! »

L'éloge du mensonge

Plus longue, la seconde partie de la tirade s’ouvre sur un comparatif mélioratif qui marque d’emblée l’avantage de se parer du statut militaire pour entreprendre une conquête féminine : « On s’introduit bien mieux à titre de vaillant ». La négation restrictive insiste sur la facilité d'un tel mensonge, « Tout le secret ne gît qu’en un peu de grimace », confirmée par la longue l’énumération, cinq infinitifs qui se juxtaposent, en gradation rythmique. Sont d’abord mises en évidence deux qualités propres au séducteur, « mentir à propos, jurer de bonne grâce », une adaptation à la situation mais aussi l’art du langage pour imiter celui des soldats ; mais vient ensuite la volonté même de duper les destinatrices, en profitant de leur ignorance : « Étaler force mots qu’elles n’entendent pas, / Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas, / Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares / Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares ». Le seul effort du jeune séducteur est donc de disposer d’informations précises, sur les ennemis, ici des généraux de l’empereur Ferdinand III menant la guerre de Trente ans contre la France, sur les lieux aussi, enfin sur le vocabulaire spécifique à l’armée : « Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés, / Vedette, contrescarpe, et travaux avancés ». Mais cette stratégie, avec les négations qui en marquent la facilité, révèle un réel mépris envers les femmes, dont la naïveté est soulignée : Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne ; / On leur fait admirer les bayes qu’on leur donne ». Il est donc très facile de les tromper, et la conclusion met en évidence le succès du séducteur : « Et tel, à la faveur d’un semblable débit, / Passe pour homme illustre, et se met en crédit. »

Maître et valet (vers 37 à la fin) 

Face au beau discours de son maître, le valet, lui, fait preuve d’une prudente sagesse, qui annonce déjà la suite de l'intrigue, le risque couru par le menteur, être démasqué : « À qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire. / Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire. »

La leçon de Dorante à Cliton. Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

La confiance de Dorante. M. Bierry, 2023. Théâtre de Poche

Le futur antérieur montre à quel point Dorante est sûr de sa réussite, convaincu que rien ne peut lui faire obstacle : « J’aurai déjà gagné chez elle quelques accès ». C’est pourquoi son hypothèse rejette toute idée d’échec : « Et loin d’en redouter un malheureux succès, / Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence, / Nous pourrons sous ces mots être d’intelligence. » Mais le choix du pronom « Nous » reste ambigu : face à un fâcheux », à un gêneur, s’agit-il d’une alliance entre la jeune fille, déjà convaincue par son séducteur, ou bien entre Dorante lui-même et Cliton, le valet soutenant alors le mensonge de son maître ?

Sa conclusion traduit la certitude du héros, mais inverse les valeurs morales : « Voilà traiter l’amour, Cliton, et comme il faut. » Le mensonge devient ainsi estimable…

CONCLUSION

Jusqu’à présent, le public a pu prendre les mensonges successifs de Dorante à Clarice comme le signe d’une simple vantardise de jeunesse. Mais cet extrait va plus loin. Il fait du mensonge une véritable stratégie, qui justifie le métier de soldat que s’est attribué Dorante : la jeune fille est ainsi transformée en une citadelle à conquérir grâce à un art élaboré. Face à la méfiance de son valet, le jeune héros, en effet, affiche la certitude de sa victoire. Mais sa tirade révèle aussi un mépris des femmes, jugées naïves, qui ouvre un horizon d’attente : n’est-il pas risqué de les sous-estimer ainsi ? 

Lecture cursive : fin de la scène 

Pour lire l'extrait

La critique du valet

Dans cette fin de la scène, Cliton poursuit sa critique à partir du second mensonge de son maître, le « festin » imaginaire longuement décrit à Alcippe. Si le premier mensonge, en effet, peut être justifié par le désir de séduire une femme, celui-là, en revanche, n’est-il pas totalement gratuit ? D’où l’ironie de la comparaison au merveilleux des contes de fées, qui conduit à un blâme, masqué par le lexique mélioratif : « Vous seriez un grand maître à faire des romans ». Son constat final complète le portrait du héros, un « menteur » pathologique : « Ces hautes fictions vous sont bien naturelles. »

Le rôle du mensonge

En réponse, Dorante attribue au mensonge un autre rôle, signe d’orgueil puisqu’il s’agit de prendre le pas sur son interlocuteur : « J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ». Son art du mensonge lui offre donc d’une autre forme de triomphe, en prouvant sa maîtrise du langage : « Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors / De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps… 

Rien n’ébranle la confiance du héros, pas même le nouvel avertissement de Cliton, « ces pratiques / Vous peuvent engager en de fâcheux intriques ».

Explication : acte II, scène 5, de "Souffrez qu'aux yeux de tous..." à "... il fallut composer." (v. 591-662) 

Pour lire l'extrait

L’acte II s’ouvre sur une réalité sociale du XVIIème siècle : les mariages conclus par les pères, tel celui que Géronte, père de Dorante, propose à Clarice. La pièce pourrait alors s’arrêter là puisque Dorante est déjà prêt à aimer celle qu’il a cherché à séduire, s’il n’y avait pas eu le quiproquo sur les prénoms : il est persuadé que celle qu’il désire se nomme Lucrèce. Corneille construit alors une scène traditionnelle depuis la comédie antique : un conflit entre le fils, refusant ce mariage, et un père autoritaire.

Lecture cursive préalable : acte II, scène 5, du début à "Impossible! et comment ?" 

Pour lire l'extrait

TX-II,5

Un éloge de Paris

La scène s’ouvre sur une entente parfaite entre le père et son fils. Ils partagent le même éloge enthousiaste de l’embellissement de la capitale, propre à plaire aux spectateurs du théâtre, des privilégiés pour la plupart qui fréquentent les lieux cités, eux aussi vantés : « tous ses habitants sont des dieux ou des rois. » Éloge qui est aussi une façon de rendre hommage au pouvoir royal qui transforme ainsi Paris.

La puissance d'un père

Conformément au patriarcat qui règle les relations familiales au XVIIème siècle, le ton change quand Géronte énonce, avec force, sa décision, préalablement justifiée et soulignée par la diérèse sur l’infinitif : « Je te veux marier. ». Cette volonté permet de mettre en avant les qualités attendues par tout père à cette époque, morale, physique et surtout sociale : « Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse, / Honnête, belle, riche. » Mais l’aparté traduit déjà la peur de Dorante, se voir forcé à épouser une épouse non désirée.

L'autorité d'un père, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Le conflit

Dans un premier temps, Dorante cherche à reculer l’échéance du mariage, mais il se heurte à une argumentation solide de son père, l’alliance des familles. Celui-ci impose alors avec force son pouvoir paternel : « Fais ce que je t’ordonne. »

Après l’hémistiche, en fait un aparté, « il faut jouer d’adresse », Dorante essaie ensuite de contre-argumenter en invoquant sa future carrière de soldat. Argument maladroit, car Géronte y voit le risque de perdre son fils, donc la nécessité d’avoir au plus vite un petit-fils pour poursuivre la lignée familiale.

L'autorité d'un père, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Devant ce comportement autoritaire, insistant, « En un mot, je le veux », « Fais ce que je te dis », Dorante n’a plus qu’une solution : sa question, « Et s’il est impossible ? » laisse pressentir sa stratégie habituelle, le mensonge.

Dorante improvise son aveu, en adoptant une présentation habile, et son long récit illustre son art du mensonge par les étapes rigoureusement marquées. Mis sous nos yeux, ce récit forme une hypotypose.

L’aveu (vers 1 à 15) 

La supplication de Dorante. Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

La supplication de Dorante. Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

Pour être cru, le mensonge exige des qualités oratoires, à commencer par la posture de l’émetteur, ici dans la position traditionnelle du suppliant : « Souffrez qu’aux yeux de tous / Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux. » Cette attitude d’humilité, signe de respect, est prolongée par les retards apportés à l’aveu, propre à susciter la curiosité.

Cet aveu est mis en valeur par une nouvelle diérèse, « Je suis donc marié », et, face à la colère de Géronte, une autre diérèse amplifie l’excuse invoquée, « On m’a violenté », tandis que le discours prend une tonalité tragique par le choix lexical, « la fatalité », et l’exclamation qui fait appel à la pitié de son père : « Ah ! si vous le saviez ! » L’argument ainsi lancé est habile : un père ne peut que se ranger du côté d’un fils qui a subi une contrainte…

Ainsi, la stratégie adoptée a été efficace, puisque Géronte cesse de protester et son insistance pour en savoir davantage, « puisque c’est chose faite ». Le fait de demander le nom de cette épouse est important : le père reprend son rôle, envisagent déjà de se renseigner sur la famille.

Une scène d'amour (vers 15 à 41) 

La naissance de l'amour

Dans un premier temps, Dorante met en valeur la force de son amour naissant, en amplifiant d’abord les qualités de la jeune fille par une image : « Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée / Tant elle avait d’appas ». En la qualifiant d’« objet charmant », expression propre à la Préciosité, il lui prête une beauté irrésistible, mais il prend soin aussi de préserver sa vertu : elle lui a, certes, accordé, « des faveurs secrètes, mais honnêtes », et de préciser que ses visites nocturnes se sont passées à « causer ».

De ce fait, il s’attribue aussi les qualités d’un parfait amant, persévérant dans sa conquête par « les soins obligeants de [s]a persévérance », et réussissant ainsi à séduire. Il se présente donc comme un fils dont le père peut être digne…

D’après Charles Eisen, L’Amant, XVIIIème siècle. Gravure

D’après Charles Eisen, L’Amant, XVIIIème siècle. Gravure

Les amants surpris

Comme le veut la tradition, et notamment dans les romans précieux, cet amour naissant rencontre un obstacle : l’intervention du père de la jeune fille. Mais Dorante met en œuvre tout son art du mensonge pour accentuer la vérité de la scène dépeinte.

        D’abord, il insiste sur le moment, avec la reprise d'« Un soir » par « Ce soir même », et surtout la parenthèse des vers 29-30 qui feint de replonger dans ses souvenirs pour indiquer cette date, qui semble ainsi gravée dans sa mémoire.

      Le passage des temps du passé, propres au récit, au présent de narration donne l’impression qu’il revit la scène, ainsi concrétisée, tandis que le rythme, l’énumération des verbes juxtaposés, reproduit l’effet de surprise et la peur des amants.

        Il met ensuite en valeur les réactions de la jeune fille, à la fois son trouble, mais aussi son habileté, avec une parenthèse admirative : « Qu’elle eut d’esprit et d’art ! » Parenthèse plaisante : il lui attribue ainsi la même aptitude à mentir que la sienne…

       Enfin, l’obstacle imaginé, « un parti qu’on lui venait d’offrir », vraisemblable en ce siècle, place la jeune fille dans la même situation que celle qu’il est lui-même en train de vivre. Ainsi son exclamation, « Jugez combien mon cœur avait lors à souffrir ! » a pour but, en inversant les personnages, à conduire son père à partager sa douleur.

Les péripéties (vers 42 à 62) 

Mais Dorante n’oublie pas le but de son mensonge : faire croire à un mariage forcé. Il lui faut donc poursuivre son récit. Pour cela, il s’inspire des romans précieux, alors à la mode, qui multiplient les péripéties faisant obstacle à l’amour.

Mais ces trois péripéties font-elles vraiment de l’amant un héros ? 

La montre

La première péripétie relève du pur hasard : « Le bonhomme partait quand ma montre sonna ». Aucun mérite pour le héros, qui, plaisamment, en fait, insère dans son propre récit mensonger, la riposte habile de sa jeune maîtresse, tout aussi capable que lui d’inventer une explication, rendue crédible par le personnage cité, « Acaste, mon cousin », et par la précision des détails : « n’ayant point d’horlogers au lieu de sa demeure : / Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure. »

Le pistolet

Mais il faut inventer une nouvelle péripétie pour justifier ce mariage forcé, mais, si l'objet, une arme, est plus noble, elle relève de même d'un seul hasard malencontreux. Le récit est alors relancé, brutalement, dans le second hémistiche du vers 51, où Dorante prend soin d’impliquer son père tout en suscitant sa curiosité : « Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrâce, / Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse ». Le rythme, la juxtaposition des verbes, crée un véritable suspense sur le résultat de ce deuxième incident, renforcé par une nouvelle interpellation de Géronte qui inscrit la scène dans la tonalité tragique : « Jugez de notre trouble à ce triste hasard. / Elle tombe par terre ; et moi, je la crus morte ».

L'épée

La dramatisation s’accentue ensuite. La diérèse, « Furi/eux de ma perte, et combattant de rage », transforme Dorante en un héros vaillant, faisant preuve de force et de courage, victorieux seul de trois adversaires : « Au milieu de tous trois je me faisais passage ». Mais pour justifier le mariage forcé, il lui faut être vaincu, d’où une nouvelle péripétie, brutale, l’épée brisée, qui donne l’impression qu’un sort tragique l’accable : « un autre malheur de nouveau me perdit ». Cet événement indique, certes, la violence du combat, mais est pour le moins invraisemblable !

Une défaite héroïque (vers 63 à 73) 

Le récit continue à parodier l’héroïsme des romans, en mettant en scène deux personnages aussi valeureux l’un que l’autre, et leur combat, qui transforme la chambre en champ de bataille d’abord, puis en citadelle assiégée : « nous nous barricadons ». 

 Pierre Brissart, Frontiscipe du Mariage forcé de Molière, édition de 1682

Mais cette situation est rendue ridicule par l’énumération des ressources de leur résistance, bien éloignées des protections guerrières : « Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles, / Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ». Cependant jusqu’au dénouement l’emprunt au vocabulaire militaire donne une dimension épique à la situation, un assaut donné contre un « rempart », qui exige qu’« on perce la muraille », pour que le héros puisse être vaincu.

Le récit a alors atteint son but : « il fallut composer » annonce l’impossibilité du mariage, précédemment mentionnée, dont il fait alors une question d’honneur, préserver sa dignité.

 Pierre Brissart, Frontiscipe du Mariage forcé de Molière, édition de 1682

CONCLUSION

Cet extrait fait appel à une réalité du XVIIème siècle, les mariages forcés, afin de mettre en scène le conflit entre un père et son fils. Mais ce conflit échappe à la violence par ce long récit qui confirme, par sa structure et son rythme, avec les effets d’attente ainsi créés, et par les commentaires habiles insérés afin d’émouvoir et de faire fléchir Géronte, tout l’art du mensonge du héros. Mieux encore, Corneille élabore une mise en abyme, puisque son héros menteur prête à la jeune fille aussi un discours mensonger ! Enfin, il joue sur les contrastes. Il s’agit, en effet, d’une scène plutôt comique : deux amants se trouvent surpris dans une relation compromettante, avec des péripéties dues au hasard, rendues ainsi dérisoires. Mais la dramatisation de la scène, la parodie de combat qui soutient l’image de vaillance des deux personnages, fait de ce discours un modèle du genre héroï-comique : un sujet cocasse est traité sur un ton épique.

Lecture cursive : acte IV, scène 4 

Pour lire la scène

Cette scène fait écho à l'explication précédente, en illustrant cependant l’avertissement déjà formulé par le valet Cliton : un menteur risque toujours d’être démasqué. Son intérêt vient de sa structure, qui repose sur un double coup de théâtre, amenant Dorante à deux nouveaux mensonges

Le premier coup de théâtre (vers 1 à 35)

Heureux d’avoir dupé son père en mentant sur son mariage forcé, Dorante ne peut qu’être inquiet de le voir revenir… Il se trouve rapidement devant un nouvel obstacle : ce père est, finalement, tellement heureux de ce mariage, qu’il décide d’inviter sa bru à Paris. Dorante s’empresse donc d’imaginer un mensonge, « Elle est grosse », avec une insistance, « Et de plus de six mois », afin de rendre impossible son voyage de Poitiers à Paris. Devant la joie de son père à l’idée de cette future naissance, le menteur ne peut se retenir de faire partager son triomphe à Cliton

Le second coup de théâtre (vers 36 à la fin)

Mais ce triomphe est de courte durée car la demande de Géronte relance la scène : « Il ne me souvient plus du nom de ton beau-père. / Comment s’appelle-t-il ? » Les multiples dérobades de Dorante, dont les apartés révèlent tout l’embarras d’être pris au piège de son propre oubli, restent vaines. Il lance alors un nom, mais second coup de théâtre, son père, lui, retrouve soudainement la mémoire : « Pyrandre ! tu m’as dit tantôt un autre nom : / C’était, je m’en souviens, oui, c’était Armédon. »

Pour parer ce nouveau coup de théâtre, Dorante fonde son mensonge sur une réalité du XVIIème siècle, la possibilité d’adjoindre à son nom d’origine celui « d’une terre », habileté qui lui offre un nouveau succès, qui met en valeur la crédulité du vieillard : « C’est un abus commun qu’autorise l’usage, / Et j’en usais ainsi du temps de mon jeune âge. »

Visionnage : interview et mise en scène d'Alain Françon, 1986 

Pour voir la vidéo INA

En 1986, Alain Françon monte, à la Comédie-Française, une mise en scène du Menteur. Le document vidéo propose une interview du metteur en scène, suivie d’un extrait : le début du mensonge de Dorante à son père sur son mariage forcé à Poitiers.

Visionnage

L'interview

Alain Françon explique son choix de monter Le Menteur en retraçant le parcours littéraire de Corneille : ses premières œuvres ont été des comédies, puis sont venues les grandes tragédies. Ainsi, aux yeux du metteur en scène, ce retour à la comédie est particulièrement intéressant, comme SI l'auteur voulait réactiver l’énergie de sa jeunesse.

Il tente ensuite de caractériser cette comédie qu’il juge « teintée d’héroïsme ». Mais, parallèlement à cette appellation de « comédie héroïque », il souligne que l’acte V comporte une forme de tragique. D’où sa conclusion : « c’est baroque ».

Enfin, il évoque les aspects qui l’ont particulièrement intéressé, d’abord le rapport au réel, créé par le thème même, « le problème du mensonge ». Il précise donc ce qui a guidé sa mise en scène : « j’ai construit ça comme une utopie ». Il prend comme exemple la volonté de créer un « décor qui n’existe pas ». Alors même que la pièce nomme les lieux, les Tuileries, la place Royale, il proclame, lui « pas de vraisemblable », puisque, explique-t-il, la pièce se meut dans « un pays de rêve ou de roman ».  

Il conclut en soulignant l'actualité de la comédie en raison de l’atemporalité du « mensonge », dont il donne la preuve en insistant sur les réactions du public contemporain : les rires montrent que « ça fonctionne ».

La mise en scène

Le décor

La conversation se déroule dans la rue, devant une façade d’immeuble qui mêle l’héritage de la Renaissance, tels les arcs en plein-cintre qui surplombent les portes et la rigueur de l’architecture classique avec les colonnes symétriques : illustration même du "baroque".

Le récit du mariage forcé. Mise en scène d'Alain Françon, 1986

Les costumes

Trois personnages sont en scène, aisément identifiables. L’habit de Géronte fait penser à la tenue d’un homme "de robe", ce qui accentue sa prestance solennelle. Le metteur en scène refuse donc de faire de ce père naïf un vieillard ridicule comme souvent dans les comédies de Molière par exemple. Dorante, lui, porte le vêtement d’un jeune homme à la mode, mais la cape rouge qu’il porte le rapproche de la tradition héroïque : le rouge dans un costume de théâtre, signale le pouvoir, la vaillance, et tout particulièrement dans les tragédies. Quelques pas derrière son maître, le valet Cliton, enveloppé dans un vêtement sombre, est le témoin discret de cette conversation.

Les effets techniques

Cette conversation ne justifierait aucun effet technique particulier ; seul l’éclairage met en valeur les deux protagonistes, le valet restant, lui, dans l’ombre.

Le jeu des acteurs

Le comédien qui joue Géronte reste dans la sobriété, pour conserver sa dignité de père offensé. Cependant, son comportement dicte le jeu de son interlocuteur, aussi bien quand il l’invite à nommer la jeune fille et son père, la toux redoublée – comme pour l’empêcher de bien les entendre – que, quand il se détourne devant un récit de la séduction amoureuse qui s’allonge, la relance de son intérêt, la nécessité de ranimer son attention par la mise en évidence de la péripétie, introduite par « Un jour », indice temporel nettement souligné.

Ce long récit de Dorante est un morceau de brio pour le comédien, qui doit soutenir aussi l’intérêt de son destinataire et du public.

            Pour cela, le rythme joue un rôle essentiel. Ainsi, après la toux, signe de gêne, le discours est lancé pour mettre en valeur la puissance de son amour… et surtout sa fierté de séducteur, jusqu’à l’insistance sur sa conquête, marquée par les coupes prolongées au sein des alexandrins : « Qu’en son quartier souvent / je me coulais / sans bruit / pour causer / avec elle / une part de la nuit ». Il crée un effet d’attente, tantôt ralentissant pour introduire une nouvelle péripétie comme « Un soir » ou « quand ma montre sonna », tantôt accélérant pour marquer les réactions des amants ainsi surpris et accentuer le danger couru.

             Au travail sur le rythme s’ajoutent le positionnement et la gestuelle. Les deux acteurs se font, en toute logique, face à face, mais Dorante, au moment où il débute le récit des péripéties rencontrées, se tourne face au public, donnant ainsi l’impression qu’il s’apprête à réciter un passage de roman… Le mensonge est ponctué de gestes et de mimiques évocateurs, par exemple pour mimer l’effroi de la jeune fille quand son père fait irruption dans sa chambre, ou sa propre peur qui l’amène à se cacher. La gestuelle soutient aussi son enthousiasme devant les réactions feintes de la jeune fille, sa douleur face au mariage que vient proposer ce père, ou son propre effroi devant la nouvelle péripétie : « Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse ».

          Enfin, le travail sur l’intonation est notable, notamment dans les discours directs rapportés, pour reproduire la sévérité de la question de ce père vigilant, et encore plus pour le mensonge de la jeune fille dont il imite la voix plus aiguë, mêlant la feinte douceur et la peur. Cette habileté accroît encore la force de ce passage, une mise en abyme puisque Dorante réussit ainsi à insérer un mensonge dans son mensonge.

Le récit du mariage forcé. Mise en scène d'Alain Françon, 1986

Explication : acte IV, scène 3 

Pour lire la scène

La réponse à l’attente formée à la fin de l’acte III sur la façon dont Dorante, considéré comme un menteur et rejeté par celle qu'il croit se nommer Lucrèce, va pouvoir rétablir sa situation, se concrétise au début de l’acte IV : Dorante se dit prêt à acheter Sabine, sa servante, pour qu’elle influence Lucrèce en sa faveur.

Mais Corneille retarde encore l’action en prêtant à Dorante un nouveau mensonge. Cliton lui en offre l’occasion en mentionnant le duel avec Alcippe. Dorante se lance dans le récit de sa victoire après un valeureux combat : son adversaire « tombe dans son sang. » Mensonge gratuit, par pure vantardise, suivi d’un coup de théâtre immédiat : dans la scène suivante, Alcippe entre en scène, l’appelle « cher ami »… Face à l’ironie de Cliton, « Les gens que vous tuez se portent assez bien. », Dorante doit se défendre. Comment sa riposte complète-t-elle le portrait du héros ?

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Le récit d’un exploit. Mise en scène de Martin Faucher, 1999. Théâtre Denise Pelletier

Le blâme du « menteur » (vers 1 à 10) 

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La réaction de Cliton fait sourire car il donne d’abord à sa critique une dimension affective, en reprenant ironiquement les termes mêmes de la promesse précédente de son maître : « […] à toi, de mon cœur l’unique secrétaire / À toi, de mes secrets le grand dépositaire, / Je ne cèlerai rien, puisque je l’ai promis. » Plaisant reproche d’un valet, peiné car il se sent à son tour trahi, dupé par la confiance accordée à son maître !

Même face à son valet, Dorante ne peut accepter cette accusation, qu’il rejette avec indignation : « Quoi ! mon combat te semble un conte imaginaire ? » Le reproche de Cliton, malgré sa prudence préalable, « Je croirai tout, Monsieur, pour ne pas vous déplaire », met alors en valeur, par ses énumérations et la reprise du verbe  « conter », le défaut qui caractérise de son maître : « Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux, / Qu’il faut bien de l’esprit, avec vous, et bons yeux. / Maure, juif ou chrétien, vous n’épargnez personne. »

Un nouveau mensonge (vers 11 à 26) 

La riposte de Dorante est un nouveau mensonge, construit en deux temps.

Le remède

À son tour, Dorante utilise l’ironie. Il renvoie son valet à son statut inférieur, en soulignant son ignorance, d’abord par son exclamation, « Alcippe te surprend, sa guérison t’étonne ! », puis par sa question insistante : « Ne t’a-t-on point parlé d’une source de vie / Que nomment nos guerriers poudre de sympathie ? » Il refuse ainsi d’admettre sa vantardise, « L’état où je le mis était fort périlleux », en invoquant un remède présenté comme miraculeux ; c’est « une source de vie », dont il accentue les bienfaits : « On en voit tous les jours des effets étonnants. »

Mensonge qui, certes, fait sourire car il nous paraît absurde. Cependant, Corneille l’emprunte à une réalité de son époque. En 1644, un Abrégé chirurgical d’Honoré Lamy est, en effet, augmenté d’un Discours de la poudre de sympathie par G. Sauvageon, qui explique : « il y a quelque deux ou trois ans que cette poudre commença à avoir cours en ce royaume ». Au XVIIème siècle, la médecine recourt à des recettes parfois étranges, telle celle-ci, achetée en Espagne...

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Un vantard, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Le mensonge redoublé

Mais Cliton connaît son maître… d’où ses doutes nettement exprimés, « Encore ne sont-ils pas du tout si surprenants », destinés à mettre en évidence l’invraisemblance du mensonge de son maître. En reprenant les termes mêmes du récit de son exploits, il introduit un indice temporel, « dès le lendemain », destiné à démasquer l’absurdité de son discours vaniteux..

Mais c’est à nouveau la vanité qui soutient le renforcement du mensonge, Dorante prétendant avoir une connaissance supérieure : « La poudre que tu dis n’est que de la commune. / On n’en fait plus de cas ; mais, Cliton, j’en sais une / Qui rappelle sitôt des portes du trépas ». En écho au reproche de son valet, il multiplie à son tour les indices temporels : « sitôt » est repris par le comparatif, « en moins d’un tournemain ». Il dépeint ainsi une véritable résurrection miraculeuse, occasion de se mettre encore en valeur : « Quiconque la sait faire a de grands avantages. »

Un « menteur » incorrigible (vers 27 à la fin) 

Le rôle du mensonge

La réaction du valet est conforme à la tradition qui fait de lui un personnage intéressé par l’argent : « Donnez-m’en le secret, et je vous sers sans gages. » Mais elle se charge aussi d’une ironie, qui, pour se tirer de ce piège, amène Dorante à un nouveau mensonge, « le secret consiste en quelques mots hébreux », dérobade soutenue par son mépris pour celui qui n’est qu’un valet ignare : ces mots « à prononcer sont si fort difficiles, / Que ce seraient pour toi des trésors inutiles. » Mensonge poussé, par vantardise, jusqu’à l’excès : « J’ai dix langues, Cliton, à mon commandement. »

Un insolent rejet

Mais l’exagération est telle que le valet démasque son maître sans atténuer sa critique : « Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries, / Pour fournir tour à tour à tant de menteries ». Il accentue sa critique par une image cocasse : « Vous les hachez menu comme chair à pâtés. » Enfin, l’antithèse met en évidence la contradiction entre le sentiment amoureux de Dorante, jugé sincère, et sa pratique continue du mensonge : « Vous avez tout le corps bien plein de vérités, / Il n’en sort jamais une. » Dorante, qui devrait combattre l’insolence de son valet, ne trouve comme riposte qu'une exclamation méprisante : « Ah ! cervelle ignorante ! »

CONCLUSION

Cette scène porte à son apogée la satire du « menteur », totalement caricaturé dans cette scène. Si, en effet, le mensonge pouvait encore être justifié par le désir de conquérir une jolie jeune fille en se faisant valoir à ses yeux, ou, encore plus, par la volonté d’échapper au mariage imposé par un père, il ne l’est plus quand il relève du seul besoin de satisfaire son amour-propre. Déjà, le récit à Alcippe du prétendu « divertissement » fastueux donné n’avait aucun autre objectif que de briller, lui venu de la province, aux yeux d'un ami parisien. Mais, du moins Alcippe était-il son égal socialement. En revanche, quel besoin Dorante a-t-il de mentir à un simple valet ? En quoi a-t-il besoin de lui imposer sa supériorité, jusqu’à s’enfermer dans de ridicules invraisemblances ? Finalement, il manque ainsi de dignité, et s'il ne peut s’empêcher de mentir avec tant d’aplomb, n’est-ce pas une façon de révéler son propre manque de confiance en lui ? 

Étude d’ensemble : Le portrait de Dorante 

Pour une étude détaillée

Les explications précédentes et les lectures qui les ont prolongées permet de réaliser une synthèse sur le personnage de Dorante. Elles ont permis, en effet, de faire apparaître sa vantardise de séducteur, quand il évoque ses exploits militaires. La première raison de ses mensonges est donc d’assurer une conquête féminine. Mais, face à son père, le mensonge revêt un second rôle, lié à l’intrigue amoureuse : échapper à un obstacle, ici le mariage forcé.

Cela conduit à s’interroger sur l’image du mensonge ainsi mis en scène. D’un côté, il y a les critiques de Cliton, mais le blâme n’est-il pas amoindri en étant formulé par un valet, qui met en avant le risque d’être démasqué ? D’un autre côté cependant, les mensonges de Dorante, s’ils font souvent sourire par leur excès, révèlent une réelle habileté dans son maniement du langage : il sait utiliser toutes les ressources propres  persuader son destinataire. 

Michael Sweerts, Portrait d’un homme, vers 1650. Huile sur cuivre, 31,1 x 23,6. Coll° Wallace 

Michael Sweerts, Portrait d’un homme, vers 1650. Huile sur cuivre, 31,1 x 23,6. Coll° Wallace 
Dorante

Explication : acte III, scène 5, de "Je vous voulais tantôt ..." à "... celui de votre amant." (v. 961-1020) 

Pour lire l'extrait

TX-III,5
Hippolyte Pauquet, Le rendez-vous nocturne, édition de 1851

Géronte a proposé son fils en mariage à Clarice. Mais, pour découvrir « l’âme » du jeune homme, sans susciter la jalousie d’Alcippe, son amant, elle accepte le stratagème proposé par Isabelle, sa suivante : son amie Lucrèce fixera un rendez-vous nocturne à Dorante, mais elle échangera son rôle avec Clarice. Le quiproquo sur les prénoms joue alors pleinement son rôle. Persuadé que celle rencontrée aux Tuileries se nomme Lucrèce, Dorante accepte avec joie ce rendez-vous. Mais les deux jeunes filles, de leur fenêtre, ont entendu la discussion de Dorante avec son père, son mensonge sur son prétendu mariage. Ainsi, le rendez-vous revêt un autre but : confondre le « fourbe ».

Dès le début de cette scène, le piège se referme : en reconnaissant la voix de Clarice, Dorante ne doute pas un instant qu’il parle à celle qu’il croit être Lucrèce. Mais, en prononçant ce prénom, ses déclarations galantes ne font que confirmer sa « fourberie » aux yeux des deux jeunes filles. Comment Corneille met-il en valeur cette situation comique ?

Hippolyte Pauquet, Le rendez-vous nocturne, édition de 1851

La première accusation (vers 1 à 23) 

Le mensonge dénoncé

Les propos galants adressés par Dorante à Clarice offrent à celle-ci l’occasion d'introduire son reproche : « Je vous voulais tantôt proposer quelque chose ; / Mais il n’est plus besoin que je vous la propose, / Car elle est impossible. » Discours habile car, en maintenant le flou, elle pique à la fois la curiosité du jeune homme et son amour-propre par le défi ainsi lancé.

L’interrogation indignée de Dorante, « Impossible ? », marque la réussite de cette approche, mais sa réplique galante, accentuée par la reprise du pronom, « Ah ! pour vous / Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous », entraîne le reproche direct, souligné par la diérèse, chargé d’ironie : « Jusqu’à vous mari/er, quand je sais que vous l’êtes ? »

La dénégation

Dorante ignore ce que Clarice sait exactement de ce prétendu mariage, il peut donc rejeter avec force cette accusation, inversion qui fait sourire car, pour une fois, ce « menteur » dit la vérité, et lui reproche au vers 7 cette crédulité dont il a lui-même tiré profit. Son déni se fait ensuite plus énergique avec la négation absolue, « Je ne le fus jamais », et sa phrase inachevée le présente comme victime d’une calomnie.

Mais l’aparté entre les deux jeunes filles met en évidence le piège dans lequel il se trouve enfermé. Son état de menteur est affirmé, pour l’une par sa question rhétorique hyperbolique, « Est-il un plus grand fourbe ? », pour l’autre par la négation restrictive : « Il ne sait que mentir. » Enfin, devant l’ironie de la question rhétorique de Clarice, avec le choix du subjonctif qui traduit son rejet, « Et vous pensez encor que je vous croie ? », son déni s’accentue par le serment, « Que le foudre à vos yeux m’écrase, si je mens ! », où l’emploi de « foudre » au masculin, emploi vieilli, renforce l’image empruntée à la mythologie. Vaines protestations, car Clarice formule un nouveau rejet sous forme de vérité générale : « Un menteur est toujours prodigue de serments. »

Une tentative de preuve

Dorante change alors de stratégie, afin d’apporter une preuve de sa véracité. Preuve aussi de sa confiance en son pouvoir de séduction, car son hypothèse sous-entend sa certitude d’avoir réussi à séduire la jeune fille : « si vous avez eu pour moi quelque pensée / Qui sur ce faux rapport puisse être balancée ». La diérèse sur les verbes, « vous défi/er » et « me justifi/er », opposés à la rime, renforce l’injonction, en suscitant la curiosité de Clarice. Cette stratégie fonctionne, car l’aparté « à Lucrèce » montre le trouble provoqué : « On dirait qu’il est vrai, tant son effronterie / Avec naïveté pousse une menterie. »

Mais cela ne suffit pas. Sa preuve ultime, la proposition de mariage, amplifiée par l’adverbe « demain », est à nouveau source d’un rejet ironique : « Eh ! vous la donneriez en un jour à deux mille ».

La seconde accusation (vers 24 à 36) 

Les reproches accumulés

L’indignation de Clarice l’amène à développer un portrait sévère de Dorante, soutenu par la reprise du mot « homme » pour introduire l’anaphore du pronom relatif « qui » : elle énumère quatre reproches où la vérité s’oppose au mensonge :

             Le premier rappelle sa vantardise initiale, avec une hyperbole pour rappeler les exploits évoqués, « Un homme qui se dit un grand foudre de guerre », en transformant plaisamment les coups d’épée du soldat en la vérité, des « coups d’écritoire et de verre ».

           Puis l’ordre s’inverse. Les indices temporels renvoient d’abord à la vérité, s’opposant ensuite au mensonge : « Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour, / Que depuis une année il fait ici sa cour ».

             Nouvelle inversion, le mensonge à Alcippe, raison de la scène de jalousie qu’il a fait subir à la jeune fille, est repris par l’énumération insistante, « Qui donne toute nuit festin, musique, et danse », précédant la subordonnée d’opposition pour poser la vérité : « BIen qu’il l’ait dans son lit passée en tout silence ».

       Le rythme s’accélère enfin, par la reprise de l’accusation principale, le mariage. L’antithèse verbale remettant le mensonge au premier plan : « Qui se dit mari/é, puis soudain s’en dédit ».

L’injonction qui conclut la tirade, « Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu’on le nomme », vise à obliger Dorante à avouer ses fautes.

La riposte

Face aux doutes ironiques de Clarice, à son tour Dorante utilise d’abord l’ironie : « Certes, vous m’allez mettre en crédit par la ville, / Mais en crédit si grand, que j’en crains les jaloux. » Il témoigne ainsi de son amour-propre, en retournant le reproche en un éloge de son pouvoir de séduction. Corneille accentue aussi le conflit par un procédé propre à la stichomythie, puisque le terme « crédit », employé par Dorante, lui revient comme en boomerang dans l’exclamation ironique qui conclut la tirade accusatrice de Clarice : « Sa méthode est jolie à se mettre en crédit ! 

L’échange en aparté entre le valet et son maître commente la situation, selon le caractère de chacun.

  • L’hypothèse de Cliton, « Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme », rappelle sa critique : il avait averti son maître des risques courus si ses mensonges étaient découverts. Mais elle révèle aussi l’ambiguïté de son jugement face au mensonge, un art qu’il est tout près d’admirer.

  • En revanche, la réplique rassurante de Dorante fait ressortir sa confiance en sa propre habileté : « Ne t’épouvante point, tout vient en sa saison. » Il est sûr de pouvoir se tirer de ce piège.

La justification (vers 37 à la fin) 

Un aveu habile

Dorante reprend sa stratégie habituelle, une première dérobade pour effacer l’accusation de ce qu’il nomme, avec une diérèse, « inventi/ons » et non pas « menteries ». Puis, la récurrence lexicale, « J’ai donc feint », « Je l’ai feint, et ma feinte à vos mépris m’expose » soutient l’aveu mais, à nouveau il se pose en victime d’une injustice. Enfin, habilement, il sait capter l’attention de sa destinatrice en retardant la justification d’abord par la parenthèse où la question rhétorique inverse le blâme en éloge : « (pourquoi désavouer / Ce qui vous forcera vous-même à me louer ?) » Mieux encore, la question rhétorique finale avance une hypothèse qui retourne la culpabilité contre Clarice : « Mais si de ces détours vous seule étiez la cause ? » La réaction de Clarice, « Moi ? », montre le succès de cette stratégie.

L’aveu est interrompu par les apartés entre Cliton, « De grâce, dites-moi si vous allez mentir », et la riposte de Dorante. Or, cet échange laisse pressentir un nouveau mensonge, alors que c’est précisément le seul moment où Dorante dit la vérité, en expliquant que sa « feinte » était une échappatoire au mariage imposé par le pouvoir paternel : « ne pouvant consentir / Qu’un père à d’autres lois voulût m’assujettir… », « Et par ce mariage au besoin inventé, / J’ai su rompre celui qu’on m’avait apprêté. »

Le valet trop bavard, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Le valet trop bavard, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Une déclaration d'amour

Face à cet aveu, la réaction de Clarice est ambiguë : tout en restant méfiante, elle accepte de poursuivre la conversation, car n’est-il pas toujours agréable d’écouter la déclaration d’amour d’une « âme » dévouée « à la belle Lucrèce » ?

Carlo Goldoni, Le Menteur, mise en scène de Laurent Pelly, 2008. T. N. de Toulouse

Ainsi, cela permet à Dorante de reprendre ses propos galants, avec des injonctions antithétiques qui inversent ainsi le blâme en éloge. D’un côté, conformément au code de la Préciosité, il exprime une forme de soumission avec des hyperboles pour amplifient ses fautes : « Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes, / Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes ». De l’autre, il en fait de ses mensonges une preuve de son mérite, en y joignant une vibrante prière : « Mais louez-moi du moins d’aimer si puissamment, / Et joignez à ces noms celui de votre amant. » 

Carlo Goldoni, Le Menteur, mise en scène de Laurent Pelly, 2008. T. N. de Toulouse

CONCLUSION

Quand débute cette scène, au cœur de l’intrigue, le stratagème de l’échange des rôles entre les deux héroïnes, associé au quiproquo entre les pronoms, crée un horizon d’attente, renforcé par l’ironie des accusations lancées et par les apartés, aussi bien entre les jeunes filles qu’entre le maître et son valet : le menteur sera-t-il finalement démasqué ?

Cette situation comique, traditionnelle – le trompeur se retrouvant trompé – amène aussi à réfléchir sur le rôle que Corneille assigne au mensonge. Son héros est, certes, contraint à l’aveu par la force des critiques de Clarice, mais il réussit à retourner la critique en la mettant au service de son désir de conquête. Comment ne pas admirer cette maîtrise du langage, qui nous rappelle que ses études ont formé Corneille à l’éloquence et aux plaidoiries ?

Lecture cursive : acte III, scène 5, fin de la scène 

Pour lire l'extrait

Le discours amoureux

Dans la suite de la scène, Dorante poursuit sa justification en faisant de son amour la seule explication de ses mensonges, ce que souligne la diérèse : « Je me fais mari/é pour toute autre que vous. » Face à la « défiance » manifestée par Clarice, il apporte la preuve de l’intérêt qu’il lui porte en énumérant tout ce qu’il sait d’elle : il a donc pris des renseignements précis.

L’aparté entre les deux jeunes filles révèle leur trouble face à ce constat. La certitude de Clarice vacille, « Cousine, il te connaît, et t’en veut tout de bon. », tandis que l’exclamation de Lucrèce la montre touchée par cet aveu amoureux : « Plût à Dieu ! » Elle n’est, en fait, pas indifférente à ce discours amoureux, censé lui être destiné.

Le menteur pris au piège

Clarice, pour ne pas dévoiler qui elle est réellement, n’a plus alors qu’une seule ressource : en savoir plus indirectement sur les sentiments de Dorante sur elle-même. Elle revient donc sur le mariage prévu par Géronte : « Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier ? »

Le quiproquo sur les prénoms amène Dorante à renouveler son serment amoureux, avec une insistance marquée par les négations restrictives : « Je n’ai ni feux ni vœux que pour votre service, / Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice. » Ce rejet pique l’amour-propre de la jeune fille, d’où le piège tendu : évoquer leur rencontre aux Tuileries : « Aujourd’hui cependant on m’a dit qu’en plein jour / Vous lui serriez la main, et lui parliez d’amour. » Mais, en niant catégoriquement ce qu’il qualifie d’« imposture », Dorante ne peut que passer définitivement pour un « imposteur ». Ainsi son serment : « Que du ciel…[…] J’éprouve le courroux / Si j’ai parlé, Lucrèce, à personne qu’à vous ! » Situation comique en raison de l’inversion : l’erreur sur les prénoms transforme en mensonge ce qui, pour Dorante, est la vérité. Paradoxe terrible, car, alors que ses mensonges sont crus, la véracité lui vaut le violent rejet de Clarice : « Après ce que j’ai vu moi-même en ma présence : / Vous couchez d’imposture, et vous osez jurer, / Comme si je pouvais vous croire, ou l’endurer ! »

Pour conclure

La fin de cette scène confirme le comique : si Dorante a pu se justifier de ses mensonges, le moment où il formule ce qui, pour lui, est la vérité se retourne contre lui et le conduit à l’échec. « Tel est pris qui croyait prendre »… Corneille donne ainsi sens à ce proverbe, et l’on sourit du désappointement du héros, exprimé dans la scène suivante : « Je disais vérité. » Le jugement de Cliton, « Quand un menteur la dit, / En passant par sa bouche, elle perd son crédit. », met alors en évidence l’inefficacité du mensonge. Mais, compte tenu du caractère de Dorante, le public peut supposer qu’il trouvera une autre échappatoire pour réussir sa conquête.

Explication : acte IV, scène 9, de "Dorante est un grand fourbe..." à "...  à ton exemple." (v. 1398-1433) 

Pour lire l'extrait

Après que l’échange des rôles entre Clarice et Lucrèce, associé au quiproquo sur les prénoms, les a conduites au rejet de Dorante, pris au piège de ses mensonges, Dorante décide d’acheter Sabine, la servante de Lucrèce, pour qu’elle plaide en sa faveur auprès de sa maîtresse. Mais deux péripéties suspendent la mise en œuvre de cette décision : la prétendue mort d’Alcippe, suivie des mensonges à Cliton quand il réapparaît, puis l’intervention de Géronte, à laquelle il n’échappe que par un nouveau mensonge. À la scène 6, l’action est relancée :  Sabine confirme que Dorante a éveillé l’intérêt de sa maîtresse et accepte de lui remettre une lettre de sa part. Les scènes suivantes sont centrées sur les réactions de Lucrèce, d’abord face à sa servante, objet de la lecture cursive préalable, ensuite face à Clarice.

TX-IV,9

Lecture cursive : acte IV, scène 8 

Pour lire la scène

L’exclamation de Sabine qui ouvre la scène, « Que je vais bientôt voir une fille contente ! », confirme que sa maîtresse est toute prête à se laisser séduire. Mais la construction du dialogue, en trois temps, met en évidence le portrait de l’héroïne.

         La didascalie révèle l’intérêt que Lucrèce porte à Dorante : elle accepte immédiatement et  sans réserve de lire ce « poulet », aveu d’amour « passionné ». Mais, face à sa servante, elle s’en défend, en prétextant les mensonges du « fourbe » : « je ne suis pas fille à croire ses paroles. »

       Sabine joue alors son rôle : elle présente l’argent remis par Dorante pour qu’elle plaide en sa faveur comme la meilleure preuve d’un amour sincère. Lucrèce donne alors un premier signe d’hypocrisie, en contredisant son reproche de s’être laissée acheter par l’excuse d’un éventuel renouvellement, à condition que cela reste secret : « […] en l’acceptant tu sors de ton devoir, / Du moins une autre fois ne m’en fais rien savoir. »

Johannes Vermeer, La liseuse à la fenêtre (détail), vers 1657. Huile sur toile, 83 × 64,5. Staatliche Kunstammlungen, Dresde

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       Le message que Lucrèce demande à Sabine de transmettre complète ce portrait. Elle ne recule pas, en effet, devant le mensonge : « Dis-lui que, sans la voir, j’ai déchiré sa lettre. » Mais l’invitation que Sabine doit formuler est totalement contraire à ce signe de rejet : « Et l’avertis surtout des heures et des lieux / Où par rencontre il peut se montrer à mes yeux. » De plus, la raison invoquée, « Parce qu’il est grand fourbe, il faut que je m’assure. », est une autre forme de mensonge, un prétexte pour masquer son désir d’être courtisée. Enfin, les paroles dictées à Sabine révèlent toute la coquetterie d’une jeune fille, prête à jouer habilement avec les sentiments d’un amant : « Donne-lui de l’espoir avec beaucoup de crainte ; / Et sache entre les deux toujours le modérer, / Sans m’engager à lui ni le désespérer. »

Hippolyte Pauquet, Les deux héroïnes. Frontispice de l'édition de 1851

Hippolyte Pauquet, Les deux héroïnes. Frontispice de l'édition de 1851

Dans la scène 8, Corneille, en faisant jouer parfaitement à la servante ce rôle d’entremetteuse, traditionnel dans la comédie, brosse le portrait plaisant du caractère d’une jeune fille, qui, entre le souci des bienséances contredit par ses propres sentiments et désirs, est capable, elle aussi, d’adopter tous les masques utiles. Le début de la scène résume la situation sentimentale : Clarice annonce à son amie son mariage avec Alcippe, et renvoie plaisamment Lucrèce à son « étrange conquête », en rappelant les déclarations faites lors de leur rencontre aux Tuileries. Comment la confrontation des deux héroïnes, dans la scène 9, poursuit-elle ce portrait plaisant de la « nature » féminine ?

Un conflit larvé (vers 1 à 18) 

Une amorce indirecte

À mots couverts, Lucrèce révèle ses sentiments contradictoires. D’un côté, elle insiste sur la méfiance partagée avec son amie, d’où l’emploi du pronom « nous », pour ce « grand fourbe » qu’est Dorante, une façon de ne pas passer pour naïve. De l’autre, elle reconnaît être touchée par ses serments amoureux, mais la formulation hypothétique soutenue par « peut-être » atténue cet aveu : « Mais s’il continuait encore à m’en conter, / Peut-être avec le temps il me ferait douter. » Autre formulation destinée à préserver sa dignité.

Deux rivales, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Deux rivales, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

La réaction de Clarice est ambiguë. Si son hypothèse peut s’expliquer par une inquiétude réelle, elle démasque aussi les sentiments de Lucrèce : « Si tu l’aimes ». De ce fait, sa double injonction, « Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie », sous-entend une critique : elle juge son amie trop naïve, incapable de s’assurer la conquête d’un amant…

La protestation et l’antithèse qui nie la réalité de ses sentiments, « C’en est trop ; et tu dois seulement présumer / Que je penche à le croire, et non pas à l’aimer » révèlent que le sous-entendu de son amie a été parfaitement perçu par Lucrèce.

Une argumentation contrastée

Corneille recourt à la stichomythie pour accentuer la réplique de Clarice, qui réplique en renvoyant à Lucrèce ses mots mêmes pour démasquer son déni : « De le croire à l’aimer la distance est petite. » Elle justifie son affirmation par un argument, posé comme une vérité générale sur lequel elle insiste : «  Qui fait croire ses feux fait croire son mérite ; / Ces deux points en amour se suivent de si près, / Que qui se croit aimée aime bientôt après. » Elle montre ainsi qu'elle n’est pas dupe du  masque adopté par Lucrèce.

Lucrèce répond en continuant à nier la séduction qu’exerce sur elle Dorante, en remplaçant l’amour par la simple « curiosité », terme mis en valeur par la diérèse : « La curi/osité souvent dans quelques âmes / Produit le même effet que produiraient des flammes. » Mais la riposte ironique de Clarice ne fait que renforcer son refus d’entrer dans le jeu de son amie : « Je suis prête à le croire afin de t’obliger. »

Le rôle de la servante

Dans son rôle traditionnel d’entremetteuse, Sabine intervient familièrement pour tenter d’apaiser cette dispute, en rappelant les deux jeunes filles à la raison par son exclamation : « Voyez, qu’il est besoin de tout ce badinage ! » Dans cet échange, elle a parfaitement perçu les sous-entendus dissimulés sous une apparence de douceur complaisante : « Faites moins la sucrée, et changez de langage, / Ou vous n’en casserez, ma foi, que  d’une dent. » Par cette expression imagée, elle menace sa maîtresse de ne pas pouvoir « manger » le plat qu’elle désire, c’est-à-dire de ne pas obtenir l’amour que, finalement, elle souhaite.

Deux rivales (vers 19 à la fin) 

Le conflit s'accentue, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

L'attaque lancée par Lucrèce

Dans un premier temps, Lucrèce semble admettre le reproche de Sabine et reconnaître l’inutilité de la dispute : « Laissons là cette folle ». Mais le connecteur d’opposition, « cependant », montre qu’elle a été vexée des insinuations de Clarice, car elle reprend l’initiative du conflit. Sa question, rappel du premier entretien entre Clarice et Dorante aux Tuileries, retourne contre son amie, en effet, les termes mêmes de l’accusation qu’elle lui avait lancée : « Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté. / Était-ce amour alors, ou curi/osité ? » Question que sa feinte naïveté charge d’ironie…

Le conflit s'accentue, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Tout comme son amie auparavant, Clarice cherche à préserver son amour-propre, en récusant toute naïveté : « Curi/osité pure, avec dessein de rire / De tous les compliments qu’il aurait pu me dire. » Dans la riposte de Lucrèce, Corneille rythme cette querelle par la juxtaposition et la reprise en chiasme : « Je fais de ce billet même chose à mon tour ; / Je l’ai pris, je l’ai lu, mais le tout sans amour ». Aux vers 28 et 29, la répétition de l’excuse avancée par Clarice renforce l’ironie de sa défense en soulignant son refus de la croire.

La riposte de Clarice

Mais Clarice ne renonce pas à son attaque, par un nouvel argument qui, en opposant les deux situations, lui fournit une excuse : « Ce sont deux que de lire, et d’avoir écouté : / L’une est grande faveur ; l’autre, civilité ». Le conflit pourrait alors prendre fin sur une protestation d’amitié, « Mais trouves-y ton compte, et j’en serai ravie ». Mais l’ajout, « En l’état où je suis, j’en parle sans envie » », révèle la raison réelle de leur querelle. Elle fait, certes, allusion ici à son mariage avec Alcippe, mais pourquoi cette précision sinon pour masquer une jalousie de Lucrèce ainsi courtisée.

En évoquant la stratégie adoptée pour ne pas montrer à Dorante son intérêt, « Sabine lui dira que je l’ai déchiré », Lucrèce tente de réaffirmer sa dignité contestée. Mais Clarice refuse d’entrer dans son jeu, « Nul avantage ainsi n’en peut être tiré », en démasquant son argumentation par sa restriction ironique : « Tu n’es que curieuse. » Ironie que Lucrèce lui renvoie aussitôt : « Ajoute : à ton exemple. »

CONCLUSION

La phrase de Clarice, qui met fin brutalement à ce conflit, « Soit. Mais il est saison que nous allions au temple », lui donne sens. Dans l’intrigue, en effet, rien ne justifie réellement une telle dispute : Dorante est persuadé de courtiser celle qui se nomme Lucrèce, la véritable Lucrèce étant sensible à ses déclarations, et Clarice est à présent sûre de pouvoir épouser Alcippe dont le père vient d’arriver pour conclure ce mariage. En fait, le seul objectif de cette scène est de mettre en valeur toute la complexité des sentiments amoureux chez les jeunes filles, tout en faisant sourire de leur jalousie masquée. Corneille, par cet échange rapide, empreint d’ironie, dépeint plaisamment leur conflit intérieur entre la pudeur, inculquée par leur éducation, l’amour-propre, destiné à préserver la dignité que leur réclament les bienséances, et la vérité de leur cœur. 

Étude d’ensemble : L'image des femmes 

Pour une étude détaillée

Cette dernière explication permet de compléter l’image des femmes observée dans les explications et lectures précédentes.

      En ce qui concerne les servantes, la différence est nette entre Sabine, celle de Lucrèce, dans son rôle traditionnel d’entremetteuse, et Isabelle, dont le qualificatif de « suivante » signale sa plus grande implication à l’action : c’est elle, en effet, qui suggère à sa maîtresse, le stratagème destiné à découvrir le caractère de Dorante, l’échange des rôles. Mais elle disparaît ensuite des actes IV et V pour laisser la place à Sabine.

        Le portrait des jeunes filles révèle toute la finesse d'analyse psychologique de Corneille. Témoin muet de la scène de séduction entre Dorante et Clarice, la mise en œuvre du stratagème et le quiproquo sur les prénoms donnent à Lucrèce une place plus importante dès l’acte III. Si la coquetterie de Clarice est flattée par les compliments adressés par Dorante, Lucrèce, elle, malgré sa défiance, est réellement touchée par ses serments, comme le révèle le conflit entre elles deux, expression d’une jalousie latente.

Femmes

Explication : acte V, scène 6, de "Mais enfin vous savez...." à "...  je m'en suis vengé." (v. 1714-1764) 

Pour lire l'extrait

L’acte V progresse vers le dénouement, qui veut, pour respecter la morale, que Dorante, le menteur, soit démasqué, ce que pourrait permettre, dans la scène 1, la révélation de ses mensonges à Géronte. Mais, accusé par son père, Dorante se tire d’affaire en les justifiant par l’aveu de son amour pour celle qu’il croit se nommer Lucrèce. Mais, dans la scène 4, alors même que Cliton le félicite d’avoir, pour une fois, dit la vérité, il révèle douter lui-même de ses sentiments : « Mon cœur entre les deux est presque partagé ». Laquelle des deux choisir ? Quand Sabine l’informe de l’amour qu’éprouve pour lui la véritable Lucrèce, il est persuadé de conquérir celle qui l’a initialement séduit sous les traits de Clarice. Avec l’entrée en scène des deux héroïnes, la scène 6 s’ouvre donc sur la reprise de ses déclarations enflammées… adressées à Clarice, nouvelle fourberie aux yeux des jeunes filles qui entraîne leur colère et leurs doutes, auxquels Dorante s’efforce de résister. Comment Corneille met-alors en valeur l’art du mensonge de son héros ?

TX-V,6

Un coup de théâtre (vers 1 à 16) 

La fin du quiproquo

Croyant s’adresser à Lucrèce lors de leur entretien nocturne, Dorante avait alors justifié son mensonge en invoquant la nécessité de résister au mariage avec Clarice imposé par son père : il avait alors multiplié les serments amoureux et rejeté tout intérêt pour Clarice. Cet extrait s’ouvre sur le rappel de cette conversation nocturne où les jeunes filles avaient échangé leur rôle : « Mais enfin vous savez le nœud de l’artifice, / Et que pour être à vous je fais ce que je puis. »

Devant les déclarations enflammées que lui adresse Dorante depuis le début de cette scène 6, Clarice ne peut qu’avouer son trouble, « Je ne sais plus moi-même, à mon tour, où j'en suis ». Mais, en nommant, pour la première fois dans la scène, le prénom de son amie, « Lucrèce, écoute un mot », elle met fin brutalement au quiproquo, coup de théâtre que fait ressortir l’aparté de Dorante à Cliton : « Lucrèce, que dit-elle ? »

La vérité révélée

Ce coup de théâtre relance l’action en créant un horizon d’attente : que va faire Dorante face à cette nouvelle ? L’échange des apartés entre lui et Cliton offre d’abord au valet l’occasion de marquer son triomphe sur son maître, trop prompt à juger : « Vous en tenez, Monsieur : Lucrèce est la plus belle ; / Mais laquelle des deux ? J’en ai le mieux jugé ». Devant l’ironie du valet, « Et vous auriez perdu si vous aviez gagé »,  Dorante invoque à nouveau le rendez-vous à la fenêtre, « Cette nuit à la voix j’ai cru la reconnaître », ce qui permet à Cliton de compléter la révélation, celle du stratagème : « Clarice sous son nom parlait à sa fenêtre ; / Sabine m’en a fait un secret entretien. » Mais Cliton révèle ainsi une forme de perfidie : il s’est bien gardé de transmettre par avance cette information à un maître dont il ne peut que se réjouir de le voir pris au piège.

Un retournement de situation (vers 17 à 37) 

Un nouveau piège

Mais, en réitérant sa déclaration à Clarice, Dorante se retrouve à nouveau mis face à ses contradictions, face à un nouveau piège. La première, celle-ci rappelle le rejet du mariage proposé par Géronte, argument invoqué par Dorante lors de leur entretien nocturne pour expliquer avoir prétendu être secrètement marié : « Pourquoi, si vous m’aimez, feindre un hymen en l’air, / Quand un père pour vous est venu me parler ? » Sa question est une attaque violente : « Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre ? »

Le parallélisme de la question de Lucrèce, « Pourquoi, si vous l’aimez, m’écrire cette lettre ? », met en valeur une autre contradiction. Mais cette double protestation traduit aussi la rivalité des deux jeunes filles : finalement, chacune d’elles aimerait être l’objet d’un amour si flatteur…

Une déclaration d'amour réitérée, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Une déclaration d'amour réitérée, mise en scène de Julia Vidit, 2018. théâtre de la Tempête,  la Cartoucherie

Un second coup de théâtre

De mensonge en mensonge, c’est Dorante qui, à présent, crée l’effet de surprise en retournant en sa faveur le piège tendu : « J’aime de ce courroux les principes cachés : / Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez. » Ainsi, il préserve son amour-propre en inversant sa déclaration d’amour, soulignée par la négation restrictive : « Mais j’ai moi-même enfin assez joué d’adresse : / Il faut vous dire vrai, je n’aime que Lucrèce. »

La double question de Clarice confirme la rivalité entre les jeunes filles, tandis que Dorante, lui, s’emploie à argumenter pour soutenir le coup de théâtre qu’il vient de produire. La récurrence du pronom « vous » et du possessif « votre » dans sa tirade marque sa volonté de convaincre la jeune fille qu’il a su tirer parti de leur ruse : « Quand vous m’aurez ouï, vous n’en pourrez douter. / Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre, / Clarice m’a fait pièce, et je l’ai su connaître. » Il en arrive ainsi à inverser l’accusation en se posant même en victime : « Comme en y consentant vous m’avez affligé, /Je vous ai mise en peine, et je m’en suis vengé. » Nouveau mensonge, destiné à le mettre à l’abri de toute nouvelle attaque…

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CONCLUSION

Dans Maximes et réflexions morales, en 1739, Alexander Pope écrit : « Celui qui dit un mensonge ne prévoit point le travail qu'il entreprend ; car il faudra qu'il en invente mille autres pour soutenir le premier. » C’est ce qu’illustre ce dialogue, où, face à chacun des mensonges révélés, qu’il s’agisse du stratagème des deux jeunes filles ou de ceux élaborés par Dorante, Corneille, de coup de théâtre en coup de théâtre, fait rebondir la situation. Il met ainsi en valeur les pirouettes successives de son héros, obligé sans cesse de forger un nouveau mensonge

Laquelle des deux ?  Mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2004. Comédie-Française

Le public s’interroge alors : est-il possible de croire au remplacement, dans le cœur de Dorante, de Clarice par Lucrèce ? La source d’inspiration de Corneille, La Verdad sospiciosa d’Alarcon, avait choisi de punir le menteur, forcé d’épouser Lucrèce sans amour. Corneille, lui, a refusé de dénouer ainsi sa comédie, contrainte trop violente pour le public de son temps selon lui, et a pris soin de préparer ce changement amoureux. Mais, si la rivalité entre les deux jeunes filles fait sourire, il n’en reste pas moins que ce changement de sentiments suscite le doute.

Lecture cursive : acte V, scène 6, fin de la scène 

Pour lire l'extrait

Si Dorante a réussi à justifier à la fois ses serments d’amour lors du rendez-vous nocturne et la déclaration écrite à Lucrèce, il reste une scène gênante pour lui, la rencontre initiale aux Tuileries, rappelée par la question de Lucrèce : « Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries ? » Question plus embarrassante car la conversation s’est déroulée en face à face, et ne peut être justifiée par le stratagème des deux héroïnes. Impossible également d’invoquer l’erreur sur les prénoms, car cela détruirait non seulement tous les autres mensonges mais aussi l’image même que le héros veut donner de lui. Quel nouveau mensonge le héros va-t-il trouver ?

L'art du langage

Dorante trouve une dérobade, opposer les « galanteries », banales à ce qu’il présente comme la vérité des sentiments : « Elle avait mes discours, mais vous aviez mon cœur ». Cette riposte lui permet en même temps de justifier son prétendu mariage à Poitiers, « Jusqu’à ce que ma flamme ait eu l’aveu d’un père », et ses mensonges sur ses exploits militaires : « Comme tout ce discours n’était que fiction, / Je cachais mon retour et ma condition. » La séduction exercée sur lui par Clarice, la seule vérité donc, s’inverse ainsi en « fiction »… 

Deux héroïnes face au "menteur". Mise en scène XXème s. 

Les doutes des héroïnes

Mais les apartés de Clarice – par amertume jalouse de se voir rejetée ou par amitié sincère – invitent en aparté Lucrèce à maintenir ses doutes. Elle lance d’abord une critique insistante, par une question rhétorique, « Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur ? », puis par une injonction hyperbolique : « Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse / Et ne fait que jouer des tours de passe-passe. » Elle oblige ainsi Dorante à renouveler son serment : « Vous seule êtes l’objet dont mon cœur est charmé. » Mais Clarice a réussi à transmettre ses doutes à son amie : « C’est ce que les effets m’ont fort mal confirmé. »

Deux héroïnes face au "menteur". Mise en scène XXème s. 

Le dénouement annoncé

Dorante n’a alors plus qu’une seule solution : une demande en mariage en bonne et due forme. Mais, en renvoyant à Dorante sa formule, « Après son témoignage », Clarice montre que la méfiance face au menteur est longue à se dissiper…

La conclusion de Dorante annonce le dénouement, double : son mariage, avec l’arrivée de Géronte, mais aussi celui de Clarice avec Alcippe. Ultime habileté, puisqu’il assigne à son mensonge, son prétendu mariage forcé, une noble cause, favoriser par son propre refus l’amour de son ami Alcippe : « Sans l’hymen de Poitiers il ne tenait plus rien ».

POUR CONCLURE

Corneille respecte ainsi les règles classiques du dénouement qui exigent qu’il soit rapide, complet et nécessaire. Cette annonce permettra sa rapidité puisque les jeunes filles doivent obéir aux décisions paternelles. Il sera complet puisque les deux couples seront concernés. Enfin, il est nécessaire puisqu’il satisfait l’amour de Clarice et Alcippe, mais que Corneille a pris soin de prévoir que Dorante est, finalement, très attiré par Lucrèce, donc prêt à remplacer Clarice. 

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Après le dénouement, le salut final . Mise en scène de Marion Bierry, 2023. Théâtre de Poche

Les seules questions qui restent posées sont, d’une part, le respect de l’objectif moral en principe assigné à la comédie : la punition de Dorante est bien légère… Suffira-t-elle à le corriger ? D’autre part, avec un cœur si prompt à changer, à oublier un amour pour un autre, Dorante pourra-t-il être un époux fidèle ? La Suite du menteur, en 1645, s’ouvre sur l’annonce de la fuite de Dorante en Italie avant le mariage, mais après avoir touché l’argent de la dot prévue…

Étude d’ensemble : Le comique 

Pour une étude détaillée

Une recherche est proposée afin de récapituler la place occupée par le comique dans la pièce. Les exemples permettront d’élaborer une fiche de présentation (cf. aussi site "Parcours littéraires") des quatre formes du comique : gestes, mots, caractère et situation.

Dans un second temps, la reprise du double objectif assigné à la comédie depuis l’antiquité, « plaire et instruire », conduira à mesurer les fonctions du rire. Bien sûr, sa première fonction est d’offrir au public un divertissement, un rire spontané qui jaillit face à une situation inattendue, en voyant un personnage tomber dans un piège, ou devant l’exagération d’une caricature. Le spectateur peut rire car il est lui-même en situation de supériorité face aux personnages dupés : il possède les clés de toute situation. Mais le rire soutient une satire qui vise à "corriger les mœurs" : les spectateurs sont invités à jeter un autre regard sur leur société, à mesurer la façon dont y règne l’illusion et à démasquer les faux-semblants qui s’y donnent libre cours. Par le rire illustrant les désordres de son siècle, Corneille met ainsi en évidence une valeur présente dans toute son œuvre, l’honneur.

Comique

Conclusion sur le parcours 

Réponse à la problématique 

Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : « Comment la mise en scène du mensonge donne-t-il au comique toute sa force ? »

Conclusion

Le menteur

Les passages expliqués ou lus et les études d’ensemble ont permis de constater que le héros éponyme ment à la fois à ceux qui ont sur lui un pouvoir, son père Géronte, mais aussi pour assurer son propre pouvoir, notamment sur les jeunes filles qu’il veut séduire, ou tout simplement par pure vanité, par exemple face à Alcippe. Mais il ment aussi à des inférieurs, à son valet Cliton en l’occurrence. Ainsi, c’est d’abord à lui-même qu’il ment, car ses mensonges sont, en fait, le moyen d’échapper à une situation de faiblesse, de refuser d’accepter sa médiocrité réelle. Ainsi, prétendre être un valeureux soldat couvert de gloire n’est pas seulement, comme il l’affirme, le moyen de séduire Clarice, mais surtout une compensation à son état bien ordinaire d’étudiant, en droit ce qui n’est pas particulièrement brillant, et, qui plus est, en province.

De même, se vanter du somptueux « divertissement » offert à une jeune fille est une façon d’oublier sa vie sans éclat à Poitiers en se haussant à la hauteur du luxe parisien de jeunes gens comme Alcippe. C’est d’ailleurs ainsi qu’il conclut fièrement à l’acte II. Il oublie seulement que tout ce « visage » n’est que le produit de ses mensonges, n’est donc qu’une illusion qui l’aveugle lui-même.

Je revins hier au soir de Poitiers,
D’aujourd’hui seulement je produis mon visage,
Et j’ai déjà querelle, amour et mariage :
Pour un commencement ce n’est point mal trouvé.
Vienne encore un procès, et je suis achevé.

La mise en scène

À ce constat s’ajoute, comme on a pu l’observer dans l’extrait de la mise en scène d’Alain Francon à la Comédie-Française, la mise en valeur des différentes formes du comique.

La force comique de la pièce repose essentiellement sur la situation, avec à  la fois le quiproquo sur les prénoms et le stratagème des deux héroïnes qui échangent leur rôle. Cette situation favorise l’élaboration des mensonges, qui poussent le héros jusqu’à la caricature le héros, mise en valeur par le rôle attribué à son valet Cliton. L’aparté devient alors un procédé récurrent : « Il m’a fallu forcer mon aversion pour les a parte, dont je n’aurais pu la purger sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés. » Alors même qu’il s’en défend dans son "Examen", Corneille reconnaît que cette double énonciation est particulièrement appropriée au thème, le mensonge, ainsi démasqué. Le spectateur peut ainsi rire, puisqu’il a, lui, les clés du double jeu.

La permanence de ce double jeu, entre le héros et les jeunes filles, mais aussi avec son ami Alcippe, son père, et même son valet, sans oublier celui qui amène à la rivalité des deux jeunes filles, conduit les comédiens à en tirer pleinement partie par leurs gestes et par leurs mimiques, sans choisir cependant les facilités propres au genre de la farce. Le choix des vers, en effet, garde à cette comédie un ton élevé, avec le recours, selon les situations, à un langage héroïque, précieux, voire tragique lors du monologue de Géronte désespéré de découvrir la vérité sur son fils dans la scène 2 de l’acte V. Mais cette variation des tonalités, jusqu’à la parodie parfois, soutient tout particulièrement le comique, notamment dans les passages où le héros déroule ses mensonges avec brio.

Travail d'écriture : dissertation 

Pour lire la correction  proposée

SUJET

Un des rédacteurs du "Dossier thématique : le mensonge", paru en mars 2006 dans le N°27 des « Mots du cercle » (Cercle Gallimard de l’enseignement) pose la question suivante : « Au-delà de la condamnation de principe, ne doit-on pas rappeler que le mensonge est pour celui qui le formule, mais également pour celui (lecteur, spectateur) qui y assiste sans le subir, un moment de plaisir ? »

Votre étude de la comédie de Corneille, Le Menteur, et du parcours qui lui a été associé, vous permet-elle de partager ce jugement ?

ANALYSE

La question ouverte invite à construire une dissertation problématique, c’est-à-dire la possibilité d’envisager de répondre "oui" ou "non" à partir d’une réflexion sur les termes qui composent la citation, le jugement sur « le mensonge ».

- La formule  introductive, « une condamnation de principe », en posant un premier objectif à cette pièce, conduit à une première interrogation : la comédie de Corneille condamne-t-elle vraiment le mensonge ?

-  La fin de la question insiste sur un second objectif : la pièce procure « un moment de plaisir », elle vise à divertir.

- Mais ce « plaisir » est réservé à deux types de personnes : « celui qui le formule », donc le menteur lui-même – et il y en a plusieurs dans la pièce de Corneille – et le public destinataire : « (lecteur, spectateur) qui y assiste sans le subir ». Est donc totalement exclue la victime du mensonge, celui qui en est dupe. Cette affirmation invite à s’interroger :

  • sur les raisons de ce « plaisir », à la fois pour le « menteur » et pour le public ;

  • sur les moyens choisis par Corneille pour le faire naître ;

  • sur celui « qui va « subir » le mensonge : si celui-ci n’en retire aucun « plaisir », que pense de lui le public ?

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