Explications : Émile Zola, Esquisses parisiennes, "Les Repoussoirs", 1866
Cette nouvelle peut s’étudier aussi bien au collège, où elle permet d’approcher la dimension critique de la littérature, qu’au lycée pour approfondir l’histoire et les procédés d’un mouvement littéraire, le naturalisme. Il est nécessaire, bien sûr, d’adapter l’étude d’ensemble au niveau des élèves, et de construire un parcours pédagogique qui, après une présentation de l’auteur, du contexte et de la nouvelle, proposera cinq explications détaillées conduisant à des synthèses sur le narrateur, le portrait du personnage, les cibles de la critique et les procédés d’écriture privilégiés.
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
Le premier tableau : une introduction
Pour lire le texte
Avant de concevoir son vaste cycle des « Rougon-Macquart », Zola a composé de nombreuses nouvelles, telle « Les Repoussoirs », d’abord publiée dans La Voie nouvelle, journal de Marseille, puis regroupée avec autres courts récits sous le titre d'ensemble Esquisses parisiennes par l’éditeur de son roman, Le Vœu d’une morte. Six tableaux la composent dont le premier joue un rôle pour à la fois créer un horizon d’attente et guider la lecture.
Un préambule (paragraphes 1 à 3)
La nouvelle n’entre pas immédiatement dans l’action, mais Zola choisit de commencer par un préambule, qui, en forme de description, fait écho au titre en présentant le contexte.
Un aphorisme
En forme d’aphorisme, la première phrase formule un constat catégorique, reflet de l’essor économique du Second Empire particulièrement visible dans la capitale : « À Paris, tout se vend ».
Mais les exemples qui suivent sont surprenants. Loin de citer des objets, son énumération, en decrescendo, mentionne en premier les femmes, puis des valeurs, enfin des signes d’émotion : « les vierges folles et les vierges sages, les mensonges et les vérités, les larmes et les sourires. » La suite du récit justifiera ce choix, et, surtout, les contraires ainsi mis en valeur : les femmes seront au cœur du commerce de Durandeau, dont il montrera les valeurs pratiquées et les émotions produites. Mais l’inversion des termes du titre de la parabole biblique, dans l’évangile de Matthieu, « Les vierges sages et les vierges folles », est déjà significative du pessimisme de Zola : pour lui, cet essor économique porte plus de défauts et de douleurs que de qualités.
William Blake, La Parabole des vierges sages et des vierges folles, 1822. Aquarelle et gouache. Tate Gallery, Londres
La présentation du thème
Élargissant cette affirmation initiale, le paragraphe suivant impose le champ lexical de l'économie introduit par « ce pays du commerce » : « une denrée », « négoce », « on vend et on achète », « sont cotés au plus juste prix », « une rente », « la marchandise ». Pour renforcer son jugement, le narrateur prend à témoin son lecteur, « Vous n’ignorez pas », pour en faire son complice, d’où, également, le choix du pronom « on » qui l’implique dans ce fonctionnement économique.
Henri Gervex, Cinq heures chez Paquin, 1906. Huile sur toile, 111,7 x 172,7. Musée Carnavalet
Le thème est ainsi posé, mais à nouveau avec un adjectif hyperbolique péjoratif : « la beauté est une denrée dont il est fait un effroyable négoce. », qui annonce la dimension critique de la nouvelle. Les exemples ensuite énumérés par paires et en decrescendo illustrent le naturalisme de Zola, qui place au centre de sa conception de l’homme, sa physiologie, son corps, à partir de ce qui, chez une femme, est d’abord considéré comme propre à susciter l’amour, « les grands yeux et les petites bouches », puis de traits plus secondaires, « les nez et les mentons », et jusqu’au plus infime détail : « Telle fossette, tel grain de beauté représentent une rente fixe. » La beauté d’une femme est donc représentée comme un capital à faire fructifier, notamment parce qu’elle permet le mariage.
Un jugement ambigu
Mais le jugement se fait ensuite plus critique, en mettant l’accent sur le règne de l’illusion dans une société où le mensonge triomphe même dans le commerce : « Et, comme il y a toujours de la contrefaçon, on imite parfois la marchandise du bon Dieu ». Le redoublement insiste donc sur le primat du profit, en citant, à nouveau, des exemples précis : « on vend beaucoup plus cher les faux sourcils faits avec des bouts d’allumettes brûlées, les faux chignons attachés aux cheveux à l’aide de longues épingles. »
Le troisième paragraphe crée alors un effet de surprise, puisque le blâme précédent s’inverse en un éloge insistant : « Tout ceci est juste et logique. » Mais, au-delà de l’approbation, « Nous sommes un peuple civilisé », la question posée à son lecteur est un retournement pour le moins provocateur : « je vous demande un peu à quoi servirait la civilisation, si elle ne nous aidait pas à tromper et à être trompés, pour rendre la vie possible. » Il lance, en effet, une accusation contre une société sans scrupules, dont le fonctionnement même conduit à accepter le mensonge.
Présentation de la nouvelle (paragraphe 4)
Après cette présentation du contexte de cette époque, qui oriente déjà la lecture, vient celle de la nouvelle elle-même, à travers son personnage, Durandeau.
Le réalisme
Zola s’emploie à accentuer le réalisme par le dialogue du narrateur avec son lecteur dans lequel il s’implique, comme le ferait un journaliste se posant en témoin par l’emploi du pronom « je » et l’expression de son sentiment : « Mais je vous avoue que j’ai été réellement surpris, lorsque j’ai appris hier… » Parallèlement, il transforme aussi ce lecteur en témoin, pour donner une existence réelle à son personnage : « le vieux Durandeau, que vous connaissez comme moi ». La brièveté de la nouvelle, contrairement au roman, interdit de relater toute l’ascension d’un héros, ici un « industriel » au sens large de cette époque, un homme d’affaires déjà « vieux », pour ne se fixer que sur une de ses décisions, dont il fait un éloge accentué : il « a eu l’ingénieuse et étonnante idée de faire commerce de la laideur. » Son ton se fait même didactique pour imposer son jugement au lecteur, « je déclare », allant jusqu’à l’injonction : « Entendons-nous bien ».
Un thème : le commerce
En reprenant le thème qui avait ouvert la nouvelle, il prolonge la critique de l’illusion, dont il fait une loi incontournable du commerce : « Que l’on vende de la beauté, je comprends cela ; que l’on vende même de la fausse beauté, c’est tout naturel, c’est un signe de progrès. » Aucune indignation ici contre l’exploitation ainsi induite…
Mais, comme il l’avait déjà suggéré en mettant au premier plan les aspects négatifs qui l’emporterait sur les aspects positifs, le thème de « la beauté » qui a ouvert la nouvelle, se retourne en son contraire dans son éloge de Durandeau : il « a bien mérité de la France, en mettant en circulation dans le commerce cette matière morte jusqu’à ce jour, qu’on appelle laideur. » Éloge qui consiste à faire vivre ce qu’il qualifie de « matière morte », tandis qu’il se confirme par la gradation insistante : « c’est de la laideur laide que je veux parler, de la laideur franche, vendue loyalement pour de la laideur. ». Mais éloge paradoxal car l’approbation traduit un effacement total des êtres humains.
Le rôle de la description (du paragraphe 5 à la fin)
Une promenade
En nous rappelant l’essor de l’urbanisme parisien au Second Empire, notamment les « larges trottoirs » des avenues et boulevards construits par le baron Haussmann, il dépeint une des réalités parisiennes pour les privilégiées, les promenades : « Elles marchent lentement, s’arrêtent aux vitrines des boutiques, avec des rires étouffés, et traînent leur robe d’une façon souple et engageante. Elles se donnent le bras comme deux bonnes amies, se tutoient le plus souvent, presque de même âge, vêtues avec une égale élégance. » Il fait ressortir de façon réaliste les moindres détails, une démarche, un vêtement, un comportement, donnant ainsi l’image d’une vie de luxe et de plaisirs, entre deux femmes amies.
Constantin Guys, La Promenade aux Champs-Élysées, vers 1864. Plume et encre de Chine sur vélin, 17,8 x 23,5. BnF
Le connecteur d’opposition intervient ensuite pour briser cette ressemblance, avec une insistance sur leur contraste, soulignée par les pronoms, « l’une », « l’autre », et par la reprise anaphorique de l’adverbe temporel, « toujours ». Il présente en premier celle dont l’accumulation des négations illustre la médiocrité : « l’une est d’une beauté sans éclat, un de ces visages dont on ne dit rien : on ne se retournerait pas pour la mieux voir, mais s’il arrive par hasard qu’on l’aperçoive, on la regarde sans déplaisir. » Face à cette indifférence les réactions provoquées par sa compagne sont, elles, accentuées par son portrait, introduit par l’hyperbole, « d’une atroce laideur », puis amplifiées par le rythme ternaire en gradation : « une laideur qui irrite, qui fixe le regard, qui force les passants à établir des comparaisons entre elle et sa compagne. »
L'implication du lecteur
Ce double portrait joue un rôle important pour le naturaliste qu’est Zola : effacer la fiction pour affirmer la vérité du récit à venir. C’est pourquoi, il fait appel au témoignage du lecteur, censé corroborer la vérité de sa description : « Vous avez certainement rencontré parfois des femmes allant deux par deux, sur les larges trottoirs. » De la même façon, cette description se conclut ironiquement, en faisant du lecteur, comme il l’a annoncé au début, une victime du mensonge élaboré : « Avouez que vous avez été pris au piège et que parfois vous vous êtes mis à suivre les deux femmes. » Il prête ainsi à ce lecteur une double réaction face aux deux femmes. Le contraste ressort de la répétition du terme hyperbolique qui qualifie la femme laide, « le monstre », répété et amplifié, « la femme atrocement laide », et qui évoque la réaction provoquée, elle « vous eût épouvanté », face à une réaction opposée : « la jeune femme au visage médiocre vous eût laissé parfaitement indifférent. » Mais il lui faut justifier la séduction qui a amené son lecteur à « suivre les deux femmes », dont il donne la clé : « Mais elles étaient ensemble, et la laideur de l’une a grandi la beauté de l’autre. » La femme laide a servi de faire-valoir.
Le sens de la nouvelle
Le récit a donc maintenu jusqu’au bout le lecteur en attente. Ce n’est que dans le dernier paragraphe que, sur un ton quasi solennel, « Eh bien ! je vous le dis », le narrateur, porte-parole de Zola, donne sens au titre de la nouvelle, en revenant sur l’idée de son personnage, faire commerce de la « laideur », qui sert même d’enseigne : « Elle fait partie du personnel des Repoussoirs. » Ainsi est explicité le titre de la nouvelle. Mais le verbe qui précise qu’elle « appartient à l’agence Durandeau », est en soi porteur d’une accusation, puisqu’il sous-entend une dépossession de l’être humain, réduit à l’état d’objet : « Le grand Durandeau l’avait louée au visage insignifiant, à raison de cinq francs l’heure. » Pourtant, Zola maintient l’éloge de son personnage…
CONCLUSION
Ce premier tableau joue donc sur un double registre.
D’une part, il illustre le naturalisme de Zola, sa volonté à la fois d’inscrire son récit dans la réalité de son époque, son matérialisme notamment, mais sans en dissimuler les excès et en soulignant l’importance prise par les réalités physiques qui déterminent les destins, rejet ou succès.
D’autre part, il prend soin de donner à son lecteur le désir de découvrir un personnage dont il fait l’éloge, alors même que Durandeau est porteur des valeurs les moins estimables : tirer un profit matériel de l’illusion, du mensonge, en n’hésitant pas à profiter des faiblesses humaines et des désirs qu’il exploite.
Ainsi, ce début remplit ainsi les deux rôles attendus, informer et séduire, mais Zola joue aussi avec son lecteur auquel il propose en alternance l’éloge et la critique : comment devra-t-il finalement juger ce personnage, Durandeau ?
Le deuxième tableau : la présentation du personnage
Pour lire le tableau
Le premier tableau de la nouvelle de Zola, « Les Repoussoirs », d'après le nom de l'agence créée, n’a pas joué son rôle habituel : poser la situation initiale. En revanche, il a mis l’accent sur le contexte, plus particulièrement sur l’importance du « commerce », et a cherché à susciter l’intérêt de son lecteur pour son personnage, Durandeau. Mais, en multipliant les contrastes, en soulignant l’opposition entre la « beauté » et la « laideur », il a maintenu une ambiguïté sur le jugement à porter sur « l’agence » qui, sous cette enseigne, entreprend de se servir des femmes laides comme de faire-valoir de riches clientes. Dans le deuxième tableau, plus bref, il commence réellement le récit en racontant la naissance du projet de son personnage : quelle position adopte-t-il alors ?
Une présentation générale (paragraphes 1 et 2)
L'image du narrateur
Une brève formule introduit le récit, « Voici l’histoire », en jouant sur l’ambiguïté du terme qui annonce une aventure individuelle, mais qui peut aussi bien s’inscrire dans la réalité, renvoyer à des événements qui ont eu lieu dans le passé, que relever de la fiction, de l’imaginaire.
Or, dans le paragraphe quelques indices visent à accentuer l’effet de vérité en raison de la position adoptée par le narrateur, celle d’un témoin observateur de son époque, avec l’indice temporel qui actualise, « aujourd’hui », mais aussi omniscient, comme un journaliste qui connaîtrait bien ce personnage : « il gémissait depuis de longues années ». Il peut alors insister sur la véracité de ses affirmations en affirmant à son lecteur : « je vous assure ».
Un homme riche au XIXème siècle. Caricature
Le portrait du héros
La présentation fait du personnage un représentant de l’essor économique du Second Empire, qui a encore amplifié l’injonction de Guizot, ministre sous la Monarchie de Juillet après 1830 : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne ». L’éloge est donc immédiat, avec les adjectifs mélioratifs, accentué par la comparaison du commerce à « de l’art », ce qui lui donne une dimension supérieure : « Durandeau est un industriel original et inventif, riche à millions, qui fait aujourd’hui de l’art en matière commerciale. » Comme le veut son époque, tout ce qui lui importe est le profit à tirer de tout : « Il gémissait depuis de longues années, en songeant qu’on n’avait encore pu tirer un sou du négoce des filles laides. » Cette attitude est, a priori, choquante, puisqu’il transforme ainsi les femmes en des marchandises. Mais le narrateur élimine aussitôt toute critique, en attribuant à son personnage des « scrupules d’homme riche » sous prétexte qu’il n’a pas choisi de « spéculer sur les jolies filles » ce qui aurait été du proxénétisme. Mais, puisqu’il n’a exploité que les plus laides, le voilà tout à fait estimable !
La naissance de l'idée (paragraphe 3)
L'art du récit
Comme dans un conte de fées, intervient un événement, mis en valeur par les indices temporels car il transforme la situation initiale : « Un jour, soudainement, il fut frappé par le rayon d’en haut. » L’image donne l’impression d’une illumination qui fait naître, de façon magique, un trait de génie. C’est aussi ce que met en valeur l’insistance de la locution adverbiale et la comparaison méliorative : « Son esprit enfanta l’idée nouvelle tout d’un coup, comme il arrive aux grands inventeurs. » De la même façon, la soudaineté de sa découverte est soulignée par le présentatif qui introduit l’explication : « Et voilà qu’à les regarder, il comprit… »
Présentation de l'idée
Le premier tableau avait déjà introduit l’effet produit par l’association de deux jeunes filles, « l’une belle, l’autre laide », mais de façon générale, en prenant à témoin le lecteur ainsi séduit. Dans celui-ci, il prête à son personnage cette observation et son résultat, l’idée que la laideur est un faire-valoir de la beauté : « la laide était un ajustement dont se parait la belle. » Le narrateur omniscient se met même à la place de Durandeau en reproduisant par le discours rapporté indirect son raisonnement. Nous y retrouvons le même double aspect que celui déjà introduit dans le constat général du premier tableau. D’un côté, les mêmes adjectifs, « il était juste et logique », soutiennent la justification, faisant l’éloge d’un « industriel » avisé et réfléchi. De l’autre, à travers l’énumération des parures féminines, « les rubans, la poudre de riz, les nattes fausses » et la comparaison, la réification des femmes, le fait que la belle achetât la laide comme un ornement qui lui seyait. » s’affiche sans le moindre scrupule.
Pierre Carrier Belleuse, "Un Jour d'abonnement à la Comédie-Française", couverture du Figaro llustré, juin 1897
Vers la réalisation (paragraphe 4)
L'éloge du personnage
Le dernier paragraphe montre la mise en œuvre de cette observation initiale en poursuivant l’éloge de la première qualité de cet homme d’affaires, la prudence : il « rentra chez lui pour réfléchir à l’aise. » L’omniscience du narrateur accentue cette qualité par le superlatif hyperbolique : « L’opération commerciale qu’il méditait, demandait à être conduite avec la plus grande délicatesse. » Mais à nouveau, aucune dimension morale ne participe à cette réflexion ; le seul critère qui jugera la valeur de son idée est le succès économique : « Il ne voulait pas se lancer à l’aventure dans une entreprise géniale, si elle réussissait, ridicule, si elle échouait. »
La décision
Deux pratiques ont été mises en œuvre pour prendre la décision.
La première apparaît logique dans une perspective économique : « Il passa la nuit à faire des calculs » car il s’agit bien de tirer profit de cette idée. Mais le résultat s’impose rapidement, dès « [l]e lendemain, à l’aube », et le plus-que-parfait laisse pressentir un succès financier : « l’arithmétique lui avait donné raison ».
La seconde est plus surprenante, « lire les philosophes. Mais ces lectures de ceux « qui ont le mieux parlé de la sottise des hommes et de la vanité des femmes » sont très orientées car elles mettent en évidence une conception très péjorative de l’humanité. Finalement, ces deux défauts des clients potentiels excusent par avance l’homme d’affaires ; les coupables sont ceux qui, en écho à la définition pessimiste de « la civilisation » posée dans le premier tableau, se laissent « tromper » par celui qui est assez habile pour leur proposer la satisfaction de leurs désirs : « les philosophes lui avaient dit un tel mal de l’humanité, qu’il comptait déjà sur une nombreuse clientèle. » C’est donc ce que l’on nomme aujourd’hui une étude de marché qui a été prépondérante pour déterminer la décision prise.
CONCLUSION
Dans le schéma narratif de la nouvelle, ce deuxième tableau fait fonction de situation initiale pour présenter l’idée du personnage qui donne son titre à la nouvelle, l’appellation de son agence, « Les Repoussoirs ». Mais le récit fait écho au préambule du premier tableau, à commencer par l’insistance sur le rôle joué par le commerce à l’époque de l’écriture : si « À Paris, tout se vend », pourquoi ne pas vendre des êtres humains ? Toute considération morale s’efface alors, pour ne mettre en évidence que l’image du « grand inventeur » qu’est Durandeau, loué uniquement pour ses qualités d’homme d’affaires : observateur avisé de sa société, et prêt à tout pour exploiter à son profit les défauts de ses contemporains. En jouant sur la focalisation omnisciente, Zola dépeint ainsi une société où le règne de l’économie a tout envahi.
Le troisième tableau : le recrutement des "repoussoirs", de « Durandeau renonça… » à «… leur bêtise. »
Pour lire l'extrait
Après un préambule qui a présenté le contexte, le thème et le protagoniste de la nouvelle, « l’histoire » commence dans le deuxième tableau pour expliquer la naissance de « l’entreprise géniale » de Durandeau, la création d’une agence qui louera de « la laideur » pour mieux faire valoir « la beauté » de ses clientes. Suivant la logique d’une création d’entreprise, le troisième tableau relate les modalités du recrutement de ses employées. Dans un premier temps, il a procédé par ce que nous nommerions aujourd’hui des « petites annonces, des offres d’emploi collées dans les rues. Mais cela ne donne aucun résultat. Il change alors de stratégie. Quelle image le récit de Zola donne-t-il du fonctionnement commercial ?
La stratégie adoptée (paragraphes 1 et 2)
Le rôle des courtiers
Une succession de verbes d’action met en évidence le changement de stratégie, donc la compétence de cet homme d’affaires, qui sait surmonter les difficultés : « Durandeau renonça aux affiches. Il engagea une demi-douzaine de courtiers et les lâcha dans la ville en quête de monstres. » Mais la fin de la phrase compare ces courtiers à une meute de chiens de « chasse », image affichée au début du deuxième paragraphe, tandis que la reprise du terme de « monstres »accentue le mépris pour ces femmes laides. De même, le recours à l’abstraction dans le commentaire efface leur valeur humaine : « Ce fut un recrutement général de la laideur de Paris. » Leur rôle est mis en valeur par l’insistance sur leurs efforts : ils « eurent une rude besogne ». C’est ce que confirme le verbe hyperbolique qui les dépeint : ils « s’acharnaient ». pour satisfaire celui qu’ils servent dans une totale fidélité, « pour mériter les remerciements du maître. »
Leur portrait
Le récit s’emploie à attribuer aux courtiers les plus grandes qualités, en les qualifiant d’« hommes de tact et de goût ». Mais cet éloge est ambigu, d’une part parce qu’il s’agit de faire preuve de « goût » pour juger, non pas la beauté » comme l’implique ce mot, mais « la laideur », d’autre part parce que leurs procédés sont loin de montrer leur « tact ». Comme pour Durandeau, leur portrait met en valeur leurs qualités psychologiques : « ils procédaient suivant les caractères et les positions ».
Mais là encore l’éloge est paradoxal puisqu’ils tirent profit du statut social inférieur en agissant « brusquement [lorsque le sujet avait de pressants besoins d’argent], avec plus de délicatesse [quand ils avaient affaire à quelque fille ne mourant point encore de faim.] » Le parallélisme syntaxique fait ressortir leur exploitation cynique de la misère des jeunes filles. Pourtant, nulle indignation dans le commentaire du narrateur qui confirme, au contraire, son éloge : « Il est dur, pour des gens polis, d’aller dire à une femme : ‘‘Madame, vous êtes laide ; je vous achète votre laideur à tant la journée.’’ »
Des courtiers au XIXème siècle (détail d’une estampe)
Une dénonciation
Mais ce discours direct rapporté est si grossier qu’il invite le lecteur à voir, dans cet éloge, une ironie par antiphrase, donc la dénonciation du manque de scrupules que révèle cette pratique. Les précisions qui suivent démasquent d’ailleurs cette ironie par le contraste établi entre deux tonalités :
d’un côté, l’éloge des courtiers est amplifié en adoptant le ton solennel d’un récit historique pour relater de véritables exploits : « il y eut […] des épisodes mémorables » car ils recherchent le meilleur, « une femme d’une laideur idéale ». Pour cela, ils sont prêts à user de toutes leurs forces ; « Certains eurent recours aux moyens extrêmes. »
de l’autre, la tonalité pathétique, qui dépeint ces « pauvres filles qui pleurent devant les miroirs », démasque par avance toute l’horreur de leur absence totale d’humanité, que suggère aussi la mention de « moyens extrêmes », non explicités mais dont le lecteur peut imaginer l’excès.
Le rôle de Durandeau (paragraphe 3)
Le portrait du "maître"
Mais le rôle essentiel revient au héros, auquel appartient la décision d’embauche : « Chaque matin, Durandeau recevait et inspectait la marchandise racolée la veille. » Le lexique péjoratif montre qu’il fait preuve d’un même cynisme : en les qualifiant de « marchandise », il réifie les jeunes femmes, tandis que le verbe « racoler » renvoie à une approche grossière, souvent pour désigner l’approche des prostituées. C’est ce que soulignent plus précisément les comparaisons pour décrire son comportement : « pour mieux voir, il faisait tourner la marchandise, l’examinant sur toutes les faces ; parfois même il se levait, touchait les cheveux, examinait la face, comme un tailleur palpe une étoffe, ou encore comme un épicier s’assure de la qualité de la chandelle ou du poivre. » L’énumération en gradation pour observer les jeunes femmes qu’il « fait défiler » leur fait perdre, en effet, tout trait humain, donc toute dignité.
Ce cynisme est encore renforcé par le portrait qui traduit sa supériorité. Déjà, il est « largement installé dans un fauteuil », et son vêtement d’intérieur souligne le peu d’égard qu’il accorde à son personnel : il est « en robe de chambre jaune et en calotte de satin noir ». La position qu’il adopte accentue encore la façon dont il s’impose : « Alors, il se renversait en arrière, clignait les yeux, avait des mines d’amateur contrarié ou satisfait ; il prenait lentement une prise et se recueillait ». Chacun de ses gestes affirme son importance, et le pouvoir qu’il exerce par rejet ou son acceptation.
Affiche de l'exposition "Home sweet home" au Musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine d'Argenton-sur-Creuse
Le recrutement
Le connecteur « Mais » marque l’opposition à la fin du paragraphe, pour présenter la décision destinée à prouver la compétence de l’homme d’affaires, particulièrement vigilant dans les critères de son choix.
Les raisons du recrutement sont précises : « Lorsque la laideur était bien accusée, lorsque le visage était stupide et lourd, Durandeau se frottait les mains ; il félicitait le courtier, il aurait même embrassé le monstre. » Deux gradations se répondent ici, la joie de Durandeau, poussée à l’extrême, et le mépris de l’employée, marquée par le glissement de l’abstraction, « la laideur », aux deux adjectifs péjoratifs, pour en arriver à la reprise du terme hyperbolique, « monstre ».
Le rejet lui aussi est justifié : « il se défiait des laideurs originales : quand les yeux brillaient et que les lèvres avaient des sourires aigus ». Le narrateur omniscient introduit alors une distinction surprenante : « il fronçait le sourcil et se disait tout bas qu’une pareille laide, si elle n’était pas faite pour l’amour, était faite souvent pour la passion. » Sa réflexion oppose, en effet, l’« amour », sentiment qui ne se fonderait que sur une beauté consensuelle, à la « passion », qui, elle, serait totalement irrationnelle et ne naîtrait que de traits exceptionnels, même dans la « laideur ». Durandeau affirme alors son aptitude à l'analyse psychologique et son pouvoir de patron, sans le moindre égard : « Il témoignait quelque froideur au courtier, et disait à la femme de repasser plus tard, lorsqu’elle serait vieille. »
Un éloge (paragraphe 4)
L’extrait se conclut par un commentaire élogieux du narrateur, comme en réponse à une objection d’un lecteur avec un choix lexical qui en arrive à transformer un commerçant avisé en un véritable artiste : « Il n’est pas aussi aisé qu’on peut le croire de se connaître en laideur, de composer une collection de femmes vraiment laides, ne pouvant nuire aux belles filles. » L’éloge se fait ensuite dithyrambique, en insistant sur les qualités psychologiques du héros : « Durandeau fit preuve de génie dans les choix auxquels il s’arrêta, car il montra quelle connaissance profonde il avait du cœur et des passions. » Zola prête, en fait, à son personnage sa propre conception naturaliste, faisant du seul physique le révélateur de la nature profonde des êtres : « La grande question pour lui était donc la physionomie, et il ne retint que les faces décourageantes, celles qui glacent par leur épaisseur et leur bêtise. »
CONCLUSION
Cet extrait est un moment-clé du récit pour mettre en valeur le fonctionnement du commerce, et, à nouveau, Zola joue sur un paradoxe. Il met en avant, par un vibrant éloge, les aspects purement économiques, incontournables, les critères de choix propres à assurer la réussite. Mais, parallèlement, il montre que cette réussite doit s’appuyer sur un total cynisme, brutal et grossier, aussi bien des « courtiers » que de leur « maître », effaçant toute humanité chez les femmes recrutées. À aucun moment le récit ne fait allusion aux sentiments qu’elles peuvent éprouver !
Le cinquième tableau : le travail des "repoussoirs", d'« Une dame se présentait… » à la fin
Pour lire l'extrait
Après un préambule qui a présenté le contexte et le thème de la nouvelle, le deuxième tableau entre dans « l’histoire » en expliquant la naissance de « l’entreprise géniale » de Durandeau, la création d’une agence qui louera de « la laideur » pour mieux faire valoir « la beauté » de ses clientes. Est ensuite relatée le processus de création : le recrutement des employées dans le tableau III, puis la publicité pour attirer les clientes dans le tableau IV. L’agence est alors prête à fonctionner, et le succès est immédiat. En mettant face à face les employés et les clientes, quelle image cet extrait donne-t-il du travail des « Repoussoirs » ?
Les difficultés commerciales (paragraphes 1 et 2)
Le choix de l’imparfait dans les deux premiers paragraphes indique la récurrence de ces descriptions qui mettent l’accent sur les clientes. L’appellation « dame » répétée traduit leur supériorité sociale face à ceux qui ne sont qualifiés que par leur fonction, le « repoussoir » qu’elles viennent louer comme les « courtiers », qui doivent se mettre à leur service, regroupés dans le pronom indéfini : « Une dame se présentait et demandait un repoussoir. On étalait la marchandise ». Cet écart social est souligné par les modalités de la location.
Des clientes dans une boutique, fin 1820. Gravure
Les modalités de la location
D’un côté, les « courtiers » font preuve de toute leur compétence de vendeurs, un respect total de la cliente devant laquelle il faut savoir s’effacer pour la mettre en valeur afin de la satisfaire : d’abord « lui disant de choisir, se contentant de lui insinuer quelques conseils ». De l’autre, par son comportement la cliente affiche sa supériorité arrogante, d’où l’adjectif mis en valeur en apposition : « « Voilà la dame allant d’un repoussoir à un autre, dédaigneuse ». Le discours rapporté indirect souligne aussi cet écart social entre ces clientes et les « pauvres filles », que la misère a contraintes à se vendre ainsi. Mais dans un autre sens, cette qualification traduit aussi le mépris social pour celles qu’on leur propose, « trouvant les pauvres filles ou trop ou pas assez laides, prétendant qu’aucune des laideurs ne s’assortissait à sa beauté », ce qui fait aussi ressortir la façon dont leur orgueilleuse vanité les aveugle.
L’attitude des vendeurs remet alors au premier plan le cynisme dénoncé dans la nouvelle : à celui des clientes répond le sans-gêne des « courtiers ». L’énumération, pour « faire valoir le nez de travers de celle-ci, l’énorme bouche de celle-là, le front écrasé et l’air imbécile de cette autre », détaille, par l’insistance des adjectifs péjoratifs, les défauts des « repoussoirs » en leur présence, sans se soucier de ce qu’elles peuvent ressentir. C’est d’autant plus terrible que cela ne produit aucun résultat : « ils en étaient pour leur éloquence. »
Une caricature
Mais le ton change dans l’hypothèse suivante, présentée comme fréquente, donc généralisée : « D’autres fois, la dame était horriblement aide elle-même » Cette laideur hyperbolique fait sourire, puisque la cliente elle-même est pire que les employées à louer, comme le souligne le désir de Durandeau, lui aussi accentué par le lexique : « Durandeau, s’il était là, avait de folles envies de se l’attacher à prix d’or. » Le discours rapporté indirect libre révèle un aveuglement, ce qui confirme le constat de Durandeau qui a fondé son entreprise commerciale, la vanité inhérente aux femmes : « Elle venait rehausser sa beauté, disait-elle ; elle désirait un repoussoir jeune et pas trop laid, n’ayant besoin que d’un léger ornement. » Telle une sorte de défilé des horreurs, la scène devient alors caricaturale, car sont poussées à l’extrême les réactions à la fois des « commis désespérés » et de la cliente qui « emportait encore le prix de laideur, et se retirait, indignée qu’on eût osé lui offrir de pareils objets. »
Le commentaire du narrateur (du paragraphe 3 à la fin)
L'éloge
Toutes ces difficultés n’empêchent pas le succès commercial de l’entreprise : « Peu à peu, cependant, la clientèle se régularisa, chaque repoussoir eut ses clientes attitrées. » Ainsi, le récit confirme la phrase initiale de la nouvelle : « À Paris, tout se vend ». Le narrateur omniscient, à travers les sentiments de son personnage, formule alors un éloge, dithyrambique : « Durandeau put se reposer dans la jouissance intime d’avoir fait faire un nouveau pas à l’humanité. » Il prête ainsi à son personnage la dimension d’un héros historique.
L'adresse au lecteur
Le narrateur reprend ensuite la parole pour s’adresser à son lecteur, interpellé pour faire appel à sa réflexion sur ces femmes servant de « repoussoirs » : « Je ne sais si l’on se rend bien compte de l’état de repoussoir. Il met en évidence un contraste, dans ses sentiments, « Il a ses joies qui rient en plein soleil, mais il a aussi ses larmes cachées », « il est en gaieté » mais aussi « il enrage, il sanglote », en lien avec la vie qu’il mène, selon une opposition temporelle entre « Tout le jour » et « la nuit ». Par l’insistance sur la douleur du « repoussoir », Zola, caché derrière son narrateur, invite ainsi ses lecteurs non seulement à faire preuve de compassion mais à ne pas faire partie des « naïfs », donc à ne pas se laisser prendre au piège des apparences.
Le blâme
La fin de l’extrait ne mentionne plus le personnage, Durandeau, mais l’objectif est bien de critiquer son cynisme qui l’amène à exploiter des êtres humains : « Le repoussoir est laid, il est esclave, il souffre d’être payé parce qu’il est esclave et qu’il est laid. » Au centre du chiasme le règne de l’argent explique la violente dénonciation, que le contraste ensuite établi met en évidence.
Le « repoussoir » accède à un statut social qui lui permet de partager la vie oisive et luxueuse des riches privilégiés à Paris, dépeinte dans l’énumération : « D’ailleurs, il est bien vêtu, il donne le bras aux célébrités de la galanterie, vit dans les voitures, mange chez les cabaretiers en renom, passe ses soirées au théâtre. Il tutoie les belles filles, et les naïfs le croient du beau monde des courses et des premières représentations. »
L’hippodrome de Longchamp, Route des tribunes, 1867. Gravure, L’Univers illustré
Mais ce statut social n’est qu’une illusion qui disparaît « [l]a nuit » : le repoussoir « a quitté cette toilette qui appartient à l’agence, il est seul dans sa mansarde, en face d’un morceau de glace qui lui dit la vérité. » Non seulement, le salaire perçu ne permet pas d’échapper à la misère de la « mansarde », avec l’absence même d’un véritable miroir, mais le fait de côtoyer cette vie fastueuse ne fait qu’accentuer une cause de souffrance encore plus terrible : « Sa laideur est là, toute nue, et il sent bien qu’il ne sera jamais aimé. » La physiologie s’impose finalement, et l’antéposition de la négation condamne définitivement le repoussoir à être privé d’amour.
CONCLUSION
Dans cet extrait, l’intervention du narrateur inverse la tonalité du récit. Le début reproduit, en effet, avec réalisme le fonctionnement d’une entreprise : Zola illustre ainsi le capitalisme qui impose ses lois dans la seconde moitié du XIXème siècle. Seul compte le profit, qui détruit toute dignité humaine, aussi bien celle des vendeurs, que des clientes ou des « repoussoirs », humiliées, mais dont le résultat est présenté comme un progrès incontestable. Inversement, dans la seconde partie du texte, l’écrivain fait appel au pathétique, démasque l’éloge pour émouvoir son lecteur : il l’invite à voir ce que cache le triomphe du capitalisme, un douloureux esclavage, une aliénation des êtres humains.
Le sixième tableau : un épilogue
Pour lire le tableau
Après avoir relaté « l’histoire » de l’agence créée par Durandeau, et l’immense succès remporté par son idée de louer des « repoussoirs » dont la laideur est destinée à faire valoir la beauté de riches clientes, le dernier des six tableaux de la nouvelle revient au récit-cadre, pour laisser au narrateur de soin de conclure. Ce tableau sert donc d’épilogue, en portant un jugement sur les personnages mis en scène, au premier rang desquels ceux introduits dans le titre, « les repoussoirs ». Quel sens Zola donne-t-il ainsi à sa nouvelle ?
L'implication du narrateur (paragraphes 1 et 2)
Un objectif affiché
Le narrateur, en reprenant directement la parole, fait preuve, en employant une négation restrictive, d’une forme de modestie : « Je n’ai voulu, aujourd’hui, que raconter la création de l’agence ». Mais, en même temps, de façon contradictoire, il s’attribue le rôle d’un historien, le désir de « transmettre le nom de Durandeau à la postérité. » De ce fait, il rehausse aussi l’importance de ce personnage, dont il fait un véritable héros : « De tels hommes ont leur place marquée dans l’histoire. »
Une volonté critique
Mais un second objectif est ensuite suggéré, qui, lui, renvoie directement au titre : « Un jour, peut-être, j’écrirai les Confidences d’un Repoussoir. » Mais qui parle véritablement ici, le narrateur, ou bien l’écrivain lui-même qui lui délègue sa fonction ? Il lui prête alors la parole sur un ton bien différent, qui associe un constat réaliste à la tonalité pathétique : « J’ai connu une de ces malheureuses, qui m’a navré en me disant ses souffrances. »
En se posant comme témoin direct, il renforce la vérité du portrait qui suit : « Elle a eu pour clientes des filles que tout Paris connaît et qui ont montré bien de la dureté à son égard. » L’éloge de Durandeau se change alors en une dénonciation de ce qui a permis le succès de son agence : l’absence d’humanité des « clientes » que Durandeau a su exploiter. C’est ce reproche qui explique l’invocation qui suit, soutenue par deux injonctions et l’exclamation : « De grâce, mesdames, ne déchirez pas les dentelles qui vous parent, soyez douces pour les laides, sans lesquelles vous ne seriez point jolies ! » Sa première interdiction marque la différence entre de simples ornements, des « dentelles », et ces femmes « laides » qui leur servent de faire-valoir mais qu’elles traitent sans le moindre égard.
L’image du « repoussoir » (paragraphes 3 et 4)
Une âme romantique
Cette rencontre d’un « repoussoir » par le narrateur amène son portrait, mais le déterminant possessif, « Mon repoussoir était une âme de feu », souligne l’engagement de l’écrivain : Durandeau est ici oublié, car ne s’agit-il pas avant tout d’une création de l’écrivain Zola ? Il feint cependant de rester extérieur, se contentant de formuler une hypothèse sur sa personnalité : la jeune fille, « je le soupçonne, avait beaucoup lu Walter Scott. » Mais, cette référence à l’écrivain écossais est totalement contraire au fonctionnement de l’agence : sa création et son succès reposent, en effet, sur le primat du matérialisme lors du Second Empire, tandis que Walter Scott (1771-1832) représente, lui, le romantisme notamment par ses nombreux romans historiques qui ont connu un important succès en France au début du XIXème siècle.
Ainsi Zola rappelle comment l’évolution de son siècle a modifié les valeurs, en condamnant le « feu » des passions caractéristique du romantisme. Les lectures de la jeune fille l’ont fait vivre dans un monde d’illusions, dans des rêves d’amour, dont elle constate l’impossibilité. C’est ce même échec que confirme le commentaire suivant : « Je ne sais rien de plus triste qu’un bossu amoureux ou qu’une laide broyant le bleu de l’idéal. » Il y associe, en effet, le romancier très influencé par les romans de Walter Scott (1771-1832), Victor Hugo avec son personnage de Quasimodo, le « bossu » de Notre-Dame de Paris (1831), amoureux de la belle Esméralda, et cet amour céleste dont rêve toute jeune fille, même « laide », « broyant le bleu de l’idéal ». Son « âme » romantique ne souhaitait que vivre « sa part d’amour », mais seul le corps, donc l’apparence, triomphe à présent, les passions n’ont plus de prix : « La misérable fille aimait tous les garçons dont son lamentable visage attirait les regards et les faisait se fixer sur celui de ses clientes. »
Luc-Olivier Merson, "Une larme pour une goutte d’eau" (Notre-Dame de Paris), 1903. Huile sur toile, 195 x 110. Maison de Victor Hugo
La métaphore qui ferme le paragraphe, « Supposez le miroir amoureux des alouettes qu’il appelle sous le plomb du chasseur », invite le lecteur a bien mesurer les composantes de l’échec. Les « alouettes » sont les hommes qui doivent être pris au piège de la séduction par les femmes qui, telles le « chasseur » veulent faire d’eux leur proie. Dans cette situation, le « repoussoir » n’est qu’un instrument, un leurre pour attirer les hommes, au service des ambitions des femmes, car ce « miroir » des vanités et des égoïsmes n’aura, lui, aucune part à cette conquête.
D’après Jean-Ernest Aubert, Le Miroir aux alouettes, 1881. Estampe, Musée Goupil, Bordeaux
Une victime
D’où la phrase brève qui transforme le « repoussoir » en héroïne tragique : « Elle a vécu bien des drames. » Le portrait met alors en évidence les souffrances dues à son aliénation, illustrée par les comparaisons qui la réifient : « Elle avait des jalousies terribles contre ces femmes qui la payaient comme on paye un pot de pommade ou une paire de bottines. Elle était une chose louée à tant l’heure ». Une réification que le portrait s’emploie à détruire en soulignant la sensibilité ainsi blessée : « il se trouvait que cette chose avait des sens. » Le lecteur est à nouveau interpellé pour faire appel à sa compassion : « Vous figurez-vous ses amertumes, tandis qu’elle souriait, tutoyant celles qui lui volaient sa part d’amour ? » L’aliénation oblige le « repoussoir », en effet, à jouer un jeu douloureux, à feindre la complicité avec la cliente qui l’a loué, en renonçant à ce qu’elle ressent.
La critique se précise alors contre ces clientes, qui, elles aussi, s’emploient à feindre : « Ces belles filles qui prenaient un méchant plaisir à la cajoler en amie devant le monde, la traitaient en servante dans l’intimité ». Mais la différence est que le « repoussoir » n’a pas le choix, tandis que, chez elles, c’est la méchanceté qui se cache derrière leur beauté, à partir du désir, dérisoire, de satisfaire un simple « caprice ». La conclusion remet au premier plan, par le verbe et la comparaison, la réification, en réduisant encore la valeur de leur compagne, devenue un simple bibelot décoratif : « et elles l’auraient brisée par caprice, comme elles brisent les magots de leurs étagères. »
József Borsos, Jeunes filles après le bal, 1850. Huile sur toile. Magyar Nemzet Galéria, Budapest, Hongrie
La chute de la nouvelle (paragraphe 5)
Paul Chenavard, Allégorie du progrès, entre 1807-1895. Dessin, 48,6 x 48,8. Musée Carnavalet, Paris
La tradition de la nouvelle veut qu’elle se ferme par une "chute", qui doit produire un effet de surprise. C’est, en effet, le cas puisque le connecteur d’opposition et l’exclamation effacent la compassion précédente : « Mais qu’importe au progrès une âme qui souffre ! » Zola semble donc considérer que la dimension collective du « progrès » exige de négliger ce que peut ressentir l’individu, dont le romantisme avait mis au premier plan les sentiments. D’où l’éloge qui suit, une allégorie qui souligne ce « progrès » : « L’humanité marche en avant. »
La conclusion redonne alors toute sa place au personnage, allant jusqu’à le sanctifier en lui prêtant un rôle historique, quasi divin : « Durandeau sera béni des âges futurs ». La double justification met l’accent sur une nouvelle religion, le primat de l’économie, notamment du commerce, en écho avec l’ouverture de la nouvelle : « parce qu’il a mis en circulation une marchandise morte jusqu’ici ». L’image assimile le commerce au sang, symbole de vie, qui régénère donc la société. Mais, alors même que les êtres humains ne sont plus qu’une « marchandise », un banal « article de toilette », le dogme de cette religion est, lui, anobli, puisqu’il s’agit d’un sentiment : « il a inventé un article de toilette qui facilitera l’amour ».
CONCLUSION
Ce dernier tableau donne sens à la nouvelle, car, derrière le narrateur, c’est bien l’écrivain qui s’adresse à ses lecteurs pour influencer leur jugement. Ce jugement annonce sa conception du « progrès » qui s’affirmera dans le cycle des « Rougon-Macquart », mais qui reste ambiguë ici :
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D’un côté il dénonce l’exploitation des plus faibles, physiologiquement par leur laideur, ou socialement par leur misère, qui amène la destruction de toute dignité humaine.
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Mais, d’un autre côté, il oppose le regard naturaliste, la foi en une évolution qui repose sur la science, en l’occurrence ici sur la compréhension et l’utilisation du fonctionnement de l’économie, qualités propres à son personnage et bénéfiques collectivement, au regard romantique qui, lui, privilégiait les sentiments, mais, souvent, en posant un idéal inaccessible, donc en ne faisant qu'entretenir des illusions.
Cependant Zola, par sa fiction qui pousse à l’extrême l’exploitation des « repoussoirs », invite le lecteur à mieux mesurer les limites à ne pas dépasser : tous les « moyens » ne sont pas légitimes, sous prétexte qu’ils ouvriraient sur une fin bénéfique, le bonheur de l’humanité.