Pour lire la pièce
Jean Anouilh, Antigone, 1944 : parcours dans l'œuvre
Observation du corpus
Introduction
La vie et l'œuvre d'Anouilh
En se reportant à la présentation, on insistera sur l’importance du théâtre dans sa vie, non seulement en tant qu’auteur mais aussi pour la mise en scène, et sur le classement de ses pièces en catégories, Antigone faisant partie des "pièces noires", ce qui en souligne la tonalité tragique.
Pour se reporter à l'étude
La tragédie et le théâtre antique
Le visionnage du diaporama sur « Le théâtre dans l’antiquité » permet de mesurer l’héritage d’Anouilh qui reconnaît lui-même sa source d’inspiration, la tragédie de Sophocle, Antigone (441 av. J.-C.), « lue et relue, et que je connaissais par cœur ».
L’observation de l’architecture du théâtre grec montre son origine sacrée, avec l’autel du dieu Dionysos au centre de l’"orchestra", qui correspond à la place accordée au chœur (χορός), une des composantes du théâtre antique. Il est constitué de douze à quinze choreutes, costumés et masqués, dirigés par le coryphée, qui, lui, peut dialoguer avec les personnages de la pièce. Comme l’illustre la reconstitution du théâtre de Dionysos, en 1891, les choreutes, accompagnés par un joueur de flûte, se déplacent dans l’"orchestra" en une sorte de marche rythmée : après leur entrée, la "parodos", leurs danses et leurs chants lyriques séparent les épisodes de la pièce, en en soulignant le sens, et leur sortie, l’"exodos", signale le dénouement. Les acteurs, eux, jouent en position élevée, sur le "proskénion", comme pour illustrer leur statut de héros.
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On fera observer les modifications effectuées par Anouilh, notamment l’incarnation du Prologue et du Chœur par un unique personnage.
La reprise du mythe
En se reportant au site du CNRTL sont analysées la définition du mythe et les caractéristiques qui en découlent. Cette approche est prolongée par l’observation de la généalogie des Labdacides, suivie d’un exposé sur le mythe d’Œdipe.
Mais, comme le permet le mythe, Anouilh ajoute : « Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre ». Écrite en 1941-42, jouée pour la première fois en février 1944, la pièce fait, en effet, écho à la situation historique de la France, alors occupée par les troupes nazies et dirigée par le gouvernement de Vichy, sous la présidence du maréchal Pétain, collaborant avec l’occupant.
Pour une présentation du mythe d'Œdipe
Présentation d'Antigone
Lecture cursive : le Prologue
Pour lire le Prologue
Identification des personnages
À partir du diaporama, chaque personnage sera identifié, en commençant par observer le Prologue pour interpréter sa gestuelle : en s’adressant au public, tel un monsieur Loyal au cirque, il va pointer du doigt un à un les personnages pour les présenter. Sa tirade s’ouvre sur cette annonce, « Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone », et se ferme sur elle : « Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. »
Le texte est lu au fur et à mesure de cette présentation, en comparant le portrait du personnage et son apparence dans la mise en scène.
Mise en scène d'André Barsacq, 1944 : le Prologue
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On fera observer les modifications effectuées par Anouilh, notamment l’incarnation du Prologue et du Chœur par un unique personnage.
Antigone : Nommée la première, elle est ainsi mise en valeur, isolée aussi sur scène à l’écart des autres personnages, « là-bas ». Elle est l’héroïne éponyme, dont le prénom est symbolique : du grec « Αντιγονη » (antigonè), c’est-à-dire, « contre la semence », elle entreprend une lutte qui la laisse sans descendance, annoncée déjà : elle va « « se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi ». Sa longue robe noire correspond à son portrait, une « maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille », portrait contrastant avec celui de sa sœur.
Ismène : Par sa tenue, sa coiffure, son maintien, elle est le contraire d’Antigone, physiquement « blonde » et « belle », et psychologiquement, elle aime le plaisir, les fêtes, la vie heureuse, sans souci avec « son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité ». Autant d’aspects qui interviendront dans ses entretiens avec Antigone, qui insiste sur ces différences, sources de jalousie et de doutes.
Hémon : En plaçant ce cousin des deux jeunes filles, « fils de Créon », aux côtés d’Ismène, comme le veut le texte d’Anouilh, le metteur en scène prépare le public à mesurer à quel point sa demande en mariage à Antigone est étrange, ce qui ressortir a aussi de leur entretien : « Tout le portait vers Ismène », « Personne n’a jamais compris pourquoi ».
Créon : Le metteur en scène l’a placé au premier plan, au centre du groupe, à côté d’un tout jeune personnage, son « page », ce qui fait ressortir son âge, ses « cheveux blancs ». Sa position adoptée par l’acteur, tête baissée, traduit son accablement, signalé par Anouilh. « Il est fatigué » est répété et le texte souligne à la fois le poids de sa tâche, le « jeu difficile de conduire les hommes », ses doutes, mais aussi son sens du devoir. D’emblée, il apparaît donc comme un homme de pouvoir, mais qui se pose des questions sur l’exercice de ce pouvoir.
Eurydice : Comme dissimulée derrière l’ample carrure de son mari, elle apparaît comme un personnage secondaire, qui ne sera « d’aucun secours » à Créon, ni, d’ailleurs à son fils ou à ses nièces, mais s'associera à la tragédie par sa mort. L’actrice est courbée sur son tricot comme l’exige le texte : « Elle tricotera pendant toute la tragédie ».
Le messager : Mentionné dans le texte, le metteur en scène l’efface en partie, en arrière-plan et derrière le page, peut-être en raison de son intervention très brève au dénouement.
Les gardes : Au nombre de trois dans la pièce, deux seulement sont présents dans une mise en scène qui a modifié en partie leur apparence. Illustrée par la façon dont l’un d’eux se vautre sur le gradin, leur grossièreté est très atténuée par rapport au portrait fait par Anouilh : ils sont « rougeauds », portent « leurs chapeaux sur la nuque », « sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination ». En revanche, leur costume et le fait qu’ils ne jouent pas aux cartes leur donnent ici une dimension beaucoup plus sinistre : ils sont bien des « auxiliaires de la justice », au service du pouvoir, quel qu’il soit.
La reprise du mythe tragique
Il y a, certes, dans ce prologue, la présence du monde antique, la ville de Thèbes et les personnages qui se rattachent au mythe d’Œdipe. Ainsi, le passé est rappelé, « la mort d’Œdipe », et la façon dont sont morts ses deux fils : « Étéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l'aîné, au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. » C’est ainsi que Créon est arrivé au pouvoir, et promulgue sa loi, point de départ de la tragédie : « à Étéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals... Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort. »
Le mythe, chargé dans l’antiquité d’une valeur sacrée, explique le poids de la fatalité, qui inscrit les personnages dans le tragique et sur laquelle insiste le Prologue. Ainsi, Antigone connaît déjà son destin, d’où son « petit sourire triste » lors de la demande en mariage d’Hémon : « Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... » Elle est prête à l’assumer contrairement à Hémon qui, lui, subit cette fatalité, « Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. », comme Eurydice qui tricote « jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir ».
Mise en scène d'André Barsacq, 1944 : programme
La réécriture d'Anouilh
Mais cette présentation interroge déjà sur la notion de "droit" : lequel des deux frères avait le droit pour lui ? Certes, Polynice, qualifié de « vaurien » et de « révolté », est coupable d’avoir organisé la coalition des « sept princes étrangers » venus attaquer Thèbes, mais Étéocle est-il vraiment un « bon frère » ? N’est-il pas, lui aussi, coupable d’avoir « refusé de céder la place » à son frère, contrairement aux termes de leur héritage, un partage annuel du pouvoir ? De telles questions, de nature juridique, n’étaient pas de mise dans le mythe, elles renvoient, en fait, à des débats contemporains, tels ceux qui avaient cours à la Société des Nations.
De plus, certains objets, comme le jeu de cartes des gardes, ou des activités n’existaient pas dans l’antiquité : les femmes ne tricotaient pas mais filaient la laine et tissaient. Dans l’antiquité, on ne va pas danser au « bal » et il n’y a pas d’« orchestre ». Créon ne pouvait pas aimer « les belles reliures », puisque l’imprimerie n’existait pas pour produire des livres reliés, et il n’y avait, bien sûr, pas de « petits antiquaires »… Enfin, les relations sociales diffèrent également de celles de l’antiquité. Par exemple, les « rois » n’avaient pas de « page » parmi leurs serviteurs. Les relations entre les filles et les garçons étaient bien moins libres que celles représentées dans le prologue, comme quand « Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons », ou quand Hémon demande directement à Antigone « d'être sa femme. » : les mariages ne se décidaient pas alors entre jeunes gens, mais par leurs parents.
Tous ces décalages sont des anachronismes, d'où le choix des costumes rapprochés, en 1944, de l’époque de la pièce.
Titre, structure et problématique
Cette lecture cursive offre un double intérêt :
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D’une part, elle permet, à partir de la place accordée à Antigone et à la fatalité, de justifier la reprise par Anouilh du titre de la tragédie de Sophocle, et d’observer la structure de sa pièce : à partir des entrées et sorties des personnages, on dégagera la succession des tableaux.
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D’autre part, en la liant à l’observation du tableau de séquence, une problématique peut être posée : Comment Anouilh confronte-t-il cet héritage mythique aux questions propres à son époque ?
Il s’agira donc d’analyser les procédés mis en œuvre dans l’écriture, parmi lesquels les anachronismes par exemple, de s’interroger sur la forme alors prise par le tragique. Cela conduira à dégager le sens qu’Anouilh donne au mythe, en s’intéressant, notamment, au personnage du « Chœur » qui n’a pas été introduit par le Prologue. Si, en effet, le Prologue présente et annonce, le Chœur, lui, commente, propose une interprétation et conclut.de la pièce.
Histoire de l’art : Benjamin-Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868
Benjamin-Constant (1845-1902) poursuit à Paris, en 1866, à l’École des Beaux-Arts des études commencées à celle de Toulouse. 1866. Il s’inscrit, sous l’influence de de Delacroix, dans le mouvement des peintres orientalistes. Le tableau, Antigone au chevet de Polynice, réalisé pour concourir au prix de Rome, ne lui a pas permis de réussir, mais plusieurs expositions lui vaudront peu à peu un réel succès, jusqu’à son élection, en 1893, comme membre de l’Académie des Beaux-Arts et comme président d’honneur de l’exposition inaugurale de la Société des peintres orientalistes.
Benjamin-Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868. Huile sur toile, 33 x 41 cm. Musée des Augustins, Toulouse
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Étude d’ensemble : Le cadre spatio-temporel
Les lieux
Le décor
La comparaison de la maquette du décor conçu par Barsacq en 1944 à la didascalie initiale d’Anouilh, « Un décor neutre. Trois portes semblables. », amène à constater la suppression d’une porte. Il a sans doute voulu ainsi opposer celle qui renvoie aux lieux de vie, le palais avec ses chambres, et celle qui se rattache à la mort, par où entrent les gardes et sortent les victimes, Antigone et Hémon. D’autres metteurs en scène, tel Nicolas Briançon en 2003, ont rétabli une troisième porte, centrale, réservée à Créon et au Chœur.
Maquette du décor d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier
La présence des gradins en demi-cercle est intéressante, non seulement parce que cela permet de hiérarchiser les personnages lors du Prologue, mais aussi parce que cela illustre l’adresse au public, le pronom « vous » employé par le Prologue, en rappelant l’amphithéâtre qui accueillait les spectateurs dans la Grèce antique, comme pour faire référence à la source d’inspiration. La suite de la pièce fait disparaître ces gradins, mais le décor minimaliste subsiste, avec seulement la présence d’une ou deux chaises, selon la mise en scène.
Les lieux extérieurs
Mais, dès la présentation du Prologue est mentionné un lieu hors scène, la ville de Thèbes sur laquelle règne Créon, avec les « sept portes » où les armées ennemies ont tenté l’invasion, et le charnier extérieur où git le cadavre de Polynice. Il reviendra à plusieurs reprises dans la pièce. Mais cette observation invite à rechercher les autres lieux hors scène évoqués, en insistant particulièrement sur le lieu de la mort d’Antigone et d’Hémon, avec la récurrence de l’image terrible d’un « trou » muré.
La temporalité
La durée de l'action
De la même façon, l’étude de la durée de l’action part de la didascalie qui ferme le discours du Prologue : « L'éclairage s'est modifié sur la scène. C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. » L’heure est ensuite précisée par les reproches que la nourrice adresse à Antigone : « À quatre heures ! Il n’était pas quatre heures ! » quand elle a découvert qu’Antigone n’était plus dans son lit. À la fin de la pièce, une autre heure est donnée par une question de Créon à son page : « (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures. Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures ? » Une durée d'une journée qui rappelle la règle d’unité de temps du XVIIème siècle, une des exigences du théâtre, une action encore plus resserrée dans le temps ici, ce qui accentue la tension.
L'élargissement du temps
Mais l’on fera rechercher, comme pour les lieux, l’élargissement temporel, à la fois les nombreuses allusions au passé, et les projections dans le futur. Dans les deux cas, une conclusion s’impose :
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Le passé, l’enfance d’Antigone, par exemple, n’est fait que d’illusions, comme sa représentation de ses deux frères, démasquée par Créon, ou de la fatalité vécue par Œdipe qui se prolonge dans le présent.
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Le futur n’est, lui aussi, qu’une illusion, puisqu’il est, par avance interdit, comme l’explique le Prologue pour le mariage entre Antigone et Créon, « voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. », et comme l’annonce Antigone à Hémon en rejetant dans l’irréel la naissance d’un enfant.
Explication : Antigone et Ismène, de "Ismène. –Tu sais, j’ai bien pensé…" à "Antigone. – […] Pas maintenant."
Pour lire l'extrait
Étude d’image : Emil Teschendorff, Antigone et Ismène, 1893. New York Public Library
Le peintre allemand, Emil Teschendorff (1834-1894), a réalisé de nombreux portraits, dont certains inspirés de personnages de l’antiquité, tel celui d’Œdipe, ou celui, rapprochant les deux sœurs, Antigone et Ismène, mais en soulignant tout ce qui les oppose.
Le contraste qui ressort aussitôt est leur portrait physique, d’alleurs évoqué par Antigone chez Anouilh : elle souligne la beauté d’Ismène, ses « beaux cheveux », et leur différence, « Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit. » Le peintre lui a ainsi prêté une magnifique chevelure blonde, et a mis en valeur son teint, lumineux et rosé. Sion vêtement également, avec son épaule dénudée, rappelle la coquetterie de la jeune fille, qui « bavarde et rit avec un jeune homme » comme la dépeint le Prologue. Par opposition à la blancheur de la robe d’Ismène la longue robe noire d’Antigone au drapé strict la place déjà du côté de la mort : elle porte le deuil de son père et de ses frères.
Le tableau met aussi en valeur une gestuelle qui traduit la personnalité des deux jeunes filles. Ismène est penchée vers sa sœur, porte sur elle un regard plein de douceur, comme son sourire, tout en l’enlaçant tendrement. Elle semble vouloir la soutenir, l’encourager, lui rappeler l’importance de la vie et de l’amour.
Antigone, en revanche, reste droite et raide, le regard fixé devant elle, et son visage fermé ne répond pas à l’élan. De plus, elle porte dans le creux de son bras gauche, un vase en forme d’urne funéraire, autre lien entre elle et la mort.
Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny
INTRODUCTION
L’observation du tableau d’Emil Teschendorff prépare l’explication de la scène d'Anouilh qui, elle aussi, oppose les deux sœurs. Après le Prologue qui a présenté la situation et les personnages, c’est le retour d’Antigone au petit matin. Retour d’une sortie nocturne ? Il s’ensuit une discussion avec sa nourrice qui lui reproche sa conduite, et lui adresse tout un sermon. Alors qu’elle répond à ses reproches en tentant de la rassurer, arrive Ismène qui, elle non plus, n’a pas pu dormir paisiblement. Comment le portrait d’Antigone est-il mis en valeur ?
1ère partie : un débat argumenté (des lignes 1 à 16)
L'argumentation d'Ismène
La répétition en gradation qui ouvre son argumentation insiste sur sa volonté de faire appel à la raison : « Tu sais, j’ai bien pensé », « J’ai bien pensé toute la nuit », en qualifiant brutalement, par opposition, sa sœur de « folle ».
La force de la loi
Son premier argument est, en fait, le rappel de la loi, avec la menace de mort, qui rend impossible l’enterrement de Polynice : « Nous ne pouvons pas. », phrase négative qui rappelle qu’elles ne sont que deux jeunes filles face à un roi tout puissant qui les « ferait mourir ». Ici, le conditionnel ne marque pas l’hypothèse, mais le résultat de l’action qu’elle n’envisage pas d’où son aspect d’irréalité. Elle renforce cet argument par le glissement du pronom « nous » au « je », affirmant ainsi son refus catégorique : « Je ne veux pas mourir ».
La force de sa maturité
Le verbe « penser », introducteur du débat, est repris, de façon renforcée par le verbe « réfléchir », employé à trois reprises. Son injonction, « Écoute », fait appel à une réalité, sa place dans la fratrie, « Je suis l’aînée », qui lui permet de dresser un autoportrait mélioratif qui justifie, à ses yeux, son refus. En se comparant donc à sa sœur, « Je réfléchis plus que toi », « Moi, je suis plus pondérée », elle présente Antigone comme une enfant écervelée, prête à se livrer à un caprice sans se soucier des conséquences : « Toi, c'est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c'est une bêtise. »
La détermination d'Antigone
À l’argumentation d’Ismène, à sa peur de la mort, Antigone répond par la force de sa détermination : « Bien sûr ». Mais sur quoi se fonde cette détermination ? Sur le sentiment d’une fatalité, d’un destin auquel nul ne peut échapper : « À chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère ». La récurrence parallèle du verbe « devoir » rattache son choix à un devoir éthique. La formulation d’Anouilh renvoie ainsi au mythe antique, mais la voix passive mise en valeur par le présentatif, « C'est comme cela que ç'a été distribué », n’explique pas l’origine de ce destin, contrairement aux temps antiques où il était imposé par les dieux. En fait, le terme « rôle » et le verbe « distribuer » font penser à une mise en scène de théâtre où le metteur en scène choisit ses acteurs, donc à un monde où tout n’est qu’illusion…
En même temps, les didascalies, « après un silence, de sa petite voix » puis « doucement », donnent l’impression d’une fragilité, qui contraste avec cette détermination. Finalement, sa force relève plutôt d’une résignation, d’où sa question : « Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ? » À l’impuissance d’action invoquée par sa sœur, elle répond donc par une autre impuissance, celle de l’être humain face à son destin, « Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir. », avec le conditionnel passé qui souligne l’irréel. Elle s’inscrit ainsi dans le tragique.
Sa dernière affirmation, « Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir. », fait donc de la raison un frein à l’action, alors que la morale est un absolu qui dépasse toute autre valeur.
2ème partie : le portrait d'Antigone (de la ligne 17 à la fin)
Cette première partie du débat rappelle donc le tableau de Teschendorff en mettant en évidence l’opposition des deux sœurs, qui va s’accentuer dans la seconde partie de l’extrait, à travers la révolte d’Antigone.
L'insistance d'Ismène
Un argument concessif
Pour essayer de convaincre sa sœur, Ismène recourt, habilement, à un raisonnement par concession : « D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle. » Elle entre dans son camp, partageant sa compassion, affirmation marquée par le modalisateur renforcé, « bien sûr », aussitôt contredite par le connecteur d’opposition, « mais », qui, finalement, l’amène à justifier la loi de Créon. Face au devoir posé par Antigone, relevant de la morale, elle attribue donc à Créon un autre devoir, lié à son statut social : « Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple. »
Une prière
Ayant épuisé ses arguments rationnels, Ismène n’a plus, comme solution, qu’une stratégie de persuasion, jouer les grandes sœurs par sa comparaison qui infériorise Antigone : « J’ai raison plus souvent que toi ». C’est pourquoi elle multiplie les injonctions, soutenues par l’exclamation : « Allez ! Allez !... », « Écoute-moi », « Essaie de comprendre au moins ! ». Le portrait alors brossé d’Antigone fait des traits physiques dépeints, « Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi », des révélateurs d’une personnalité butée, entêtée, enfermée dans ses certitudes : « et te voilà lancée sans écouter personne. »
La révolte d'Antigone
Le refus
Face à cet appel, Antigone affirme son choix, en répétant son refus de tout argument qui viendrait s’opposer à son devoir moral, qui, lui, ne dépend pas de la raison mais s’impose de façon absolue : « Je ne veux pas avoir raison », « Je ne veux pas comprendre un peu ».
Elle retourne ainsi l’argumentation d’Ismène, en redoublant une négation au centre d’un chiasme où le pronom « Moi », marque la revendication de sa personnalité : « Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l'exemple, moi... » De même, elle assume le portrait péjoratif d’enfant irréfléchie dressé par Ismène, « Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone », et elle renchérit même sur la critique par l’énumération : « la sale bête, l'entêtée, la mauvaise ». Tout en prolongeant cette image d’enfant punie, « et puis on la met dans un coin ». Mais le tragique s’insère dans cette révolte par l’allusion, « ou dans un trou », qui renvoie à son châtiment dans le mythe connu du public, mais reste masqué par la formulation familière du blâme qui imite un ton enfantin : « Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à pas désobéir ! »
L'absolue liberté
Prolongeant cette image d’enfant dans sa tirade, elle rejette violemment par la répétition le dernier argument d’Ismène, son appel à « comprendre » : « Comprendre... Vous n'avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. », « Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux plus comprendre. » Mais elle change le sens positif de ce verbe, l’appel à la rationalité, qu’elle renvoie, par l’anaphore, « Il fallait comprendre », aux contraintes imposées à l’enfant par les adultes : « on ne peut pas », « on ne doit pas ».
CONCLUSION
Ce débat, rappel de l’« agôn » qui caractérise l’antique tragédie grecque, met donc en valeur l’héroïne, Antigone, à travers son opposition à sa sœur, Ismène. Celle-ci a accepté les règles de sa société qui impliquent qu’une fille admette sa faiblesse, se montre raisonnable, obéisse aux règles et se soumette, tandis qu’Antigone, elle, renverse toutes les contraintes et refuse les codes sociaux. Sa seule loi est donc celle qu’elle se donne à elle-même, et elle choisit de rester fidèle à sa vérité. Cependant, chez Anouilh, cette vérité est, certes, une fidélité à elle-même, à son amour pour son frère mort, mais surtout une fidélité au mythe qui impose qu’elle aille jusqu’au bout de son destin tragique.
Lecture cursive : Antigone et Ismène face à Créon
Pour lire l'extrait
Antigone a été arrêtée, après avoir tenté une seconde fois d’enterrer son frère, Polynice, malgré l’interdiction de Créon, avec lequel elle vient d’avoir un long conflit, allant jusqu’à le traiter de « cuisinier » en raison de ses compromissions pour gérer la ville de Thèbes. C’est alors qu’« [e]ntre Ismène ».
Cette scène contraste avec leur premier entretien, dans lequel Ismène s’était opposée au choix de sa sœur, exprimant sa peur de mourir, d’où son cri : « Antigone, pardon ! Antigone, tu vois, je viens, j'ai du courage. J'irai maintenant avec toi. »
Le rejet d'Ismène
Mais elle est accueillie par un rejet brutal, fondé sur deux raisons :
Une forme d’orgueil ressort de la répétition : « Ah ! non. Pas maintenant. Pas toi ! C'est moi, c'est moi seule. » En ajoutant, « Tu ne te figures pas que tu vas venir mourir avec moi maintenant. », tout se passe comme si elle voulait conserver la gloire que lui vaut son courage, en refusant de partager son statut d’héroïne.
Sa violence s’accentue par l’opposition établie entre cette demande d’Ismène, alors même qu’elle n’a pas agi : « Ce serait trop facile » est suivi d’une réplique qui met en valeur la difficulté qu’elle-même a vécue : « Il fallait y aller ce matin, à quatre pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles pendant qu'ils étaient tout près et te faire empoigner par eux comme une voleuse ! »
Cette riposte se teinte de mépris, quand, au lieu de voir dans la réaction insistante d’Ismène, « Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux pas rester sans toi ! », une preuve d’amour, elle la qualifie de « jérémiades » et lui refuse toute dimension tragique : « Tu as choisi la vie et moi la mort. »
Le triomphe affirmé
Mais Antigone va utiliser la volonté affirmée par Ismène, « Hé bien, j'irai demain ! , pour assurer son triomphe face à Créon, qu’elle peut ainsi menacer : « Tu l'entends, Créon ? Elle aussi. Qui sait si cela ne va pas prendre à d'autres encore, en m'écoutant ? » Elle va ainsi jusqu’au bout de son destin, assumé, en le provoquant violemment : « Qu'est-ce que tu attends pour me faire taire, qu'est-ce que tu attends pour appeler tes gardes ? Allons, Créon, un peu de courage, ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Allons, cuisinier, puisqu'il le faut ! »
Étude comparative : Créon et le Garde, chez Sophocle et Anouilh
Pour lire les extraits
Comme de tradition dans l’antiquité, il n’y a pas de didascalie dans la pièce de Sophocle. Mais, si l’on excepte la brève intervention du Chœur chez Sophocle, la structure de la scène est identique, et pose des caractéristiques similaires, à la fois sur la personnalité des personnages, le Garde et Créon, et sur la façon dont se mêlent les tonalités, le grotesque provoquant une rupture dans le tragique.
L’amorce de la scène : les précautions oratoires du Garde
La peur du garde chez Sophocle
Chez Sophocle, le Garde à la fois marque son respect vis-à-vis du roi, interpellé selon la tradition, « Ȏ roi », mais il avoue ouvertement sa peur, « l’inquiétude m’a fait faire bien des pauses en route », renforcée par son monologue intérieur, directement rapporté : « « Où vas-tu, malheureux ? tu cours à ta perte. Mais si tu demeures, Créon apprendra le fait par un autre, et comment alors échapperas-tu au châtiment ? »
Affiche de la mise en scène d'Antigone de Sophocle par Rémi Moureau
Mais la formulation de ses excuses fait sourire, car il évoque bien maladroitement sa lenteur, d’abord par son expression négative qui se veut un signe de son honnêteté : « Ȏ roi, je ne dirai pas que l’empressement m’a mis hors d’haleine, pour avoir couru d’un pied léger. » Sa conclusion est une tautologie comique : « j’ai été lent à faire la route, et voilà comment un court chemin est devenu long ». Enfin, la phrase concessive introduit une contradiction surprenante : « quoique la chose que j’ai à dire soit de peu d’importance, cependant je parlerai ». Mais, en ajoutant une ultime précaution, il se décharge de toute culpabilité, « je n’ai ni fait la chose, ni vu quel était celui qui l’a faite ; et il ne serait pas juste qu’il m’en arrivât malheur. » Il est donc logique qu’il provoque la curiosité de Créon, qui multiplie les questions et finit par s’énerver de ce retard : « Ne parleras-tu pas enfin, pour t’en aller ensuite, une fois acquitté de ce devoir ? » Ce garde est donc parfaitement conscient du risque qu’il court, exprimé par une nouvelle vérité d’évidence, « C’est qu’en effet les mauvaises nouvelles inspirent beaucoup de crainte », mais, appartenant au monde antique, il s’en remet à « la destinée ».
La modernisation du contexte chez Anouilh
Toute la gestuelle du garde, par exemple son « garde à vous », de même que son appellation de Créon, « chef », incessamment répété, et sa façon de se présenter, « Garde Jonas, de la Deuxième Compagnie », inscrivent d’emblée l’extrait dans le contexte de l’armée française du XXème siècle. Nous en retrouvons tout le champ lexical, « abandonner le poste », « le piquet de garde », « le garde de première classe », « engagé volontaire, la médaille, la citation », « pas encore promu ». Mais Anouilh, en prêtant à son personnage, cette peur marquée dès la didascalie, « il est vert de peur », accentue l’effet comique de son discours.
Dominique Lamour, Le Garde chez Anouilh, 2020. Cie du Carré Rond, Marseille
À travers son personnage, il caricature, en effet, l’armée, déjà en le qualifiant de « brute », puis par la lâcheté militaire qui ressort quand il explique longuement comment ils ont « tiré au sort pour savoir qui viendrait », modernisation plaisante de l’antique notion de destinée. Son discours devient comique quand il déplore sa mission et se livre à un autoportrait élogieux, renforcé par le discours direct rapporté pour se protéger : « J'ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire, la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef. Moi, je suis "service". Je ne connais que ce qui est commandé. Mes supérieurs, ils disent toujours : "Avec Jonas, on est tranquille." » Enfin, il est prêt à tout pour échapper à son châtiment, protester du respect des consignes, « on ne pouvait pas abandonner le poste tous les trois », de la hiérarchie, « Régulièrement, ça aurait dû être le première classe », en se déchargeant de sa responsabilité sur les autres : « On est trois, chef. Je ne suis pas tout seul. ». Le comique est poussé à l’extrême quand il prend même à témoin Créon de l’injustice qu’il subit : « N'est-ce pas, chef ? Je l'ai dit tout de suite, moi. C'est le première classe qui doit y aller. Quand il n'y a pas de gradé, c'est le première classe qui est responsable. Mais les autres, ils ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que j'aille chercher le première classe, chef ? »
De la même façon que chez Sophocle, toutes ces précautions oratoires agacent Créon, qui finit par adopter un ton menaçant : « Vas-tu parler, enfin ? S'il est arrivé quelque chose, vous êtes tous les trois responsables. Ne cherche plus qui devrait être là. »
Le message du garde
Le récit du garde chez Sophocle
L'annonce de la nouvelle se fait en deux temps.
L’annonce est brutale et très rapide, comme si le Garde cherchait à en amoindrir l’importance : « Eh bien ! je vais parler : quelqu’un tout à l’heure a enseveli le mort, et a disparu, après avoir répandu sur le corps de la poussière sèche, et accompli les pieuses cérémonies. » De même, les précisions apportées ne sont formées que de négations : « le sol n’était ni entamé par la bêche, ni creusé par la pioche ; la terre ferme et âpre n’était ni fendue, ni sillonnée par les roues d’un char, nul indice ne pouvait déceler l’auteur », « le corps, sans être inhumé, n’était plus apparent ; une légère couche, de poussière jetée à la hâte, comme pour éviter le sacrilège, le couvrait. Nulle trace de bête farouche, ni de chien, venu pour le déchirer n’y apparaissait. » Mais le contexte antique se reconnaît par le lexique, « pieuses cérémonies », « éviter le sacrilège », qui met en valeur la place du sacré, en lien avec le tragique.
Tout le reste du récit brise ce tragique à nouveau, en revenant aux réactions des gardes, qui relèvent du comique : « Alors éclatèrent les injures réciproques, les gardes s’accusaient mutuellement, et déjà on allait en venir aux coups, et personne n’était là pour calmer la querelle ». Leur peur est mise en valeur, et nous retrouvons la lamentation du messager qui déplore d’avoir été chargé de cette mission : « et c’est moi, infortuné ! que le sort condamna à cette triste commission. »
Chez Sophocle, la réaction de colère de Créon est immédiate, « Que dis-tu ? quel est l’homme qui a eu cette audace ? », mais ensuite, il n’interrompt plus le récit.
Le rôle de l'inversion chez Anouilh
Par le jeu de l’interruption qui ouvre le récit, « Hé bien, voilà, chef : le cadavre... », Anouilh inverse la construction originelle, en remettant au premier plan les excuses et les protestations du garde qui décrit longuement leur respect des consignes : « On était là, on parlait, on battait la semelle... On ne dormait pas, chef, ça, on peut vous le jurer tous les trois qu'on ne dormait pas ! » Il prend soin à nouveau de renforcer son propre éloge : « On était à deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de même... Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C'est pour ça que mes supérieurs, ils disent : ‘‘Avec Jonas... ‘’ (Un geste de Créon l'arrête, il crie soudain.) C'est moi qui l'ai vu le premier, chef ! »
L’annonce se trouve ainsi retardée, mais ici aussi sa présentation vise à la minimiser : « Le cadavre, chef. Quelqu'un l'avait recouvert. Oh ! pas grand-chose. Ils n'avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre... Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours » Anouilh garde les éléments du récit, « la terre était jetée sur lui. Selon les rites », mais introduit deux faits nouveaux : « un pas plus léger qu’un passage d’oiseau » et, surtout, « une petite pelle d’enfant, toute vieille, toute rouillée. » Anouilh rapproche ainsi davantage le tragique de la vie quotidienne.
Le récit gagne en vivacité par les questions de Créon qui le coupent, et qui amplifient sa colère : « Qui a osé ? Qui a été assez fou pour braver ma loi ? As-tu relevé des traces ? »
Le portrait de Créon
Chez Sophocle
L'hybris
Le personnage tragique, dans l’antiquité, subit un sort douloureux, non seulement en raison de la fatalité qui l’accable, mais aussi d’un défaut qui lui est propre, l’hybris, la démesure qui l’amène, lui simple mortel, à braver les dieux. C’est ce que Sophocle rappelle par la voix du Chœur : « Ȏ roi, ce fait ne serait-il pas l’ouvrage des dieux ? Voilà ce que mon esprit se demande depuis longtemps. » En refusant à Polynice des funérailles rituelles, Créon le condamne à une errance éternelle : il usurpe un jugement que seuls les dieux peuvent rendre.
Son hybris se manifeste par sa riposte violente, « Cesse de pareils propos, si tu ne veux mettre le comble à ma colère, et te montrer aussi insensé que tu es vieux », en reniant tout intervention divine. Ses questions rhétoriques, tout en traduisant sa colère, relèvent de l’hybris, puisqu’il se permet d’interpréter lui-même ce qui relève du sacré : « Ou bien vois-tu les dieux protéger les méchants ? »
L'homme de pouvoir
Rejetant ainsi le pouvoir des dieux, c’est son propre pouvoir sur la cité qu’il affirme, un pouvoir absolu, qualifié d’ailleurs de « joug », ce qui implique qu’il peut sans cesse être menacé par des révoltes : « depuis longtemps des habitants de la ville, mécontents de mes ordres, murmuraient contre moi, secouant la tête en cachette » Il explique donc la transgression de son interdiction par les seules réalités politiques, et Sophocle accompagne cela d’une longue critique du rôle corrupteur de l’argent : « il a introduit dans les actions des hommes la fraude et le mépris des lois divines ; il leur enseigne la ruse et l’impiété. » Tout est donc ramené au niveau humain, terrestre.
Créon, un roi tragique, Sarcophage, Berlin
Créon et le Garde, Antigone de Sophocle, mise en scène de Rémi Moureau, 2003. Théâtre de l’Opprimé, Paris
La menace
De ce fait, il est logique que toute la fin de la scène soit parcourue de menaces renforcées par le « serment » solennel, directement adressées aux gardes, d’abord collectives : « si vous ne découvrez l’auteur de cette sépulture interdite, et si vous ne l’amenez devant mes yeux, la mort seule ne suffira pas pour votre châtiment, vous serez d’abord pendus tout vifs ». Puis, alors qu'il réplique, toujours en protestant de son innocence, « Au moins ce n’est pas moi qui suis l’auteur du crime », la menace s’abat sur le garde : « Et c’est pour de l’argent que tu as livré ta vie. » Mais, du moins se réjouit-il d'avoir échappé dans l’immédiat au châtiment, d’où sa conclusion : « sauvé contre toute espérance, je dois aux dieux bien des actions de grâces. »
Chez Anouilh
L'homme de pouvoir
Anouilh supprime complètement toute référence à puissance divine supérieure, ne gardant de Sophocle que l’image de l’homme de pouvoir. Il met donc l’accent sur l’atmosphère de la ville, une rébellion qui touche tous les milieux : « L'opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l'ail, soudainement alliés aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque chose au milieu de tout cela. » Mais la découverte de la « petite pelle » permet à Anouilh d'introduire un élément nouveau, l’allusion à la culpabilité d'« [u]n enfant ». Elle joue un double rôle : d’une part, il détermine déjà un aspect du portrait d’Antigone ; d’autre part, comment ne pas rattacher à l’implication des plus jeunes, étudiants, parfois même lycéens, dans les mouvements de résistance contre l’occupation nazie l’image du jeune fusillé : « Un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes fusils. »»
Le retour au comique
Comme chez Sophocle, la scène se termine sur la menace : « Vous êtes tous coupables d'une négligence, vous serez punis de toute façon ». Mais cette menace porte sur un ordre bien différent, celui de se taire, et non de découvrir ou de dénoncer le coupable, mais celui de se taire : « Et pas un mot. » En fait, Anouilh prête à Créon une forme de cynisme, l’idée qu’un homme de pouvoir doit pouvoir agir en secret, savoir se préserver pour sauver d’abord son pouvoir : « si le bruit court dans la ville qu'on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois. »
Mais surtout, la fin de l'extrait brise le tragique, dépourvu de toute dimension sacrée, avec un retour au comique dû aux protestations réitérées du garde, qui revient à la vie quotidienne du soldat : « Chef, on a fait tout ce qu'on devait faire ! Durand s'est assis une demi-heure parce qu'il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le dira. » Signalée par la didascalie, « Il sue à grosses gouttes. Il bafouille. » et associée à ses prières, même sa peur devient comique quand il va jusqu’à prendre le roi à témoin : « Vous témoignerez pour moi que j'étais ici, chef, devant le conseil de guerre. J'étais ici, moi, avec vous ! J'ai un témoin ! Si on a parlé, ça sera les autres, ça ne sera pas moi ! J'ai un témoin, moi ! »
POUR CONCLURE
Cette comparaison permet de mesurer la façon dont Anouilh se sert de son modèle, Sophocle, pour réécrire le mythe en l’inscrivant dans le contexte de son époque : celui de la seconde guerre mondiale et de l'occupation nazie, où le pouvoir, représenté par Créon, s’impose par la menace, donc par la peur, à commencer par celle de ceux qui sont à son service, tel ce garde, mais où la résistance prend des risques pour braver les ordres, ici en préservant le cadavre de Polynice des animaux sauvages.
Mais au-delà de cette actualisation, qui désacralise totalement la grandeur tragique, jusqu'à adopter une tonalité comique, nous reconnaissons aussi l’esprit critique d’Anouilh, sa satire de l’armée, qu’il ridiculise, et son pessimisme sur le fonctionnement de la société, déchirée par des luttes de pouvoir et où règne le cynisme.
Lecture cursive : L'arrestation d'Antigone
Pour lire l'extrait
L’entretien entre Créon et le Garde, venu lui annoncer la transgression de son interdiction, et les menaces lancées par le roi entraînent un long monologue du Chœur sur la tragédie, ses caractéristiques et ses héros. Il prend fin avec l’entrée en scène d’Antigone, « poussée par les gardes », qui annonce l’épisode central de la pièce, puis le Chœur sort : « Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle- même pour la première fois. »Mais, après ce moment dramatique, cette scène peut surprendre en raison du décalage introduit par Anouilh.
Le portrait d'Antigone
La violence de ses premières répliques, avec le tutoiement, « Dis-leur de me lâcher, avec leurs sales mains, ils me font mal. », « Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille d'Œdipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai pas. », illustre à la fois sa révolte et l’orgueil propre aux héros tragiques, car elle affirme sa dignité à un peuple jugé inférieur. Rappelons que, dans la tradition antique, la tragédie concerne de nobles héros, et c’est bien dans cette dimension tragique que s’inscrit son ajout : « Je veux bien mourir, mais pas qu'ils me touchent ! » Elle a conscience du sort qui l’attend, et la didascalie, elle « regarde ses mains tenues par les menottes avec un petit sourire », révèle sa satisfaction d’être allée jusqu’au bout de la fatalité, dont elle a fait un devoir. L’anachronisme des « menottes » augmente en fait le tragique, en concrétisant son impuissance.
Antigone arrêtée. Mise en scène de Dominique Lamour, 2020. Cie du Carré Rond, Marseille
Elle se replie ensuite dans le silence jusqu’à sa « demande d’une petite voix » qui rappelle qu’elle est encore jeune. Le passage au vouvoiement montre qu’elle entre vraiment dans la réalité et admet sa faiblesse : « Je voudrais m’asseoir un peu, s'il vous plaît. »
La toute-puissance de Créon
lLes nombreuses allusions des gardes à leur statut militaire, « une récompense », « le mois double », « être publiquement félicités », « une cérémonie dans la cour de la caserne, comme pour les décorations. » révèlent indirectement la façon dont le pouvoir politique s’impose grâce à la force militaire qui le soutient parce qu’elle y voit son intérêt.
Cette puissance est confirmée par l’entrée en scène de Créon, avec la réaction du garde indiquée dans la didascalie, « le garde gueule aussitôt », et son appel immédiat, « Garde à vous ! », en signe de respect. Mais les questions du roi, « Qu’est-ce que c’est ? », « Qui garde le corps ? », suggèrent déjà une menace, que confirme l’insistance sur son ordre par la répétition : « Je t'avais dit de la renvoyer ! Je t'avais dit de ne rien dire. » Nous retrouvons ici aussi cette volonté du secret, le faut que le pouvoir affirme avec cynisme une toute-puissance absolue qui peut recourir à la manipulation du peuple. Le garde ne peut donc qu’avoir peur.
L'image des gardes
L’image des gardes crée un décalage avec la dignité tragique des deux héros, car Anouilh, en allongeant leur prise de parole, accentue encore leur dimension grotesque en inscrivant leur présence dans le comique.
Leur mépris grossier
Ils font d’abord preuve d’un total mépris envers Antigone, qu’ils tutoient et rabaissent avec vulgarité : « La fille d'Oedipe, oui ! Les putains qu'on ramasse à la garde de nuit, elles disent aussi de se méfier, qu'elles sont la bonne amie du préfet de police ! », « elle était là, à gratter comme une petite hyène », « cette garce », « C’est une folle, oui ! » Bien évidemment, à aucun moment, ils ne cherchent le mobile de son geste, dans lequel ils ne voient qu’une « audace » qui, finalement, dérange leur tranquillité.
Leur matérialisme
Tout ce qui leur importe se rattache à leur confort et à des satisfactions physiques : le tabac (la « chique »), manger et boire, faire un « gueuleton » à moindre coût « chez la Tordue… », et leur temps de repos : « on a quartier libre dimanche ». Pour eux, l’argent est une préoccupation essentielle, d’où leur espoir d’un « mois double » ou la comparaison des prix : « T'es pas fou ? Ils te vendent la bouteille le double au Palais. » Ils affichent sans honte le fait d’être « saoul », et de tromper leurs femmes en allant au « Palais arabe » pour « monter », c’est-à-dire aller voir des prostituées, comme le rappelle l’un d’eux : « Dis, Boudousse, tu te rappelles la grosse du Palais ». Aucun égard donc pour leurs épouses, pas plus pour leurs enfants, qui peuvent gêner leurs plaisirs : « Non, entre nous qu'on rigole... Avec les femmes, il y a toujours des histoires, et puis les moutards qui veulent pisser ».
Leur vulgarité
Cette image est accentuée par leur langage, argotique, comme le verbe « rigoler », récurrent, « on se les cale », « les moutards », jusqu’à une extrême vulgarité, « Elle montrait son cul » ou le verbe « pisser ». Au lexique s’ajoute la syntaxe, relâchée et incorrecte : « qu’est-ce qu’on va se payer », « t’es pas fou ? »
POUR CONCLURE
Les gardes sont donc des êtres vulgaires, outranciers, dépourvus de tout raffinement, que nous n’attendrions pas dans une tragédie. Ainsi, d’un côté cette scène s’inscrit dans le burlesque, en raison du décalage entre le tragique, le statut royal de Créon et la dignité d’Antigone et ces trois personnages, dont le dialogue relève, lui du comique, surtout si nous imaginons les gestes des acteurs.
Mais la mise en scène de 1944, avec le costume des gardes qui les rapproche du contexte de l’Occupation nazie, conduit à s’interroger sur l’intention d’Anouilh. Veut-il vraiment faire rire le public ? Ou bien ce décalage conduit-il, au contraire, à renforcer le tragique, mais différemment de son modèle antique ? Dans l’antiquité, en effet, le tragique, dû à la fatalité, était reconnu de tous par sa force sacrée ; au contraire chez Anouilh, dépeint par les gardes qui escortent l'héroïne, le geste d’Antigone avec sa « pelle » paraît dérisoire, incompréhensible, une révolte absurde finalement.
Antigone arrêtée par les gardes. Mise en scène d'André Barsacq, 1944
Explication : L'image du pouvoir, de « Créon, la secoue, hors de lui… » à «… Ce serait si simple. »
Pour lire l'extrait
Lecture cursive : le début du face-à-face entre Antigone et Créon
lAntigone, arrêtée après avoir cherché à enterrer, pour la seconde fois, le corps de son frère Polynice, est conduite devant le roi Créon dont elle a transgressé l’interdiction. Le Chœur avait annoncé : « Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle- même pour la première fois. » Le débat entre la jeune fille et celui qui est aussi son oncle et le père de sn fiancé, Hémon, installe immédiatement la tension et les enjeux tragiques.
L'indulgence de Créon
Les premières questions de Créon visent à s’assurer d’une absence de témoins au délit accompli par Antigone, de façon à lui assurer l’impunité. Ainsi s’inverse l’image de ce roi, menaçant et autoritaire avec les gardes, prêt lui-même à l’indulgence. D’où son ordre : « Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu n'es pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes. » Mais le mensonge et le meurtre, qu’il envisage froidement, révèlent son absence de conscience morale car il est prêt lui-même à transgresser son ordre pour protéger sa famille.
La résistance d'Antigone
Un premier tournant intervient avec le refus d’Antigone, « Pourquoi ? Puisque vous savez bien que je recommencerai. » Le « silence » et l’échange de regards dans la didascalie ouvrent le débat entre deux adversaires qui mesurent leur force, d’un côté la puissance royale, « Je l’avais interdit », de l’autre la morale, avec la répétition d’Antigone : « Je le devais », « Je le devais tout de même. » Anouilh reprend alors son modèle mythique, le sacré propre à l’antiquité grecque qui justifie les rites funéraires : « Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. » En choisissant l’exemple de « la chasse », elle y associe la piété filiale tout en rappelant la fatalité qui pèse sur les Labdacides, avec les morts qu’elle a provoquées.
Le face-à-face d'Antigone et de Créon. Mise en scène d'André Barsacq, 1944
Le débat
L’extrait marque l’entrée dans le débat, dont le thème est le pouvoir de la loi, fondée sur la justice de l’« édit » affirmée avec force par Créon, « C’était un révolté et un traître, tu le savais. », face au devoir moral, proclamé par Antigone : « C’était mon frère. » Le débat articule alors le contexte antique, la proclamation des lois par des hérauts, « aux carrefours », et le contexte de la seconde guerre mondiale : « l’affiche sur les murs de la ville » rappelle celle que les occupants nazis faisaient placarder pour annoncer des condamnations à mort de résistants, telle celle dite "l’affiche rouge", restée célèbre.
L"affiche rouge", 21 février 1944
Créon entreprend, face à la résistance d’Antigone, de la ramener elle-même à une contradiction. Elle aurait joué sur deux tableaux, en transgressant l’interdit, par devoir moral, mais en comptant échapper à la mort en raison de son lien familial avec le pouvoir : « Tu as peut-être cru que d'être la fille d'Œdipe, la fille de l'orgueil d'Œdipe, c'était assez pour être au- dessus de la loi. » À la valeur morale posée par Antigone Créon oppose donc une autre valeur morale, le devoir, pour tout être proche du pouvoir, de donner l’exemple : « La loi est d'abord faite pour toi, Antigone, la loi est d'abord faite pour les filles des rois ! » Mais il contredit ainsi le début de leur entretien, sa proposition de lui éviter la mort, qu’il rappelle : « tu as pensé que tu étais de race royale, ma nièce et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu'il arrive, je n'oserais pas te faire mourir. »
La fin de ce premier échange met donc face-à-face un roi finalement faible, car prêt, lui aussi, par amour paternel, à une entorse à son devoir, à une héroïne qui, elle, admet d’assumer son choix jusqu’à la mort : « J'étais certaine que vous me feriez mourir au contraire. » Mais d’où lui vient cette certitude ? D’une affirmation de sa liberté, d’une part, mais aussi de son inscription dans la tragédie, en tant que victime d'une fatalité inexorable.
Ce passage poursuit le face-à-face entre le roi Créon et Antigone, sa nièce et la fiancée de son fils, Hémon, à laquelle il essaie d’éviter la mort, promise par sa propre loi à quiconque accomplirait les rites de funérailles sur le cadavre de Polynice. Alors qu’il essaie de la raisonner, il se heurte à une résistance car elle se montre prête à récidiver : « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert » Plus il essaie de la sauver, plus elle affirme sa volonté d’aller jusqu’au bout de cet acte, en rejetant avec mépris ce roi qui, pour assurer son pouvoir et ramener l’ordre dans la cité de Thèbes, en arrive à prendre des décisions qui, en réalité, lui répugnent. En provoquant ainsi sa colère, elle l’amène à développer sa conception du pouvoir. Comment, à travers cette confrontation, Anouilh fait-il ressortir deux images opposées du pouvoir et de la morale ?
Pour lire l'extrait
Lytras Nikiforos, Antigone devant le corps de Polynice, 1865. Huile sur toile, 100 x 150. Pinacothèque nationale d’Athènes
1ère partie : une métaphore filée (des lignes 1 à 21)
La barque dans la tempête
Cette longue tirade repose sur une première image du rôle des gouvernants : ils « mènent la barque » et c’est là leur devoir. Il développe ensuite cette image, en montrant cette « barque » prise dans la tempête, en multipliant les indices qui permettent d’identifier ce qu’elle représente. Avec son équipage et son capitaine, qui tient le « bout de bois », « cramponné à la barre », ce bateau est la cité de Thèbes, menée par son roi, Créon.
La tempête
Elle est dépeinte dans toute sa violence, ce qui fait que « le gouvernail est là qui ballotte ». Dès le début, il insiste sur le fait que la barque « prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère. » Cette énumération fait référence aux dangers au sein même de la ville, car le peuple est dangereux, et, parfois, ne comprend pas où se trouve son intérêt car il vit lui-même au milieu des difficultés. Mais il y a aussi des dangers qui viennent de l’extérieur, telle la guerre menée par Polynice : « le vent siffle », « gifle » les occupants, et déchaîne les flots, jusqu’à que se dresse une « montagne d'eau » devant la barque, et soudain « une vague […] vient de s'abattre sur le pont » Une guerre d’autant plus inattendue qu’elle peut avoir été provoquée par quelqu’un dont on ne se méfiait pas, « peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille », ici il s’agit de Polynice s’opposant à son propre frère, Étéocle. La barque risque alors le naufrage, menace proche mise en valeur par la polysyndète : « car Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer ».
Les passagers
Mais le comportement des passagers ne fait qu’accentuer cette terrible situation. La métaphore accuse d’abord l’« l’équipage », c’est-à-dire le peuple faire fonctionner Thèbes : il « ne veut plus rien faire », donc n’obéit plus, et « ne pense qu’à piller la cale », dans laquelle sont transportées les richesses, et, comme vu précédemment avec les gardes, qu’au profit matériel à tirer. Mais sont aussi accusés les « officiers », les principaux dirigeants de la ville, conseil du roi, ministres…, qui ne pensent qu’à fuir : ils « sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. » Ce sont des égoïstes qui ne se soucient que d'eux en faisant preuve d’une totale lâcheté. Le lexique familier, péjoratif et méprisants, souligne la violence qui règne alors chez tous à cause de ces comportements : « et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. »
Le devoir du roi
Par sa métaphore, Créon cherche à persuader Antigone du bien-fondé de sa loi, d’où la modalisation qui renforce son discours, introduite par la didascalie. Il « la secoue soudain, hors de lui », et l’interpelle violemment, en ajoutant au juron, « Mais, bon Dieu ! », l’injure dans son injonction exclamative : « Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! » Son appel ainsi lancé est repris à la fin de la tirade par la question oratoire : « Est-ce que tu le comprends, cela ? »
La colère de Créon. Mise en scène de Marc Paquien, 2014, Comédie-Française
Il pose de ce fait ses arguments, en se citant lui-même comme exemple, « J'ai bien essayé de te comprendre, moi. », en invoquant, par l’anaphore, le premier, un devoir incontournable : « Il faut pourtant ». C’est cet argument qu’il prolonge par une nouvelle interrogation : « Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? » Pour lui, la fin justifie les moyens. Quand un peuple est confronté au danger, le seul devoir de l’homme de pouvoir est de s’engager, de tout faire pour le sauver, sans se poser de questions, sans s’interroger sur les conséquences possibles par peur pour lui-même, ou par scrupules moraux. Dire « oui » exige donc, à ses yeux, du courage et impose une action immédiate, même si elle exige de la violence et de transgresser la morale : « On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! » Finalement, le gouvernant se sacrifie lui-même en se mettant au service du peuple, et c’est ce que met en valeur l’antithèse à la fin de cette tirade : « Cela n’a pas de nom. […] la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. » celui qu’on abat « n’a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom ». La guerre est si terrible qu’elle efface toute considération personnelle : « Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. »
Créon s’oppose ainsi au choix d’Antigone qui, elle, a agi au nom du salut de l’âme de son frère, et pour elle-même, pour garder sa conscience pure.
L'échec de l'argumentation
Mais il échoue à persuader Antigone, dont la dernière réplique se charge d’une ironie méprisante : « Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple. » Elle proclame ainsi la supériorité de l’homme, qui tire sa dignité, à ses yeux, de sa faculté de choisir librement son propre destin, en refusant de se soumettre à des exigences collectives si elles ne correspondent pas à son éthique personnelle. Elle refuse donc de ressembler à des « bêtes », d’obéir à un chef, comme les « bêtes », sans réflexion et sans morale.
POUR CONCLURE
Le discours de Créon illustre parfaitement les deux objectifs de toute argumentation : convaincre l’adversaire par des arguments, en faisant appel à sa raison, mais il faut aussi le persuader, en touchant son cœur, en suscitant ses émotions : c’est notamment le rôle des métaphores. Mais il échoue face aux certitudes d’Antigone dans un débat qui renvoie à une question fondamentale : la fin justifie-t-elle les moyens ? C’était celle que se posaient, à l’époque d’Anouilh, aussi bien l’occupant nazi que ceux qui, comme Pétain, avaient accepté de collaborer avec lui, et même les résistants, dont les actes de lutte, alors qualifiés de « terrorisme », entraînaient souvent la mort d’otages innocents. Ce débat, chez lui, oppose les valeurs collectives, prônées par Créon, à l’éthique individuelle privilégiée par Antigone, question qui reste très actuelle. Mais en cela, il marque sa différence avec son modèle, Sophocle, chez qui les deux personnages soutenaient des valeurs collectives, pour l’une, celles qui relèvent du sacré, les lois des dieux, pour le roi celles qui règlent la société, celles de la cité.
Lecture cursive : le rôle de la vérité
Pour lire l'extrait
Malgré tous ses arguments pour amener Antigone à renoncer à sa volonté d’offrir à Polynice les funérailles interdites par Créon, celui-ci a échoué : prête à aller jusqu’à la mort, elle lui résiste et le provoque. Le roi va alors choisir l’ultime solution, détruire ce qui fonde le « rôle » que s’est donné Antigone, la piété familiale : « Tu sais pourquoi tu vas mourir, Antigone ? Tu sais au bas de quelle histoire sordide tu vas signer pour toujours ton petit nom sanglant ? » Il s’agit donc pour lui de la ramener à la vérité, en démythifiant ce à quoi croit la jeune fille, l’« histoire » qu’il a présentée à la cité de Thèbes : « Non, tu crois la savoir, tu ne la sais pas. Personne ne la sait dans Thèbes, que moi. Mais il me semble que toi, ce matin, tu as aussi le droit de l'apprendre. »
Le portrait de Polynice
Il fait appel aux souvenirs d’enfance qu’Antigone garde de ses deux frères : comme toute petite fille, elle admirait ces « grands ». Créon s’emploie donc à briser cette image, idéalisée par une enfant, en brossant un portrait très péjoratif de Polynice, modernisé pour en faire un jeune homme du XXème siècle : « Un petit fêtard imbécile, un petit carnassier dur et sans âme, une petite brute tout juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus d'argent dans les bars. Une fois, j'étais là, ton père venait de lui refuser une grosse somme qu'il avait perdue au jeu ; il est devenu tout pâle et il a levé le poing en criant un mot ignoble ! »
Antigone ne peut que répondre avec insistance « Ce n’est pas vrai ! », mais elle est contrainte de reconnaître cette première vérité face aux faits présentés, la guerre provoquée par Polynice, traître à sa patrie : « Il s'est engagé dans l'armée argienne. Et, dès qu'il a été chez les Argiens, la chasse à l'homme a commencé contre ton père, contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume. Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient toujours par avouer qu'ils avaient reçu de l'argent de lui. » Un premier aveu, « Oui, c’est vrai » montre que la certitude d’Antigone commence à être ébranlée.
Le portrait d'Etéocle
Dans un deuxième temps, à partir de la ligne 54, c’est l’image d’Étéocle, considéré comme un héros à Thèbes qu’il démythifie : « Car c'est cela que je veux que tu saches, les coulisses de ce drame où tu brûles de jouer un rôle, la cuisine. J'ai fait faire hier des funérailles grandioses à Étéocle. Étéocle est un héros et un saint pour Thèbes maintenant. »
En amplifiant l’héroïsation d’Étéocle face à la cité réunie, il fait ressortir le contraste avec la réalité, négative : « Étéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant. » Il impose ainsi l’idée que tout est faux, une « cuisine » jugée nécessaire par le roi pour ramener la paix dans la ville, en lui fournissant un coupable, « Il fallait bien. Tu penses que je ne pouvais tout de même pas m'offrir le luxe d'une crapule dans les deux camps », et, inversement, un modèle de patriotisme : « Seulement, il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un d'eux. »
Étéocle et Polynice combattant sous les murs de Thèbes, vers 555-560 av. J.-C. Musée du Louvre, Paris
L'édit royal
Mais Créon va aller encore plus loin en ôtant tout sens à l’édit interdisant d’accorder des funérailles au cadavre de Polynice, puisqu’il s’est avéré impossible d’identifier les corps : « Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables ». Ainsi, le geste d’Antigone devient totalement absurde : « J'ai fait ramasser un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était. Je ne sais même pas lequel. »
Le combat d’Étéocle et de Polynice. Urne cinéraire, II°s. av. J.-C. à Chiusi. Terre cuite, 26,5, 43, 20,5. Musée Saint-Rémi, Reims
POUR CONCLURE
Les didascalies montrent que c’est Créon révèle cette vérité presqu'à regret : « (Il rêve un temps, la tête dans ses mains, accoudé sur ses genoux. On l'entend murmurer.) Ce n'est pas bien beau, tu vas voir. (Et il commence sourdement sans regarder Antigone.) » Mais, en même temps, il l’assume pleinement, en considérant que c’était son devoir de roi, d’où sa conclusion : « Et je t'assure que cela m'est bien égal. »
La réaction d’Antigone laisse penser qu’il a réussi à lui ouvrir les yeux, en effaçant toutes ses illusions : « ANTIGONE. – Pourquoi m'avez-vous raconté cela ? […] – CRÉON. – Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ? – ANTIGONE. – Peut-être. Moi, je croyais. »
Mais cela suffira-t-il à la faire renoncer à une récidive ?
La désillusion d'Antigone. Mise en scène de Marc Paquien, 2014, Comédie-Française
Travail d'écriture : l'argumentation
Pour voir des pistes pour une correction
SUJET : Qui, de Créon ou d’Antigone, vous paraît choisir la facilité ?
Justifiez votre opinion en développant une argumentation construite sur l’opinion des deux personnages et soutenue par des exemples précis.
Explication : Autour du bonheur, de « Créon. - Tu as toute la vie devant toi... » à «…quand j'étais petite - ou mourir. »
Pour lire l'extrait
Quand Antigone, arrêtée pour avoir transgressé l’édit du roi Créon interdisant des funérailles officielles à Polynice, considéré comme traître, paraît devant celui qui est aussi son oncle et le père de son fiancé, Hémon, il tente d’abord de lui épargner la mort promise. En raison du refus de se soumettre de l’héroïne, le conflit devient violent : tous deux échangent des arguments, en vain. Antigone résiste jusqu’à ce que Créon lui ouvre les yeux sur la réalité de ses deux frères, de sa loi… Accablée par ces révélations, elle cède alors : « Je vais remonter dans ma chambre », annonce-t-elle. Créon introduit, de ce fait, un nouveau thème, une promesse de bonheur. Comment Anouilh met-il en place, à travers les réactions d’Antigone, le renouvellement de sa révolte ?
1ère partie : l'indulgence de Créon (des lignes 1 à 17)
Le bonheur selon Créon
En la comparant, dans sa première phrase, à « un trésor », à ne pas « gaspiller » et avec insistance, « Rien d’autre ne compte », Créon invite Antigone à saisir toute la valeur de la « vie » : « Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. » Sa métaphore souligne le fait qu’elle est éphémère, ce que renforce les images qui soutiennent ses conseils insistants : « Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. » Il souligne à quel point la force vitale s’amoindrit avec l’avancée en âge, en l’illustrant par une image qui dépeint la vieillesse : « Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. » Cela l’amène à définir progressivement sa conception du bonheur, fait de plaisirs simples : « la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. » Il associe ainsi les joies de l’esprit, à celles de la création et du corps apaisé, à celles apportées par l’affection de ses proches, jusqu’à sa conclusion : « la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur. »
Un face-à-face
Ce passage marque une évolution dans le conflit. Créon, devant la réaction d’Antigone, est, de toute évidence soulagé, persuadé de l’avoir finalement convaincue de renoncer à risquer la mort : « Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore. » Mais la si brève acceptation de sa nièce, « Oui », l’amène à insister en lui cédant à son tour, une façon de lui donner raison : « Je te comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que je buvais tes paroles. »
Créon et Antigone : l’apaisement du conflit. Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny
Il intériorise ainsi leur conflit, non plus celui d’un roi bravé par une rebelle, mais celui qui oppose la jeunesse à la vieillesse, la sagesse de celui qui a perdu ses illusions et accepte le réel, donc des compromis, aux plus jeunes encore pleins d’élan et généreux : « J'écoutais du fond du temps un petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner lui aussi... »
En les englobant dans le pronom pluriel, « ils », Il accuse, parallèlement, ceux qui essaient de se servir à leur profit des illusions de la jeunesse : « Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. » Mais il reconnaît aussi qu'en tant que roi lui aussi exploite le peuple en lui rappelant la fausseté de sa stratégie politique : « Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. » Sa conclusion révèle, en fait, toute l’amertume d’un homme qui a mesuré les réalités sociales, et qui s’en accommode : « Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard ». C’est sur ce décalage d’âge qu’il conclut, en faisant de la vieillesse un atout, elle enlève les illusions et permet de mesurer le prix de la vie : « de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ».
2ème partie : les premiers doutes (des lignes 18 à 28)
Deux adversaires
Le doute introduit par Antigone rejaillit sur Créon, conscient de leur décalage, comme le montre la didascalie explicative, il « a un peu honte soudain », et la question qu’il lui renvoie, « Un pauvre mot, hein? », comme si, à son tour, il remettait en cause lui-même sa définition. Mais, dès le moment où Antigone avance ses critiques, qui le visent indirectement, il revient lui aussi à son opposition : « CRÉON, hausse les épaules.– Tu es folle, tais-toi. »
Il relance ainsi sa révolte, dans une exclamation violente : « Non, je ne me tairai pas ! » Par son anaphore, « Je veux savoir », elle mêle ses doutes à une prière insistante, en lui renvoyant ses conseils de sagesse : « Je veux savoir comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre. »
Le questionnement d'Antigone
La didascalie qui accompagne la réaction d’Antigone, intonation et mimique, « murmure, le regard perdu », de même que sa réplique interrompue, traduit ses doutes : « Le bonheur… » Ils se précisent par une série de questions, d’abord neutres, « Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? », puis elle se fait plus agressive, en attaquant plus directement Créon par son image péjorative : « Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? » Elle termine par une attaque plus violente, en accentuant le rythme de sa critique, renforcé par la répétition : « Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? »
3ème partie : une image de l’amour (des lignes 29 à 43)
Antigone et Hémon
Par sa question, Créon tente de ramener à nouveau Antigone à la vie : « Tu aimes Hémon ? »
Mais elle revient sur l’opposition introduite par Créon dans sa première tirade entre la jeunesse et la vieillesse, en mettant face-à-face deux portraits d'Hémon.
Ses adjectifs, « J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. », dressent un portrait idéal, qu’elle va préciser par des exemples, révélateurs du souhait d’un amour fusionnel, où seule compte la présence de l’autre, la communion avec lui, présenté en gradation : il doit « pâlir quand [elle] je pâli[t] », la « croire morte quand [elle est] en retard de cinq minutes », enfin « se sentir seul au monde et [la] détester quand [elle] ri[t] sans qu’il sache pourquoi ».
La force de l’amour : Antigone et Hémon. Mise en scène de N. Briançon, 2003. Théâtre Marigny
Ce portrait idéal s’oppose sa critique de la vieillesse, formulée dans son hypothèse, reprise de son conflit avec Créon, « Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure ». Elle ne voit dans cette vieillesse que la cause de changements négatifs, d’où la récurrence de la formule négative dans les hypothèses alors développées : « s’il ne doit plus ». En fait, elle ramène ainsi Hémon à l’image de son père : « s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit apprendre à dire « oui », lui aussi », ce qui la conduit au rejet brutal : « alors je n'aime plus Hémon. »
La violence du conflit
Créon a très bien compris à quel point ce double portrait le vise personnellement, d’où sa réaction violente : « Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi. »
L’ordre ainsi lancé, celui de se soumettre, ne fait que renforcer Antigone dans sa révolte, et elle retrouve son ironie blessante : « Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. » L’image d’un « royaume » soutient ainsi, face à Créon qui insistait sur la sagesse acquise avec l’âge, la supériorité de la jeunesse, à laquelle elle oppose l’énumération satirique qui dépeint Créon. L’ironie s’amplifie en sarcasme, avec la didascalie « (Elle rit. »), reprise avec insistance, « Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! » Elle mêle alors la dénonciation psychologique, une pseudo sagesse à ses yeux, « le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. », démasquant ainsi son pouvoir à la tête de la cité, et la caricature physique qui le ridiculise : « La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi. »
Ainsi, là où Créon mettait en avant le prix de la vie, à l’inverse, elle en fait une force destructrice.
4ème partie : la révolte (de la ligne 38 à la fin)
Deux adversaires
La violence verbale d’Antigone relance le conflit, avec, pour Créon, la violence physique et sa question exaspérée : « CRÉON, la secoue. – Te tairas-tu, enfin ? » Anouilh retrouve alors le procédé traditionnel dans la tragédie antique, la stichomythie, qui scande le débat, quand Antigone reprend le verbe employé par Créon dans une question rhétorique, « Pourquoi veux-tu me faire taire ? », et multiplie ensuite les répétitions : « Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais » Elle reprend son image précédente du bonheur, mais en interpellant plus directement Créon, comparé à un chien : « tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os. » Celui-ci n’a plus alors que l’insulte pour lui renvoyer son mépris : « Le tien et le mien, oui, imbécile ! »
Un désir d'absolu
Par l’exclamation qui généralise son attaque, « Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! », elle trace, en négatif, son propre portrait.
Elle dénonce ceux qui, en accordant à la vie une valeur suprême, « votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte », sont prêts à toutes les compromissions, à toutes les bassesses, à mentir, voire à tuer, d’où la poursuite de son image péjorative : « On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. » Elle y voit une forme de médiocrité, de résignation à se contenter de peu : « Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. »
Une héroïne éprise d'absolu : film de Giorgos Tzavellas, 1961
En inversant cette critique, elle fait ressortir avec une force restituée par le rythme de la phrase, son désir d’absolu : « Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! » L’opposition verbale renforce encore ce refus : « Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. », « je veux être sûre de tout aujourd’hui ». Nous retrouvons là la tirade adressée à Ismène au début de la pièce, où elle expliquait son rejet des limites et des contraintes imposées par les adultes, et même son langage se fait alors enfantin, avec la reprise de la formule des adultes, être « bien sage ». Comme une enfant, donc, elle continue à vivre dans le présent. Son ultime souhait, « que cela soit aussi beau que quand j'étais petite » traduit, en fait, traduit sa nostalgie de l’ignorance enfantine, d’une forme d’innocence et de pureté, le refus de tenir compte des réalités du monde adulte, qu’elle perçoit comme autant de laideurs. D’où la rupture brutale, marquée par le tiret, « – ou mourir », puisque Créon, illustrant la vieillesse, ne lui offre, lui, qu’un modèle d’impureté. le mien, oui, imbécile ! »
POUR CONCLURE
Cet extrait marque une évolution importante du conflit comme de la personnalité d’Antigone. Prêt à sauver Antigone, Créon quitte, au début, son rôle de chef de la cité, contraint à l’autorité pour maintenir l’ordre alors même qu’il n’aspire qu’à jouir d’une vieillesse paisible. Il ne le reprend que face aux provocations et aux sarcasmes d'Antigone. Les réactions de la jeune fille amènent à mieux percevoir la raison qui l’a poussée à transgresser l’interdiction : au-delà de la piété filiale, au-delà des motifs religieux, elle porte en elle le désir de maintenir l’affirmation de soi et la pureté, à tout prix et jusqu’à la mort. Ces répliques sont à mettre en parallèle avec la scène qui ouvre la pièce, où elle explique à la nourrice comment elle ressent profondément la beauté du monde, puis à sa sœur ses joies d’enfant. Antigone devient ainsi, dépassant l’image qu’en a donnée Sophocle, le symbole de la force de la jeunesse et de sa résistance aux compromis imposés par les réalités politiques et sociales.
Étude d'ensemble : Le portrait d'Antigone
Pour se reporter à l'analyse
À ce stade du parcours, et avant le dénouement, il est possible de dégager le portrait d’Antigone, découvert lors des moments de conflit, mais aussi par ses propres discours où se révèlent ses multiples facettes. Anouilh, en l’actualisant, a su réactiver le tragique hérité de Sophocle : il fait revivre cette héroïne victime de la fatalité, prête à aller jusqu’au bout de son destin. Mais, là où Sophocle met l’accent uniquement sur les valeurs collectives, l’opposition entre les lois de la cité et la piété religieuse qui soutient sa révolte, Anouilh, lui, attribue à son héroïne cette dimension enfantine qui la rend nostalgique d’une pureté et d’une innocence perdues, et met en valeur son amour pour Hémon. De ce fait, elle est plus sensible, presque plus humaine que son modèle antique.
Explication : Père et fils, d' « Un silence. Ils sont l'un en face de l'autre... » à «...Il est sorti en courant. »
Pour lire l'extrait
Malgré les efforts de Créon, pour épargner à sa nièce, fiancée à son fils Hémon, la mort promise à qui transgresserait l’interdiction d’accorder des funérailles officielles à Polynice, considéré comme traître, Antigone refuse de renoncer et leur conflit, un temps apaisé, reprend avec violence. Quand arrive Ismène, sa sœur, qui affirme à son tour sa révolte, Antigone, tout en la rejetant, profite de cette occasion pour menacer Créon d’une contagion de la rébellion au sein de la cité. Devant ses insultes, ses cris, ses provocations, son appel même à la mort, Créon ordonne à ses gardes de l’emmener. Mais ses cris ont retenti dans le palais, ce qui amène l’entrée en scène d’Hémon, venu implorer son père : « ne laisse pas ces hommes l'emmener ! » Après avoir affronté la résistance d’Antigone, c’est à présent la douleur de son fils qu’affronte celui qui est à la fois père et roi. Comment ce conflit met-il en valeur la dimension tragique de leur relation ?
1ère partie : l’impuissance d’un roi (des lignes 1 à 9)
Le rôle du Chœur
Dans la tragédie antique, un chœur intervient entre les épisodes pour commenter, en des chants lyriques, l’action qui se déroule sur scène. Les choreutes sont dirigés par un coryphée, qui peut aussi dialoguer avec les personnages. Anouilh reprend cette fonction du chœur antique, mais en l’incarnant dans un seul personnage. Par le choix du pronom « on », il se place aux côtés de Créon, et intervient habilement par ses questions, qui suggèrent des solutions pour empêcher la mort d’Antigone : « LE CHŒUR, s'approche. – Est-ce qu'on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu'elle est folle, l'enfermer ? », « Est-ce qu'on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain ? » Tout se passe comme si c’était là un ultime effort pour échapper à la fatalité tragique du mythe.
Mais la répétition de « Je ne peux pas » qui termine ses deux réponses met en valeur l’impuissance de ce roi, qui doit se plier à un autre pouvoir, celui du peuple de Thèbes.
Un douloureux face-à-face
Si, dans son long entretien avec Antigone, Créon a essayé de la faire renoncer à son geste transgressif, c’est à la fois parce qu’elle est sa nièce et, surtout, la fiancée de son fils. Quand Hémon entre en scène, ses cris ne peuvent donc que le bouleverser, car il sait qu’il va devoir affronter le chagrin de son fils, ce que traduit l’immobilité et le silence des acteurs indiquée dans la didascalie : « Un silence. Ils sont l'un en face de l'autre. Ils se regardent. »
Dans ses deux réponses, Créon introduit une justification, qui le montre soucieux d’une forme d’éthique, le souci d’égalité et d’une juste application de la loi : « Ils diront que ce n'est pas vrai. Que je la sauve parce qu'elle allait être la femme de mon fils. », « La foule sait déjà, elle hurle autour du palais. » Mais le verbe « elle hurle » suggère aussi la menace qu’elle représente, que balaie la réplique d’Hémon : « Père, la foule n'est rien. Tu es le maître. » Mais Créon, lui, invoque aussi la justice, celle du droit : « Je suis le maître avant la loi. Plus après. »
Le roi Créon dans Œdipe-Roi de Sophocle. Mise en scène au Théâtre Vrachon, Athènes, 2019
2ème partie :l’appel à l’amour (des lignes 10 à 21)
Une imploration
Créon contraint alors Hémon à changer de ton, à faire appel à l’amour paternel : « Père, je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser prendre. » L’anaphore dans ses deux questions lancent une prière rendue pathétique parce qu’il souligne la puissance de son amour pour Antigone en se montrant, lui aussi, prêt à mourir : « Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans elle ? Crois-tu que je l'accepterai, votre vie ? » Le rythme à nouveau binaire va crescendo dans l’accusation : « Et tous les jours, depuis le matin jusqu'au soir, sans elle. Et votre agitation, votre bavardage, votre vide, sans elle. » Cette image d’une vie sans amour fait écho au portrait qu’Antigone avait fait d’Hémon précédemment. Ses deux énumérations, aussi bien par l’insistance temporelle que par le lexique péjoratif, et qui se concluent par la répétition de la négation « sans elle », rejoignent aussi la critique lancée par Antigone contre tous ceux qui acceptent de se plier aux réalités. Plus après. »
Une douloureuse imploration. Mise en scène de Charly Marty. Théâtre de l’Élysée, 2011
La sagesse paternelle
Créon n’est pas insensible à la douleur de son fils, à laquelle il parle avec tendresse, « Si, Hémon. Si, mon petit. Du courage. », en tentant de le placer devant la réalité, le libre choix d’Antigone : « Antigone ne peut plus vivre. Antigone nous a déjà quittés tous. » Mais cela signifierait accepter qu’Antigone ne l’a pas suffisamment aimé pour vouloir vivre.
Il est donc amené à imposer à son fils une vision pragmatique, « Il faudra bien que tu acceptes », en invoquant, comme il l’avait fait d’ailleurs avec Antigone, la nécessité de quitter le monde de l’enfance, avec son exigence de pureté et d’innocence, pour entrer dans le monde adulte : « Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d'être un homme. Pour toi, c'est aujourd'hui... » C’est ce passage, douloureux, qu’il met en évidence dans sa représentation d’Hémon. S’il est encore un enfant par son désir d’un amour absolu, « Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cœur qui te fait mal mon petit garçon, pour la dernière fois... », dès qu’il aura accepté la douloureuse réalité, il aura définitivement grandi : « Quand tu te seras détourné, quand tu auras franchi ce seuil tout à l'heure, ce sera fini. »
3ème partie : le jugement d’un fils (des lignes 22 à 32)
L'émotion d'un père
La réplique d’Hémon, en écho, « C’est déjà fini », donne au verbe un autre sens que celui posé par Créon : si, pour son père, il signifie la fin de l’enfance, pour Hémon il signifie la fin de sa relation avec son père, ce qu’indique la didascalie par le mouvement et le ton : il « recule un peu, et dit doucement. » Créon ne s’y trompe pas d’ailleurs, d’où son injonction répétée : « Ne me juge pas, Hémon. Ne me juge pas, toi aussi. » Il a très bien compris, en effet, qu’Hémon rejoint la critique lancée par Antigone, qu’il accepte « humblement ».
Un jugement implicite
Toutes les questions d’Hémon, avec l’insistance de « c’était toi » ? », opposent le présent aux souvenirs d’enfance : elles visent à montrer à quel point la vie a changé son père.
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Créon vient d’avouer « je ne peux pas », détruisant ainsi à son image de puissance aux yeux de l’enfant, présentée par un lexique hyperbolique : « Cette grande force et ce courage, ce dieu géant qui m'enlevait dans ses bras et me sauvait des monstres et des ombres ».
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Il rappelle ensuite la relation affective entre père et fils, qui mêle l’interdiction, ici « l’odeur défendue », peut-être celle du tabac, aux moments d’heureux partage : « ce bon pain du soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau ».
Il résume enfin le comportement de ce père destiné à former son enfant, « Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros », en soulignant à quel point il considère à présent ce père comme médiocre en raison de la résignation réaliste qu’il lui conseille : « c'était donc pour en arriver là ? Être un homme, comme tu dis, et trop heureux de vivre ? » Il juge donc que son père a changé, il se sent trahi, comme s’il avait été élevé au milieu de mensonges. Mais est-ce Créon lui-même qui a changé, contraint par les exigences du pouvoir qu’il doit exercer, ou seulement l’image idéale que son fils s’en faisait alors ?
4ème partie : la relation rompue (de la ligne 33 à la fin)
La nostalgie de l'enfance
Le « oui » de Créon, à deux reprises, apporte une réponse : être « homme » exige de renoncer à son enfance. Mais la didascalie traduit le refus d’Hémon d’accepter de renoncer à son monde idéal : « HÉMON, crie soudain comme un enfant, se jetant dans ses bras. » Cet élan s'accompagne de multiples exclamations, autant de refus : « Père, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas toi, ce n'est pas aujourd'hui ! Nous ne sommes pas tous les deux au pied de ce mur où il faut seulement dire oui. » Ainsi, comme Antigone, il rejette tout compromis pour choisir la résistance, le « non » de la révolte. Dans un ultime effort, il tente de toucher le cœur de son père par sa prière insistante : « Tu es encore puissant, toi, comme lorsque j'étais petit. Ah ! je t'en supplie, père, que je t'admire, que je t'admire encore ! »
Devenir adulte
Le dernier argument d’Hémon, « Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus t'admirer. », oppose à nouveau la protection, la sécurité de l’enfance au temps de l’adulte, que définit la dernière réplique de Créon.
Grandir exige, précisément, de rompre avec l’enfance, ce que concrétise le geste dans la didascalie : « CRÉON, le détache de lui. » En reprenant les termes de la prière de son fils, Créon définit l’âge adulte comme la fin des illusions, une vision réaliste de la place de l’homme dans le monde : « On est tout seul, Hémon. Le monde est nu. Et tu m'as admiré trop longtemps. » Mais, surtout, parmi ces illusions, il y a la toute-puissance du père à démythifier : « Regarde-moi, c'est cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour. » Hémon est donc contraint d’accepter ce « visage », qui signifie la condamnation d’Antigone, d’où ses cris, mais son appel « Au secours ! » le montre encore en train de rechercher une aide…
POUR CONCLURE
Cette scène offre un double intérêt.
D’une part, il confirme le portrait d’Hémon, perçu à la fois dans son échange avec Antigone au début de la pièce et dans le portrait que l’héroïne fait de lui, celui de l’amour absolu qu’il voue à la jeune fille, parce que, finalement, tous deux se ressemblent par leur exigence de pureté et leur nostalgie de l’enfance, innocente.
D’autre part, à travers le conflit entre le père et son fils, Anouilh se souvient d’un concept de la psychanalyse freudienne, le "complexe d’Œdipe", celui du garçon qui, par amour pour sa mère souhaite éliminer son rival, son père. Mais il l’inverse, puisque, si cela amène à porter son amour à une autre que sa mère, grandir n’en exige pas moins de « tuer le père », c’est-à-dire tuer en soi l’image de sa toute-puissance.
Ainsi ressort le pessimisme d’Anouilh, qui voit l’homme comme dépendant des circonstances historiques, qui l’obligent à accepter le monde tel qu’il est, à choisir alors son comportement : telle est sa liberté, dire « oui » ou dire « non », une liberté qui renvoie à une solitude existentielle.
Méthodologie : le tragique et ses procédés
Pour se reporter à l'étude du tragique
Anouilh classe Antigone parmi les "pièces noires", invitant ainsi son public à la considérer comme une tragédie, même si certaines scènes, notamment celle entre Créon et le Garde, personnage caricatural, introduisent des aspects comiques, ou si la modernisation du contexte enlève de la solennité au discours, par exemple dans l'entretien d'Antigone avec la Nourrice ou quand Créon fait le portrait des deux frères d'Antigone.
Il sera donc utile de récapituler les caractéristiques du tragique, la fatalité qui pèse sur les héros, le portrait de ceux-ci, et les procédés d'écriture retenus.
Étude d'ensemble : Le Chœur et son rôle
Recherche : le chœur chez Sophocle
Pour lire Antigone de Sophocle
Avant d'étudier le personnage du "Chœur" chez Anouilh, il est important de mesurer son héritage pour mieux comprendre les modifications qu'il effectue. On rappellera donc ce qu'était le chœur dans l'antiquité, puis on se reportera à la tragédie de Sophocle pour observer à la fois :
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les passages lyriques séparant les épisodes pris en charge par le chœur seul ;
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les moments où le chœur dialogue directement avec un personnage.
On en déduira le rôle qui lui était alors attribué.
Le chœur chez Anouilh
Pour lire les extraits
Le premier extrait : la définition de la tragédie
Au moment de l’entrée en scène d’Antigone, le chœur, dans son long monologue, définit la tragédie en l’opposant au drame. Ce genre littéraire met en scène de multiples péripéties, là où la tragédie suit une linéarité, mais la situation terrible peut toujours s’arranger : « On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. » En cela, il représente Anouilh lui-même, qui justifie le choix du sujet de sa pièce, et présente les caractéristiques de la tragédie.
La fatalité
Par ses formules d’ouverture, « Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. », il pose donne l’idée d’une action inexorable dont le sujet est presque minime et pour lequel il ne faut qu’un « petit coup de pouce ». Une fois que l’action est lancée, tout cela est « minutieux », « bien huilé », ainsi pas d’échappatoire possible.
L’ambiance est donc pesante, lourde, illustrée par ces « silences » avec l’image du bourreau, ce qui induit la souffrance. Il n’y a donc pas d’issue , « parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on a plus qu’à crier ». La comparaison avec le rat suggère le piège qui s’est refermé, « le sale espoir » est celui qui est vain, inutile, et presqu’absurde quand on sait que plus rien n’est possible et le rappel de la fatalité par la périphrase métaphorique représentant le héros portant « tout le ciel sur son dos », achève de révéler l’impossibilité de se soustraire à ce qui est déterminé, décidé par le « ciel », par les dieux dans l’antiquité.
Les thèmes
Ils sont énumérés, « la mort », « la trahison », ce qui conduit à des émotions douloureuses : la « tristesse », en lien avec son étymologie latine, l’adjectif "tristis" signifiant funeste, « le désespoir ». Mais il y a aussi la fureur et la colère suggérées par « les éclats et les orages », et l’idée de la sidération et de l’abattement, marquée cette fois par « le silence ». On rattachera ces analyses aux différents textes expliqués.
L’image du héros
La grandeur du héros tragique réside dans le fait qu’il accepte son sort, comme le prouve cette réflexion du chœur, « parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir », ou bien encore la réplique finale qui annonce l’entrée en scène d’Antigone : « La petite Antigone est prise », qui fait écho à « pris au piège » et qui rappelle la fatalité. Mais c’est aussi parce que c’est le mythe, c’est ainsi et pas autrement, d’ailleurs ces paroles, « La petite Antigone va pouvoir être elle-même pour la première fois », le prouvent bien, elle a un rôle bien établi, décidé par avance.
Le deuxième extrait : l'échange avec Créon
Le chœur représente la voix de la raison, de la sagesse : dans cet échange, il essaie de conseiller Créon. En fait, il sait déjà ce qui va arriver, il connaît le mythe : « Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles. » En parlant de « plaie », il rappelle le premier rôle assigné à la tragédie par le philosophe grec Aristote : susciter chez les spectateurs, la compassion, la pitié, pour celui qui souffre. Mais en précisant la persistance de cette « plaie » – puisque le mythe traverse les âges –, il évoque le second rôle de la tragédie, provoquer la terreur devant une situation si horrible. Ces deux sentiments sont, toujours selon Aristote, ce qui permet d’obtenir chez le spectateur la catharsis, c’est-à-dire la purgation de ses passions : il sera alors apaisé et à l’abri de ses mauvaises pulsions. Voici le but moral assignée, dès l’Antiquité, à la tragédie, à garder en mémoire pour juger, lors de notre conclusion, s’il rejoint le sens donné par Anouilh à sa pièce.
Par rapport à Antigone
En interpellant le roi, la question du Chœur, « Tu es fou, Créon. Qu'as-tu fait ? », il révèle son effroi. Pourtant, alors même qu’il a souligné l’aspect inexorable de la tragédie il essaie d’arrêter le mythe : « Ne laisse pas mourir Antigone, Créon ! » Il représente donc la voix de la raison, de la modération, et tente même de donner un argument pour la sauver : « C’est une enfant, Créon. ». En invoquant son innocence, il cherche également à obtenir sa pitié. Enfin, il lui propose, tel une sorte d’avocat, des solutions, des stratagèmes : « Est-ce qu’on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu’elle est folle, l’enfermer ? », « Est-ce qu’on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain ? ». Mais les refus successifs de Créon, « je ne peux pas », ne font que confirmer le poids de la fatalité.
Par rapport à Hémon
Le chœur est empli de pitié pour Hémon, et son trouble, qui révèle presque de l’affolement, est visible dans ces deux répliques pathétiques : « Créon, il faut faire quelque chose. » et « Il est parti, touché à mort. » Il sait déjà qu’Hémon va se suicider… mais tente encore de faire réagir Créon.
Le troisième extrait : lors du dénouement
Un bilan de la tragédie
Le chœur réapparaît « soudain » pour faire le bilan de l’intrigue, en scellant le sort des personnages. Ainsi, il rapporte longuement la mort d’Eurydice en précisant les conditions de son suicide : « …pour s’y trancher la gorge, Créon. » Il souligne alors le sort tragique de Créon : « Et tu es tout seul maintenant, Créon. ». À noter que chez Sophocle, qui est le texte source dans l’antiquité grecque, Créon sombre dans une forme de folie.
Il peut ainsi conclure sur la pièce, en soulignant cette catharsis, qui vient du calme ramené, de l’ordre rétabli, mais sans insister sur le châtiment, « ils sont tout de mêmes tranquilles. ». Tout se passe comme si la tragédie avait surgi d’un moment de désordre incompréhensible : « Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. »
Porte-parole de l'auteur
Le dénouement lui redonne le rôle qu’il avait lors de son entrée en scène : il représente le pessimisme d’Anouilh. Il donne, en effet, l’impression que la mort est inévitable, indépendamment des choix des humains : « Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. » Plus rien n’a alors de sens, aucune opinion ne l’emporte, la liberté humaine est sans valeur, seule subsiste la condition mortelle de l’homme. Ce pessimisme est encore davantage mis en valeur par le contraste avec l’entrée des gardes et leur comportement : c’est le grotesque, la grossièreté, la vulgarité qui semblent triompher.
Observation : vision d'ensemble du dénouement
Pour observer le diaporama
Le diaporama propose une synthèse sur le dénouement chez Anouilh, en récapitulant le rôle du chœur et les trois étapes principales : la conversation entre Antigone et le garde, puis la dictée de sa lettre, enfin l’annonce à Créon des morts successive, d’Antigone, Hémon, Eurydice pour en arriver à l’image finale de Créon avec son page face au Chœur.
Explication : le dénouement, de « Créon. - Tu as toute la vie devant toi... » à «…quand j'étais petite - ou mourir. »
Pour lire l'extrait
Impuissant devant la révolte d’Antigone, déterminée à aller jusqu’au bout de la transgression de l’interdiction d’accorder des funérailles à son frère, Polynice, le roi Créon, son oncle et le père de son fiancé Hémon, se résout à faire exécuter le châtiment prévu, la mort. Ni l’intervention du Chœur, ni les prières de son fils ne le font fléchir. Anouilh nous fait alors assister aux derniers moments d’Antigone en compagnie d’un Garde dont elle obtient, contre une bague en or, qu’il écrive sous sa dictée une lettre d’amour destinée à Hémon. Sa répétition des phrases de l’héroïne, ses difficultés pour écrire et ses commentaires, soulignent le contraste entre la grossièreté du Garde, et la situation tragique de la jeune héroïne. Comment Anouilh, alors même que le sort d’Antigone est scellé, maintient-il la tension tragique de ce dénouement ?
Antigone dicte sa lettre au Garde. Mise en scène d'André Barsacq, 1944
1ère partie : la marche vers la mort (des lignes 1 à 9)
Le rôle des gardes
La longue didascalie crée une rupture tragique, en mettant d’abord en évidence la brutalité de l’entrée des gardes, « À ce moment, la porte s'ouvre. Les autres gardes paraissent. », avant même qu’Antigone ait pu dire à qui est adressée sa lettre. Le comportement du premier garde est alors frappant : il « s'est dressé derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important. » Il marque ainsi, non seulement sa volonté d’adopter le strict comportement militaire attendu de lui, mais aussi le profit qu’il espère bien tirer de cette situation en dissimulant les preuves de sa corruption : la « bague » en or donnée pour qu’il écrive la lettre et le « carnet ». Ce matérialisme affirmé ôte ainsi toute utilité à la lettre-testament d’Antigone, dont il ignore le destinataire : il ne prendra certainement pas le risque de chercher son identité. La lettre a seulement permis au public de découvrir les derniers sentiments de l’héroïne. Mais a-t-elle réussi à émouvoir le garde ? Anouilh ouvre cette possibilité, car sa réaction au « regard d’Antigone » traduit un moment de gêne, mais qui reste très fugitif, vite dépassé par le retour à la pratique militaire, caricaturée : « Il gueule pour se donner une contenance. – Allez ! Pas d’histoires ! » En fait, ce qui l’anime est, avant tout, son souci de ne pas éveiller les soupçons de ses camarades, en faisant preuve de l’autorité exigée par son métier.
L'image d'Antigone
Anouilh n’accorde aucune parole à Antigone pour accompagner sa sortie de scène, effectuée « sans un mot », signe de son courage face à la mort. Il préfère choisir la sobriété, en imposant le tragique par le jeu de scène, à commencer par les mimiques de l’actrice, son « regard », mentionné deux fois, et ce « pauvre sourire », tous deux destinés à provoquer chez le spectateur la pitié propre au tragique.
Un nouveau contraste est créé entre cette ultime vision de l’héroïne et l’irruption brutale du Chœur, « soudain[e] », et son commentaire, tout aussi brutal : « Là ! C'est fini pour Antigone. » Il reprend ainsi, au moment de la sortie de l’héroïne, le rôle adopté dans son long monologue, alors qu’elle entrait en scène, illustrer la tragédie : « Maintenant, le tour de Créon approche. Il va falloir qu'ils y passent tous. » Son expression, qui choque par sa familiarité, insiste sur la fatalité : le mythe s’accomplira, indépendamment de l’action de ses protagonistes.
2ème partie : le rôle du messager (des lignes 10 à 21)
La dramatisation du récit
De même, Anouilh retrouve la tradition classique, ne pas montrer la mort sur scène mais la relater par un récit. Mais chez Sophocle, ce récit est fait à Eurydice, l’épouse de Créon ; Anouilh, lui, ne mentionne pas l'entrée en scène de la reine, même s'il est possible de l'imaginer présente puisqu'elle se suicide ensuite. Mais le discours s’adresse directement au Chœur. Le ton est posé dès la phrase nominale qui l’introduit, « Une terrible nouvelle », Anouilh retrouvant ainsi le double rôle assigné à la tragédie par le philosophe grec Aristote : provoquer à la fois la terreur et la pitié chez le spectateur.
La dramatisation est assurée parce qu’il se présente, par l’emploi du pronom « on », comme un témoin direct de la scène qui a conduit Antigone à une mort horrible, enterrée vivante, et par le passage du passé au présent de narration : « On venait de jeter Antigone dans son trou. On n'avait pas encore fini de rouler les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l'entourent entendent des plaintes qui sortent soudain du tombeau. » La tension est maintenue par l’horizon d’attente : « Chacun se tait et écoute, car ce n'est pas la voix d'Antigone. C'est une plainte nouvelle qui sort des profondeurs du trou... » L’aposiopèse est destinée au lecteur, à qui il appartient d’interpréter qui lance cette « plainte ».
L'image de Créon
Le récit n’apporte pas une réponse immédiate, car l’attention se fixe alors sur Créon, sur la terreur qu’il éprouve, renforcée par le discours direct rapporté, avec l’injonction redoublée : « Tous regardent Créon, et lui, qui a deviné le premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou : "Enlevez les pierres ! Enlevez les pierres !" » L’émotion s’accentue par la description de la scène, « Les esclaves se jettent sur les blocs entassés », avec leurs efforts, « Les pierres bougent enfin », avec, au premier plan, l’image terrible de Créon : « parmi eux, le roi suant, dont les mains saignent. » Le public doit alors avoir compris l’implicite : il a reconnu la voix de son fils, qui a rejoint Antigone dans la mort.
3ème partie : la mort (des lignes 21 à 34)
Cette scène se déroule dans un lieu sinistre, « une « caverne », donc dans les profondeurs de la terre, dans « l’ombre » d’un lieu obscur, image des ténèbres de la mort.
Le couple amoureux
Anouilh conserve le dénouement du mythe, hérité de Sophocle, le suicide d’Antigone qui n’a pas voulu attendre la mort lente promise par son enfermement. Mais son image est bien différente de celle de Sophocle : « Antigone suspendue par le cou, attachée à un lacet formé avec sa ceinture de lin ; et près d’elle, Hémon étendu, la serrant dans ses bras, pleurant la mort de l’épouse que l’enfer lui a ravie, la cruauté de son père et son funèbre hyménée. » Il remplace ce simple « lacet » uni, couleur du « lin », par une image colorée : « Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges ». Ces couleurs vives remettent au premier plan la dimension enfantine souvent attribuée à l’héroïne, ici soutenue par la comparaison : ils « lui font comme un collier d'enfant ».
Parallèlement, dans le portrait d’Hémon, Anouilh élimine la dénonciation polémique pour ne faire ressortir que la douleur de l’amoureux qui a perdu celle qu’il aime : « Hémon à genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe.
Père et fils
Le portrait du roi
Le récit, mentionnant « ses cheveux blancs », rappelle son âge, repris plus loin par une image pathétique : « ce vieil homme tremblant à l’autre bout de la caverne. » Dans un premier temps, il montre toute la tendresse d’un père envers son fils dont il comprend la douleur : « Il essaie de relever Hémon, il le supplie. » Mais il se heurte, de façon dramatique, à la violence de son fils, accentuée par l’indice temporel : « tout à coup, il lui crache au visage ». Mais le roi n’est pas prêt à accepter, à son tour, de mourir de la main de son fils : « Créon a bondi hors de portée. » N’oublions pas la façon dont il avait insisté, avec Antigone comme avec son fils, sur le prix de la vie.
Victorine Genève-Rumilly, La Mort d’Antigone, vers 1849. Huile sur toile, 80 x 115. Musée de Grenoble
Le portrait d'Hémon
Anouilh, par sa peinture du comportement d’Hémon met l’accent sur l’horreur de cette scène, à nouveau marquée par la violence : « Hémon ne l'entend pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs. » Le récit de la scène par le narrateur-témoin introduit alors des sentiments qui ne peuvent qu’être ceux d’un père : « il n'a jamais tant ressemblé au petit garçon d'autrefois », repris par « Hémon le regarde avec ses yeux d’enfant, lourds de mépris », il « ne peut pas éviter ce regard ». Cela rappelle au lecteur la conversation précédente, où Créon, face aux souvenirs d’enfance de son fils, idéalisant son père, l’invitait à devenir un « homme ». Le refus méprisant d'Hémon se rapprochait alors du même refus formulé par Antigone, rejetant elle aussi les compromis de la vieillesse, l’acceptation des exigences de la réalité. Comme dans un ralenti cinématographique, la tragédie est annoncée : « il regarde son père sans rien dire, une minute […] et tire son épée. » Le récit atteint alors son apogée tragique, dans l’ultime vision sanglante : « sans rien dire, il se plonge l'épée dans le ventre et il s'étend contre Antigone, l'embrassant dans une immense flaque rouge. »
4ème partie : la conclusion de Créon (de la ligne 35 à la fin)
C’est à Créon qu’Anouilh attribue la conclusion de ce récit. Il y associe deux images :
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D’une part, celle du respect du rituel antique, celui qu’il avait refusé à Polynice, considéré comme « traître » pour avoir attaqué Thèbes ; « Ils sont lavés, maintenant ».
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D’autre part, la vision tragique du couple uni dans la mort : « Je les ai fait coucher l'un près de l'autre, enfin ! », « Deux amants au lendemain de la première nuit. », souvenir du texte de Sophocle : « leur hymen s’accomplit dans le triste séjour de Pluton ».
Mais Anouilh conserve aussi le rôle assigné au dénouement dans la tragédie antique, rétablir l’ordre rompu par la violence des passions : laver les corps a fait disparaître le sang des cadavres, ils sont « reposés, « Ils sont seulement un peu pâles, mais si calmes. » C’est cet apaisement qui était, selon Aristote encore, censé permettre au public la "catharsis", la purgation des passions funestes.
Sa dernière phrase, « Ils ont fini, eux », fait écho à celle prononcée par Hémon lors de leur entretien pour marquer sa rupture avec son père : « C’est déjà fini ». Mais le pronom tonique annonce une suite tragique : ce sera l’annonce de la mort d’Eurydice.
POUR CONCLURE
Sans recourir à la mise en scène d’un dénouement terrible, avec des morts horribles, comme le faisait le drame, notamment au XIXème siècle auquel il oppose précisément la tragédie, Anouilh procède par le récit fait par un témoin, suivant ainsi son modèle, Sophocle. Mais il veille à maintenir la dramatisation par les moments d’attente, en associant l’appel à la pitié à la terreur provoquée par la violence.
Anouilh semble se souvenir aussi de sa pratique du cinéma, dont il adopte les techniques pour permettre au lecteur de visualiser la scène, rendue ainsi plus saisissante : contraste entre l’obscurité de ce lieu souterrain et l’éclairage sur les personnages, jusqu’au gros plan sur la « flaque rouge », rythme aussi entre les moments de ralenti, qui font ressortir l’échange des regards, et l’accélération des mouvements et des gestes.
Lecture cursive : le dénouement chez Sophocle
Pour lire les extraits
Pour mesurer la réécriture du mythe par Anouilh, et le sens nouveau qu'il lui donne ainsi, nous comparerons deux passages, la marche vers la mort d'Antigone, et le récit du messager.
Premier extrait : la lamentation d'Antigone
Dans la dernière scène avant la mort d’Antigone, Anouilh lui prête le même élan lyrique que celui qui ouvre sa lamentation chez Sophocle, preuve de sa parfaite connaissance de son modèle : « Ô tombeau ! ô chambre nuptiale ! ô demeure creusée dans le roc », se plaint-elle chez Sophocle, et, chez Anouilh, « Ȏ tombeau ! Ȏ lit nuptial ! Ȏ ma demeure souterraine ! ... ». Mais immédiatement après cette exclamation, la différence s’impose.
Chez Sophocle
Antigone, face à Créon, revendique avec force la justice de son acte transgressif, un geste de piété familiale et accompli pour respecter les lois divines. Elle se montre donc certaine de retrouver ses proches dans l’au-delà : « Là, du moins, je nourris, dans mon cœur l’espérance d’être reçue en amie par un père, par toi, ma mère, par toi, frère chéri : car j’ai lavé de mes propres mains vos corps inanimés, je les ai parés, et j’ai versé sur votre tombe les libations funèbres ». À la fin de sa longue tirade, elle assume à nouveau le crime qui lui vaut son châtiment, en invoquant les dieux, et elle lance un ultime cri de révolte, menaçant : « si le sort qu’on me fait est approuvé des dieux, je reconnais que je souffre par ma faute ; mais si le tort est à mes persécuteurs, je ne leur souhaite pas plus de maux que ne m’en cause leur injustice ! »
Cette scène se déroule en présence de Créon, qui confirme violemment sa décision, de même que du chœur, représentant le peuple de Thèbes, pris à témoin : « Chefs thébains, voyez la seule fille qui reste de vos rois, voyez à quel supplice et par quels juges je suis condamnée, pour être restée fidèle au culte de la piété. »
Chez Anouilh
Il en va tout autrement chez Anouilh, puisqu’aussitôt après la lamentation d’ouverture, la didascalie accentue la fragilité d’Antigone, « Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure », et le ton est bien différent : « Toute seule... » Ainsi, nulle évocation de ses parents, nulle référence au divin, et, pire encore, son acte lui apparaît, à présent, dépourvu de sens : « Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J'ai peur... » En revanche, elle destine sa lettre à Hémon, en rien mentionné chez Sophocle.
Anouilh efface ainsi le sens initial du mythe, l’accomplissement de la fatalité divine imposée aux Labdacides, pour en faire un geste de révolte solitaire, qui, au seuil de la mort, apparaît absurde. Pire encore, en plaçant à côté de son héroïne non plus le roi autoritaire ou le chœur de dignes vieillards, mais un garde grossier et ridicule, dont le comportement rend même cette lettre d’amour dérisoire, car elle ne parviendra jamais à son destinataire : « C’est trop laid, tout cela, tout est trop laid », déclare Antigone, là où l’héroïne de Sophocle proclamait, au contraire, la beauté et la noblesse de son geste.te de la piété. »
Le deuxième extrait : le récit du messager
Les ressemblances
Anouilh conserve les principaux éléments du récit de l’envoyé, chez Sophocle, à commencer par l’arrivée près de « la caverne » avec les « gémissements » alors entendus, qui provoquent la même frayeur chez Créon, avec le même discours rapporté pour transmettre un même ordre : « Serviteurs, accourez, hâtez-vous, approchez du tombeau, arrachez la pierre qui obstrue l’entrée, pénétrez dans l’ouverture même ».
Il garde aussi l’image du couple, Antigone pendue et Hémon, semblable à ce que montrait Sophocle, « près d’elle, Hémon étendu, la serrant dans ses bras, pleurant la mort de l’épouse que l’enfer lui a ravie, la cruauté de son père et son funèbre hyménée. », tout en l’abrégeant un peu : « Hémon à genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe. »
Enfin, le face-à-face entre le père et le fils est absolument identique : même supplication du père, même échange de regards, « farouche » chez Sophocle, « noir » chez Anouilh, même attaque à l’épée de Créon par son fils, qui, de la même façon, échappe au coup, enfin, même suicide d’Hémon dans un même élan pour mourir.
Les différences
Mais Anouilh a apporté plusieurs changements à cet héritage. Déjà en ne mentionnant pas explicitement la présence d'Eurydice, il fait de son public le double du Chœur, destinataire du récit, comme pour susciter ses propres émotions.
Une autre différence, importante, est que, là où le messager de Sophocle annonce d’emblée la nouvelle, « Hémon a péri ; une main amie a versé son sang. […] Il s’est frappé lui-même, irrité contre son père, pour le meurtre d’Antigone. », que décrira ensuite son long écrit, Anouilh, lui, crée un horizon d’attente en déroulant une étape après l’autre. De même, chez Sophocle, le discours rapporté de Créon révèle ouvertement une peur, « Malheureux ! mes pressentiments doivent-ils se vérifier ? suis-je donc ici sur la plus funeste des routes que j’aie parcourues ? La voix de mon fils trouble mon âme […] Vérifiez si c’est bien la voix d’Hémon que j’ai entendue », là où, chez Anouilh, c’est le messager qui apporte l’explication : « lui, qui a deviné le premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou ».
De plus, alors qu’il met en évidence l’aspect enfantin d’Antigone, avec « le collier d’enfant » formé par les fils colorés de sa ceinture, et d’Hémon, semblable à un « petit garçon », Anouilh apporte plus de sobriété à la scène finale. Il ne reprend pas la supplication directement rapportée de Créon à son fils, et l’image finale est plus directe, il « se plonge l'épée dans le ventre et il s'étend contre Antigone, l'embrassant dans une immense flaque rouge », là où Sophocle insistait sur la vision pathétique : « alors, tournant son courroux contre lui-même, le malheureux Hémon se jette au même instant sur la pointe de son épée, il s’en perce le sein, et respirant encore, il s’enlace entre les bras défaillants de la jeune fille, et exhale sur son pâle visage le dernier soupir avec des flots de sang. »
Enfin, l’encadrement du récit met en évidence deux différences :
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Sophocle, par l'exclamation du choeur, « Ô Tirésias ! comme l’événement a confirmé ta prédiction ! », prête à ce devin la fonction d’interpréter la fatalité divine, tandis qu’Anouilh a supprimé le personnage de Tirésias, trop inscrit dans le contexte antique, mais a délégué sa fonction au Chœur, qui transmet au monde moderne du mythe hérité : « Maintenant, le tour de Créon approche. Il va falloir qu'ils y passent tous. »
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Chez Sophocle, à partir de l'image finale du couple, l’envoyé conclut lui-même son récit sur une « morale » de la tragédie : « Les deux corps gisent mutuellement embrassés, et leur hymen s’accomplit dans le triste séjour de Pluton ; exemple qui montre aux hommes combien l’imprudence entraîne de désastres. » Sophocle blâme ainsi indirectement Créon qui, emporté par son "hybris", n’a pas mesuré les funestes conséquences de sa loi et de ce que le châtiment d’Antigone pourrait provoquer chez son fils. Aucun blâme chez Anouilh, qui fait entrer en scène un Créon qui insiste sur le rituel accompli, sur l’ordre rétabli, et aspire lui-même à l’apaisement : « Ils ont fini, eux. »
Mais, dans sa dernière apparition, Anouilh lui fera reprendre sa tâche de roi en se rendant au « conseil », comme un bon ouvrier qui retourne au travail, là où Sophocle le montre refusant de continuer à vivre en lui prêtant un appel à la mort.
Visionnage : la mise en scène de Nicolas Briançon, 2003
Le visionnage, après observation des composantes de la mise en scène, conduit à dégager les caractéristiques de celle dirigée par Nicolas Briançon.
Le décor
Anouilh demande un « décor « neutre », ce qui conduit Nicolas Briançon à choisir la sobriété. Mais il reproduit, de façon stylisée et symbolique, le cadre du théâtre antique, avec l’étagement de quelques gradins, en forme d’amphithéâtre et, au centre du plateau de scène, ce bassin rond rappelle le « thymélè », l’autel dédié à Dionysos qui indiquait, dans l’antiquité, la dimension sacrée du théâtre, renforcée ici par la lampe qui l’éclaire. Mais c’est ici une fontaine, comme pour illustrer à la fois l’exigence formulée par Antigone, de toucher l’eau, même quand les adultes l’interdisent, puis l’image introduite par Créon, qui compare la vie à de l’eau qui fuit entre les doigts, donc précieuse car impossible à retenir.
Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003
Briançon garde les « trois portes » du décor d’Anouilh :
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Celle du centre est la principale utilisée, ouvrant sur l’extérieur, donc en lien avec la présence de la mort, et qui s’éclairera lors des entrées et sorties des acteurs.
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Celle de gauche, côté jardin dans le langage du théâtre, renvoie à la vie familiale, au monde de l’enfance : c’est par elle qu’entrent et sortent la Nourrice et Ismène.
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Seul Hémon entre par celle de droite, côté cour.
De part et d’autre du plateau de scène, deux bancs marqueront le rapprochement ou l’éloignement des personnages au fil des dialogues.
Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003
Les costumes
Briançon adopte résolument une modernisation des costumes, à deux exceptions près : les longues robes portées, d’un gris pâle pour celle d’Antigone, noire pour celle de la Nourrice, peuvent figurer des tenues antiques, alors qu’Ismène entre en scène, encore en pyjama à son lever, puis vêtue d’une longue robe rouge, élégante, telle celles portées en soirée, avec un large collier et un bracelet sur le haut du bras, à l’image des bijoux antiques. Antigone, elle, ne porte qu’une bague, telle un sceau familial.
Pour les personnages masculins, la modernisation est affirmée : tous sont des hommes du XXème siècle, avec quelques indications de leur fonction, telle la bague portée à l’index par Hémon, comme l’étaient les sceaux royaux, l’alliance qui rappelle le mariage de Créon, ou le col du costume du Chœur qui rappelle celui des prêtres, peut-être pour indiquer son lien avec le sacré.
Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003
Si le costume du messager indique sa fonction subalterne, les costumes noirs et stricts des gardes, tout comme celui de Créon ou même du jeune page, avec son képi qui semble trop grand pour lui, renvoient une image très sombre, surtout quand tous deux revêtent aussi de long manteaux de cuir noir : ils illustrent un monde où le chef impose sa puissance, celle de la loi, et où la police et l’armée font preuve de la même force, rendue inquiétante par les lunettes noires qui masquent le regard d’un des gardes. Briançon adapte ainsi à notre époque le choix d’André Barsacq en 1944 qui faisait, lui, encore plus nettement référence à l’occupation nazie et à la milice.
Les effets techniques
Pour l'éclairage
On notera la variation entre le fond bleuté du début et de la fin, et la couleur feu au centre de la pièce. Ce bleu, symbole de paix et d'harmonie, encadre le temps où se déroule le mythe, avant l’arrestation d’Antigone, et une fois que les morts se sont accomplies, que l’ordre est rétabli. Ainsi, la sortie de scène d’Ismène voit le bleu pâlir, se teinter de rose et de gris, tandis que l’entrée en scène de Créon et du page, s’accompagne d’une couleur de feu, qui s’intensifie progressivement avec la montée de la tragédie, jusqu’à ce qu’un fond noir envahisse la scène pour souligner la solitude de Créon, en ne laissant que les portes dans la lumière.
Mise en scène de Nicolas Briançon, 2003
Pour l'accompagnement sonore
Un élément est récurrent dans la pièce, un souffle en continu, comme celui d’un vent sinistre : il accompagne tout le prologue et l’entrée en scène d’Antigone, on le retrouve après la sortie d’Antigone, puis lors de l’entrée en scène d’Hémon. Enfin, il se renouvelle à la fin : au début du dénouement, avant que ne commence le dialogue entre Antigone et le garde, ensuite quand le messager vient annoncer la mort du couple, enfin lors de la dernière entrée de Créon avec son page. Ce souffle peut prendre une double signification : venu de l’espace aérien, représentant l’air, un des éléments, si l’on se place dans la perspective antique, il relève du sacré ; mais il peut aussi traduire, vu les moments où il se produit le souffle du mythe, porteur de fatalité, transmis à travers l’espace et le temps jusqu’au public d’aujourd’hui.
La musique joue aussi un rôle, telle celle, électronique accompagnée d’un sourd martèlement, qui souligne la première apparition d’Antigone et accompagne aussi sa première sortie. Le metteur en scène a également choisi d’associer la tirade d’Antigone, blottie dans les bras de sa nourrice, scandée par la répétition de l’adjectif, « Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre de l'armoire qui ricane… », à un chant de bercement, fredonné mais qui s’intensifie peu à peu, comme pour rappeler qu’Antigone reste encore une enfant.
La lenteur du morceau choisi lors de la marche d’Antigone vers la mort évoque une marche funèbre, tandis que le récit du messager est soutenu par une musique qui imite les « plaintes » lugubres qui sortent du tombeau, suivie d’un martèlement sourd pour marquer la dernière entrée en scène de Créon. En revanche, sa dernière sortie de scène avec le petit page est plus apaisée, plus harmonieuse car un chœur s’associe au fond musical, comme pour suggérer l’accomplissement de la catharsis.
Le jeu des acteurs
L’observation du jeu des acteurs conduit à mesurer la façon dont sont mis en valeur, notamment chez les deux protagonistes, le contraste entre l’expression de la violence et des temps d’apaisement. Ainsi, les cris de colère d’Antigone, en gradation dans son dialogue avec Créon, tranchent avec le ton enfantin qu’elle adopte avec la Nourrice, avec sa tendresse à l’égard d’Hémon ou, lors du dénouement dans son dialogue avec le Garde auquel elle dicte cette « drôle de lettre ». De même, tantôt Créon agit et parle comme un roi tout-puissant, avec le Garde, par exemple, ou quand il jette violemment au sol sa nièce qui le provoque, tantôt il parle sur un ton qui traduit à quel point il est accablé par cette tâche qu’il s’est donné le devoir d’accomplir, et il tente de ramener l’héroïne, comme ensuite Hémon, à la raison.
Les personnages secondaires participent à ces effets de contraste, tel le premier garde, dont les regards, l’intonation, ou le fait de mâcher un chewing-gum soulignent la brutalité et l’indifférence à toute humanité, mais exprime toute sa peur face à Créon.
Le seul dont le jeu reste univoque est le Chœur : porteur de la fatalité tragique et interprète du mythe, rien n’est susceptible de le faire changer de comportement ou de ton, grave mais parfois ironique.
On notera aussi le jeu prêté au petit Page dans la dernière scène : alors qu’il se contente d’escorter Créon dans toute la pièce, en se mettant à l’écart lors des dialogues importants, ses réponses révèlent à la fois son sérieux et une forme d’admiration.
De plus, le metteur accentue son rôle d’abord en lui faisant ramasser et lire la lettre écrite par Antigone – que, dans la pièce, le garde met dans sa poche – comme s’il se mettait, à son tour, à entrer dans le mythe. C’est encore plus flagrant dans son dernier déplacement qui prolonge la dernière image dépeinte par le Chœur, celle des gardes indifférents : bien droit dans ses bottes et coiffé de son képi, il se dresse solennellement dans l’encadrement de la porte centrale, fortement éclairé, tandis que le Chœur se glisse lentement derrière lui et se retrouve masqué. Ainsi s’efface la tragédie portée par le mythe, pour ne laisser place qu’à la réalité : un futur où seul le pouvoir politique s’impose sur une société docile.
Conclusion
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé l’étude de la pièce : « Comment Anouilh confronte-t-il cet héritage mythique aux questions propres à son époque ? »
Le pouvoir de Pétain, 1940. Musée de l'Armée
Une époque troublée
Anouilh compose sa pièce pendant la seconde guerre mondiale, alors que le pays subit l’occupation nazie, avec laquelle collabore le gouvernement de Vichy, dirigé par Philippe Pétain, qui a affirmé "faire don de sa personne à la France", et que soutient la "milice" : c’est une police, certes française, mais particulièrement dévouée au gouvernement collaborateur et à la solde des nazis. Dans cette situation, la majorité de la population, qui a fait confiance à Pétain, vainqueur lors de la première guerre mondiale, reste plutôt passive, occupée à survivre du mieux possible ; cependant, certains cherchent à profiter de la guerre pour s’enrichir, n’hésitant pas parfois à dénoncer leurs voisins…
Face à eux se dressent les résistants, qui s’organisent peu à peu. Leurs gestes, pour contrevenir à la loi, peuvent parfois paraître dérisoires, mais sont violemment combattus par le pouvoir, et, en 1944, quand la pièce d’Anouilh est jouée, ceux qui ont pris "le maquis" soutiennent un véritable combat de libération.
La politisation chez Anouilh
La tragédie de Sophocle reste totalement centrée sur l’héroïne, d’où son long monologue qui précède sa mort. Au contraire, Anouilh redonne un rôle essentiel à Créon, qui n’a plus uniquement son image de tyran cruel. Il est plus humain, soucieux de préserver sa nièce, et, de ce fait, l’amour de son fils. Il est aussi plus pragmatique, un homme politique cherchant à composer avec les réalités sociales, jusqu'aux mensonges et aux compromissions, et non pas à assurer sa gloire : « J’ai mes deux pieds sur terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches et, puisque je suis roi, j’ai résolu, avec moins d’ambition que mon père, de m’employer tout simplement à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible. »
Face à lui, le rôle d’Antigone est également plus ambigu que chez Sophocle : elle semble se sacrifier pour une exigence plus personnelle, conserver sa pureté, que pour honorer ses frères, en faisant preuve de plus d’orgueil, rejetant même Ismène quand elle se veut se ranger à ses côtés, que d’héroïsme. Ainsi, on a pu voir en elle une héroïne dangereuse pour l’État, d’où le reproche adressé à Anouilh, à son époque, d’avoir abîmé l’image des résistants, en dévalorisant les motifs qui guident leur révolte : après tout, Antigone ne continue-t-elle pas à affirmer son refus d’obéir au pouvoir alors même qu’elle a admis la vérité du portrait péjoratif fait par Créon de ses deux frères, des « voyous » ?
La réécriture du mythe
Les explications et les lectures cursives, de même que les études d’ensemble, sur le Prologue, le rôle du Chœur ou le dénouement, ont permis de mettre en évidence l’actualisation accomplie par Anouilh, qui multiplie les anachronismes, tant pour les objets que pour l’image de la société.
Mais le plus intéressant, qui ressort d’ailleurs de la volonté exprimée par Créon de « à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible », fait aussi écho à l’évolution de la philosophie à l’époque de l’écriture. Il n’y a plus, chez Anouilh, aucune transcendance : ce n’est pas pour le respect des « lois divines » face aux lois de la cité que se bat Antigone, comme chez Sophocle, mais davantage pour le droit de rester soi-même, avec les exigences d’une éthique personnelle et le refus des contraintes sociales et des compromissions alors exigées, pour le droit de sauver ce qui reste de l’enfant en l’adulte. Mais la conclusion du Chœur est directement liée à une image de la condition humaine, celle mise en avant par la "philosophie de l'Absurde", le rappel que l’homme est mortel : « Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. […] Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort. » Anouilh met donc en scène une autre forme de tragique, une autre forme de fatalité venue, non pas de la malédiction des Labdacides, mais de la relation personnelle de l’homme à la mort.
Visionnage : bande-annonce de La Rafle, film de Rose-lyne Bosch, 2010
Se déroulant à Paris, en 1942, l'histoire montre le même contexte historique que celui d’Antigone : les lois imposées par l’occupant nazi, puis "la rafle" du Vél’d’Hiv’, en juillet, enfin les étapes de la déportation.
La bande-annonce permet d’établir des liens avec la pièce d’Anouilh :
Comme Polynice auquel Créon ôte à Polynice le droit de recevoir des funérailles rituelles, ce qui l’exclut de l’humanité telle qu’on la conçoit dans la Grèce antique, les Juifs sont des « indésirables », privés de tout droit et marqués d’infamie par « cette foutue étoile » qu’ils sont obligés de porter.
Outre l’armée d’occupation, on y reconnaît les deux camps en présence, les résistants, tels l’instituteur ou le personnel médical qui essaie de soulager ceux qui se retrouvent enfermés au Vél’d’Hiv’, et ceux qui acceptent de collaborer et en tirent profit.
Enfin, deux phrases nous rappellent la tragédie :
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« Ils veulent pas de témoins » montre que ceux qui mènent « la rafle » sont parfaitement conscients de l’horreur de ces arrestations, qu’ils accomplissent cependant pour des exigences venues du pouvoir nazi et du gouvernement de Vichy qui le soutient… Pensons à Créon, qui avoue à Antigone ne pas croire lui-même à la loi qu’il a imposée pour préserver l’ordre dans la cité en affirmant son pouvoir.
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« Il viendra un temps où ils devront payer » insiste sur l’aspect inexorable du châtiment que finira par imposer aux coupables une justice semblable à la fatalité antique.