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Albert Camus, Les Justes, 1949

L'auteur (1913-1960) : un écrivain engagé 

Pour voir une biographie plus complète

Albert Camus, au marché aux Puces, à Paris, en 1953  

Un parcours de vie

 

Trois étapes marquent la vie d’Albert Camus :

       Les années de formation durant son enfance et sa jeunesse où, orphelin de père, il grandit, dans une famille pauvre, à Alger.

        Les débuts de son engagement, en Algérie, par exemple au sein de la troupe de théâtre qu’il fonde, « Le théâtre du travail », puis comme journaliste à Alger-Républicain, organe du Front populaire.

        À partir de janvier 1940, sa vie en France le conduit à s’engager à nouveau, d’abord dans un réseau de résistance, puis en faveur de l’indépendance de l’Algérie et contre toutes les oppressions. Parallèlement, il développe sa réflexion philosophique, qui s’inscrit dans une œuvre variée, théâtre, romans et nouvelles ou essais critiques.

Albert Camus, au marché aux Puces, à Paris, en 1953  

Camus et le théâtre

Outre quelques adaptations, donc celle de Requiem pour une nonne de William Faulkner, en 1956, ou Les Possédés de Dostoïevski, en 1959, Camus a composé quatre pièces de théâtre : Caligula, dont la première version date de 1938, Le Malentendu, en 1944, L’État de siège, en 1948, et Les Justes, représenté en 1949. Le théâtre n’est donc pas le genre dominant dans son œuvre, mais est sans doute celui qui illustre le mieux sa philosophie et ses convictions sociales et politiques : les deux premières pièces se rattachent au cycle dit de « l’Absurde », les deux autres à celui de la « Révolte ».

Dès sa jeunesse en Algérie, Camus est passionné par le spectacle, cinéma mais aussi théâtre. À une époque où règne le théâtre de boulevard, le simple divertissement des vaudevilles, autour du « lit à deux places », comme le définit Camus, il est convaincu que le théâtre doit jouer un autre rôle : éduquer un public populaire.

Albert Camus, au théâtre 

Albert Camus, au théâtre 

Paul Albert Laurens, Portrait de Jacques Copeau (détail), vers 1929. Huile sur toile,  84 x 129. Musée de Dijon. 

Paul Albert Laurens, Portrait de Jacques Copeau (détail), vers 1929. Huile sur toile,  84 x 129. Musée de Dijon. 

En cela, il s’inscrit dans la lignée de la véritable révolution accomplie par Jacques Copeau quand il fonde le théâtre du Vieux-Colombier, en 1913, auquel il rend hommage : « Dans l’histoire du théâtre français, il y a deux périodes : avant et après Copeau. » Il explicite à quel point cela a pu l’influencer : « L’histoire du Vieux-Colombier et les écrit de Copeau m’ont donné l’envie puis la passion du théâtre. J’ai mis le Théâtre de l’Équipe, que j’ai fondé à Alger, sous le signe de Copeau et j’ai repris, avec les moyens du bord, une partie de son répertoire. Je continue de penser que nous devons à Copeau la réforme du théâtre français et que cette dette est inépuisable. » (Paris-Théâtre, août 1957, interview)

Il a, en effet, fondé en 1936 à Alger le Théâtre du Travail, avec des étudiants, souvent se revendiquant du marxisme, mais aussi des artistes et des ouvriers, généralement militants. Puis, quand il quitte le Parti communiste en 1937, il dissout ce théâtre, avant de le recréer sous l’appellation de Théâtre de l’Équipe, dont il précise les objectifs :

Le Théâtre de l'Équipe demandera aux œuvres la vérité et la simplicité, la violence dans les sentiments et la cruauté dans l'action. Ainsi se tournera-t-il vers les époques où l'amour de la vie se mêlait au désespoir de vivre : la Grèce antique (Aristophane, Eschyle), l'Angleterre élizabethaine (Forster, Marlowe, Shakespeare), l'Espagne (Fernando de Rojas, Calderón, Cervantes), l'Amérique (Faulkner, Caldwell), notre littérature contemporaine (Claudel, Malraux). Mais d'un autre côté, la liberté la plus grande régnera dans la conception des mises en scène et des sentiments de tous et de tous les temps dans des formes toujours jeunes, c'est à la fois le visage de la vie et l'idéal du bon théâtre. 

C’est d’ailleurs « À mes amis du Théâtre de l’Équipe » qu’est dédiée sa pièce Le Malentendu, ce qui confirme l’importance que l’écrivain accorde à cette troupe, mettant en évidence la dimension collective du théâtre.

En cela, il annonce déjà le rôle que Jean Vilar attribue au théâtre, dès la création, en 1947, du Festival d’Avignon, et qu’il va mettre en œuvre quand il est nommé, en 1951, directeur du Théâtre National Populaire au palais de Chaillot à Paris. Il y proclame la volonté de mettre à la portée d’un public populaire, par un prix des places peu élevé, des pièces classiques ou contemporaines appartenant au « répertoire le plus haut, voire le plus difficile », grâce au recours au meilleurs acteurs et meilleurs scénographes. Il va d’ailleurs déplacer ses mises en scène en banlieue et faire des tournées en France et dans le monde entier.

Jean Vilar au Tinel de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, 1958. Photographie Agnès Varda

Jean Vilar au Tinel de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, 1958. Photographie Agnès Varda

Ce théâtre exigeant par son texte et sa mise en scène, mis à la portée de tous, laissant toute liberté à l’artiste et conduisant le public à la réflexion, autant d’éléments qui correspondent à l’œuvre dramatique de Camus.

Contexte

Le contexte des Justes 

Un triple contexte historique 

Annonce de l’exécution de 50 otage en représailles par le Commandement militaire en France : affiche du 23 octobre 1941

La seconde guerre mondiale

Le poids de l’occupation nazie lors de la seconde guerre mondiale a amené une Résistance qui s’est peu à peu organisée dans sa lutte contre les soldats allemands mais aussi contre les miliciens français qui collaboraient. Or, les Allemands comme le gouvernement de Vichy considéraient comme des terroristes ces résistantscombattants de l’ombre, qui recouraient aux attentats contre les convois militaires, mais aussi contre les autorités ennemis ou collaborationnistes. Certes, ils ne s’en prenaient pas aux civils, mais ceux-ci subissaient le contre-coup des attentats car ils pouvaient servir d’otages et être fusillés en représailles. 

Annonce de l’exécution de 50 otage en représailles par le Commandement militaire en France : affiche du 23 octobre 1941

D’où une réflexion qui se développe sur l’emploi et le rôle de la violence : peut-elle être légitime. Camus prend nettement parti le 24 août 1944 dans Combat, alors que Paris se soulève : « Une fois de plus, la justice doit s’acheter avec le sang des hommes », seul moyen de traduire « la dimension de l’espoir et la profondeur de la révolte ».

L'Europe en 1946 : les débuts de la guerre froide

La guerre froide

L’après-guerre voit se constituer deux blocs, d’un côté les États-Unis et leurs alliés, de l’autre l’URSS et la plupart des pays de l’Est, dont l’antagonisme s’accentue, soutenu par les idéologies, le capitalisme libéral face au marxisme révolutionnaire. Cette opposition, et le totalitarisme qui se fait jour en URSS et qui s’impose aux pays satellites, rejaillissent dans le monde des intellectuels français, en remettant au premier plan la réflexion sur la violence : est-elle permise pour se débarrasser des tyrans ? Une révolution, un idéal de liberté, peuvent-ils justifier toutes les atteintes à la liberté ?

Ces questions se retrouvent dès 1946 dans les Cahiers de Camus, preuve de la lente maturation de sa pièce :

L'Europe en 1946 : les débuts de la guerre froide

Révolte. Commencement : « Le seul problème moral vraiment sérieux c'est le meurtre. Le reste vient après. Mais de savoir si je puis tuer cet autre devant moi, ou consentir à ce qu'il soit tué, savoir que je ne sais rien avant de savoir si je puis donner la mort, voilà ce qu'il faut apprendre. »

Conversations avec Koestler. La fin ne justifie les moyens que si l'ordre de grandeur réciproque est raisonnable. ex : je puis envoyer Saint-Exupéry en mission mortelle pour sauver un régiment. Mais je ne puis déporter des millions de personnes et supprimer toute liberté pour un résultat quantitatif équivalent et supputer pour trois ou quatre générations préalablement sacrifiées.

Les mouvements révolutionnaires en Russie

Cela ravive les recherches historiques sur la révolution russe, à commencer par l’étude des premiers mouvements contre le tsar Nicolas II, qui divisaient les partisans d’une lutte organisée et centralisée autour d’un parti, comme Lénine, et ceux qui privilégiaient l’anarchisme, les bombes et les attentats. « On peut considérer l'histoire entière du terrorisme russe comme celle de la lutte entre les intellectuels et l'absolutisme, en présence du peuple silencieux. », constate Camus dans ses Cahiers.

C’est ce contexte du début du siècle qui nourrit Les Justes, et tout particulièrement la personnalité d’un révolutionnaire, Ivan Kaliayev, né en 1877, qui, après avoir d’abord rejoint le « Parti ouvrier social-démocrate de Russie », l’avait jugé d’un marxisme trop théorique et avait rejoint un groupe de combat plus actif, conduit par Boris Savinkov et Alexeï Remizov : « Un socialiste-révolutionnaire sans bombe n’est pas un socialiste-révolutionnaire », considérait-il. Malgré un premier exil, puis, après son arrestation à Berlin pour diffusion de livres et tracts révolutionnaires, un emprisonnement en Russie et un nouvel exil, il entre dans  l’« Organisation de Combat » du Parti socialiste-révolutionnaire, dirigée par Evno Azef.

Camus en fait un personnage central de sa pièce en raison de son rôle dans l’attentat contre le grand-duc Serge, gouverneur de Moscou, en en conservant les deux étapes :

  • La première, le 15 février 1905, est un échec : Kaliayev renonce à lancer sa bombe sur la calèche en raison de la présence, aux côtés du grand-duc, de son  épouse et de ses deux neveux, deux enfants.

  • Lors de la seconde tentative, le 17 février, il tue le grand-duc et son cocher, est arrêté, emprisonné, refuse le repentir dont l’implore la grande-duchesse, venue le visiter en prison, et meurt par pendaison le 23 mai 1905.

Le Petit Journal : l'assassinat du grand-duc Serge, 1905

Le Petit Journal : l'assassinat du grand-duc Serge, 15 mars
Genèse

Le contexte de l'écriture : la genèse de la pièce 

Les recherches documentaires

Déjà en 1936, Camus avait adapté, pour son Théâtre du Travail, le roman de Malraux, Le Temps du mépris, qui reprenait, sous les traits du personnage principal, Kassner, l’évasion du terroriste russe Savinkov de la prison de Sébastopol. C’est d’ailleurs à Malraux qu’il demande, en 1946, une préface pour le roman de Savinkov, Ce qui ne fut pas, datant de 1912, qu’il veut rééditer. L’intérêt de Camus pour Savinkov, romancier et poète reconnu, se trouve confirmé dans Les Cahiers de l’année 1947. C’est de ce personnage, mais aussi de Kaliayev, évoqué dans Souvenirs d’un terroriste, que Camus s’inspire, notamment pour son héros, Boris Annenkov.

Terrorisme.

La grande pureté du terroriste style Kaliayev, c'est que pour lui le meurtre coïncide avec le suicide (cf. Savinkov : Souvenirs d'un terroriste). Une vie est payée par une vie. Le raisonnement est faux, mais respectable. (Une vie ravie ne vaut pas une vie donnée.) Aujourd'hui le meurtre par procuration. Personne ne paye.

1905 Kaliayev : le sacrifice du corps. 1930 : le sacrifice de l'esprit.

  • Savinkov, après son adhésion à l’« Organisation de combat » du Parti socialiste-révolutionnaire, avait organisé les attentats de 1905, contre le ministre de l’Intérieur, le comte Plehve, et contre gouverneur de Moscou, le grand-duc Serge, oncle du tsar Nicolas II, gouverneur de Moscou, qui avait violemment réprimé les manifestations étudiantes. Mais il avait renoncé à lancer une bombe dans le train entre Saint-Petersbourg et Moscou pour ne pas risquer de « tuer des étrangers ». De même pour Kaliayev, reculant devant l’assassinat du grand-duc pour ne pas atteindre son épouse et ses deux jeunes neveux.

  • Mais si Savinkov avait pu échapper à son exécution en s’évadant de prison, Kaliayev, lui, refusa d’exprimer le moindre remords lors de la visite de la grande-duchesse en prison, et fut condamné à la pendaison. Sa personnalité est dépeinte par un des militants du parti, l’historien Evguéni Kolossov : « Kaliayev est un mystique, une nature profondément éthique, religieuse même dans son essence : il mettait toute son âme dans l’idée de la justification morale de la terreur, et mourut en se sacrifiant consciemment pour elle »

De nombreuses lectures ont donc nourri les dialogues de la pièce de Camus, tels celui de Nina Berberova, Alexander Blok et son temps, ou le roman de de Roman Goul, Lanceur de bombes, Azef, tous deux parus en 1946.

Une lente élaboration

Les Cahiers offrent aussi des informations précises sur l’élaboration de la pièce :

        Dès 1944, il envisage un roman sur la justice : « Roman sur Justice. Un rebelle qui exécute une action dont il sait qu'elle fera tuer des otages innocents... Puis il accepte de signer la grâce d'un écrivain qu'il méprise. » Quelques temps après, à propos de ce roman il pose une autre idée : « Le type qui rallie les révolutionnaires (Comm.) après jugement ou suspicion (parce qu'il faut de l'unité), on lui donne immédiatement une mission où tout le monde sait qu'il faut mourir. Il accepte parce que c'est dans l'ordre. Il y meurt. Id. Le type qui applique la morale de la sincérité pour affirmer la solidarité. Son immense solitude finale. »

Mais le plan qu’il envisage, en 1945, dépasse de beaucoup les contours des Justes, même si les parties 3 et 4 correspondent à certains contenus de la pièce : 

Roman justice.

Passage

1) Enfance pauvre - Amours injustice est naturelle.

À la première violence (passage à tabac) injustice et adolescence révoltée.

2) Politique indigène. Parti (etc.).

3) Révolution en général. Ne pense pas aux principes.

Guerre et résistance.

4) Épuration. La justice ne peut aller avec la violence.

5) Que la vérité ne peut aller sans une vie vraie

6) Retour à la mère. Prêtre ? « Ce n'est pas la peine. » Elle n'avait pas dit que non.

       En 1947 le thème de l’œuvre prévue est mentionné, le terrorisme, sous le titre La Corde, titre peu adapté car ce mot est, par superstition, traditionnellement  exclu du vocabulaire du théâtre ! Les Cahiers comportent alors plusieurs longs dialogues entre les personnages que nous retrouverons dans Les Justes, notamment Dora et Yanek, et parfois repris à l’identique.

Durant cette même année, de nombreuses remarques des Cahiers montrent que Camus construit sa réflexion, par exemple :

Netchaiev et le catéchisme révolutionnaire (parti centralisé annonce le bolchevisme).

« Le révolutionnaire est un individu marqué. Il n'a ni intérêts ni affaires ni sentiments personnels, ni liens, rien qui lui soit propre, pas même de nom. Tout en lui est happé en vue d'un seul intérêt exclusif, d'une seule pensée, d'une seule passion : la Révolution. »

Tout ce qui sert la révolution est moral. 

L’attentat contre Alexandre II, 1881. Gravure anonyme

Il remonte également dans le temps, pour étudier les premiers courants terroristes de la seconde moitié du XIXème siècle, ceux que l’on nommait les « bombistes », relevant par exemple, une citation de Bakounine, « La passion de la destruction est créatrice. », ou bien le courant alors nommé « La Volonté du peuple » : « Tout membre de la « Volonté du peuple » s'engageait solennellement à consacrer ses forces à la révolution, à oublier pour elle les liens du sang, les sympathies personnelles, l'amour et l'amitié... » Il rappelle aussi les conditions de la condamnation des conjurés de l’attentat contre le tsar Alexandre II, en 1881, dont il se souviendra pour sa pièce : 

L’attentat contre Alexandre II, 1881. Gravure anonyme

Sofia Perovskaia montant sur l'échafaud avec ses camarades de combat en embrasse trois (Jeliabov, Kilbatchiche et Mikhailov) mais pas le quatrième, Ryssakov, qui s'était pourtant bien battu, mais qui, pour avoir la vie sauve, avait livré une adresse et causé la perte de trois autres camarades. On pend Ryssakov qui meurt dans la solitude.

C'est Ryssakov qui lança la bombe sur Alexandre II. Intact, le tsar dit : « Grâce à Dieu, tout va bien. » « Nous allons voir si tout va bien », répliqua Ryssakov. Et une deuxième bombe, celle de Grinevitski, abat l'empereur.

Un article : "Les meurtriers délicat"

Le N° 1 de la Revue La Table ronde, en janvier 1948, témoigne de cette élaboration, en reprenanl’histoire du nihilisme et du terrorisme en Russie, avec un long développement sur l’année « 1905 [qui], grâce à eux, marque le plus haut sommet de l'élan révolutionnaire. » et, plus particulièrement, une analyse précise de la personnalité de Kaliayev et de ses motivations. L’importance que Camus accorde à cette recherche est évidente puisqu’il fait de cet article un chapitre de L’Homme révolté, son essai publié en 1951. 

Revue La Table ronde, N°1, janvier 1948

Pour conclure

On a souvent avancé l’idée que la pièce de Camus était une réponse à celle de Sartre, Les Mains sales, notamment pour proposer, à travers ses personnages et leurs interrogations, un contre-modèle à l’absolutisme du personnage de Hugo, chez Sartre. Or, l’étude précédente montre que Camus n’a pas attendu Sartre, dont la pièce a été joué en avril 1948, pour s’intéresser aux questions posées par le terrorisme

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Présentation

Présentation des Justes 

Pour lire la pièce

Le titre 

En modifiant le titre « Justice », initialement prévu pour un roman, en Les Justes, Camus affiche sa volonté de mettre au premier plan les personnages, leurs relations, leurs questions, voire leurs déchirements.

Ce même glissement s’observe dans le dialogue de Dora avec Kaliayev dans l’acte III. Dans un premier temps, c’est sur la notion abstraite qu’elle met l’accent par sa question : « Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’Organisation ? » Mais, rapidement, elle prend du recul et revient à leur propre existence : « Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. (Se détournant.) Ah ! pitié pour les justes ! » Ainsi, aux yeux de Camus, il est essentiel, pour toucher le public, que la réflexion sur le concept s’incarne dans les héros. Précisément, des criminels, des personnages qui tuent, peuvent-ils être qualifiés de « justes » ?

L'épigraphe 

Comment expliquer l’épigraphe lyrique, le vers tiré de la scène 5 de l’acte IV de Roméo et Juliette, choisie par Camus pour une pièce qui met en scène principalement des terroristes russes et leur attentat politique : « Ô love ! Ô  life ! Not life but love in death. » ? Formulation qui repose sur une opposition : le parallélisme initial établi entre l’amour et la vie, est aussitôt nié par « Non, pas la vie, mais l’amour dans la mort. »

Peut-être est-ce une façon de répondre, lors de la parution en volume, aux critiques contre la pièce, « Aucune idée de l’amour », qu’il déplore ironiquement dans une notation de ses Cahiers en octobre 1949 : « Si j'avais le malheur de ne pas connaître l'amour et si je voulais me donner le ridicule de m'en instruire, ce n'est pas à Paris ou dans les gazettes que je viendrais faire mes classes. » ? Il invite ainsi le lecteur à mieux mesurer le lien qui unit deux de ses personnages, Dora et Kaliayev, en annonçant le destin tragique qui les rapproche des amants de Shakespeare. Rappelons, en effet, qu’une notation des Cahiers évoque une pièce qui serait intitulée La Corde, titre qu’illustre la dernière réplique de Dora quand elle réclame à Annenkov le droit de lancer la prochaine bombe – et l’obtient : « Yanek ! Une nuit froide et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant. » Tous deux se rejoindront ainsi dans cette mort par pendaison.

Dora (Maria Casarès) et Kaliayev (Serge Reggiani)  : mise en scène de  1949

Dora (Maria Casarès) et Kaliayev (Serge Reggiani) : mise en scène de Paul Œttly, 1949

Enfin, ne serait-il  pas possible même d’élargir cette opposition entre l’amour lié à la vie et le désir de mort, au conflit même entre les terroristes : Kaliayev, animé par l’amour de la vie, et Stepan, qui aspire à la mort ? Deux répliques que Camus attribue à Dora dans ses Cahiers suggèrent cette ouverture : « Non, Yanek, si la seule solution est la mort, alors nous ne sommes pas dans la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie. » et « Nous sommes passés des amours enfantines à cette maîtresse première et dernière qui est la mort. » Enfin, c’est ce que confirme une réplique prêté à un personnage, non encore défini, nommé « Le Tueur » : « Cette terrible explosion où je vais m'anéantir, c'est l'éclatement même de l'amour. »

Structure

La structure 

Camus suit le schéma des tragédies classiques en construisant sa pièce en 5 actes, mais sans les découper en scènes pour correspondre aux entrées et sorties des personnages : l’ensemble gagne ainsi en dynamisme, et cela renforce l’enchaînement entre les conversations.

L’action est aussi construite de façon très traditionnelle :

          L’acte I s’ouvre sur une exposition qui présente à la fois les personnages – le chef des terroristes, Boris Annenkov, celle qui fabrique les bombes, Dora, celui qui doit en lancer une, Voinov, et un nouveau venu Stepan – et la situation, un attentat prévu, ce qui crée un horizon d’attente.

        L’action se noue dans la seconde partie de l’acte I, après l’entrée en scène de Kaliayev : sa désignation pour lancer la première bombe, avant Voinov, provoque un conflit avec Stepan qui revendique ce rôle en refusant d’accorder sa confiance à Kaaliayev. L’acte se termine sur le dialogue entre Kaliayev et Dora, révélateur de l’amour qui les unit dans un même idéal.

        Les actes II et III marquent les péripéties, en un diptyque : à l’échec de l’attentat dans l’acte II, car Kaliayev a renoncé à lancer la bombe qui aurait pu tuer l’épouse et les neveux du grand-duc, deux enfants, répond l’acte III, où une seconde chance lui est données d’accomplir sa mission, ce qu’il fait avec succès.

        L’acte IV est l’ultime péripétie : emprisonné et condamné à mort, Kaliayev refuse d’obtenir sa grâce en dénonçant ses camarades, comme le lui propose le directeur de la prison, Skouratov. La seconde partie de l’acte est son face-à-face avec la grande-duchesse qui l’appelle au repentir et à la « rejoindre en Dieu ». Son nouveau refus permet au directeur un chantage  pour obtenir sa délation : faire savoir qu’il s’est repenti le ferait passer pour traître à leur idéal aux yeux de ses amis.

        L’acte V construit le dénouement, en deux temps : la première partie soulève la question d’une trahison possible de Kaliayev, démentie, dans la seconde partie, par l’annonce de sa pendaison, et la décision que Dora prendra da place lors du prochain attentat.

Le cadre spatio-temporel 

La temporalité

Les actes I et II se déroulent en deux jours, du « matin » où se prévoit l’attentat, au « lendemain soir », soirée prévue pour l’attentat et où se révèle l’échec, tandis que l’acte III a lieu « deux jours après ». Dans l’acte IV, nous apprenons que Kaliayev a passé « huit jours au secret » en prison avant la visite de la grande-duchesse. Enfin, l’acte V, celui de la condamnation a lieu « une semaine après. La nuit. »

Ainsi la pièce n’a pas d’ancrage historique précis : aucune date, aucune allusion aux événements qui ont conduit au terrorisme, comme le « dimanche rouge », manifestation populaire réprimée dans un bain de sang par la police impériale peu auparavant, aucune mention des deux cents attentats précédents, et l’allusion à Schweitzer, auteur avec Kaliayev de l’assassinat du ministre Plehve, reste très vague. Camus déclare d’ailleurs dans sa préface : « Ceci ne veut pas dire que Les Justes soit une pièce historique. Mais tous mes personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. » En fait, le choix d’une temporalité ainsi resserrée vise à mettre en évidence la tension tragique qui règne entre les personnages et qui, parfois, déchire leur conscience.

Vue aérienne de la prison Bourtiki

Les lieux

Quatre actes se passent dans la banalité d’un « appartement », mais avec un changement pour l’acte V où la didascalie précise : « Un autre appartement, mais de même style. » Il est évident que, Kaliayev ayant été arrêté, les terroristes ne pouvaient pas prendre le risque de demeurer dans le même logement.

L’acte IV, lui, a un cadre très précis : « Une cellule dans la Tour Pougatchev à la prison Boutirki. », cette tour portant le nom du premier prisonnier Iemelian Pougatchev, en 1774. Camus inscrit ainsi sa pièce dans la réalité politique des luttes contre le tsarisme.

Vue aérienne de la prison Bourtiki

Vers la mise en scène 

Camus donne peu d’indications précises de mise en scène : aucun détail sur les appartements, peu sur les costumes, par exemple la mention pour Skouratov, le directeur de prison, « très élégant », qui contraste avec la vision de Kaliayev lors de son exécution, « tout en noir, sans pardessus », avec « un feutre noir », illustration du tragique. Les indications ne sont données que pour montrer la nécessité, pour les terroristes, de se cacher : Voinov porte la « touloupe », la pelisse des paysans car il joue les colporteurs pour échapper aux « mouchards »; Dora, elle, est vêtue d'une « défroque luxueuse », étant censée être une actrice. 

Les principales indications scéniques sont liées à l’attentat, d’abord dans l’acte II avec « un roulement lointain de calèche, qui se rapproche de plus en plus, passe sous les fenêtres et commence à s’éloigner ». La tension est alors soutenue par le son « des cloches, au loin. », comme pour prêter à cet épisode une connotation chrétienne. Mais l’échec est souligné, à la fin de l’acte, par  la répétition du « bruit de calèche » qui marque la survie du grand-duc : « La calèche se rapproche, passe sous les fenêtres et disparaît. » La même didascalie est reprise, en parallèle dans l’acte III : « dans le lointain, la calèche. Elle se rapproche, elle passe », puis « La calèche s’éloigne. Une terrible explosion. » Cette fois, l’attentat a réussi. Enfin, dans l’acte V, un autre bruit intervient au moment même où va être relatée la pendaison de Kaliayev : « On entend la pluie. Le jour se lève. » Là encore, il est possible d’y voir une dimension symbolique : cette mort tragique marque l’aube d’un nouveau jour, dans une Russie purifiée, lavée.

Mais les didascalies les plus nombreuses mettent principalement en valeur les indications pour le jeu des acteurs : gestes et déplacements, regards et mimiques, silences et intonations…

La préface de Camus 

La parution de la pièce est précédée d’une courte préface de Camus :

En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes appartenant au parti socialiste révolutionnaire organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font l’objet des Justes. Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des situations de cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut pas dire que Les Justes soit une pièce historique. Mais tous mes personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis.

J’ai seulement tâché à rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. J’ai même gardé au héros des Justes Kaliayev, le nom qu’il a réellement porté. Je ne l’ai pas fait par paresse d’imagination, mais par respect et admiration pour des hommes et des femmes qui, dans la plus impitoyable des tâches, n’ont pas pu guérir de leur cœur. On a fait des progrès depuis, il est vrai, et la haine qui pesait sur ces âmes exceptionnelles comme une intolérable souffrance est devenue un système confortable. Raison de plus pour évoquer ces grandes ombres, leur juste révolte, leur fraternité difficile, les efforts démesurés qu’elles firent pour se mettre d’accord avec le meurtre — et pour dire ainsi où est notre fidélité. »

Cette préface illustre l’élaboration de la pièce, les recherches et les lectures faites par Camus, les informations qu’il a accumulées pour créer ses personnages, notamment Kaliayev : « Tous mes personnages ont réellement existé, et se sont conduits comme je le dis. »

Le second paragraphe repose sur une opposition entre deux catégories de terroristes : 

  • Pour les premiers, les terroristes russes du début du siècle, qualifiés d’« âmes exceptionnelles », de « grandes ombres », il exprime son « respect » et son « admiration » : il souligne leur grandeur qui vient de leur déchirement intérieur, d’un côté leur « cœur », qui porte une « juste révolte » et la « fraternité » qui les unit, de l’autre la « haine » qui les pousse au meurtre, à « la plus impitoyable des tâches ».

  • À ces êtres tragiques, il oppose ceux qui, dans l’après-guerre, s’inscrivent dans « un système confortable », celui mis en place, après la révolution d’octobre 1917, par le communisme, et surtout, celui pratiqué par Staline au nom du parti. Celui-ci justifie sans hésitation toute élimination des opposants par la violence : la fin justifie les moyens. Or, c’est précisément cette question qui torture les conjurés de 1905.

Justice

Justice et injustice 

Les Cahiers de Camus, qui indiquent, notamment, la façon dont s’élabore son œuvre, révèlent qu’il a eu l’idée, dès 1944, d’un roman intitulé Justice dont les personnages auraient été des révolutionnaires, prêts à mourir pour accomplir une mission. Ils entendaient répondre à l’injustice de leur société, comme les personnages des Justes pour lesquels la justice est un combat contre l’injustice du tsarisme.

Les deux termes se font donc écho, comme les deux sentiments qu’ils induisent : la haine et l’amour.

L'image de l'injustice 

La répression en Russie

Dès l’entrée en scène d’un des terroristes, Stepan, Camus rappelle la façon dont le pouvoir élimine ses opposants. Il vient, en effet, de passer « trois ans », au « bagne ». La réalité de cette condamnation est indiquée par une didascalie dans l’acte III : « Il déchire sa chemise. Dora a un geste vers lui. Elle recule devant les marques du fouet. » Or, quand il qualifie ironiquement ces cicatrices de « marques de leur amour », il en fait la source même de sa haine : « Des années de lutte, l'angoisse, les mouchards, le bagne... et pour finir, ceci. (Il montre les marques.) Où trouverais-je la force d'aimer ? Il me reste au moins celle de haïr. »

Tout révolutionnaire est menacé de répression, quel que soit son rôle : « La prison et la potence sont toujours au bout », comme le dit à Voinov qui choisit de militer « dans les comités, à la propagande. » De même, face à la grande-duchesse, Kaliayev  déclare : « La prison et la mort sont mes salaires. » C’est sur cette horrible répression que se termine la pièce, avec les détails donnés sur la pendaison de Kaliayev, les « quatre heures d’attente », le refus du crucifix, la marche vers la potence, enfin « Des bruits sourds » suivis d’« Un bruit terrible ».

La pendaison des régicides d’Alexandre II en Russie, 1881. Gravure anonyme

La pendaison des régicides d’Alexandre II en Russie, 1881. Gravure anonyme

« Dimanche rouge », le 22 janvier 1905 : L’Asino, magazine italien satirique

« Dimanche rouge », le 22 janvier 1905 : L’Asino, magazine italien satirique

La tyrannie

Ainsi s’expliquent les termes employés par Stepan, dès l’exposition, pour qualifier le grand-duc Serge, gouverneur de Moscou, qui a réprimé dans le sang la manifestation du "dimanche rouge" à Saint-Pétersbourg : « le bourreau », « le tyran ». Mais, au-delà de l’homme, c’est le fonctionnement même du l’État qui se trouve dénoncé, l’idée de « tyrannie » : « J’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme », explique Kaliayev à la grande-duchesse, avant de préciser que son époux « incarnait la suprême injustice, celle qui fait gémir le peuple russe depuis des siècles. » De même, « Je hais la tyrannie », s’exclame Dora lors du dénouement, et Annenkov confirme : « La Russie entière est en prison. »

Cette tyrannie est soutenue par « les mouchards » qui la servent, et, dans l’acte IV, par Skouratov, le directeur du département de police, « [u]n valet » du pouvoir, comme le nomme avec mépris Kaliayev, qui lui offre sa grâce en échange de la délation de ses camarades, et il y ajoute le chantage : publier « l’aveu » de son repentir pour faire croire à sa trahison.

La misère du peuple

Le tsarisme entraîne une inégalité sociale qui sépare les privilégiés du peuple souffrant. C’est ce que rappelle à Kaliayev, en prison, Foka, qui vient nettoyer sa cellule. Il s’adresse à lui par le terme respectueux de « barine », c’est-à-dire « seigneur », et souligne son privilège, même en matière judiciaire : « Et puis, tu es barine. Ce n’est pas le même tarif que pour les pauvres diables. Tu t’en tireras. » Ainsi, il ne comprend pas ce qui a poussé Kaliayev à cet assassinat : « Et qu'avais-tu besoin d'être comme tu dis. Tu n'avais qu'à rester tranquille et tout allait pour le mieux. La terre est faite pour les barines. » Mais la réponse de Kaliayev insiste sur la dénonciation de l’injustice, celle qui accable le peuple : « Non, elle est faite pour toi. Il y a trop de misère et trop de crimes. Quand il y aura moins de misère, il y aura moins de crimes. Si la terre était libre, tu ne serais pas là. »

Cette misère tue, à commencer par des « milliers d’enfants russes », qui meurent de faim, une mort dont Stepan mentionne l’horreur : « la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. » De ce malheur du peuple, Dora précise les contours : « la misère et le peuple enchaîné », « l’agonie des enfants », « ceux qu’on pend et ceux qu’on fouette à mort ». Quand elle conclut, à la fin de la pièce, « la sale injustice colle à nous comme de la glu », elle reprend le discours de Kaliayev lors de son procès qui a résumé la raison de son engagement révolutionnaire : « La mort sera ma suprême protestation contre un monde de larmes et de  sang… »

Le supplice du knout, in Voyage en Sibérie fait par ordre du Roi en 1761, de l’Abbé Chape d'Auteroche

L'image de la justice 

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Au nom du peuple

Dès l’exposition, l’idée de justice est soutenue, selon la définition d’Annenkov, par la volonté de « hâter la libération du peuple russe » : « nous sommes décidés à exercer la terreur jusqu’à ce que la terre soit rendue au peuple ». C’est ce que confirme Kaliayev à Stepan, la nécessité d’agir « au nom du peuple russe ». Il y a donc une dimension sacrificielle dans la lutte menée : « Nous avons pris sur nous le malheur du monde », déclare Dora à propos de la mort promise à Kaliayev, en voyant dans ce choix une forme d’« orgueil ». Nous retrouvons ici une des caractéristiques de la tragédie grecque antique, l’hybris (ὕϐρις), la démesure qui amène l’homme à s’affirmer tout puissant, ici en s’arrogeant le droit de tuer au nom d’une valeur qu’il pose comme supérieure, parce qu'elle est collective et non individuelle, dans l’antiquité au pouvoir des dieux, chez Camus, au pouvoir du tsar, même au prix de sa propre mort qu’il affrontera avec courage.

Une composante : l'amour

Mais, pour accomplir un tel sacrifice, il ne suffit pas de haïr, il faut aussi aimer, et c’est ce que proclame avec force Kaliayev : « j’aime ceux qui vivent aujourd’hui sur la même terre que moi. C’est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. » IL renforce encore cette notion dans son échange avec Dora dans l’acte III quand il évoque le crime qu’il va commettre : « j’irai jusqu’au bout ! Plus loin que la haine ! ». Face à la négation de Dora, « Plus loin ? Il n’y a rien. », sa riposte est catégorique, « Il y a l’amour. » ; il insiste, « nous aimons notre peuple. » et précise : « c’est cela l’amour, tout donner, tout sacrifier, sans espoir de retour. »

C’est  à  nouveau dans les Cahiers que Camus nous donne quelques indications sur le lien entre la justice, pour laquelle luttent les terroristes, et l’amour, par une réplique qu’il prête à Dora, « Si tu n'aimes rien, cela ne peut pas se terminer bien. », prolongée par cette autre affirmation : « Pièce. Dora ou une autre : « […] Avouez, avouez-le, que ce qui vous intéresse, ce sont les êtres, et leur visage... Et que, prétendant chercher une vérité, vous n'attendez au bout du compte que l'amour. »

Il est aussi possible de reconnaître cet amour dans la fraternité qui unit les terroristes, souvent réaffirmée dans la pièce, comme par Annenkov face à la dispute entre Stepan et Kaliayev : « Vous souvenez-vous de qui nous sommes ? Des frères, confondus les uns aux autres, tournés vers l’exécution des tyrans, pour la libération du pays ! » Ainsi, ils s’appellent entre eux « frères », et Annenkov interpelle Dora familièrement par « petite sœur ».

Un idéal

Mais une question reste posée. La justice étant présentée comme un idéal, elle est repoussée dans un avenir qui reste incertain. Quand, par exemple, Annenkov explique leur but, il déclare que la lutte durera « jusqu’à ce que la terre soit rendue ». Tous leurs souhaits sont donc exprimés au futur, comme lors de l’adieu de Kaliayev avant l’attentat : « La Russie sera belle », repris en écho par Dora. C’est aussi ce que Kaliayev, en prison, explique à  Foka, l’homme du peuple : « Un temps viendra où il ne sera plus utile de boire, où personne n’aura plus de honte, ni barine ; ni pauvre diable. Nous serons tous frères et la justice rendra nos cœurs transparents. »

Or, précisément cette projection dans l’avenir amène deux interrogations :

       Ces terroristes sont des intellectuels, dont le combat repose sur l’idéologie « socialiste-révolutionnaire », donc sur une réflexion théorique, tout comme leur vision du peuple, au nom duquel ils entendent lutter, reste théorique. Mais ce peuple est-il, lui, prêt à les suivre ? C'est la question que pose Dora, douloureusement consciente de cet écart :  « Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l'aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence... » La réponse est donnée par Foka, qui, à la question de Kaliayev après avoir formulé son idéal de justice, « Sais-tu de quoi je parle ? », lui rétorque : « Oui, c’est le royaume de Dieu », preuve que, pour lui, cet idéal est irréalisable sur terre.

         Mais les conjurés eux-mêmes sont parfois saisis de doutes sur la réalisation de leur idéal : « Et si cela n’était pas ? », lance Dora face à l’idéal posé par Annenkov, et c’est ce qu’elle exprime avec angoisse au dénouement à propos de la pendaison de Kaliayev : « Il est mort peut-être déjà pour que les autres vivent. Ah ! Boria, et si  les autres ne vivaient pas ? Et s’il mourait pour rien ? » La réponse d’Annenkov, « Tais-toi », suivie d’un « silence », montre que lui aussi peut partager ce doute. C’est aussi ce doute que soulève Kaliayev face Stepan : « Il faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier ce qui fait qu’un homme consente à vivre. »

POUR CONCLURE

Animés par leur refus de l’injustice que le tsarisme fait peser sur le peuple, les personnages de Camus ont donc la grandeur des héros tragiques, en posant une exigence absolue de justice, faite de dignité et de fraternité. De plus, comme les héros tragiques, ils vivent de douloureux déchirements en s’interrogeant sur le sens même de leur sacrifice. Est-il possible de tuer – et de prendre donc le risque de mourir – pour faire le bonheur du peuple malgré lui, pour « imposer » la révolution « à l’humanité entière et la sauver d’elle-même et de son esclavage » ?

Les terroristes 

Les Justes de Camus, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

Les Justes de Camus, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

La pièce de Camus met en scène une réflexion que Camus a entreprise pendant la guerre, et qu’il poursuivra durant toute son existence, notamment à propos de la lutte des Algériens pour l’indépendance. Ces affirmations de Stepan, « Rien n’est défendu de ce qui peut servir notre cause », « il n’y a pas de limites », nourrissent, en effet, le questionnement sur l'usage de la violence terroriste, que Camus illustre à travers ses personnages, leur chef, Boris Annenkov, et les exécutants, depuis Dora Doulebov qui confectionne les bombes jusqu’à ceux qui doivent les lancer, Alexis Voinov, Yvan Kaliayev et le dernier venu dans le groupe Stepan Fedorov. 

Mais Les Justes échappe au reproche d’être du « théâtre à  thèse », car Camus rend ses personnages attachants en dotant chacun d’eux d’une personnalité propre, et, surtout, par la dramatisation des relations qui se nouent entre eux et qui révèlent leur dimension  tragique.

Boris Annenkov 

L'autorité du chef

Présent dès l’ouverture de la pièce, même si ceux-ci l’appellent familièrement Boria, il affirme son ascendant sur le groupe des conjurés, immédiatement reconnu par le nouveau venu, Stepan : « Tu es le chef, Boria, et je t’obéirai. » Ainsi la scène d’exposition le montre dans les diverses implications de son rôle : assigner à chacun sa tâche, comme à Stepan, « tu aideras Dora », vérifier la préparation de l’attentat, comme par ses questions à Voinov, en dresser le plan précis. 

Les Justes : mise en scène de Paul Œttly, 1949

Les Justes : mise en scène de Paul Œttly, 1949

Représentant de l’Organisation, il est aussi celui qui intervient pour empêcher les conflits dans le groupe, et tranche pour mettre fin aux tensions : « Yanek et Stepan, assez !  L’Organisation décide que le meurtre de ces enfants est inutile. Il faut reprendre la filature. »

L'humanité

Mais cet autoritarisme ne l’empêche pas de rester profondément humain, par exemple en consolant Dora, et, surtout, en rassurant Voinov, dont il comprend la peur : « Nous avons tous été comme toi. » En fait, dès le début de la pièce, lui-même exprime un déchirement intérieur, le sentiment que son rôle de chef est une forme de lâcheté : « Quelquefois, pourtant, j’ai peur de consentir assez facilement à mon rôle. C’est commode, après tout, de ne pas être forcé de lancer la bombe. » Son aveu à Dora, « je regrette les jours d’autrefois, la vie brillante, les femmes », apporte aussi la preuve, comme elle le souligne que son « cœur n’est pas mort ». Cette conscience de la faille qu’il porte en lui, vécue comme une faiblesse, explique sa décision de prendre la place de Voinov pour lancer la seconde bombe, justifiée face aux protestations : « Un chef a quelquefois le devoir d’être lâche. Mais à condition qu’il éprouve sa fermeté, à l’occasion. »

Alexis Voinov 

Des doutes humains

Dans l’acte I, il assume pleinement son rôle, en se déclarant même « heureux » de son choix de « donner sa vie » pour combattre l’injustice. Il affirme ainsi sa volonté d’aller jusqu’au bout de lui-même : lancer la bombe est l’acte même qui traduit le refus du mensonge. Mais, face à l’échec de la première tentative d’attentat, lui aussi découvre sa propre faille, qui l’a empêché de lancer la seconde bombe prévue : « J’ai perdu la tête ». Il ne participe pas au débat qui oppose les conjurés au retour de Kaliayev, mais son aveu à Annenkov, dans l'acte III, prouve sa fragilité : « J’ai peur et j’ai honte d’avoir peur », et même « J’ai toujours eu peur ». En demandant à changer de mission, à travailler au sein d’un comité, il insiste longuement sur ce qui le rend incapable de tuer :

C'est facile d'avoir des réunions, de discuter la situation et de transmettre ensuite l'ordre d'exécution. On risque sa vie, bien sûr, mais à tâtons, sans rien voir. Tandis que se tenir debout, quand le soir tombé sur la ville, au milieu de la foule de ceux qui pressent le pas pour retrouver la soupe brûlante, des enfants, la chaleur d'une femme, se tenir debout et muet, avec le poids de la bombe au bout du bras, et savoir que dans trois minutes, dans deux minutes, dans quelques secondes, on s'élancera au-devant d'une calèche étincelante, voilà la terreur. Et je sais maintenant que je ne pourrai recommencer sans me sentir vide de mon sang. Oui, j'ai honte. J'ai visé trop haut. Il faut que je travaille à ma place. Une toute petite place.

Un retournement héroïque

Il est donc surprenant que l’acte V le montre de retour au sein du groupe, à la fois en signe de fraternité avec Kaliayev, qu’il vient « remplacer », mais surtout pour se réconcilier avec lui-même en suivant l’« exemple » de ce condamné qui a proclamé lors de son procès : « Si je me suis trouvé à la hauteur de la protestation humaine contre la violence, que la mort couronne mon œuvre par la pureté de l'idée. » Le verdict de la tyrannie est donc en soi l’apogée de l’aspiration à la « pureté », l’ultime preuve du courage après celui d’avoir lancé la bombe, qui permet à Voinov d’échapper à son sentiment de lâcheté.

Dora Doulebov 

Un double rôle

        Présente aux côtés d’Annenkov dès l’ouverture de la pièce, son rôle au sein du groupe est celui d'une chimiste, puisqu'elle confectionne les bombes, un rôle qu’elle assume pleinement : « Voilà trois ans que je suis avec vous, deux ans que je fabrique les bombes. J’ai tout exécuté et je   crois que je n’ai rien oublié. » Elle regarde avec lucidité ce qu’implique le terrorisme, à la fois la difficulté qu’il y a à tuer et la peur face à la mort, à la fois au moment de la donner et au moment de la subir. sentiment de lâcheté.

          C’est ce qui explique son autre rôle au sein de groupe, la sollicitude et le soutien qu’elle apporte à chacun, comme le prouvent, par exemple, dès l’arrivée de Stepan, sa question, « Le bagne ? »  et sa remarque, « Assieds-toi, Stepan. Tu dois être fatigué après ce long voyage. » De même, au début de l’acte II, elle tente d’apaiser Annenkov en insistant sur l’importance de sa tâche de chef, comme lors de l’échec de Kaliayev, qu’elle excuse : « Ce n’est rien », répète-t-elle, « Quelquefois, au dernier moment, tout s’écroule. » Enfin, la longue conversation qu’elle a avec lui avant qu’il répète sa tentative vise aussi à lui donner la force d’agir en soulignant le sens du combat qu’ils mènent ensemble.

Le réconfort à Stepan : mise en scène de Paul Œttly, 1949

Le réconfort à Stepan : mise en scène de Paul Œttly, 1949

La force de l'amour

Mais, comme les autres membres du groupe, elle a aussi sa faille : la puissance de l’amour à ses yeux l’amène à un double doute :

D’une part, justifiant son choix du terrorisme par son amour pour le peuple souffrant, pour « avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim », elle met en évidence le paradoxe de ce choix : « Et pourtant, nous allons donner la mort. »

D’autre part, elle vit douloureusement la contradiction entre cet amour absolu pour un idéal de justice et celui qui unit un couple, d'un côté une « joie pure et solitaire » qui pousse jusqu’au sacrifice, de l'autre l’amour « comme tout le monde » : « À certaines heures, pourtant, je me demande si l’amour n’est pas autre chose, s’il peut casser d’être un monologue. » Dès le début de la pièce, elle montre, en effet, son amour pour Kaliayev, appelé d’ailleurs « mon chéri » à plusieurs reprises. C’est aussi ce qui explique son insistance, dans l’acte III, alors même que Kaliayev va partir sans doute vers la mort, pour obtenir de sa part un aveu d’amour qui lui soit dédié à elle seule : « Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’Organisation ? ». 

La force de l'amour, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

La force de l'amour, mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

Face aux dérobades de Kaliayev, conscient que cet amour reconnu peut l'amener à manquer ensuite de courage, elle renforce encore sa demande : « il faut bien une fois laisser parler son cœur. J’attends que tu m’appelles, moi, Dora, que tu m’appelles par-dessus ce monde empoisonné d’injustice… » Mais cet amour se trouve sacrifié, impossible à vivre dans le terrorisme, et elle le reconnaît, d’où son cri : « Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous (Se détournant.) Ah !  pitié pour les justes ! »

L’ultime solution pour que cet amour prenne sens est donc de donner sens à son adieu à Kaliayev dans l’acte III,: « Au revoir, mon chéri. Nous nous retrouverons », mais solution tragique puisqu’elle décide, après le long récit de sa pendaison, de le rejoindre dans la mort en obtenant le droit de lancer la prochaine bombe. Elle répond ainsi aux questions formulées par Kaliayev lors de son entretien avec la grande-duchesse en prison : « ne peut-on déjà imaginer que deux êtres renonçant à toute joie, s'aiment dans la douleur sans pouvoir s'assigner d'autre rendez-vous que celui de la douleur ? (Il la regarde.) Ne peut-on imaginer que la même corde unisse alors ces deux êtres ? »

Stepan Fedorov 

L'homme du Parti

Dans ce groupe, il est le seul à avoir déjà subi un châtiment, « trois ans » au bagne dont il a pu s’évader jusqu’en Suisse, dont il revient pour reprendre le combat, comme il le déclare dès l’exposition : « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur terre. J’étais libre, et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves. » Entièrement au service de l’idéologie sociale-révolutionnaire, il représente le portrait du terroriste pur et dur, soumis sans réserves aux ordres du parti. « Tu es le chef, Boria, et je t’obéirai », dit-il dès le début de la pièce, obéissance ensuite précisée : « Il faut une discipline. J'ai compris cela au bagne. Le parti socialiste révolutionnaire a besoin d'une discipline. Disciplinés, nous tuerons le grand-duc et nous abattrons la tyrannie. » Ainsi, tout au long de la pièce, il ne cesse de proclamer cette nécessité d’une totale obéissance à l’Organisation, par exemple face à Kaliayev, « l’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc », « Il devait obéi », tout en proclamant sa volonté de participer directement à l’attentat en réclamant à deux repris le droit de lancer la bombe, pour remplacer d’abord Kaliayev, puis Annenkov : « Ceci me revient de droit. »

Une conscience bouleversée

Mais, derrière cette motivation altruiste, cette proclamation d’une lutte pour « la justice qui est au-dessus de la vie », très rapidement ses ripostes font apparaître une raison bien plus personnelle. Son cri, « J’étouffais. Agir, agir enfin… », met en évidence une « haine » causée par le traumatisme ressenti au bagne, quand il a reçu le fouet : « J'ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a donné le fouet. Car on m'a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il est ? Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi, j'ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant ? » Mais, quand Kaliayev suggère cette explication : « un honneur dans la révolution […] qui t’a dressé un jour sous le fouet, Stepan, et qui te fait parler encore aujourd’hui », sa souffrance est telle qu’il le fait taire « dans un cri » : « Tais-toi. Je te défends de parler de cela. » Ainsi, forme de salut personnel, façon de se réhabiliter à ses propres yeux, son choix du terrorisme est moins pur qu’il ne le paraît… et c’est ce qu’il finit par admettre.

Après ses reproches adressés à Kaliayev, jugé faible et non fiable, son jugement s’inverse, d’abord par une forme d’admiration : « Comme il marche droit. J’avais tort, tu vois, de ne pas me fier à Yanek. » Dans un second temps, il avoue son incapacité à aimer, et qu’il n’est mu que par la haine. S’il tente encore, dans l’acte V, d’afficher une supériorité par rapport à Kaliayev en lui reprochant une trahison, la visite de la grande-duchesse en prison, « Selon notre règle, il ne devait pas la voir », il est obligé, en faisant un récit détaillé du comportement de Kaliayev lors de sa pendaison, de reconnaitre : « Il y avait quelque chose entre Yanek et moi […] Je l’enviais. » Ce sentiment est précisément révélateur de la faille qu’il porte en lui : il n’a pas cette pureté du sacrifice total puisqu’il a une raison personnelle de vouloir une vengeance. C’est d’ailleurs pourquoi il accepte de céder son « tour » à Dora pour le prochain attentat : en disant « Elle me ressemble, maintenant », il a compris qu’elle aussi agira, à présent, pour un motif tout personnel.

Ivan Kaliayev 

Un personnage historique, Ivan Kaliayev. Photographie, début du XXème siècle

Ce personnage historique, sur lequel Camus a effectué de multiples lectures, est au cœur même de la pièce, car tous les débats se construisent autour de ses actions, et l’acte IV en acte entier le place au centre des dialogues, avec Foka, l’homme du peuple, Skouratov, le directeur de la police, et la grande-duchesse. Mais il recrée une personnalité originale.

L'amour de la vie

Dès son entrée en scène, sa différence ressort, d’abord par son surnom, « le Poète », puis par le signal de reconnaissance qu’il « s’est amusé à changer », comme l’explique Annenkov, enfin par une joie de vivre que traduit la didascalie répétée, « Il rit. », qu’il justifie : « je ne peux m’en empêcher. Ce déguisement, cette nouvelle vie… Tout m’amusait. » Face aux critiques de Stepan, qui considère que cela l’empêche d’être « un vrai révolutionnaire », sa réplique affirme avec force les raisons de son choix du terrorisme :

Un personnage historique, Ivan Kaliayev. Photographie, début du XXème siècle

Ils me trouvent un peu fou, trop spontané. Pourtant, je crois comme eux à l'idée. Comme eux, je veux me sacrifier. Moi aussi, je puis être adroit, taciturne, dissimulé, efficace. Seulement, la vie continue de me paraître merveilleuse. J'aime la beauté, le bonheur ! C'est pour cela que je hais le despotisme. Comment leur expliquer ? La révolution, bien sûr ! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance a la vie, tu comprends ?

Mais cet amour de la vie amène aussi un risque : celui de ne pas pouvoir tuer un homme quand on le voit « de près », dans sa vérité humaine. Et c’est ce qui se produira, en effet, puisque Kaliayev renonce à lancer la bombe sur les enfants dans la calèche.

Le choix de la mort

Pourtant, comme le souligne Dora, il a choisi d’être criminel, de porter atteinte à la vie. Pour accepter cette autre image de lui-même, et surmonter ce déchirement intérieur, il insiste sur le fait d’être un « justicier » et non pas un « assassin », luttant par amour, pour sauver « ceux qui vivent aujourd’hui sur la même terre » que lui. 

Mais, alors qu’il est en prison, il est renvoyé à une autre image, celle du « bourreau », comme le qualifie Foka, que lui impose Skouratov en détaillant cruellement tous les détails du meurtre du grand-duc. Sa seule justification ne peut alors être que sa propre mort, une ultime preuve d’amour. C’est pourquoi il rejette l’appel à la foi que lui adresse la grande-duchesse, pour rester dans le cadre de l’amour terrestre, « pour la créature », «  en mourant, je serai exact au rendez-vous que j'ai pris avec ceux que j'aime, mes frères qui pensent à moi en ce moment », et il précise, en évoquant la pendaison qui l’attend : « je vais être heureux. J'ai une longue lutte à soutenir et je la soutiendrai. Mais quand le verdict sera prononcé, et l'exécution prête, alors, au pied de l'échafaud, je me détournerai de vous et de ce monde hideux et je me laisserai aller à l'amour qui m'emplit. »

Criminel en prison : couverture de l'édition Folio, 1950

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POUR CONCLURE

Le constat amer de Dora lors du dénouement, « Nous voilà condamnés à être plus grands que nous-mêmes », résume, en réalité, la personnalité de tous les personnages, héros tragiques car tous intérieurement déchirés entre ce qu’ils sont en profondeur, leurs aspirations initiales, et les renoncements, les sacrifices qu’implique leur choix de lutter. Ainsi, le verbe qu’elle répète alors, « il faut marcher », « Marche ! Marche ! », s’oppose au souhait qu’elle formule, « On voudrait tendre les bras et se laisser aller », rendu impossible car l’élan de justice, d'amour et de vie s’est changé en une « marche » vers la mort. Et chacun, même ceux qui avaient des doutes, finit par admettre la puissance de ce but ultime, seul moyen de donner sens à leurs meurtres, seul moyen de justifier « l’idée » pour laquelle ils luttent…

Éthique

Un débat éthique : le terrorisme 

Les personnalités si diverses de ces terroristes entraînent forcément entre eux des conflits, des débats, au centre desquels une question ressort : est-ce que « tout est permis » aux révolutionnaires, alors même qu’ils combattent contre ceux qui considèrent que « tout est permis » pour maintenir leur pouvoir et leurs privilèges ? Cette question parcourt toute l’œuvre de Camus, qui construit, tant dans son théâtre que dans ses essais, par exemple dans L’Homme révolté, un débat éthique sur le terrorisme à partir du paradoxe fondamental : comment réaliser un idéal de justice et de liberté en choisissant délibérément le meurtre ?

Le débat des conjurés : mise en scène, de Gwenaël Morin, 2005, Théâtre de La Bastille

Le débat des conjurés : mise en scène, de Gwenaël Morin, 2005, Théâtre de La Bastille

Justifier le terrorisme 

Sa définition

Hérité de la période révolutionnaire de 1793-1794, ce terme renvoyait alors à l’emploi par le gouvernement en place d’une violence systématique pour atteindre le but politique qu’il s’est fixé. Le terme s’est ensuite élargi en s’appliquant à toute organisation politique qui emploie la violence pour combattre un pouvoir étatique. C’est ce cas qui est mis en œuvre dans Les Justes, les attentats visant à combattre les abus du tsarisme afin de libérer le peuple russe de son esclavage, de « bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier », objectif rappelé par Stepan. Le terrorisme repose ainsi sur une mesure quantitative, comme le souligne encore Stepan après l’échec de Kaliayev : «  Parce que Yanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront pendant des années encore. »

Sa justification

À plusieurs reprises dans la pièce est mentionné « l’orgueil » des terroristes. N’est-ce pas un signe d’orgueil, en effet, de se poser en force égale à celle du pouvoir politique en place, en s’accordant le droit à la violence, le droit de juger comme en un tribunal, en principe réservés à ce pouvoir politique supérieur ? 

C’est ce qui explique que le pouvoir leur refuse cette reconnaissance de légitimité, en ne les considérant que comme des criminels ordinaires, des « assassins ». Ainsi, Skouratov, « valet » du pouvoir selon Kalyalev, ne veut voir en son prisonnier qu’un meurtrier, qu’un criminel qui a versé le « sang » de façon horrible. Or, c’est précisément cette vision que rejette Kaliayev, « Je rectifie. Je suis un prisonnier de guerre, non un accusé. », et il affirme avoir exécuté un « verdict » De même, face à la grande-duchesse qui, elle aussi, le traite de « criminel », il rétorque : « Quel crime ? Je ne me souviens que d’un acte de justice. »

Un engrenage se crée alors car, en condamnant les terroristes, à cette époque au fouet, au bagne, comme Stepan, à la pendaison, comme Kaliayev, le pouvoir étatique finit par leur donner raison. C’est pourquoi Kaliayev, comme Dora qui le déplore, insiste sur l’importance d’aller jusqu’à la mort : « Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée.  C’est la justification. »  

Kaliayev face au pouvoir : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille

Kaliayev face au pouvoir : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille

Le militantisme

Cela explique les conditions du militantisme, le cadre dans lequel il inscrit son action révolutionnaire.

Alors même que le terrorisme se présente comme une guerre, le terroriste n’a pas la légitimité du soldat, puisqu’il est contraint à vivre dans la clandestinité, évoquée dans l’acte I : la présence de « nuées » de « mouchards » l’oblige à se déguiser, à jouer un rôle, à mentir pour préparer l’attentat. Il est prêt à tout pour « réussir » à atteindre son but, ce qui se traduit par une totale obéissance aux instructions données par l’Organisation. Si celle-ci exige de lancer une bombe, alors le terrorisme l’admet sans réserve, comme le crie Stepan, « La bombe seule est révolutionnaire. », et comme il le reproche à Kaliayev : « L’Organisation t’avait demandé de tuer le grand-duc. » Et même Dora, parfois prise de doutes, accepte de fabriquer ces bombes, et même, à la fin de la pièce, d’en lancer une. Par son refus, c’est, en fait, l’Organisation que Kaliayev menace :

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La colère de Stepan : mise en scène de Dominique Lamour, 2020, Théâtre du Carré Rond, Marseille 

Deux mois de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. Et il faudrait recommencer ? Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tension incessante, avant de retrouver l'occasion propice ?

Dans ces conditions, le militant en vient à deux affirmations :

  • « Rien n’est défendu de ce qui peut servir notre cause », affirme Stepan, qui insiste ensuite : pour celui qui croit à la révolution, « il n’y a pas de limites » et aucun scrupule peut arrêter un attentat commandé.

  • Le militant doit agir à tout prix, même si son action est incomprise du peuple qu’il tente de sauver. Ainsi, Stepan réplique aux objections de Dora :

STEPAN. – Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

DORA. – Ce jour-là, la révolution sera haïe de l'humanité entière.

STEPAN. – Qu’importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver d'elle-même et de son esclavage.

DORA. – Et si l'humanité entière rejette la révolution ?  Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?

STEPAN. – Oui, s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne.

En quête d'éthique 

La primauté de la vie

Or, quand Camus compose sa pièce, le "terrorisme", qui a agi lors de la Résistance française à l’occupation nazie, renaît par les luttes de libération coloniale, notamment en Algérie. D’où son dilemme face à la violence : pourra-t-il, lui aussi, partisan d’une Algérie libérée, dire, comme son héroïne, que, pour y parvenir, « Nous sommes obligés de tuer », ce que reprend Kaliayev devant la grande-duchesse dans son reproche au pouvoir politique qui l’a « forc[é] au crime. Regardez-moi. Je vous jure que je n’étais pas fait pour tuer. »

Devant ce dilemme, qui donne une place fondamentale à la mort, sa première réponse est le poids qu’il accorde à la vie, par la bouche de Dora au moment où Kaliayev va être pendu : « Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. » Il invite alors à un double questionnement sur la valeur à accorder à l’idéal pour lequel lutte le terroriste :

         « Il est mort pour que vivent les autres. Ah ! Boria, et si les autres ne vivaient pas ? Et s’il mourait pour rien ? » : question terrible, mais insoluble puisque seule l’Histoire pourra apporter, ultérieurement une réponse à la réussite ultime du terrorisme

          « Sommes-nous sûrs que personne n'ira plus loin ? Parfois, quand j'écoute Stepan, j'ai peur. D'autres viendront peut-être qui s'autoriseront de nous pour tuer et qui ne paieront pas de leur vie. » : le terrorisme perdrait alors toute justification. L’autorisation de tuer ne peut être dépourvue de tout risque, sinon le meurtre commis ne serait plus alors que de « l’orgueil », une affirmation de puissance gratuite, inacceptable.

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Les réticences de Dora : mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

L'Homme avant tout

L'humanisme de Camus

Camus considère donc que le terrorisme ne doit jamais s’éloigner de l’humanité, ne pas oublier que celui qu’il s’apprête à tuer est avant tout un homme, qu’il lui faut donc transgresser le droit à la vie d’un homme. Mais, dans ce cas, il use des mêmes armes que l’adversaire qu’il combat… Ainsi, dans Lettre à un ami allemand, en 1943, il écrit : « Nous avions beaucoup à dominer et pour commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler. […] Je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. » C’est également ce qui ressort de l’article de Camus, « Les Raisons de l'adversaire », paru dans Les Lettres françaises en mai 1944 à l’occasion de l’exécution, à Alger le 20 mars 1944, de Pierre Pucheu, au service du gouvernement collaborateur de Vichy, notamment comme Ministre de l’Intérieur : « Pour ce genre d’hommes, c’est toujours la même abstraction qui continue et je suppose que le plus grand de leurs crimes à nos yeux est de n’avoir jamais approché un corps, […] avec les yeux du corps et la notion que j’appellerai physique de la justice. »

Sa mise en œuvre de la pièce

C’est précisément sur ce point que repose l’avertissement que Dora donne à Kaliayev avant l’attentat, le rappel que, face à lui, il aura un homme dans toute sa chair fragile :

Oh ! Yanek, il faut que tu saches, il faut que tu sois prévenu ! Un homme est un homme. Le grand-duc a peut-être des yeux compatissants. Tu le verras se gratter l'oreille ou sourire joyeusement. Qui sait, il portera peut-être une petite coupure de rasoir. Et s'il te regarde à ce moment-là...

Et, lorsqu’il explique, en une longue tirade, les raisons de son échec, c’est aussi cette humanité qu’il invoque, le regard des deux enfants : « As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois... Je n'ai jamais pu soutenir ce regard... […] Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l'air triste ! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière ! » C’est ce même argument qu’avance Voinov pour expliquer son choix d’agir autrement qu’en lançant une bombe : il reste, certes, le risque de « la prison » et de « la potence », mais « on ne les voit pas comme on voit celui que l’on va tuer. »

Les arguments de Kaliayev : mise en scène de Stanislas Nordey, 2010. Théâtre de La Colline

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Par la réflexion de son personnage, Voinov, Camus apporte ainsi une objection à tous ceux qui se réclament du terrorisme, notamment aux intellectuels de son temps qui en font l’éloge :

C'est facile d'avoir des réunions, de discuter la situation et de transmettre ensuite l'ordre d'exécution. On risque sa vie, bien sûr, mais à tâtons, sans rien voir. Tandis que se tenir debout, quand le soir tombé sur la ville, au milieu de la foule de ceux qui pressent le pas pour retrouver la soupe brûlante, des enfants, la chaleur d'une femme, se tenir debout et muet, avec le poids de la bombe au bout du bras, et savoir que dans trois minutes, dans deux minutes, dans quelques secondes, on s'élancera au-devant d'une calèche étincelante, voilà la terreur.

Pour Camus, la violence du terrorisme ne peut être acceptée que quand, au lieu de se cacher derrière l’obéissance à un ordre collectif, elle s’assume dans sa double humanité : celle de celui qui s’apprête à tuer, qui risque sa propre vie, et celle de sa victime à venir, qui ne peut être déshumanisée comme tente de le faire Kaliayev dans sa réponse à Dora : « Ce n’est pas lui que je tue. Je tue le despotisme. » Son premier échec prouvera son erreur…

Préserver l'innocence

Il est donc évident que, dans Les JustesCamus ne se range pas aux côtés de Stepan, mais de ceux, Dora, Voinov et même Annenkov, qui comprennent les raisons du cri désespéré de Kaliayev avouant son échec : « Je n’ai pas pu. » C’est ce qui fonde son opposition à Stepan, quand il associe au besoin de « justice », celui d’« innocence », une forme d’« honneur » à ses yeux : « tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en détournerais. Si vous le décidez, j'irai tout à l'heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux. » Son affirmation face à Stepan, qui affirme, « Nous sommes des meurtriers et nous avons choisi de l’être », s’accentue encore quand il lui lance, « hors de lui » : « Non. J'ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. J'ai choisi d'être innocent. »

Or, pour se reconnaître « innocent » à ses propres yeux – et rappelons que c’était un titre initialement envisagé pour la pièce – encore faut-il savoir reconnaître l’innocence des autres, et ne pas se livrer à un massacre aveugle. Ce principe primordial d’innocence – celui, d’ailleurs, qui impose en justice la « présomption d’innocence » – est la « limite » absolue qui s’impose au terrorisme.

POUR CONCLURE

Alors que de nombreux intellectuels soutiennent les combats contre le colonialisme en approuvant le recours au terrorisme et que le parti communiste s’en prend, lui,  avec violence à ceux qui dénoncent, comme André Gide dans Retour d’URSS (1936), le stalinisme et sa « « terreur », Albert Camus tente de trouver une réponse : « Ni victimes, ni bourreaux », tel est le titre d’une série d’articles publiés dans le journal Combat en novembre 1946. Il y développe une réflexion politique et éthique en dénonçant avec force le règne de la terreur qui légitime le meurtre. Difficile conciliation à bâtir donc : « Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. Mais il peut s’avancer plus ou moins et, si telle est la loi de l’histoire, c’est en tout cas la loi de l’esprit que, sans cesser de réclamer justice pour l’opprimé, il ne puisse l’approuver dans son injustice, au-delà de certaines limites. Les massacres des civils, outre qu’ils relancent les forces d’oppression, dépassent justement ces limites. » (« Les Raisons de l’adversaire ») Ce débat reflète son amour de la vie exprimé dans de nombreux romans, comme dans La Peste, en 1947, dans les nouvelles de Noces (1936) ou de L’Été (1954) et prêté à son héros, Kaliayev.

C’est là toute la force du théâtre, qui peut devenir une tribune en concrétisant la réflexion à  travers les personnages, confrontés au paradoxe fondamental : « La logique du révolté est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l’injustice de la condition », « La conséquence de la révolte […] est de refuser sa légitimation au meurtre puisque, dans son principe, elle est protestation contre la mort ».

Parcours

À partir de cette étude d’ensemble de la pièce est proposé un parcours pédagogique, une séquence organisée autour d’une problématique et de six explications d’extraits, qui permettra aussi une approche de l'engagement au théâtre et de l'argumentation.

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