Albert Camus, Les Justes, 1949 : parcours dans l'œuvre
Observation du corpus
Introduction
La biographie de Camus
Pour se reporter à une biographie complète
En se reportant à la biographie de Camus, on mettra en évidence la place prise par l’Algérie, fondatrice à la fois de sa personnalité, enracinée dans une terre de soleil et de mer, et de son engagement, commencé très tôt en tant que journaliste, en faveur de ceux qui luttent pour l’indépendance. Par exemple, quand éclatent ce que l’on nomme par euphémisme les « événements d’Algérie », le 8 mai 1945 avec la répression dans le sang d’une manifestation à Sétif, pour réclamer l’indépendance et faire libérer le chef du Parti Populaire Algérie, Camus s’engage dans le combat. Mais déjà, il associe cet engagement à un refus de la violence : en janvier 1956, alors que la guerre a réellement éclaté, il vient faire une conférence à Alger pour soutenir un « Appel à une trêve civile en Algérie ».
Il est utile aussi de mesurer le lien entre l’engagement de Camus, qu’il poursuit pendant la seconde guerre mondiale, et sa réflexion philosophique, qu’il résume ainsi : « Je tire de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». C’est ce qu’il développe dans un autre essai L’Homme révolté, publié en 1951 : « La première et la seule évidence qui me soit donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. » C’est la révolte, en effet, qui tire l’individu de l’Absurde, de sa solitude, et le conduit à s’engager en faveur de la solidarité humaine : elle est « la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes, explique-t-il, en 1955, à propos de La Peste dans une lettre à Roland Barthes, elle « est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »
Contextualisation
Camus et le théâtre
L’étude des Justes est l’occasion de réactiver les connaissances sur le théâtre, d’en rappeler l’origine, l’héritage antique, qui lui accorde un double rôle : « plaire et instruire », et qui fixe le cadre de la comédie et de la tragédie.
Pour mesurer la situation du théâtre à l’époque de Camus, on soulignera son évolution, du classicisme, avec l’engagement des auteurs au siècle des Lumières, au drame romantique de la première moitié du XIXème, pour en arriver au double mouvement à la fin de ce siècle : d’un côté, un théâtre « naturaliste », de l’autre le théâtre dit « de boulevard », qui se veut simple divertissement. À ce propos, on se reportera à l’étude du rôle du théâtre pour Camus et de l’influence exercée sur lui par Jacques Copeau et Jean Vilar.
L'interview de Camus
Le visionnage de cette vidéo s’attachera à ses deux parties.
Le commentaire introductif
La première minutes propose un commentaire qui reprend les deux aspects de la biographie mis en valeur précédemment, le rôle primordial de « la mer » et du « soleil », chez Camus et le paradoxe qui unit en lui, le « sens du tragique et de la beauté du monde », paradoxe qu’il prêtera d’ailleurs à son héros, Kaliayev, le « Poète », dans Les Justes. Le commentaire insiste aussi sur le désir du « « bonheur » chez Camus, celui d’un monde où « tous les hommes seraient heureux », qui repose, pour lui, sur une double exigence, d’« amour » et de « justice ».
Le théâtre et son rôle
La seconde partie du document propose le jugement de Camus sur le théâtre. Il s’oppose à la conception qui en fait un lieu d’illusion, pour affirmer, au contraire : « Le théâtre est un lieu de vérité ». Double vérité même, car sur scène s’expriment « le mystère des cœurs » et « la vérité cachée des êtres », à la fois illustrés par les personnages de la pièce, mais aussi par les acteurs qui se mettent à nu sous les lumières.
L’interview se termine sur une comparaison, qui rapproche le théâtre de son origine antique : il le qualifie, en effet, de « couvent », d’« enceinte sacrée », et compare la troupe des acteurs à des « moines » engagés dans leur tâche mystique. Mais, quand il oppose, à la fin, les communautés historiques, politiques et sociales, à celle que forme une troupe au théâtre, on pense au doute présent chez Kaliayev ou Dora dans Les Justes : celles-là œuvrent pour un but qui « se perd dans la nuit des temps », tandis qu’au théâtre le but est fixé, déterminé : c’est le soir de la représentation.
Le triple contexte historique
Les acquis sur la seconde guerre mondiale et sur la guerre froide seront réactivés, à partir des deux illustrations proposées :
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le document qui montre la façon dont les résistants sont considérés comme des « terroristes » par les occupants nazis et le gouvernement de Vichy ;
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la carte géographique qui présente le conflit des deux « blocs » pendant la guerre froide.
En revanche, si la révolution d’Octobre 1917 a pu être étudiée, les réalités historiques de la Russie au début du XXème siècle qui ont préparé la lutte contre le pouvoir autocratique du tsar, sont largement ignorées. Or, c’est à ce mouvement « bombiste » de 1905 que Camus emprunte le sujet même de sa pièce, le double geste de Kaliayev, échec de l'attentat contre le grand-duc d’abord, puis réussite.
Présentation des Justes
Pour lire les extraits des Cahiers de Camus
La genèse de la pièce
La présentation prend comme point de départ les extraits des Cahiers, de façon à mettre en évidence la progression de la réflexion de Camus et de l'élaboration de sa pièce.
Extrait 1 : Il en marque l’origine, son intérêt pour le terrorisme, qui l’a amené à de nombreuses lectures, dont celle de Savinkov, et a conservé, dans sa pièce, le personnage de Kaliayev. On voir aussi l’opposition établie entre la « grande pureté » des « bombistes » de 1905 qui, par leur propre sacrifice, justifiaient le crime commis, la « vie ravie », et les intellectuels de son temps qui prônent le terrorisme… mais sans prendre eux-mêmes de risques.
Extrait 2 : Puis, dès 1944, il a pensé à un roman, intitulé Justice, dont le plan montre qu’il s’agissait d’expliquer l’itinéraire social et psychologique d’un révolutionnaire. Les trois dernières notations posées annoncent le débat qui aura lieu dans Les Justes, et le refus du prêtre sera repris lors de la pendaison de Kaliayev.
Extrait 3 : Ses lectures lui permettent de mettre en place l’opposition entre les personnages, d’un côté la « pureté » de ceux qui, comme Kaliayev, Dora, Annenkov, refusent une violence aveugle, face à un terroriste comme Netchaiev dont il souligne le fanatisme absolu dans son obéissance au « catéchisme révolutionnaire ». La personnalité de son héros, Stepan, illustre sa phrase finale, « Tout ce qui sert la révolution est moral ».
Extrait 4 : Enfin, le dernier extrait, qui relate les pendaisons, châtiment de l’attentat commis par les terroristes de 1881, nous amène à signaler à la fois la pratique des deux bombes, évoquée dans la pièce mais qui échouera, et le titre initialement prévu pour la pièce, La Corde, qui se retrouvera dans la décision de Dora de rejoindre Kaliayev dans la mort.
Le titre
Le passage du titre initial, le terme abstrait, Justice, au pluriel, Les Justes, traduit la volonté de Camus de mettre au premier plan les personnages, leurs relations, leurs questions, voire leurs déchirements. On liera cette observation au passage, dans l’entretien entre Dora et Kaliayev dans l’acte III, du concept dans sa question, « Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’Organisation ? », à leur propre existence, douloureuse : « Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. (Se détournant.) Ah ! pitié pour les justes ! »
Là est tout l’intérêt du théâtre pour Camus : il est une véritable tribune, propre à émouvoir le public, car les concepts s’y incarnent dans les personnages joués par les comédiens en chair et en os sur scène.
L'épigraphe
L’observation de la construction du vers tiré de Roméo et Juliette de Shakespeare, « Ô love ! Ô life ! Not life, but love in death », donnera lieu à une double réflexion :
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La relation amoureuse entre Dora et Kaliayev, existe, certes, mais elle est mise au second plan dans l’intrigue de la pièce, reproche d’ailleurs adressé à Camus, de n’avoir « aucune idée de l’amour ». Peut-être cette épigraphe est-elle une façon d’attirer l’attention sur elle…
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Elle annonce surtout le destin tragique des deux héros, Kaliayev et Dora qui, lors du dénouement, affirme sa volonté de le rejoindre dans la mort : « Yanek ! Une nuit froide et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant. »
La problématique
Ainsi, cette première approche montre que Camus incarne la réflexion sur l’emploi de la violence dans les combats politiques par un recul historique, à travers l’action de ses personnages, des terroristes russes qui, en 1905, vont fomenter des attentats contre le pouvoir tsariste. À travers leur lutte en faveur d’un idéal de justice et de liberté, il montre aussi leurs doutes et leurs déchirements qui font d’eux de véritables héros tragiques. Mais des « criminels » peuvent-ils être qualifiés de « justes » ?
D’où la problématique choisie pour guider ce parcours dans l’œuvre : Quel jugement Camus porte-t-il sur l’idée que, dans le combat politique, la fin justifie les moyens ?
Lectures cursives : deux extraits de Camus
Pour lire les deux extraits
"Les meurtriers délicats"
Une présentation historique
Après un rapide historique de la « naissance du terrorisme russe », Camus met en évidence le moment d’apogée constitué par l’attentat de Kaliayev contre le grand-duc Serge, sujet de sa pièce, dont il explicite le sens : « Dans l'univers de la négation totale, par la bombe et le revolver, par le courage aussi avec lequel ils marchaient à la potence, ces jeunes gens essayaient de sortir de la contradiction et de créer les valeurs dont ils manquaient. Jusqu'à eux, les hommes mouraient au nom de ce qu'ils savaient ou de ce qu'ils croyaient savoir. À partir d'eux, on prit l'habitude, plus difficile, de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu'il fallait mourir pour qu'elle soit. » Mais le sacrifice accepté au nom d’un futur « de justice et d’amour », peut-il justifier une révolte qui tue ?
Les personnages des Justes
Camus s’attache ensuite à expliquer son choix de Kaliayev et des personnages qui l’entourent comme héros de sa pièce : « L'histoire offre peu d'exemples de fanatiques qui aient souffert de scrupules jusque dans la mêlée. » Ils sont les « meutriers délicats », face à Stepan qui lui, incarne l’absolutisme de la terreur. La pièce reprend aussi quelques points cités dans l’article, comme l’attitude de Kaliayev face à la religion, qu’il « répudie » lors de sa pendaison, ou le lien qui unit les conjurés, illustré par le terme de « chevalerie ». En citant les noms de ceux qui ont inspiré les personnages de sa pièce, Dora, Kaliayev, Voinov (pour Voinarovski), il met en avant le déchirement qui fait, à ses yeux, leur richesse et dont il a retenu un exemple, l’assassinat, en deux temps, du grand-duc : « ces exécuteurs, qui mettaient leur vie en jeu, et si totalement, ne touchaient à celle des autres qu'avec la conscience la plus pointilleuse. »
C’est donc tout l’enjeu des Justes, son questionnement éthique fondamental que l’article annonce : « On peut croire qu'eux aussi, tout en reconnaissant le caractère inévitable de la violence, avouaient cependant qu'elle est injustifiée. Nécessaire et inexcusable, c'est ainsi que le meurtre leur apparaissait. »
La Préface des Justes
La Préface met en avant une opposition entre l’ancrage historique du thème et des personnages et l’affirmation inverse : « Ceci ne veut pas dire que Les Justes soit une pièce historique. »
En mettant en avant son héros, Kaliayev, il pose une nouvelle opposition, entre ces terroristes russes de jadis, auxquels il voue « respect et admiration » et qu’il qualifie d’« âmes exceptionnelles », et la situation des luttes de son époque, auxquelles il reproche d’être « devenue un système confortable ».
Il rappelle en conclusion son questionnement : ces « efforts » alors faits « pour se mettre d’accord avec le meurtre » sont-ils encore valables aujourd’hui ? Devons-nous affirmer alors « notre fidélité » ?
La structure de la pièce
Le schéma narratif
Après avoir réactivé les connaissances sur le théâtre, d’une part la double énonciation, avec les discours des personnages et les indications scéniques données dans les didascalies, d’autre part la structure traditionnelle des pièces "classiques", le plus souvent en cinq actes, divisés en scènes, une observation permettra de comparer avec les choix de Camus dans Les Justes : il garde les cinq actes, mais pas de scènes, même si les entrées et sorties des personnages sont précisément indiquées. À la lecture, l’enchaînement des dialogues s’accentue, et la pièce gagne ainsi en dynamisme pour le lecteur.
Puis on rappellera la construction, elle aussi traditionnelle, de l’intrigue au théâtre : la pièce s’ouvre sur une exposition, puis l’action se noue ; les actes suivants présentent les péripéties, avant que l’élément de résolution ne conduise au dénouement. En lisant les répliques qui ouvrent et ferment chaque acte, il est possible de dégager la structure :
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L’acte I, après l’exposition, noue l’action par la réplique de Kaliayev : « Je le tuerai. Avec joie ! » annonce l’attentat contre le grand-duc.
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Les actes II et III marquent les péripéties, en un diptyque : l’échec de l’attentat dans l’acte II, conduit à « recommencer », qui conduit à la réussite dans l’acte III.
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L’acte IV est très différent, puisqu’il se déroule dans la « cellule » du « prisonnier » Kaliayev, en attente de son châtiment, la pendaison : le rejet des offres de ses deux visiteurs par Kaliayev constitue l'élément de résolution.
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L’acte V forme le dénouement : le récit de la pendaison de Kaliayev amène la décision de Dora de le rejoindre dans la mort.
Le cadre spatio-temporel
La temporalité
L’observation des didascalies initiales des actes I, II et III, permet de mesurer la rapidité de l’action : du « matin » de l’acte I où se prévoit l’attentat, au « lendemain soir », soirée prévue pour l’attentat, où se révèle l’échec dans l’acte II, tandis que l’acte III a lieu « deux jours après ». Dans l’acte IV, c’est la première réplique de Skouratov, le directeur du département de police, qui nous apprend que Kaliayev a passé « huit jours au secret ». L’acte V mentionne, dès son ouverture, que la pendaison a lieu « une semaine après. La nuit. » Dégagé de tout autre contexte historique, le resserrement de la temporalité met en évidence la tension tragique entre les personnages.
Les lieux
On fera observer la différence entre la banalité des appartements, avec le changement mentionné dans l’acte V, « Un autre appartement, mais de même style », pour ne pas risquer une arrestation, tandis que l’acte IV, lui, se déroule dans un cadre historique connu, en lien avec les combats contre le tsarisme : « Une cellule dans la Tour Pougatchev à la prison Boutirki. »
Le décor de M. de Rosnay, mise en scène de Paul Œttly, 1949, théâtre Hébertot
Les indications scéniques
On se référera au site indiqué pour récapituler les composantes de la mise en scène, à la fois sur la scène mais aussi concernant le jeu des acteurs.
On proposera alors une recherche sur l’œuvre, à partir de l’observation des didascalies, de façon à classer les éléments mis en valeur par Camus : très peu d’indications sur les décors, les costumes, rien sur les jeux de lumière, et de rares mentions des bruits, les « cloches » ou la « calèche », dans les actes II et III. En revanche, outre les entrées et sorties des personnages, on notera l’importance accordée au jeu des acteurs, déplacements, gestuelle, mimiques, et tout particulièrement au rythme du discours, avec le « silence » fréquent, et les intonations précisément mentionnées.
Explication : acte I, du début à l'entrée en scène de Voinov
Pour lire l'extrait
Dans une pièce de théâtre, la scène d’exposition joue, habituellement, un double rôle : elle doit apporter au spectateur les informations sur la situation et les personnages qui vont lui permettre de suivre l’action – et encore plus au lecteur pour qu’il puisse imaginer la scène et le jeu des acteurs – et retenir immédiatement son attention, le séduire en quelque sorte.
Comment cette exposition des Justes de Camus répond-elle à cette double exigence ?
1ère partie : une entrée en scène (des lignes 1 à 30)
Le rôle des didascalies
La didascalie initiale donne immédiatement le ton avec la mention du « silence », les deux personnages « immobiles » et le « geste pour arrêter Dora qui semble vouloir parler » qui traduisent une tension intense, renforcée par le fait qu’elle soit « toujours immobile » en attendant le retour d’Annenkov. Le bruit ressort alors, avec les précisions apportées, d’abord « une fois », puis « deux fois, coup sur coup », qui suggèrent un signal codé et l’arrivée prévue d’un autre personnage, confirmée par la répétition par Annenkov de « C’est lui ».
Annenkov et Dora, mise en scène de Nicolas Misparti, 2019, Théâtre Darius Milhaud
Le lecteur n’a aucune information précise sur le décor, sur les accessoires, sur les costumes : ces premières didascalies mettent l’accent sur le jeu des acteurs, gestuelle ou échange de regards. Camus privilégie donc les personnages et la relation entre eux.
La situation
Le geste d’Annenkov qui « tient par les épaules Stepan » et l’exclamation de Dora, « Quel bonheur, Stepan ! » révèlent la relation familière entretenue par ces trois personnages, qui se traduit par le tutoiement et par les pronoms pluriels, « nous », « vous ».
Les prénoms nous transportent en Russie, mais avec un recul temporel puisqu’il est question du « bagne » et que Stepan évoque « la Russie et ses esclaves ». Enfin, l’allusion au « parti » renvoie, à l’époque de l’écriture de la pièce, jouée en 1949, au "parti communiste", mais, vu l’antériorité, on pense plutôt aux premiers révolutionnaires russes. La peur exprimée par Dora après l’arrestation de Stepan, « Nous t’attendions. […] Nous n’osions plus nous regarder. », de même que l’annonce d’Annenkov, « Il a fallu changer d’appartement, une fois de plus », confirment l’idée qu’il s’agit bien d’un groupe d’action révolutionnaire menacé par le pouvoir russe.
Le portrait des personnages
Le comportement d’Annenkov, qui prend souvent la parole au nom du groupe, signale l’autorité qu’il exerce sans doute sur le groupe.
Dora, en revanche, s’intéresse d’abord à l’état du nouvel arrivé après la dure épreuve du « bagne ». C’est son sentiment de fraternité qui apparaît d’emblée : « Trois ans déjà », « Le temps passait et mon cœur se serrait de plus en plus. »
L’inquiétude qu’elle manifeste contraste avec la brutalité des réponses de Stepan, qui refuse, de toute évidence, de relater ce qu’il a subi au « bagne », et son jugement sur la Suisse est pour le moins surprenant : « La Suisse est un autre bagne, Boria. »
Un chef, mise en scène de Guy-Pierre Couleau, 2007
Mais sa réponse à la protestation d’Annenkov met en évidence un aspect caractéristique de la personnalité de Stepan, un absolutisme dans sa volonté de lutte : « La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la terre. J'étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves. » Son désir d’« agir », verbe répété, répond donc à la fois à une conviction politique mais, surtout, à une nécessité personnelle : « Il le fallait. J’étouffais. »
2ème partie : le projet d’attentat (des lignes 31 à 63)
L'horizon d'attente
Pour retenir l’attention du public, Camus met en place progressivement un horizon d’attente, avec la reprise du verbe au futur, avec d’abord un pronom complément qui reste vague, « Nous le tuerons », puis avec une précision qui justifie déjà le crime, « ce bourreau », enfin en nommant le grand-duc et en renforçant l’objectif de cet assassinat : « nous tuerons le grand-duc et nous abattrons la tyrannie. »
En signalant le temps de « silence » et avec la didascalie « changeant de ton », Camus développe ensuite le projet prévu, confirmant ainsi le rôle de chef d’Annenkov. Il commence par rappeler les étapes et le rôle des membres du groupe, y compris celui assigné à Stepan : «Depuis un mois, deux des nôtres étudient les déplacements du grand-duc. Dora a réuni le matériel nécessaire. », « Tu aideras Dora ».
Un projet exaltant, mise en scène de Guy-Pierre Couleau, 2007
L’objectif est enfin explicité, avec la désignation du « groupe » et de ses objectifs : « Toute la Russie saura que le grand-duc Serge a été exécuté à la bombe par le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire pour hâter la libération du peuple russe. La cour impériale apprendra aussi que nous sommes décidés à exercer la terreur jusqu'à ce que la terre soit rendue au peuple. » L’allusion historique est alors claire : la pièce se déroule en 1905, à l’époque des premiers attentats des "bombistes" contre le tsarisme, fondés sur deux idéaux : celui de liberté et celui de justice, « jusqu’à ce que la terre soit rendue au peuple », puisqu’il s’agit de rétablir une abolition des privilèges en faveur du peuple spolié. Camus prête à Annenkov un ton enthousiaste, « Oui, Stepan, oui, tout est prêt ! Le moment approche », qui accentue l’horizon d’attente.
La personnalité de Stepan
Mais Stepan, lui, fait preuve d'une rigueur intransigeante, « Tu es le chef ,Boria, et je t'obéirai », qui contraste avec l’approche d’Annenkov et de Dora, tous deux mettant davantage en avant la fraternité qui les unit : « Je n'ai pas besoin de ta promesse, Stepan. Nous sommes tous frères. », affirme Annenkov, tandis que Dora continue à manifester sa sollicitude : « Assieds-toi, Stepan. Tu dois être fatigué, après ce long voyage. » Face à eux, il représente le modèle même du terroriste fanatique, insistant, par le terme répété, sur son entier dévouement au parti : « Il faut une discipline. J'ai compris cela au bagne. Le parti socialiste révolutionnaire a besoin d'une discipline. Disciplinés… » Rien ne semble pouvoir l’arrêter, quand il affirme « Je ne suis jamais fatigué » ou semble même nier le danger : il n’insiste pas pour connaître le sort de Schweitzer face aux réticences de Dora qui « détourne les yeux » pour ne pas répondre.
3ème partie : l'annonce d'un débat (de la ligne 64 à la fin)
La fraternité des terroristes
Annenkov, dans son rôle de chef, poursuit la présentation des personnages, montrant toute la fraternité qui les unit. Ainsi, pour Voinov, il précise « J'ai confiance en lui, malgré sa jeunesse. » De même, il qualifie familièrement Kaliayev, par le diminutif de son prénom, Ivan, « Yanek », et en mentionnant son surnom, « le Poète ». Enfin, le danger qu’implique le terrorisme est explicité par Dora, car la fabrication des bombes est délicate : « DORA. – Il faut seulement prendre garde à ne pas briser le tube. STEPAN. – Et s'il se brise ? DORA. – C'est ainsi que Schweitzer est mort. »
L'amorce d'un débat
Mais la fin de cet échange révèle déjà deux conceptions opposées de la lutte terroriste. Ainsi, alors que Stepan récuse le surnom de Yanek, « Ce n'est pas un nom pour un terroriste. », Annenkov rejette sa critique : « Yanek pense le contraire. Il dit que la poésie est révolutionnaire. » Son affirmation, « La bombe seule est révolutionnaire. » montre que, pour Stepan, seule compte la mort à infliger aux coupables, et qui semble le fasciner, ce que relève Dora, après un « temps » de silence qui traduit déjà une forme d’inquiétude sur ce que porte en lui Stepan : « Pourquoi souris-tu, Stepan ? » C’est ce que confirment les questions qu’il lui pose ensuite : « Dora, une seule bombe suffirait-elle à faire sauter cette maison ? », « Combien en faudrait-il pour faire sauter Moscou ? » La réaction brutale d’Annenkov, « Tu es fou ! Que veux-tu dire ? », montre que lui aussi est inquiet de cette place accordée à la destruction, mais le nouveau signal, reprise du code initial, interrompt le dialogue, en ramenant l’idée du danger toujours latent : « On sonne une fois. Ils écoutent et attendent. On sonne deux fois. Annenkov passe dans l'antichambre et revient avec Voinov. »
CONCLUSION
Cet extrait répond parfaitement au double rôle traditionnel de la scène d’exposition. Même s’ils ne sont pas tous en scène, le dialogue présente les personnages, et, surtout, montre d’emblée non seulement leur rôle dans le groupe des terroristes mais aussi leurs personnalités différentes. De plus, à travers le portrait de Stepan, sa soumission totale au « parti », qui contraste avec le comportement plus fraternel d’Annenkov et de Dora, le spectateur voit naître un conflit que l’action à venir risque de développer. Le dynamisme du dialogue met en évidence la tension dramatique jusqu’au tragique, qu’annonce le projet d’attentat prévu vu les dangers courus par les conjurés. Camus, en mettant ses qualités de dramaturge au service de son engagement, réussit ainsi, par l’horizon d’attente créé, à échapper au danger du "théâtre à thèse".
Lecture cursive : l'acte I, de l'exposition au nœud de l'action
Pour lire l'acte I
Même si Camus ne divise pas l’acte en scènes précisément indiquées, les entrées et sorties des personnages permettent d’en reconnaître la progression : après l’’extrait expliqué, à l’arrivée de Stepan, l’exposition se poursuit avec deux entrées successives, celles de Voinov puis de Kaliayev. Au cœur de l’acte se met en place le débat éthique sur le terrorisme, avec le conflit entre Stepan et Kaliayev auquel met fin Annenkov. L’acte se termine par une sorte de duo amoureux entre Kaliayev et Dora qui souligne toute l’ambiguïté de l’action terroriste.
Le portrait de Voinov
Par son intermédiaire, le plan du projet se précise, mais aussi sont rappelés les risques pris par les conjurés : les « mouchards » de la police tsariste exercent une surveillance active. Au début de l’acte, Annenkov a exprimé sa confiance en Voinov malgré sa jeunesse. Cela n’empêche pas celui-ci d’exprimer son malaise en raison de l’obligation du « mensonge », mais il réaffirme l’objectif qui guide le groupe : « il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. »
Le portrait de Kaliayev
Dès son entrée en scène, ce personnage, familièrement appelé Yanek, se distingue des autres : il « s’est amusé à […] changer » le code pour se faire reconnaître, et la multiplication de la didascalie « Il rit » semble faire de ce rire la caractéristique même de sa personnalité comme le souligne Dora : « Naturellement, tu riais. » C’est ce qu’il confirme en complétant la présentation des préparatifs du projet : « Ce déguisement, cette nouvelle vie… Tout m’amusait. ». Ainsi ressort déjà sa différence par rapport à Stepan : là où ce dernier avait révélé une fascination pour la mort, lui affirme à Dora son amour de la vie : « il faut être gaie […] La beauté existe, la joie existe ! »
Le conflit
C’est cette différence entre Stepan et Kaliayev qui fait naître le conflit entre eux, quand, devant le refus par Annenkov de lui accorder le droit de « lancer la bombe », Stepan met en doute le rôle attribué à Kaliayev, de façon blessante en suggérant sa peur : « Il faut une main ferme ». L’exaltation exprimée par Yanek en réponse, « J’obéirai, Boria ! Quel honneur, quel honneur pour moi ! Oh ! j’en serai digne. », redouble le conflit entre eux, puisque Stepan lui dénie la qualité de « vrai révolutionnaire » en l’accusant violemment : « Je n’aime pas ceux qui entrent dans la révolution parce qu’ils s’ennuient. »
Ainsi, se met en place le débat éthique sur la justification de la "terreur" :
Pour Kaliayev, il s’agit de faire triompher la vie : « Je suis entré dans la révolution parce que j’aime la vie. » D’où son insistance sur la fraternité, le fait d’agir « au nom du peuple », et au sein d’un groupe uni.
Pour Stepan, au contraire, qui proclame le fait de servir « la justice qui est au-dessus de la vie », c’est donner la mort qui compte, « Je suis venu pour tuer un homme », et, en rappelant son séjour « au bagne », il fait de l’action terroriste une vengeance personnelle.
Face à la violence du conflit, l’intervention d’Annenkov donne plutôt raison à Kaliayev, en leur rappelant qu’ils sont « des frères, confondus les uns aux autres, tournés vers l’exécution des tyrans, pour la libération du pays ! »
Le duo amoureux
L’acte se termine par le face-à-face entre Kaliayev et Dora, dont le premier échange a permis de comprendre la relation amoureuse. L’amour est alors mis au premier plan : « J’ai besoin d’être aimé », lance Kaliayev. Mais cet amour dépasse le simple cadre du couple, il s'ouvre à l’humanité pour cet idéaliste exalté : « J’aime la beauté, le bonheur […] la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie », proclame-t-il, en justifiant son choix de la terreur, « Nous acceptons d’être criminel pour que la terre se couvre enfin d’innocents ».
Stepan et Dora, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010
La réaction de Dora introduit alors la question éthique, enjeu de la pièce : comment justifier le fait de tuer au nom de la préservation de la vie ? Là où Kaliayev se justifie par le choix de « mourir pour l’idée », Dora va plus loin dans l’analyse :
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La justification viendrait de l’échange de cette vie enlevée contre l’acceptation du terroriste de « donner deux fois sa vie » : d’abord en risquant de mourir lors de l’attentat, ensuite de subir le châtiment ultime, mourir sur « l’échafaud ». Ainsi, la dette est largement remboursée : « Nous payons deux fois », explique-t-elle.
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Mais, parallèlement, elle reste consciente de la difficulté de passer, précisément, de « l’idée », du « rêve » d’un monde heureux qui nourrit Kaliayev, « plein de ferveur » et prêt au « sacrifice », à la réalité de l’action : c’est sur un homme qu’est lancée la bombe, et « un homme est un homme » : « tu vas le voir de près ».
Kaliayev n’a alors comme réponse que la réaffirmation de la primauté de l’idée : « Ce n’est pas un homme que je tue. C’est le despotisme ». Ainsi, ce personnage qui se caractérisait par la force de l’amour, en arrive à poser sa métamorphose : « Mais, Dieu aidant, la haine me viendra au bon moment, et m’aveuglera. »
POUR CONCLURE
L’exposition est donc terminée : le public connaît à présent tous les personnages et tous les détails de l’attentat prévue. L’acte a aussi posé l’enjeu même de la pièce, la justification du terrorisme et ses limites. La dernière réplique de Kaliayev, « Je le tuerai. Avec joie ! » marque le nœud de l’action.
Visionnage : interview de Stanislas Nordey, metteur en scène
Stanislas Nordey a monté Les Justes au Théâtre de La Colline en 2010. Il présente rapidement le thème de la pièce, le combat des jeunes terroristes russes en 1905, en insistant sur le rôle central de Kaliayev et l’enjeu d’un débat alors naissant : a-t-on le droit de « tuer pour combattre l’injustice » au nom de la justice ?
Il explique alors son premier choix scénique : « ne pas moderniser la pièce », mais « vraiment la situer en1905 », pour bien illustrer ce moment où s’instaure le débat autour de la violence terroriste. Il souligne à ce propos le lien avec le contexte de l’écriture, après la seconde guerre mondiale qui réactive cet enjeu puisque les « résistants » d’alors étaient nommés « terroristes »
Comme en réponse aux reproches adressés à Camus, il met enfin en valeur l’importance du personnage de Dora qui fait surgir « la question de l’amour » au milieu de la pièce.
Visionnage : l'exposition, mise en scène de Dominique Lamour, 2019
Pour mettre en application l’étude des composantes de la mise en scène, on a choisi de se reporter aux dix premières minutes de celle réalisée en 2019 par Dominique Lamour au théâtre du Carré Rond à Marseille.
Le décor
Il fait parfaitement écho à la sobriété suggérée par l’absence de précision des didascalies des actes I et V : la banalité d’un appartement, occupé par des terroristes qui doivent rester discrets et ne disposent pas d’une fortune.
L’ameublement, très ordinaire, et sans la moindre touche de couleurs, est réduit au minimum, un bureau couvert de papiers, un divan, une table ronde avec une bouteille et trois verres, quelques chaises.
Les effets techniques
L’ensemble de la scène baigne dans une tonalité sombre, l’éclairage des projecteurs en poursuite ne mettant en valeur que les chemises blanches des personnages. Dans cette ambiance neutre, les coups de sonnette, stridents, ressortent brutalement.
Les costumes
Leur choix marque la volonté du metteur en scène d’inscrire la pièce dans son époque, le début du XXème siècle, par exemple avec les bretelles portées par Annenkov et Voinov, la robe longue de Dora, et dans son cadre spatial : la blouse portée par Stepan est bien celle des moujiks russes de ce temps. Là encore on note l’absence de toute teinte vives avec la prédominance du gris et du brun.
Le contraste du costume de Kaliayev, celui d’un « grand seigneur » comme le dit Dora, avec ceux de ses compagnons traduit immédiatement sa différence, et tout particulièrement avec Stepan : il porte un élégant manteau, un chapeau, un gilet sur sa chemise, au col attaché par un lien en guise de cravate… Le code différent de son coup de sonnette, ce costume, sa désinvolture et son rire, tout l’oppose à l’allure générale de ses compagnons et explique sa rivalité immédiate avec Stepan.
Le jeu des acteurs
Les déplacements restent limités dans un espace réduit qui n’offre qu’une seule ouverture, la porte. Mais ils marquent les relations entre les personnages, Annenkov par exemple dans son rôle de chef quand il s’assied au bureau pour mettre au clair le plan de l’attentat, Dora qui introduit Kaliayev en le tenant par la main et dont toute la gestuelle, et plus particulièrement leur baiser – ajout du metteur en scène car aucune didascalie ne le signale – révèle l’amour qui les unit.
Au milieu de ce badinage amoureux et après son regard insistant sur le couple, le ton adopté par Stepan tranche par sa brutalité agressive, de même que sa demande à Annenkov de lancer la bombe qui amène sa violente provocation de Kaliayev.
Explication : acte II, de « STEPAN. – L’Organisation t’avait commandé… » à « … servir notre cause. »
Pour lire l'extrait
L’acte I des Justes a présenté le fait historique qui a inspiré Camus et ses personnages : les conjurés de l’Organisation Sociale Révolutionnaire, sous l’ordre de leur chef Annenkov, préparent, en 1905, un attentat contre le grand-duc Serge, une façon de lutter contre le pouvoir tsariste. L’action se noue à la fin de l’acte I : Kaliayev – Camus a conservé le nom du personnage historique – doit lancer une première bombe, confectionnée par Dora, sur la calèche qui se rend au théâtre, et Voinov la seconde.
L’acte II s’ouvre dans l’angoisse de cette attente, quand « [e]ntre Voinov, le visage décomposé. » qui annonce l’échec de l’attentat. La raison en est donnée par Kaliayev à son retour : « Il y avait des enfants dans la calèche du grand-duc. », explique Stepan, et Kaliayev avoue alors, « Je n’ai pas pu ». Dans ce dialogue tendu où les arguments s’échangent, Camus introduit la question éthique fondamentale à ses yeux : la justice de la lutte autorise-t-elle à tout lui sacrifier, y compris la vie d’innocents ?
1ère partie : l'image des militants (du début à la ligne 29)
La scène repose sur le conflit que cet échec fait naître entre les conjurés.
Le militantisme absolu
Le plus critique est Stepan, pour lequel le militantisme politique exige une obéissance absolue aux ordres du parti sur laquelle insiste le champ lexical : « L’Organisation t'avait commandé de tuer le grand-duc. », « Il devait obéir. », « si l’Organisation de commandait ». Pour le véritable militant qu’il veut être, les valeurs collectives passent avant la morale individuelle, ce qu'il défend par deux arguments:
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La désobéissance d'un seul amène à faire prendre des risques à tous les autres par le report de l’attentat : « Deux jours où nous risquons d'être pris ». De plus, cela annule des mois de travail collectif, avec les efforts énumérés et amplifiés par le lexique choisi dans ses questions : « Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tensions incessantes [...] ? »
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Plus grave encore, cela enlève tout sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que met en valeur l’épiphore, la répétition négative en fin de proposition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. » Toute cette réplique est prononcée sur un ton violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »
Le rôle du chef
Par contraste le ton du chef, Annenkov, est plus mesuré. Conscient de la difficulté rencontrée par Kaliayev, il ne lui donne pas tort, et, tout en réaffirmant la puissance de l’Organisation, il assume sa responsabilité de chef en prenant lui la faute : « Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet aveu souligne, en effet, la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne doit « hésiter ».
D’ailleurs son intervention vise bien à poser collectivement la décision, de façon à ce que personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel, d’où sa double interrogation, « Alexis ? », « Dora ? », suivie de la réponse de Kaliayev : « Je pars. » Il laissera ensuite le conflit se dérouler, avant d’imposer lui-même la décision à la fin de l’acte : « recommencer dans deux jours. »
Les conjurés, mise en scène de Gwénaël Morin, 2017, théâtre Bastille
L'enjeu humaniste
L’enjeu du conflit relève de l’humanisme : les « enfants » sont le symbole même de l’innocence, d’où l’horreur éprouvée à l’idée de les tuer qui a empêché Kaliayev d’agir. C’est ce que confirment les réponses de Voinov et de Dora à la question d’Annenkov :
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Le malaise de Voinov ressort de l’expression d’un doute qui le rend incapable de décider : « Je ne sais pas. Je crois que j'aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi. » Cette conscience de sa faiblesse est renforcée par la notation physique, « Mes mains tremblent », mais la didascalie, « Plus bas », révèle son bouleversement à la fois devant à la fois l’horreur de l’acte qu’il imagine, et devant ce qui ressemble à un aveu de peur.
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La didascalie, « avec violence », met en évidence le choix de Dora, qui se range dans le camp de l’humanisme : « J'aurais reculé, comme Yanek ». Par sa question rhétorique, « Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même je ne pourrais pas faire ? », elle justifie son rejet de cet acte horrible.
Mais Dora a très bien mesuré l’enjeu du conflit, la lutte entre l’absolutisme de Stepan et l’éthique humaniste qui a empêché Stepan de lancer la bombe. Elle entreprend donc d’aller jusqu’au bout de ce débat, en interpellant Stepan : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » L’apposition au centre de cette question et la précision spatiale reproduit l’horreur que suscite en elle un tel acte. Face à la réponse immédiate et absolue de Stepan, elle tente de la mettre en contradiction avec sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les yeux ? » Mais, la défense de Stepan semble bien maladroite face à cette accusation, d’abord une forme de déni, « Moi, j’ai fermé les yeux ? », puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause. »
2ème partie : un débat argumenté (de la ligne 30 à la fin)
La fin et les moyens
Devant le refus de Stepan d’admettre la moindre faiblesse, Dora change d’argument pour se placer, comme lui, sur le plan politique. Son hypothèse remet en cause le profit à long terme d’un attentat touchant des innocents : « l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple-même : « la révolution sera haïe par l’humanité entière » Par les répétitions lexicales dans ses questions qui multiplient les hypothèses, elle insiste en tentant d’enfermer Stepan dans cette contradiction : « Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ? » Elle tente donc de lui faire admettre l’impossibilité, alors que le combat terroriste repose sur un idéal de justice et de liberté pour un peuple qu’on prétend aimer, de heurter les sentiments les plus profonds de ce peuple, ou, pire encore, de le contraindre par la force : dans ce cas, les terroristes ne vaudraient pas mieux que le régime tsariste contre lequel ils luttent.
Le refus des limites
Les réponses de Stepan marquent son absolutisme, son engagement militant absolu qui refuse d’envisager la moindre limite à l’idéal révolutionnaire d’où son mépris : « Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. » Mais sa réponse interroge sur ce qui motive cet idéal.
D’un côté, en effet, par sa protestation, « Moi aussi, j’aime le peuple », il affirme avec force vouloir mettre fin à « l’esclavage » que subit « l’humanité entière ». Mais il y a une ambiguïté dans cet amour, car sa formulation, « la sauver d’elle-même et de son esclavage » suggère un mépris pour un peuple qui se résigne à sa servitude.
D’un autre côté, ses répliques traduisent une volonté de pouvoir absolu : « Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera. » Il donne ainsi l’impression que le pouvoir révolutionnaire agirait d’une façon tout aussi blâmable que le pouvoir tsariste, rejetant toute limite morale : « Qu'importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière ». Et quand il affirme le droit de « frapper » le peuple, « s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne », la contradiction ressort entre l’idéal posé et les moyens employés pour l’atteindre.
Les raisons d'agir
L’objection de Dora
Le débat se déplace alors pour interroger sur les raisons qui poussent les révolutionnaires à l’action, d’abord une définition de cet amour affirmé pour le peuple. Le refus de cette violence sans limite par Dora, « L'amour n'a pas ce visage », entraîne une réplique méprisante, qui assimile son argument moral à une forme de faiblesse féminine : « Tu es une femme et tu as une idée malheureuse de l'amour. » Le conflit devient alors plus personnel, Dora renvoyant à Stepan son agressivité par son blâme moral : « DORA, avec violence. – Mais j'ai une idée juste de ce qu'est la honte. » Cette « honte » qu’elle évoque est liée à un comportement jugé immoral face à autrui, la honte de tuer des enfants pour faire réussir la révolution.
La motivation de Stepan
Mais la réplique de Stepan montre qu’il ne place pas sa définition de la morale sur ce plan collectif. Pour lui, la « honte » reste totalement personnelle, due à la soumission qu’il a été obligé de supporter au bagne : « J'ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a donné le fouet. Car on m'a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il est ? » La répétition lexicale, la brièveté des phrases et l’interpellation finale mettent en évidence le rôle joué par ce châtiment, une humiliation traumatisante. Mais le traumatisme va plus loin encore, c’est celui du "survivant", étudié à l’issue de la seconde guerre mondiale chez ceux qui avaient survécu aux camps de concentration nazis, une « honte » due à un manque de courage personnel, ne pas avoir osé aller jusqu’à la mort : « Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi, j'ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant ? » On comprend alors que sa volonté de n’épargner personne dans un attentat, pas même des enfants, est à la fois une forme de revanche, destinée à effacer l’humiliation, en se haussant au niveau des adversaires, sans état d’âme donc, et en acceptant aussi le risque de mourir ainsi.
L’arbitrage d'Annenkov
L’intervention d’Annenkov montre à la fois sa lucidité et son sens de l’éthique. Il a très bien compris les motivations qui expliquent les réactions et l’affirmation de Stepan, imposée avec force à la fin : « Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause. » Annenkov a perçu, en effet, le poids de cette honte, qu’il s’efforce d’atténuer d’abord, « Stepan, tout le monde ici t'aime et te respecte », donc le fait que ce sont des raisons personnelles qui le guident, d’où le possessif : « quelles que soient tes raisons ». Mais il se range dans le camp de Dora en réaffirmant avec force, par le jeu des négations, la contradiction politique de l’argumentation de Stepan, en s’imposant dans son rôle de chef : « je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis. »
Annenkov et Dora, mise en scène de Mickaël Disparti, 2019, théâtre Darius Milhaud
Le débat entre les conjurés, mise en scène de Paul Œttly, 1949, théâtre Hébertot
CONCLUSION
Ce dialogue polémique joue un rôle fondamental dans la pièce car il pose le débat qui soutient la réflexion de Camus sur le terrorisme, en faisant nettement apparaître les deux camps en présence. Après Kaliayev, Dora, Voinov et Annenkov représentent ceux qui ne sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les valeurs humanistes qui les poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui, mais sans sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force cet acte. Ils vivent donc un déchirement intérieur, que nie le choix de Stepan qui considère que « tout est permis » pour atteindre l’idéal, y compris la transgression des valeurs morales traditionnelles et les actes les plus terribles.
Ainsi Camus questionne son lecteur, mais sans lui imposer réellement de réponse : peut-on justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier une dictature qui se proposerait pour but de mener au bonheur. À l’époque où écrit Camus, les excès de la "dictature du prolétariat" commencent à se révéler dans le stalinisme, comme ceux des luttes de libération coloniale, en Algérie. Le débat est donc d’actualité en 1949. Mais l’on comprend que de nombreux metteurs en scène au début du XXIème siècle aient choisi de monter Les Justes car le fanatisme terrorisme l’a remis au premier plan avec son cortège d’innocents tués au nom de la justice. Si, en effet, il est facile de s’accorder pour reconnaître l’injustice, il est bien plus difficile de définir la justice, voire de lui imposer des limites.
Étude de la langue : l’argumentation
Pour se reporter à l'étude
Le dialogue étudié précédemment oppose deux thèses, celle de Stepan, qui considère que l’idéal de justice souhaité par les terroristes doit être atteint à tout prix, sans limite morale, et celle de ses compagnons de lutte, plus soucieux d’éthique. Ces thèses sont soutenues par des arguments, et chacun s’efforce d’exprimer son opinion avec le plus de force possible. Cette explication offre donc l’occasion d’approfondir l’argumentation, à la fois art de convaincre par la logique, en faisant appel à la raison du destinataire, et art de persuader pour observer les procédés d’écriture qui renforcent le discours, notamment sa tonalité polémique.
Explication : acte III, de « KALIAYEV. – [...] J'imagine ce que je resssentirais... » à « … comme je suis. »
Pour lire l'extrait
L’acte I des Justes a présenté les terroristes et leur projet d’attentat contre le grand-duc, dont l’acte II marque l’échec : Kaliayev n’a pas pu lancer la bombe car deux enfants étaient dans la calèche. Camus ouvre alors le débat éthique, enjeu de la pièce : pour établir la justice, tout est-il permis ? Devant le refus majoritaire face au fanatisme de Stepan, il est décidé de « recommencer » deux jours plus tard. Mais ce débat a mis à jour les déchirements intérieurs, et l’acte III s’ouvre sur la décision de Voinov de renoncer à l’action violente pour combattre « dans les comités, à la propagande ». L’annonce de son abandon suscite alors des questions sur l’organisation du prochain attentat mais surtout sur le sens même de leur combat. Comment ce dialogue entre Dora et Kaliayev met-il en évidence les doutes qui déchirent les terroristes ?
1ère partie : une douloureuse lucidité (des lignes 1 à 16)
Le sens du terrorisme
Le départ de Voinov introduit l’échange entre Dora et Kaliayev, qui se met « à sa place » et « imagine » à quel point leur camarade doit être « désespéré » de renoncer ainsi à la lutte armée. Mais, en réponse à la question de Dora, « Et maintenant, ne l’est-tu pas ? », car elle sait à quel point son échec précédent est un poids pour lui, il nie catégoriquement ce désespoir : « Maintenant ? Je suis avec vous et je suis heureux comme il l'était. » Mais la didascalie « avec tristesse » s’oppose à cette affirmation, dont il est permis de douter. En fait, l’explication avancée, « je suis avec vous », dissocie deux aspects de leur combat : il met en évidence l’importance pour lui de la fraternité qui les unit, mais, parallèlement, sa souffrance face à la violence nécessaire. Dora confirme le sens ainsi donné à leur lutte, « C'est un grand bonheur », mais le ton de sa réplique, « lentement », donne l’impression qu’elle cherche surtout à le rassurer, à juste titre car sa reprise insistante, « C’est un bien grand bonheur », immédiatement suivie d’une question interro-négative, « Ne penses-tu pas comme moi ? », montrent que lui-même cherche une confirmation au sens qu'il donne au terrorisme.
Les doutes de Kaliayev
Dora a bien perçu, dans le ton et la question de Kaliayev, le changement provoqué en lui par son échec : « Je pense comme toi. Alors pourquoi es-tu triste ? Il y a deux jours ton visage resplendissait. Tu semblais marcher vers une grande fête. Aujourd'hui... » Sa réaction, dont l’interruption et la gestuelle indiquée, « se levant, dans une grande agitation. », indiquent à quel point Kaliayev ressent douloureusement sa nouvelle lucidité : « Aujourd'hui, je sais ce que je ne savais pas. » Il rappelle la conversation qu’il avait eue avec Dora, à la fin de l’acte I : alors qu’elle tentait de l’alerter sur la difficulté de tuer un « homme », il l’avait niée en répondant que « l’idée », la lutte contre la dictature et leur idéal de justice, suffisait pour y parvenir. Mais, face à la réalité concrète, son échec lui a fait comprendre que cela n’était que théorique : « Tu avais raison, ce n'est pas si simple. Je croyais que c'était facile de tuer, que l'idée suffisait, et le courage. »
Les doutes de Kaliayev, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010
Il en arrive ainsi à se mettre en doute lui-même, à douter à la fois de sa force, « Mais je ne suis pas si grand », et, surtout des raisons qui l’ont amené à son choix de la terreur : « je sais maintenant qu'il n'y a pas de bonheur dans la haine. » Les énumérations insistantes qui suivent ôtent, en effet, toute supériorité au terroriste, qui ne vaut pas mieux que ceux qu’il veut détruire : « Tout ce mal, tout ce mal, en moi et chez les autres. Le meurtre, la lâcheté, l'injustice... » Ils ont, finalement, les mêmes défauts. En proie à ce doute, Kaliayev se trouve alors prisonnier d'un dilemme : la logique de ses doutes voudrait qu’il lui soit impossible de légitimer la violence pour lutter contre la violence du pouvoir tsariste, ce qui l'obligerait à renoncer au terrorisme, donc à se résigner à l’injustice de la tyrannie. Or c’est précisément ce à quoi il ne peut se résoudre, d’où son élan exalté : « Oh il faut, il faut que je le tue... » Ses deux exclamations finales ouvrent alors une échappatoire, « Mais j'irai jusqu'au bout ! Plus loin que la haine ! », pour le moins étrange, d’où la question de Dora, « Plus loin ? Il n'y a rien. », qui amène un terme totalement contradictoire : « Il y a l'amour. »
2ème partie : l’amour du peuple (des lignes 17 à 29)
L'amour impossible
En remplaçant la « haine » des tyrans comme raison des assassinats par l’« amour » du peuple pour lequel le terroriste tue, Kaliayev tente de légitimer la violence par un mobile généreux, donc estimable. Devant la négation de Dora, « L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut », il ne peut donc qu’être surpris puisqu’il la sait capable d’aimer : « Oh Dora, comment dis-tu cela, toi dont je connais le cœur... » Pour justifier son rejet, son argument pose, avec insistance, l’amour comme un interdit pour ceux qui doivent tuer : « Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n'ont pas droit à l'amour. » Son portrait des terroristes, « dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fixes », complétés par sa question, « Que viendrait faire l'amour dans ces cœurs fiers ? », oppose, en effet, la force qu’exige la violence meurtrière à une autre image de l’amour, celle d’une faiblesse : « L'amour courbe doucement les têtes, Yanek. » Or, une telle faiblesse est impossible à des terroristes, tendus vers leur idéal : « Nous, nous avons la nuque raide. »
Les doutes de Dora
Kaliayev lui rappelle alors que leur combat pour la justice repose bien sur la volonté de sauver le peuple : « Mais nous aimons notre peuple », proteste-t-il. Mais il amène alors Dora à donner de cet amour une image désespérée : « Nous l'aimons, c'est vrai. Nous l'aimons d'un vaste amour sans appui, d'un amour malheureux. » Elle en fait, en effet, une conception théorique, une construction de l’esprit, en soulignant tout l’écart entre eux, de jeunes intellectuels, idéalistes, et les réalités sociales vécues par ce peuple : « Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. » D’où les doutes qu’elle formule sur les réactions de ce peuple : « Et le peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l'aimons ? » Dans la Russie de 1905, le peuple semble plutôt soumis au pouvoir tsariste, résigné à son sort, et les terroristes ne peuvent donc être sûrs d’un amour réciproque : « Le peuple se tait. Quel silence, quel silence... »
En réponse à ses doutes, Kaliayev fait de l’amour un don de soi total : « Mais c'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour. » Cette définition se charge d’une évidente connotation religieuse, christique.
3ème partie : deux façons d'aimer (de la ligne 30 à la fin)
Le souhait de Dora
Impliquée dans le terrorisme, Dora reconnaît la force de cet idéal qui porte à tout offrir pour sortir le peuple de son esclavage : « C'est l'amour absolu, la joie pure et solitaire, c'est celui qui me brûle en effet. » Mais ce verbe « brûle » porte le double aspect du feu : celui qui anime et exalte et celui qui détruit ; c’est ce qui explique la structure de sa réplique : l’adverbe « peut-être » pose déjà un doute, qui se confirme par l’opposition nettement marquée : « À certaines heures, pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser d'être un monologue, et s'il n'y a pas une réponse, quelquefois. » Derrière cet espoir, c’est l’amour du couple qu’elle suggère, un amour vécu à deux, dans la joie et non pas pour apporter la mort : « J'imagine cela, vois-tu : le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s'ouvrent. » Finalement, l’amour du peuple est douloureux, car il ne se conçoit qu'en réponse à la souffrance subie, d’où son souhait : « Ah ! Yanek, si l'on pouvait oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. » Son ultime question, « Une seule petite heure d'égoïsme, peux-tu penser à cela ? » est donc un appel à vivre l’amour ordinaire du couple.
Un duo amoureux
La réponse de Kaliayev est, à nouveau, une échappatoire puisqu’il remplace l’« amour » souhaité par Dora par une autre définition : « cela s’appelle la tendresse ». Il est alors possible de la concilier avec l’amour du peuple. Mais cette réponse ne satisfait pas Dora. Elle attend plus, un amour d’une force égale à celui que Kaliayev voue à son idéal révolutionnaire : « Tu devines tout, mon chéri, cela s'appelle la tendresse. Mais la connais-tu vraiment ? Est-ce que tu aimes la justice avec la tendresse ? » Elle lui demande ainsi de lui avouer un amour passionnel, destiné à elle seule.
Or, les didascalies soulignent la difficulté de cet aveu : « Kaliayev se tait », « Kaliayev se tait toujours », « Kaliayev la regarde », « après un silence ». Les questions de Dora, qui insiste encore, « Est-ce que tu aimes notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la flamme de la vengeance et de la révolte ? », en mettant en parallèle ses sentiments pour elle et ceux qu’il ressent pour le peuple, l’obligent à admettre que son idéal révolutionnaire, fondé sur l'amour du peuple, relève du « mal » qu'il porte en lui, une haine plus forte que l’amour. Elle rejoint ainsi les doutes qu’il avait lui-même exprimés au début du dialogue : « Tu vois. »
Dora fait alors une ultime tentative, presque désespérée vu son « ton très faible », presque comme si elle avait honte de sa demande d’un amour « égoïs[t]e » : « Et moi, m’aimes-tu avec tendresse ? » Mais la réponse de Kaliayev est une nouvelle dérobade : « Personne ne t'aimera jamais comme je t'aime. » Cette réponse ne peut satisfaire Dora car il refuse précisément cet amour ordinaire qu’elle lui réclame, celui qui met la femme aimée au-dessus de tout, d’où sa nouvelle question : « Je sais. Mais ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde ? » Mais Kaliayev refuse de céder à cette insistance : son affirmation, « Je ne suis pas n'importe qui. Je t'aime comme je suis. », est une façon d’affirmer la force de son choix révolutionnaire, et de la faire admettre à Dora.
Une supplique désespérée, mise en scène de Tatiana Spivakova, 2015, Cie Memento Mori, théâtre de La Loge
CONCLUSION
Cet extrait est une réponse au reproche adressé à Camus de n’avoir pas su donner une place à l’amour dans sa pièce. Il y a bien un couple amoureux, Dora et Kaliayev, mais que leur choix du terrorisme empêche de vivre pleinement cet amour. Pourtant, tous deux sentent bien que l’amour du peuple ne les comble pas, ce qui explique les doutes exprimés : Kaliayev se sent prisonnier de l’attentat qu’il se doit de commettre pour être à la hauteur de son idéal de justice, de son amour pour le peuple ; Dora se sent, elle aussi, prisonnière, se jugeant coupable quand elle réclame d’être aimée en dehors de tout idéal révolutionnaire, coupable donc de réclamer pour elle seule ce que cet idéal l’oblige à partager avec le peuple.
Ce passage fait donc peser sur les deux personnages une fatalité tragique : leur engagement historique leur interdit de vivre leur amour.
Lectures cursives : pour compléter l'acte III
Pour lire les deux extraits
1er extrait : le dialogue entre Annenkov et Voinov
Dans l’acte I, Annenkov a présenté Voinov comme le plus jeune du groupe, mais en précisant qu’il avait une totale confiance en lui. Il était chargé, lors de l’attentat contre le grand-duc, de lancer la seconde bombe, au cas où Kaliayev, le premier lanceur, échouerait. Mais à la fin de l’acte II, il revient, « le visage décomposé », annoncer leur échec. C’est sur son échange avec Annenkov que s’ouvre l’acte III.
Un aveu douloureux
Là où, au retour de Kaliayev, son échec a conduit à une argumentation sur les limites de la violence terroriste, Voinov, lui, avoue la raison toute personnelle de son refus de lancer à nouveau la bombe, un aveu difficile, même si Annenkov fait preuve d’une totale compréhension : « As-tu peur ? N'est-ce que cela ? Il n'y a pas de honte. - VOINOV. – J'ai peur et j'ai honte d'avoir peur. » Son récit des circonstances de son échec conclut sur son image de faiblesse : « Et tout d'un coup, je me suis senti faible comme un enfant. »
Annenkov et Voinov, Un douloureux retrait, mise en scène de Guy-Pierre Couleau, 2007
Un choix de repli
Il rejette alors la proposition d’Annenkov, prendre un moment de repos en Finlande, pour affirmer sa décision : « Je ne suis pas fait pour la terreur. Je le sais maintenant. Il vaut mieux que je vous quitte. Je militerai dans les comités, à la propagande. » Pour justifier son choix, il argumente sur la différence entre la théorie révolutionnaire et sa concrétisation par un attentat, par l’acte criminel.
Devant ce refus, Annenkov revient sur la peur que Voinov a avouée en lui rappelant les risques courus par tout terroriste, quel que soit son rôle : « La prison et la potence sont toujours au bout. » Mais celui-ci le corrige alors. La peur ressentie n’est pas celle du châtiment encouru, mais de devoir prendre la décision de tuer un homme : « il me sera moins difficile de mourir que de porter ma vie et celle d'un autre à bout de bras et de décider du moment où je précipiterai ces deux vies dans les flammes. »
POUR CONCLURE
Voinov se juge sévèrement, en avouant sa « peur » et en affirmant faire partie des « lâches ». Mais la dernière réaction d’Annenkov après ses explications est beaucoup plus indulgente : « Alors, nous sommes tous des lâches. Mais nous n'avons pas toujours l'occasion de le vérifier. » Camus renvoie alors la question à ses lecteurs : se sentir incapable de tuer un être humain, tout en acceptant de mourir soi-même pour un son idéal, est-ce de la lâcheté, ou bien une preuve d’humanité ?
2ème extrait : le duo amoureux entre Dora et Kaliayev
La suite du dialogue entre Dora et Kaliayev met en évidence les déchirements qu’ils vivent devant la contradiction entre deux formes d’amour, celui voué au peuple, qu’ils veulent sauver de son esclavage, et celui qui unit un couple.
L'appel de Dora
Dora tente d’amener Kaliayev à avouer qu’il lui accorde plus d’importance qu’à l’idéal révolutionnaire : « Tu m'aimes plus que la justice, plus que l'Organisation ? » Mais toute son insistance, par succession d’hypothèses, « m’aimerais-tu si j’étais injuste ? », « m’aimerais-tu si je n’étais pas dans l’Organisation ? », « M’aimerais-tu légère et insouciante ? », ne conduit qu’à des dérobades de la part de Kaliayev, avant un timide aveu, mis en valeur par la didascalie : « KALIAYEV, il hésite et très bas. – Je meurs d'envie de te dire oui. »
Son appel « dans un cri », montre la violence de sa souffrance, puisqu'elle lui demande d’oublier les malheurs du peuple contre lesquels tous deux ont choisi de lutter pour se laisser aller à cet amour « égoïste » qui scelle l’union du couple, replié sur soi et effaçant tout ce qui l’entoure : « J'attends que tu m'appelles, moi, Dora, que tu m'appelles par-dessus ce monde empoisonné d'injustice... »
Une douloureuse séparation
Mais, parallèlement, sa demande est aussi un rappel de leur idéal, des souffrances du « peuple enchaîné », de « l’agonie des enfants » et de « ceux qu’on fouette à mort », comme si elle-même mesurait que l’amour passionnel qu’elle réclame était une trahison de cet autre amour, celui du peuple. Le refus répété de Kaliayev, « Tais-toi », prouve qu’il a parfaitement compris ce qui était alors en jeu, l’amour personnel venant faire obstacle au sacrifice total qu’exige l’amour général : « Mon cœur ne me parle que de toi. Mais tout à l'heure, je ne devrai pas trembler. »
L’indice temporel, « tout à l’heure », ramène brutalement Dora, « égarée » dans son rêve d’amour passionné, dans la réalité, l’attentat tout proche, où Kaliayev risque la mort. Elle comprend alors la nécessité de ne pas l’affaiblir, et admet de passer au second plan : « Moi non plus, je n'aurais pas pu le dire. Je t'aime du même amour un peu fixe, dans la justice et les prisons » Mais ce renoncement reste douloureux, comme le souligne l’antithèse dans la didascalie, « Elle rit comme si elle pleurait ».
Des héros tragiques
Dans un dernier élan, Dora ranime un passé heureux, l’insouciance des premiers temps illustrée par l’image de l’« été », mais elle l’efface aussitôt, en la remplaçant par son contraire, une fatalité inexorable, « l’éternel hiver ». Sa réplique « égarée », accompagnée de sa supplication, « Ah ! pitié pour les justes », exprime toute sa douleur, à laquelle fait écho le « désespoir » de Kaliayev : « Oui, c'est là notre part, l'amour est impossible. » Là est l’ultime paradoxe, pour les deux héros, seul donner la mort peut les autoriser à vivre l’amour : « Mais je tuerai le grand-duc, et il y aura alors une paix, pour toi comme pour moi. »
La séparation des deux amants complète le tragique, avec sa matérialisation physique : « Dora et Kaliayev s'éloignent l'un de l'autre. », « Dora va vers lui. Ils sont tout près l'un de l'autre, mais ne se toucheront pas. »
POUR CONCLURE
L’ultime échange entre les conjurés est aussi une façon d’exprimer, chacun à sa façon, le sens de leur lutte. Annenkov est dans son rôle de chef, auquel obéit Kaliayev, comme soulagé d’être face à l’action. Stepan, qui avait violemment blâmé son premier échec, tente de lui transmettre sa force : « Adieu, frère, je suis avec toi. ». Dora refuse l’emploi du mot « adieu », définitif, pour le remplacer par « [a]u revoir », et une promesse : « Nous nous retrouverons ». L’aposiopèse de la réponse de Kaliayev, « Au revoir. Je… », après le ralentissement du rythme signalé par la didascalie, « Il la regarde. Silence. », laisse le lecteur imaginer peut-être l’aveu d’amour qu’elle réclamait… Mais leur ultime échange, en écho, « dans les larmes » pour Dora, dans la foi chrétienne pour Kaliayev qui « se signe devant l’icône », « La Russie sera belle », remet au premier plan la force de l’amour du peuple qui guide leur idéal de justice.
Étude d’ensemble : les terroristes
Pour se reporter à l'étude de la pièce
Les explications et les lectures déjà effectuées sur les trois premiers actes permettent d’étudier le portrait que Camus fait des terroristes, chacun d’eux ayant sa personnalité et son rôle propre. Dès l’exposition, Camus marque l’opposition entre le chef, Annenkov, Dora, qui confectionne les bombes, qui tous deux manifestent une profonde humanité, et Stepan, l’homme du Parti, intransigeant, guidé par sa haine du régime tsariste. Cette opposition prend toute sa place dans l’acte II, quand Kaliayev échoue dans son attentat, incapable de lancer sa bombe sur deux enfants. Le personnage de Kaliayev est doublement au cœur de la pièce :
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par le débat éthique que ses actes, ses doutes, ses choix, suscitent, jusqu’à amener Voinov à renoncer à la lutte armée ;
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par sa relation avec Dora, un amour rendu impossible à vivre car un autre amour, celui du peuple, en exigeant le sacrifice de soi, interdit au couple tout repli sur soi.
Tous ces personnages sont donc les « justes », pour lesquels Dora réclame la « pitié », car tous sont, comme elle le dit au dénouement, « condamnés à être plus grands que nous-mêmes ». Cela fait d’eux des héros tragiques car tous intérieurement déchirés entre ce qu’ils sont en profondeur, leurs aspirations initiales, et les renoncements, les sacrifices qu’implique leur choix de lutter.
Écrit d'appropriation : un autoportrait
Pour voir le corrigé proposé
L’exercice propose de réaliser un portrait de l’héroïne, Dora, à partir d’une situation imaginaire : elle a laissé à des compagnons de lutte un récit de sa vie, son autoportrait. Ce récit a été retrouvé et de jeunes internautes l’utilisent pour créer un profil type "Facebook". Réalisez ce profil afin de présenter ce texte.
Le corrigé proposé a été réalisé par un groupe de lycéens de 2nde. Il a ensuite été enrichi par une présentation des "amis", et par l’insertion d’autres images et de commentaires. Le même exercice peut être réalisé sur d’autres personnages de terroristes.
Exposé : présentation de l'acte IV
L’exposé demandé a un double objectif :
1/ Présenter la structure de l’acte IV, ses quatre étapes
Elles correspondant aux entrées et sorties des personnages avec lesquels Kaliayev a un dialogue.
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Foka, l’homme du peuple emprisonné pour un triple crime, chargé des travaux de nettoyage, mais aussi devenu « bourreau » : chaque pendaison lui enlève « une année de prison » ;
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Skouratov, « directeur du département de la police », intervient à deux reprises, après la sortie de Foka, puis après la visite de la grande-duchesse. Mais, dans les deux entretiens, son objectif est le même : exercer un chantage sur Kaliayev, afin de l’amener à dénoncer ses camarades.
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La grande-duchesse, accablée par le chagrin, qui espère toucher le cœur et l’âme du « meurtrier » pour l’amener à se repentir et à la « rejoindre en Dieu ».
2/ Étudier l’argumentation de chacun des personnages
Seront présentés les arguments avancés pour convaincre l’interlocuteur et les procédés choisis pour persuader avec plus de force. L’étude d’ensemble aidera cette recherche. On prendra soin de relier cette argumentation au débat étudié dans les actes précédents.
Explication : acte IV, de « LA GRANDE DUCHESSE, doucement. – Je ne suis pas… » à « … je vous le défends. »
Pour lire l'extrait
L’acte II, à travers l’incapacité de Kaliayev de lancer sa bombe sur les deux neveux du grand-duc Serge, a introduit le débat éthique qui divise les terroristes qui sous-tend Les Justes de Camus : la fin, la liberté du peuple, justifie-t-elle les moyens, le meurtre d’innocents ? L’acte III amène l’abandon du groupe par Voinov, et la douloureuse séparation de Dora et Kaliayev, qui choisissent de sacrifier leur amour pour servir un amour supérieur, celui du peuple. Mais il se termine sur la réussite, la mort du grand-duc.
L’acte IV se déroule en prison : Kaliayev y est confronté d’abord au prisonnier Foka, homme du peuple, qui ne comprend pas son acte, puis au directeur de la police, Skouratov, qui lui offre sa grâce en échange de la délation de ses camarades. La troisième visite, celle de la grande-duchesse, va être une nouvelle tentative pour déstabiliser le prisonnier en lui rappelant que c’est un homme qu’il a tué, et en l’amenant au « repentir » et à la prière. Comment les arguments échangés lors de cet entretien renforcent-ils le tragique ?
La grande-duchesse : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille
1ère partie : deux ennemis ? (des lignes 1 à 9)
La confrontation : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille
Dès son entrée, la grande-duchesse s’est montrée accablée de douleur, et, même alors que Kaliayev l’accuse en « criant », elle conserve son calme en tentant « doucement » de l’amener à la suivre dans sa tentative chrétienne : « Je ne suis pas votre ennemie. »
Mais il lui renvoie son reproche d’avoir commis un « crime », en refusant de voir en elle une personne à part entière pour revenir à l’idéologie politique qui l’a amené à cet attentat : « KALIAYEV, avec désespoir. – Vous l'êtes, comme tous ceux de votre race et de votre clan. Il y a quelque chose de plus abject encore que d'être un criminel, c'est de forcer au crime celui qui n'est pas fait pour lui. » Mais la didascalie révèle le déchirement intérieur de celui qui, alors qu’il combat pour la vie, a fini par apporter la mort : « Regardez-moi. Je vous jure que je n'étais pas fait pour tuer. »
Face à ce rejet, le comportement de la grande-duchesse reste celle d’une femme accablée, mais sans peur ni haine : « Ne me parlez pas comme à votre ennemie. Regardez. (Elle va fermer la porte.) Je me remets à vous. (Elle pleure.) » Elle renouvelle alors son appel à la foi chrétienne, au dogme qui repose sur le pardon et la miséricorde divine : « Le sang nous sépare. Mais vous pouvez me rejoindre en Dieu, à l'endroit même du malheur. Priez du moins avec moi. »
2ème partie : la mort choisie (des lignes 10 à 22)
Kaliayev face à la mort
Le comportement de Kaliayev reste marqué par ce déchirement intérieur : d’un côté, il « refuse » le recours à la foi, ce Dieu d’amour qui appelle au pardon et au repentir, mais, en même temps, la négation restrictive le montre dépourvu de haine, capable de comprendre la douleur d’une veuve : « Je ne sens pour vous que de la compassion et vous venez de toucher mon cœur. Maintenant, vous me comprendrez parce que je ne vous cacherai rien. Je ne compte plus sur le rendez-vous avec Dieu. » Il remplace, en effet, l’amour divin par la fraternité terrestre avec ses compagnons qui, eux, refusent de rejeter l’idéal dans un au-delà céleste : « Mais, en mourant, je serai exact au rendez-vous que j'ai pris avec ceux que j'aime, mes frères qui pensent à moi en ce moment. Prier serait les trahir. » Ce serait bien une trahison que d’admettre que vouloir tuer pour faire le bonheur du peuple sur terre serait un crime aux yeux de Dieu.
Le sens de la mort
Dans la suite de son argumentation, son « exaltation » donne sens à sa mort, qu’il montre comme une voie vers le bonheur : « je vais être heureux. » Il rejoint ainsi sa conversation avec Dora dans l’acte I en faisant de son châtiment, de sa propre mort, de la souffrance qu’elle induit, la justification de son acte de mort : « J'ai une longue lutte à soutenir et je la soutiendrai. Mais quand le verdict sera prononcé, et l'exécution prête, alors, au pied de l'échafaud, je me détournerai de vous et de ce monde hideux et je me laisserai aller à l'amour qui m'emplit. » Il aura alors, en effet, donné sens à sa lutte, en étant prêt à mourir par « amour » pour le peuple.
3ème partie : la mort et l’amour (des lignes 23 à 44)
Amour divin, amour terrestre
Mais les deux personnages ne se placent pas sur le même plan.
La grande-duchesse s’inscrit dans la foi chrétienne, en ne voyant qu’un « amour » absolu : « Il n'y a pas d'amour loin de Dieu. » Elle se rapporte ainsi à celui du Christ qui est « mort seul ». Mais n'oublie-t-elle pas que le Christ lui-même a accepté la mort pour racheter l’humanité ? Pour elle, sur terre le mal règne en raison de la nature même de l'homme : « La créature est abjecte. » Il n’y a donc qu’un choix, formulé dans sa question, « « Que faire d'autre que la détruire ou lui pardonner ? », c’est-à-dire soit le choix du pouvoir dictatorial, éliminer les opposants, soit le sien, venir offrir son pardon à l’assassin de son époux.
Kaliayev, au contraire, proclame son « amour pour la créature », terme qui, chez lui, rappelle que Dieu a créé l’homme à son image. Ainsi, face au choix que lui offre la question de la grande-duchesse, sa réponse renouvelle le sacrifice christique : « Mourir avec elle. » Il insiste alors sur la valeur d’une mort qui permet d’échapper à toutes les pesanteurs de la vie : « L'injustice sépare, la honte, la douleur, le mal qu'on fait aux autres, le crime séparent. Vivre est une torture puisque vivre sépare... »
L'union des amants
La grande-duchesse, profondément chrétienne, exprime l’espoir offert par le dogme de retrouver l’être aimé dans l’au-delà : « Dieu réunit. » Cette promesse est pour elle une consolation. Mais, face au déni de Kaliayev, « Pas sur cette terre. Et mes rendez-vous sont sur cette terre », sa comparaison, violemment péjorative, traduit son mépris d’un amour terrestre : « C'est le rendez-vous des chiens, le nez au sol, toujours flairant, toujours déçus. » Il ne pourrait jamais être vécu pleinement.
Pour Kaliayev, les didascalies, « détourné vers la fenêtre », « Un temps », « Il la regarde », soulignent sa plongée en lui-même, en quête d’une réponse. Sa question fait écho au choix de l’épigraphe, empruntée à Roméo et Juliette, « Ȏ love ! Ȏ life ! Not life but love in death », qui affirme la réunion par la mort partagée des amants qui n'ont pu vivre pleinement leur amour : « Mais ne peut-on déjà imaginer que deux êtres renonçant à toute joie, s'aiment dans la douleur sans pouvoir s'assigner d'autre rendez-vous que celui de la douleur ? » La pendaison, châtiment de la lutte terroriste, devient alors le moyen ultime de l’union des amants : « Ne peut-on imaginer que la même corde unisse alors ces deux êtres ? »
La fin de ce débat renouvelle l’accusation lancée par Kaliayev contre le pouvoir tsariste, cause de la lutte, donc du châtiment qui n’offre aux amants que l’espoir d’être réunis dans la mort : « LA GRANDE-DUCHESSE. – Quel est ce terrible amour ? - KALIAYEV. – Vous et les vôtres ne nous en avez jamais permis d'autre. » Mais, parallèlement, face à cette femme qui, elle aussi, souffre par amour, « J'aimais aussi celui que vous avez tué. », nous retrouvons sa compassion : « Je l'ai compris. C'est pourquoi je vous pardonne le mal que vous et les vôtres m'avez fait. » D’une certaine façon, il la rejoint ainsi dans une attitude chrétienne.
4ème partie : la séparation (de la ligne 44 à la fin)
À la fin de cet échange, les deux positions restent irrémédiablement séparées :
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La grande-duchesse persiste dans son approche chrétienne : « je suis venue ici pour vous ramener à Dieu, je le sais maintenant. » Elle lui dénie ainsi le droit de justifier son attentat meurtrier par sa mort : « Vous voulez vous juger et vous sauver seul. Vous ne le pouvez pas. » Pour elle, le seul jugement valide est celui de Dieu, qui peut lui apporter le pardon si le meurtrier accepte le remords et le repentir : « Dieu le pourra, si vous vivez. Je demanderai votre grâce », « Je demanderai votre grâce, aux hommes et à Dieu. »
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Mais rester en vie serait, pour Kaliayev, le pire châtiment car, dans ce cas, en n’échangeant pas sa propre mort pour celle qu’il a donnée, son acte perdrait toute justification : « Je vous en supplie, ne le faites pas. Laissez-moi mourir ou je vous haïrai mortellement. », « Non, non, je vous le défends. »
CONCLUSION
À la fin de l’acte III, en quittant ses compagnons, Stepan a observé Kaliayev : « Il se signe devant l’icône » et demande à Dora s’« il est croyant ». Alors qu’elle lui répond, « il ne pratique pas », il conclut cependant : « il a l’« âme religieuse ». C’est ce constat qui sous-tend l'ambiguïté de son dialogue avec la grande-duchesse. La foi conduit, en effet, à rejeter toute perfection dans l’au-delà de la vie terrestre, à accepter que la terre n’apporte que douleur et injustice, et à remettre tout jugement entre les mains de dieu. Mais la « foi » de Kaliayev, son idéologie révolutionnaire, veut s’exercer, au contraire, dans le monde terrestre, en faveur du peuple, pour lui apporter plus de justice et de liberté. Or, pour cela, il tue… Crime suprême, qu’il ne peut assumer, comme le lui disait Dora dans l’acte I, qu’en donnant deux fois sa vie : une première fois lors de l’attentat, en risquant alors la mort, une seconde fois par le « verdict », la pendaison. Vivre serait donc réduire cet attentat à ne plus être qu’un simple crime. Mais son « âme » reste bien « religieuse » puisqu’il formule l’espoir que « la corde » – et rappelons que c’est le titre initialement envisagé par Camus pour sa pièce – le réunira à Dora, tous deux mourant du même amour pour le peuple.
Étude d’ensemble : justice et injustice
Pour se reporter à l'étude détaillée
Les Cahiers de Camus, qui indiquent, notamment, la façon dont s’élabore son œuvre, révèlent qu’il a eu l’idée, dès 1944, d’un roman intitulé Justice dont les personnages auraient été des révolutionnaires, prêts à mourir pour accomplir une mission. Ils entendaient répondre à l’injustice de leur société, comme les personnages des Justes pour lesquels la justice est un combat contre l’injustice du tsarisme. À partir des textes expliqués et lus, l’étude montrera comment ces deux termes se font écho, de même que les deux sentiments qu’ils induisent : la haine et l’amour.
Explication : : acte V, de « DORA. – La mort ! La potence !... » à « …il ne le faut pas. »
Pour lire l'extrait
Après un premier échec de Kaliayev, héros révolutionnaire central dans Les Justes, sa deuxième tentative d’attentat contre le grand-duc Serge réussit, ce qui le conduit en prison, Son rejet de toute délation de ses camarades et de la demande de grâce proposée par la grande-duchesse ne peut avoir qu’une seule issue : la pendaison.
C’est sur l’attente de cette exécution que s’ouvre l’acte V qui, comme cela avait été le cas lors de l’exposition, place face à face Annenkov, le chef des terroristes, et Dora, dont l’acte III nous a permis de mesurer tout l’amour qu’elle porte à Kaliayev. Comment leur dialogue met-il en valeur le tragique de la situation ?
Affiche de la mise en scène des Justes par la Comédie de l'Est, 2021. Théâtre de Strasbourg
1ère partie : le sens de la lutte révolutionnaire (des lignes 1 à 12)
L’extrait s’ouvre sur la tension d’un débat tragique, compréhensible puisque Dora et Annenkov attendent d’en savoir plus sur la condamnation de Kaliayev.
La déploration de Dora
La tension tragique est marquée par la triple exclamation de Doria : « La mort ! La potence ! La mort encore ! Ah ! Boria ! » Face à la mort qui attend celui qu’elle aime, elle reprend l’opposition déjà introduite lors de son dialogue avec Kaliayev où elle opposait « l’hiver », le temps de leur lutte, à « l’été », le temps de la jeunesse insouciante : « Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. On ne peut avoir froid sans cesse... » Mais elle exprime ainsi ses doutes sur le sens de leur combat, qui implique de tuer et d’être tué en réponse. Ce doute, renforcé par l’aposiopèse, porte sur l'idéal qui le soutient, repoussé dans l’avenir : « Les autres, nos petits-enfants... Oui. Mais Yanek est en prison et la corde est froide. Il va mourir. Il est mort peut-être déjà pour que les autres vivent. » La gradation des négations dans ses deux questions hypothétiques le souligne : « Ah ! Boria, et si les autres ne vivaient pas ? Et s'il mourait pour rien ? » Comment le terroriste pourrait-il être assuré du succès de son combat, quand il dépend, finalement, de la réaction du pouvoir tyrannique et du peuple, et peut être très lointain ?
Le rôle d'Annenkov
Dans son rôle de chef de leur groupe, Annenkov cherche à soutenir Dora, en lui rappelant à la fois leur fraternité par son appellation, « petite sœur », et l’aspect inéluctable du choix de la violence : « Mais il n'y a pas d'autre solution. » Par ses brèves affirmations il tente ainsi de lui rappeler le sens de leur lutte, une lutte généreuse : « Celle-là mène aussi à la vie. À la vie des autres. La Russie vivra, nos petits-enfants vivront. » Pour renforcer son argument et mieux la persuader, il fait appel aux derniers mots d’adieu de Kaliayev : « Souviens-toi de ce que disait Yanek "La Russie sera belle."» Mais son injonction brutale, « Tais-toi », suivie du temps de « Silence », suggère que lui aussi a pu partager les doutes formulés par Dora…
La fraternité : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille
2ème partie : le terrorisme (des lignes 13 à 33)
L'horreur du terrorisme
Les réactions de Dora représentent l’horreur du terrorisme, d’abord avec la reprise de l’image de l’hiver, c’est-à-dire celle de la mort de la nature, mise en parallèle avec la mort intérieure, la perte de celui qu’elle aime : « Comme il fait froid », « J'ai si froid que j'ai l'impression d'être déjà morte. » En notant le décalage avec la réalité temporelle, celle de la vie qui renaît, « C'est le printemps pourtant. Il y a des arbres dans la cour de la prison, je le sais. Il doit les voir », elle symbolise son état d’âme, l’impression de porter la mort en elle. Elle complète cette image en soulignant la perte de leur innocence : « Tout cela nous vieillit si vite. Plus jamais, nous ne serons des enfants, Boria. Au premier meurtre, l'enfance s'enfuit. Je lance la bombe et en une seconde, vois-tu, toute une vie s'écoule. » L’indice temporel met en évidence à quel point l’acte du terroriste, qui donne la mort mais aussi risque la sienne, le fait vieillir trop vite, le place ainsi hors du cours normal d’une vie, d’où sa conclusion : « Oui, nous pouvons mourir désormais. Nous avons fait le tour de l'homme. »
Le terrorisme assumé
Pour sortir Dora de cette sombre vision de l’homme Annenkov lui rappelle ce qui motive le terrorisme, en faisant aussi la grandeur du terroriste : « Alors nous mourrons en luttant, comme font les hommes. » Là où elle ne voit plus que sa destruction, toute force de vie ayant disparu, « Vous êtes allés trop vite. Vous n'êtes plus des hommes », il répond en justifiant les raisons de leur lutte : « Le malheur et la misère allaient vite aussi. Il n'y a plus de place pour la patience et le mûrissement dans ce monde. La Russie est pressée. » Dora reconnaît le bien-fondé de cette lutte, mais sa formule se charge d’une connotation religieuse : « Je sais. Nous avons pris sur nous le malheur du monde. Lui aussi, l'avait pris. » Elle reprend, en effet, un passage de l’Évangile selon Jean qui, en voyant le Christ venir vers lui, déclare « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde », image qui fonde la prière, le « Miserere nobis » en rappelant la crucifixion accomplie pour le rachat de l’humanité.
Or, les terroristes aussi veulent sauver le peuple souffrant, ce qui implique de risquer la mort donc son exclamation : « Quel courage ! » Mais cette formule amène aussi Dora à un blâme : « Mais je me dis quelquefois que c'est un orgueil qui sera châtié. » Son accusation est proche de ce que les tragédies antiques nommaient l’ὕβρις (hybris), la démesure qui pousse l’homme à vouloir s’égaler aux dieux, comme le terroriste qui décide de la mort… Mais, là où elle ne voit qu’un excès condamnable, donc « châtié », ce qui implique une intervention extérieure, Annenkov, lui, y voit la grandeur même du terroriste, qui choisit lui-même ce châtiment, la mort risquée : « C'est un orgueil que nous payons de notre vie. Personne ne peut aller plus loin. C'est un orgueil auquel nous avons droit. »
Les doutes de Dora
Mais, l’intrigue de la pièce se situe dans la Russie de 1905, elle est jouée en 1949, ce qui permet à Camus de placer, dans la bouche de Dora, un pressentiment de l’avenir, avenir que l’écrivain, lui, connaît. Ainsi, face à la certitude d’Annenkov, « Personne ne peut aller plus loin », Dora exprime son doute : « Sommes-nous sûrs que personne n'ira plus loin ? » Les terroristes de 1905, ceux que, dans un article paru dans La Table ronde, Camus nomme « les meurtriers délicats », ont, en effet, posé des limites au terrorisme : ne pas tuer des « innocents » et agir en risquant soi-même de mourir. Or, Dora envisage ici une autre forme de terrorisme, fondé sur l’idée que « tout est permis », et sur cette obéissance aveugle aux ordre du Parti, comme le voulait Stepan dans l’acte II : « Parfois, quand j'écoute Stepan, j'ai peur. D'autres viendront peut-être qui s'autoriseront de nous pour tuer et qui ne paieront pas de leur vie. » Comment ne pas voir ici le terrorisme qui est en train de naître en Algérie, après les premiers massacres de Sétif, en mai 1845, à Guelma et à Kherrata, suivis des répressions ? Annenkov est alors le porte-parole du refus par Camus de cette violence aveugle : « Ce serait lâche, Dora. » Il invoque alors le point de vue de ces terroristes contemporains, mais en le dénonçant : « Qui sait ? C'est peut-être cela la justice. Et plus personne alors n'osera la regarder en face. »
3ème partie : l’amour et la mort (de la ligne 34 à la fin)
Un combat tragique
Par ses questions, Annenkov poursuit sa tentative de redonner à Dora sa force pour lutter : « Dora ! […] Est-ce que tu doutes ? Je ne te reconnais pas. », « N'es-tu donc plus avec nous ? » Ainsi, malgré sa souffrance qu’elle rappelle, la sienne mais aussi celle de Kaliayev attendant la mort, « J'ai froid. Je pense à lui qui doit refuser de trembler pour ne paraître pas avoir peur. », elle proclame avec force, quand « elle se jette sur lui », qu’elle conserve les raisons de combattre : « Oh Boria, je suis avec vous ! J’irai jusqu'au bout. Je hais la tyrannie et je sais que nous ne pouvons faire autrement. » Mais elle reconnaît que ce combat est tragique, car il est devenu inexorable, un cycle sans fin qui impose la mort : « Mais c'est avec un cœur joyeux que j'ai choisi cela et c'est d'un cœur triste que je m'y maintiens. Voilà la différence. Nous sommes des prisonniers. »
Un débat tragique : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille
Devant l’image de l’acte terroriste qu’Annenkov place devant ses yeux en reprenant sa comparaison, « La Russie entière est en prison. Nous allons faire voler ses murs en éclats. », il réussit à la ramener à l’assumer, à réitérer son choix, par son injonction et le futur de certitude choix : « Donne-moi seulement la bombe à lancer et tu verras. J'avancerai au milieu de la fournaise et mon pas sera pourtant égal. » Mais son affirmation renforcée, « C'est facile, c'est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre », traduit une nouvelle ambiguïté : ne s’agit-il pas d’une forme de suicide, d’une échappatoire à sa douleur ?
Le tragique de l'amour
La question qui suit donne, précisément, une réponse : pour Dora, la mort de Kaliayev est aussi une raison de mourir, pour le rejoindre. C’est ce lien implicite qui explique sa question à Annenkov : « As-tu aimé, as-tu seulement aimé, Boria ? » Reproche implicite aussi, car elle sous-entend qu'il ne pourrait alors éprouver la même douleur qu’elle-même… L’échange met ensuite en parallèle l’indice temporel, « quatre ans » pour marquer la fin de son amour et la direction de « l’Organisation », ce qui suggère que lui aussi a vécu le passage d’un amour de couple, perdu, à un amour plus large, celui du peuple : « Maintenant c'est l'Organisation que j'aime. »
La tirade de Dora adopte la tonalité tragique, expression de son désespoir, car elle souligne l’impossibilité de vivre cet amour de couple, un amour partagé, dont la réciproque est sûre, auquel elle a pu aspirer : « Aimer, oui, mais être aimée !... Non, il faut marcher. On voudrait s'arrêter. Marche ! Marche ! On voudrait tendre les bras et se laisser aller. » En une sorte de dialogue elle exprime son déchirement intérieur entre la part d’elle-même, simplement amoureuse, un espoir symbolisé par son déplacement « vers la fenêtre », et son choix de lutte politique pour sauver le peuple, un impératif dont la répétition, « Marche ! », « il faut marcher », marque la force. La lutte terroriste devient ainsi inexorable, illustrée par une double image, celle de ses raisons, « Mais la sale injustice colle à nous comme de la glu », et celle des terroristes : « Nous voilà condamnés à être plus grands que nous-mêmes. »
Son ultime souhait, « Les êtres, les visages, voilà ce qu'on voudrait aimer. L'amour plutôt que la justice ! », introduit l’ultime contradiction puisque, alors qu’Annenkov introduit un espoir pour Kaliayev, « Il sera gracié » et qu'elle-même pleure sa mort, elle reste dans la logique de leur lutte : « Tu sais bien que non. Tu sais bien qu'il ne le faut pas. » Elle réaffirme ainsi ce qu’elle expliquait à Kaliayev dans l’acte I et ce que lui-même expliquait à Skouratov et à la grande-duchesse en refusant sa grâce : seule la mort assumée par le terroriste peut justifier moralement son acte meurtrier.
CONCLUSION
Cet extrait offre un double intérêt, confirmant l’inscription de la pièce dans le tragique et la réflexion philosophique de Camus sur le sens de la révolte.
Dans cette attente terrible de la pendaison de Kaliayev, dont le récit occupe la fin de l’acte V, les déchirements intérieurs des personnages révèlent à la fois la fraternité qui les unit dans leur lutte choisie et la douleur de cet amour rendu impossible entre Dora et le condamné, tous deux ayant accepté ce sacrifice.
Mais l’entretien entre Annenkov et Dora, avec les doutes qu’elle manifeste, révèle aussi la façon dont Camus prend position par rapport au terrorisme : s’il en comprend les raisons – et ses propres choix pendant la seconde guerre mondiale et lors des luttes de décolonisation, notamment en Algérie, montrent qu’il les partage –, il reste inquiet sur les excès qu’il induit : des meurtres parfois aveugles, qui tuent des innocents, et des hommes prêts à obéir sans la moindre réticence, sans limites, aux ordres d’un Parti. Les doutes de Dora sont aussi les siens, et autant de questions qui restent encore actuelles dans bien des pays…
Lecture cursive : le dénouement, fin de l'acte V
Pour lire l'extrait
La fin de l’acte V met fin à l’attente précédemment étudiée, avec un long récit de la mort de Kaliayev fait par Stepan. À travers ce récit et les réactions de Dora et de son groupe, le tragique de la pièce s’affirme.
Un dénouement tragique
La mort anticipée
Avant même le récit, la mort s’impose à l’imagination de Dora, qui l’anticipe, « Yanek est déjà mort, j’en suis sûre », et la visualise dans toute son horreur : « DORA, aveuglément. – Le bourreau saute sur les épaules. Le cou craque. N'est-ce pas terrible ? »
Un douloureux récit
Comme dans les tragédies classiques, la mort n’est pas montrée mais racontée, d’abord par Stepan, ce qui est déjà significatif car c’est lui qui s’opposait le plus à Kaliayev, puis par Voinov pour l’ultime moment dont Stepan ne peut assumer le rapport. Après ses premiers refus, « Stepan a, en effet, bien du mal à mener ce récit, et n’accepte que sur l’insistance de Dora, « tu parleras », en répondant très brièvement à ses questions précises sur chacune des étapes de l’exécution. Son trouble est aussi marqué par les didascalies : « Stepan se tait », « détournant les yeux », « Stepan détourne la tête ».
La mort de Kaliayev
Le récit en souligne l’atmosphère tragique : la pendaison a lieu dans « la nuit noire », dans un cadre lui-même sinistre, avec la neige « changée en une boue gluante » par « la pluie ». On notera le contraste terrible entre le son joyeux de « l’accordéon » et le chien qui aboie. La fin du récit amplifie encore cette vision tragique avec la double mention : « Des bruits sourds. » et « Un bruit terrible. »
Mais, parallèlement, les précisions sur le comportement de Kaliayev font de lui un modèle de héros tragique par sa dignité et son courage face à la mort : il est resté indifférent à la lecture du « verdict », sa voix ne marque aucune peur, « il a marché » puis « est monté » vers la potence sans hésitation. Il semble par avance se projeter dans l’au-delà, habillé en « noir », comme s’il était déjà en deuil de lui-même, en gardant le silence et avec un « regard comme lointain, « sans rien voir ». C’est d’ailleurs ce que confirme son refus de tout soutien religieux : « Je vous ai déjà dit que j’en avais fini avec la vie et que je suis en règle avec la mort. » Il confirme ainsi son entretien avec la grande-duchesse, en rejetant l’idée même que le bonheur serait inaccessible sur terre, ce qui ôterait tout sens à son engagement politique.
Les réactions des personnages
Le désespoir de Dora
Elle joue le rôle principal dans ce dénouement, qui met l’accent sur sa douleur alors même que les détails qu’elle réclame ne peuvent que l’accentuer. Comment, alors qu’elle « chancelle » et, finalement, « se jette contre un mur », ne pas être choqué par sa question : « Avait-il l'air heureux ? » Mais cela renvoie directement à son échange avec Kaliayev à la fin de l’acte I, quand elle lui a expliqué que la pendaison était la dernière justification de son acte criminel après son renoncement à leur amour : « ce serait trop injuste qu'ayant refusé d'être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifice, il n'ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. » C’est également ce qui explique son affirmation, « Yanek n’est plus un meurtrier », car la mort lui a rendu son innocence originelle : « Il a suffi d'un bruit terrible et le voilà retourné à la joie de l'enfance. Vous souvenez-vous de son rire ? Il riait sans raison parfois. » On revient ainsi à l’image de Kaliayev à son entrée en scène dans l’acte I.
Le tragique de l'amour
Mais c’est précisément par amour qu’elle exige tous ces détails, par volonté de partager pleinement les derniers moments de Kaliayev, et par amour aussi qu’elle réclame avec insistance le droit de lancer la prochaine bombe : « la prochaine fois. Je veux la lancer. Je veux être la première à la lancer. » Comme l’avait déjà formulé Kaliayev face à la grande-duchesse, elle souhaite ainsi s’unir à lui dans la mort faute d’avoir pu le faire dans la vie, comme l’annonçait aussi l’épigraphe empruntée à Roméo et Juliette : « Yanek ! Une nuit froide, et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant. » Seule la « corde », titre initialement prévu pour la pièce, pourra, en effet, supprimer l’écart, marqué dans son dialogue avec Kaliayev de l’acte III, entre l’amour du couple et l’amour du peuple souffrant.
Le groupe des terroristes
Jusqu’à la fin de la pièce, Annenkov conserve son rôle de chef, animé du sens de la fraternité, qu’il réaffirme à Dora, et du souci de préserver son groupe du danger.
Voinov, après avoir au début de l’acte III, annoncé sa décision de quitter l’action terroriste, a finalement rejoint le groupe.
En revanche, le changement de Stepan est particulièrement significatif. Il était le plus critique envers Kaliayev, selon lui pas un « vrai révolutionnaire » parce que trop léger dans son amour de la vie, et, au début de l’acte V, il se fiait aux rumeurs dues à la visite de la grande-duchesse en prison : Kaliayev aurait trahi en demandant sa grâce au tsar. D’où sa première phrase, « STEPAN, à voix basse. – Yanek n'a pas trahi. », car la pendaison lui a apporté un démenti, et, sans doute, un peu de honte d'avoir douté de ce compagnon. De même, sa réponse à Annenkov, « Il y avait quelque chose entre Yanek et moi. […] Je l'enviais. », souligne son évolution. De ses reproches initiaux, car lui-même est avant tout mu par la haine, il est passé à de l’admiration et du respect pour celui qui, proclamant son amour de la vie, a su aller héroïquement jusqu’à la mort. Enfin, alors que dans les premiers actes, il avait revendiqué avec force son « tour » de lancer la bombe, il cède à la fin ce droit à Dora : « Accepte. Elle me ressemble, maintenant. » Terrible justification du terrorisme, qui lui donne une autre motivation que le désir de sauver le peuple du malheur : un sacrifice de soi accepté par celui qui cherche une vengeance et n’a plus de raison de vivre.
POUR CONCLURE
Ce dénouement achève pleinement la tragédie, en répondant à ses deux caractéristiques selon le philosophe de l’antiquité grecque, Aristote : provoquer la terreur du public devant les détails horribles donnés par le récit de cette pendaison sinistre, et sa pitié devant la douleur de Dora face à la perte de celui qu’elle aimait, sacrifié pour son idéal. Elle accomplit aussi la transfiguration du héros qui atteint même une dimension christique car, comme le Christ, il meurt pour sauver l’humanité souffrante et « est monté » à la potence comme le Christ au Golgotha.
Mais ce dénouement prolonge aussi le questionnement de Camus sur l’action violente des terroristes, entrepris dès l’acte I : quel sens lui donner ? donner ainsi la mort pour châtier les « dictateurs » est-il légitime ? Finalement, la bombe lancée par Kaliayev a-t-elle apporté un soulagement au peuple ? La mort a-t-elle alors un sens quand on lutte pour la vie ? Camus n’apporte aucune réponse mais l’écart semble immense entre la théorie des idéologues et sa concrétisation politique, surtout que, finalement, Dora à son tour entre dans cette chaîne de sacrifices…, sûre, elle aussi, d’aller vers la mort. Camus laisse donc son public résoudre l’ultime paradoxe : est-il « juste » de choisir de donner la mort au nom d’un idéal de justice ? Est-il possible de justifier la violence par la lutte contre la violence ? N’est-ce pas le comble de l’orgueil humain que de massacrer pour établir le bonheur de l’humanité ?
La mort et le sang : affiche de la mise en scène d'Élisabeth Commelin et Jacques Mornas, 2018, pour "Les arts de la scène"
Visionnage : l'acte V, mise en scène de Dominique Lamour,2020
On reprend la mise en scène réalisée au théâtre du Carré Rond de Marseille par Dominique Lamour, à partir d'une heure, 37 minutes et 52 secondes. Pour le dénouement, le décor est inchangé, toujours aussi terne et sombre.
Il en va de même pour les costumes. Mais le froid évoqué par Dora, qu’elle rattache à « l’hiver » alors même que le texte signale que le printemps est déjà là, est mis en valeur par le châle qu’elle resserre autour de ses épaules.
Le début du passage la rapproche d’Annenkov qui tente de la consoler, alors même que la voix de celle-ci est chargée d’une vibrante émotion.
Cliquer pour voir l'extrait vidéo : 1h 37' 52''
À l’arrivée de Stepan et Voinov, son déplacement jusqu’à la table où elle s’assied la place au centre de la scène, entourée de ses compagnons. Son ton de voix se raffermit pour formuler ses questions, jusqu’à même un cri de colère : « Non, je veux savoir. Sa mort du moins est à moi. » Pendant tout ce récit, les personnages restent totalement immobiles, comme glacés, figés par le récit de cette mort terrible, sauf quand Dora se retourne vers Annenkov pour proclamer que Kaliayev était « heureux ».
Cette immobilité est brusquement rompue par le cri d’agonie de Dora, comme en écho au « bruit terrible » dans le récit de Voinov, et sa course éperdue qui la « jette contre le mur ». L’ultime contraste est son rapprochement d’Annenkov et sa gestuelle, l’enlacer, lui saisir les mains, pour faire appel à sa fraternité et formuler sa demande de « lancer la bombe ».
Quand le noir se fait, le metteur en scène a choisi de faire entendre un chant révolutionnaire russe, dont l’ampleur solennelle rappelle l’objectif de la lutte terroriste et son danger.
Conclusion sur le parcours
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : Quel jugement Camus porte-t-il sur l’idée que, dans le combat politique, la fin justifie les moyens ? En intitulant sa pièce Les Justes, il semble donner raison aux terroristes qu'il met en scène dans leur lutte contre la dictature tsariste qui opprime alors le peuple russe. Mais des « criminels » peuvent-ils être qualifiés de « justes » ? À cette question, il apporte différents éclairages :
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D'une part, l'incapacité de son héros, Kaliayev, de tuer des enfants innocents se trouve cautionnée, dans l'acte II, à la fois par l'argumentation de Dora face à l'absolutisme de Stepan et par la décision d'Annenkov : de tels meurtres feraient haïr la révolution par ce peuple qu'ils veulent sauver.
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D'autre part, la mort qu'ils donnent est, en quelque sorte, compensée par leur propre sacrifice : une vie prise en échange de leur vie offerte. La marche de Kaliayev à la mort serait une justification.
Mais ces éclairages ne signifient pas que Camus approuve de tels arguments, comme le prouve une notation, en 1947, dans ses Cahiers :
Terrorisme.
La grande pureté du terroriste style Kaliayev, c'est que pour lui le meurtre coïncide avec le suicide (cf. Savinkov : Souvenirs d'un terroriste). Une vie est payée par une vie. Le raisonnement est faux, mais respectable. (Une vie ravie ne vaut pas une vie donnée.) Aujourd'hui le meurtre par procuration. Personne ne paye.
1905 Kaliayev : le sacrifice du corps. 1930 : le sacrifice de l'esprit.
En fait, l'écart temporel entre l'époque de l'intrigue, 1905, et celle de l'écriture de la pièce, 1949, après les crimes de la guerre, ceux du stalinisme, et les débuts de la guerre froide et des guerres coloniales, explique que Camus s'emploie plutôt à faire réfléchir son public sur les choix des façons de résister qu'à lui imposer une réponse. Mais l'ultime décision de Dora donne l'impression d'un engrenage tragique... , d'une lutte sans fin, vaine.
L'éthique de Camus
Pour se reporter à l'étude détaillée
Pour compléter cette réponse à la problématique, on se reportera à l’étude détaillée, après le rappel des justifications du terrorisme par ceux qui en sont les militants , de l’éthique humaniste de Camus.
Lectures cursives : deux extraits autour des Justes
Pour lire la note de G.-P. Couleau
1er extrait : Guy-Pierre Couleau, note d’intention sur la mise en scène des Justes, novembre 2006
La citation en exergue
Pour introduire sa note d’intention, Guy-Pierre Couleau la fait précéder de deux citations des Meurtriers délicats de Camus.
La première, très brève, « La générosité en lutte avec le désespoir », résume le paradoxe du terrorisme illustré dans Les Justes : une lutte pour la vie qui induit à la mort. D’où la question : comment légitimer un tel choix ?
C’est ce douloureux paradoxe que développe le second extrait en rattachant la « générosité » à « l’idée », leur idéal, une « foi dévorante », tandis que concrètement, « ils tuent », « incarnant jusqu’à la mort », dans laquelle ils trouvent leur justification : le sacrifice de leur vie équilibrerait la mort qu’ils donnent puisqu’ils « croient à l’équivalence des vies ». Mais Camus ne vit plus en 1905, et a pu mesurer l’évolution du terrorisme, car d’« autres hommes viendront » qui, eux, recourront à la violence sans forcément prendre le risque de mourir.
Affiche de la mise en scène de Guy-Pierre Couleau
Une pièce tragique
C'est sur l'intemporalité de la pièce que Lamour ouvre sa présentation, en reliant l’intrigue des Justes, datant de 1905 à l’actualité de son écriture, 1949, mais aussi à notre époque : « qu’elle est nourrie de prophéties sur son époque et sur la nôtre ». Ainsi, il insiste sur le rôle du théâtre selon Camus, qu’il reprend à son compte, avec son double rejet, celui du théâtre de boulevard, « celui de l’alcôve », comme celui du théâtre à thèse, « moralisant ou politique », face à sa volonté d’un théâtre « de réunion » avec « de grandes actions où tous puissent se retrouver ». Avec les termes « désespoir », « malheur », « déchiré », ce théâtre s’affirme tragique en mettant en valeur le dilemme que, selon Camus, impose le choix du terrorisme : un « combat entre l’amour de la vie et le désir de mort », illustré, dans la pièce, par l’opposition entre Kaliayev et Stepan.
La fin de cette note d’intention développe, en la dramatisant, cette opposition chez les personnages entre vouloir « le bonheur du genre humain », et l’action terroriste : « ils ne reculent pas devant le meurtre ». Le metteur en scène insiste sur le questionnement de Camus, auteur engagé, mais conscient de l’écart entre l’« idéal », une projection dans un avenir forcément incertain, et le « réel » auquel il faut faire face dans toute son horreur.
Pour conclure
Guy-Pierre Couleau justifie enfin son choix de monter cette pièce par son « écho » au « terrorisme d’aujourd’hui » qui remet au premier plan la question posée par le refus de Kaliayev de lancer sa bombe sur des « enfants ». Mais, là où Camus laisse la question en débat, le metteur en scène, lui, s'oppose plus clairement au terrorisme : « Respecter la vie est plus grand que semer la mort. » Mais il rejoint l’écrivain qui, lui-même, refusait que l’on juge sa pièce comme uniquement historique pour insister sur une réflexion atemporelle : « Les Justes font, au présent, un détour par hier pour nous faire entrevoir demain. »
Camus reçoit le prix Nobel de littérature
Pour lire l'extrait du discours
2nd extrait : Albert Camus, Discours de Suède, 10 décembre 1957
Ce discours a été prononcé, le 10 décembre 1957, à l'Hôtel de Ville de Stockholm, selon la tradition à la fin du banquet qui clôture les cérémonies de l'attribution des prix Nobel, dont celui de littérature remis à Albert Camus.
Dans une brève introduction, il remercie l’Académie du Nobel de cette « distinction », en soulignant combien il la juge supérieure à ses « mérites personnels ». Il annonce alors le thème de son discours, son seul mérite : « l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. »
L'image de l'art, le rôle de l'artiste
En exposant sa conception de l’art, il insiste sur l’engagement fraternel qu’il implique à ses yeux : « Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. »
L’artiste joue donc un rôle essentiel dans la société, il ne peut « s’isoler » mais, au contraire, a « un parti à prendre en ce monde ».
Le devoir de l'écrivain
Mais il ne peut choisir n’importe quel parti. Pour s’inscrire dans sa société, « il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent » Il est donc la voix des victimes réduites au silence. Cela l’oblige, selon Camus, à choisir deux valeurs, « le service de la vérité et celui de la liberté. », seul moyen de « réunir le plus grand nombre d'hommes possible ».
Mais comment répondre à cette double exigence dans un siècle parcouru de tous les soubresauts d’une « histoire démentielle », au milieu des guerres, des révolutions et des massacres ? Comment ne pas céder au pessimisme, et comprendre même ceux qui choisissent le « nihilisme » ? Une seule solution, pour Camus : « lutter […] à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. »
Les moyens de l’engagement
L’engagement, dans un monde où règnent toutes les formes de destruction, ne peut, selon lui, que se faire en « empêch[ant » que le monde se défasse, ce qui implique de soutenir ceux qui « subissent » le poids de l’histoire, de proclamer une « paix qui ne soit pas celle de la servitude » et de « refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. »
Mais Camus reste conscient de la difficulté d’une telle tâche, car il vit lui-même le déchirement qu’il prête à ses personnages des Justes : il est « toujours partagé entre la douleur et la beauté », donc incapable d’apporter des « solutions toutes faites et de belles morales » : « Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? »
Pour conclure
Ainsi sa conclusion, retour à sa propre personnalité, montre à quel point il partage le déchirement intérieur de ses personnages, entre son aspiration au « bonheur » connu dans la « lumière », dans la « vie libre » de sa jeunesse en Algérie, et la révolte, la résistance à toutes les oppressions.
Il y a donc un peu de Camus dans chaque personnage, dans la fraternité d’Annenkov avec ses compagnons de combat, dans la révolte intransigeante de Stepan, dans les doutes de Voinov, dans la nostalgie de l’amour innocent chez Dora et dans les déchirements intérieurs de Kaliayev qui, malgré eux, va jusqu’au bout de sa lutte.