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Albert Camus, L'Exil et le royaume, "L'Hôte", 1957

 L'auteur (1913-1960) : un écrivain engagé 

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Les années de formation

Quand Albert Camus publie, en 1937, sa première œuvre, L’Envers et l’Endroit, un recueil d’essais, il lève le voile sur les réalités de son enfance à Alger, expliquant lui-même ultérieurement : « Je sais que ma source est dans L'Envers et l'endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. »

Camus connaît, en effet, la pauvreté. Son père, ouvrier agricole tonnelier, meurt en 1914 à la bataille de la Marne, laissant seule son épouse, qui ne sait pas écrire, vit dans le silence, et fait des ménages pour compléter sa faible pension de veuve et nourrir ses fils. Elle s’installe, auprès de sa mère, femme énergique et autoritaire, dans un quartier pauvre d’Alger, près de la place Belcourt, logement que Camus évoque dans L’Étranger : 

« Ce quartier, cette maison ! Il n'y avait qu'un étage et les escaliers n'étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu'il grimperait l'escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l'horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d'escalier. Et c'était à cause des cafards. » 

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Albert Camus, au marché aux Puces, à Paris, en 1953 

Cependant, cette pauvreté, il la reconnaît comme fondatrice d’une richesse : « La pauvreté n'a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses... » (L'Envers et l'Endroit), et « J'ai découvert qu'un enfant pauvre pouvait s'exprimer et se délivrer par l'art », répond-il à un questionnaire de Carl A. Viggiani.

L'Algérie : le pays-source

Cette déclaration,  « La misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l'histoire ; le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout » , révèle le poids pris par l’Algérie dans la formation de Camus. C’est le pays ensoleillé, qui offre le bonheur de ses paysages, de la plage et de la mer, mais aussi un pays de souffrances, une des raisons sans doute qui l'amène Camus, à adhérer, en 1935, au Parti Communiste français (quitté en 1937), tout en s’engageant activement. Il fonde, par exemple, une troupe, « Le théâtre du Travail », pour ouvrir le théâtre à un public populaire, et signe, en 1937, le projet Blum-Viollette qui vise à accorder, à environ 25000 Algériens, la citoyenneté française, mais n’aboutira pas. Il entre, en 1938, comme rédacteur à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, et se bat pour la survie de ce journal, qui dérange le pouvoir en luttant pour plus de justice politique et sociale, pour l’Espagne républicaine aussi et la paix. Mais le journal est suspendu en janvier 1940, et , avec sa seconde épouse, Camus quitte alors l’Algérie pour la France, pour aller occuper un poste de journaliste à Paris-Soir.

Albert Camus, un jeune élève studieux 

Le jeune Camus se révèle très vite un élève brillant, et attire l’attention de son instituteur, Monsieur Germain, auquel il dédie d’ailleurs son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1957. Il lui fait obtenir une bourse pour qu’il puisse poursuivre ses études au lycée, jusqu’au baccalauréat. Mais c’est à cette époque, en 1930, qu’il est atteint de tuberculose, maladie qui lui fait prendre brutalement conscience de la mort, un des fondements de sa conception philosophique. Obligé d’exercer de petits boulots pour vivre, il poursuit, après son bac, en 1932, des études de philosophie, publie quelques articles dans une revue étudiante, et se marie en 1934.​

Albert Camus, un jeune élève studieux 

Le quartier de la place Belcourt, dans les années cinquante 

Le quartier de la place Belcourt, dans les années cinquante 

Mais, même s’il n’y revient que rarement, jamais Camus n’oubliera l’Algérie, très présente dans toute son œuvre, à commencer par L’Étranger qui, en 1942, lui vaut son premier succès d’écrivain.

Quand éclatent ce que l’on nomme par euphémisme les « événements d’Algérie », le 8 mai 1945 avec la répression dans le sang d’une manifestation à Sétif, pour réclamer l’indépendance et faire libérer le chef du Parti Populaire Algérie, Camus s’engage dans le combat pour soutenir l’indépendance. En janvier 1956, alors que la guerre a réellement éclaté, il vient faire une conférence à Alger pour soutenir un « Appel à une trêve civile en Algérie ».

Entre l'action engagée et la réflexion philosophique

La seconde guerre mondiale marque l’entrée plus directe de Camus dans l’action engagée : dès 1941, il est actif dans un réseau de résistance où il est chargé de missions de renseignement, puis anime le journal clandestin Combat, dont il devient le rédacteur en chef à la Libération, en 1944. Mais la paix n’arrête pas ses luttes, pour dénoncer, notamment,  tous les massacres qui accompagnent la décolonisation et prôner inlassablement le respect de la dignité humaine, que ce soit à Madagascar, dans l’Espagne franquiste ou à l’occasion de la guerre civile grecque. Voici ce qu’il proclame, à l’occasion de son discours de réception du prix Nobel de littérature en Suède, en décembre 1957 :

Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art. Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation.

Camus, le "révolté" 

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Mais, parallèlement, Camus poursuit une réflexion philosophique, tout en refusant de se reconnaître dans l’existentialisme, courant dont le chef de file est alors Jean-Paul Sartre. Nous retrouvons cependant chez lui, dès 1942, aussi bien dans un roman comme L’Étranger, dans un essai tel Le Mythe de Sisyphe ou au théâtre avec Caligula, la dimension de « l’Absurde » qui fonde cette philosophie : « « Je tire de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». C’est ce qu’il développe dans un autre essai L’Homme révolté, publié en 1951 : « La première et la seule évidence qui me soit donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. » C’est la révolte, en effet, qui tire l’individu de l’Absurde, de sa solitude, et le conduit à s’engager en faveur de la solidarité humaine : elle est « la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes, explique-t-il, en 1955, à propos de La Peste dans une lettre à Roland Barthes, elle « est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »

Sa mort dans un accident de voiture, en 1960, met fin à la carrière.

Pour lire trois extraits illustrant la pensée de Camus

Présentation de la nouvelle, "L'Hôte" 

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Composé de six nouvelles, allant de dix-sept à quarante-deux pages dans l'édition Folio, et dont les quatre premières se situent en Algérie, c’est la dernière œuvre publiée du vivant de Camus, en 1957, mais une première version de  « L’Hôte » a été écrite dès 1954. Reproduisant l’itinéraire philosophique de l’auteur, le recueil construit une sorte de parcours, entre « solitaire » et « solidaire », pour reprendre les deux lectures possibles du mot, illisible, écrit sur la toile du peintre Jonas dans l’avant-dernière nouvelle, tandis que la dernière, « La pierre qui pousse », affirme dans son excipit, que la réponse est bien dans la solidarité.

La nouvelle, un genre littéraire

Il est habituel de faire remonter le genre de la nouvelle au Décaméron de l’italien Boccace, œuvre composé entre 1349 et 1353, imitée par Marguerite de Navarre qui rédige les nouvelles de L’Heptaméron, entre 1545 et 1549. Elle se définit comme une fiction narrative qui se distingue du roman par sa brièveté, même si sa longueur reste très variable, d’une ou deux pages, mais jusqu’à une centaine de pages.

L’intrigue

Sa brièveté implique qu’elle déroule une unique intrigue, sur un  rythme rapide car le schéma narratif reste simple : une situation initiale, avec un incipit qui doit ouvrir un horizon d’attente, une transformation qui, le plus souvent, combine l’élément perturbateur, une péripétie, et l’élément de résolution, enfin la situation finale, qui, par l’effet de surprise provoqué, forme ce que l’on nomme la « chute ».

Le cadre spatio-temporel

C’est aussi cette brièveté qui implique un resserrement à la fois de l’espace et de la chronologie. L’intrigue, en effet, se déroule dans peu de lieux différents, rapidement décrits, mais cette rapidité suffit à suggérer une atmosphère, se chargeant fréquemment d’une valeur symbolique. De même, la chronologie est réduite, mais précise : chaque moment devient ainsi significatif.

Les personnages

Pour ne pas compliquer l’action, les personnages sont peu nombreux, et ne sont pas longuement dépeints : quelques traits suffisent à le caractériser, et il est davantage décrit par ses gestes et ses paroles que par un portrait statique. Il garde donc souvent une part de mystère. Il peut arriver que le narrateur soit présent, à travers un « je » qui se pose comme témoin des faits racontés, ou qui intervient pour commenter son  récit, donner son opinion, sans oublier le cas du récit qui se présente comme autobiographique. Mais, plus fréquemment, le récit est écrit à la troisième personne : donnant au lecteur l’impression qu’il s’écrit « tout seul », ce choix en accentue le réalisme.

L’étude de « L’Hôte » conduira à mesurer s’il répond à ces caractéristiques, ou s’en écarte.

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Le titre du recueil

Les deux termes du titre sont, a priori, antithétiques :

  • Le mot « exil », étymologiquement du latin « ex-sul », renvoie, à l’origine, à une sanction juridique : c’est être en dehors du sol de la patrie. Ce qui implique deux conséquences douloureuses. L’exilé est privé de ce que représente sa patrie, c’est-à-dire des protections qui lui sont accordées, de ses dieux et de sa famille, enfin souvent de ses biens. Mais, étranger sur une nouvelle terre, qui n’accueille pas volontiers celui qui vient d’ailleurs, il est souvent rejeté par ses habitants.

  • Le « royaume », du latin « regimen », territoire gouverné par un roi, traduit, lui, l’idée de puissance et de richesse.

Mais, en les reliant par la conjonction « et », Camus montre qu’il vit les deux de manière complémentaire.

         D’une part, il se perçoit comme exilé. En Algérie, il est un Français, le colonisateur aux yeux du peuple algérien, et loin de sa patrie et de sa culture d’origine, la France métropolitaine, l’écart ne pouvant que se creuser au moment où l’Algérie réclame son indépendance. Mais, en France, il se sent aussi étranger, loin de la terre ensoleillée où il a grandi, souvent évoquée avec nostalgie dans son œuvre.

         D’autre part, il a souvent expliqué que c’était cet « exil » même qui faisait sa richesse, par exemple dans la préface de L’Envers et l’Endroit : « « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu'il est et ce qu'il dit. [...] Pour moi, je, sais que ma source est dans L'Envers et l'Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu ». Il soulignait d’ailleurs dans cet ouvrage : « tout mon royaume est de ce monde. »

Cela conduit le lecteur à mesurer la part de l’un et de l’autre de ces mots dans la nouvelle, et leur interaction : ont-ils le même poids ? Lequel des deux finalement triomphe ?

Jacques Ferrandez, « L’Hôte », 2009. Bande-dessinée

Le titre de la nouvelle, "L'Hôte"

Le titre ouvre sur un questionnement, car le terme peut prendre deux significations :

       celui qui reçoit : c’est donc, dans la nouvelle, l’instituteur Daru, qui reçoit chez lui deux hommes, le gendarme Balducci, et celui qui est seulement désigné comme « l’Arabe ». Le mot renvoie à une loi qui remonte à l’antiquité, celle d’hospitalité, qui a longtemps représentée une valeur sacrée, et est prônée dans la plupart des religions : il faut accueillir l’hôte qui vient pacifiquement, lui offrir abri et nourriture.

         celui qui est reçu : le gendarme repart très vite, après avoir bu du thé, c’est donc « l’Arabe » qui devient l’hôte, pour le soir et la nuit. Or, dans la nouvelle, Daru reçoit l’ordre de Balducci de conduire cet homme, arrêté pour un meurtre, à Tinguit, en prison.

Jacques Ferrandez, « L’Hôte », 2009. Bande-dessinée

À première vue, le titre peut donc sembler paradoxal, voire ironique, qu’il s’agisse de Daru pour lequel  « le livrer était contraire à l’honneur », ou de l’Arabe, « hôte » peu pacifique et destiné à la prison.

Cela interroge donc le lecteur sur la relation qui peut s’établir entre ces deux personnages, et sur la possibilité réelle de respecter, dans de telles conditions, les lois d’hospitalité.​

Le contexte de "L'Hôte" 

contexte

La situation historique

Pendant les deux guerres mondiales, les pays colonisés ont fourni de nombreux soldats, qui se sont battus et sont « morts pour la France ». Ils espéraient, après la victoire lors de la seconde, que leur engagement leur apporte l’indépendance, réclamée depuis plusieurs années. Devant le maintien du statu quo colonial, l’Indochine donne le signal et une guerre meurtrière début en 1946, jusqu’à l’ultime bataille de Dien Bien Phu, une cuisante défaite pour les troupes françaises, qui conduit aux accords de Genève mettant fin, en 1954, à la présence française.

L’Algérie aussi réclame depuis l’entre-deux-guerres son indépendance, par l’intermédiaire de Messali Hadj, qui a fondé le Parti du Peuple algérien, mais même la volonté du Front populaire, qui, en 1937, élabore un projet destiné à accorder les pleins droits de la citoyenneté française à environ vingt-vingt-cinq mille Algériens, échoue.

C’est le 8 mai 1845 que tout bascule, alors que dans les rues des défilés célèbrent la victoire des alliés. À Sétif, comme à Guelma, deux jeunes hommes brandissent le drapeau aux couleurs de l’Algérie, interdit, et sont abattus par l’armée. En réaction, des massacres ont lieu, 103 Français sont tués dans des conditions d’une rare brutalité, ce qui entraîne une répression qui va faire des milliers de morts civils. L’armée française réussit à rétablir le calme, mais le mouvement conduit à une guerre inexorable, avec le développement d’un côté du Front de Libération Nationale, qui va peu à peu former une armée, de l’autre un gouvernement qui envoie de plus en plus de soldats en Algérie pour répondre à la demande du million de Français installés dans cette colonie, depuis des années pour certains.

Manifestation en faveur de l'indépendance à Sétif, le 8 mai 1945

Manifestation en faveur de l'indépendance à Sétif, le 8 mai 1945

La "Une" du Temps, numéro spécial sur L'Algérie

L’explosion se produit le 1er novembre 1954, la « Toussaint rouge », dira-t-on, à la suite de soixante-dix attentats, parfaitement concertés, qui tuent huit Français, notamment dans les massifs des Aurès et en Kabylie. Parmi les victimes, un couple d’instituteurs, jeune mariés et arrivés depuis une semaine pour enseigner dans un petit village des Aurès. Faut-il voir dans ce fait dramatique le point de départ de « L’Hôte », dont on sait que Camus commença l’écriture en 1954, ou bien cet auteur, qui, depuis longtemps, soutenait l’indépendance algérienne, a-t-il pressenti qu’un jour les Français, même ceux qui voulaient aider le peuple et non pas l’exploiter, allaient payer cher leur présence ?

L’escalade reprend à partir de cette date. Même si le président du Conseil, Pierre Mendès-France, déclare « L’Algérie, c’est la France, et non un pays étranger », une façon de refuser ce qui serait une guerre civile, c’est bien cela qui débute, avec une nouvelle répression sanglante, suivie de nouveaux attentats, à Philippeville durant l’été 1955, et à nouveau, des milliers de civils tués en représailles. Les accords d’Évian, en 1962, mettent fin à cette terrible guerre, qui a fait rage aussi bien en Algérie qu’avec de nombreux attentats en France.

La "Une" du Temps, numéro spécial sur L'Algérie

La présentation du contexte dans la nouvelle

La nouvelle ne fait aucune allusion directe à des faits de guerre, mais, par l’intermédiaire du personnage de Balducci, le gendarme, le lecteur perçoit la menace qui plane déjà en Kabylie : « Ça bouge, paraît-il. On parle de révolte prochaine. Nous sommes mobilisés, dans un sens. » Il met en évidence aussi la fragilité de cette défense : « Nous sommes une douzaine, à El Ameur pour patrouiller dans le territoire d’un petit département. » C’est ce qui explique que Daru, l'instituteur qui proteste « ce n’est pas mon métier », reçoit comme réponse : « les ordres sont là, et ils te concernent aussi. » Tout Français est donc concerné. La conversation avec Daru nous fait comprendre aussi l’incompréhension entre les deux communautés, française et arabe : « Il est contre nous ? » demande Daru, et Balducci répond « Je ne crois pas. Mais on ne peut jamais savoir. »

Les cavaliers  de la gendarmerie : la brigade d'El-Ameur (1886)

Les cavaliers  de la gendarmerie : la brigade d'El-Ameur (1886)

D’ailleurs, c’est un monde où il est essentiel d’être armé. Quand Daru proteste, « Je n’ai rien à craindre », là encore Balducci lui rappelle qu’en tant que représentant de la France, il est, qu’il le veuille ou non, partie prenante de tout conflit potentiel : « S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac ».

Pour conclure

Camus rejoint là un des aspects de l’existentialisme. Aucun homme ne peut échapper à l’engagement, qui l’oblige à faire des choix face aux circonstances historiques, même quand il se juge non concerné.

Or, c’est précisément la notion de choix, la difficulté de s’en tenir à une position ferme, que met en scène la nouvelle. Daru affirme à Balducci : « tout ça me dégoûte, et ton gars le premier. Mais je ne le livrerai pas. Me battre, oui, s’il le faut. Mais pas ça. » Mais il n’échappe ni à la peur pendant la nuit, ni aux conséquences à la fois de son choix et de celui de son « hôte », annoncées dans la chute de la nouvelle par l’inscription au tableau : « Tu as livré notre frère. Tu paieras. »

La situation initiale 

Pour lire la nouvelle

Immédiatement après l’incipit, par un arrêt dans le récit qui fait progresser les « deux hommes » vers « l’école », la situation initiale occupe les premières pages de la nouvelle, jusqu’au moment où le héros « sortit et avança sur le terre-plein devant l’école », et où la rencontre débute réellement, par une présentation des voyageurs. Ainsi l’attente du héros permet à Camus de présenter les lieux et la vie de son personnage principal.

situat° initiale

LE CADRE SPATIO-TEMPOREL

Les lieux

 

Le récit oppose le cadre extérieur, le paysage montagnard, et l’école, qui semble le dominer.

L’extérieur

C’est d’abord l’immensité que Camus met en valeur, en présentant ce paysage comme un lieu rude, où règne le minéral, et rendu encore plus hostile par la neige : « le raidillon [est] abrupt », ils marchent « dans la neige, entre les pierres, sur l’immense étendu du haut plateau désert ». 

Le climat renforce la rigueur des lieux, avec « une lumière sale », « le plafond de nuages » et « l’épaisse neige [qui] tombait au milieu des ténèbres incessantes, avec de petites sautes de vent ». Mais ce n’est pas mieux en été avec les « huit mois decsécheresse » : « les plateaux calcinés mois après mois, la terre recroquevillée peu à peu, littéralement torréfiée, chaque pierre éclatant en poussière sous le pied. » Le nom du village cité, « Tadjid », lié à ce décor et à la biographie de Camus, nous permet de comprendre que nous sommes en Algérie.

Paysage de Kabylie : photogramme du film de David Oelhoffen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus

Paysage de Kabylie : photogramme du film de David Oelhossen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus
L'école : photogramme du film de David Oelhossen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus

L'école : photogramme du film de David Oelhoffen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus

L’école

Elle est en position de supériorité, « bâtie au flanc d’une colline », et s’ouvre sur le vaste paysage, par une fenêtre « sur le plateau à l’est », par une autre « sur le midi ». Mais elle est totalement isolée, « école perdue », qu’il faut ravitailler puisqu’elle n’est pas au cœur d’un village, par « la camionnette de Tadjid, le village le plus proche au nord ». Elle semble même être le dernier lieu humain, avant de passer une frontière, symbolisée par « les masses violettes du contrefort montagneux où s’ouvrait la porte du désert ».

La consonance du nom de ce village, liée à la biographie de Camus, nous permet de comprendre que la nouvelle se situe en Algérie, dans les hauts massifs des Aurès ou de la Kabylie.

Cependant, l’école est aussi représentée comme un lieu central, un point de convergence pour « la vingtaine d’élèves qui habitaient dans les villages disséminés sur le plateau ». La première image qui en est donnée, « Sur le tableau noir les quatre fleuves de France, dessinés avec quatre craies de couleurs différentes, coulaient vers leur estuaire », lui attribue une valeur symbolique : elle est la traduction du pouvoir colonial, rendu vivant par la personnification de ces fleuves alors même que l’extérieur, lui, semble mort, enseveli sous la neige ou brûlé par le soleil.

La chronologie

 

Après l’incipit « in médias res », le récit fait une pause et devient rétrospectif : « La neige était tombée brutalement à la mi-octobre, après huit mois de sécheresse ». Cet élargissement temporel par rapport au temps de l’action lui-même permet d’insister sur la « misère », terme répété, qui pèse sur ces lieux, jusqu’à la famine : « Chaque jour, Daru distribuait une ration aux petits », Les moutons mouraient alors par milliers, et quelques hommes, ça et là, sans qu’on puisse toujours le savoir ».

À l’inverse, le récit se projette aussi vers l’avenir, d’abord proche, en annonçant que la camionnette de ravitaillement « reviendrait dans quarante-huit heures », ou qu’« un des pères ou des grands frères viendrait ce soir », puis plus lointain : « Il fallait faire la soudure avec la prochaine récolte, voilà tout », et les « navires de blé [qui] arrivaient maintenant de France » laisse supposer un meilleur approvisionnement.

Ainsi, qu’il s’agisse du passé ou de l’avenir, le récit, qui passe alors de la focalisation interne à un narrateur omniscient, souligne l’importance de la nourriture, comme s’il s’agissait d’abord de survivre dans ces lieux hostiles, comme le conclut le passage : « Le pays était ainsi, cruel à vivre ».

LES PERSONNAGES

Les deux voyageurs

 

Seul l’incipit les présente, d’abord de façon groupée, « les deux hommes » étant vus en focalisation interne par « l’instituteur », puis séparés dès la deuxième phrase : « L’un était à cheval, l’autre à pied ». Cette précision place l’un des deux dans une position de supériorité, surtout que Camus insiste sur la difficulté de cette marche : « Ils peinaient, progressant lentement dans la neige, entre les pierres ». Puisque même le cheval semble épuisé, il « bronchait visiblement », il est évident que c’est encore plus pénible « à pied ». 

L'arrivée des voyageurs : photogramme du film de David Oelhoffen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus

Personnages.jpL'arrivée des voyageurs : photogramme du film de David Oelhossen, Loin des hommes, 2014, d'après la nouvelle de Camus

Mais le récit maintient le mystère sur leur identité, le seul détail donné étant « L’un des hommes, au moins, connaissait le pays ». Le lecteur ne peut que s’interroger, mais il devra attendre la fin de la situation initiale pour en savoir davantage.

Le héros

 

Sa fonction d'instituteur

Son nom, Daru, n’est cité qu’au milieu du deuxième paragraphe, c’est d’abord par sa fonction qu’il est désigné, « l’instituteur ». Ce statut de fonctionnaire entraîne des conséquences, à commencer par le devoir d’obéissance et de service, d’où la comparaison : il « vivait presque comme un moine ». Il doit obéir aux ordres, et appliquer la politique coloniale, par exemple en attirant les enfants à l’école par de la nourriture grâce au « sacs de blé […] que l’administration lui laissait en réserve pour distribuer à ceux de ses élèves dont les familles avaient été victimes de la sécheresse ». Il a, bien sûr, pour rôle aussi de transmettre l’instruction, mais un enseignement qui ne porte que sur les réalités françaises, comme en témoigne la géographie, avec les « quatre fleuves de France, dessinés » au tableau.

Un privilégié

Cette fonction le distingue du monde qui l’entoure, et la remarque du narrateur devenu omniscient, il « s’était senti un seigneur », montre qu’il a conscience des avantages dont il bénéficie. Par rapport aux habitants indigènes, « content d’ailleurs du peu qu’il avait », il dispose, en effet, d’une nourriture suffisante pour manger à sa faim avec « des poules », un « ravitaillement hebdomadaire en eau et en nourriture », avec « de quoi soutenir un siège », et un « puits » qui lui permet d’avoir de l’eau. Il possède aussi un logement qui, quoique simple, est relativement confortable avec « ses murs crépis, son divan étroit, ses étagères en bois blanc », et une « provision de charbon » lui permettant d’échapper à cette atmosphère glacée.

Un homme de partage

Malgré ces avantages matériels, le héros partage la rudesse des lieux, notamment ces jours où le climat rude semble arrêter le cours du temps : « Daru patientait alors de longues heures dans sa chambre ». Il est aussi douloureusement conscient de la misère et de la famine qui l’entourent, illustrée par une image saisissante, que l’adjectif démonstratif attribue plus au héros qu’au narrateur : « il serait difficile d’oublier cette misère, cette armée de fantômes haillonneux errant dans le soleil ».

Il fait partie de ce pays, en tout cas des lieux car nous notons une restriction par rapport aux habitants, aux « hommes, qui, pourtant, n’arrangeaient rien ». Camus révèle ainsi toute l’ambiguïté de cette Algérie coloniale : « Daru y était né. Partout ailleurs, il se sentait exilé », mais, qu’il le veuille ou non, il est le représentant du colonisateur, un étranger privilégié.

CONCLUSION

 

Cette situation initiale en insistant sur la rudesse des lieux, sur cet environnement « cruel à vivre », dépeint un univers tragique, sur lequel semble peser une terrible fatalité de misère et de mort. 
Ce passage fait directement écho au titre du recueil.

  • Daru est, objectivement, en « exil », loin de cette France, dont il n’a sous les yeux que l’image fictive des fleuves au tableau, une mère-patrie bienfaitrice par le « ravitaillement » qu’elle assure à ses serviteurs et à ce peuple colonisé.

  • Mais, subjectivement, de son point de vue, cette terre est aussi son « royaume » sur lequel il semble régner, tel « un seigneur » dans son école, distribuant de la nourriture, et c’est « [p]artout ailleurs » qu’ « il se sentait exilé ». 

L'événement perturbateur 

Pour lire la nouvelle

perturbation

Après la situation initiale, qui, telle une parenthèse, a interrompu le récit après l’incipit annonçant l’arrivée de ces « deux hommes » mystérieux, il reprend, en focalisation interne, en les présentant : « Il sortit et avança sur le terre-plein devant l’école […] Il reconnut dans le cavalier Balducci… » Cette visite inattendue, qui vient rompre une vie quotidienne plutôt monotone, constitue l’événement perturbateur (pp. 85-91 de l’édition Folio), qui se termine avec le départ de Balducci, laissant face-à-face le héros et « l’Arabe ». C’est cette rupture qui fait l’objet de l’analyse.

LA VIE QUOTIDIENNE

La tranquillité

 

Elle est rappelée par la remarque de Balducci, après avoir transmis les ordres à Daru : « Après, ce sera fini. Tu retrouveras tes élèves et la bonne vie. » Le déterminant défini « la », renforce l’impression d’une vie sans difficultés, dans le calme, la paix et le confort qu’apporte le statut d’« instituteur ». C’est, en fait, une vie où l’homme n’a pas vraiment d’importance, car le pays détermine tout. Il est, lui, immuable, rendant l’homme dérisoire dans un monde qui tourne sans lui. C’est ce que souligne le conditionnel qui pose cette image, et les nombreux indices temporels de durée : « Quand toute la neige serait fondue, le soleil régnerait de nouveau et brûlerait une fois de plus les champs de pierre. Pendant des jours, encore, le ciel inaltérable déverserait sa lumière sèche sur l’étendue solitaire où rien ne rappellerait l’homme. »

La scène se déroule d’ailleurs dans la salle de classe, lieu familier pour Daru, qui affirme son sentiment de sécurité : « Je n’ai rien à craindre. »

La loi d'hospitalité

 

Une loi règle cette vie quotidienne, celle d’hospitalité, dont témoigne les premières phrases de Daru : « Entrez vous réchauffer », Je vais chauffer la salle de classe », « je vais vous faire du thé à la menthe ». Et c’est très spontanément qu’il demande : « Vous couchez ici ? » Ce thé offert crée une atmosphère paisible. Immédiatement après avoir évoqué la « folie du sang » qui anime les hommes, le récit revient à la banalité quotidienne : « Mais la bouilloire chantait sur le poêle. » Et tous partagent ce thé, même « l’Arabe », sans la moindre remarque du gendarme Balducci.

Daru, « l’hôte », reçoit donc ses deux « hôtes », qui ont droit au respect inconditionnel. D’où le fait de délier les mains du prisonnier, là encore sans refus catégorique de la part du gendarme.

Le thé à la menthe : une tradition de l'hospitalité

Le thé à la menthe : une tradition de l'hospitalité

La communauté entre Français

 

Elle est installée par la familiarité et le ton protecteur de Balducci envers Daru. Il lui adresse « un petit sourire d’amitié », l’appelle « fils » ou « petit », et toutes ses phrases visent à créer entre eux une complicité, par exemple : « Je t’aime bien, il faut comprendre », « un costaud comme toi », « Tu as toujours été un peu fêlé. C’est pour ça que je t'aime bien, mon fils était comme ça. »  Il est celui qui, conscient des réalités, tente de rassurer, de maintenir le pays dans la tranquillité.

Mais Daru ne se dérobe pas face à ce comportement, lui aussi partage cette complicité : « il ne voulait pas peiner le vieux Corse ». Il emploie aussi spontanément le pronom de la première personne du pluriel, pour s’associer à cette communauté dans sa question : « Il est contre nous ? »

L’événement perturbateur se déroule sur une toile de fond où règne le calme, où la communauté française est unie dans un même amour de ce pays pourtant rude.

LA RUPTURE 

L'Arabe : photogramme du film de D. Oelhossen, Loin des hommes, 2014

Le portrait de « l’Arabe »

 

C’est le seul personnage du récit qui soit précisément décrit, à son arrivée, d’abord son vêtement, « une djellaba autrefois bleue », « un chèche étroit et court », puis son visage, avec une insistance particulière sur l’impression ressentie par Daru : « tout le visage avait un air à la fois inquiet et rebelle qui frappa Daru. » L’antithèse « inquiet » et « rebelle » met en évidence tout le paradoxe de la situation en Algérie, face à ceux qui représentent le pouvoir colonial.

Puis vient le rappel du crime qu’il a commis, « Il a tué son cousin », mais sans que la raison de ce meurtre soit réellement élucidée : « Des affaires de famille, je crois. L’un devait du grain à l’autre, paraît-il. Ça n’est pas clair. » En revanche, la violence de ce crime, un égorgement « d’un coup de serpe », est mise en valeur, avec l’imitation du geste par Balducci.

L'Arabe : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Or, c’est ce crime qui trouble la paix intérieure de Daru, en l’obligeant à une réflexion sur la nature de l’homme, reproduite par le rythme en gradation de la phrase périodique : « Une colère subite vint à Daru contre cet homme, contre tous les hommes et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du sang. » Et sa conclusion confirme cette colère : « Tout ça me dégoûte, et ton gars le premier. »

La menace

 

La conversation entre Daru et Balducci démasque aussi le conflit latent entre les deux communautés, française et algérienne.

        D’un côté, la formule « Ça bouge, paraît-il. On parle de révolte prochaine », en regroupant dans le pronom neutre, le monde arabe, sans individualité clairement nommé, le présente comme une menace qui plane, surveillée sans doute par les services de l’armée.

         De l’autre, par « Nous sommes mobilisés, en un sens », le choix verbal fait de l’ensemble de la communauté française une armée, comme si une guerre se préparait : « Son village s’agitait », « On le recherchait depuis un mois, mais ils le cachaient », « S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri. »

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009  : la conversation entre Daru et Balducci

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009  : la conversation entre Daru et Balducci

Mais, face à cette menace, qui globalise l’adversaire, tout un peuple colonisé, la force française apparaît totalement dérisoire, par la disproportion entre le nombre d’homme et la géographie : « Nous sommes une douzaine à El-Ameur pour patrouiller dans le territoire d’un petit département ».

L'ordre reçu

 

Cet événement perturbateur, l’ordre de conduire « l’Arabe » en prison, va obliger Daru à quitter sa paix intérieure pour prendre parti : jusqu’à présent, il a réussi à concilier sa nationalité française, avec son statut de fonctionnaire, avec cette terre d’Algérie à laquelle il a le sentiment d’appartenir, et d’être en communion avec son peuple qui souffre. Mais, à présent, l’ordre transmis le place devant l’Histoire, dans laquelle il doit prendre sa place : « les ordres sont là, ils te concernent aussi », « Nous sommes mobilisés », « nous sommes tous dans le même sac. »

Face à cet ordre, Daru est contraint de s’engager. Dans un premier temps, il tente de protester (« Les ordres ? Je ne suis pas… ») et de se dérober au choix  par une pirouette : « Alors, j’attendrai la déclaration de guerre ! » Mais, finalement, il refuse avec fermeté, « je ne le livrerai pas. Me battre, oui, s’il le faut. Mais pas ça. », refus réitéré.

Mais ce choix induit une double conséquence. Il blesse Balducci car ce refus est pour lui un blâme, une accusation dont il se défend : « Moi non plus, je n’aime pas ça. Mettre une corde à un homme, malgré les années, on ne s’y habitue pas et, même, oui, on a honte. Mais on ne peut pas les laisser faire. » Mais, pire encore, le refus est ressenti comme une trahison de sa patrie, condamnable et qui pourrait lui valoir des ennuis face aux autorités coloniales : « Si tu veux nous lâcher, à ton aise, je ne te dénoncerai pas. »

L'Arabe face à Daru : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

CONCLUSION

 

La rupture introduite vient de la mise en place d’un conflit entre les deux termes du titre du recueil :

         « L’exil » est celui de la communauté à laquelle appartiennent Daru et Balducci : deux Français sur une terre autre que celle de leur origine, qui reçoivent des « ordres » de la patrie lointaine, la France. Ils s’inscrivent, qu’ils le veuillent ou non, dans une communauté fondée sur un système de gouvernement, avec des lois à faire respecter. Ils font partie du système colonial, avec toutes les conséquences sociales qui en découlent, notamment la supériorité dont ils bénéficient.

L'Arabe face à Daru : photogramme du film de D. Oelhossen, Loin des hommes, 2014

          « Le royaume » est la communauté de ceux qui partagent un pays, qu’ils aiment et qui fait leur richesse, celui dans lequel l'un est né et l'autre a choisi de vivre. Cela unit à l’Arabe Daru, qui, en tant qu’instituteur, veut y répandre le savoir, défendre les valeurs de « Liberté, égalité, fraternité », et prôner ainsi  le respect fondamental de tout homme, car tout homme est mon frère.

Ainsi, deux forces collectives se trouvent face-à-face, toutes deux engagées dans l’Histoire : la force coloniale et celle du peuple colonisé qui revendique les « droits de l’homme ». Mais, dans ce conflit, comment Daru, qui s’inscrit dans ces deux forces, pourra-t-il se situer ? A-t-il même le pouvoir de résister en affirmant ses valeurs propres en contredisant, le cas échéant, celles de sa collectivité ? Enfin, cet Arabe a tué un autre homme, il s’est donc exclu lui-même du respect de l’homme : mérite-t-il alors qu’on lutte pour lui… au nom, précisément, du respect de l’homme ?

Cet événement perturbateur place le héros face  à un terrible dilemme, qui l’oblige à sortir de sa vie tranquille et monotone.

fraternité

La fraternité au cœur de la nouvelle 

Pour lire la nouvelle

Après le départ du gendarme Balducci, débute la deuxième péripétie de la nouvelle, le face-à-face entre Daru et « l’Arabe », où quatre moments peuvent être distingués, à partir de « Longtemps, il resta étendu sur son divan… ». Le premier long paragraphe ramène à un temps de réflexion de Daru, puis vient le repas du soir, avec un dialogue entre les deux personnages. Puis, le récit avance jusqu’au « cœur de la nuit », où l’accent est mis sur les sentiments et les réactions de Daru. Enfin, le matin est un nouveau moment de partage, le petit-déjeuner, jusqu’au moment du départ. Ce passage (pages 92-99 de l’édition Folio) présente une alternance entre l’angoisse, de part et d’autre, et la banalité de la vie quotidienne, ce qui nous interroge sur le sens que Camus donne à sa nouvelle

L'ANGOISSE 

Face à la dureté du pays

 

Après le départ de Balducci, Daru se replie seul, dans sa chambre, et le récit met l’accent sur « le silence », terme répété : il va « écouter le silence », « C’était ce silence qui lui avait paru pénible les premiers jours de son arrivée », « Au début, la solitude et le silence lui avaient été durs ». 

Un paysage minéral : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Le silence, en effet, en effaçant la présence humaine, et même animale, ramène l’homme à une confrontation entre lui et le pays qui l’entoure. C’est de lui que naît cette angoisse, de sa dureté minérale, de « ces terres ingrates, habitées seulement par des pierres », « On ne labourait ici que pour récolter des cailloux », « le caillou seul couvrait les trois quarts du pays ». Cela conduit donc à mesurer ce que, dans Le Mythe de Sisyphe, Camus nomme l’absurde, né du sentiment que l’univers, dans sa permanence, nie l’homme en lui rappelant sa condition mortelle, traduite par le rythme des phrases : « Les villes y naissaient, y brillaient, puis disparaissaient ; les hommes y passaient, s’aimaient ou se mordaient à la gorge, puis mouraient. Dans ce désert, personne, ni lui, ni son hôte, n’étaient rien. »

Un paysage minéral : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

L'homme face à l'homme

 

La situation initiale a mis en évidence que, dans cette Algérie coloniale, deux forces s’affrontent. D’un côté, il y a le système colonial, dans lequel, qu’il le veuille ou non, s’inscrit Daru par sa fonction d’instituteur qui le conduit à transmettre le savoir du colonisateur. De l’autre côté, il y a la société indigène, qui refuse l’ordre imposé par le colonisateur, tel cet « Arabe » qui s’est fait justice lui-même en tuant son cousin, sans passer par le tribunal colonial, puis a été caché, protégé, par les siens, au sein de son village. Il reste d’ailleurs sans prénom ni nom, comme s’il illustrait seulement ce peuple colonisé.

Cela explique qu’une peur mutuelle s’installe forcément entre les deux hommes.

        « L’Arabe » a peur de Daru : sa question, « C’est toi le juge ? », prouve bien qu’il le considère comme un représentant d’un système par lequel il se sent menacé. Sa peur est manifeste au moment de son réveil, quand il se retrouve brutalement confronté à Daru : « il eut un sursaut terrible, regardant Daru sans le reconnaître avec des yeux fous et une expression si apeurée que l’instituteur fit un pas en arrière. »

         Mais, parallèlement, Daru aussi a peur de « l’Arabe », en se sentant à la merci de cet homme qui a déjà assassiné avec violence, et un membre de sa famille qui plus est : « il se sentait vulnérable […] ; il en avait vu d’autres et, s’il le fallait, il casserait en deux son adversaire. » Cette peur se reproduit pendant la nuit. Dès que son hôte bouge, Daru perçoit une menace : « Au deuxième mouvement du prisonnier, il se raidit, en  alerte » et sa première pensée va à son revolver « resté dans le tiroir de son bureau ». Au moindre bruit, sa vigilance est en éveil, par exemple quand il entend « des pas furtifs autour de l’école ».

Camus représente ainsi la faiblesse de l’homme, en quelque sorte en « exil » sur la terre, qui lui rappelle son néant, et face à d’autres hommes qui, eux, le rejettent comme « autre ».

LE QUOTIDIEN RASSURANT

Le meilleur moyen pour éteindre cette angoisse est de se réfugier dans les gestes rassurants du quotidien, qui aident à se sentir pleinement humain.

Le repas

 

En écho au titre de la nouvelle, « L’Hôte », Camus s’attarde à décrire les gestes banals, ordinaires, de la préparation d’un repas, par exemple la confection de la « galette » et de « l’omelette ». Ces gestes permettent de ramener pour un temps la paix habituelle, en niant l’élément perturbateur, comme si rien ne s’était passé. C’est donc une forme de fuite. Daru retarde ainsi le moment où il va lui falloir choisir clairement, comme le révèle d’ailleurs sa joie quand il pense, à deux reprises, que « l’Arabe » s’est évadé : «  cette joie franche qui lui venait à la seule pensée que l’Arabe avait pu fuir et qu’il allait se retrouver seul sans rien avoir à décider », « Il fuit, pensait-il seulement. Bon débarras ! »

Les tâches ménagères

 

De même, s’activer à préparer le lit de « l’Arabe » pour la nuit est aussi un détournement, ce que traduit sa réaction quand il a fini : « Il n’y avait plus rien à faire ni à préparer. Il fallait regarder cet homme », c’est-à-dire, en voyant sa dimension humaine, être ramené à la difficulté du choix.

Le même mécanisme se reproduit au réveil, quand « il mit la pièce en ordre ». Ensuite, « il se sentait étrangement vide et vulnérable », ramené à son obligation de choisir, insupportable : « Et il maudissait  à la fois les siens qui lui envoyaient cet Arabe et celui-ci qui avait osé tuer et n’avait pas su s’enfuir. »

LE SENS DE LA NOUVELLE : LA FRATERNITÉ

À travers la vie partagée

Déjà, Daru avait offert le thé à « l’Arabe », à présent c’est le repas qu’ils vont partager, et la surprise de son hôte prouve à quel point cela est inhabituel entre deux hommes séparés par l’Histoire dans laquelle ils s’inscrivent : « Pourquoi tu manges avec moi ? », demande le prisonnier. Son étonnement révèle aussi l’importance de cet acte de fraternité : manger « avec », c’est rendre à l’homme sa dignité, l’admettre comme son semblable. Cela explique que, de ce fait, « l’Arabe » ne ressente pas le désir de fuir pendant la nuit : il ne se considère plus comme un « prisonnier » face à son geôlier.

Le partage de la même condition humaine

 

Daru, pour arriver à un choix ferme, celui qui correspondrait à son statut de fonctionnaire, essaie de voir d’abord en cet « Arabe » l’assassin qu’il est, c’est-à-dire quelqu’un qui a nié l’homme, ce qui lui permettrait, en réponse, de nier lui-même l’humanité de son prisonnier et de le livrer sans remords. C’est ce qui explique son observation : « Il le regardait donc, essayant d’imaginer ce visage emporté de fureur. Il n’y arrivait pas. Il voyait seulement le regard à la fois sombre et brillant, et la bouche animale. »

C’est ce qui explique le dialogue qu’il entreprend alors pour en savoir plus sur ce meurtre : « Pourquoi tu l’as tué ? », « Tu as peur ? », « Tu regrettes ? » Les sentiments exprimés montrent à quel point la dimension absurde de ce meurtre gêne Daru, en l’empêchant de décider si cet homme est, ou non, son "semblable" : le narrateur omniscient mentionne son « irritation », son « impatience », qui ne peuvent qu’être accentuées par la demande de son prisonnier : « Viens avec nous. » Que peut signifier cette demande, qui reste sans justification, sinon une contrainte, l’obligation de choisir clairement son camp.

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Mais, précisément, Daru ne parvient pas à assumer un choix qui le rangerait dans le camp de la justice coloniale : « Il voyait seulement le regard à la fois sombre et brillant, et la bouche animale. » Tout ce qu’il voit en « l’Arabe » est un homme comme lui, ce que confirme leur nuit commune, où, sans vêtements, pris dans le sommeil, les différences entre eux s’effacent : « elle lui imposait une sorte de fraternité qu’il refusait dans les circonstances présentes », « un lien étrange ». La comparaison du vêtement à une « armure » souligne ce rapprochement nocturne, où, avec la nudité, le conflit s’apaise : « les hommes, qui partagent les mêmes chambres, […] se rejoignaient chaque soir, par-dessus leurs différences ». Chaque homme est ainsi ramené à sa propre faiblesse, ce que soulignait déjà leur insignifiance dans ce territoire hostile : « Et pourtant, hors de ce désert, ni l’un ni l’autre, Daru le savait, n’auraient pu vivre vraiment. » 

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009  : la fraternité nocturne

CONCLUSION

Face à Balducci, Daru a formulé son refus : « Je ne le livrerai pas. » Mais cette affirmation n’empêche pas le dilemme, clairement posé, qui ressort au cœur de la nouvelle : « Le crime imbécile de cet homme le révoltait, mais le livrer était contraire à l’honneur. »

  • « Livrer » l’homme, c’est choisir le camp de la loi, celui de Balducci, celui de la communauté française à laquelle il appartient, qui lui a accordé son statut d’« instituteur » en lui assurant ainsi un salaire.

  • Mais, quelques années après la seconde guerre mondiale, c’est aussi se comporter comme l’ont fait alors les collaborateurs, en livrant des hommes à l’occupant nazi, en perdant son « honneur ».

Ne pas le livrer est donc placer son « honneur » individuel au-dessus de la force collective de l’Histoire, en mettant la seule valeur d’un homme, quel qu’il soit, et au-delà de ses actes, au-dessus de la loi qui le condamne. 

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Le dilemme de Daru : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Mais ce choix est-il soutenable ? Un homme seul, animé par son sens de la fraternité, peut-il ainsi se dresser contre l’Histoire ? Telle est la question que pose Camus qui a, lui aussi, vécu ce dilemme quand a commence à la guerre d’indépendance en Algérie.

La situation finale 

situat° finale

Pour lire la nouvelle

Où en est Daru au moment où il lance à son hôte le signal du départ, « Allons », à la page 90 de l’édition Folio ? Il a affirmé, d’abord avec force à Balducci, « je ne le livrerai pas », puis à lui-même, lors de ses réflexions, en expliquant que c’était « contraire à l’honneur ». 

Le départ : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Pourtant, après le petit-déjeuner, tous ses préparatifs font croire au lecteur qu’il se prépare à l’accompagner sur les vingt kilomètres qui séparent l’école de la prison à Tinguit : « il fit un paquet avec des biscottes, des dattes, du sucre ». Il s’est aussi vêtu pour cette longue marche dans le froid : « Il enfila une veste de chasse sur son chandail et chaussa des souliers de marche. »

Le lecteur s’interroge alors : a-t-il finalement résolu son dilemme en choisissant de rester du côté de l’ordre colonial ?

Le départ : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

LE CHOIX DE DARU 

Daru a été placé devant un double devoir, dont il a pesé longuement les termes : d’un côté, vis-à-vis des lois, donc de la société à laquelle il appartient, d’un autre côté, vis-à-vis de l’homme, d’une pitié pour celui qui est colonisé, qui souffre et qui a peur.

Le rôle du paysage

 

Face à ce choix impossible, qui représente sa liberté à incarner dans un acte, il a trouvé une solution, que le récit traduit par une véritable métamorphose du paysage initial, avec la présence du « soleil » : il fait fondre la neige, il « pompait aussitôt les flaques », et même « un oiseau fendait l’espace devant eux avec un cri joyeux. » Et, en accord avec ce décor qui s’illumine d’une « lumière fraîche », Daru semble plein de joie : « Une sorte d’exaltation naissait en lui devant le grand espace familier. »

Sur la route, Daru et l'"Arabe" : photogramme du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

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incipit

C’est aussi le paysage qui illustre le choix : tous deux sont sur « une sorte d’éminence aplatie », qui permet de voir concrètement l’alternative, « les deux directions » : l’une vers « l’est » mène à « la police », l’autre « vers le sud », représente la liberté, si le prisonnier rejoint les campements nomades.

La résolution du dilemme

 

Ce choix consiste, en fait, à transférer à « l’Arabe » le choix, à le mettre donc, lui aussi, face à sa liberté. Il tente cependant d’influencer le choix de « l’Arabe », d’abord en lui remettant non seulement les provisions préparées, mais aussi « mille francs », somme très considérable pour un simple paysan dans l’Algérie de cette époque. Ensuite, par son geste, en lui montrant la route du sud, et par son discours, plus développé, il insiste sur la perspective de liberté ainsi offerte.

Cependant, en réalité, son offre traduit le refus de choisir, de s’engager dans l’Histoire, et il en est très certainement conscient, ce qui explique son malaise : il procède « sans douceur », il « sentit sa gorge se nouer », « il jura d’impatience ». Mais que traduit son retour en arrière, sur l’éminence ? Une simple curiosité ? Ou bien une forme de regret devant ce qui a pu lui paraître, finalement, comme de la lâcheté ? Camus ne tranche pas…

LE CHOIX DE L'ARABE 

L'incompréhension

 

Jusqu’à cet instant, tout a pu faire croire à cet homme que Daru allait le livrer, malgré les moments de fraternité vécus. Avec sa connaissance des réalités coloniales, comment pourrait-il espérer le contraire ? C’est ce qui explique sa première réaction,  une évidente surprise, il « le regardait sans comprendre », et son geste : « il gardait ses mains pleines à hauteur de la poitrine, comme s’il ne savait que faire de ce qu’on lui donnait. »

La peur

 

C’est la seconde réaction évoquée : « une sorte de panique se levait sur son visage ». L’acte de Daru lui offre une liberté, mais il n’en a jamais disposé jusqu’alors. Dans sa propre communauté, il s’est plié aux règles, aux coutumes, aux valeurs sociales, conduisant à tuer pour des « affaires de famille ». Face à l’occupant français, il sait très bien, puisqu’il a pris la peine de se cacher pendant « un mois », qu’il sera puni pour son crime, conformément à d’autres valeurs sociales. Jamais donc il n’a eu à se positionner comme un individu seul à devoir choisir, seul face à sa conscience.

Le moment du choix : affiche du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Le moment du choix : affiche du film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Son choix

 

Comment interpréter son choix de prendre « le chemin de la prison » ?

        Il peut s’inscrire dans la logique de l’histoire coloniale. Son refus de la liberté offerte serait alors le refus d’être un individu autre que ceux de son peuple : arabe il est, arabe il restera, en suivant la route qui est celle du colonisé, marquant sa dépendance du pouvoir du colonisateur.

         Ou bien, c’est un acte de fraternité envers Daru. Cet homme, un Français, l’a traité avec humanité, et « l’Arabe » sait très bien qu’il prend un risque en le laissant s’enfuir. Ce choix serait alors une façon de lui rendre ce qu’il lui a donné, de faire preuve à son tour de fraternité en écartant de lui tout reproche, toute accusation de trahison.

L’ABSURDE INCARNÉ

Le sens de la nouvelle s’impose ainsi, en mettant en évidence un double échec.

Un acte inutile

 

La solution choisie par Daru n’a finalement servi à rien, d’où le fait que Daru a « le cœur serré ». « L’Arabe » a refusé le cadeau qui lui a été fait, et Daru ne peut éprouver qu’un sentiment d’échec : il n’a pas compris, ou pas voulu accepter, ce témoignage de fraternité, le rejetant ainsi dans le système colonial.

Une condamnation du héros

 

L’acte de fraternité de Daru se retourne contre lui. Ceux qui surveillaient l’école, dont il avait entendu à plusieurs reprises les « pas furtifs », l’ont vu partir avec « l’Arabe », d’où l’inscription  au tableau : « Tu as livré notre frère. Tu paieras. » Daru vit alors l’Absurde : lui qui voulait échapper aux forces de l’Histoire se retrouve condamné à être ce qu’il refusait d’être, prisonnier précisément de cette Histoire.

CONCLUSION

 

Le premier terme du titre du recueil révèle ainsi toute son importance, puisque le héros se retrouve doublement en « exil ».

  • Il est « exilé » de ses valeurs, que « l’Arabe » a rejetées : ce représentant du colonisateur, qui se veut bienveillant, fraternel, non violent, respectueux de la devise républicaine, « Liberté, égalité, fraternité », reste d’abord un colon.

  • Mais il est aussi « exilé » du pays qui était son « royaume », qui n’a pas compris son geste, et qui annonce sa révolte en le menaçant de mort.

L'incipit : premier paragraphe de "L'Hôte" 

Pour lire l'extrait

L'incipit se réduit, dans cette nouvelle, au seul premier paragraphe, puisque, immédiatement après, le récit se suspend, pour permettre à l'auteur de présenter la situation du héros, au moyen d'un retour en arrière. Cette brièveté permettra-t-elle de remplir la double fonction habituelle de l'incipit, informer mais aussi séduire ? 

LE CADRE SPATIO-TEMPOREL

Paysage de Kabylie : la rudesse des lieux

Les lieux

La description s’insère dans le cours du récit, mais, dans l’incipit, rien n’annonce qu’il se déroule en Algérie. Il pourrait se situer dans n’importe quel lieu de montagne, l’accent étant mis sur l’accès difficile à cette école, « bâtie au flanc d’une colline ». Faut-il donner un sens symbolique à cette position surélevée, qui traduirait l’importance accordée à l’école ?

Ce passage insiste sur la rudesse du paysage qu’aucune végétation ne vient adoucir, uniquement minéral : « le raidillon abrupt » oblige à une marche pénible « entre les pierres, sur l’immense étendue du haut plateau désert ». 

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Le temps

 

L’imparfait « regardait » qui ouvre la nouvelle donne une durée à cette scène, confirmée par la précision horaire qui ferme le paragraphe : « ils ne seraient pas sur la colline avant une demi-heure ». Camus a donc choisi un incipit « in medias res », puisque le personnage a aperçu les deux hommes depuis un moment déjà. En fait, il inverse l’ordre habituel du récit, en posant l’événement perturbateur, l’arrivée des « deux hommes » dans ce lieu solitaire, avant de présenter la situation initiale, possibilité offerte par cette « demi-heure » d’attente avant qu’ils n’atteignent l’école.

L’école semble ainsi très isolée, comme perdue dans l’immensité du décor. Cet isolement est encore renforcé par la neige, épaisse, mais qui n’offre aucune beauté : « la piste qui avait pourtant disparu, depuis plusieurs jours sous une couche blanche et sale. » Enfin, le « froid » achève l’impression d’être dans un lieu hostile.

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

Dans ce premier paragraphe, le temps semble donc comme suspendu, avec un retour en arrière, la mention de la neige qui a recouvert « la piste […] depuis plusieurs jours », confirmant l’aspect hostile et l’isolement des lieux.

LES PERSONNAGES

Le héros

 

L’incipit s’ouvre et se ferme en le nommant par sa fonction, « l’instituteur ». Si nous rapprochons cela de la localisation de l’école et de la date d’écriture de la nouvelle,  Camus lui attribue d’emblée une supériorité sociale. Le verbe initial, « regardait », inscrit l’incipit dans la focalisation interne, point de vue confirmé par « on ne l’entendait pas encore, mais on voyait le jet de vapeur ». Cependant le glissement du sujet personnel au pronom « on » indéfini et généralisant invite le lecteur à se mettre à sa place pour observer la scène.

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Les voyageurs

 

Ils sont d’abord présentés de façon groupée, « les deux hommes », mais la deuxième phrase, brève, les sépare aussitôt : « L’un était à cheval, l’autre à pied ». Cette précision accorde à l’un des deux une évidente supériorité, surtout que Camus insiste sur la difficulté de cette marche : « Ils peinaient, progressant lentement dans la neige, entre les pierres ». Puisque même le cheval semble épuisé, il « bronchait visiblement », on imagine à quel point c’est encore plus pénible « à pied ». Mais le récit maintient le mystère sur leur identité, le seul détail donné étant « L’un des hommes, au moins, connaissait le pays ». Le lecteur ne peut que s’interroger.

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

CONCLUSION

 

Un incipit a, en principe, une double fonction : il doit à la fois informer le lecteur et retenir son attention. Or, à la fin de ce paragraphe, le lecteur reste face à un mystère. Où se situe exactement cette scène ? Qui sont ces « deux hommes » ? Pourquoi prennent-ils la peine de faire ce trajet pénible pour monter jusqu’à l’école ? Autant de questions qui, liées à l’attention que leur prête « l’instituteur », prouvent que cet incipit ne correspond pas au contenu habituel d’un incipit mais introduit déjà une perturbation dans cet isolement.

Si nous lions cet incipit au titre du recueil, c’est « l’exil » qu’il fait d’abord ressortir, par l’atmosphère hostile dépeinte, mais aussi « le royaume » vu l’immensité des lieux sur lesquels « l’école », dans sa position supérieure, semble régner.

L'événement perturbateur : de "Pourquoi a-t-il tué ?" à "Mais pas ça." 

Pour lire l'extrait

extrait 2

Ce deuxième texte s’inscrit dans l’événement perturbateur que constitue l’ordre transmis par le gendarme Balducci à Daru, l’instituteur, de livrer « l’Arabe » prisonnier à la prison de Tinguit dès le lendemain. Mais l’« air buté » de Daru signale sa résistance immédiate. D’où cette conversation, qui permet à Camus de mieux présenter le dilemme qui se pose à son héros. Lui faut-il, en tant que représentant de la communauté française, donc du système colonial, obéir à cet ordre, ou bien refuser de se substituer à l’armée pour ne pas, à son tour, se mettre au service d’une politique qu’il n’approuve pas ?

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Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

LES RÉALITÉS DU SYSTÈME COLONIAL 

Un cadre juridique

 

Le système colonial impose au peuple colonisé ses propres lois, et le fonctionnement de sa justice. Ainsi, il apparaît, dans la réponse de Balducci à la question de Daru, « Pourquoi a-t-il tué ? », que « l’Arabe » a obéi aux lois coutumières, qui relèvent d’un fonctionnement encore tribal. Il s’agit d’«  affaires de famille », qui l’ont conduit à tuer son « cousin », pour une question de dette, donc d’honneur à défendre : « L’un devait de l’argent à l’autre ».

Mais les verbes qui ponctuent l’explication donnée par Balducci, « je crois », « paraît-il », montrent que le colonisateur, lui, n’entre pas dans ces considérations. Balducci ignore d’ailleurs même pas qui devait de l’argent à qui, le prisonnier ou son « cousin », et cela ne l’intéresse même pas. Pour le colonisateur, seul compte le maintien d’une loi objective : rien n’autorise le crime. « L’Arabe » doit donc être puni.

La puissance du colonisateur ?

 

Ce crime à punir témoigne aussi du pouvoir exercé par le colonisateur, qui justifie les réactions de Balducci. « En tirant une cordelette de sa poche », il s’apprête à attacher le prisonnier : celui-ci représente, à ses yeux, une menace car, s’il a pu tuer une fois, qui dit qu’il ne cherchera pas à tuer encore pour, ensuite, s’enfuir ? Il ne peut que rester « interdit » devant le refus de Daru, et son hésitation à ne pas lui lier les mains prouve son appartenance au camp d’un colonisateur en infériorité numérique.

C’est cette même conscience d’une menace indigène qui le conduit à demander à Daru s’il est « armé », et à lui proposer son arme : « Il tirait en même temps son revolver et le posait sur le bureau. » Le récit souligne la valeur symbolique de cette arme, « Le revolver brillait sur la peinture noire de la table » : elle illustre le pouvoir de l’armée, son droit de vie et de mort pour maintenir l’ordre. Le prisonnier en est d’ailleurs parfaitement conscient, d’où sa réaction quand Balducci mime l’égorgement qu’il a commis : « son attention attirée, [il] le regardait avec une sorte d’inquiétude. » Il comprend bien que le colonisateur a tout pouvoir sur lui.

Affiche de promotion de la colonisation française 

Affiche de promotion de la colonisation française 

Un conflit latent

 

Dans cette situation historique, le colonisateur est forcément soumis à la menace d’une révolte du colonisé, comme le signale l’adverbe qui introduit la question de Balducci : « Naturellement, tu es armé ? » Comment un Français pourrait-il ne pas être armé dans ce pays où, à tout instant, le colonisateur peut l’attaquer en tant que représentant du système qui le prive de sa liberté ?

De même, sa remarque sur le fusil de Daru, « Tu devrais l’avoir près de ton lit », révèle à quel point il a conscience du danger qui menace tout Français en Algérie. C’est ce dont il tente de convaincre Daru, qu’il juge naïf : « Tu es sonné, fils », « Tu as toujours été un peu fêlé ». Son « rire » traduit à une forme d’indulgence, face à quelqu’un de trop jeune pour comprendre la réalité du pays dans lequel il vit – d’où sa comparaison à son fils –, et son ton familier le place dans une attitude protectrice. Il lui reproche de vivre dans une sorte d’illusion, de croire qu’il peut rester étranger à tout conflit entre les deux forces en présence, ce « ils » des indigènes colonisés, et le « nous » de la communauté française : « S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac. » Enfin, sa reprise sous forme interrogative, « Tu as le temps ? », de la réponse de Daru, « J’ai le temps de les voir arriver », là encore sonne comme un reproche : pour lui, Daru n’a pas mesuré la violence du peuple algérien (celle dont, d’ailleurs, le prisonnier donne l’exemple), et à quel point son isolement le rend sans défense s’il est réellement attaqué.

Balducci, représentant de l’armée, qui contribue au gouvernement colonial en Algérie, considère que Daru, qu’il le veuille ou non, ne peut s’abstraire de la communauté française dans laquelle, en tant que fonctionnaire, il s’inscrit pleinement.

LE REFUS DU SYSTÈME COLONIAL 

Face à Balducci, Daru, lui, par ses réactions et son comportement, refuse ces réalités coloniales.

Son regard sur "l'Arabe"

 

Pourquoi Daru interroge-t-il Balducci sur le crime commis par son prisonnier ? S’agit-il seulement du curiosité ? Ou bien plutôt cherche-t-il à justifier l’arrestation et le traitement réservé à cet indigène criminel ? La réponse de Balducci met en valeur l’absence de raison objective, « Ce n’est pas clair », et insiste sur la sauvagerie du crime par l’onomatopée, « zic ! », par la comparaison, « comme au mouton », et surtout par l’imitation du geste, « passer une lame sur sa gorge ». Mais cette image de violence oblige Daru à admettre que tous les hommes ne sont pas « humains » par nature, ce qui remet en cause les valeurs en lesquelles il croit. C’est ce qui explique sa réaction brutale, soulignée par le rythme ternaire en gradation et la violence lexicale de la phrase : « Une colère subite vint à Daru contre cet homme, contre tous les hommes et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du sang. » Si un homme est capable d’une telle violence mérite-t-il que l’on défende sa dignité ? Et si tout homme en est capable, comme le montre la généralisation de cette phrase, peut-on alors ériger l’humanisme en valeur absolue ?

Sa résistance

Ce doute remet profondément en cause les valeurs de Daru, et le récit de Camus met en évidence sa façon de les restaurer, donc de rétablir une fraternité, étape par étape.

         Après un temps d’hésitation, son premier geste relève de la loi d’hospitalité. Le bruit de « la bouilloire [qui] chantait sur le poêle », en interrompant la violence,  la lui rappelle opportunément : « Il resservit du thé à Balducci, hésita, puis servit à nouveau l’Arabe qui, une seconde fois, but avec avidité. » Cette manifestation de sa soif, de même que son corps aperçu à travers son vêtement, « sa poitrine maigre et musclée », lui rendent donc sa fragilité d’homme.

       Son  deuxième refus est celui de le voir attaché. Il se traduit d’abord par le ton de sa question, « Qu’est-ce que tu fais ? demanda sèchement Daru », puis par son rejet direct : « Ce n’est pas la peine. »

        Son troisième refus est d’entrer dans ce conflit. Ainsi, il nie l’idée que, par son statut d’instituteur, il se trouve, lui aussi, soumis à une menace : « Je n’ai rien à craindre », « Je me défendrai. J’ai le temps de les voir arriver. »

Affiche de propagande pour la fraternisation 

       Enfin, vient l’ultime refus, la désobéissance à un ordre qui, à ses yeux, ne le concerne pas. Sa formulation tente une conciliation entre l’obligation d’admettre ce crime, donc la nécessité du châtiment (« tout ça me dégoûte, et ton gars le premier »), et sa volonté de ne pas s’associer lui-même à la violence du système colonial, symbolisée par l’« odeur de cuir et de cheval » du vieux Balducci. Les courtes phrases, au rythme martelé soutenu par les monosyllabes, accentuent cette réponse catégorique : « Mais je ne le livrerai pas. Me battre, oui, s’il le faut. Mais pas ça. » Le jeu des oppositions indique clairement la cause de sa résistance, le pronom démonstratif « ça » résumant ce qu’il considère comme une transgression de ses valeurs humanistes. Se battre pour sa propre survie peut, à ses yeux, se justifier, mais se battre pour défendre un système qui s’impose à un peuple privé de ses droits humains serait contredire ses conceptions mêmes.

Affiche de propagande pour la fraternisation 

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009  : la perturbation au sein de l'école

CONCLUSION

L’école est, en principe, un lieu de paix, destiné à transmettre un savoir, qui reconnaît donc à tout homme sa dignité. Or, dans ce lieu de paix, l’arrivée du gendarme, avec ses armes et ce criminel prisonnier, introduit une double violence : celle inhérente à la nature humaine, capable de tuer, et celle de la politique coloniale dont le pouvoir s’affirme, lui aussi, avec violence.

L’événement perturbateur, concrètement illustré, s’exerce aussi dans la conscience du héros, profondément déchiré, mis face-à-face à sa propre ambivalence : instituteur, fonctionnaire, il appartient au camp colonial, même si ce camp n’applique pas ses valeurs. Comment conciliera-t-il la violence qui menace et son propre désir de paix ? 

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En imposant ce dilemme à son personnage, Camus, profondément pacifiste, alors même qu’il perçoit la montée de la guerre dans un pays que, comme Daru, il aime et considère comme sien, ne met-il pas en scène son propre déchirement intérieur ?

L'épisode : de "Dans la nuit, le vent..." à "Et il dormait."

Pour lire l'extrait

extrait 3

Après l’événement perturbateur que représente l’arrivée du gendarme Balducci avec son prisonnier arabe, et l’ordre transmis à Daru de le conduire lui-même à Tinguit, en prison, un long épisode raconte, en plusieurs étapes, la cohabitation forcée entre l’instituteur et le criminel, à propos duquel il a proclamé à Balducci : « Je ne le livrerai pas. ». D’abord, il y a un temps de fraternisation, le repas du soir, puis vient la nuit.

Comment, à partir des faits décrits, le récit illustre-t-il la relation entre les deux hommes ?

LE MALAISE DE DARU 

L'insomnie de Daru

 

En écho à l’agitation extérieure, « le vent » et « les poules [qui] s’agitèrent un peu », Daru vit une pénible insomnie, qui confirme la perturbation entraînée par la présence de « l’Arabe ». Les verbes, « entendre », « guetta », écoutait », montrent que tous ses sens sont en éveil dans cette nuit partagée avec le prisonnier qui vient perturber sa vie tranquille : « Dans la chambre où, depuis un an, il dormait seul, cette présence le gênait. » D’où une longue insomnie, soulignée à plusieurs reprises, « sans pouvoir s’endormir », qu’il tente de surmonter comme le prouve l’injonction sous forme de discours indirect libre : « Il fallait dormir. » Mais les indices temporels soulignent sa persistance : « Un peu plus tard pourtant, quand l’Arabe bougea imperceptiblement, l’instituteur ne dormait toujours pas ». 

Le dilemme

Le fait de le nommer alors « l’instituteur » guide le lecteur dans l’interprétation de cette insomnie, en lui rappelant le double sens de sa fonction : au service de la France coloniale, mais pour transmettre un savoir et des valeurs au peuple colonisé.

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

Après le point de vue interne du début, Camus choisit l’omniscience pour expliquer ce que ressent son personnage, le dilemme qu’il vit. L’anadiplose, avec la reprise verbale, « Mais elle le gênait aussi », en pose les termes. D’un côté, ce sont « ces circonstances présentes », un homme qui a commis un crime, et l’ordre reçu de l’escorter jusqu’à la prison. De l’autre, son propre refus de cautionner le système colonial, ses valeurs, sa volonté de considérer tout homme, colonisé ou non, comme son semblable : cette nuit partagée « lui imposait une sorte de fraternité qu’il refusait dans les circonstances présentes et qu’il connaissait bien ». Déjà, quand « il crut entendre l’Arabe gémir », le bruit interprété rappelle qu’avant d’être un assassin, celui-ci est un homme. 

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

Ensuite, l’explication, à travers la comparaison des « vêtements » à une « armure », confirme cette notion de fraternité : « les hommes, qui partagent les mêmes chambres, soldats ou prisonniers, contractent un lien étrange comme si, leurs armures quittées avec les vêtements, ils se rejoignaient chaque soir, par-dessus leurs différences, dans la vieille communauté du songe et de la fatigue. » Les « vêtements » les placent, en effet, dans une catégorie sociale, ici l’opposition entre le monde français du colonisateur et le monde indigène, alors qu’en réalité, tous sont d’abord des « hommes », avec leur vie intérieure et dans toute leur faiblesse.

Le poids de ce déchirement intérieur se révèle par la réaction de Daru après cette prise de conscience, comme s’il tentait d’y échapper : « Mais Daru se secouait, il n’aimait pas ces bêtises », avec un terme qui reproduit directement le discours intérieur du personnage. C’est encore plus net après la sortie de « l’Arabe », soulagement souligné par l’emploi du discours rapporté direct : « Il fuit, pensait-il seulement. Bon débarras ! » La fuite de « l’Arabe » représenterait, en effet, la meilleure façon d’échapper au dilemme. Daru n’aurait, ni à le livrer, ni à exprimer formellement son opposition à l’ordre donné, donc pas à trahir ni ses propres valeurs ni celles de la communauté coloniale.

UNE MENACE LATENTE 

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Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

La peur de Daru

Or, même s’il s’en défend, Daru sait bien que la présence de son « hôte » peut représenter pour lui une menace, que Balducci l’a obligé à envisager. C’est ce qui explique ses premières réactions : « Au deuxième mouvement du prisonnier, il se raidit, en alerte. » La lenteur du « mouvement presque somnambulique », du « mouvement huilé », sa progression « extraordinairement silencieuse », ne font que renforcer cette alarme, en confirmant l’idée qu’une agression est toujours possible, d’où l’image de l’arme, prêtée par Balducci qui lui vient aussitôt : « il venait de penser que le revolver était resté dans le tiroir de son bureau. » Et le discours rapporté indirect libre renforce cette conscience, qu’il avait niée face à Balducci, qu’il peut être amené à défendre sa vie : « Il valait mieux agir tout de suite. »

Mais, alors que le futur proche le montre prêt à réagir, « Daru allait l’interpeller », là encore Daru hésite, n’arrive pas vraiment à trancher, à admettre la menace. D’où son attente, qui lui fait comprendre « ce qu’il en était », que le prisonnier est seulement sorti pour uriner, ce qui, en lui rendant sa dimension "humaine", met fin à l’angoisse, mais aussi à l’insomnie : « Alors Daru lui tourna le dos et s’endormit. »

Un monde hostile

Dans l’isolement de l’école, Camus, en dépeignant le comportement de « l’Arabe », met en évidence, par ses déplacements furtifs, le risque couru par tout représentant du système colonial, et l’aspect illusoire de la remarque de son personnage  à Balducci : « J’ai le temps de les voir arriver. »

Comment alors interpréter le comportement de « l'Arabe », sa « précaution », le « soin » de ne pas faire de bruit, ni avec « le loquet », ni avec « la porte », et, surtout, son retour : « l’Arabe s’encastra de nouveau dans la porte, la referma avec soin, et vint se recoucher sans un bruit » ? A-t-il été sensible au comportement fraternel de Daru, et souhaite-t-il alors en faire preuve à son tour en ne lui causant pas d’ennui vis-à-vis de la hiérarchie coloniale en prenant la fuite ? Ou bien, est-il seulement incapable, trop habitué à se soumettre à l’ordre colonial, d’envisager la possibilité d’une fuite qui serait une forme de révolte ?

Mais, qu’il s’agisse de bienveillance ou de soumission, Camus annonce qu’il n’est pas possible d’échapper aux forces de l’Histoire. Certes, individuellement, un homme peut toujours reconnaître en un autre homme son « frère ». Mais, cela ne le délivre pas pour autant. Ainsi peut s’interpréter la fin du passage : « Plus tard encore, il lui sembla entendre, du fond de son sommeil, des pas furtifs autour de l’école. « Je rêve, je rêve ! » se répétait-il. Et il dormait. » Certes, Camus ne dit pas à son lecteur si ces « pas furtifs » sont réels ou s’ils naissent de l’appréhension du héros. Mais le choix du verbe « sembla », le discours rapporté direct insistant, et, surtout, la brève phrase finale sont autant d’éléments qui montrent que Daru n’est pas encore prêt à renoncer à son désir de fraternité, qu’il préfère nier l’hostilité qui l’environne.​

CONCLUSION

Ce passage met en scène toute l’ambivalence des relations entre le colonisateur et le colonisé. Quelle que soit la bonne volonté de part et d’autre, quelles que soient les possibilités de mettre en œuvre une réelle fraternité, Camus, très habilement, en représentant les mouvements contradictoires qui bouleversent son personnage, en le faisant basculer alternativement d’un camp à l’autre, rappelle au lecteur que nul ne peut échapper à l’engagement quand des forces historiques s’opposent. Daru veut, de toutes ses forces, croire qu’il pourra trouver une solution pour rester en dehors du conflit… Mais il crée, dans son récit, un horizon d’attente qui révèle plutôt le poids dérisoire des individus, des valeurs individuelles, face à des réalités collectives qui les dépassent.

épilogue

L'épilogue : d' "Il lui tourna le dos..." à la fin 

Pour lire l'extrait

La séparation :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Ce passage constitue l’épilogue de la nouvelle. Les pages précédentes ont montré comment le héros, l’instituteur Daru, a résolu son  dilemme, ce choix douloureux entre son statut de fonctionnaire qui, dans ce pays colonisé, doit l’amener à obéir à l’ordre transmis par le gendarme Balducci, et ses valeurs propres, cette fraternité à laquelle il croit et son sens de l’honneur, qui l’empêchent de jouer ce rôle de policier. Il a donc transféré à « l’Arabe » ce choix, en lui montrant les deux routes, celle qui mène à la prison et celle qui lui permettrait de conserver sa liberté. Pour l’aider dans cette fuite possible, il lui fournit des vivres pour deux jours et de l’argent, puis le laisse seul, sans explication. Camus ouvre ainsi un horizon d’attente au lecteur : quel choix fera le prisonnier ? 

La séparation :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Camus suit-il la tradition de la nouvelle qui veut que l’épilogue représente une « chute » qui doit, par un fait inattendu, provoquer la surprise du lecteur ?

LES HÉSITATIONS DE DARU

Daru a quitté « l’Arabe » en le laissant seul face au choix qu’il lui a offert, mais la fin du passage montre que cette décision – ou cette demi-décision – reste insatisfaisante, d’où un mouvement contrasté à la fin de la nouvelle.

Le retour à l'école

La première phrase, en indiquant clairement le mouvement de Daru, « Il lui tourna le dos », souligne son choix, marqué aussi par l’élan imprimé à sa marche : il « fit deux grands pas dans la direction de l’école ». Le rythme de la phrase suivante, scandé par les virgules, semble même reproduire le rythme d’une marche énergique pour revenir à l'école : « Pendant quelques minutes, il n’entendit plus que son propre pas, sonore sur la terre froide, et il ne détourna pas la tête. » Tout se passe donc comme si, une fois son choix fait, Daru l’assumait pleinement.

Cependant, cette marche est marquée d’interruptions, traduites par la répétition, en fin de phrase, du verbe « repartit », la mention de l’« air indécis » du héros, enfin le paragraphe qui s’ouvre sur la courte phrase « Daru hésita ».

Les contradictions intérieures du héros sont marquées par l’emploi des connecteurs d’opposition.

  • Le premier, mis en valeur entre virgules, « Au bout d’un moment, pourtant, il se retourna », inverse la décision initiale. Pourquoi se retourne-t-il ? S’agit-il d’une simple curiosité ? Ou bien, veut-il se rassurer sur la valeur de son choix en voyant que « l’Arabe » privilégie la liberté, la valeur que lui-même défend ? 

  • Le second, après ce premier regard, à l’inverse, réaffirme sa décision : « Mais il jura d’impatience, fit un grand signe, et repartit. »

Le retour en arrière

Là encore, le lecteur s’interroge devant le malaise de Daru, souligné à deux reprises par un narrateur omniscient : « Daru sentit sa gorge se nouer », « il jura d’impatience ». Et que traduit-il par ce « grand signe » adressé à « l’Arabe » ? A-t-il le sentiment d’un échec devant l’immobilité de son prisonnier qui, même libéré, reste incapable de choisir cette liberté : « L’Arabe était toujours là, au bord de la colline, les bras pendants maintenant, et il regardait l’instituteur. » Lui reproche-t-il de donner raison au colonisateur qui impose ses lois, en pensant que ce peuple indigène a besoin d’être guidé par un peuple qui saurait mieux que lui ce qui est bien ou mal ?

Camus ne donne aucune réponse à ces questions, mais, en montrant l’agitation de son héros, il accentue l’impression que la solution adoptée, laisser le prisonnier choisir, n’a pas, en réalité, libéré le Français de son dilemme, car il ne s’est pas clairement engagé dans l’Histoire par le choix d’un camp. D’où le retour en arrière de Daru, pour vérifier la validité de son choix : « L’instituteur revint sur ses pas, d’abord un peu incertain, puis avec décision. Quand il parvint à la petite colline, il ruisselait de sueur. Il la gravit à toute allure et s’arrêta, essoufflé, sur le sommet. » L’accélération du rythme illustre une véritable angoisse, née du besoin d’apaiser sa conscience, de se libérer lui-même. Si, en effet, « l’Arabe » choisit sa liberté, Daru ne peut qu’être soulagé : il n’aura pas directement trahi les siens, puisqu’il ne l’a pas lui-même accompagné sur le chemin de sa liberté, et il n’aura pas non plus renoncé à toute fraternité, en rendant au prisonnier sa liberté de choix, donc sa dignité d’homme… 

L'ABSURDE 

Le dilemme du prisonnier :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Le choix de « l’Arabe »

Dans un premier temps, placé face à sa liberté, le prisonnier connaît à son tour un dilemme : « L’Arabe était toujours là, au bord de la colline, les bras pendants maintenant, et il regardait l’instituteur. » Tout se passe, en fait, comme si cet homme, habitué à subir, soit les lois de sa propre collectivité, soit celles du colonisateur, était incapable de se donner à lui-même sa propre loi, et attendait que « l’instituteur » le guide.

Camus prend soin de faire partager au lecteur cette incertitude, en créant un effet de suspens. La fin du paragraphe, « Il n’y avait plus personne sur la colline », conduit, en effet, le lecteur, à s’interroger à son tour sur le choix effectué. Mais il doit attendre la fin du paragraphe suivant pour voir « l’Arabe qui cheminait lentement sur la route de la prison. » Cette image est présentée à travers les yeux de Daru, et nous notons une évolution en lui : si, devant l’immobilité du prisonnier, il « sentit sa gorge se nouer », par peur d’un choix qui rendrait son geste inutile, en constatant ce choix, il a « le cœur serré », formule qui intériorise sa réaction.

Le dilemme du prisonnier :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

Son constat le renvoie, en effet, à un double échec.

  • En permettant à « l’Arabe » de fuir, il a trahi les siens, n’assumant de représenter, jusqu’au bout, la colonisation à laquelle il participe.

  • Mais il mesure également que, d’une certaine façon, le colonisateur a raison : toute fraternité est impossible, le prisonnier ne l’a pas compris, a rejeté son offre généreuse.

Mais Camus, à nouveau, laisse le lecteur, et son personnage, sans explication sur ce choix. Vient-il de l’incapacité de ne pas respecter une loi coloniale, par peur de subir un sort encore pire ? Vient-il de l’incapacité d’assumer une vie solitaire, chez les « nomades », à l’écart de son propre peuple, renvoyé alors au statut d’étranger ? Ou bien vient-il d’un rejet de tout acte généreux de la part de celui qui, même s’il l’a traité en « hôte », reste le colonisateur face à un arabe colonisé : il l’obligerait ainsi à admettre qu’il reste l’ennemi, qu’il le veuille ou non. Ou bien encore vient-il d’un désir de protéger Daru, son « hôte », de toutes représailles de la part des siens, pour le remercier, en quelque sorte, de son hospitalité fraternelle ?

Les composantes de l'Absurde

La nouvelle se ferme ainsi sur un immense malentendu : en refusant d’écouter « l’Arabe » qui voulait lui parler, « Écoute », en refusant, de ce fait, de lui donner la moindre explication, « Tais-toi », en brisant toute réelle communication entre eux, Daru est renvoyé à son statut d’étranger colonisateur.

C’est ce qu’illustre le rôle que Camus attribue au paysage dans cet épilogue, rappelant le poids de ce pays sur celui qui lui est, par son origine, étranger : « Le soleil était maintenant assez haut dans le ciel et commençait de lui dévorer le front. » L’image créée par le verbe « dévorer » exprime avec force la façon dont le soleil éprouve l’homme, en imprimant aussi sa marque sur le paysage : « Les champs de roche, au sud, se dessinaient nettement sur le ciel bleu, mais sur la plaine, à l’est, une buée de chaleur montait déjà. » Ne lui rappelle-t-il pas en effet son néant, sa faiblesse d’être mortel face à cet astre éternel, qui le renvoie à sa condition mortelle, qui l’épuise, fait couler sa « sueur » ? Camus met ici en scène une des données de l’Absurde, posée dans Le Mythe de Sisyphe, essai paru en 1942 :

« Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté git quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. […] Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde. »

Avant de reprendre la phrase exacte, Camus la charge d’une valeur symbolique : « sur le tableau noir, entre les méandres des fleuves français s’étalait, tracée à la  craie par une main malhabile, l’inscription qu’il venait de lire : ‘‘« Tu as livré notre frère. Tu paieras.’’ » La menace formulée renvoie ainsi l’instituteur au camp auquel il appartient, celui du colonisateur ennemi, en rendant dérisoire le savoir qu’il transmet. L’apprentissage de la géographie française perd  tout sens, effacé par l’affirmation d’une fraternité uniquement possible entre colonisés, et l’écriture enseignée ne sert plus qu’à faire connaître le rejet.

Daru se retrouve donc victime d’un second malentendu. Les Arabes, ces « pas furtifs » entendus pendant la nuit et au matin, donnent raison à l’avertissement de Balducci : « nous sommes tous dans le même sac », expliquait-il. Daru ne l’a alors pas vraiment cru, mais se trouve à présent confronté à cette vérité : en le voyant partir avec son prisonnier, c’est tout naturellement que ses « frères » en ont conclu qu’il allait le conduire en prison, comme devait le faire tout fonctionnaire aux ordre de l’État qui l’emploie. Il est donc obligé de constater que son refus de s’engager clairement, non seulement, a été inutile puisque « l’Arabe » a décidé de prendre « la route de la prison », mais met en danger sa propre vie.

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

Jacques Ferrandez, L’Hôte, bande dessinée, 2009 

L'exil et le royaume

Le dernier paragraphe détermine le sens de la nouvelle, en faisant directement écho au titre.

         D’un côté, la description rappelle le « royaume » que constitue ce pays sous les yeux de Daru. C’est d’abord le paysage alentour qui s’illumine quand Camus dépeint Daru regardant « la jeune lumière bondir des hauteurs du ciel sur toute la surface du plateau ». Puis, il s’élargit progressivement : « Daru regardait le ciel, le plateau et, au-delà, les terres invisibles qui s’étendaient jusqu’à la mer. » Il se sentait jusqu’alors le roi dans « ce vaste pays qu’il avait tant aimé ».         

La solitude de Daru :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

          Mais, inversement, ce pays rejette ce « roi », le condamne à « l’exil ». La formule négative, « sans la voir », efface cette « jeune lumière », comme pour symboliser le sens de ce rejet, confirmé par le plus-que-parfait, qui renvoie dans un passé plus lointain l’amour que lui portait Daru. Enfin, l’adjectif final, « seul », annihile toutes les valeurs en lesquelles il croyait, tout son espoir d’une fraternité possible entre colonisateur et colonisé.

La dernière composante de l’Absurde est donc cet enfermement de l’homme dans sa solitude existentielle face à l’Histoire dans laquelle il a refusé de s’engager en tranchant nettement. D’un côté, Daru prônait des valeurs, profondément humanistes, ce que Camus définit, toujours dans Le Mythe de Sisyphe, comme l’« appel vers l’unité » de « l’esprit qui désire », mais il n’a pas vraiment assumé ce désir. Il se retrouve donc rejeté de l’autre côté avec « la vision claire des murs qui l’enserrent », face au « monde qui déçoit ». Le héros ne peut donc être qu’exilé, autre, étranger aux deux mondes.

La solitude de Daru :  film de D. Oelhoffen, Loin des hommes, 2014

CONCLUSION

La « chute » de la nouvelle est donc particulièrement réussie, d’abord en raison de la mise en scène des hésitations des deux personnages, qui interroge le lecteur, ensuite par l’absence de raisons invoquées. Le lecteur est contraint, là encore, de s’interroger, mais plus profondément, sur les mobiles qui peuvent expliquer les choix effectués. Pourquoi le prisonnier décide-t-il de renoncer à sa liberté ? Pourquoi le héros revient-il sur ses pas ?

Elle offre aussi l’intérêt, face au châtiment promis à Daru, de questionner le lecteur sur le poids de l’Histoire, sur le tragique qu’elle impose à l’homme. Est-il possible de lutter contre les forces collectives qui forgent les conflits ? Un homme qui a choisi d’être « instituteur » dans un pays colonisé peut-il ensuite se désolidariser de son origine « étrangère » et vouloir que l’autre soit son semblable alors même qu’il contribue à sa domination ?         

conclusion

Conclusion : Camus et l'engagement 

En posant le sens du titre de cette nouvelle, nous avons souligné sa double valeur : celui qui reçoit, celui qui est reçu. C’est ce qui est mis en scène dans le déroulement même du récit, accueil du prisonnier, repas et nuit partagés. Cependant, si Daru est « l’hôte » dans son école, il est aussi « l’hôte » dans ce pays colonisé, mais ce pays « hôte », qui accepte sa présence et partage avec lui ses richesses, a aussi le pouvoir de le renvoyer, et c’est sur cette image que se ferme la nouvelle.

Camus et l'Algérie coloniale

Mais comment oublier, à l'issue de cette étude, l’origine de Camus, qui est né et a grandi en Algérie, pays très présent dans son œuvre ? Il lui a été reproché, aussi bien par des intellectuels algériens que par des Français, tel Roland Barthes, de ne pas s’être clairement engagé, dans son œuvre, au moment de la guerre d’Algérie. Pourtant, Camus n’est pas resté indifférent au sort du peuple algérien colonisé. Déjà, alors qu’il était journaliste à Alger-Républicain, en 1939, il effectue une enquête en Kabylie, qu’il présente comme « Une promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple », et compose plusieurs articles contre l’injustice. Il s’explique, par la suite, à plusieurs reprises, sur sa vision de l’Algérie, et son discours de réception du prix Nobel à Stockholm, en 1958, la résume : « J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. » Ces phrases traduisent à la fois l'amour profond de l'écrivain pour l'Algérie, ses propres valeurs humanistes, et son déchirement face au conflit.

Elles sonnent comme un écho au comportement de son héros, Daru, dans la nouvelle. D’un côté, ses valeurs, la liberté, la justice, les droits respectés de part et d’autre, de l’autre l’échec final, « la haine de part et d’autre », qui oblige l’intellectuel au silence. Comme Daru aussi, Camus veut à tout prix défendre la vie contre « la terreur » qui menace, et c’est aussi ce qui explique le refus de son héros de livrer un prisonnier qui risque la peine de mort.              

Camus et la guerre d'Algérie

Dans L’Express, ce sont ces mêmes valeurs qui le conduisent à écrire, en 1956 : « "Il faut choisir son camp" crient les repus de la haine. Ah ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie de la justice, où Français et Arabes s’associeront librement ! Et je souhaite que les militants arabes, pour préserver la justice de leur cause, choisissent aussi de condamner les massacres des civils, comme les Français, pour sauver leurs droits et leur avenir, doivent condamner ouvertement les massacres répressifs. » (Actuelles III – Chroniques algériennes, 1958)

Et Daru aurait pu signer l’« Appel pour une Trêve Civile », discours que prononce Camus à Alger le 22 janvier 1956, deux ans après les premières émeutes en 1954, suivies de celles d’août 1955, qui ont entraîné des répressions sanglantes du pouvoir dans une tentative de réconcilier les deux communautés : « C'est à ceux qui ne se résignent pas à voir ce grand pays se briser en deux et partir à la dérive que, sans rappeler à nouveau les erreurs du passé, anxieux seulement de l'avenir, nous voudrions dire qu'il est possible, aujourd'hui, sur un point précis, de nous réunir d'abord, de sauver ensuite des vies humaines, et de préparer ainsi un climat plus favorable à une discussion enfin raisonnable. »

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Mais il y a une grande différence entre Camus et Daru. Daru entreprend sa résistance seul, il ne la formule pas clairement, ni devant Balducci en expliquant comment il va mettre en œuvre son refus, « je ne le livrerai pas », ni devant son prisonnier, en le laissant partir libre de l’école, donc en assumant d’être traître aux siens. Il refuse ainsi de s’inscrire dans l’Histoire, de s’y engager clairement. Camus, au contraire, a pleinement conscience du poids de l’Histoire, et de ce qu’il ne s’agit pas d’individus, mais de forces en présence. C’est ce qu’il écrit, avant « L’appel » de janvier 1956, à un de ces amis, à Alger : « Il faut annoncer une manifestation de groupe, où je prendrai la parole en même temps que les représentants des autres tendances et confessions. Je ne suis pas le prophète de ce royaume en ruine. C'est une action collective qui aura du sens et de l'efficacité. » La formule « ce royaume en ruine » sonne comme l'écho de ce qu’annonce la chute de sa nouvelle, l’échec de toute tentative de réconciliation. Et aucune œuvre suivante n’évoquera plus la guerre d’Algérie qui va se déchaîner, comme pour témoigner de l’échec de l’écrivain.

Daru, lui, n’a pas su, ou voulu se dresser franchement contre le « nous » des Européens, que lui a rappelle Balducci, et dont il est conscient par sa question : « Il est contre nous ? ». Mais toute sa bonne volonté, sa conscience de la misère du peuple colonisé, son sens de la dignité de tout homme, ne lui permettent pas, pour autant, de faire partie de cet autre « nous », celle de la communauté « arabe », dont il reste incompris. Il ne peut donc qu’être seul.

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