top of page
"Mensonge et comédie" : parcours associé au Menteur de Corneille
mensonge-comedie-1.jpg
mensonge-Parcours2.jpg

Observation du corpus 

À la comédie de Corneille est associé un parcours dont l'enjeu est « Mensonge et comédie ». Même si les instructions ministérielles ont accepté de réduire à un seul texte ce "parcours" – ce qui enlève d’ailleurs tout sens au terme même de "parcours"–, nous continuons à proposer un corpus digne de ce nom, destiné à éclairer l’œuvre afin de maintenir la réflexion critique. À chacun d’y puiser librement…

Après une introduction, pour rappeler l'héritage antique et poser une problématique autour du lexique utilisé dans la formulation de l’enjeu, qui fera l’objet d’une recherche, le corpus propose six explications d'extraits, dont plusieurs sont prolongées par des lectures cursives et des documents vidéo, dont l’analyse permet approche des formes et des fonctions du thème du mensonge en lien avec sa mise en scène. 

Enfin, la conclusion s'ouvre sur deux activités : une étude de tableau, qui relève de l’histoire de l’art, et un devoir correspondant aux séries technologiques : une contraction de texte suivie d’un essai.

Introduction 

L'enjeu du parcours 

Le connecteur « et » qui relie "mensonge" et "comédie" invite à étudier les particularités de la relation qui les relie. Le seul fait de les regrouper invite déjà à formuler une première question littéraire : en quoi le "mensonge" est-il un thème particulièrement adapté à un genre dramatique, la "comédie"?

Mais cette question peut s’élargir si l’on considère que le "mensonge" en lui-même est une "comédie".

Les mots du cercle : le mensonge.
Introduction

Ces questions nous amènent à poser la problématique qui va guider le parcours proposé : Quels rôles et quels sens les auteurs de comédies donnent-ils au mensonge ?

  • Notre parcours se limite donc à la comédie en tant que genre littéraire, ce qui implique de le définir précisément, tandis que les textes choisis permettront de mesurer son évolution et les procédés mis en œuvre.

  • Une étude lexicale préalable est indispensable pour définir le terme "mensonge", en analysant également les formes qu’il peut prendre, ce que nous observerons ensuite grâce aux explications et aux lectures complémentaires.

  • La problématique pose un premier objectif d’étude : le pluriel, « Quels rôles », indiquent que les auteurs lui accordent des fonctions multiples, que nous chercherons à différencier.

  • Enfin, un second objectif invite à distinguer les « sens » multiples que les auteurs donnent au mot "mensonge" qui sous-tend leur comédie : ils peuvent privilégier la dimension sociale, morale, philosophique, notamment en fonction des époques.

Recherche lexicale 

Pour se reporter à l'article du CNRTL

L’activité proposée se déroule en trois étapes :

           Dans un premier temps, poser une définition personnelle du mensonge, puis préciser le/s but/s du menteur. L'étude du Menteur est ainsi réactivée.

          Puis l’analyse de l’article "mensonge" du dictionnaire en ligne (Centre National de Recherche textuelle et lexicale) permet d’observer l’’opposition entre « mensonge » et « vérité » et la mise en évidence de « l’intention », celle de « tromper ». Mais les formules précisant le mensonge, telles »un mensonge par omission », « un mensonge diplomatique », ou « un pieux mensonge », ainsi que celles proposées dans la liste qui suit la définition interrogent : le mensonge n’a-t-il pas d’autres raisons que la seule volonté de tromper ? Est-il toujours un défaut condamnable ?

      Enfin, à partir des quelques synonymes mentionnés dans l’article, « craque (pop.), bobard (fam.), boniments (fam.), histoires (fam.), menterie », la recherche est prolongée de façon à enrichir cette liste en distinguant la connotation des synonymes, leur origine et leur registre de langue, le but visé par le menteur et le défaut dénoncé.

Pour  agrandir : cliquer sur l'image

lexique.jpg

Document complémentaire : Molière, Le Misanthrope, 1666, I, 1

Les déclarations d’Alceste

Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. […]

Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

Les déclarations de Philinte

Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

Pour  lire la scène

Frontispice du Misanthrope, édition de 1719. Gravure anonyme

Frontispice du Misanthrope, édition de 1719. Gravure anonyme

Après la lecture de cette scène d’exposition, afin de comprendre les raisons du conflit qui oppose les deux personnages, l’analyse des extraits choisis a pour objectif de prolonger le travail autour de l’enjeu « Mensonge et comédie ».

Alceste : la critique du mensonge

Les premières répliques d’Alceste, avec l’anaphore de « Je veux », rejoignent la définition étudiée, car les termes choisis insistent, eux, sur l’importance de la vérité : il faut être « sincère », parler pour exprimer son « cœur » et même révéler « le fond de notre cœur ». Enfin, il rejette avec force toute fausseté afin que « nos sentiments / Ne se masquent jamais ».

Dans le second extrait, vient l’énumération des défauts, en lien avec le mensonge, caractérisent, selon Alceste, ses contemporains : elle se termine sur « fourberie », un des synonymes du mot « mensonge ». Les termes qui précèdent en désignent les raisons : la « flatterie » du destinataire peut être gratuite, ou « lâche », par facilité donc, par manque du courage qu’exige le fait de dire la vérité ; mais, le plus souvent, elle traduit un « intérêt », le menteur cherchant, en fait, à en tirer profit. Il amplifie de ce fait les conséquences du mensonge. Il produit une « injustice », ou, pire encore, il est une « trahison », double : le menteur trahit celui qu’il trompe ainsi, mais il trahit aussi ses sentiments, ses opinions.

Philinte: le mensonge excusé

La première tirade de Philinte est beaucoup plus nuancée, car il souligne l’impossibilité de « la pleine franchise », en acceptant donc le mensonge comme une nécessité sociale, selon les « endroits », et les moments, « parfois » : « il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur ». Il inverse même la critique, en faisant d’Alceste et de sa volonté excessive d’absolue vérité un personnage de comédie : «  la pleine franchise / Deviendrait ridicule ».  Les questions rhétoriques invoquent deux raisons fondées sur l’idéal de "l’honnête homme", posé au XVIIème siècle : « la bienséance », c’est-à-dire les règles de politesse qui régissent la vie en société, et la mesure, donc le rejet de toute expression violente, quand on « hait » par exemple. Ainsi, Philinte rejoint ici des notions comme celles de « mensonge par omission », le fait de taire la vérité, ou de « pieux mensonge », destiné à ne pas blesser l’autre.

Dans la seconde tirade, l'énumération, « un homme fourbe, injuste, intéressé », reprend les accusations lancées par Alceste, mais sans s’en indigner comme lui, plutôt avec une sagesse lucide. Il reconnaît que ce sont des « vices », mais considère que ces comportements relèvent tout simplement de « l’humaine nature ».

Cette scène d’exposition annonce donc tout le paradoxe de la pièce de Molière : Alceste est un homme estimable par sa volonté de rejeter le mensonge, de dire la vérité, un homme honnête, et pourtant c’est sur lui que se fonde la "comédie", c’est de lui que le public va rire…

L'héritage antique 

Le théâtre

Dans sa Poétique (vers 335 av. J.-C.), le philosophe grec Aristote ne voit d’abord dans le théâtre que sa particularité littéraire, être un art du dialogue : « qui se sert seulement du discours, soit en prose, soit en vers, que ceux-ci soient de différentes sortes mêlées ou tous du même genre. » Il est donc indispensable, quand il s’agit du "mensonge", d’envisager à la fois le menteur, celui à qui il l’adresse, voire ceux qui en sont témoins.

Mais, dès l’antiquité grecque, le mot "théatron", formé sur le verbe "théaomai", "regarder", insiste sur le fait que ce dialogue conduit à un spectacle (dont l’étymologie latine, le verbe "spectare", signifie aussi "regarder"), c’est-à-dire que les personnages sont incarnés par des acteurs face à un public. Or, le fait que, dans l’antiquité déjà, les acteurs soient masqués et costumés crée un monde fictif, d’autant qu’il existe déjà des accessoires pour la mise en scène, par exemple une "machine" permet de faire descendre sur scène un être venu du ciel, souvent au dénouement pour clore l’actIon. Ainsi, dès l’origine, le théâtre s’affirme comme un monde d’illusion, où tout est mensonge… 

Le théâtre  romain de  Jesrah  (Jordanie), vers 90-92 

Le théâtre  romain de  Jesrah  (Jordanie), vers 90-92 

Antiquité

La comédie dans l'antiquité

On s’accorde à considérer que le mot "comédie" vient du grec "komos", le cortège et "odè", le chant : il s'agit sans doute, à l'origine, d'un rituel de fertilité, donnant lieu à une procession en l'honneur du dieu Dionysos. Elle est alors menée par les "phallophores", ainsi nommés parce qu'ils portent un costume rembourré, avec un faux ventre pourvu d'un énorme phallus postiche... Ivres, dans une sorte de transe, ils lancent toutes sortes de plaisanteries, souvent grossières, et leur passage s'accompagne de débats et de combats cocasses. 

Esclave, masque comique, IIème siècle av. J.-C.. Musée archéologique d"Athènes

Esclave, masque comique, IIème siècle av. J.-C.. Musée archéologique d"Athènes

Cette origine explique la permanence des acteurs costumés et les fondements de la comédie :

  • son langage familier, voire vulgaire, qui abonde en insultes et ne recule pas devant l'obscénité ;

  • le choix de personnages qui appartiennent au peuple, et souvent stéréotypés : le vieillard amoureux, le jeune homme naïf, le soldat fanfaron, l'esclave...

  • la place prise par les "débats", supports de la critique sociale, et par les "combats" plaisants ;

  • l'excès dans les gestes et les paroles, donc le rôle de la caricature.

Ces caractéristiques expliquent les fonctions traditionnelles de la comédie, que résume Molière, dans son premier "Placet au Roi" à propos de Tartuffe : « le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouvais, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules, les vices de mon siècle ». Il lui assigne nettement un double rôle, reprise de la formule latine attribuée au poète Horace, "castigat ridendo mores". Pour y parvenir, il est indispensable de frapper l’imagination du public, en ne s’adressant pas seulement à l’intellect pour l’instruire, mais aussi aux sens, afin de plaire par L'action qui se déroule sur scène, parfois renforcée par la musique, la danse, le mime…

Explication : Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671, II, 5 

Pour  lire la scène

À la fin de l’acte I des Fourberies de Scapin, comédie de Molière jouée en 1671, l’action s’est nouée : amoureux d’Hyacinte, Octave demande l’aide du valet Scapin pour faire accepter à son père Argante son mariage avec Hyacinthe. De même, Scapin accepte d’aider son maître Léandre, ami d’Octave, qui, pour épouser Zerbinette, a besoin d’argent.

L’acte II s’ouvre sur la rencontre des deux pères : Argante, pour partager sa colère contre son fils, invoque un aveu de Scapin pour suggérer à Géronte que le sien est, lui aussi, coupable : d’où la violente colère de Géronte lors de ses retrouvailles avec Léandre. La scène 5 remet face à face Scapin et les deux jeunes gens, Octave et Léandre, persuadé que la colère de son père est due à la trahison de Scapin l’a trahi. Par quels procédés comiques Molière illustre-t-il le pouvoir du mensonge ?

1ère partie : maîtres et valet (lignes 1-26) 

Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671
Scapin

Le comique de situation

La situation même de cette scène repose sur deux mensonges.

  • Celui de Scapin : Pour apaiser la fureur d’Argante, informé du mariage de son fils, Scapin multiplie les excuses jusqu’à expliquer qu’Octave y a été forcé : « Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la force à la main, le contraignent de l’épouser. »

  • Celui d'Argante : Face à Géronte qui lui reproche d’avoir mal surveillé son fils, Argante se défend en prétendant avoir appris de Scapin que Léandre a, lui aussi, trompé son père : « Votre Scapin, dans mon dépit, ne m’a dit la chose qu’en gros, et vous pourrez de lui, ou de quelque autre, être instruit du détail. » Il répète ce mensonge, en restant vague, « Scapin pourtant a dit de vos nouvelles », dans la scène violente qui l’oppose à son fils.

Ainsi le conflit entre Scapin et Léandre, persuadé de la trahison de Scapin, repose sur un quiproquo. Son injonction, « Laissez-moi contenter mon ressentiment », montre qu’il croit au mensonge de son père. C'est ce qui le pousse à accuser Scapin de jouer un double jeu, en promettant de l’aider alors même qu’il a tout rapporté à son père : « Non, Octave, je veux qu’il me confesse lui-même, tout à l’heure, la perfidie qu’il m’a faite. » Il redouble son accusation en interpellant directement Scapin : « Oui, coquin, je sais le trait que tu m’as joué ; on vient de me l’apprendre, et tu ne croyais pas peut-être que l’on me dût révéler ce secret ». La reprise lexicale du verbe « confesser » par l’ordre menaçant, « je veux en avoir la confession de ta propre bouche, insiste sur le rôle joué par le mensonge dans ce conflit.

Le comique de caractère

Dès les deux premières répliques de la scène, le comique se met en place par le contraste entre les deux maîtres. Les trois exclamations d’Octave, « Mon cher Scapin, que ne dois-je point à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le ciel m’est favorable de t’envoyer à mon secours ! » traduisent ses remerciements enthousiastes. Mais ils font sourire par l’excès, marqué par la gradation, depuis son interpellation, « Mon cher Scapin », ensuite qualifié d’« homme admirable », jusqu’à faire de son valet un envoyé du « ciel ». Cette gratitude hyperbolique contraste avec la colère de Léandre, persuadé de la trahison de Scapin. Son ironie sonne comme une menace : « Ah ! ah ! vous voilà ! Je suis ravi de vous trouver, monsieur le coquin. » Mais lui aussi devient ridicule par sa menace exagérée contre un simple valet : « je vais te passer cette épée au travers du corps. »

La peur de Scapin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

La peur de Scapin, mise en scène de Denis Podalydès, 2017. La Comédie-Française

Le comique de gestes

Ce décalage soutient le comique de gestes, nettement indiqué dans les didascalies, qui opposent le comportement des deux maîtres :

  • D’un côté, il y a la violence de Léandre, croissante, d’abord « mettant la main à son épée », puis « voulant le frapper », formule multipliée, enfin, de plus près : « s’avançant pour le frapper ».

  • De l’autre, Octave tente de s’opposer à cette violence, là aussi en gradation : « se mettant entre deux », puis, de façon répétée, « le retenant », enfin « se mettant au-devant ».

Face à cette répétition comique, qui caricature les deux jeunes gens, une seule didascalie indique la peur de Scapin, « se mettant à genoux », mais le metteur en scène est libre d’accentuer le comique par le jeu des acteurs : des poursuites, des bousculades, voire des chutes, et les mimiques exagérées de Scapin pour intensifier cette peur.

Le comique de mots

Pour accentuer le comique de cette scène, Molière adopte un procédé très traditionnel, le décalage des registres de langue.

         Léandre adopte, en effet, un langage soutenu par exemple quand il s’adresse à Octave, « Non, Octave, ne me retenez point, je vous prie. » ou quand il présente sur un ton tragique la blessure qui justifie sa colère : « Laissez-moi contenter mon ressentiment. » Le contraste est alors flagrant avec les insultes lancées à Scapin, « coquin », répétant la première adresse plaisamment polie, « monsieur le coquin », mais aussi « traître », à deux reprises, « infâme », « pendard », « fripon ». Il perd ainsi toute sa dignité de maître.

           Face à l'insulte, Scapin tente d’abord de répondre par une plaisanterie, qui, en écho à la politesse de l’interpellation, est, en fait, un signe d’insolence : « Monsieur, votre serviteur. C’est trop d’honneur que vous me faites. » Mais, comme Octave ne s’apaise pas, il ne peut, pour échapper à sa colère, que feindre une totale innocence par ses questions : « Monsieur, que vous ai-je fait ? », « Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ? » ou sa négation : « Je vous assure que je l’ignore. » Mais ses protestations ne font qu’amplifier la colère de Léandre.

2ème partie : la "confession" de Scapin (lignes 27-65) 

La scène se fonde sur trois aveux de Scapin, obligé de remonter dans sa mémoire pour répondre à la colère de Léandre : « il y a quelques jours », « il y a trois semaines », « il y a six mois ». Parallèlement, les fautes avouées, en gradation, permettent de mettre en évidence les mensonges qui sous-tendent la relation entre le maître et son valet

Le premier aveu

La faute reconnue, « j’ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d’Espagne dont on vous fit présent », correspond au portrait traditionnel du "zanni" de la commedia dell’arte, gourmand et ivrogne. Cet aveu est suivi de précisions sur la façon dont il a procédé, comme s’il en était fier : « c’est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’était échappé. » De plus, s’il demande « pardon » à son maître, il ne manifeste aucun regret que celui-ci ait « tant querellé la servante, croyant que c’était elle qui [lui] avait fait le tour ? » Il n’a d’ailleurs pas pris la peine d’intervenir pour disculper la servante, victime elle aussi de son mensonge. 

Un aveu sous la menace, mise en scène de Denis Podalydès, 2017. La Comédie-Française

Un aveu sous la menace, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le deuxième aveu

La présentation de l’aveu est ici inversée car Scapin apporte d’abord les précisions sur la façon dont il a pris soin d’élaborer son mensonge par une véritable mise en scène : « Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang, et vous dis que j’avais trouvé des voleurs qui m’avaient bien battu, et m’avaient dérobé la montre. » L’aveu ne vient qu’à la fin de la réplique, avec le verbe « retenu » qui remplace habilement le verbe propre : il s’agit d’un vol. À nouveau, fier de ses talents de comédien, le valet n’exprime aucun remords, avec même une justification plaisante de son vol, comme pour mieux servir son maître avec exactitude : « afin de voir quelle heure il est. » 

Le troisième aveu

Il est mis en valeur par une présentation en trois temps.

- L’aveu commence par le rappel de la faute commise, bien plus grave encore que les précédentes, puisque le valet prend le dessus sur son maître : « Vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit, et vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant. » Le maître a subi une violence indigne de son statut social.

-  Puis vient l’aveu direct, « C’était moi, Monsieur, qui faisais le loup-garou. », sans précisions.

- Il ne donne pas de détail ici sur sa mise en scène, mais son premier but, « seulement pour vous faire peur », permet d’imaginer comment il a pu faire croire à sa métamorphose. Mais l’autre justification invoquée fait du mensonge une revanche contre les abus du maître qui exploite son serviteur : « vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits comme vous aviez de coutume. »

La bête du Gévaudan, image d’un loup-garou, 1785. Gravure anonyme. The universal Magazine of knowledge and pleasure, tome 1

La bête du Gévaudan, image d’un loup-garou, 1785. Gravure anonyme. The universal Magazine of knowledge and pleasure, tome 1

3ème partie : le quiproquo (lignes 66 à la fin) 

Une situation comique

Ces mensonges ne correspondent pas à celui qui a provoqué la colère de Léandre. Ainsi, la confession repose sur un quiproquo, situation comique amplifiée par le recours à la répétition : les deux premiers aveux conduisent à un même décalage, la dénégation de Léandre, qui réitère sa menace, à laquelle répond l’innocence feinte par Scapin.

         Après le premier aveu, Léandre insiste : « Je suis bien aise d’apprendre cela. Mais ce n’est pas l’affaire dont il est question maintenant », « Non : c’est une autre affaire qui me touche bien plus, et je veux que tu me la dises. » Scapin, lui, joue l’étonnement : « Ce n’est pas cela, Monsieur ? », « Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir fait autre chose. »

        Après le deuxième, l’indignation de Léandre s’accentue, « Ah ! ah ! j’apprends ici de jolies choses, et j’ai un serviteur fort fidèle, vraiment ! Mais ce n’est pas encore cela que je demande. », et Scapin reprend son plaidoyer d'innocence: « Ce n’est pas cela ? », « Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait. » Mais l’insistance de son maître, « Non, infâme ; c’est autre chose encore que je veux que tu me confesses. », « Parle vite, j’ai hâte », inquiète le valet, d’où son aparté, « Peste ! » ; cela le conduit au troisième aveu.

La fin du quiproquo

La situation comique ne peut s’achever qu’avec l'arrêt du quiproquo, quand Léandre précise son reproche : « Je saurai me souvenir, en temps et lieu, de tout ce que je viens d’apprendre. Mais je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père. » Scapin regagne alors une position de force, puisque, pour une fois, son innocence est réelle, « Je ne l’ai pas seulement vu depuis son retour. » Il renforce sa résistance énergique, « Non, Monsieur », « Assurément », en proposant même de prendre Géronte à témoin : « C’est une chose que je vais vous faire dire par lui-même. » 

Une protestation d'innocence, mise en scène de Denis Podalydès, 2017. La Comédie-Française

Une protestation d'innocence, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Mais son statut de valet l’oblige à rester prudent, d’où la formule de politesse qui introduit la périphrase négative : « Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité. » Son déni revient, en effet, à accuser Géronte de mensonge : « Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité. » 

Phormion.jpg

Détail  du manuscrit du Phormion (161 av. J-C.) de Térence, source de la comédie de Molière XIème s., BnF

CONCLUSION

Cette scène a donc, avant tout, une fonction comique, en dressant un portrait plaisant de Scapin, pris au piège par le quiproquo, lui-même dû à un double mensonge. Cette situation comique est renforcée par les répétitions, le comique de langage et de gestes. Autant de procédés que Molière emprunte au genre de la farce, qu’il a lui-même pratiqué dans ses débuts, et qu’il croise ici avec l’héritage antique et la commedia dell’arte italienne. La triple confession donne aussi une image plaisante d’un maître, jeune amoureux excessif dans sa colère et que trompe facilement un valet rusé, habile dans le mensonge. 

Mais, compte tenu du statut d’un valet au XVIIème siècle, privé de droits, mal payé et entièrement dépendant de son maître, pouvons-nous condamner ses mensonges qui cherchent avant tout à améliorer son sort et lui servent d'échappatoire

Visionnage : Denis Podalydes, mise en scène de l'acte II, scène 5, 2017

Décor et costumes

        Le décor de fond de scène est très stylisé, le bleu pour la mer, un ciel dans lequel est figuré un petit nuage. Le plateau de scène est lui aussi vide. Mais les deux bornes d’amarrage nous indiquent que la scène se déroule sur le quai d’un port.

       Les costumes indiquent le statut social. Celui de Scapin contraste avec l’élégance des deux jeunes gens : chapeau, bottes, épée. Le mouchoir exhibé par Octave est même un signe de raffinement, comme le flacon de parfum utilisé par Léandre alors même qu’il est emporté par sa colère. 

Leur frivolité rappelle à la fois les jeunes écervelés de la comédie antique, et les amoureux de la commedia dell’arte.

la mise en valeur des maîtres

Le jeu des acteurs avec ses quatre composantes, les déplacements, la gestuelle, les mimiques et l’intonation, renforce le comique de la scène, en exagérant le ridicule des jeunes gens.

       La colère de Léandre est poussée à l’extrême, par ses mouvements précipités, par exemple quand il se précipite sur Scapin, et par ses gestes excessifs, quand il tente de l’étrangler ou l’empoigne violemment par le col de son manteau. Son positionnement indique sa puissance, notamment quand, jambes solidement plantées de part et d’autre de Scapin à genoux, il le domine de toute sa puissance.

      Octave est tout aussi ridicule, dès sa chute lors de son entrée, suivie de sautillements puérils. Ses chutes se multiplient d’ailleurs, et il est souvent victime de bousculades, et même d’une gifle reçue de Léandre par erreur, car destinée à Scapin.

Le jeu des acteurs accentue ainsi le décalage entre les deux personnages, chacun se retrouvant ridiculisé tour à tour. Octave perd son épée dès sa tentative de duel, et sa position de mise en garde, épée brandie, rend son courage cocasse. De même, on rit de l’inversion de la gestuelle qui amène les deux amis à lutter entre eux : Léandre étranglant avec violence Scapin, se retrouve plaisamment étranglé par Octave.

Les mensonges de Scapin

Scapin se retrouve au centre du jeu, adjuvant des deux jeunes gens comme l’indique sa position centrale entre eux à la fin de la scène. Tout le jeu de l’acteur vise d’abord à accentuer sa peur, ses courses pour échapper à son maître, sa gestuelle quand il se jette à ses genoux, mais aussi ses mimiques et ses regards effrayés, par exemple face à son maître qui tient son épée entre ses dents.

Mais l'intonation du comédien reproduit l’évolution des aveux de mensonges face à Léandre :

  • Le 1er aveu se fait sur un ton encore timide, entrecoupé par des silences, avec une humble demande de pardon à la fin.

  • Le 2ème est beaucoup plus provocateur, avec le récit concrétisé par la montre restituée à son maître, geste accompagné d’un changement dans le texte : la justification « afin de voir quelle heure il est » devient une injonction insolente : « Faites voir un peu quelle heure il est. »

  • Le ton change totalement pour le 3ème aveu : il est affirmé avec plus de violence, jusqu’à adopter un ton revendicatif. L’audace du mensonge, qui a conduit un valet à battre son maître, est mise en valeur par le contraste cocasse avec le jeu de Léandre, qui mime les dents du loup et accentue le son [ou] comme pour imiter le hurlement du « loup-garou ».

Lectures cursives : Molière, Le Médecin malgré lui, 1666, deux extraits 

Acte I, scène 6

La lecture de cette scène conduit à observer la façon dont l’intrigue même est fondée sur deux formes de mensonge. Pour se venger des insultes et des coups de son mari, Sganarelle, Martine fait croire à Valère et Lucas, deux serviteurs qui recherchent un médecin pour la fille de leur maître, que Sganarelle est un excellent médecin, capable de réaliser des miracles. Mais il fait preuve d’une étrange « folie » : il refuse de se dire médecin tant qu’on ne l’oblige pas « à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vous cachera d’abord. »

Le quiproquo

Toute la première partie de la scène est la conséquence du mensonge de Martine : un quiproquo. La situation comique naît alors du décalage entre la vérité de Sganarelle et le mensonge auquel croient Valère et Lucas.

        En soulignant la personnalité de Sganarelle, l’amour qu’il porte à sa « [b]outeille jolie », Molière emprunte son ivrognerie aux « zanni » de la commedia dell’arte, tel Arlequin. Elle contraste avec le respect des deux serviteurs pour ce grand médecin, rendu comique par la répétition des politesses et l’étonnement du héros, « Voici des gens bien pleins de cérémonie ».

       Le quiproquo naît de l’ambiguïté de la présentation de Valère, « les habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité. », qui ne peut, pour Sganarelle que faire référence à son métier de fagotier : « Il est vrai, messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots. » De cela découle l’échange comique autour du prix des fagots, autre illustration de l’amour de l’argent traditionnel chez les « zanni ».

Le quiproquo prend fin dès que Valère reprend le mensonge de Martine en le qualifiant de « grand médecin », ce qui amène le déni énergique de Sganarelle : « Médecin vous-même ; je ne le suis point, et je ne l’ai jamais été. »

Pour lire les scènes

Sganarelle battu.jpg

"Médecin malgré lui"

La seconde partie de la scène illustre le résultat du mensonge. Alors même que Sganarelle affirme sa vérité, « Messieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin », il se trouve roué de coups, puisque ce serait là, selon Martine, le seul moyen de lui faire reconnaître cette qualité. Le comique de cette situation est accentué par les excuses réitérées de Valère et Lucas, désolés de devoir ainsi le battre, et par le retard de l’aveu de Sganarelle, qui tente de rétablir la vérité. 

Sganarelle battu. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007, théâtre Fontaine

Tandis que tous deux répètent les éloges, les guérisons miraculeuses qui ont soutenu le mensonge de Martine, Sganarelle n’accepte finalement que mû par l’appât d’un gain important, inversion comique : « Ah ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avois oublié ; mais je m’en ressouviens. De quoi est-il question ? Où faut-il se transporter ? »

Acte II, scène 6

Cette scène illustre la réalisation du mensonge, la consultation de Lucinde, la fille de Géronte, dont la maladie est aussi un mensonge : elle feint d’être muette pour empêcher le mariage que veut lui imposer son père.

L’art du mensonge

Le comique repose à nouveau sur la situation, avec le décalage entre la réalité et l’apparence de Sganarelle, dans son rôle de médecin, parfaitement joué d’abord par son costume et ses gestes, « en faisant diverses plaisantes postures », mais surtout par son langage. 

Mise en scène de Jean Lermier, 2007, théâtre des Amandiers, Nanterre

Après avoir vérifié l’ignorance de Géronte, il parodie le langage des médecins de ce temps, un galimatias de latin, auquel il mêle du grec et de l’hébreu, en y ajoutant son éloge ridicule d’Aristote. L’absurdité de son diagnostic est redoublée par la cause invoquée, « cet empêchement de l’action de sa langue », et un nouveau décalage entre son ignorance et la rationalité affichée pour expliquer cette maladie. Tout aussi absurde est le remède proposé, « quantité de pain trempé dans le vin », par sa double justification, d’abord dans un jargon pseudo-médical, « il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler », puis par l’animalisation de la jeune fille : « Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose aux perroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ? »

Les dupes

Mais ce mensonge ne peut fonctionner que grâce à la crédulité des autres personnages, à commencer par les serviteurs éblouis : « L’habile homme que v’là ! », s’exclame Jacqueline, la nourrice, tandis que la réplique de Lucas montre à quel point il est facile de duper un ignorant : « Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte. » L’admiration de Géronte, « Ah ! que n’ai-je étudié ! », illustre aussi cette naïveté, rendue encore plus comique quand il accepte même que la « méthode toute nouvelle » de la médecine ait inversé la place du foie et du cœur : « C’est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance. »

POUR CONCLURE

Ces deux extraits mettent en évidence les divers rôles du mensonge : une vengeance pour Martine, une échappatoire pour Lucinde comme pour Sganarelle qui en tire aussi une satisfaction personnelle pour Sganarelle, un gain potentiel et la satisfaction de son amour-propre. Mais la situation, fondée sur le mensonge, quiproquo ou parodie, renforcé par les autres formes de comique, gestes, langage, caractère, rendrait cet art de mentir inopérant sans la crédulité des autres personnages. La satire est donc multiple.

Exposé : la commedia dell'arte 

Pour  approfondir l'étude des personnages

Commedia delll'arte.jpg

Sans doute grâce à son grand-père, Molière a découvert tout jeune les spectacles de la foire, qui ont certainement contribué à faire naître sa passion pour le théâtre. Les places publiques, les carrefours, et surtout les foires sont, dès le moyen-âge, des lieux où se retrouvent aussi saltimbanques, jongleurs, montreurs d’animaux, et des comédiens qui offrent au public populaire les soties, les moralités, et surtout les farces. Certains « farceurs » sont célèbres au début du XVIIème siècle, comme Mondor et Tabarin dont les « fantaisies » et les échanges cocasses préfigurent bien des comédies de Molière.

Cliquer pour voir un diaporama d'analyse

Il est ainsi préparé à apprécier la commedia dell’arte, dont il fréquente la troupe, dirigée par Scaramouche avec laquelle il partage la salle du Petit-Bourbon dont Louis XIV lui accorde l’usage en 1658 en alternance avec eux. Cette fréquentation des comédiens italiens va enrichir considérablement ses comédies.

Explication : Molière, Le Tartuffe ou l'Imposteur, 1664, acte III, scène 3,  vers 966 à 1000

Pour lire l'extrait

Les deux premiers actes de la comédie de Molière ont permis au public de mesurer l'emprise exercée par Tartuffe, "l'imposteur", sur Orgon, au point que celui-ci a décidé de lui donner sa fille Mariane en mariage. Mais Dorine, la servante, a déjà suggéré que Tartuffe « pourrait bien avoir douceur de cœur » pour l'épouse de son hôte, et l’entrée en scène de ce personnage, dans l’acte III, confirme cet excès de dévotion, suspect. Son hypocrisie se manifeste lors de sa conversation avec Elmire, qui intervient pour tenter de le faire renoncer au mariage prévu. Le début de la scène, en effet, introduit une ambiguïté, d'abord dans le geste de Tartuffe contraire aux bienséances mentionné dans la didascalie : « Il lui met la main sur le genou ». Puis, dans la longue tirade qui précède l'extrait, du vers 933 à 960, il enlève son masque pour adresser à Elmire une déclaration d'amour directe, qui provoque l'indignation de celle-ci : « Un dévot comme vous, et que partout on nomme... »

Comment la tirade de Tartuffe à Elmire met-elle en évidence le masque qu’il porte ?

Molière, Le Tartuffe, 1664
Tartuffe

1ère partie : un aveu ambigu (vers 1 à 7) 

L'autoportrait de Tartuffe

En réponse au reproche d’Elmire, la tirade s’ouvre sur un cri, suivi d’une opposition qui introduit toute l’ambiguïté de Tartuffe : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ». La religion lui offre, en fait, un masque commode pour se justifier un désir sensuel : Dieu n’a-t-il pas l’homme d’une âme dans un corps ? C’est sur ce corps qu’il insiste, par une seconde opposition, « Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange », c’est-à-dire un pur esprit, dégagé de toute sexualité.

Un séducteur. Mise en scène de Jacques Weber, 1994, théâtre Antoine, Paris

Un séducteur. Mise en scène de Jacques Weber, 1994, théâtre Antoine, Paris

Un double langage

La formulation de son aveu révèle à quel point il porte en lui cette double nature.  Le verbe « voir » introduit l’attirance physique, confirmée par le langage emprunté à la Préciosité galante : les « appas » comme les « attraits » renvoient au corps d’Elmire, désiré. Mais à ce discours se mêle un vocabulaire religieux :

  • Les « célestes appas », adjectif hyperbolique, lui fournit une excuse commode : en aimant Elmire, il aime la beauté créée par Dieu. Il devient alors légitime qu’« [u]n cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas. », excuse généralisée par l’emploi du pronom indéfini « on ».

  • L’autre emprunt renvoie à une image traditionnelle de la femme, déjà à partir de l’étymologie du mot « charme », "carmen", un chant qui accompagne une action magique. Mais, dans la Bible, Ève, séductrice, tentatrice, à laquelle Adam n’a pu résister, reprend cette image. Elmire éloignerait Tartuffe de sa nature profonde : « Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange. » Mais ainsi la culpabilité se retrouve inversée, rejetée sur Elmire qui exercerait un pouvoir maléfique : « Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais, / Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits. »

2ème partie : le masque de la dévotion (vers 8 à 21)

Lportrait d'Elmire

Le langage religieux est comme une seconde nature pour Tartuffe. Il l’emploie pour dépeindre Elmire et ce qui, dans le langage profane, serait un coup de foudre né au premier regard : « Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine ». Il représente ainsi son rayonnement, telle une icône religieuse auréolée de lumière. De même, ses « regards » sont qualifiés de « divins », et comme chargés d’un amour christique par leur « ineffable douceur ». La reprise du mot « charme » réitère ainsi l’accusation déjà lancée, puis l’interpellation, « ô suave merveille » unit la sensualité de l’adjectif et le nom, qui renvoie au surhumain. D’où l’aveu de la passion transformée en « dévoti/on », terme amplifié par la diérèse, mais qui touche au blasphème en confondant l’amour pour une femme avec l’amour du chrétien pour son dieu.

Une douloureuse épreuve

Cet amour devient même une épreuve envoyée par Dieu, cause de souffrances, en se dépeignant comme un héros tragique, déchiré par une lutte intérieure entre sa dévotion et une passion absolue. Il décrit longuement ce combat douloureux par l’énumération sans articles de ses efforts de chrétien fervent, « jeûne, prières, larmes ». La diérèse sur le terme « tribulati/ons », qui occupe presque tout l’hémistiche, résume les douleurs de cette lutte. Mais il reconnaît bien volontiers son état de pécheur, échouant dans ce terrible combat contre la tentation, qui l’emporte sur sa foi : Elmire « força la résistance où s’obstinait mon cœur ». Il admet ainsi son « néant », sa faiblesse toute humaine. N'est-ce pas là, après tout, la nature même de l'homme ? 

L'aveu amoureux. Mise en scène de Marcel Maréchal, 1991, théâtre de la Criée, Marseille

L'aveu amoureux. Mise en scène de Marcel Maréchal, 1991, théâtre de la Criée, Marseille

L'appel à Elmire

Tartuffe oublie alors toute sa prudence pour lancer à Elmire un vibrant appel à l’amour, conséquence de son désir sensuel introduite par la conjonction « Que ». Mais à nouveau, il masque ce désir en mêlant les registres profane et religieux. Son aveu emprunte, en effet, au vocabulaire de l’amour courtois, en affirmant la suprématie de la « dame » aimée, suzeraine, « De mon intérieur vous fûtes souveraine », face à l’humble chevalier à ses pieds, son « esclave indigne ».

Mais, masqué par le langage religieux, l’appel à l’amour se transforme en un appel à une charité toute chrétienne. Elle doit le « contempler d’une âme un peu bénigne », c’est-à-dire se montrer « bonne » et généreuse pour effacer les souffrances qu’elle lui fait endurer. Il serait donc juste qu’elle répare cette faute en cédant aux avances de Tartuffe : « que vos bontés veuillent me consoler ». L'ambiguïté de la formule n'empêche en rien son sens réel : il s'agit bien d'obtenir qu'Elmire satisfasse son désir… en commettant le péché d’adultère.

3ème partie : le tentateur (vers 22 à la fin)

Mais Tartuffe pousse à son comble son hypocrisie, en effaçant totalement ce péché d’adultère par sa promesse de discrétion, soutenue par les négations : « Votre honneur avec moi ne court point de hasard, / Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part. » Finalement seule compte la préservation de l’apparence.

Son discours tentateur repose sur une opposition, signalée par le connecteur « Mais ».

Le blâme

Six vers sont consacrés à ceux qu’il nomme les « galants de cour », les jeunes libertins qui cherchent à séduire. Son mépris envers eux est parallèle à son mépris envers les femmes, « folles » de les aimer. Le champ lexical du langage est ici péjoratif. Ils sont « bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles », c’est-à-dire qu’ils sont dangereux car ils se font gloire de leurs conquêtes, par pure vanité : « De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer / Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer » Il accuse ainsi à la fois ces jeunes séducteurs de n’avoir qu’un respect apparent pour les femmes conquises, traitées comme des déesses, mais aussi celles-ci qui, naïvement, leur font confiance : « Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie, / Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie. »

Tartuffe-CF1993.jpg

Le tentateur. Mise en scène de Jacques Charon, 1973, Comédie-Française

L'éloge

À ces jeunes gens, Tartuffe oppose un groupe dans lequel il s’inclut, « les gens comme nous ». Mais qui sont ces personnes ? De simples libertins, plus habiles ? Des faux dévots ? On comprend que la pièce, qui sous-entend que les "Tartuffe" sont nombreux, ait pu susciter une cabale et être censurée. Le portrait qu’il en fait est un éloge. Aux bavardages précédemment dénoncés, il oppose la certitude d’un « feu discret », et insiste sur l’absence de risque : « pour toujours, on est sûr du secret. » Mais ce souci de préserver l’apparence est avant tout égoïste, car il s’agit d’abord de à préserver sa propre image avant celle de la femme séduite : « Le soin que nous prenons de notre renommée / Répond de toute chose à la personne aimée ».

Sa conclusion, avec le parallélisme des négations dans le dernier vers, « Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur, / De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur. », supprime totalement le péché d’adultère, remplacé par le seul plaisir sexuel : la peur de Dieu devient seulement la peur du « qu’en dira-t-on ? »

CONCLUSION

Tartuffe est bien un "imposteur" dans un sens scandaleux ici, puisqu’il met le langage et le dogme de la religion au service de son désir purement sensuel, en invoquant sa nature même d’homme faible et de pécheur. Chez lui, le"masque" est devenu une seconde nature, puisqu’il imprègne son langage même. Il est incapable de parler sans recourir à un lexique religieux, développant ainsi un véritable art du mensonge, tout en exprimant sa vérité. Mais, comme s’y mêle l’expression sensuelle du désir, l’hypocrisie de "l’imposteur" ressort avec plus de force, d’autant plus qu’il en rejette la faute sur la femme… et même sur Dieu qui a créé sa beauté.

Le public s’interroge alors : s’agit-il encore d’une comédie ? Molière touche à un sujet grave, celui de la religion mise au service du vice : Tartuffe affirme que, finalement, tout est permis… Il suffirait de savoir se taire. Il apparaît donc comme un personnage dangereux, car sans scrupules.

Explication : Marivaux, Les fausses Confidences, 1737, I, 14 

Pour lire la scène

L’exposition a présenté la situation de Dorante, amoureux d’Araminte, riche veuve alors qu’il est lui-même sans fortune, et son désir de l’épouser, grâce à un « projet » aux contours encore mystérieux, élaboré par son ancien valet, Dubois. Les scènes suivantes nous font assister à la première rencontre entre Araminte et Dorante, que son oncle, monsieur Rémy, a placé chez elle comme intendant : elle lui trouve « très bonne façon », et le reçoit aimablement.

Dubois intervient pour mettre en place le stratagème dans la courte scène 13 : « il feint de voir Dorante avec surprise », tandis que « Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. » L’habile valet peut alors se livrer à une « confidence », sous le sceau du secret, dont les quatre étapes visent à jeter le trouble chez Araminte, en lui révélant l’amour de son intendant pour elle. Comment cette scène représente-t-elle le mensonge et les effets qu’il produit ?

Marivaux, Les fausses Confidences, 1737
Marivaux

1ère partie : une stratégie habile (lignes 1 à 24) 

La gêne marquée par le comportement de Dubois et de Dorante a atteint son but, être remarquée d’Araminte, d’où les questions qui ouvrent le dialogue : « Qu’est-ce donc… ? », « D’où vient… ? ». Cette curiosité permet au valet de développer sa feinte, à partir de trois procédés.

Son questionnement

Au lieu de répondre directement, il multiplie les questions, feint souci de bien comprendre la situation pour protéger sa maîtresse : « Savez-vous à qui vous avez affaire ? », « comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ? ». En répétant la réponse d’Araminte, « Et c’est monsieur Remy qui vous l’envoie ? », il surjoue son étonnement. C'est une première façon de mentir.

L'exagération

Parallèlement, sa demande immédiate de « congé » suggère que la présence de Dorante représente un réel danger, qu’il souhaite fuir. La réaction d’Araminte, signalée par la didascalie, « surprise », l’encourage à poursuivre en ce sens. Il s’emploie alors à accentuer ce danger, d’abord par des questions qui sous-entendent une manigance de Dorante : « Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ? » Dans un second temps, il dramatise la situation, par une exclamation, « Lui, votre intendant ! », puis son lexique hyperbolique, ne peut que renforcer l’inquiétude d’Araminte : « Hélas ! l le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là. » 

Un paradoxe

          D’un côté, il insiste, par ses exclamations, sur la fiabilité de son témoignage critique. Il présente Dorante comme un être hypocrite, prenant Araminte elle-même à témoin par sa question. Ses exclamations en donnent une interprétation à nouveau inquiétante : « Si je le connais, madame ! si je le connais ! Ah ! vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait, de peur que je ne le visse ? ». Critique paradoxale, vu ses propres feintes...

        De l’autre, et alors même que les questions d’Araminte, « Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ? », montrent qu’il a atteint son but, il inverse le portrait, avec un vibrant éloge de Dorante, accumulant les hyperboles : « Lui ! Il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre, il a peut-être plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil. »

Les réactions d’Araminte, en gradation, prouvent le succès de sa stratégie, étonnement d’abord, inquiétude croissante d’une « mauvaise action » ensuite, pour en arriver à un bouleversement total : « Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis toute émue. »

2ème partie : une stratégie habile (lignes 1 à 24) 

La parole habile de Dubois

Dubois juge alors qu’Araminte est prête à entendre la vérité : l’amour que Dorante éprouve pour elle. Mais là encore, il glisse vers le mensonge, quand il la présente comme une folie, à l’aide d’un geste pour le confirmer : « Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient. » Puis, il la met en valeur par la répétition lexicale hyperbolique, « il est timbré, mais timbré comme cent. », enfin par une gradation ternaire, imagée : « Il y a six mois qu’il est tombé fou ; Il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu. » 

Un manipulateur. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

Un manipulateur. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

Pour preuve ultime, face au doute d’Araminte, « il m’a paru de très bon sens », il invoque son expérience personnelle, en accentuant la gravité de la situation par un mensonge, son choix de quitter son service : « Je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter ; et c’est ce qui me force de m’en aller encore ».  

Le masque des sentiments

Comment interpréter la didascalie qui introduit la réaction d’Araminte : « un peu boudant » ? C’est, à coup sûr une sorte de déception à l’idée de devoir, pour respecter les bienséances, renvoyer Dorante, dont, dès la première rencontre, elle avait apprécié la séduction. Mais, en même temps, n’est-ce pas déjà la jalousie qui l’amène à suggérer : « et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies !… » Par cette suggestion, elle offre à Dubois la possibilité d’arriver à l’aveu d’amour : « Ah ! vous m’excuserez. Pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût. » Ajoutons à cela la contradiction entre l’affirmation, « je veux le congédier », et sa question, « Est-ce que tu la connais, cette personne ? », qui permet à Dubois d’annoncer la vérité : « c’est vous, madame. »

Un aveu surprenant. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

La bienséance voudrait qu’Araminte rétorque par une protestation immédiate. Or, sa nouvelle question, « Moi, dis-tu ? », donne à Dubois l'occasion d’insister sur la force de cet amour, « Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant », tout en faisant adroitement appel au témoignage même de sa maîtresse : « Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle. » 

Un aveu surprenant. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

3ème partie : entre mensonge et vérité (lignes 25 à 93) 

Le portrait de Dorante : un vibrant éloge

Dubois a parfaitement perçu la jalousie et l’indulgence d’Araminte, deux ressorts sur lesquels il va agir dans le portrait de son ancien maître : sous prétexte de prouver « sa démence », chaque trait est en fait destiné à le mettre en valeur.

  • L’énumération vise à rassurer d’abord Araminte sur l’infériorité sociale de Dorante : « Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille. » Le manque d’argent ne vient qu’à la fin, sous une forme négative qui semble l’amoindrir : « mais il n’est pas riche ».

  • Mais, de ce manque d’argent, obstacle fondamental à cette époque, il fait une qualité, en jouant sur la jalousie d’Araminte : « Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune, et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes ».

Pour accroître cette jalousie, il ne lui reste qu’à évoquer une rivale en se posant lui-même comme garant de son mensonge : « Il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours. Je le sais, car je l’ai rencontrée. » Araminte est alors, à son tour, obligée de feindre, en masquant son intérêt, illustré par sa question « Actuellement ? », sous le ton adopté, « avec négligence ». Dubois peut alors renforcer son mensonge par l’éloge de la prétendue rivale, « une grande brune très piquante », puis par une critique de Dorante qui refuse d’utiliser l’amour pour s’enrichir : « il fuit. Il n’y a pas moyen ; monsieur refuse tout. », « il sent bien son tort ». Mais s'agit-il d'une critique ? Comment un amour désintéressé serait-il blâmable ? En introduisant le discours rapporté direct, « « Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. », c’est au contraire la sincérité de Dorante qu’il met en évidence, avec, comme ultime détail, « la larme à l’œil », propre à toucher le cœur de celle qui est cause d’un tel amour…

Le récit d'une passion

La stratégie de Dubois est une réussite, puisque la question d’Araminte contredit le lexique péjoratif initial : « Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois ? ». Notons l’ambiguïté de l’adjectif « fâcheux », qui peut aussi bien signaler un blâme de cet amour excessif, qu’un regret d’avoir la présence de cette rivale. Elle ne cherche, en fait, qu’à entendre Dubois lui parler de cet amour, car, au lieu de l’interrompre, elle ponctue le long récit d’exclamations qui révèlent son intérêt : « Quelle aventure ! », « Tu m’étonnes à un point ! ».

Un coup de foudre

Le lecteur ne peut savoir si ce récit est véridique, ou bien si Dubois invente. En tout cas, il fait tout pour en affirmer la vérité, par son insistance, « C’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi », et par un luxe de détails : « un jour que vous sortîtes de l’Opéra », « il vous vit descendre l’escalier », « vous suivit jusqu’à votre carrosse », « il avait demandé votre nom ». À travers son récit, il se pose en témoin (« à ce qu’il me raconta ») de l’effet produit par cet amour naissant, un bouleversement de tout l’être qu’il dramatise d’emblée, par l’interjection tragique, « Hélas ! », et la peinture du coup de foudre : « je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus. » La familiarité du récit confirme ce trouble : « J’eus beau lui crier : « Monsieur ! » Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. »

Plaisamment, dans son récit, Dubois, tout en poursuivant, sur un ton familier, l’éloge de Dorante, « J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource », lance une accusation contre Araminte, en se posant lui-même comme une victime de cette passion ainsi née par le service alors exigé : « Ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, qu’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez. »

Les souffrances de l'amour

Emporté par son récit, Dubois multiplie les exemples des excès de cette passion, en prenant soin, cependant, d’empêcher toute vérification : « Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. » En évoquant les sorties, traditionnelles à cette époque, « à la Comédie », ou pour des visites, « chez madame celle-ci », « chez madame celle-là », il se dépeint lui-même comme une victime, obligé de subir de longues attentes, « dès quatre heures » (alors que le spectacle est en soirée), pour une très brève vision : « nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir madame entrer et sortir ». Il renforce l'impression de vérité en accumulant les détails temporels donnés et en soulignant le contraste entre son maître et lui : « lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés, car c’était dans l’hiver ; lui ne s’en souciant guère, moi jurant par-ci par-là pour me soulager. »

La réaction d'Araminte

Elle a longuement laissé parler Dorante, et sa réaction finale, particulièrement ambiguë, prouve sa réelle émotion devant un tel amour, masquée par un prétendu souci moral : « Je suis si lasse d’avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l’avoir parce qu’il a de la probité ». Mais cette affirmation est particulièrement plaisante, alors qu’elle est précisément en train d’être trompée par Dubois. Elle montre en fait qu’elle ne souhaite guère renvoyer Dorante, ce que confirme sa protestation, « ce n’est pas que je sois fâchée », qui contredit la précédente, « Cela est fâcheux ». Elle tente cependant de rétablir sa dignité, « je suis bien au-dessus de cela », signe de son amour-propre qui résiste.

Une double conclusion

Sur la situation de Dubois

Dubois termine son récit, toujours en se présentant comme victime, « ma santé s’altérait », mais il révèle aussi, indirectement, son aptitude à mentir pour échapper à la contrainte : « Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne ; il le crut, et j’eus quelque repos. » Mais la vérité est mise au premier plan par l’évocation d’une relation traditionnelle entre un valet et un maître qui se découvre trompé : « Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries […] ! Au retour, il était furieux ; il voulut me battre ». Cependant, il prend soin, pour maintenir l’éloge d’un maître amoureux, lui aussi touché dans sa « santé », ne pouvant que « s’attrister » de l’« absence » de celle qu’il aime, d’effacer sa violence, « tout bon qu’il est », et de justifier son placement chez Araminte, par une comparaison hyperbolique : « à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance ; ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur. »â€‹

Les sentiments masqués. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

Le trouble d'Araminte. Mise en scène de Didier Bezace, 2010. Théâtre de La Commune

4ème partie : le piège (lignes 94 à la fin) 

Le renvoi de Dorante

Pour achever sa « confidence », Dubois pousse Araminte dans ses derniers retranchements en suggérant un renvoi, exigé d’ailleurs par les bienséances ; mais, comme il a perçu l'amour naissant en Araminte, il le présente habilement comme une façon de soulager Dorante : « Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit madame, plus il s’achève. » Mais son piège a si bien réussi qu’Araminte lui oppose deux arguments :

  • un argument psychologique : «  Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. »

  • un argument social : « Je ne sais que dire à M. Remy qui me l’a recommandé, et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire honnêtement. »

Face à l’insistance de Dubois, qui dramatise à nouveau l’état de Dorante, « Oui ; mais vous ferez un incurable, madame », la didascalie, « vivement », démasque l’indifférence affichée par Araminte, « Oh ! tant pis pour lui » », qui ouvre la réplique dans laquelle elle introduit deux alibis pour se donner bonne conscience, en gradation. Elle mentionne d’abord son intérêt personnel, allusion à un procès en cours avec le Comte Dorimont, un époux potentiel : « je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un intendant. » Puis elle développe le prétendu intérêt de Dorante, pour le guérir : « Et puis, il n’y a pas tant de risque que tu le crois. Au contraire, s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait ; ce serait même un service à lui rendre. »

L'utlime feinte de Dubois

Le valet feint alors d’accepter l’argument de sa maîtresse, « Oui ; c’est un remède bien innocent », et, mieux encore, cherche à s’assurer de la réussite de son stratagème, sous prétexte de la rassurer : « Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour. » La stratégie répond à son espoir, car la question d’Araminte, « En es-tu bien sûr ? », vient-elle d’une peur d’un aveu direct de Dorante, ou plutôt d’un souhait qu’elle ne peut encore formuler ? Dubois ne s’y trompe pas, et chaque mot de sa dernière tirade, « Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt », est, sous couvert de la rassurer, un dernier éloge de Dorante. Il s’ouvre sur une énumération hyperbolique, destiné à flatter Araminte, qui se trouve ainsi divinisée par cet amant passionné : « Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers il n’y a personne qui le mérite ». Dubois ne néglige pas non plus le plaisir que peut prendre une femme à s'entendre louée pour sa beauté : « il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c’est tout. Il me l’a dit mille fois. »

La réussite du stratagème

Si Dubois s’est montré maître dans l’art de la feinte, Araminte s’emploie aussi à masquer la vérité de ses sentiments. Son geste, par exemple, « haussant les épaules », soutient une indifférence mensongère, « Voilà qui est bien digne de compassion ! », une résignation qui cache mal son réel désir : « Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre. » Car seul ce désir explique sa promesse à Dubois, « Au surplus, ne crains rien ; je suis contente de toi. Je récompenserai ton zèle », « j’aurai soin de toi », et surtout, sa volonté de le garder à son service : « je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois ? » Ne trahit-elle pas, par ce souhait insistant, son souhait de se servir de lui pour connaître les sentiments de celui qui l’intéresse déjà ? 

Elle est, en fait, tombée dans le piège, puisqu’elle accorde une totale confiance à celui qui ne pense qu’à la duper en protestant de sa fidélité : « Madame, je vous suis dévoué pour la vie. », « Je n’en ai jamais parlé qu’à madame. » Ses dernières injonctions marquent le triomphe du valet, « Surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit. Ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. ». Ainsi, à son tour, elle entre dans le jeu de leurre. 

CONCLUSION

Cette scène est la première qui renvoie directement au titre de la pièce de Marivaux : il s’agit bien d’une « confidence », mais ambiguë car le mensonge se mêle à la vérité. Elle n’est pas, en effet, réellement « fausse » – car la scène d’exposition a insisté sur la réalité de l’amour de Dorante pour Araminte – mais elle le devient par la façon dont la parole de Dubois la met en scène.

Ce valet se révèle un parfait stratège, grâce à la fois à sa connaissance des ressorts de l’âme féminine, curiosité, jalousie, poids de l’amour-propre, et des contraintes qu’impose une société où l’écart social est un obstacle à l’amour. Meneur du dialogue, meneur de son maître, le voici à présent meneur d’Araminte, dont il réussit à éveiller progressivement l’intérêt, jusqu’à faire naître l’amour. En retraçant l’amour de Dorante, accentué à plaisir, il joue une véritable pièce de théâtre. Ainsi troublée, Araminte entre à son tour dans cette « comédie » : elle va jusqu’à la mauvaise foi afin de concilier les bienséances, son amour-propre, et le légitime désir d’être aimé. Volonté consciente de masquer ses sentiments face à un valet, ou bien mensonge à elle-même ?

Visionnage : Didier Bezace, mise en scène de l'acte I, scène 14, 2010

La mise en scène de cette comédie au théâtre de La Commune d’Aubervilliers par Didier Bezace révèle à la fois sa volonté de l'inscrire dans la société du temps de Marivaux et de restituer toutes les nuances des émotions. La scène étudiée (de 24’47 à 37’06) est interprétée par Pierre Arditi dans le rôle de Dubois et Anouk Grinberg dans celui d’Araminte.

Le décor

Il restitue, par le choix des tons et du mobilier, le luxe d’un salon sous Louis XV. Cependant, le plateau reste très dépouillé, de façon à laisser la première place aux comédiens.

Notons cependant les larges fenêtres qui ouvrent sur l'extérieur. Elles se chargent d’un double symbolisme. Tantôt Araminte s’en rapproche, comme si elle pouvait ainsi échapper à la réalité sociale et se permettre un instant de rêve. Mais cette fenêtre encore fermée traduit aussi la séparation entre elle et Dorante mais aussi entre la sphère de l'intime et les convenances sociales : à la fin du récit de Dubois, la silhouette de Dorante se distingue à travers la vitre, comme pour indiquer sa surveillance de l’effet produit sur Araminte par la « confidence ».

Les costumes

Réalisés par Cidalia Da Costa, ils révèlent la même sobriété, appropriés au statut social des personnages mais aussi à l’âge des acteurs qui les incarnent. Ainsi ressort le contraste entre une jeune femme, mais qui ne fait pas étalage de sa coquetterie, et le valet, représenté comme un homme expérimenté, dont le sérieux de l’apparence ne peut qu’inspirer confiance.

Le jeu des acteurs

        Le rôle de Dubois : ses intonations et ses mimiques traduisent toute son habileté, par exemple pour éveiller l’inquiétude d’Araminte au début de la scène, ou accentueur sa propre colère contre son maître, ce qui renforce d’autant l’éloge hyperbolique qui suit. Les déplacements sont calculés, par exemple quand il se rapproche d’Araminte comme pour lui glisser à l’oreille sa confidence. Ses intonations modulent les différentes étapes de ce récit, jusqu’à imiter la voix d’un valet ou celle de Dorante pour accentuer l’effet de vérité. Il mime aussi ses propres réactions, fatigue, froid, lassitude, avec une gestuelle évocatrice, par exemple en tapant dans les mains pour imiter sa volonté de réveiller Dorante de son coup de foudre.

       Le rôle d’Araminte : en sa qualité de maîtresse face à un valet, sa voix parfois enfantine n’empêche pas son ton d’être souvent autoritaire. Mais ce sont surtout les variations du ton qui font ressortir le dilemme dans lequel elle se trouve enfermée, entre les bienséances imposées par son statut social et ses propres désirs et émotions. Ainsi, le trouble suscité, au début, par la peur que tente de lui transmettre Dubois contraste avec sa joie quand il se lance dans son vibrant éloge de Dorante. De même, est souligné le passage du dépit quand Dorante est dépeint comme « amoureux », à une jalousie sous -jacente, masquée par le ton détaché de sa demande, « Tu la connais, cette personne ? », tandis que le silence met en valeur sa réaction : « C’est moi ? ». Ces variations se multiplient lors du long récit du coup de foudre, à la fois un évident plaisir à écouter Dubois et une feinte indignation. Enfin, on peut noter l’opposition entre le ton décidé adopté pour refuser le conseil de Dubois, renvoyer Dorante, et sa gestuelle, ses mains agitées, signe de son embarras pour justifier ce choix.

Explication : Georges Feydeau, Tailleur pour dames, 1886, I, 16, du début à "...affaire à moi."  

Pour lire l'extrait

Affiche de Tailleur pour Dames, Tournée Saint-Omer

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théâtre est un des divertissements les plus appréciés, et de nouvelles salles sont créées, notamment sur les grands boulevards parisiens, dans la suite du boulevard du Temple surnommé "boulevard du crime" depuis le XVIIIème siècle en raison des nombreux mélodrames et histoires de meurtre qui y étaient joués. Cela explique que le terme "vaudeville" (dérivé d’une région normande, le "val de Vire", où étaient nés les "vaudevires", des recueils de chansons "à boire", souvent grivoises), attribué jusqu’alors aux comédies légères, souvent entrecoupées de chansons, soit alors remplacé par l’expression "théâtre de boulevard". Souhaitant avant tout divertir, le théâtre de boulevard repose sur les rebondissements de l’intrigue, qui reproduit plaisamment les défauts de la société, avec une caricature des institutions et des hommes de pouvoir, mais aussi des rapports familiaux, avec, au premier plan, l’adultère, mais sans véritablement approfondir l’analyse psychologique.

C’est sur ce thème de l’adultère que Georges Feydeau, qui se définit lui-même comme "vaudevilliste", fonde sa première pièce, Tailleur pour Dames, jouée en 1886, au théâtre de la Renaissance, boulevard Saint-Martin à Paris. Le docteur Moulineaux, marié et embourgeoisé, est allé au bal de l’Opéra pour conquérir la séduisante Suzanne Aubin. Mais non seulement elle ne vient pas au rendez-vous mais, l’oubli de l’empêche de rentrer chez lui : il dort dans le couloir de son étage sur une banquette, ne voulant pas réveiller sa femme Yvonne en sonnant. Mais, à son réveil, celle-ci découvre que son mari n’a pas dormi dans son lit…

Le voilà obligé de multiplier les mensonges, et la situation empire quand Yvonne trouve, dans la poche de la veste de son mari, un gant de femme. Elle se retire alors pour laisser intervenir sa mère, madame Aigreville. Comment cette dispute met-elle en scène le mensonge ?

Affiche de Tailleur pour Dames, Tournée Saint-Omer

1ère partie : le piège tendu (lignes 1 à 10) 

Feydeau
"La perle des maris" entre épouse et belle-mère :  vignette de caricature

"La perle des maris" entre épouse et belle-mère :  vignette de caricature

Une belle-mère

L’onomastique joue un rôle chez Feydeau : l’adjectif qui sert de préfixe au nom choisi, « Aigreville », qualifie d’emblée le caractère de cette belle-mère. Elle répond ainsi au préjugé très ancien sur les belles-mères, représentées comme désagréables et possessives, et souvent en conflit avec leur gendre car, veuves, elles se plaçaient en tiers face au couple. Ici, dès l’ouverture de la scène, elle s’impose avec autorité, en décidant de prendre la parole à la place de sa fille : « Ton mari !... Laisse-moi faire. » Ainsi, sa faible excuse, « Je n’irai pas par quatre chemins », est aussitôt suivie d’une attaque brutale : « Connaissez-vous ce gant ? »

Le comportement de Moulineaux

Son nom a aussi une connotation péjorative : il évoque une gestuelle, comme un autre terme dérivé, "moulinet", car cela rappelle le mouvement des ailes et même, en escrime, les mouvements destinés à éviter l’épée adverse, et une parole excessive, qu’on retrouve dans l’expression "un moulin à parole". Son aparté traduit l’espoir d’une intervention de sa belle-mère pour calmer la jalousie de sa femme, qu’il a dû subir dans les scènes précédentes, mais, face à l’appellation familière, « belle-maman », la didascalie, « très aimable », souligne la périphrase cocasse du salut destiné à accentuer son respect : « Mère de ma femme ! » Mais l’aposiopèse montre que l’attaque l’a désarçonné, et sa résistance est un mensonge immédiat : « Si je… ah bien ! ce que je l’ai cherché celui-là ! » En suggérant que le gant lui appartient, ce que confirme son geste, « Il veut le prendre », il tente d’échapper ainsi au conflit, premier rôle du mensonge.

2ème partie : le conflit (lignes 11 à 29)

Le comique de situation

La situation en elle-même est comique, car l’alternance rapide des répliques oppose plaisamment la succession des mensonges de Moulineaux aux réactions de madame Aigreville. Après une première affirmation, « À moi ! », il invoque le rôle du gant, « pour rapetisse la main », puis l’intervention de la pluie, « il a été mouillé », appuyé par l’exemple de sa belle-mère. Mais, à chaque mensonge, celle-ci lui oppose une contradiction : « À vous ? de cette taille-là ? », « Allons donc ! c’est un gant de femme », « Et la longueur ? », « Hein ! allons ! Voyons, c’est marqué… six et demi. » Chacun de ses rejets transforme ainsi la scène à un combat où les coups s’échangent sans trêve. 

Le comique de gestes

La vivacité de cet échange est renforcée par les indications scéniques nombreuses pour dépeindre les gestes. La première, « lui donnant un coup sur la main avec le gant », confirme le portrait de madame Aigreville, qui, par ce geste et sa riposte familière, « Pas touche ! », agit avec son gendre comme s’il s’agissait de punir un enfant pas sage. Puis elle manifeste ses doutes d’abord « en haussant les épaules », puis en tentant d’imposer la vérité à Moulineaux : « déployant le gant dans toute sa longueur ».

Face à elle, la récurrence de la didascalie « Avec aplomb » souligne la résistance de Moulineaux. Un autre geste, ridicule, est indiqué dans le texte même, pour imiter l’usage du gant : « en ramenant le pouce et en allongeant les doigts, comme ça, tenez ! » Enfin, la didascalie, « Il fait du geste la représentation d’une chose très étroite et très longue » est totalement cocasse puisqu’il est question de représenter le changement de sa belle-mère après l’hypothèse : « vous seriez mouillée… »

L'objet du conflit : mise en scène de Bernard Murat, théâtre des Bouffes Parisiens, 1985

L'objet du conflit : Mise en scène de Bernard Murat, théâtre des Bouffes Parisiens, 1985
L'art du mensonge: mise en scène de Bernard Murat, théâtre des Bouffes Parisiens, 1985

L'art du mensonge: mise en scène de Bernard Murat, théâtre des Bouffes Parisiens, 1985

Le comique de caractère

Les mensonges de Moulineaux construisent une véritable caricature de ce personnage, en décalage avec son statut social : il est un docteur, donc en principe respectable. Car ses explications mensongères sont de plus en plus absurdes. La première, « pour rapetisser la main », contredit totalement le fait que la main ne peut porter un gant que s’il correspond à la juste taille ; il transforme ainsi le gant en une sorte d’instrument médical. L’insistance sur la pluie accentue l’absurdité du second mensonge : elle aurait une étrange action, contradictoire sur la largeur et la longueur : « Précisément, il a rétréci et allongé… » Le comble de l’absurdité est atteint par cet autre pouvoir accordé à la pluie : « c’est l’eau qui a retourné le chiffre. »

Mais madame Aigreville est tout aussi ridicule car elle s’efforce d’argumenter sérieusement face à ces mensonges d’une absurdité croissante.

Le comique de mots

Il vient d’abord du décalage entre l’embarras de Moulineaux, marqué par ses hésitations, marquées par les points de suspension, « Hein… je… à qui ? », « Ça a l’air… », ou par l’interjection, « Euh !... », et le ton affirmatif adopté ensuite, « avec aplomb ». Son langage traduit un autre décalage, entre le mensonge flagrant avancé et le ton didactique, comme s’il s’agissait d’un discours scientifique à bien expliquer à une élève, qu’il prend soin d'impliquer dans sa démonstration : « vous savez », « tenez ! ». C’est aussi ce qui explique les répétitions, autant de pléonasmes qui accentuent l’absurdité, telle la cause, « parce qu’il a été mouillé », reprise sous forme de conséquence, « Il a plu dessus, alors il a rétréci », puis avec un redoublement : « c’est l’eau ». Il va jusqu’à transformer son mensonge en un axiome : « ça fait toujours cet effet-là ». 

3ème partie : le menteur confondu (de la ligne 30 à la fin) 

L'explosion de colère

Il a fallu que Moulineaux aille jusqu’au comble de l’absurde pour que madame Aigreville laisse exploser sa colère : « Moulineaux, vous me prenez pour une bête ! » Elle multiplie ainsi les insultes : « Voulez-vous que je vous dise : vous êtes un mari abominable !… Vous vous conduisez comme un débauché !... » Son attaque accusatrice gagne en violence quand elle la répète en la généralisant par le passage au pluriel : « Oui, débauché !… Vous passez les nuits dehors, et l’on trouve des gants de femme dans votre poche !… »

Les didascalies soulignent la progression de cette colère, d’abord par le ton de sa voix, « se montant », puis par son déplacement, « marchant sur lui », qui accompagne sa menace : « Ah ! Moulineaux, si vous trompiez ma fille… vous savez que vous auriez affaire à moi… ! »

Le menteur confondu

Devant le déni que lui oppose sa belle-mère en colère, Moulineaux perd peu à peu toute sa superbe. Sa protestation face à l’incrédulité de sa belle-mère, « vous me prenez pour une bête ! », est pour le moins maladroite car il ne formule qu’une négation partielle : « Non, pas tant ! pas tant ! » Sa parole se réduit ensuite, puisqu’il ne peut plus que jouer l’innocence tel un enfant, « Moi ? », ou répéter sa justification, « Puisque c’est l’humidité ! », sans aucun rapport avec l’accusation d’adultère lancée. 

CONCLUSION

Cette scène de conflit entre une belle-mère, soucieuse de défendre sa fille, et son gendre illustre parfaitement le théâtre de boulevard, avec la rapidité de l’intrigue, soutenue par une gestuelle et des mimiques accentuées, et la satire des caractères, caricaturés à grands traits : d’un côté, la reprise du préjugé traditionnel contre les belles-mères, intervenant agressivement dans le couple, de l’autre, un mari lui aussi caricaturé. Pour satisfaire son désir de tromper sa femme tout en échappant à l’accusation d’adultère, il s’enferme dans des mensonges de plus en plus invraisemblables. Sans prétendre à un engagement politique ou social, ce genre de théâtre, ne recherche que le pur divertissement, le jaillissement d’un rire spontané dans le public.

Pour voir l'extrait (26' - 27'14) : mise en scène de Bernard Murat, 1985

Explication : Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897, III, 10, du début à "Bonjour, cousin !" 

Pour lire l'extrait

Représentée le 28 décembre 1897 au théâtre de la porte Saint-Martin, la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, s’inspire librement de l’écrivain libertin du XVIIe siècle, Savinien de Cyrano de Bergerac, doté d’un nez si volumineux qu’il attirait les railleries de tous, auxquelles il ripostait avec verve

Rostand

La pièce débute un jour de 1640, à l’hôtel de Bourgogne. Elle se poursuit le lendemain, dans la boutique d’un rôtisseur pâtissier, puis sur une petite place du quartier des Marais où se déroule la scène étudiée. Grâce à une lettre rédigée par son ami Cyrano, Christian a obtenu un rendez-vous de Roxane, dont il est amoureux. Mais elle le rejette à cause de la banalité de son discours. Devant son désespoir, Cyrano, lui-même amoureux de Roxane sa cousine, mais sans espoir en raison de sa laideur, lui propose à nouveau son aide : « […] Mets-toi là, misérable ! / Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous… / Et je te soufflerai tes mots. » Le stratagème réussit, Roxane est séduite mais il reste encore à obtenir de Roxane un baiser. Dans quelles tonalités la représentation du mensonge inscrit-elle cette scène ?

1ère partie : le discours amoureux (des vers 1 à 27) 

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897
balcon2.jpg

Une situation mensongère

La question de Roxane qui ouvre l’extrait, « C’est vous ? », souligne le stratagème dont elle est dupe. Comme la scène se déroule de nuit et à distance, avec Roxane « sur le balcon », Christian et Cyrano dans la rue, Cyrano a pu se faire passer pour Christian, d’abord en se contentant de lui souffler les mots, puis en prenant lui-même la parole à voix basse. Or, l’hésitation de Roxane, « Nous parlions de… de… d’un… », montre à quel point ces déclarations l’ont troublée, et surtout l’audace finale, la demande d’un « baiser ». Au XVIIème siècle, époque où se déroule la pièce, les bienséances interdisent à une jeune fille d’accéder à cette demande, d’où l’injonction répétée de Roxane : « Taisez-vous ! ». Mais elle ne se retire pas du balcon, accepte donc d’écouter la suite du discours.

La scène du balcon, collection A.R.T.

Les étapes de l'argumentation

         Il fait d’abord appel à la vérité des sentiments, exprimant, de ce fait, sa propre vérité car son exclamation révèle ce dont lui-même rêve : « Baiser. Le mot est doux ! » Il cherche ensuite, par l’hypothèse dans sa question, chargée d’ironie, à amener Roxane à admettre son propre désir : « Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ; / S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? » 

En reprenant le langage précieux du XVIIème siècle, il s’emploie à la rassurer, « Ne vous en faites pas un épouvantement. ». Ainsi, il banalise ce baiser qu’il inscrit dans l’itinéraire amoureux tel qu’il était représenté par la Préciosité : « N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement, / Quitté le badinage et glissé sans alarmes / Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes ! » L’exclamation finale invite Roxane à céder à ce désir, avec l’impératif et la négation restrictive qui insistent sur la facilité de cette ultime étape de l’aveu d’amour : « Glissez encore un peu d’insensible façon : / Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson ! » 

La Carte de Tendre, in Clélie, histoire romaine de Mlle de Scudéry, 1654. Paris, 1856. BNF

La Carte de Tendre, in Clélie, histoire romaine de Mlle de Scudéry, 1654. Paris, 1856. BNF

         La question rhétorique qui ouvre sa seconde tirade poursuit cette volonté de minimiser l’importance du baiser : « Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ? » Sa réponse en fait un acte naturel, inscrit dans la logique de l’amour : « Un serment fait d’un peu plus près, une promesse / Plus précise, un aveu qui veut se confirmer, / Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ». Le baiser est donc la preuve de la vérité du cœur, et les métaphores multipliées ensuite inscrivent l’argument dans un lyrisme poétique : « C’est un secret qui prend la bouche pour oreille, / Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille, / Une communion ayant un goût de fleur, / Une façon d’un peu se respirer le cœur, /Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme ! ». Rostand emprunte ici une caractéristique de la poésie symboliste, les synesthésies : les sensations se mêlent et s’associent pour créer l’image d’un amour fusionnel, qui dépasse en fait la sensualité pour toucher « le cœur » et même « l’âme ».

           Devant le refus réitéré de Roxane, Cyrano recourt à un dernier argument, dit d’autorité : il recourt à l’exemple de la reine Anne d’Autriche, à laquelle la rumeur prêtait comme amant le duc de Buckingham, qu’avait reprise Alexandre Dumas dans son roman Les trois Mousquetaires. L’insistance soutient cet argument a fortiori, puisque si la reine a pu rompre la bienséance, toute femme en a le droit : « Un baiser, c’est si noble, Madame, / Que la reine de France, au plus heureux des lords, / En a laissé prendre un, la reine même ! » La brève réplique de Roxane, « Alors ! », annonce son acceptation. 

Le discours quitte alors sa dimension argumentative, et la didascalie, « s’exaltant », introduit l’expression personnelle de Cyrano : « J’eus comme Buckingham des souffrances muettes, / J’adore comme lui la reine que vous êtes, / Comme lui je suis triste et fidèle… ». La répétition ternaire de la comparaison lui offre un masque commode pour laisser parler son cœur. L’hommage rendu à Roxane révèle ainsi la douleur et la force de son amour caché.

2ème partie : le mensonge des cœurs (du vers 28 à la fin) 

L'inversion de la situation

Les quatre images du « baiser » reprises par Roxane dans son invitation, « Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille… », « Ce goût de cœur… », « Ce bruit d’abeille… », « Cet instant d’infini !... », montrent que l’argumentation lyrique de Cyrano a été efficace. 

Mais son interruption brise net l’élan de Cyrano, car, en poursuivant la comparaison au duc de Buckingham, il est brutalement ramené à la réalité : « Et tu es / Beau comme lui ! » C’est ce qu’indique la didascalie, « dégrisé », qui introduit son aparté amer : « C’est vrai, je suis beau, j’oubliais ! » Il sait, en effet, qu’il est trop laid pour être aimé de Roxane, sensible à la beauté. Cette certitude le conduit à rétablir la vérité en rendant à Christian son rôle par son injonction répétée : « Monte ! »

Cependant, c’est bien un mensonge, le discours amoureux de Cyrano, jouant le rôle de Christian, qui a permis d’accorder ce baiser, d’où la réticence du jeune homme, « hésitant », qui manifeste ainsi sa conscience morale : « Mais il me semble à présent que c’est mal ! » Mais le geste, « le poussant », et l’insistance de Cyrano, « Monte donc, animal ! », met fin à l’émotion par son insulte cocasse.

cyrano-Christian.jpg

La scène du balcon : Cyrano et Christian. Film de Jean-Paul Rappeneau, 1990

La reprise du mensonge

Cyrano a si bien joué son rôle qu’il a fini par permettre à son rival de recevoir le baiser de Roxane, geste entraperçu dans l’obscurité : « Il l’enlace et se penche sur ses lèvres. » Mais il est alors obligé de s’avouer à lui-même la douleur ressentie : « Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre ! » Mais cette exclamation qui la concrétise est aussi une façon de la minimiser, tout comme la comparaison biblique : « — Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare ! » En s’identifiant à ce personnage malade et pauvre qui survit grâce aux restes des festins d’un riche, il tente de se consoler : « Il me vient de cette ombre une miette de toi / — Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit ». Pour justifier cette consolation, il rappelle que c’est bien le mensonge, son discours amoureux, qui a séduit Roxane, ainsi trompée : « Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre / Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure ! »

Paul Albert Laurens, le baiser de Roxane, 1910. Estampe. Coll° particulière

Paul Albert Laurens, le baiser de Roxane, 1910. Estampe. Coll° particulière

La didascalie renvoie au rôle accordé par Cyrano, avant cette rencontre amoureuse, à des pages : ils devaient avertir de l’arrivée d’un gêneur à l’aide de leurs « théorbes », par un signal précis, « Un air triste, un air gai », s’il s’agit du « capucin », un moine cherchant la maison d’une certaine Magdeleine Robin, nom de naissance de Roxane. Cela oblige les deux personnages à renforcer leur mensonge. Cyrano le met en scène en surjouant son arrivée impromptue, « Il feint de courir comme s’il arrivait de loin, et d’une voix claire », et son innocence : « Moi. Je passais… Christian est encor là ? » De même, Christian le suit dans cette feinte surprise : « très étonné. – Tiens, Cyrano ! » Feinte pleinement réussie : le salut final de Roxane prouve qu’elle n’a pas identifié la voix de Cyrano lors de la supercherie.

La scène du balcon, dans Roméo et Juliette, film de George Cukor, 1930

CONCLUSION

Les scènes de balcon, qui rappellent les sérénades données, en Italie et en Espagne par l’amant à la femme aimée, sont fréquentes au théâtre : elles illustrent la distance entre le désir amoureux et sa satisfaction. La femme, placée en position supérieure, y prend sa revanche sur son infériorité sociale, puisque la décision d’accepter, ou non, l’amour lui appartient. On la trouve souvent dans les comédies, par exemple dans L’École des femmes (1662) de Molière ou dans Le Barbier de Séville (1775) de Beaumarchais : elle permet alors de tromper la tyrannie des barbons jaloux. Mais Edmond Rostand se souvient certainement de Roméo et Juliette (1597), exemple du drame shakespearien remis à l’honneur par les auteurs romantiques, où Juliette et Roméo, malgré la haine entre leurs deux familles, partagent un amour profond, tel celui de Christian pour Roxane.

La scène du balcon, dans Roméo et Juliette, film de George Cukor, 1930

L’originalité de Rostand vient du mensonge qui sous-tend la scène, Cyrano faisant l’aveu d’amour en prenant la place de Christian, jusqu’à lui permettre d’obtenir le baiser de Roxane en réponse. Le mensonge s’allie donc ici à la comédie, si l’on prend le terme au sens large : Cyrano joue la comédie, en adoptant ce rôle, feinte destinée à tromper Roxane. Mais, au sens propre du terme « mensonge », deux réserves s’imposent. Au-delà du mensonge, c’est, en fait, sa propre vérité qu’il exprime, car il est lui-même sincèrement amoureux de sa cousine Roxane, mais sans espoir en raison de sa laideur. De plus, si l’on associe le mot « comédie » à son but au théâtre, faire rire le public, est-il possible ici de considérer que cette situation mensongère soit comique ?

  • Le personnage de Christian est, certes, ridiculisé par son incapacité de prendre lui-même la parole. Mais quand il hésite à recevoir un baiser dont il sent bien qu’il ne l’a pas réellement mérité, qu’il a été conquis par un autre que lui, ne se réhabilite-t-il pas moralement ?​

  • Quant à Cyrano, quand Roxane le ramène à la réalité, sa laideur, donc son amour impossible, l’expression de sa douleur transforme en sacrifice ses injonctions plaisantes à Christian…

Ce n’est donc pas vraiment une comédie que réalise Rostand : il retrouve une caractéristique du drame romantique, le mélange des tonalités comique et tragique.

Lecture cursive : Lazare Herson-Macarel, Note d’intention : mise en scène de Cyrano de Bergerac au théâtre de Suresnes, 2017

Pour lire le texte

Dans une note d’intention, le metteur en scène justifie ses choix, celui d’abord de monter la pièce qui entraîne ceux de sa mise en scène. Lazare Herson-Macarel avance quatre raisons, qui traduisent son regard et son jugement sur Cyrano.

        Sa première justification repose sur le terme « jubilation », expression d’une joie vive, particulièrement expansive, aussi bien chez les spectateurs, les plus divers, que chez les comédiens. L’intrigue, soutenue par un texte brillant, la fait jaillir sans contrôle.

          Il met ensuite l’accent sur les personnages, au premier titre le caractère du héros, dont il souligne à quel point sa « liberté » et toutes ses conséquences tranchent sur la passivité de notre société actuelle. Mais ce héros est mis en valeur par la foule de personnages qui l’entourent, jusqu’aux plus simples figurants. Cette « profusion » enrichit considérablement la pièce.

       Il insiste aussi sur l’acteur choisi pour incarner Cyrano, Eddie Chignara, un acteur déjà expérimenté, dont les qualités correspondent précisément à la fois à celles du héros, notamment par « le caractère héroïque de l’énergie qu’il offre », et à celles, plus générales de la pièce : « c’est un acteur-monde », « un rythmicien génial ». Le metteur en scène est certain que cette pièce assurera sa « révélation » auprès du public.

      Le dernier paragraphe développe son interprétation de la pièce, d’abord en proposer « une lecture politique radicale, profonde, sans concessions », en faisant ressortir le mélange, dans le personnage comme dans l’écrivain, de « l’héroïsme » et de « la mélancolie ». À ses yeux, la pièce illustre l’exigence même du théâtre, « la nécessité de porter un masque pour dire la vérité ». Ainsi, il souhaite réaliser une mise en scène qui traduise « cet idéalisme essentiel qui dépasse de très loin les satisfactions poétiques, rhétoriques et militaires », de la pièce de façon à montrer le rôle du théâtre : « c’est le dernier refuge de la réalité. »

Explication : Jules Romains, Knock ou Le Triomphe de la médecine, 1923, acte II, scène 4, de "C'est vous qui êtes la première..." à la fin 

Pour

lire la scène

Knock est une pièce de Jules Romains, représentée pour la première fois à Paris, à la Comédie des Champs-Élysées, le 14 décembre 1923 , sous la direction de Jacques Hébertot, dans une mise en scène et décors de Louis Jouvet, qui interprète également le rôle principal.

Knock vient d’acheter la « clientèle nulle » du docteur Parpalaid, qui a pris sa retraite. Durant leur conversation, dans le premier acte, il lui explique comment il a d'abord pratiqué la médecine sans diplôme, grâce à ses lectures des « annonces médicales et pharmaceutiques des journaux », ainsi que de multiples prospectus médicaux : « Ces textes m'ont rendu familier de bonne heure avec le style de la profession. Mais surtout ils m'ont laissé transparaître le véritable esprit de la médecine. » Sa conclusion, « D'ailleurs, il n'y a que les résultats qui comptent », l’a amené à élaborer sa « méthode », résumée par l’épigraphe de sa thèse récente, qu’il a attribué à Claude Bernard : « Les gens bien portants sont des malades qui s'ignorent. »

Bécan, affiche  originale de Knock, mise en scène de Jacques Hébertot

Bécan, affiche  originale de Knock, mise en scène de Jacques Hébertot
Knock

L’acte II montre sa mise en application. Après avoir fait diffuser par le tambour de ville l’ouverture d’une consultation gratuite, les villageois de Saint-Maurice se pressent dans son cabinet. Comment, face à la première patiente, « la dame en noir », le dialogue fait-il ressortir les enjeux du mensonge ?

1ère partie : une consultation habile (lignes 1 à 36) 

La prise de contact

Le début de cette consultation semble tout à fait banal : le docteur fait connaissance avec sa cliente avant de l’examiner. Mais chacune des questions posées revêt un double sens. Ainsi l’adresse de cette patiente, « la grande ferme qui est sur la route de Luchère », entraîne une question révélatrice de l’intérêt de Knock : « Elle vous appartient ? » Il cherche à mesurer la richesse de cette dame. De même, sa question sur ses conditions de vie, a priori bienveillante, « Vous devez avoir beaucoup de travail ? », lui permet d’en savoir plus : « Pensez, monsieur ! dix-huit vaches, deux bœufs, deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons, sans compter la basse-cour. » Sa naïve fierté fait sourire, car elle continue à tomber dans le piège des questions, masquées pour une feinte compassion : « Diable ! Vous n’avez pas de domestiques ? », « Je vous plains. Il ne doit guère vous rester de temps pour vous soigner ? ».  Non seulement elle confirme sa fortune, mais elle rassure Knock : en apprenant la somme de travail qu’elle doit fournir et qu’elle ne prend pas soin de sa santé, il est sûr de pouvoir faire de cette patiente une cliente.

L'examen médical

À nouveau, sous l’apparence banale des injonctions médicales, « Tirez la langue », Baissez la tête. Respirez. Toussez », chacune des assertions de Knock est soigneusement calculée pour susciter l’inquiétude de la patiente. Ainsi, alors qu’elle nie sa souffrance, « J’ai plutôt de la fatigue », ce qui est bien normal vu son âge et son travail, son rejet, « Oui, vous appelez ça de la fatigue », prépare déjà d’autres constats, qui ne sont plus des questions, mais des affirmations de plus en plus catégoriques de dysfonctionnement : « Vous ne devez pas avoir beaucoup d'appétit. », « Vous êtes constipée. »

L’auscultation, film de Guy Leblanc d’après Knock,1951, avec Louis Jouvet

L’auscultation, film de Guy Leblanc d’après Knock,1951, avec Louis Jouvet

Le diagnostic

Le mensonge s’élabore par le glissement des questions aux assertions, sur un « ton affirmatif », signalé dans une didascalie. La première question renvoie à un objet banal dans une ferme : « Vous n'êtes jamais tombée d'une échelle étant petite ? » De même que le recul dans un lointain passé est habile, Knock soutient cette hypothèse par les symptômes, eux aussi banals pour une fermière : « Vous n'avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ? » La didascalie « il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins », marque le geste qui renforce son mensonge, de même que son ton sérieux, ses mimiques pour renforcer le passage de l’hypothèse, « Ça devait être une grande échelle », à la description précise de l'échelle et de cette chute imaginaire : « C'était une échelle d'environ trois mètres cinquante, posée contre le mur. Vous êtes tombée à la renverse. » Les réponses en gradation de la dame montrent son adhésion progressive : la restriction, « Oui, des fois », devient un simple « Oui », puis une exclamation, « Ah oui ! » Tout est ainsi mis en place pour conquérir cette patiente. Mais Knock veut assurer son succès, d’où sa stratégie pour provoquer son inquiétude croissante, d’abord par son insistance, « Essayez de vous rappeler », qui suggère la gravité, contrastant avec l’adverbe, qui, lui, ouvre une perspective de guérison : « C'est la fesse gauche, heureusement, qui a porté. » Difficile équilibre entre la peur et l'espoir...

Pour voir ce passage

2ème partie : l’art du mensonge (lignes 37 à 74) 

L'enjeu du mensonge

La suite du dialogue met en évidence l’enjeu de cette consultation mensongère : le gain qu’en attend Knock.

Ainsi, la réponse à sa nouvelle question, apparent souci de ne pas contredire un confrère, « Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ? », lui permet, en fait, de mesurer le rôle que joue l’argent dans la vie de cette dame, tout en confirmant l’habileté de sa proposition de « consultations gratuites ». Mais il comprend aussi qu’il va lui falloir lutter contre son avarice, d’où des questions destinées à lui faire réellement peur. La réponse à la première, « Vous vous rendez compte de votre état ? », fait sourire, car la négation, preuve de véracité, entraîne un commentaire inquiétant : « Tant mieux. » La réponse à la seconde, « Vous avez envie de guérir, ou vous n'avez pas envie ? », est une évidence, mais qui permet à Knock d’en venir au point essentiel, le coût sur lequel l’hyperbole insiste : « J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux. » Après la taille de l’échelle, la description de la chute, ce coût est alors confirmé par la précision temporelle du mensonge : « Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on traîne depuis quarante ans. »

Une destinatrice naïve

Les réticences de la patiente mettent en valeur la satire de ce monde paysan, pour lequel chaque sou compte. La construction syntaxique incorrecte, « Et combien que ça me coûterait ? », illustre cette importance de l’argent, tout comme le montant indiqué par Knock, qui confirme la raison de ses questions préalables sur le cheptel de cette fermière et de celles destinées à se faire préciser le coût des ventes : « Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux. » Face à la réaction éplorée de la dame, « Ah ! là ! là ! Près de huit mille francs ? C'est une désolation, Jésus Marie ! », Knock tient compte cette fois de la place de la religion dans les campagnes, en feignant de la laisser libre de son choix : « Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous empêche pas. » Mais le rejet de cette solution, « Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. », est suivi d’une question qui relance la nécessité pour Knock d’assurer sa victoire : « Mais qu'est-ce que je peux donc avoir de si terrible que ça ? » Pour tirer profit de sa victime, Knock doit lui ôter tout doute.

Le héros caricaturé

La tirade de Knock soutient, elle, la satire en mettant en œuvre tous les procédés du comique pour caricaturer le héros. La situation en elle-même est comique, en raison du décalage entre les deux personnages, qui rend absurde la « grande courtoisie » du médecin qui étale son savoir tout en faisant appel à une patiente forcément ignorante : « Je vais vous l'expliquer en une minute. », « n’est-ce pas ? », « Vous reconnaissez ici », « Vous me suivez ? » Les didascalies, « Il va au tableau et commence un croquis », « il trace des flèches de direction », permettent au lecteur d’imaginer ses mimiques et sa gestuelle, de grands mouvements pour réaliser le croquis, « Voici votre moelle épinière, en coupe, très schématiquement », destinée à soutenir son explication, elle-même rendue cocasse par le recours à un jargon scientifique, « faisceau de Turck », « colonne de Clarke », « les multipolaires », forcément inconnu de sa patiente pour accompagner la cause imaginaire invoquée : « Eh bien ! quand vous êtes tombée de l'échelle, votre Turck et votre Clarke ont glissé en sens inverse de quelques dixièmes de millimètre. Mais, après la feinte approbation d’une objection prêtée à sa patiente, « Vous me direz que c'est très peu. Évidemment. », il prend soin de raviver sa peur, « Mais c'est très mal placé. ». L’exclamation redoublée, « Mon Dieu ! Mon Dieu ! », traduit son succès total.

3ème partie : le stratagème mis en place (de la ligne 75 à la fin) 

L'habileté du discours

Un bon menteur doit savoir jouer sur tous les ressorts psychologiques de sa victime  qu’il veut duper.

          Dans un premier temps, il reprend une stratégie précédente, feindre de la rassurer, mais son choix du verbe « mourir » qui, lui, ne peut qu’effrayer : « Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pouvez attendre. »

         Sa deuxième feinte consiste à partager l’importance accordée par sa patiente à l’argent : « Je me demande même s’il ne vaut pas mieux laisser les choses comme elles sont. L’argent est si dur à gagner. »

         Il pose enfin un argument, sous couvert de la reprise d’un lieu commun, expression du bon sens populaire : « Tandis que les années de vieillesse, on en a toujours bien assez. Pour le plaisir qu’elles donnent ! » Mais il ne fait, en réalité, que remettre en avant la perspective de la mort assurée.

       Devant la persistance du sens de l’économie propre à ce monde paysan, « Et en faisant ça plus… grossièrement, vous ne pourriez pas me guérir à moins cher ?… à condition que ce soit bien fait tout de même », une ultime feinte est introduite. Sa proposition de traitement, « vous mettre en observation », associe, en effet, la réduction de la dépense, « Ça ne vous coûtera presque rien », à la liberté préservée : « vous vous rendrez compte par vous-même de la tournure que prendra le mal, et vous vous déciderez. »

Une ordonnance mensongère

Ce double souhait, faire peur à sa patiente mais aussi répondre à son sens de l’épargne, encadre les conseils de l’ordonnance. Il commence, en effet, par une injonction, « Il faudra tâcher de trouver une voiture. » Il suggère que le seul fait de marcher est dangereux, danger confirmé par l’aide dont elle aurait besoin même pour « descendre l’escalier ». Son exclamation conclut, elle, sur l’argent ainsi économisé : « Vous ne direz pas que je vous ordonne des remèdes coûteux ! »

Mais chaque prescription est, en réalité, une tromperie :  rester couché, seule et dans l’obscurité, ne peut qu’affaiblir une femme habituée, au contraire, à être active. La diète imposée est particulièrement stricte : « Aucune alimentation solide pendant une semaine. Un verre d’eau de Vichy toutes les deux heures ». Enfin, la prétendue tolérance introduite, « et, à la rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir, trempée dans un doigt de lait », est aussitôt démentie : « Mais j’aimerais autant que vous vous passiez de biscuit. »

Affiche de Knock, mise en scène de Valentine Chomette, 2016

Affiche de Knock, mise en scène de Valentine Chomette, 2016

La tromperie est manifeste dans l’alternative posée ensuite :

  • La première hypothèse, « Si vous êtes gaillarde, si vos forces et votre gaieté sont revenues », est bien évidemment totalement irréaliste vu les prescriptions à suivre. Ainsi, l'espoir formulé est particulièrement hypocrite : « c’est que le mal est moins sérieux qu’on ne pouvait croire, et je serai le premier à vous rassurer. »

  • La seconde, « une faiblesse générale, des lourdeurs de tête, et une certaine paresse », est l’évident résultat de ces contraintes. Dans ces conditions, l’emploi du pronom « nous » qui feint de lui laisser le droit de décider, « l’hésitation ne sera plus permise, et nous commencerons le traitement », conduit à une question qui traduit une manipulation cynique : « C’est convenu ? »

CONCLUSION

Ainsi, ce passage met en œuvre toutes les ressources de la comédie, situation, caractère, gestes, et surtout le langage, qui font ressortir plusieurs aspects du mensonge en tant qu’art de la feinte. Cependant, il ne s’agit plus ici d’échapper à un danger, mais véritablement de s’en servir pour en tirer un profit financier, de façon malhonnête en dupant une victime incapable de résister. Il est donc une preuve d’injustice, blâmable.

Mais il est aussi le moyen d’interroger sur le rôle de la science, ici de la médecine dont les progrès se sont affirmés au XXème siècle, et sur l’inquiétude du public : dès que sa santé est concernée, égaré par son ignorance et par ses peurs, n’est-il pas prêt à croire naïvement de pseudo-savants et à se remettre entre les mains de n’importe quel charlatan ?

Lecture personnelle : Jules Romains, Knock ou Le Triomphe de la médecine, 1923 

site-Knock.jpg

Pour lire la pièce: cliquer sur l'image

La lecture personnelle de cette pièce proposée dans ce parcours est l’occasion de montrer la persistance de ce genre littéraire au XXème siècle qui, par l’illusion créée, est particulièrement approprié à représenter le mensonge et ses enjeux.

Le titre met l’accent sur le personnage principal, mais le sous-titre interroge : s’agit-il vraiment de médecine ? Certes, l’auteur s’inscrit dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins, souvent reprise par Molière. Mais Jules Romains, tout en reprenant l’image du « médecin charlatan », lui donne une force nouvelle par l’emprise qu’il exerce sur les esprits qui, contrairement au « malade imaginaire » de Molière, ne se jugent pas malades. Le héros, en effet, ne pense qu’à exploiter la crédulité et les peurs de ses « patients », pour en tirer un substantiel bénéfice financier, mais surtout pour jouir du pouvoir qu’il exerce sur eux. 

Le comique de situation

Toute l’intrigue repose sur le comique de situation, un stratagème, né de la conviction de Knock que « tout bien portant est un malade qui s’ignore » et qu’il suffit donc d’être assez habile pour l'en persuader.​ Ainsi, à son arrivée dans le village de Saint-Maurice, il n’est guère inquiet que la « clientèle » du docteur Parpalaid soit quasiment inexistante. L’acte II constitue, en six scènes, une démonstration de sa stratégie. Dans un premier temps, il faut se trouver des alliés : le « tambour », chargé de diffuser l’information à la population en annonçant des consultations gratuites, puis l’instituteur Bernard, qui doit apporter sa caution intellectuelle par des conférences sur les maladies les plus menaçantes, enfin le pharmacien Mousquet, qui a tout à gagner si le nombre de malades augmente. C'est ensuite au docteur qu'il appartient de faire croire à chaque patient qu'il est gravement malade afin de lui faire suivre un coûteux ttraitement. L'acte III montre le triomphe du docteur Knock.

L’auscultation, film de Guy Leblanc d’après Knock,1951, avec Louis Jouvet

« Mensonge et comédie »

Les élèves sont donc invités, après une rapide présentation de l’auteur et de la structure de l’intrigue, à mettre à profit les acquis de la séquence pour

  • dresser un portrait du héros, en analysant les relations établies avec ses victimes, naïves : on mettra l’accent sur le comique de caractère.

  • mesurer les procédés du comique mis en œuvre pour la réalisation de l’objectif visé par le docteur, en insistant sur l'habileté du langage.

Il sera indispensable de proposer des exemples précis. On distinguera ainsi ce qui relève de la farce – en s’appuyant, le cas échéant, sur des extraits de mise en scène, documents iconographiques ou vidéo – de ce qui constitue une dénonciation plus sérieuse, car le personnage de Knock offre un inquiétant exemple de cynisme.

L’auscultation, film de Guy Leblanc d’après Knock,1951, avec Louis Jouvet

Conclusion 

Conclusion

"Mensonge  et comédie"

L’enjeu du parcours a soutenu une double question. Afin d’observer en quoi le « mensonge » est un thème particulièrement adapté à un genre dramatique, la "comédie", nous avons, dans chaque texte, mesuré la place occupée par les formes du comique.  

  • Nous avons constaté l’importance du comique de situation avec la mise en œuvre de différents stratagèmes, parfois complexes comme dans Les fausses Confidences ou l’inversion des rôles Cyrano de Bergerac à l’image de celle des deux héroïnes dans Le Menteur.

  • Mais aucun mensonge ne pourrait être cru par son destinataire, si ne s’y ajoutait pas un art du langage élaboré, poussé à l’extrême par Tartuffe ou dans l’argumentation de Cyrano ou la parole persuasive de Knock.

  • Il est enfin soutenu par le jeu de l’acteur sur scène, signalé au lecteur dans les didascalies ou à imaginer à partir du texte, mais aussi non seulement des gestes souvent comiques par l’excès comme dans Les Fourberies de Scapin ou Tailleur pour dames, mais aussi des mimiques, des regards, des modulations de la voix, observés dans le jeu de Dubois et d’Araminte.

Mais cette question s’est ensuite élargie en considérant que le "mensonge" en lui-même est une "comédie » que donne le menteur à sa victime, et même, parfois, en lui-même. C'est pourquoi nous avons observé précisément les traits de son caractère, qui peuvent en faire une caricature, comme Scapin ou Moulineaux chez Feydeau.

Réponse à la problématique

Rappelons la problématique qui a guidé le choix et l’étude des textes et des documents de ce parcours : Quels rôles et quels sens les auteurs de comédies donnent-ils au mensonge ?

Des rôles diversifiés

En étudiant la personnalité des menteurs, nous avons distingué deux premières formes de mensonges, quand il a véritablement l’intention de tromper :

  • la dissimulation, qui vise à masquer la vérité, comme pour Scapin face à son maître ou Moulineaux face à sa belle-mère : dans les deux cas, il s’agit d’échapper à une accusation, voire à une menace ;

  • la feinte, qui cherche à faire passer pour vraies des informations fausses, comme le fait le « menteur » de Corneille, Dubois face à Araminte, chez Marivaux, ou Knock face à la dame en noir.

Mais, tout menteur s’adresse à un destinataire, dont les réactions amènent le succès ou l’échec du mensonge. Même s’il reste silencieux, comme Elmire lors de la tirade de Tartuffe, il appartient à l’acteur d’incarner ces réactions, au lecteur de les imaginer, adhésion, comme Roxane, ou la patiente de Knock, quand la victime est dupe, ou encore Mme Aigreville, au début de la scène, mais aussi une résistance, comme le doute de Mme d'Aigreville devant l’absurdité du mensonge, voire la colère chez Léandre face aux aveux de Scapin.

​

Cependant, nous avons pu attribuer à l’art du langage mensonger d’autres rôles plus complexes.

       Ainsi, certains utilisent la diversion, c’est-à-dire mentent sur la cause réelle de l’émotion qu’ils révèlent. C’est le cas notamment quand le menteur se ment à lui-même, comme Araminte, troublée par les confidences de Dubois mais obligée de masquer son émotion en raison des bienséances.

       Parfois, nous avons observé une semi-dissimulation : l’aveu de la vérité reste alors partiel, ce qui permet de détourner l’attention du destinataire de l’essentiel, masqué. Par exemple, Dubois s’y emploie en avouant à Araminte l’amour de Dorante pour elle, mais il cache la connivence avec son maître, qui soutient le stratagème et la tromperie.

        Plus habile encore est l'amalgame : le menteur énonce la vérité, mais en l’enrobant de fausseté, tel Tartuffe qui mêle à son discours de désir amoureux pour Elmire l’alibis religieux, ou, de façon plus simple, Scapin invoquant des raisons fausses à ses actions réelle, comme le vol de la montre pour savoir l’heure.

        Enfin, le menteur pratique l’art de l’esquive, en posant la vérité d’une façon telle que son destinataire comprenne l’inverse, comme le fait Dubois pour répondre aux objections d’Araminte qui elle-même cherche à masquer ce qu’elle ressent réellement.

Les différents sens

Ces multiples stratégies révèlent la place prépondérante prise par le mensonge au sein de la société, car il s’y ajoute toutes les ressources propres aux relations qui s’y créent, telles le compliment, adressé par Dubois à Araminte, voire la flatterie, que tente Moulineaux pour amadouer sa belle-mère, ou encore l’excuse invoquée par Tartuffe pour s’attirer la compassion d’Elmire. Finalement ces textes nous ont montré l’omniprésence du mensonge dans la "comédie sociale". Il est alors guidé par le désir d’en tirer un profit, qu’il s’agisse simplement d'une satisfaction d'amour-propre, ou bien d’une vengeance comme Scapin, de la satisfaction sexuelle comme Tartuffe ou Moulineaux, ou encire d’un gain financier, comme Knock, auquel le mensonge permet d’acquérir un statut et de s’assurer une réussite sociale.

Mais cela conduit à reconnaître la place prise par le mensonge dans la vie même de chacun. Enfoui au plus profond de sa conscience, comme l’illustre le tableau de Magritte, il en détermine le sens même, comme l’explique le personnage de Jacques dans Comme il vous plaira, pièce de William Shakespeare écrite en 1599, publiée en 1623 : « Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles. » Ainsi, la vie entière de Cyrano est déterminée par un mensonge initial, la lettre d’amour écrite à Roxane à la place de Christian, renforcé par la déclaration qu’il lui adresse sous son balcon. Toute sa vie, il sera amené, victime de sa laideur, à masquer l’amour sincère qu’il éprouve lui-même, mais qui ne sera révélé qu’à l’instant de sa mort.

L'illusion révélée

L'illusion révélée

La comédie : un art du mensonge

Il est significatif que la problématique – comme l’enjeu – ait précisé « les auteurs de comédies » en lien avec le « mensonge ». De manière générale, le théâtre, créateur d'illusion, est, par définition un art du mensonge, celui de l’acteur, costumé et qui a longuement répété son rôle, gestes, mimiques, regards, modulation de sa voix ; celui du spectateur qui, le temps du spectacle, croit à ce qu’il voit, tels les enfants qui hurlent à Guignol, « Attention ! Le gendarme derrière toi ! » ; mensonge, bien sûr, de l’auteur, qui veut nous faire croire à la vérité de sa fiction en suggérant qu’elle nous permettrait de distinguer la vérité…

Mais, plus que tous les autres genres dramatiques, la comédie est propre à illustrer le mensonge. Pour faire rire, en effet, et dans la mesure où son objectif, tel que formulé dans l’antiquité est de « corriger les mœurs par le rire », elle recourt à tous les moyens qui peuvent mettre en évidence la satire sociale et l’excès des caractères, tel celui de Dorante dans Le Menteur, piégé lui-même par ses mensonges. D’où aussi le recours, par exemple, à des stratagèmes, tels les déguisements ou l’échange des rôles, comme dans Le Menteur entre les deux héroïnes ou entre Cyrano et Christian chez Rostand. De même, la pratique du quiproquo permet de montrer l’aveuglement d’un personnage, et le langage est tout particulièrement mis au service de la tromperie qui caractérise le mensonge, comme nous l’avons constaté dans tous les textes étudiés. En montrant les personnages en train de mentir, la comédie permettrait donc au public de découvrir la vérité des êtres, celle de Tartuffe, d’Araminte ou de Cyrano, qu’ils voulaient cacher.

Mais, parallèlement, par la distanciation qu’impose la fiction et le grossissement caricatural souvent, elle rappelle aussi aussi que toute réalité n’est que mensonge, et que la vérité se dérobe en permanence : ne sommes-nous pas toujours des dupes, des naïfs, même en étant assis face au spectacle sur scène ? Ainsi, dans la comédie, la pièce renvoie les spectateurs à leur propre vérité, et chaque auteur pourrait ainsi reprendre à son compte la conclusion de Jean Cocteau dans Le Menteur : Suis-je un menteur ? Je vous le demande ? Je suis plutôt un mensonge. Un mensonge qui dit toujours la vérité. »

Lecture cursive : Jean Cocteau, Le Menteur, vers 1940 

Pour lire le texte

Ce texte a été écrit par Cocteau vers 1940, durant l’exode, à l’intention de Jean Marais, qui l’a dit à la radio avec un accompagnement musical de Jean Wiener. Il a été recueilli par son secrétaire Paul Morihien qui l’a ensuite publié dans l’ouvrage intitulé Le Théâtre de poche, paru en 1949.

La construction du monologue est une véritable mise en scène du mensonge, une comédie que le locuteur se donne à lui-même mais aussi à ceux qui l’écoutent.

      Le premier paragraphe s’ouvre sur une affirmation, « Je voudrais dire la vérité. J’aime la vérité. Mais elle ne m’aime pas ». Il fait alors de la « vérité » un personnage à part entière, avec lequel il entre en lutte, et échoue puisque, finalement, il ment, malgré son refus du mensonge et les « ennuis épouvantables » qu’il attire inévitablement.

Jean Cocteau, "Le Menteur", manuscrit

Jean Cocteau, "Le Menteur", manuscrit

Une interprétation : Jean-Marc Tennberg, 1959

        Il dépeint ensuite les efforts qu’il s’impose pour se corriger, en vain : même quand il dit la vérité, « elle grimace et devient mensonge », ce qui lui vaut de se faire injurier et il « crève de rage ».

        Pour répondre à ces « insultes » et prouver sa conscience morale, il affirme sa ferme volonté de se corriger, « Je ne mentirai plus », et invoque comme preuve la confession qu’il est en train de livrer : « Ici, en public, je m’accuse de mes crimes et j’étale mon vice ». Mais il effectue alors une pirouette, en interpellant brutalement ses auditeurs, pris pour juges : « Et vous, dîtes-vous la vérité ? Etes-vous dignes de m’entendre ? » Comme dans une comédie, il s'agit bien de ramener chacun à sa vérité.

         Le ton change alors, se fait accusateur en distinguant deux sortes de mensonges. Il y a mentir à autrui, mais, bien plus grave, se mentir à soi-même : « Vous devez vous mentir à vous- même. Tout est là ! Moi, je ne me mens pas à moi-même. Moi j’ai la franchise de m’avouer que je mens, que je suis un menteur ». Mais une nouvelle pirouette intervient alors, la contradiction de l’affirmation initiale d’un mensonge qui s’imposerait malgré lui. Ce n’était, en réalité qu’un « piège » : « Je ne mens jamais. […] Je n’ai menti que pour vous dire que je mentais. »

       Une brève phrase poursuit l’interpellation du public, qui, dans le paragraphe suivant, renvoie chacun à son mensonge, retournant ainsi l’accusation lancée : « Il est facile d’accuser les autres. […] Vous me dites que je mens et vous mentez ! » Une nouvelle opposition intervient alors entre le rejet absolu, « Je ne mens jamais », et une acceptation du mensonge, selon l’intention : « Et s’il m’arrive de mentir, c’est pour rendre service… pour éviter de faire de la peine… pour éviter un drame ». Il s’agit de ce que l’on nomme de « pieux mensonges », mais, plus encore, il suggère que cela peut devenir une nécessité dans les relations sociales : « Forcément, il faut mentir. Mentir un peu… de temps à autres. »

          Pour conclure, l’auteur dramatique s’exprime plus directement, en associant le bonheur de sa création même, une fiction, « le mensonge, c’est magnifique. Dites… imaginer un monde irréel et y faire croire – mentir ! », au « poids » accordé à la vérité. Par sa question, il finit par obliger son auditoire à partager l'ambiguïté de ce double mouvement : « Ai-je menti en vous disant que je mentais ou en vous disant que je ne mens pas. Un menteur ! Moi ? Au fond je ne sais plus. » La fin pose un ultime paradoxe, qui, en glissant de l’auteur « menteur » à son discours, « mensonge », propose une définition du théâtre lui-même : « Je suis plutôt un mensonge. Un mensonge qui dit toujours la vérité. » 

cocteau-menteur.jpg

Dessin de  Jean Cocteau, 13 novembre 1954

Histoire de l'art : René Magritte, Le double secret, 1927

Huile sur toile, 114 x 162. Centre Pompidou

Matisse

À l’époque où il crée ce tableau, le peintre belge, René Magritte (1898-1967) est sous une double influence : celle des surréalistes, avec lesquels il se lie, notamment des collages de Max Ernst, et celle de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico que ceux-ci admirent. Comme eux, il recherche systématiquement l’insolite : malgré une peinture d’une netteté réaliste, chaque tableau illustre un mystère, l’écart entre le visible et l’invisible, entre la réalité du monde et la façon dont nous la percevons.

La figuration : structure, couleurs, lumière

Comme appuyé sur un pan de mur, un personnage se détache sur un fond qui rappelle les « marines » du XIXème siècle, les vagues de la mer sous un ciel sombre, tumultueux.

René Magritte, Le double secret, 1927. Huile sur toile, 114 x 162. Centre Pompidou

La coupe du personnage à la naissance des épaules, la fixité qui lui est imprimée par la technique picturale d’un réalisme affirmée – contrastant avec celle du décor,  empruntée à l'impressionnisme – font penser à une tête d’un mannequin, féminin vu la coupe de cheveux, qui renvoie aux années 20, la boucle d’oreille et le maquillage des lèvres et des yeux.

Mais, outre le fond qui évoque une tempête menaçante, ce personnage aussi crée un malaise : la peau d’une partie de cette tête est comme découpée au scalpel, telle un masque enlevé, et déposée à droite. Elle est remplacée par une surface noire, elle-même remplie d’une sorte d’écorce sombre, à laquelle sont attachés des grelots. 

Les couleurs froides, l’importance du noir, la lumière sombre, seul le visage sombre étant éclairé, contribuent à susciter le malaise de l’observateur.

Pour interpréter

Les deux termes du titre posent déjà une énigme, selon la nature, nom ou adjectif, qu’on leur attribue en raison de l’absence de majuscule : soit c’est le « double » qui est « secret », soit c’est le « secret » qui est « double »

         Dans le premier cas, c’est le dédoublement du personnage qui est signifié : une partie de son visage se trouve placée à ses côtés, remplacée par un sombre décor intérieur, à la façon des collages surréalistes. Le tableau révèlerait donc le « double » que chacun cache en soi – et tout particulièrement la femme, qui porte en elle le mystère, thème cher aux surréalistes. Ce « double » reste invisible, « secret », sauf si on lui ôte sa peau, son masque. La technique picturale, la fixité prêtée à ce masque découpé par le réalisme, renforce l’impression que tout être reste impénétrable.

Le costume du « fou », avec ses grelots, Bruges

         Dans le second cas, ce « secret » ainsi masqué est lui-même « double » car cette peau, lisse et nette, une fois ôtée révèle une obscurité étrange, une sorte d’écorce difficile à identifier à laquelle sont suspendus des grelots, traditionnels attributs de la marotte, le sceptre porté par les "fous", les bouffons de cour, et de leur costume. Ainsi, derrière l’apparence extérieure réaliste, le « secret », ce monde intérieur découvert, est plutôt inquiétant, obscur, indice même d’une folie aliénante. Mais cette folie est condamnée à rester secrète, inaudible, car les grelots, ainsi accrochés, ne peuvent être agités pour se faire entendre. Cependant, les surréalistes, eux, entendaient bien en exploiter toutes les possibilités créatrices offertes par la folie...

Le costume du « fou », avec ses grelots, Bruges

Pour conclure

Dans une perspective surréaliste, ce tableau illustre tout le contenu réel du psychisme, dissimulé par les contraintes de l’éducation, les convenances sociales et les codes de la bienséance. Un contenu réel inquiétant cependant : l’observateur peut avoir envie de "recoller" la peau découpée, de replacer le masque pour ne plus voir le sombre mystère intérieur.

Ce tableau nous a paru particulièrement représentatif de l’enjeu du parcours, « Mensonge et comédie ». Le mensonge n’exige-t-il pas de porter un masque pour arriver à duper celui auquel il est destiné ? Le menteur ne doit-il pas se dédoubler, s’employer à garder un visage impénétrable pour empêcher sa victime de percevoir la vérité qu’il souhaite cacher ? Il lui faut donc "jouer la comédie". Mais, si parfois la vérité découverte le rend ridicule, il arrive aussi quand on parvient à arracher ce masque, que se révèle un secret obscur, voire dangereux, si l’on pense à des personnages comme Tartuffe chez Molière, ou Knock chez Jules Romains.

Travail d'écriture : contraction de texte et essai 

Pour voir le sujet

Le devoir proposé à l’issue de l’étude du Menteur et du parcours associé correspond à un des sujets de l’EAF pour les séries technologiques : une contraction d’un texte, au quart de sa longueur, avec une tolérance de + ou – 10%, suivie d’un essai. Il est souhaitable de s’initier progressivement, à l'oral comme à l'écrit, à la contraction de texte, et la correction proposée sera observée attentivement.

De même, on reprendra la structure de l’essai, plus libre dans sa forme que la dissertation, mais dont l’argumentation doit rester rigoureuse, en s’appuyant à la fois sur le texte support et sur les textes étudiés.

Pour lire la correction

bottom of page