Émile Zola, Esquisses parisiennes, "Les Repoussoirs", 1866
L'auteur (1840-1902) : les apprentissages
Provincial comme beaucoup de ses héros, Zola passe sa jeunesse à Aix-en-Provence, avant de "monter" à Paris, en 1857, dans l’espoir d’une ascension sociale. Mais la réussite tarde à arriver, la vie est difficile et un double échec au baccalauréat l’amène à arrêter ses études pour travailler comme employé sur les docks, tout en commençant à écrire.
En 1862 sa vie change : l’éditeur Louis Hachette l’embauche comme commis de librairie, au service de la publicité, et parallèlement, il se lance dans le journalisme. Il publie alors plusieurs articles, par exemple dans L’Événement et dans L’Illustration, des chroniques, des critiques littéraires (Mes Haines) et artistiques (Mes Salons), mais aussi ses premiers récits, regroupés ensuite dans Les Contes à Ninon, recueil paru en 1864.
Portrait de Zola à trente ans
Pour une biographie plus complète
Déjà, dans ses articles transparaissent ses choix politiques, notamment ses idées républicaines, ses critiques violentes contre la vie politique et la société de son époque, mais aussi les amitiés nouées avec des peintres, tels Manet et les impressionnistes.
Pour en savoir plus sur "Les Rougon-Macquart"
Le contexte des « Repoussoirs »
L'essor économique
​L’injonction du ministre Guizot (1784-1874) « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne », lancée sous la Monarchie de Juillet qui amène au pouvoir le roi Louis-Philippe après l’insurrection des « Trois glorieuses » en 1830, reste le mot d’ordre du XIXème siècle. Ni la révolution de 1848, qui établit la IIème République, ni l’épisode de La Commune de Paris, après la défaite de Sedan qui met fin au Second Empire, ne freinent l’expansion du pays.
Le matérialisme triomphe, car le Second Empire, après le coup d’État du 2 décembre 1851, a poursuivi cet essor, célébré par l’exposition universelle de 1855, la première en France après celle de Londres en 1851 : il s’accélère avec les conquêtes coloniales, avec le développement des sciences et des techniques, et l’amélioration des transports, notamment ferroviaires. Cet essor est affirmé dès le début de la nouvelle : « À Paris, tout se vend », lance le narrateur qui, ensuite, définit la France comme le « pays du commerce ».
Émile Théodore Therond, Exposition universelle de 1855, in Paris illustré, nouveau guide de l’étranger et du Parisien, 1867 d’A. Joanne
L’époque où paraît le récit précède de peu la période qui sera nommée plus tard, "La Belle Époque", en raison d’abord de l’absence de guerre sur le territoire français, entre 1870 et 1914, mais surtout de cette prospérité accrue offerte à la bourgeoisie. Le capitalisme s'impose, avec ses financiers, investisseurs, entrepreneurs, grands commerçants, tel le héros de la nouvelle, Durandeau, présenté comme « un industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale ». Ils s'enrichissent, tandis qu’un prolétariat, exploité, vit sans protection sociale, souvent dans une profonde misère, comme ces femmes en quête d'un travail pour survivre qui acceptent de vendre leur laideur.
Le contexte culturel
Louis-Léopold Boilly, "Les journaux", 1823. Lithographie de Delpech. BnF
L'essor de la presse
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Les critiques qui ont pu être lancées contre la presse au XVIIIème siècle sont loin d’avoir freiné son essor, bien au contraire. La période révolutionnaire a encore accentué le désir d’information du public : les affiches, les feuilles volantes et les journaux ont été plus largement diffusés, et cela s’accroît encore au long du XIXème siècle, malgré les efforts de la censure pour entraver sa liberté. Mais les journaux se modifient considérablement.
Les progrès techniques ont joué un rôle essentiel dans cet essor de la presse, à commencer par l’invention de la presse à vapeur, puis rotative, mais aussi le développement de l’alphabétisation, accroissant le nombre de lecteurs : de 36000 titres de quotidiens parisiens en 1800, on passe à 1 million en 1870, et, à cela, s’ajoute la presse régionale.
Comme tous les milieux sociaux se mettent à la lire, la presse se diversifie pour répondre, non seulement aux différents centres d’intérêt mais aux diverses opinions politiques, et son contenu s’enrichit. La production littéraire s’y inscrit, depuis les nouvelles jusqu’aux romans-feuilletons, et les plus grands auteurs ont ainsi publié leurs œuvres. Cela accroît l’attractivité, car la mention "à suivre" sollicite la curiosité du lecteur, qui achètera le prochain numéro du journal. L’intérêt est donc double : pour les écrivains – et même s’ils ne se privent pas de critiquer la presse ! – c’est une source régulière de revenus ; pour l’éditeur, une garantie de vente, ce qui explique les affiches qui annoncent ces parutions. Dès 1863, Zola collabore aux rubriques littéraires de plusieurs journaux.
Affiche pour le roman-feuilleton de Jules de Gastyne à paraître dans Le Peuple. BnF
L'essor de la nouvelle
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Même si la nouvelle apparaît, en France, sous la Renaissance, avec L’Heptameron (1558) de Marguerite de Navarre, à l’imitation du Decameron (1349-1353) de l’Italien Boccace, et est pratiquée par Sorel, Segrais, Donneau de Visé au XVIIème siècle, ou par Diderot au XVIIIème siècle, c'est au XIXème siècle qu’elle acquiert sa reconnaissance, parallèlement au roman, avec le mouvement romantique et le développement de la parution dans des revues.
La nouvelle est définie comme un "récit court", mais, plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à une centaine pour les plus longues, elle se caractérise par sa concentration, qui réduit le nombre des personnages et des descriptions, et par sa structure qui limite les péripéties, mais utilise tous les procédés qui accélèrent le récit – par exemple le résumé ou l’ellipse – afin d’en souligner la tension, et, surtout, propose une "chute", c’est-à-dire un dénouement rapide et, souvent, inattendu, provoquant la surprise.
Le choix, par Zola, de "cycles", avec la récurrence de personnages, et des romans qui, parfois, se font suite, comme Au Bonheur des dames après Pot-Bouille, peut rendre surprenante sa publication parallèle de nouvelles. Mais ce choix est lié à ses débuts en tant que journaliste. Quand il élaborera ses « Rougon-Macquart », les nouvelles alors publiées en constituent comme un arrière-plan, par exemple avec des scènes qui se déroulent différents quartiers parisiens ou des personnages qui illustrent les différentes classes sociales en annonçant ceux des romans.
Voici d’ailleurs ce que Zola lui-même déclare, dans son discours aux funérailles de Maupassant, le 9 juillet 1893, à propos de l’importance de la nouvelle, alors même qu’il vient d’achever « Les Rougon-Macquart » :
« Je suis parfois pris d'une inquiétude mélancolique devant les grosses productions de notre époque. Oui, ce sont de longues et consciencieuses besognes, beaucoup de livres accumulés, un bel exemple d'obstination et de travail. Seulement ce sont là aussi des bagages bien lourds pour la gloire, et la mémoire des hommes n'aime pas à se charger d'un pareil poids. De ces grandes œuvres cycliques, il n'est jamais resté que quelques pages. Qui sait si l'immortalité n'est pas plutôt une nouvelle en trois cents lignes, la fable ou le conte que les écoliers des siècles futurs se transmettront, comme l'exemple inattaquable de la perfection classique. »
Les caractéristiques du mouvement réaliste
Le naturalisme
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Le XIXème siècle connaît une évolution artistique continue dans le domaine littéraire, avec la rupture importante que marque, au cœur du siècle, le passage du romantisme – même s’il reste un héritage pour de nombreux auteurs de la fin du siècle – au réalisme. Le naturalisme, dont Zola s’affirme comme le chef de file, pousse à l'extrême les critères retenus par les écrivains réalistes, en s'appuyant encore davantage sur les théories et les pratiques scientifiques. Ainsi, il emprunte aux travaux sur l'hérédité de Claude Bernard l'idée que l'être humain est déterminé par ses origines, non plus seulement sociales, mais d'abord physiologiques. Si la brièveté de la nouvelle limite forcément la place accordée à l’hérédité, en revanche elle reproduit la volonté de l’écrivain naturaliste de dépeindre tout ce qui relève des corps. Ainsi, les caractéristiques physiologiques, beauté ou laideur, tiennent la première place dans « Les Repoussoirs ».
Présentation des « Repoussoirs »
Pour lire la nouvelle
La nouvelle « Les Repoussoirs » est parue d’abord dans le numéro du 15 mars 1866 de La Voie nouvelle, journal de Marseille, puis a été associée à trois autres récits, « La vierge au cirage », « Les vieilles aux yeux bleus » , et « L'amour sous les toits », regroupés par l’éditeur du roman de Zola, Achille Faure, sous le titre Esquisses parisiennes, pour accompagner le roman de Zola, Le Vœu d’une morte.
Les titres
Premier feuillet du manuscrit des "Repoussoirs"
Le titre d'ensemble : Esquisses parisiennes
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Il offre un double intérêt :
d’une part, l’adjectif indique la localisation de la nouvelle, Paris, en écho à l’essor donné à la capitale par Napoléon III, qui en transforme l’urbanisme : en 1853, il confie au baron Haussmann la charge de coordonner les grands travaux destinés à moderniser la capitale et sa proche couronne, les rues et les boulevards, les parcs et jardins, l’aménagement du réseau d’eau et d’égouts, les monuments publics, et jusqu’aux façades des immeubles.
L’aristocratie en promenade dans Paris, 1855
Paris prend alors son appellation de "ville-lumière", dans tous les sens du terme, devenue, grâce à l’éclairage qui permet une intense vie nocturne, le lieu de tous les plaisirs. La capitale est donc le lieu idéal pour représenter la façon dont l’essor d’une civilisation urbaine raffinée entraîne une transformation des codes et des façons d’occuper l’espace : la ville devient ainsi un "théâtre", dans lequel chacun se met en scène, dans la volonté d’attirer les regards, de séduire. Tel est bien le rôle des « repoussoirs » sur cette scène, de celles que « l’on prend au bras et que l’on promène par les rues, pour rehausser sa beauté et se faire regarder tendrement par les messieurs ! »
d’autre part, le titre porté sur le manuscrit a finalement été modifié.
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Initialement, Zola avait choisi Profils parisiens, terme appartenant au vocabulaire pictural, qui renvoie plus particulièrement à la représentation des contours d’un visage, vu par un de ses côtés. Il suggérait ainsi un regard de l'artiste mettant en relief des traits saillants, mais une vue de biais, donc qui resterait partielle.
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Le terme définitif, « esquisses », est plus général. Souvent employé au XIXème siècle pour désigner ce que l’on nomme indifféremment "nouvelle" ou "conte", parfois "chronique" pour affirmer la dimension historique, il est lui aussi emprunté au domaine de l’art, peinture, sculpture ou architecture, et est intéressant dans la mesure où il fait référence à une première étude, ébauche d’un projet plus vaste. L’esquisse, en effet, reste sommaire, quelques traits pour tracer les contours d’une œuvre, en indiquer l’orientation avant de l’accomplir dans sa totalité. Tout se passe donc comme si Zola, encore jeune, pressentait que ses récits courts préparaient l’ample œuvre des « Rougon-Macquart ».
La structure
La nouvelle compte six tableaux, qui illustrent les étapes de la réalisation économique de Durandeau.
Un préambule
Dans le premier, le narrateur pose le contexte en expliquant pourquoi et comment cet industriel a eu l’« ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur », c’est-à-dire d’employer des « repoussoirs ».
Les péripéties : une analepse
Les tableaux II à V forment une analepse, revenant en arrière pour dépeindre comment s’est créée cette agence. La situation initiale, la naissance de l’idée (tableau II), est semblable à une illumination : il « fut frappé par le rayon d’en haut. » Viennent ensuite les difficultés, du recrutement, relatées dans le tableau III, puis la nécessité d’attirer la clientèle : dans le tableau IV, Zola reproduit le « prospectus », écho des procédés appliqués par ce que l’on nomme alors "la réclame". Le tableau V peut alors conclure sur le succès remporté : « Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa, chaque repoussoir eut ses clientes attitrées. »
Claude Monet, Le Déjeuner sur l’herbe (panneau de gauche), entre 1865-66. Huile sur toile, 418 x 150. Musée d’Orsay
La "chute"
Mais les deux derniers paragraphes du tableau V préparent l'épilogue, le narrateur mettant alors l’accent sur les sentiments du « repoussoir » : « Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. » Il annonce ainsi la critique développée dans le tableau VI contre cette exploitation douloureuse, d’où l’effet de surprise du dernier paragraphe, qui forme la chute : « Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs ». Il y inverse, en effet, le blâme, en un éloge de ce qui serait un progrès…
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
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Les premiers mots de la nouvelle la situent « à Paris ». Mais le récit met en place un double contraste.
Jean Béraud, Le Café américain, 1890. Peinture sur bois, 36,2 x 53,3. Collection particulière
D’une part, il oppose les lieux extérieurs et intérieurs. Les premiers illustrent le luxe et les plaisirs de la vie parisienne, évoquant les promenades « sur le boulevard » avec les « larges trottoirs », et les « vitrines des boutiques ». Zola souligne ainsi le règne de l’apparence : chacun s’y observe comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre. Les seconds renvoient directement aux « repoussoirs », à commencer par l’agence de Durandeau et son fonctionnement, notamment, dans le tableau V, la « location » d’un « repoussoir » : « Une dame se présentait et demandait un repoussoir. On étalait la marchandise, lui disant de choisir, se contentant de lui insinuer quelques conseils. » Cette description rapide donne vraiment l’impression d’être dans une boutique de mode, annonçant celles que Zola décrira dans un roman comme Au Bonheur des dames (1883) : un être humain se vend et s’achète comme s’il s’agissait d’une robe.
D’autre part, un autre contraste est introduit. Sont cités les lieux fréquentés durant la journée par la cliente accompagnée de son « repoussoir », ceux propres à la vie luxueuse et oisive de la riche aristocratie : « les cabaretiers », les « premières représentations » au « théâtre », les champs de « courses ». L’écart social est alors souligné avec la nuit, le lieu où dort le « repoussoir », une « mansarde », donc un lieu misérable, où seul « un morceau de glace » fait office de miroir.
La temporalité
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Le récit de la création de l’agence de Durandeau, commence comme un récit-cadre, où le narrateur, tel un journaliste, déclare rapporter « aujourd’hui », au moment de l’écriture, ce qu’il a « appris hier ». Ce n’est que dans le dernier tableau qu’il revient à ce récit-cadre.
L’analepse commence, elle, par un important retour en arrière, une lente maturation de l’idée chez Durandeau « pendant de longues années ». Cela permet de mettre en relief la naissance de cette idée. Introduite par « un jour », comme dans un conte de fées, elle revêt une dimension magique : « Il passa la nuit » à y songer, et elle surgit « à l’aube », telle une illumination divine. Une fois la décision prise, une ellipse intervient, car la durée des préparatifs s’allonge, « huit jours » d’une attente inutile après avoir posé quelques affiches pour recruter le personnel, puis les recherches des « courtiers », dont la durée n’est pas précisée. Ce flou contraste avec l’insistance sur l’ouverture de l’agence, avec le « prospectus » daté du « 1er mai » qui se montre efficace « [d]ès le lendemain ».
Zola joue également sur le contraste entre des scènes qui mettent en relief la situation, telle celle du recrutement par Durandeau lui-même, avec sa récurrence « chaque matin », et des pauses, réservées aux commentaires du narrateur, comme au début du tableau III. En choisissant à la fin de ce récit l’imparfait, ici de répétition, Zola met en évidence le fonctionnement de ce commerce, avant de conclure sur son succès, inscrit dans la durée : « Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa ».
Le narrateur et son rôle
Malgré sa brièveté, cette nouvelle offre une énonciation complexe, en lien avec sa structure : l’ensemble du récit est pris en charge par un narrateur qui dit « je », donc intradiégétique, mais qui s’efface progressivement dans l’analepse pour devenir alors omniscient, avant de déléguer la parole à son personnage dans le tableau IV.
Une double énonciation
Un narrateur-témoin
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Lorsqu’il se présente comme un témoin dans le premier tableau, ce narrateur a bien des traits communs avec le métier de journaliste dans lequel a alors débuté Zola. Il est censé, en effet, rapporter une information jugée intéressante, « j’ai été réellement surpris, lorsque j’ai appris hier », introduite formellement au début du deuxième tableau : « Voici l’histoire. » Il se pose ainsi en témoin fiable, renforçant ainsi l’effet de réel de son récit par l’insistance sur ses affirmations : « je déclare », « Eh bien ! je vous le dis », « je vous assure ». Ainsi, dans le tableau IV, il va jusqu’à reproduire intégralement le « prospectus » rédigé par Durandeau, comme pour apporter la preuve de la vérité du récit.
Mais déjà, en exprimant son regret au début du tableau III, « Je voudrais avoir plus de souffle, et j’écrirais l’épopée de la création de l’agence Durandeau », derrière ce narrateur se cache l'écrivain Zola, comme s’il pressentait l’idée, qui prendra naissance en 1867 après la parution de Thérèse Raquin, de son vaste cycle romanesque, les vingt volumes des « Rougon-Macquart », véritable épopée comme l’indique son sous-titre « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », pour concurrencer « La Comédie humaine » de Balzac. Comment ne pas penser aux deux romans qui relateront l’ascension d’Octave Mouret, de ses débuts dans Pot-Bouille jusqu’à son succès avec la création de son grand magasin, relatée dans Au Bonheur des Dames ?
La généalogie des Rougon-Macquart
Cet autoportrait prémonitoire se retrouve au début du dernier tableau par le contraste établi entre ce récit, une simple nouvelle dont le mérite est réduit par la négation restrictive, « Je n’ai voulu aujourd’hui que raconter la création de l’agence », et l’ambition de celui qui en amplifie la valeur, en affirmant avoir souhaité « transmettre le nom de Durandeau à la postérité », mais, surtout, annonce sa volonté de produire un véritable roman, soutenue par un futur de certitude et dont il propose même le titre : « Un jour, peut-être, j’écrirai les Confidences d’un repoussoir ».
Un narrateur omniscient
Dès que commence l’analepse, dans le deuxième tableau, le narrateur glisse du moment présent où « Durandeau est un inventeur industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale », au rappel du passé de son personnage : « Il gémissait depuis de longues années, en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. » Il devient ainsi un narrateur omniscient, sachant tout de son personnage, y compris ses moindres pensées, comme à la fin du tableau II quand il raconte la naissance de son idée : « Durandeau rentra chez lui pour réfléchir à l’aise. L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. » Le discours rapporté indirect joue alors pleinement son rôle : « il était juste et logique, se dit-il, que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait. »
Les feintes narratives
Le dialogue avec le lecteur
Dès le début de la nouvelle, le narrateur entreprend de créer un lien de familiarité avec son lecteur, interpellé et ainsi pris à témoin : « Vous n’ignorez pas », déclare-t-il. Il feint de partager avec lui un même savoir, par exemple à propos de son personnage, « le vieux Durandeau, que vous connaissez comme moi ». De ce fait, il ne cesse d’en faire son complice, en multipliant les pronoms « on », et surtout « nous », qui l’obligent à adopter son jugement, quelque paradoxal qu’il puisse être : « Nous sommes un peuple civilisé, et je vous demande un peu à quoi servirait la civilisation, si elle ne nous aidait pas à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible. » Ses appels au lecteur sont nombreux, marqués par le recours à l’injonction notamment pour guider sa réflexion, « Entendons-nous, c’est de la laideur laide que je veux parler », ou pour l’impliquer dans ses constats : « Avouez que vous avez été pris au piège et que parfois vous vous êtes mis à suivre les deux femmes. »
Ce dialogue avec le lecteur, qui disparaît dans l’analepse, se retrouve dans le dernier tableau pour toucher ses sentiments, d’abord dans une exclamation implorante : « De grâce, mesdames, ne déchirez pas les dentelles qui vous parent, soyez douces pour les laides, sans lesquelles vous ne seriez point jolies ! » Il va jusqu’à une question pathétique pour lui faire ressentir l’émotion d’un « repoussoir » : « Vous figurez-vous ses amertumes […] ? »
Ainsi le réalisme n’est qu’un masque derrière lequel l’écrivain, jouant avec son lecteur, laisse percevoir son point de vue.
Le jugement du narrateur
Mais ce point de vue est exprimé de façon originale, à nouveau par une habile stratégie.
A priori, il approuve totalement l’invention de son personnage : « Mais je déclare que Durandeau a bien mérité de la France, en mettant en circulation dans le commerce cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur. » Son ton se fait vraiment solennel, et cet éloge se poursuit dans l’analepse où Durandeau est qualifié d’« industriel original et inventif », et loué avec enthousiasme : il « fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. » Pour amplifier la valeur de son personnage, il le compare même au héros d’une « épopée », dont il évoque les « épisodes mémorables », et il le célèbre comme un « grand philosophe ».
Mais le lecteur ne doit pas se laisser tromper par cette approbation, qui n’est qu’une feinte, perceptible à la fin du tableau V par le recours à la tonalité pathétique : « Je ne sais si l’on se rend bien compte de l’état de repoussoir. Il a ses joies qui rient en plein soleil, mais il a aussi ses larmes ». Il invite ainsi ses lecteurs à comprendre à quel point l’action commerciale de Durandeau est moralement inadmissible, jugement qui s’affirme dans le dernier tableau, quand il s’implique personnellement : « J’ai connu une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances. »
Ainsi, par un jeu de miroir, l’éloge s’inverse en un double blâme, contre Durandeau mais aussi contre toutes ces riches clientes qui ont fréquenté son agence.
Le portrait du héros
Si, dans le cycle des « Rougon-Macquart », Zola accorde aux personnages une place prépondérante, établissant, dans ses dossiers préparatoires, une fiche détaillée sur chacun d’eux, la brièveté de la nouvelle n’impose pas la même exigence. Cependant, on y reconnaît déjà la double volonté de l’auteur : rendre son personnage réaliste et signifiant. Ainsi, à la fois Durandeau est le produit de sa société, et il permet d’en dévoiler le fonctionnement : à travers lui, Zola nous montre simultanément la scène et les coulisses du "théâtre du monde" illustré par la nouvelle.
En même temps, Zola nourrit son récit de sa propre expérience. Du 1er avril 1862 au 31 janvier 1866, il travaille chez Hachette, où il est rapidement devenu chef du Bureau de la publicité. Il participe notamment à un journal interne, le Bulletin du libraire et de l’amateur de livres, destiné à annoncer les publications nouvelles et les réimpressions.
Il a donc pu mesurer l’importance de ce que l’on nomme alors "la réclame", ses procédés, que sa nouvelle va refléter, en particulier dans le « prospectus » du tableau IV.
Lettre de Zola sur sa vie chez Hachette, manuscrit. BnF
Un portrait réaliste
Honoré Daumier, Les gens d’affaires, XIXème siècle, caricature
Un homme d'affaires
Le premier terme qui qualifie Durandeau est celui d’« industriel », à prendre dans son sens originel, plus général qu'aujourd'hui : un homme doté de savoir-faire, d’un ingéniosité et d’un esprit d’invention, mis au service de l’ensemble des activités économiques. Ici Zola s’intéresse plus particulièrement au commerce, terme récurrent : on est dans « le pays du commerce », le personnage va « faire commerce », et met « en circulation dans le commerce » sa marchandise nouvelle.
Lettre de Zola sur sa vie chez Hachette, manuscrit. BnF
Cela implique de faire figurer au premier plan la réalité du commerce, qui a impliqué de « faire des calculs » pour le rentabiliser. Il s’agit d’échanger des marchandises ou des produits, en répondant au désir d’un client prêt à payer pour le satisfaire. D’où l’affirmation initiale, « À Paris, tout se vend », précisée ensuite par « on vend et on achète », qui implique la dimension financière : un prix à fixer. Il est indiqué avant même l’analepse relatant la création de l’agence, à la fin du premier tableau, « à raison de cinq francs l’heure », coût rendu alléchant par la formule du « prospectus », « dans les prix doux », puis explicité : « Tarif : L’heure, 5 francs ; la journée entière, 50 francs. » Cela a fort bien fonctionné, puisque Durandeau est à l’époque de l’écriture « riche à millions ».
Ses qualités
Outre la maîtrise de « l’arithmétique », pour calculer le rapport entre le coût des investissements et le bénéfice à en tirer, Zola attribue à plusieurs reprises à son personnage le titre de « philosophe ». Pour vendre, en effet, il faut avoir une connaissance précise des acheteurs potentiels et de leurs désirs, sinon l’échec menace. C’est ce qu'on nomme aujourd'hui le "marketing", ce que souligne le commentaire du narrateur dans le portrait de Durandeau : « L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. »
Au-delà de ses propres observations de sa société, il a donc recouru à un savoir théorique, reconnu, la lecture des « philosophes qui ont le mieux parlé de la sottise des hommes et de la vanité des femmes », des défauts qu’il pourra alors exploiter : « les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle. »
Enfin, il doit organiser ce commerce, trouver sa marchandise, tâche confiée, après l’échec des affiches, à des « courtiers », mais dans laquelle lui-même s’implique : « Chaque matin, Durandeau recevait et inspectait la marchandise racolée la veille ». Le récit met alors en évidence sa vigilance, « pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces », et il n’hésite pas à rejeter celle qu’il ne conviendrait pas, selon lui. Ainsi, le récit se fait hyperbolique pour insister sur ses qualités psychologiques : « Durandeau fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. »
Un portrait signifiant
Un homme sans scrupules
L’absence de scrupules de Durandeau est marquée dès le début de la nouvelle par l’enchaînement établi entre la définition de « la civilisation » dont le rôle est d’aider « à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible » et la présentation du héros faisant l’éloge de son « ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur. » Ainsi Zola oppose deux sortes de « commerce ». Le premier, « spéculer sur les jolies filles », périphrase pour désigner le proxénétisme, est nettement rejeté : « Durandeau, qui a des scrupules d’homme riche, n’y a jamais songé, je vous assure. » Mais, sous couvert d’éloge de la réussite de son héros, celui qu’il pratique avec les filles laides procède lui aussi d’une exploitation dans laquelle les sentiments n’ont aucune part. Ainsi, par l’intermédiaire des « courtiers », qu’il « lâcha dans la ville en quête de monstres », telle une meute de chiens, il lance une véritable « chasse » qui ne connaît aucune limite morale : « Certains eurent recours aux moyens extrêmes ». En intervenant lui-même, lors du recrutement, la qualité initiale que le narrateur lui a prêtée avec un superlatif hyperbolique, « L'opération commerciale [...] demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse », est démentie par son comportement qui illustre le triomphe de son cynisme : « Lorsque la laideur était bien accusée, lorsque le visage était stupide et lourd, Durandeau se frottait les mains », et, inversement, son rejet ne s’embarrasse d’aucune précaution pour dire « à la femme de repasser plus tard, lorsqu’elle serait vieille. » Peut-être faut-il voir en cet homme "dur" l’illustration de la première syllabe de son nom même…
Un homme de progrès ?
Mais la progression du récit de la création de l’agence se termine sur une image de succès : « Durandeau put se reposer dans la jouissance intime d’avoir fait faire un nouveau pas à l’humanité. » Il a donc à la fois répondu à un besoin et chacun y trouve son bénéfice : son agence prospère, les « laides » reçoivent un salaire, et ses clientes peuvent ainsi séduire et acquérir l’amour… À la fin de la nouvelle, cependant, le personnage s’efface pour permettre au narrateur de formuler un jugement inverse, négatif, qui fait appel à l’empathie du lecteur : il met en valeur les souffrances de ces « repoussoirs ».
Or, dans le dernier paragraphe, une inversion s’opère à nouveau, surprenante car l’exclamation nie cet appel aux sentiments : « Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! » Zola semble ainsi admettre que la fin heureuse justifierait les moyens contestables : « L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs, parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici, et qu’il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour. » Surprenant retournement, qui fait du mercantilisme le fondement même du progrès social, associant finalement une « marchandise » bien vendue à la naissance d’un sentiment louable, « l’amour ».
Zola a donc pressenti le fonctionnement même de ce que l’on nomme aujourd’hui, "la société de consommation", utile économiquement de manière générale, certes, mais aussi présentée comme source d’une satisfaction de tous les rêves.
POUR CONCLURE
Le souhait formulé par l’écrivain au début du tableau III, « avoir plus de souffle » pour écrire « l’épopée de la création de l’agence Durandeau », résume la place accordée à ce personnage, un héros tel ceux des légendes ou des épisodes historiques fondateurs. Mais, en la qualifiant ensuite d'« épopée burlesque et triste, pleine de larmes et d’éclats de rire », le chiasme met en relief la contradiction en son cœur même. Bien sûr, Durandeau est une créature de fiction, avec une idée tellement excessive et invraisemblable qu’elle fait sourire : son portrait répond à la définition même du "burlesque", anoblir les faits d’un héros qui, en eux-mêmes, sont grotesques. Mais, au cœur du chiasme figure la face opposée du personnage, le tragique du cynisme « triste » de sa terrible exploitation des filles laides, toutes considérées comme « une chose louée à tant l’heure », en oubliant l’essentiel : « cette chose avait des sens. »
Ainsi, l’idée qu’il symboliserait le progrès de l’« humanité » illustre le double sens de ce terme : d’un côté, Durandeau, pour l’enrichir par des créations nouvelles, se met au service de « l’humanité », donc de l’ensemble d'êtres humains que constitue sa société, de l’autre, par son cynisme, il le fait en oubliant « toute humanité », c’est-à-dire tout sentiment de bienveillance envers ses semblables.
Les cibles de la critique
Au XIXème siècle, la nouvelle est aussi qualifiée de "conte moral", ce qui rappelle les "contes philosophiques" de Voltaire. La nouvelle est donc souvent un récit qui mêle le réalisme à l’invraisemblance, dans le but de porter une dénonciation. Cet objectif ressort dès la première phrase des « Repoussoirs », « À Paris, tout se vend : les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires », puisqu’elle ne mentionne pas des marchandises concrètes, mais formule des valeurs morales, antithétiques. Ainsi, la nouvelle de Zola, située au confluent de deux sciences naissantes, la psychologie et la sociologie, vise à mettre en évidence les "lois" qui régissent son époque, comme le précisera le sous-titre de son œuvre ultérieure, les « Rougon-Macquart » : « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ».
Le primat de la beauté
Le corps mis en scène
Pour le "naturaliste" Zola, qui applique à la littérature les conceptions scientifiques de Claude Bernard, l’être humain se détermine d’abord par sa nature physiologique. Ainsi, pour évoquer la « beauté », le corps est mis au premier plan dès le début de la nouvelle, en lien avec le fonctionnement même de la société : « On vend et on achète les grands yeux et les petites bouches ; les nez et les mentons sont cotés au plus juste prix. Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. » Des critères physiques, parfois les plus dérisoires, seraient alors établis, qui garantiraient aux femmes une séduction assurant aussi leur survie, notamment dans le mariage.
De ce fait, l’inégalité physique naturelle en arrive même à fonder les écarts sociaux, puisque, de façon tout aussi naturelle, les regards, en comparant les apparences, déterminent ainsi des mouvements d’intégration ou d’exclusion. N’est-ce pas en observant lui-même comment la beauté physique d’une femme ressort quand elle est placée à côté de la laideur que Durandeau conçoit son idée de génie ?
Berthe Morisot, Femme à sa toilette, 1875. Huile sur toile, 60,3 x 80,4. Art Institute, Chicago
Une quête incessante
Que peut alors faire une femme quand la nature ne l’a pas dotée de cette apparence propre à attirer les regards admiratifs ? Zola apporte une réponse immédiate : « Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu, et on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles. » Chaque époque use donc d’artifices, soulignés par la récurrence de l’adjectif « faux », ressource rappelée à la fin de la nouvelle quand il mentionne les « dentelles » qui « parent » les femmes. Créer l’illusion serait donc une des lois régissant la « civilisation » : « tromper et […] être trompés, pour rendre la vie possible ».
Or, là est le trait de « génie » de Durandeau, mis en scène dans la nouvelle. Comme le proclame son prospectus, il propose d’oublier tout artifice : « Jusqu’à ce jour, les ajustements n’ont pu être dissimulés. On voit la dentelle et les bijoux, on sait même qu’il y a de faux cheveux dans le chignon, et que la pourpre des lèvres et le rose tendre des joues sont d’habiles peintures. » Il donne ainsi une valeur morale à son invention, puisqu’elle rejette toute hypocrisie : il s’agit de « parer les dames, en laissant ignorer à tous les yeux d’où venait cette grâce nouvelle. Sans ajouter un ruban, sans toucher au visage », dans une totale vérité donc, en utilisant la « laideur de l’une » pour accentuer « la beauté de l’autre », car « [l]a laide était un ajustement dont se parait la belle ».
Bertall, L’agence des Repoussoirs, Illustration de La Confession de Claude de Zola, 1865
Zola peut alors affirmer, par l’adverbe choisi, la parfaite honnêteté de son personnage : « Entendons-nous, c’est de la laideur laide que je veux parler, de la laideur franche, vendue loyalement pour de la laideur. » La quête atteint ainsi son apogée : aucun mensonge, aucune usurpation, tout s’affiche ouvertement et seule la comparaison joue son rôle.
Le narcissisme
Mais la puissance de cette invention se fonde sur le narcissisme omniprésent, largement dénoncé.
Les hommes n’y échappent pas dans la mesure où ils se laissent prendre au piège du stratagème qui « sert à fouetter les désirs » et à attirer les « baisers ». Une métaphore illustre cet effet recherché, les hommes devenant « des alouettes [appelées] sous le plomb du chasseur ». La nouvelle, en concluant que Durandeau « a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour », ne suggère-t-elle pas que les hommes aussi aiment être mis en valeur aux côtés d’une femme dont chacun reconnaîtra la beauté ?
Pierre-Auguste Renoir, La Loge, 1874. Huile sur toile, 80 x 63,5. Courtauld Institute Gallery, Londres
Les difficultés à la fois du recrutement du personnel de l’agence et de la location des « repoussoirs » traduisent, elles, le narcissisme des femmes : aucune n’est prête à se reconnaître comme laide ! L’appel aux « jeunes filles laides » ne rencontre, en effet, aucun succès malgré la promesse d’un « travail facile », même pas chez celles qui sont dans la misère. Il faut donc recourir à des « courtiers » pour les recruter. Les clientes, elles, font preuve de vanité, ne cherchant qu’à voir leur beauté confirmée, « prétendant qu’aucune des laideurs ne s’assortissait à sa beauté. » Pire encore, la cliente elle-même particulièrement laide, en donne un parfait exemple. Son discours rapporté, « elle désirait un repoussoir jeune et pas trop laid, n’ayant besoin que d’un léger ornement », révèle son déni, suivi de son refus : elle « se retirait, indignée qu’on eût osé lui offrir de pareils objets. » C'est le triomphe de l'amour-propre !
Les écarts sociaux
Le rôle de l'argent
Déjà, dans de nombreux romans de la « Comédie humaine », Balzac avait mis en évidence le rôle croissant de l’argent, entraînant la modification de tous les codes de l’Ancien Régime : les honneurs, le prestige, le pouvoir ne sont plus fixés par la naissance et les privilèges induits, mais par le montant de la fortune. Conquérir la fortune était donc le but de beaucoup de ses personnages, tel Rastignac, et cela ne fait que s’intensifier sous le Second Empire. En témoignent le titre du premier roman des « Rougon-Macquart » de Zola, La Fortune des Rougon, le premier, ou celui du dix-huitième, L’Argent, mais son importance est aussi suggérée par des titres comme La Curée ou La Conquête de Plassans.
Émile Zola, L’Argent, 1891
Mais, dès ses premières nouvelles, l’argent occupe une place essentielle, malgré leur brièveté. Dans « Les Repoussoirs », il ne reproduit pas tout l’itinéraire suivi par Durandeau pour devenir « riche à millions », mais le fonctionnement même de son agence repose sur l’écart social : pour recruter leurs « repoussoirs », les courtiers savent parfaitement en tirer profit, procédant plus « brusquement lorsque le sujet avait de pressants besoins d’argent, avec plus de délicatesse quand ils avaient affaire à quelque fille ne mourant point encore de faim. ». Leur pratique s’adapte donc au degré de misère, et le récit souligne l’écart entre celles qui vont vendre leur « laideur » et celles assez riches pour l’acquérir, richesse confirmée par leur mode de vie luxueux. Le contraste est particulièrement frappant entre la nuit des premières, dans leur « mansarde », et les journées où elles accompagnent les autres « chez les cabaretiers en renom », pour des « soirées au théâtre », avec le « beau monde des courses ».
Le mercantilisme
Dans cette société, où l’économie s’impose comme une force de progrès, le mercantilisme devient donc le gage de la réussite : si « À Paris, tout se vend », il faut donc savoir mettre en œuvre les meilleures stratégies commerciales, savoir quoi vendre et à quels acheteurs. Tout investissement doit, bien sûr, rapporter le plus possible, d’où les « calculs » préalables de Durandeau, et sa vigilance dans le choix de ses « repoussoirs » : il sait se méfier « des laideurs originales » car elles pourraient pour cette raison attirer, et « il ne retint que les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise. » Il se constitue ainsi un "stock" complet, propre à satisfaire toutes les clientes : « Le jour où l’agence fut définitivement montée, où il put offrir aux jolies filles sur le retour des laides assorties à leur couleur et à leur genre de beauté ».
Une stratégie : la "réclame"
Un dernier aspect est alors nécessaire : la publicité, alors nommée "la réclame". Elle doit attirer la clientèle, mais habilement, en masquant l’appât du gain, le but lucratif du vendeur, qui doit, au contraire, apparaître comme totalement désintéressé, au service des consommateurs. Il faut donc les manipuler et tel est le rôle du prospectus.
Dans un premier temps, le vendeur doit afficher son sérieux : d’où l’entête avec non seulement le nom et l’adresse de l’agence, mais aussi la précision de ses horaires, et l’adresse particulièrement respectueuse, mais immédiatement alléchante avec le superlatif hyperbolique pour mettre en valeur son établissement : « Madame, / J’ai l’honneur de vous faire savoir que je viens de fonder une maison appelée à rendre les plus grands services à l’entretien de la beauté des dames. » Ce même respect se retrouve en conclusion, plaçant la cliente en position de supériorité : « Veuillez, madame, m’honorer de votre clientèle ».
Ensuite, il est important de souligner l’aspect novateur du produit, car, plus il sera exceptionnel, plus les clientes auront le désir d'être les premières à l’acquérir. D’où les deuxième et troisième paragraphes qui insistent sur la réalisation d’un « problème, impossible au premier abord », un « problème insoluble ». Mais, en posant ce problème, « parer les dames, en laissant ignorer à tous les yeux d’où venait cette grâce nouvelle », il pique la curiosité de sa destinatrice.
Mais il crée un horizon d’attente en ne donnant pas immédiatement d’explication, préférant mettre d’abord en place la promesse présentée comme une certitude : par cet « infaillible moyen d’attirer les regards et de ne pas faire ainsi de courses inutiles », elle « obtiendra, dans les prix doux, l’admiration de la foule ». Parallèlement, il donne l’impression d’un résultat garanti, un « effet certain », immédiat avec l’adverbe temporel « Aujourd’hui », en tête de phrase, et, en plus, d’un coût modique.
Pour parachever sa persuasion, il implique, par la question rhétorique négative, la future cliente, prise ainsi à témoin pour solliciter son approbation : « N’avez-vous jamais vu une pauvresse auprès d’une belle dame en soie et en dentelle, qui lui donnait l’aumône de sa main gantée ? Avez-vous remarqué combien la soie luisait, en se détachant sur les haillons, combien toute cette richesse s’étalait et gagnait d’élégance, à côté de toute cette misère ? » Il joue également sur l’orgueil social d’une cliente ainsi placée en position de supériorité par rapport à une « pauvresse »
Publicité « Palmolive », 1920
Le ton se fait encore plus ardent dans l’avant-dernier paragraphe, avec le rythme ternaire en gradation des phrases nominales exclamatives destinées à faire partager son enthousiasme à sa lectrice. Le choix du pronom « on » l’amène à visualiser la scène en s’identifiant même à celles qui vont « se faire regarder tendrement par les messieurs ».
Les promesses réitérées à la fin font sourire car Zola y met en valeur l’éloge paradoxal ainsi réalisé, plaisante parodie de la tradition publicitaire, puisque la laideur remplace la beauté : « Vous trouverez chez moi les produits les plus laids et les plus variés. Vous pourrez choisir, assortir votre beauté au genre de laideur qui lui convient. »
L'aliénation des êtres
La réification
Une affirmation au début de cette "esquisse parisienne" conduit à s’interroger sur le jugement porté par Zola sur sa société : « la beauté est une denrée dont il est fait un effroyable négoce. » L’adjectif péjoratif hyperbolique annonce la critique mise en valeur dans le récit de la création de l’agence Durandeau. De même, la qualification de « matière morte » et le recours à l’abstraction pour poser la nature de son commerce effacent par avance les êtres humains qui seront concernés : « cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur ». L’être humain n’est donc plus qu’une source de profit à exploiter, comme le prouve le regret du personnage « en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. »
C’est ce que confirment les comparaisons, à commencer par celle qui soutient sa décision, « De même que les rubans, la poudre de riz, les nattes fausses se vendent, il était juste et logique, se dit-il, que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait », ou les modalités du recrutement : « comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre ». Cette même comparaison se répète dans le dernier tableau : les clientes « la payaient comme on paye un pot de pommade ou une paire de bottines », « elles l’auraient brisée par caprice, comme elles brisent les magots de leurs étagères. »
Publicité pour « Les Grands Magasins », Album du Figaro du 25 décembre 1885. Musée Carnavalet
La réification est donc totale, et toute la suite du récit poursuit cette assimilation : les femmes laides constituent « un fonds de marchandises », et, dans l’agence, comme dans une boutique de mode, « on étalait la marchandise. » car, finalement, la femme laide « était une chose louée à tant l’heure ».
Une société sans morale
Ainsi le primat du mercantilisme génère la dépossession de tout ce qui fait l’humanité, en supprimant toute considération morale, et la nouvelle décompose les étapes de cet effacement.
La première est d’assumer le mépris de toute femme qui ne correspondrait pas aux critères esthétiques, d’où sa désignation comme « le monstre » qui accompagne la prise à témoin du lecteur, ainsi préparé à l’usage qui va en être fait.
Dans une société où le mépris s’affiche, Durandeau n’a ensuite aucune difficulté à trouver des collaborateurs à son image, les « courtiers » : il « les lâcha dans la ville en quête de monstres. » L’ironie de Zola se donne alors libre cours, avec l’antiphrase qui le qualifie comme des « hommes de tact et de goût » dans une façon d’agir qui relève, en fait, d’une habile l’exploitation de la misère.
Enfin, même si le choix de la « marchandise » pose parfois des difficultés, les clientes sont au rendez-vous, chacune ne pensant plus qu’à son intérêt personnel, au-delà de toute valeur morale : « le bureau était encombré de clientes qui choisissaient chacune son repoussoir et l’emportaient avec une joie féroce. »
L’adjectif annonce le reproche qui sera développé ensuite avec une tentative pour ramener le lecteur à la morale oubliée : « il se trouvait que cette chose avait des sens », lui rappelle-t-il pour reconstruire l’humanité de cet être exploité en dépeignant ses souffrances, « ses larmes cachées » : « La nuit, il enrage, il sanglote. »
POUR CONCLURE
Zola a donc dépeint la façon dont le mercantilisme provoque un nouvel esclavage, qui s’accomplit sans le moindre scrupule aux dépens des plus faibles : « Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. » Le chiasme souligne cette exploitation, tandis qu’au cœur de la phrase est mis en valeur le rôle de l’argent. On est donc loin de la règle posée par Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), alors prônée : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
Mais la chute de la nouvelle introduit un contrepoint, ambigu après la violente critique car il remet au premier plan le pragmatisme qui guide toute société : « L’humanité marche en avant. Durandeau sera béni des âges futurs, parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici, et qu’il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour. » D’un mal pourrait donc sortir un bien, quelque lourd soit le prix à payer…
L'écriture de Zola
La structure de cette nouvelle, la construction progressive d’un éloge de Durandeau qui, peu à peu, apparaît comme paradoxal vu la critique qui ressort dans le dernier tableau, nous invite à étudier les procédés mis en œuvre par Zola. En faisant appel à la raison de son lecteur pour qu’il démasque les apparences trompeuses de l’agence créée par son personnage, ne l’amène-t-il pas parallèlement à ne pas se laisser lui-même prendre au piège des apparences de son récit : si, comme il l’affirme au début, « la civilisation » doit aider « à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible », l’écrivain et son lecteur n’entre-t-il pas dans une même relation ? Trois procédés représentent, dans cette perspective, des arrangements significatifs.
Les antithèses
Le rôle de l'antinomie
La nouvelle repose sur des jeux d’opposition incessants, introduits d’emblée : « À Paris, tout se vend : les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires. » Zola impose ainsi au lecteur une double échelle antithétique, que confirme le récit qui place face à face, « une beauté sans éclat » et « une atroce laideur », pour mettre la seconde au service de la première, en concluant : « Mais elles étaient ensemble, et la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre. » Zola pose ainsi une conception intéressante, l’idée que toute société a besoin des contraires car ils sont, finalement, utiles l’un à l’autre : pour faire jaillir le "vrai", le "faux" est nécessaire.
Mais tout se passe comme s’il définissait ainsi sa fonction d’écrivain, créateur de fiction pour mettre en valeur la vérité.
Double face : beauté et laideur
Les procédés d'opposition
Ainsi, les oppositions s’inscrivent dans le lexique lui-même, souvent soutenues par un chiasme, par exemple le choix de tirer profit du « négoce des filles laides » en refusant de « spéculer sur les jolies filles » comme le font les proxénètes. Et la même opposition se retrouve pour justifier le succès de l’agence : « On ne sait pas tout ce qu’il y a de volupté pour une jolie femme à s’appuyer sur le bras d’une femme laide. » Nous retrouvons ce même procédé quand Zola prend la parole à la place de son narrateur pour présenter son souhait d’écrire une œuvre plus ample, « une épopée burlesque et triste, pleine de larmes et d’éclats de rire. »
Parfois, c’est un parallélisme qui met en relief l’opposition, comme les deux hypothèses envisagées par Durandeau avant de créer son agence, « une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait ».
Enfin, le procédé peut s’élargir pour soutenir une description entière, en privilégiant systématiquement le rythme binaire, comme lorsque Durandeau s’implique dans le recrutement : « Durandeau, fort embarrassé, leur dit et leur répéta qu’elles étaient jolies et qu’elles ne pouvaient lui convenir. Mais elles soutinrent qu’elles étaient laides, que c’était pure galanterie et méchanceté de sa part, s’il les déclarait belles. Aujourd’hui, ne pouvant vendre la laideur qu’elles n’avaient pas, elles ont dû vendre la beauté qu’elles avaient. »
Il serait trop long de relever toutes les occurrences de ces antithèses, qui seront observées attentivement dans les extraits expliqués.
L'exagération
Les hyperboles
Conscient de la nécessité d’accentuer la vérité de son récit dont le fondement même, cette agence de location de « femmes laides » relève de la fiction burlesque, Zola cherche à frapper l’imagination de ses lecteurs. Pour cela, il privilégie un lexique hyperbolique, tel ce mot « monstre », récurrent pour qualifier ces femmes laides recrutées, ou des adjectifs pour amplifier les images : il recherche une « atroce laideur » pour en faire un « effroyable négoce ». Les hyperboles se multiplient aussi dans le prospectus du tableau IV, afin de renforcer l’originalité du « produit » proposé par Durandeau.
Ainsi, plus le récit mettra en valeur la réussite du personnage, plus ressortira le contraste avec la fin du tableau V et surtout avec le dernier tableau où la tonalité pathétique se trouve amplifiée par le lexique hyperbolique évoquant les sentiments du narrateur. Après avoir mentionné « une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances », il insiste par la formulation négative, « Je ne sais rien de plus triste qu’un bossu amoureux ou qu’une laide broyant le bleu de l’idéal, puis conclut : « La misérable fille aimait tous les garçons dont son lamentable visage attirait les regards », « Elle a vécu bien des drames. »
Le rythme
Dès le premier tableau, le rythme des phrases participe à cette volonté d’exagération. Dans le premier tableau, comme pour symboliser par avance le face à face des deux femmes, le « laideron » loué devant faire valoir la beauté de la cliente, Zola emploie fréquemment le rythme binaire :
les grands yeux et les petites bouches ; les nez et les mentons sont cotés au plus juste prix. Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu, et on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles.
Ce même procédé soutient l’objectif attribué à « la civilisation » : « tromper » et « être trompés ». Il permet aussi de mettre en évidence l’idée même de Durandeau, apparier les deux femmes, avec le redoublement amplifié ensuite par une gradation ternaire : « Toujours l’autre est d’une atroce laideur, d’une laideur [qui irrite], [qui fixe le regard], [qui force les passants à établir des comparaisons entre elle et sa compagne]. »
L'ironie par antiphrase
Toute l’habileté de Zola, lui aussi un illusionniste comme son personnage, consiste à feindre de partager les jugements et les comportements de Durandeau. Ainsi il justifie le rôle joué par les lectures dans la décision de Durandeau, soutenant cette vision péjorative, pessimiste : « les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité, qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle. »
Il s’emploie ensuite, à travers les diverses péripéties relatées, à soutenir l’éloge de ce personnage : c’est « un industriel original et inventif », qui a eu « une ingénieuse et étonnante idée », il « fit preuve de génie » même, ce qui amène la comparaison aux « grands inventeurs » puis à le qualifier de « grand philosophe ». Il est alors semblable aux grands hommes qui ont marqué l’Histoire ; il a fait faire « un nouveau pas à l’humanité », il « sera béni des âges futures ». C’est sur cet éloge dithyrambique que s’ouvre le dernier tableau, où Zola formule son objectif : « transmettre le nom de Durandeau à la postérité. De tels hommes ont leur place marquée dans l’histoire. » Mais la tonalité pathétique dans laquelle s’inscrit la fin de la nouvelle fait éclater la feinte et révèle l'ironie, en amenant le lecteur à en dégager le sens : le portrait du personnage est mélioratif, alors même que Zola désapprouve l’absence de conscience morale d’une société dans laquelle l’argent donne tous les droits.
Ainsi, la lucidité de Zola sur son époque, si elle l’amène à en révéler les lois qui la régissent, largement admises, ne signifie pas qu’il les approuve.
POUR CONCLURE
Dans cette nouvelle, Zola retrouve les procédés des contes philosophiques tels que les pratiquait, par exemple, Voltaire : une feinte innocence avec des procédés qui exigent la lucidité du lecteur, invité à lire la critique qui se cache sous l’éloge.
En même temps, ce bref récit est déjà visionnaire car il met en place tous les mécanismes qui fondent le fonctionnement de ce que l’on nomme aujourd’hui la "société de consommation", et, surtout, pressent les questions éthiques qu’entraîne la puissance de désirs qui, pour se satisfaire, sont prêts à détruire toute humanité.